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TEMPS ET IDENTITÉ
DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
D’ANNE HÉBERT
REMERCIEMENTS
Le mal d’origine
Temps et identité
dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert
essai
Maquette de la couverture : Anne-Marie Guérineau
Illustration de la couverture : Antonietta Grassi, Memory Float # 1, 2005, transfert,
huile et encre sur toile (152 × 152 cm)
Nous remercions la galerie Esthésio pour son aimable collaboration.
Photocomposition : CompoMagny enr.
Distribution pour le Québec : Diffusion Dimedia
539, boulevard Lebeau
Montréal (Québec) H4N 1S2
Distribution pour la France : Distribution du Nouveau Monde
© Les éditions de L’instant même 2005
L’instant même
865, avenue Moncton
Québec (Québec) G1S 2Y4
info@instantmeme.com
www.instantmeme.com
Dépôt légal
Bibliothèque nationale du Québec, 2005
(1985 : 17). Pierre Tap ne dit pas autre chose, qui soutient
que « [l]a notion d’identité [...] est particulièrement difficile
à circonscrire du fait de son caractère polysémique et de la
richesse de ses connotations » (1986 : 11). Et Albert Memmi de
surenchérir : « [l]e terme d’identité est faussement clair, comme
souvent lorsqu’on désigne par quelque vocable une réalité
elle-même mal débroussaillée » (1997 : 94). Et il est vrai que
cette notion, qui ne cesse de s’élaborer, de se dissoudre pour
se reconstruire, est fragile et labile. Menacée par l’écueil de
l’essentialisme qui ferait de l’identité une « essence immuable
inhérente à une race, à une langue et à une culture particulière »
(Chanady, dans Létourneau, 1994 : 168), elle est soumise aussi
bien à l’idéologie1 qu’à une multiplicité de « lectures particu-
lières, convergentes ou divergentes, [qui] se retrouvent, tel[les]
des archéologies rivales se disputant les vestiges d’un empire,
en confrontation sur un seul site » (Chebel, 1985 : 17).
Il n’est pas vain de préciser, avant toute chose, que les
notions d’identité et d’identitaire qui nous occupent ici ont pour
cadre des univers fictionnels singuliers, soutenus par des élabo-
rations imaginatives personnelles et une organisation discursive
de nature fondamentalement esthétique. Le caractère évident
d’une telle constatation ne saurait en masquer les conséquences
méthodologiques tout à fait considérables. Ainsi se trouve inter-
dite toute approche qui céderait trop facilement à la tentation
de l’illusion référentielle et à ses vertiges, tout en sachant, d’un
autre côté, que « [l]’immanentisme absolu mène à l’impasse »
(Jouve, 1992 : 10) et que la clôture du texte n’exclut pas son
ouverture, comme le dit si justement Ricœur, « à la façon d’une
“fenêtre” qui découpe la perspective fuyante d’un paysage
offert ». Autrement dit, en vertu de la « transcendance imma-
nente2 au texte », le roman propose au lecteur une « manière
virtuelle d’habiter le monde, une « expérience virtuelle de l’être
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Le mal d’origine
que j’ai dans le cœur, c’est le Québec qui est mon pays, qui
est vraiment mon pays. Je ne l’ai jamais renié » (Anne Hébert
auprès de Nadeau, 1995 : D1). Toutefois, toujours « soucieuse
d’éviter les pièges d’une littérature engagée mise au service
d’un ressassement collectif » (Piccione dans Corzani, 1998 :
235), l’œuvre d’Anne Hébert s’est tenue à l’écart de ce qui
pourrait la réduire aux particularismes, au « folklore » (Gauvin,
dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 227). Il ne reste pas moins
que ses romans se font explicitement, métaphoriquement, voire
allégoriquement, l’écho de données sociohistoriques majeures,
« des principaux débats animant la sphère publique québécoise »
(Elbaz, 1996 : 2). Ce sont, à titre d’exemples, la question des
origines historiques, la diglossie, le contexte religieux, « la fri-
losité du Québec duplessiste » (Piccione dans Corzani, 1998 :
235) et de la Grande Noirceur, les évolutions idéologiques de
la Révolution tranquille, ou encore la montée du féminisme. Ce
« sentiment d’appartenance » (Létourneau, 1994 : IX) ne va pas
sans un regard lucide, chargé parfois de compassion, parfois de
colère : « J’étais fascinée par ce monde de pureté bourgeoise et
je me disais qu’il devait bien y avoir en dessous autre chose »
(Hébert, 1976b : 42). L’expérience de l’exil a apporté la distance
et le décentrage nécessaires à l’approfondissement de cette
fascination, à sa décantation et à son questionnement dans
l’espace langagier de la fiction.
Cryptées et reconfigurées dans les formes expressives de la
narrativité, ces données inhérentes au contexte de la production
littéraire rendent nécessaire la convocation de discours cogni-
tifs appartenant à d’autres champs de savoir que la littérature.
