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La culture créole et l’art du baroque chez Patrick Chamoiseau

1. « Nous nous déclarons Créoles. »


Nous déclarons que la Créolité est le
ciment de notre culture et qu’elle doit
régir les fondations de notre antillanité.
Jean Bernabé et al., Éloge de la créolité.

Le baroque, qui se caractérise généralement par l’exagération du mouvement,


la surcharge décorative, la prolifération de détails, les effets dramatiques,
l’exubérance et la grandeur parfois pompeuse, veut étonner, toucher les sens, éblouir,
et y parvient par des effets de mouvement et de contraste lumineux, de formes tendues
et contrariées jusqu’à suggérer l’éclatement, de perspectives jouant du trompe-œil.
Les diverses formes d’art s’inspirant du style baroque tendent à se fondre dans l’unité
d’un spectacle dont le dynamisme scintillant traduit l’exaltation et l’effet du
merveilleux.
Le terme « baroque » est très souvent usité par rapport à la société créole,
comme l’explique Maryse Condé dans Penser la créolité :
[…] définir la créolité signifie non seulement cerner un espace
géographique, culturel et linguistique ou réécrire l’Histoire, mais aussi
faciliter l’accès à une vision intérieure de soi dans une société diverse,
complexe et en flux constant. Société que, pour son ouverture et sa
richesse inépuisable, Emile Olivier nomme baroque. (Maryse Condé et al.,
1995 : 15).

C’est aussi une façon d’être : la fantaisie, la liberté, la subversion aux normes établies.
L’illusion est aussi caractéristique du baroque qui se présente, étymologiquement,
comme une pierre précieuse à multiples facettes.
Selon Édouard Glissant, la créolisation est toujours une manifestation du
baroque qui s’oppose au classique. La « pensée baroque » prône « l’étendue »,
l’« identité rhizome » (ou alors « l’identité mosaïque » selon les termes de
Chamoiseau) et récuse les valeurs universelles :
Or la prétention classique, bien entendu, c’est la profondeur. Si je propose
au monde mes valeurs particulières comme valeurs universelles, c’est
parce que je crois que j’atteins à une profondeur. Et, bien entendu, le
baroque c’est l’étendue. Le baroque, c’est l’étendue, c’est-à-dire le
renoncement à la prétention de la profondeur. Nous savons bien que tous
les arts baroques en architecture, en peinture ou en littérature sont des

1
arts de l’étendue, de la prolifération, de la redondance et de la
répétition.(Glissant, 1996 : 94)

Dans l’univers d’Édouard Glissant tout comme celui de Patrick Chamoiseau, la


culture créole rythme avec l’art du baroque.
Le baroque est aussi souvent associé, comme le note Dominique Chancé dans
Poétique baroque de la Caraïbe, au désordre, à l’anarchie, à quelque chose de
démentiel ; il surgit dans le contexte plus ou moins conscient d’une interrogation
profonde sur l’ordre du monde, sa folie, sa démesure qui nécessite une « nouvelle
mesure » (Chancé, 2001 : 8). Édouard Glissant préconise la notion du « désordre » ;
ainsi, le « chaos » devient un concept fondamental pour avoir un regard autre sur la
société :
[…] chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition,
rupture, jointure entre toutes ces dimensions, toutes ces conceptions du
temps, du mythe, de l’être comme étant, des cultures qui se joignent, et
c’est la poétique même de ce chaos-monde qui, à mon avis, contient les
réserves d’avenir des humanités d’aujourd’hui. (Glissant, 1996 : 124)

Selon ce théoricien, c’est justement le « chaos-monde » qui privilégie la « relation »


des existences particulières qui correspondent, qui entrent en conflit ; il n’y a pas de
prétention à la définition de l’être (Glissant, 1996 : 125). D’ailleurs, il élabore cette
idée dans Introduction à une poétique du divers : « Ayons la force imaginaire et
utopique de concevoir que ce chaos n’est pas le chaos apocalyptique des fins du
monde. Le chaos est beau quand on en conçoit tous les éléments comme également
nécessaires » (Glissant, 1996 : 71). Ce « chaos » fait partie de l’œuvre de Chamoiseau
car le ferment même de la créolisation n’est préalablement pas défini par un métissage
dont les résultants sont pré-établis mais par des composantes culturelles
« chaotiques », hasardeuses, fluides et pourvoyeuses d’inédits.

2. « Chaos » et « opacité »
Les créolistes essaient d’explorer cet aspect « chaotique » de leur société
comme ils l’affirment dans Éloge de la créolité :
Plonger donc notre regard dans le chaos de cette humanité que nous
sommes…Tout en purifiant ce que nous sommes par l’exposition en plein
soleil de la conscience des mécanismes cachés de notre aliénation.
(Bernabé et al., 1989 : 22)

2
L’univers romanesque de Patrick Chamoiseau est souvent imprégné de ce « chaos »
qui se manifeste aussi bien de façon tangible que psychique. Ainsi, dans Texaco, dès
que Marie-Sophie Laborieux construit sa case, d’autres apparaissent de façon
anarchique autour de la sienne qui reste néanmoins le point de convergence.
Le chaos implique une part d’opacité, d’ombre qui reste insaisissable. Cette
notion est préconisée par Édouard Glissant1 ; il explique que, souvent derrière la
volonté de « com-prendre » un être, un concept, ou une culture réside le désir de
prendre, d’accaparer (Glissant, 1996 : 126). Il prône alors la « non transparence »
dans ses œuvres :
Il faut se battre, poétiquement, pour affirmer le droit à l’opacité de tous
les peuples ; c’est-à-dire que je n’ai pas besoin de comprendre un peuple,
une culture, de la réduire à la transparence du modèle universel pour
travailler avec, les aimer, les fréquenter, faire des choses avec. (Glissant,
1996 : 128)

Le « modèle universel » est rejeté en faveur de celui qui exprime mieux le réel
antillais, comme l’affirment aussi les auteurs de Lettres créoles à propos de « cette
alchimie secrète de peuples et de valeurs venus des quatre vents » : « [d]ans la
culture créole chaque moi contient une part ouverte des Autres et au bordage de
chaque moi se maintient frissonnante la part d’opacité irréductible des Autres »
(Chamoiseau, 1999 : 64).
De même, Patrick Chamoiseau révèle, dans un entretien avec Rose Réjouis
« Une lectrice dans la salle », qu’il ne conçoit pas une littérature dont le fondement
serait la lisibilité et la transparence2 : « […] l’opacité est cette dimension irréductible
de chaque présence au monde. La transparence a fondé l’acte colonial et infecté la
notion d’universalité… »3. Ainsi, l’auteur/théoricien admet que des zones opaques
illisibles et intraduisibles - peut-être vraies, pour lui, et correspondant à des réalités4-
transpirent à travers ses œuvres à plusieurs niveaux différents5. L’opacité se trouve
dans l’organisation du paragraphe, la construction de l’histoire, le choix de la vision
qui est donnée mais la partie immergée de l’iceberg - qui concerne les mots et
littéralités créoles - n’est pas déterminante6. Dans Les Cahiers de Marie-Sophie
Laborieux7, souvent les mots sont décrits par le narrateur respectif comme étant
« illisibles ».