Car l’identité, telle que l’envisagent les jeux d’une invention
artistique, a une dimension inévitablement culturelle que les
catégories analytiques mises en avant par l’anthropologie ou
encore la sociologie peuvent aider à appréhender. C’est ainsi
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Introduction
Notes
1. C’est ce que souligne Malek Chebel : « Est-elle [l’identité] une pure création
d’ermites en mal de reconnaissance collective ? Est-ce un concept scien-
tifique ou une notion purement idéologique ? Est-elle une “élaboration”,
fût-elle la meilleure qui puisse exister, ou bien une notion pouvant permettre
une analyse efficace de la réalité ? » (1985 : 35.)
2. Sauf indication contraire, l’italique utilisé dans les citations est le fait des
auteurs cités.
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PREMIÈRE PARTIE
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La modalisation du personnage-voyant
L’émergence analeptique exige une modalisation4 préalable
du sujet qui détermine précisément sa capacité de voyance. Si
l’on s’intéresse dans un premier temps aux modalisations indi-
viduelles, celles qui concernent l’être même du sujet, ses dis-
positions et compétences propres, il apparaît que de nombreux
personnages présentent des prédispositions à la « voyance »
qui, diégétiquement, préexistent au processus d’apparition de
l’anamnèse. Anne Hébert semble même fascinée par ces aptitu-
des, essentiellement féminines d’ailleurs, qu’elle explore avec
délectation, en allant de la très banale imagination créatrice au
surnaturel ou au pathologique. Ainsi la coloration résolument
fantastique des Enfants du sabbat codifie-t-elle des disposi-
tifs modaux singuliers : hérité de ses ancêtres maternelles et
authentiquement surnaturel, le « pouvoir » (ES 149) visionnaire
de sœur Julie est physiquement attesté par « [s]on œil jaune en
vrille » (ES 32). Moins surnaturelle mais plus pathologique,
la fragilité psychologique de madame Rolland et de Stevens
Brown sert le même objectif. Dès les premières pages de
Kamouraska, la peur paranoïaque qu’éprouve Élisabeth face à
la menace imaginaire d’une femme qui hanterait les rues de la
ville, trahit sa propension aux hallucinations : « Lorsque je me
suis retournée, la femme s’est cachée, sous une porte cochère.
Je l’ai bien vue s’engouffrer là-dedans, vive et agile comme
personne au monde, sauf... » (K 8.) Les points de suspension
fissurent le présent et y creusent une brèche dans laquelle se
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croire, elle semble attendre que cela finisse » (ES 142). Dans
Le Premier Jardin, ce sont les multiples reports de la date des
premières répétitions de Oh ! les beaux jours qui font passer
Flora Fontanges de l’activité normale de comédienne à une
passivité qui lui permet de « [j]ouir de sa liberté dérisoire
jusqu’au quinze juillet » (PJ 69). Elle affiche dès lors une
vacuité intime propice à toutes les invasions des souvenirs
communautaires ou individuels. Dans L’Enfant chargé de
songes, après avoir précisé que Julien Vallières a « franchi
l’Atlantique et quitté sa terre natale » (ECS 9), l’incipit voit le
personnage développer des actions conformes à ce programme
du voyageur : il séjourne à l’hôtel, se promène dans la ville et
assiste aux concerts publics. Et si Julien semble s’employer
prioritairement à « comparer le Paris de ses rêves avec celui
de la réalité » (ECS 12), force est de constater que son séjour
relève essentiellement d’un vagabondage aux buts incertains :
« Dédaignant les cars de tourisme et les visites guidées, Julien
erre, du matin au soir, dans les rues d’une ville qui se dérobe
à son approche » (idem). Sans cesse différée, la rencontre avec
Paris semble impossible, et Julien s’installe lui aussi dans la
vacuité d’une double espérance : « entendre le souffle léger
de la respiration de Paris » (idem), et, plus tard, retrouver « la
dame des Billettes » (ECS 23), dont la rencontre même est
placée sous le signe de l’attente : « Ils sont bientôt, tous les
deux, sur le parvis, [...] face à face, comme des personnes qui
attendent d’être présentées l’une à l’autre » (ECS 19). De leur
côté, John-Christopher Simmons « veille, piqué sur une chaise
de cuisine, au milieu de son unique pièce » (AC 54), et Édouard
Morel n’a « plus qu’à attendre qu’on emporte Delphine », après
l’avoir « veill[ée] un bon moment » (ED 9), afin d’« [ê]tre seul
à nouveau » (ED 21) et « [a]ttendre que la journée s’achève »
(ED 22).
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lourds sous les draps, comme mal dessinés, informes » (PJ 133) ;
et enfin, Julien Vallières, sur le point de s’endormir, « tente de se
redresser sur son coude. Mais tout mouvement lui est impossible
dans cet état de songe » (ECS 10). Cet alanguissement du corps
conduit à un véritable malaise, dont on ne sait plus finalement
s’il est dû à la fatigue ou aux images du passé, toujours plus ou
moins dérangeantes. « [I]ntoxiquée de songe », madame Rolland
se sent « vaseuse » (K 95), sœur Julie est livrée à un « [v]ertige »
qui « lui fait chavirer l’esprit » (ES 21) et la met au bord de l’éva-
nouissement, tandis que Flora Fontanges a « [l]a bouche pâteuse »
(PJ 133). Ces troubles aux contours imprécis s’aggravent en
cédant parfois la place à de violentes sensations d’étouffement
(K 58, ECS 10) ou encore à d’authentiques douleurs telles que
la migraine. Prisonnière d’« une couronne de fer », d’« [u]n
étau qui ferait le tour de [sa] tête », madame Rolland subit la
« torture » de son « mal de tête » (K 40), comme sœur Julie, livrée
à « une douleur aiguë à la tête et à la nuque » (ES 12), ou encore
Stevens Brown, qui éprouve « la tension de l’eau dans [s]a tête,
sa violence contenue » (FB 240).
Le personnage tente cependant de faire front. Mais cette
montée de l’impuissance et de la souffrance physique n’est que
le signal de l’ouverture des biefs d’une mémoire proliférante
qui annihile rapidement toute forme de résistance consciente.
Car, comme l’a souligné Freud, « le conscient et la mémoire
s’excluent mutuellement » (cité par Kristeva, 1994 : 282).
Le comportement de madame Rolland est très révélateur de
cet anéantissement progressif d’une volonté qui s’efforce
pourtant, pendant un temps, de faire la part du feu. Engluée
dans les images du passé, elle doit se résoudre à cette forme
minimale du combat qu’est l’attitude sélective : « Désarmer le
génie malfaisant des sons et des images, lui consentir quelques
concessions minimes » (K 40). Et puisqu’il s’agit de « [c]hoisir
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Le réel parasité
Les osmoses temporelles ainsi obtenues ont pour effet une
puissante perturbation du réel, parasité par les images du passé. Il
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Cette perméabilité du réel est telle que finit par s’établir une
véritable interpénétration entre l’environnement extérieur et le
monde intérieur de Flora Fontanges :
À tant regarder le fleuve, elle a le regard vague, ne peut plus
trier ses images et se laisse envahir par tout ce qui passe et
repasse au loin et tout près, sur l’eau et dans le port et jusque
dans sa mémoire (PJ 89).
À partir de là une série de transpositions conduisent le sujet dans
un autre espace-temps et la « matière brumeuse et blanche »
du paysage évoque métonymiquement la « masse blanche
et massive » (idem) du bateau sur lequel s’était embarquée
autrefois Flora Fontanges. La transfiguration du réel est
consommée par la substitution du présent du discours intérieur
à l’imparfait du dialogue : « L’horizon est bouché, pense-t-elle.
La largeur et la grandeur du fleuve s’avèrent barrées par la
masse blanche et massive de l’Empress of Britain » (idem). Et
l’évocation culmine dans la mise en mouvement de ce passé-
présent ambigu :
Flora Fontanges n’a plus qu’à regarder l’espace d’eau sale,
entre le quai et le paquebot, qui grandit à vue d’œil, à mesure
que l’Empress s’arrache à la terre, en longues traînées
huileuses (PJ 89-90).
Dans les premières pages de L’Enfant chargé de songes, alors
qu’il assiste à un concert « au cloître des Billettes » (ECS 14),
Julien se trouve engagé dans le même processus métonymique,
avec le « chignon bas sur une nuque longue » (ECS 15) de
femme. Le présent est condamné à n’être qu’une copie du passé,
et « [l]’image de Lydie […] s’interpose entre lui et la femme en
face de lui » (ECS 22). Tant et si bien que Julien se sentira poussé
à une vérification qui trahit la confusion en train de s’établir :
« vérifier sur la joue de l’inconnue le grain de beauté, la petite
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mes os. Des fourmis noires, avec des yeux énormes. Bleus.
Ah ! mon Dieu ! Je vais mourir (K 92).
Transfiguré par la violence que ces images véhiculent, le réel
se transforme insidieusement. Élisabeth observe le « soleil
qui passe à travers les rideaux », y voit « une lueur étrange,
couleur jus de framboise, jusque sur le lit. Mes mains dans la
lueur, comme dans une eau rouge » (K 40). Comment ne pas
voir dans ces mains soudain teintées de rouge une métaphore
toute shakespearienne12 de la trace mnésique qui, marquée
par une faute initiale, s’impose de façon allusive en modifiant
puissamment la vision que le sujet a du réel. Dans le cas de
Stevens Brown, la remémoration et les images du passé para-
sitent le réel de manière aussi évidente. On a vu précédemment
comment à la « rumeur étrange » de la ville se substituent les
« pépiements sauvages » des oiseaux de son enfance (FB 237).