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3. Le clair-obscur
Un autre aspect du baroque dans la culture créole, qu’explorent les créolistes,
est le jeu de lumière et d’ombre qui met en avant une certaine exubérance. Patrick
Chamoiseau reprend tacitement les principes d’une esthétique romanesque fondée,
d’une part, sur une « vision intérieure » qui s’impose avec une intensité extrême
permettant d’explorer dans le réel « ce qui est accessible au savant » et, d’autre part,
sur une dynamique qui va de « l’obscur », « l’opacité du Noir », vers une lumière
refusant la « transparence » illusoire du Blanc (Bernabé et al., 1989 : 63).
Dans la trilogie de Patrick Chamoiseau sur l’enfance - conçue comme lieu de
mystère et de révélation - le « négrillon » et ses fantasmes sont le lieu de jubilation et
de complicité. Dans Antan d’enfance, il découvre petit à petit les différents coins et
recoins de l’immeuble : « L’arpenter dans ses états magiques, retrouver son arcane
d’argile et de nuages, d’ombres d’escalier et de vent fol… » (Chamoiseau, 1990 : 11).
Mais le déploiement de l’énergie enfantine a pour lui des délicatesses ouvragées où la
« dentelle » (encore le signe d’une élégance typiquement baroque) et ses à-jours
tressent la marque d’une souffrance intérieure : « Tu y mènes bacchanale de visages
et de sons, de douleurs et de dentelles… » (Chamoiseau, 1990 : 11).
En réalité, l’enfance apparaît habiter un espace régi par une antithèse
polémique et dans lequel la pénombre est le fondement de l’humanité noire : « sous
l’escalier se profile une zone d’ombre favorable aux existences interlopes… »
(Chamoiseau, 1990 : 17). Avec le jeu mystérieux de la consomption des allumettes, le
« négrillon » découvre en lui d’immémoriales angoisses ; c’est une fascination qui ne
conduit pas à l’extase, mais à une terreur sacrée : « […] épouvantée, l’imagination
mise en torche, s’éloignant de la boîte comme d’un trou de l’enfer » (Chamoiseau,
1990 : 22). La rhétorique mystique est bien là mais inversée. Si bien que la maison
familiale assume ainsi la fonction de la chapelle baroque, telle que Gilles Deleuze la
décrit dans son livre Le Pli, Leibniz et le baroque (Deleuze, 1988), comme le signe
d’une attente et d’une révélation.
Les illuminations sont aussi très présentes : l’émergence du « négrillon » dans
la lumière, l’éclatante clarté de la lessive étendue et flottant aux alizés. Cela devient
un vaste théâtre d’illusion et d’hallucination éblouie, avec ses « élans de toiles
claires » où « le négrillon s’avançait parmi ces cloisons mobiles… » (Chamoiseau,
1990 : 84). La notion du clair/obscur est mise en évidence par le narrateur d’Écrire en
pays dominé qui revendique une opacité contre le « principe colonial de mise en

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transparence » où « le pays sera expliqué, c’est-à-dire mis à plat, en évidences, sans
pli aucun, et sans obscurité » (Chamoiseau, 1997 : 116). Le jeu subtil d’ombre et de
lumière, qui reflète très probablement la conception du « prisme »8 de Patrick
Chamoiseau et celle de « l’arc-en-ciel » (Glissant, 1981 : 268) (l’irisation de l’arc-en-
ciel est perçue comme objet typiquement baroque) d’Édouard Glissant dans Le
Discours antillais, exprime le même envoûtement de l’être au spectacle de
l’illumination.

4. L’interstice spatio-temporel
Le temps est imaginé autrement dans cet univers baroque de culture créole.
Comme le note Édouard Glissant dans son article « Le chaos-monde, l’oral et
l’écrit », dans les pays créoles, le temps est « naturel » car étroitement lié aux
épisodes de la vie de la communauté et non pas culturel comme celui de l’Occident
(Glissant, 1994 : 122). Dans Temps et récit 1 : l’intrigue et le récit historique, Paul
Ricœur explique :
Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode
narratif et le récit atteint sa signification plénière dans la mesure où il
dessine les traits de l’expérience temporelle. (Ricœur, 1983 : 105).

Cette conception de temps « humain » est préconisée par les créolistes. La linéarité9
est bannie pour laisser place aux expériences des personnages (surtout ceux du petit
peuple). Quand dans Solibo Magnifique, l’inspecteur mène l’enquête, il réalise que si
pour lui « […] le temps consistait en secondes, en minutes, en heures », chacun des
témoins a une conception différente du temps, selon leur « profession »10.
Ainsi, Texaco de Patrick Chamoiseau semble intemporel et ce, malgré le
découpage chronologique et les références récurrentes à l’histoire, les personnages
répétant de père en fille une destinée familiale et immuable. D’ailleurs, dans la table
des matières de ce roman, les élans de Marie-Sophie Laborieux pour « conquérir la
ville » sont présentés comme le temps « créole » qui correspond mieux à l’imaginaire
des habitants : « temps de carbet de d’ajoupas », « temps de paille », « temps de bois-
casse », « temps de fibrociment » et « temps béton ». La structure de L’Esclave vieil
homme et le molosse est composée de « cadences » de la nature ou alors des éléments
naturels : « matière », « vivant », « eaux », « lunaire », « solaire », « la pierre » et
« les os » qui reflètent mieux le rythme de l’intrigue et les divers sentiments de
l’esclave modèle, le Béké et le molosse. Ainsi, au temps linéaire, historique,