La chambre devient alors le lieu d’un spectacle effrayant auquel
Stevens ne peut échapper : « Feindre d’ignorer les battements
d’ailes claquant dans toute la chambre. Toiture et plafond à
présent ouverts et défoncés à coups de becs durs » (idem).
Et enfin, dans une sorte d’apothéose monstrueuse, tout un
paysage marin apocalyptique s’impose et occupe l’espace de
la chambre :
L’eau s’échappe partout dans la pièce. Les embruns mouillent
mon visage. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de la vitrine
est maintenant libéré. Odeur saline à mourir lâchée en rafales
(FB 240).
Par leur puissante théâtralisation, figures et images du passé
saturent le champ de présence des personnages dans un
mouvement d’invasion incontrôlable qu’évoquent efficacement
les très nombreux présentatifs13, les verbes exprimant un
mouvement d’intrusion, tels que « venir », « surgir », « ramener »
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Notes
1. Nous utiliserons les termes de « remémoration » ou d’« anamnèse » dans
l’acception large d’« exercice de mémoire » (Ricœur, 2003 : 23), sans tenir
compte de la distinction « entre évocation simple et recherche ou effort
de rappel » (ibid. : 22), l’essentiel étant la « superposition dans la même
opération […] de la récollection, du rappel, des deux problématiques :
cognitive et pragmatique » (ibid. : 67-68).
2. Voir notamment Paterson, 1992 ; Gauvin, 1997 : 227.
3. Sur ce point, on se reportera aux excellentes études narratologiques de Jaap
Lintvelt (2000 : 143-213).
4. « La “modalisation” est la projection de prédicats modaux (du type : vouloir,
savoir, pouvoir, devoir, croire...) sur des énoncés d’état (être) ou de trans-
formation (faire) » (Fontanille, 1991 : 98-99).
5. Cette menace végétale se retrouvera de manière assez semblable dans
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais : « Bientôt il lui sera
possible, dans le silence, de sentir la forêt qui se rapproche du petit camp,
l’encercle lentement, un jour reprendra tout le terrain défriché alentour, tel
son bien souverain » (AC 54).
6. Cette association entre la montée des souvenirs et l’abandon à une nuit
substantialisée notamment par une viscosité faussement protectrice se
retrouve dans plusieurs autres textes. Dans « Le livre du révérend Nicolas
Jones » : « Faire le noir. Lâcher la nuit visqueuse dans toute la maison. M’en
emplir les yeux et les oreilles. Ne plus voir. Ne plus entendre. Le passé qui
cogne contre mes tempes. Laisser les morts ensevelir les morts » (FB 49).
Ou encore dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais :
« John-Christopher Simmons s’emplit peu à peu de nuit silencieuse, à ras
bord, comme un seau inerte qu’on plonge dans l’eau noire » (AC 54).
7. On retrouve la même spatialisation du temps dans le rapport polémique que
madame Rolland entretient avec son propre passé, puisqu’elle ne cesse de
prétendre « habit[er] ailleurs. Un lieu précis. Un temps révolu » (K 163).
On pourrait dire encore la même chose de Nicolas Jones, qui manifeste une
préoccupation analogue : « Prendre mes distances. Ne plus être hors de moi,
debout à la frontière de la terre et de l’eau comme une croix du chemin
sur laquelle déferlent le vent et toute la vie ancienne, en lames salées »
(FB 41).
8. On ne peut manquer de mettre cette propension au regard, fût-il anamné-
sique, en relation avec la « scoptophilie ». Le temps constitue sans doute
pour les personnages d’Anne Hébert une distance infranchissable, celle
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CHAPITRE DEUXIÈME
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l’heure qui passe » (FB 203). Julien Vallières écrit à Lydie une lettre
pressante dans laquelle il laisse éclater son impatience :
J’ai besoin de ta réponse à ma parole de la forge, l’autre
jour, et à ma lettre d’aujourd’hui qui est la même chose, le
même aveu, en plus long, en plus urgent, parce que le temps
passe et que nous allons bientôt être séparés (ECS 87).
Et à l’école de son village, « Clara pressentait très fort l’état
d’urgence dans lequel se trouvait son institutrice » (AC 21).
Ces personnages sont à l’image de « la folle vie végétale, [...]
trop engagée dans la puissante occupation de vivre, de croître
et de pousser dans un sol pauvre où la vie est un défi et une
victoire » (FB 59), ou encore à celle de « la terre » de Griffin
Creek, « ardente et violente, pressée de s’accomplir, avant
qu’il ne soit trop tard » (FB 88). Mais cette avidité de vivre,
inscrite dans l’ordre naturel des choses, est d’autant plus forte
qu’elle est très vite minée par la certitude plus ou moins dif-
fuse qu’elle est condamnée à se briser sur les écueils de la vie,
à se heurter aux inéluctables méfaits du temps. C’est cela que
vient signifier métaphoriquement la saison automnale, dont les
forces dissovantes, la rouille, la pourriture, l’humidité corrosive
ou encore le vent, annoncent le passage vers la nuit mortifère
de l’hiver.