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signifiant, est substitué un rythme et des phénomènes naturels. L’univers même de ce
roman est baroque, c’est une atmosphère de symbioses, unissant formes visuelles et
cadences auditives, dans une dynamique de mouvement et de complexité. Chronique
des sept misères est composé de deux parties majeures ponctuées du souffle humain :
« inspiration » et « expiration ».
Dans Poétique baroque de la Caraïbe, Dominique Chancé relève, en ce qui
concerne la littérature caribéenne, le fait que le baroque est une poétique :
[…] une vision du monde consistante, où le temps et le rythme sont
essentiels, où le mouvement est incessant, où l’élan irrationnel et vital
s’ordonne dans une composition de nature musicale, dont la fugue serait
peut-être l’idéal, comme figure de l’infini, et la polyphonie la structure,
comme expression d’une immense diversité. (Chancé, 2001 : 57).

Cette « poétique du baroque » se manifeste dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau.


Le temps « naturel » de la vie communautaire trahit souvent un sentiment de
vide chez plusieurs personnages de Patrick Chamoiseau qui se manifeste dans
l’exubérance de la « drive ». Le narrateur d’Écrire en pays dominé explique que la
langue créole appelle « drive » une situation peu reluisante durant laquelle on erre
sans fin (Chamoiseau, 1997 : 204). Nombreux sont les « driveurs », ceux qui
souffrent intensément de mal-être, qui délaissent tout pour errer ou qui rêvent de
partir. La drive, c’est aussi la disponibilité, la fragilité, l’acharnement au mouvement
et la paresse à déclarer, à décider impérialement (Glissant, 1996 : 130). Ainsi Nelta,
l’amant de Marie-Sophie Laborieux, « [...] conservait son rêve intact dans sa grosse
valise, pleine d’images ramassées tout-partout […] il [lui] montra […] ses images de
forêts, de déserts, de cascades, de villes, de peuples… » (Chamoiseau, 1992 : 343).
C’est la « pensée de l’errance » (Chamoiseau, 1997 : 229) qui taraude l’esprit…
Toutefois, la vie communautaire se cimente autour du conte créole qui, dans la
société esclavagiste, était un exutoire pour l’esclave face à l’injustice ; les créolistes
essaient de perpétuer cette tradition de la mémoire culturelle orale des Antilles à
travers leurs écrits (la coalescence de l’oral et de l’écrit donnant lieu à une
« oraliture »11). Dans Éloge de la créolité, les auteurs insistent sur l’importance de
l’oralité créole qui est une forme de résistance et surtout de survie :
[…] l’oralité est notre intelligence, elle est notre lecture de ce monde, le
tâtonnement, aveugle encore, de notre complexité. L’oralité créole, même
contrariée dans son expression esthétique, recèle un système de contre-
valeurs, une contre-culture ; elle porte témoignage du génie ordinaire
appliqué à la résistance, dévoué à la survie. (Bernabé et al., 1989 : 33-34).

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L’histoire est réécrite afin de permettre à « Compère Lapin » de vaincre les puissants
(représentés par le roi en général), qui trouvent en lui un maître de la ruse. Toutes ses
actions sont conditionnées par l’Autre, car il agit toujours par opposition au roi/béké.
Aux Antilles les personnages ne se réfèrent à aucun code (la ruse est conçue
comme la manifestation d’une absence de code : il ne s’agit pas de se conformer ou
de s’opposer à des règles, mais de ne pas être pris dans un univers qui relève de
l’arbitraire).
Les contes créoles animaliers traduisent une situation de désarroi culturel né
d’une confusion des rôles encouragée par le Code Noir et par les faux-semblants qui
traversent la société créole. Ce qui frappe dans ces contes est l’absence de recherche
identitaire : aucun personnage ne cherche un code de conduite, une place ou un rôle
précis dans la société antillaise. Raphaël Confiant, dans Contes créoles des
Amériques, note à propos du héros :
Nul étonnement donc à ce que son héros principal soit compère lapin,
celui qui veut sauver à tout prix sa peau au détriment tant des plus
puissants que lui que des plus faibles, voire de ses amis ou même de sa
propre famille. Dans un monde hanté par le brouillage généralisé des
origines et par l’absence de toute perspective d’avenir, la porte est, en
effet, étroite. Compère Lapin est, en ce sens, un survivant… (Confiant,
1995 : 13-14).

La veillée mortuaire est associée au conte créole. Ce sont les mille ruses de Compère
Lapin qui captent l’attention de tous. Dans Solibo Magnifique, le conteur est à
l’honneur et sa mort est aussi symbolique de la fin des contes et des veillées : c’est la
culture orale créole qui se perd.
La verve et les gestuels du conteur créant un univers souvent arbitraire
illustrent ce monde baroque où la raison perd de sa préséance et le fantastique gagne
en primauté.

5. L’univers fantastique
La magie est aussi présentée comme inhérente à l’univers culturel créole.
Dans Sociologie et anthropologie, Marcel Mauss explique que la magie « […] fonde
cette idée nécessaire d’une sphère superposée à la réalité, où se pensent les rites, où
le magicien pénètre, qu’animent les esprits, que sillonnent les effluves magiques »
(Mauss, 1999 : 111). Dans Chronique des sept misères, le personnage Odibert
disparaît, au vu de tous, devant la fontaine publique (Chamoiseau, 1996 : 174). La

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Doum, « un monde hors du monde », « l’âme végétale de Texaco », endroit magique,
presque mythique dans l’imaginaire des habitants de Texaco représente la « sphère
superposée à la réalité » :
[…] le nègre guérisseur qui habitait tout au fond au Quartier, dans un
endroit couvert par une végétation impénétrable, pleine d’ombres et
d’odeurs magiciennes que nous appelons la Doum. La Doum était un
monde hors du monde, de sève et de vie morte, où voletaient des oiseaux
muets autour de fleurs ouvertes sur l’ombre. (Chamoiseau, 1992 : 34)

Le Quimboiseur restaure les corps, les soigne mais les protège aussi (Chamoiseau,
1997 : 175). Et à travers sa personnalité, l’Afrique se dresse dans les esprits brisés par
l’écrasement esclavagiste. Toutefois au fil des générations, celui-ci perdra de sa
« force » initiale pour devenir le plus souvent un charlatan.
Le « nègre guérisseur » ou le « quimboiseur », unanimement craint et
respecté, est un personnage dont la présence est très marquée dans l’univers
romanesque de Chamoiseau. Les créolistes expliquent un de leurs buts littéraires :
Notre écriture doit accepter sans partage nos croyances populaires, nos
pratiques magico-religieuses, notre réalisme merveilleux, les rituels liés
aux « milan », aux phénomènes du « majo », aux joutes de « ladja », aux
« koudmen ». (Bernabé et al., 1989 : 40).