La première rencontre de Catherine et de Michel a lieu en
automne, dans une « campagne mouillée » (CB 28) et noyée de
brume. Et pour leur premier rendez-vous amoureux, ils « se sont
assis sur des chaises grêles et rouillées », parmi les « feuilles
jaunes qui tombaient à intervalles presque réguliers » (CB 42).
Lorsque la jeune femme s’approche de la maison d’enfance
de Michel, elle est physiquement agressée par la violente
déliquescence automnale qui donne ainsi à l’événement toute sa
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Notes
1. L’expression est empruntée à la pièce d’Anne Hébert, Le Temps sauvage,
1996 : 105.
2. PJ 31.
3. Voir également Poulet, 1989 : 12.
4. Comme le note Bachelard, « la conscience est conscience de l’instant et la
conscience de l’instant est conscience : deux formules si voisines qu’elles
nous placent dans la plus proche des réciproques et affirment une assimi-
lation de la conscience pure et de la réalité temporelle » (1992 : 49).
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CHAPITRE TROISIÈME
La mémoire incorporée
L’activité mnémonique déploie effectivement toute une
polysensorialité active qui conduit à la mise en scène, toute
proustienne2, d’un passé intimement incorporé. Cela passe
tout d’abord par l’inscription du motif de la mémoire dans des
configurations métaphoriques qui surdéterminent son statut
de simple faculté fonctionnelle exclusivement orientée vers le
rappel à la conscience des états ou des événements passés. La
remémoration n’est plus alors seulement le rappel et la recons-
truction de la sensation passée, elle est elle-même sensation,
pleinement corporelle, et le plus souvent une sensation envahis-
sante et destructrice. « La mémoire résonne dans tout mon corps,
rumeur vivante en ondes sonores, vibre jusqu’au bout de mes
ongles » (FB 86), note Stevens Brown, qui aspire à être « [v]idé
de toute mémoire, pareil à une poupée de son que l’on éventre »
(FB 236). Face à Édouard Morel, Delphine « sort sa vie d’entre
ses côtes, à petits coups » (ED 120). Cette incorporation proli-
férante de la mémoire trouve son expression paroxystique dans
l’affirmation de sa consubstantialité avec le sang qui en fait une
réalité coextensive au principe vital lui-même. Jérôme Rolland
« étouffe avec toute cette saleté de mémoire dans les veines »
(K 28), et Élisabeth file la métaphore en s’exclamant plus loin :
« Le temps retrouvé s’ouvre les veines » (K 115). Le pasteur
Nicolas Jones sent « [l]e passé qui cogne contre [s]es tempes »
(FB 49), et cette obsédante pulsation finit par contaminer son
environnement proche : « On dirait que mon sang bat hors de
moi, cogne dans les murs et les poutres du plafond. Rumeur
sourde, martelée » (FB 22). Quant à Flora Fontanges, momen-
tanément apaisée, elle ressent le reflux de ses souvenirs dans le
mouvement même de son sang : « Sa mémoire éteinte ne pèse
pas plus qu’une feuille morte. La chaleur de sa vie présente
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digue [...] cède dans le cerveau » (PJ 39) et laisse les souvenirs
de l’incendie de l’hospice Saint-Louis la submerger. L’imaginaire
n’établit là aucune frontière entre le tellurique et l’aquatique, le
mélange des deux contribuant à faire de la mémoire le théâtre
cosmique et originaire de l’aventure somatisée, spatialisée
et proprement abyssale « des distances traversées » (Proust,
1968 : 46) qu’illustrent de nombreux textes. Dans « La Mort
de Stella », l’héroïne « se change en torche avec lui [Étienne],
traverse le temps, gagne le centre du feu et de la soif, avec cet
enfant qui brûle, corps et âme » (MS 190). « Immergée dans le
rêve saumâtre » (K 80), madame Rolland « tire vers le jour »
« [u]ne sorte de poids enfoui sous terre », « une ancre rouillée »,
« [u]ne espèce de racine profonde, perdue » (K 62). Les visions
anamnésiques de sœur Julie conduisent l’ensemble du couvent
dans une errance toute maritime que le père Flageole voudrait
maîtriser : « Ne s’agit-il pas avant tout de ramener le couvent
sur la terre ferme et de l’empêcher de divaguer, toutes voiles
dehors, sur les eaux troubles de l’imaginaire ? » (ES 131.) De son
côté, Édouard Morel pense qu’il est « [i]nutile de se pencher sur
l’eau prise à pleins bords », car « [s]i de minuscules tourbillons
persistent, bulles à peine visibles, ce n’est que la fin des gouffres
imaginaires qui se referment sur d’étranges mémoires brisées »
(ED 134).