Ainsi, dans les écrits de Patrick Chamoiseau, le quimboiseur est-il certes un


personnage souvent cité mais le Mentô suscite une admiration hors pair, comme le
fait ressortir le narrateur d’Écrire en pays dominé : « Ce que je rencontrai de plus
mystérieux dans la résistance magique furent les Mentô. Ces Quimboiseurs
surpuissants régnaient sur plusieurs autres » (Chamoiseau, 1997 : 186). Dans
Texaco, les « dits » de Papa Totone, nègre guérisseur mais aussi Mentô qui vit dans
La Doum « endroit impénétrable, pleine d’ombres et d’odeurs magiciennes »
(Chamoiseau, 1992 : 37), constituent un savoir historique qui complète le processus
d’appropriation de l’espace de Texaco déjà amorcé par Marie-Sophie Laborieux.
La culture créole sous-tend une notion de liberté. D’ailleurs dans Éloge de la
créolité, les auteurs sont d’avis que toutes « […] les libertés, à condition qu’elles
n’entravent pas la bonne marche de la société, sont bonnes à prendre » (Bernabé et
al., 1989 : 59). Ainsi pour les habitants de Texaco, la terre appartient à tous : « [l]e
sol, par-dessous les maisons demeurait dans notre esprit étrangement libre,
définitivement libre » (Chamoiseau, 1992 : 350) malgré, paradoxalement, une
accumulation des volontés d’ancrage, d’ensouchement, dans le quartier qui lui confère

8
par ailleurs une solidité, bientôt concrétisée par les matériaux de plus en plus
résistants, employés pour la construction des cases, traduisant ainsi une installation
progressive tant sur la terre, que dans une identité créole adaptée aux exigences
urbaines.
Édouard Glissant remarque qu’aux Antilles, le rapport à la terre ne se fonde
pas comme en Occident, sur « la loi de racine unique » et légitime, dans une logique
de la filiation, ni sur « l’absolu sacralisé d’une possession ontologique » mais plutôt
sur ce qu’il nomme une « complicité relationnelle ». Cette notion de « liberté » pour
les Antillais en ce qui concerne la terre, s’expliquerait selon Édouard Glissant, par le
fait qu’il « […] n’y a ni possession de la terre, ni complicité avec la terre, ni espoir
en la terre. La prodigalité (ou l’apparente insouciance) dont semblaient faire preuve
les Martiniquais relève de ce sentiment obscur d’être de passage sur la terre »
(Glissant, 1981 : 88).
La relation homme/femme est aussi axée sur une certaine notion de liberté, de
« non-ancrage ». Les personnages masculins sont souvent décrits comme volages et
libertins, comme des « fiancés instables », des « concubins fuyants » « fugaces » et
« légers sur la terre ». Ainsi Basile, l’amant de Marie-Sophie Laborieux dans Texaco,
est un séducteur qui « avait diverses femmes » (Chamoiseau, 1992 : 301). Dans Le
Discours antillais, Édouard Glissant commente l’institution de la
famille martiniquaise :
En dehors de tout dévouement et de tout attachement familiaux, les
Martiniquais ont tendance à refuser non pas la famille en tant que donnée,
mais le type de famille qui leur a été imposé, la façon dont elle s’est
structurée. Ainsi, le caractère tribal - la grande extension - de la famille
en Martinique est une parade (culturellement africaine) à ce refus.
(Glissant, 1981 : 94).

Souvent les écrivains antillais se réfèrent à l’article 12 du Code Noir, qui stipule que
l’enfant doit être rattaché à la mère, pour expliquer pourquoi les hommes n’assument
pas leur rôle en tant que compagnon et père. Gisèle Pineau dans son article « Écrire en
tant que noire », scrute la relation homme/femme. Selon cette auteure, les femmes
sont toujours en première ligne, prenant la vie de front, portant leur charge comme si
elles savent que l’homme a plus de mal qu’elles à se délivrer des blessures de
l’histoire (Pineau, 1995 : 293).
Ce type de vie « familial » peut-il être vraiment justifié par un passé
historique (qui remonte sur plusieurs générations) à la Traite et à l’esclavage ?

9
Autre élément constitutif de l’identitaire créole est la langue (un des premiers
outils culturels d’une communauté) qui véhicule traditions, mythes et contes. Daniel
Delas remarque dans son article « Reconstruire Babel ou la notion de créolisation
chez Glissant » que la langue créole est une des composantes de la « société
baroque » des Antilles : « Son apparition (la langue créole) imprévue et imprévisible
dans un monde régi par l’ordre classique, aux certitudes dogmatiques, a été le signal
d’une mutation profonde et d’une transition décisive vers un monde baroque,
chaotique et en perpétuel mouvement » (Delas, 1998 : 294).