« Ancre », « coquillage », « filet », « crabe », « racine »
sont donc quelques-uns des détours métaphoriques pour dire
le déploiement de la mémoire, l’apparition des souvenirs. Ils
postulent nécessairement un fonctionnement mnésique articulé
autour d’un double mouvement dialectique d’oppositions
corrélées : enfouissement versus émergence et domination
versus submersion. Enfouis, les souvenirs sont dominés par le
sujet alors que leur émergence conduit à sa submersion par le
passé. Enfermée dans son couvent et plongée dans son passé,
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La mémoire et le temps circulaire
moi. Je m’ajuste à ses os et son âme n’a pas de secret pour moi »
(FB 215). Puissamment informé par la charge signifiante du
motif de l’os, ce télescopage temporo-identitaire s’inscrit dans
le cadre de l’obsédante quête d’une « vie de surcroît » (PJ 81),
d’une absolue irréductibilité intérieure. D’ailleurs, l’innocente
Stella ne s’y trompe pas, qui parle de son « squelette » comme
de son « âme […], dissimulée sous notre peau, au centre de
notre chair, comme les os » (MS 185).
La remémoration se fait alors profondément jubilatoire
puisqu’elle autorise une authentique trans substantiation
corporo-identitaire, dont sourd le flux d’une énergie et d’une
tension désirantes, pleinement physiques, aussi présentes que le
sang ou les organes. D’où le fantasme récurrent de l’opération
chirurgicale (K 107, ES 72) où l’on « retrouv[e] cette attraction
pour la “profondeur” » (Kristeva, 1994 : 178) si chère à Proust.
Et pour se convaincre de cette corporéité du désir retrouvé,
il suffit d’écouter Élisabeth s’adresser au médecin George
Nelson :
Surtout ne t’avise pas (toi qui es médecin) de vouloir situer
le mal dans nos veines. Un caillot peut-être ? Quelque tache
de naissance sur notre peau ? Le secret de nos entrailles ?
Une petite bête captive, sans doute ? Une tique minuscule
entre chair et cuir (K 195).
La volonté obsessionnelle d’Élisabeth d’« [h]abiter toute sa
chair intacte, comme le sang libre et joyeux » (K 23), trouve
une expression métaphorique complémentaire dans le motif
de la salamandre (K 10), que les tantes Lanouette déclinaient
jadis à leur manière en se réjouissant de la capacité innée de
leur nièce à « pass[er] au cœur du feu, sans se brûler » (K 47).
Facilitée par la tonalité fantastique du roman, la surimpression
temporelle et identitaire va encore beaucoup plus loin dans Les
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Enfants du sabbat. Sœur Julie croise dans ses visions une petite
fille et lui adresse ces mots : « – Tu devrais avoir honte. Tu me
ressembles comme une goutte d’eau. Tu es moi et je suis toi. Et
tu fais semblant d’être une bonne sœur ! » (ES 32.) La fusion
devient telle que sœur Julie offre aux regards incrédules de la
supérieure, de l’aumônier et du médecin, les écorchures qu’elle
s’était faites dans sa course folle dans la forêt alors qu’elle fuyait
l’incendie de la cabane de la montagne de B. Et là encore, c’est
la même euphorique reconquête d’une unité ontologique origi-
naire : « Aucune résistance. [...] Je me réchauffe à la source de
ma vie perdue, pareille à une chatte ronronnante s’installant près
du feu » (ES 38). Dans sa première partie, qui la voit évoquer
le passé collectif des femmes du pays, l’aventure anamnésique
de Flora Fontanges revêt des traits similaires, même s’il s’agit
d’un passé d’emprunt : souci d’habiter un nom et un corps du
passé, sentiment euphorique de soi dans l’affirmation du désir
d’être. Aidée par Raphaël, elle
rêve de s’approprier le cœur desséché de Barbe Abbadie, de
l’accrocher entre ses côtes, de le rendre vivant à nouveau,
comme un cœur de surcroît, de lui faire pomper un sang
vermeil à même sa propre poitrine (PJ 51).
Et, au bout de l’aventure, « Flora Fontanges rayonne de la vie
et de la mort de Barbe Abbadie. Elle devient puissante, enva-
hissante, au comble de sa présence » (PJ 52). L’abolition des
frontières temporelles et du moi souffrant au profit d’une intério-
rité originelle et vivace redécouverte trouve son aboutissement,
ou plutôt son dépassement, dans une nomination revendiquée
susceptible d’assurer la stabilité identitaire. Il s’agit en fait
d’entériner les jeux sensoriels et la fusion des temporalités
en allant vers des « mots-choses », capables de constituer un
noyau objectif d’identification dans lequel puisse advenir une
116
La mémoire et le temps circulaire
137
Le mal d’origine
Notes
1. Cette obsession du ressassement peut être interprétée comme un écho de
la vie au Québec pendant la période qui précède la Révolution tranquille
et qu’Anne Hébert évoque en ces termes : « Pendant des générations nous
nous sommes plus ou moins tus comme des trappistes contrariés. Qu’y
avait-il d’autre à faire durant les longues soirées dans la solitude de l’hiver,
le front contre la vitre givrée, essayant de percer la nuit et la neige, pour
ensuite retourner à la patiente contemplation du feu dans le poêle ? La
rêverie tandis que nous ressassions tous nos malheurs. De même l’éternelle
psalmodie du chapelet n’a-t-elle pas très souvent fait fonction de prière et
de vie spirituelle tout court ? » (1960c : 9.)
2. Voir Proust, 1969 : 1046-1048.
3. Cette expression métaphorique est récurrente dans l’œuvre d’Anne Hébert :
voir par exemple K 115 ou encore PJ 78.
4. Nombreux sont les exemples qui confirmeraient cette approche. Dans « Le
Torrent », la grande Claudine est habitée par l’obsession qu’« [i]l faut se
dompter jusqu’aux os » pour chasser « la force mauvaise qui est en nous »
(LT 9) ; Nora, célébrant sa naissance au monde le lendemain de ses quinze
ans, parle du « cœur de [s]es os » (FB 111) ; Perceval Brown est déchiré
par « [u]n son qui file jusqu’au ciel après avoir creusé son trou noir dans
[s]es os » (FB 141) ; le pasteur Nicolas Jones situe dans ses os le secret de
sa vocation religieuse : « Appelé par Dieu, tiré du limon de Griffin Creek,
par Dieu, pour accomplir l’image parfaite de l’agneau à l’intérieur de mon
âme, au creux le plus secret de mes os » (FB 40). Et enfin Aurélien Laroche
survit avec « [l]’image de sa femme enfouie au plus creux de ses os »
(AC 12).
146
La mémoire et le temps circulaire
147
Le mal d’origine
20. Les valeurs de la nudité du corps chez Anne Hébert (voir infra, ch. 8)
tendent à montrer que la pédophilie est bien avant tout une manière pervertie
de montrer l’expérience traumatique d’une enfance confisquée par les
adultes.
21. Cette culpabilité, inhérente à la défaillance des Origines, apparaît dès
l’incipit du récit qui voit arriver un médecin pour constater le décès de
Delphine. « Ne s’agit-il pas de prendre quelqu’un en faute, mort ou vif, au
sujet de ce décès incongru ? » (ED 17), note Édouard. Mais on ne peut s’y
tromper, cette culpabilité d’Édouard est due à cet autre décès, beaucoup
plus déraisonnable, qui clôt le texte, celui du frère aîné, que la mort de
Delphine ramène à la conscience du héros.
148
DEUXIÈME PARTIE
La mère mortifère
La familiarité de la mère avec l’absence et la mort est très
contrastée : souvent victime, elle peut aussi, destructrice4 et
mortifère, se faire bourreau. Avec « [s]es yeux [qui] lançaient
des flammes » (LT 17), la grande Claudine, dans « Le Torrent »,
est sans aucun doute le prototype de cette mère dont la violence
physique est proprement terrorisante. Dans Les Chambres de
bois, la mère de Michel et de Lia « s’entour[e] souvent de faste
et de cruauté » (CB 31). Plus ambiguë, l’évocation de la mère
supérieure, lors de l’incendie de l’hospice Saint-Louis dans
Le Premier Jardin n’en est pas moins troublante. Les enfants,
qu’elle cherche à sauver, ne voient dans sa proposition à la
suivre qu’une sorte d’invitation à s’abandonner aux ténèbres
156
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps
169
Le mal d’origine
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Le mal d’origine
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Le mal d’origine
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L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps
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Le mal d’origine
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L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps
197
Le mal d’origine
temps mortel32. C’est ce que prédit avec raison Nora dans Les
Fous de Bassan :
Mon oncle Nicolas, ma tante Irène, Stevens, Perceval, Olivia
et moi serons tous emportés par le mouvement de notre
propre sang, lâché dans la campagne, au grand galop de la
vie et de la mort (FB 121).
Ce substrat mythique et symbolique explique que l’eau et le
cheval se voient attribuer discursivement des prédicats et des
investissements sémantiques souvent similaires. Le premier
de ces investissements communs relève naturellement de
l’isotopie du bruit violent. François perçoit le torrent et le
cheval Perceval33 d’une manière identique, le bruit de l’un
étant strictement assimilé par le texte à celui de l’autre : « Je
quittais l’écurie, la tête et les oreilles battant d’un vacarme
qui me rendait fou. Toujours ce ressac d’eau et d’orage »
(LT 30). Mais c’est aussi par son aspect extérieur, ses couleurs
et ses reflets que le cheval hébertien se rapproche de la rivière.
La « belle robe noire aux reflets bleus » (idem) de Perceval est
pleine d’« écume » (LT 29). Il en ira de même du cheval monté
par Lydie dans L’Enfant chargé de songes, qui « reflèt[e] sur sa
robe frémissante le ciel et les nuages agités » (ECS 44).