6. Conclusion : Poétique créole et mondialisation


Comme le fait ressortir Savrina Chinien : « The Caribbean region is not a
closed and static entity, singular and homogeneous but a heterogeneous, unstable and
permeable one; it is composed of mosaic macro-cultural contexts of both divergence
and convergence »12 (Chinien, 2013). Dans ce monde « diffracté et recomposé »
(Bernabé et al., 1989 : 88) et en mutation constante, la question identitaire se pose car
les référents culturels se modifient graduellement. Berthold Schoene explique que la
mondialisation nous pousse à nous définir : « globalization requires us to define who
we are, or strive to be, within an ever-broadening spectrum of contexts…”13
(Schoene, 2009 : 13).
Ce n’est guère une coïncidence que Chamoiseau se perçoit comme le
« guerrier de l’imaginaire » : il a une vision commune de l’humanité sans que
l’identité culturelle créole soit estompée (comme l’attestent ses romans les plus
récents Les Neuf Conciences du Malfini et L’empreinte à Crusoé). En fait,
l’identification à une langue et des symboles culturels en particulier peut contribuer à
la culture globale (Beck, 2006 : 21), ce qui préviendrait les effets de
l’homogénéisation de la mondialisation qui tend à ne pas prendre en compte la nature
dynamique de la vaste diversité de formes culturelles dans la monde.
Jacques Derrida met en garde contre la propension grandissante à « homo-
hégémonisme » : “the ideal or euphoric image of globalization as homogenizing
opening must be challenged seriously and with unfailing vigilance […] the apparent
homogenization often hides old and new inequalities and hegemonies that we must
learn to detect behind their new features – and fight”14 (Derrida, p. 373). Chamoiseau,
tout comme Glissant, remet en question la notion de l’« universalité » ou de
l’uniformisation et propose la « diversalité ». Selon lui, du fait de sa mosaïque

10
constitutive, la créolité est une spécificité ouverte ; une totalité kaléidoscopique qui
reflète la conscience non totalitaire d’une diversité préservée (Bernabé et al., 1989 :
28). Cette esthétique dynamique que Chamoiseau dépeint dans ses œuvres est
intrinsèquement liée au baroque.

NOTES
1.
Dans Introduction à une poétique du divers (p. 75), Édouard Glissant se dit inspiré par les révolutions
de la science, surtout par la relation d’incertitude d’Heisenberg qui est devenue un des lieux commun
de la pensée contemporaine. Ainsi, il y a une opacité de la matière qui est quelque part incontournable
et infranchissable. C’est aussi cette partie de la science qui est devenue les sciences du chaos, où il y a
une renonciation à la linéarité équationnelle, c’est-à-dire à la prétention d’aller en profondeur (racine
unique…).
2.
Sur le site de web : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/chamoiseau_entretien.html (2002).
3.
Antilla N° 546, 23 juillet 1994.
4.
Sur le site de web : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/chamoiseau_entretien.html (2002).
5.
La citation du roman de Maryse Condé, Heremakhonon, [Paris, Robert Laffont, 1997 (1976), p. 180]
est très pertinente à ce propos : « Somme toute, ce pays est comme une mare opaque où l’œil de celui
qui est demeuré sur la rive ne perçoit rien. Il faut descendre au fond. »
6.
Sur le site de web : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/chamoiseau_entretien.html (2002).
7.
Métatexte qui se trouve dans Texaco de Patrick Chamoiseau. Les exemples d’« opacité » sont assez
nombreux dans les œuvres du romancier.
8.
Dans Écrire en pays dominé, le narrateur note : « La Créolité m’investissait comme l’assise
prismatique d’une existence au monde. », p. 299.
9.
Dans Le Discours antillais (p. 254), Édouard Glissant explique que la chronologie « […] s’est
embuée quand elle n’a pas été oblitérée pour toutes sortes de raisons en particulier coloniales. Le
romancier américain, quelle que soit la zone à laquelle il appartient, n’est pas du tout à la recherche
d’un temps perdu, mais se trouve, se débat dans un temps éperdu… »
10.
Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, p. 145. La conception de temps varie selon les témoins et
pour en citer deux exemples : pour Chamzibié, il se questionne : « Le temps c’est des graines de riz ?
c’est un rouleau de toile qu’on peut mesurer au mètre à la mode des Syriens ? » ; Ti-Cal est confus :
« Quel temps ? mais quel temps ? Sans Autonomie ou sans Indépendance, il n’y que tempête ou temps
mort… »
11.
Dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau, le narrateur explique son propre rôle : « Non, pas
écrivain : marqueur de paroles, ça change tout, inspectère, l’écrivain est d’un autre monde, il rumine,
élabore ou prospecte, le marqueur refuse une agonie : celle de l’oraliture, il recueille et transmet. », p.
159.
12
. La Caraïbe n’est pas une entité close et statique, singulière et homogène mais hétérogène, instable et
perméable; elle est composée de contextes macro-culturels mosaïques de divergence et convergence
(notre traduction).
13
« La mondialisation exige qu’on détermine qui on est ou s’évertue d’être dans un nous pousse à
nous définir dans des contextes qui deviennent de plus en plus divers » (notre traduction).
14
« L’image idéale ou euphorique de la mondialisation comme étant une ouverture homogénéisante
doit être contestée avec une vigilance sans faille […] l’apparente homogénéisation cache souvent
d’anciennes et de nouvelles inégalités et hégémonies que nous devons apprendre à détecter au travers
de leurs nouvelles caractéristiques – et lutter » (notre traduction).

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

I-Œuvres de Patrick Chamoiseau

Chronique des Sept Misères, Paris, Gallimard, 1986.


Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

11
Éloge de la Créolité, (avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant), Paris, Gallimard, 1989.
L’empreinte à Crusoé, Paris, Gallimard, 2012.
Les Neuf Consciences du Malfini, Paris, Gallimard, 2009.
Lettres créoles, tracées antillaises et continentales de la littérature : Haïti, Guadeloupe, Martinique,
Guyane 1635-1975, (avec Raphaël Confiant), Paris, Gallimard, 1999.
Solibo Magnifique, Paris, Gallimard, 1988.
Texaco, Paris, Gallimard, 1992.
Une Enfance créole I - Antan d’enfance, Paris, Gallimard, 1993 (1990).

II- Autres ouvrages critiques


BECK Ulrich, The Cosmopolitan Vision, Trans. Ciaran Cronin, Cambridge: Polity, 2006.
CHANCÉ Dominique, Poétique baroque de la Caraïbe, Paris, Éditions Karthala, 2001.
CHINIEN Savrina et BOUFOY-BASTICK Béatrice (eds.), Caribbean Dynamics : Re-configuring
Caribbean culture, New York, Edwin Mellen, à paraître 2013.
CONDÉ Maryse, Heremakhonon, Paris, Robert Laffont, 1997 (1976).
CONDÉ Maryse et COTTENET-HAGE Madeleine (sous la direction), Penser la créolité, Paris,
Éditions Karthala, 1995.
CONFIANT Raphaël, Contes Créoles des Amériques, Paris, Stock, 1995.
DELAS Daniel, « Reconstruire Babel ou la notion de créolisation chez Glissant », in CHEVRIER
Jacques, Poétique d’Édouard Glissant : actes du colloque international « poétiques d’Édouard
Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1999.
DELEUZE Gilles, Le Pli, Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
DERRIDA Jacques, Negotiations: Interventions and Interviews 1971-2001, ed. and trans. E.
Rottenberg, Stanford: CA Stanford University Press, 2002, pp. 372-86.
GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
GLISSANT Édouard Glissant, « Le chaos-monde : l’oral et l’écrit » in LUDWIG Ralph, (sous la
direction), Écrire la parole de nuit. La Nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994.
GLISSANT Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Éditions du Seuil, 1981.
PINEAU GISELE, « Écrire en tant que noire », in CONDÉ Maryse et COTTENET-HAGE Madeleine
(sous la direction), Penser la créolité, Paris, Éditions Karthala, 1995.
MAUSS Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
RICŒUR Paul, Temps et récit 1 : l’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil, 1983.
SCHOENE Berthold, The Cosmopolitan Novel. Edinburgh, Edinbburgh University Press, 2009.

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