En empruntant à l’eau noire son indomptabilité, son vacarme
et sa violence désordonnée, le cheval Perceval, dans « Le
Torrent », renoue avec « le grand symbole du cheval infernal »
(Durand, 1969 : 78), qui unit la noirceur et la puissance
mouvante, imprévisible, du feu destructeur. Aussi « cette bête
frémissante » (LT 29) offre-t-elle au regard « [d]es courants
électriques [qui] parcour[ent] son épine dorsale » à la manière
de l’« orage » (LT 30). Narrativement, sa libération coïncide
avec la mort violente de la grande Claudine ; il devient alors
tout simplement « la bête » (LT 32), celle dont l’évocation
203
Le mal d’origine
Notes
209
Le mal d’origine
210
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps
211
Le mal d’origine
22. C’est ce qu’a très justement remarqué Jacques Allard, qui concluait un article
consacré à ce roman par la phrase suivante : « On peut maintenant vivre au
bord de la rivière » (1995). La suite de l’œuvre pourrait cependant inviter à
relativiser la portée de cette remarque : Anne Hébert y revient à ses démons,
de manière peut-être moins ostensiblement traumatique, puisque son
dernier roman se clôt sur une noyade qui n’a pas tout à fait la même
portée que celle de François, dans la mesure même où la Seine ne sert pas,
narrativement, de configuration identifiante. Cela dit, Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais constitue bel et bien un point
d’aboutissement de la méditation hébertienne sur le destin des femmes.
Nous y reviendrons.
23. Conjonction qui réapparaît dans le dernier texte d’Anne Hébert, mais de
manière plus discursive que figurale. Ainsi Miguel Almevida attend tout de
sa rencontre avec Jean-Éphrem de la Tour au Paradis perdu : « La source
même de la terre me sera alors révélée, dans des rafales de musique »
(HL 66).
24. Sur ce point, voir Roy-Hewitson, 1980 : 832.
25. De ce point de vue, il n’y a pas de grande différence entre la mer de Griffin
Creek et le torrent auquel s’abandonne François Perrault. D’ailleurs,
au cours de la tempête, Stevens demandera à Olivia et à Nora « de le
suivre en pleine tempête, de vivre et de mourir avec lui dans un gouffre »
(FB 133).
26. Sur ce point, voir Bishop, 1984-85 : 183.
27. L’image très évocatrice du crachat, que nous avons déjà rencontrée dans
L’Enfant chargé de songes par exemple, se retrouve tout naturellement ici
sous la plume d’Anne Hébert : « chaque vague moutonne et crépite [...],
s’affaisse aussitôt, écumante sur le sable, mourante sur le sable, en un petit
filet d’écume, tel un crachat blanc » (FB 95).
28. C’est ce qui rapprocherait Les Fous de Bassan du « Torrent », récits de
l’absorption dans les dynamismes élémentaires aquatiques, et signalerait
la singularité de Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais,
récit de l’adhésion à ces mêmes dynamismes.
29. D’où le fait que l’acte sexuel et plus largement le sentiment amoureux
soient, chez Anne Hébert, très fréquemment mis en relation métaphorique
avec la noyade (voir CB 76 ; K 69, 73 ; AC 81...) et la mort avec l’élément
marin (voir H 100 ; K 197, 223 ; AC 88).
30. À cet égard, les nombreux échos discursifs et thématiques que le texte
ménage entre la tempête réelle (FB 101-102) et la tempête imaginaire
212
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps
qu’évoque Stevens dans son récit du meurtre des adolescentes (FB 246-
247) ne trompent pas.
31. L’importance de l’odorat dans le désir hébertien est manifeste dans presque
tous les textes. Voir par exemple LT 58 ; CB 82 ; K 215 ; FB 72, 101 ;
ED 123.
32. La mise en relation du motif du cheval, du désir et de l’instinct est une
constante dans l’œuvre d’Anne Hébert. Elle apparaît à de multiples reprises
sous des formes diverses (voir, par exemple, CB 99 ; K 10, 238 ; ES 72 ;
FB 83 ; ED 119).
33. Pour la portée du choix du nom du cheval, voir Garant, 1988 : 136-137.
34. Lydie n’est pas sans rappeler la vision de l’Apocalypse : « Et je vis une
femme assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires »
(Apocalypse, 2 17). Comme la femme de la vision biblique « vêtue de
pourpre et d’écarlate » (idem), la jeune fille arbore une « écharpe rouge
[…] comme une oriflamme » (ECS 65).
35. Cette corrélation entre le cheval et la bicyclette est déjà mise en œuvre
dans L’Enfant chargé de songes. De fait, le dessin de Julien qui représente
une écharpe rouge qui s’enroule autour d’un cheval est à mettre en relation
avec les mots qui clôturent le passage précédent du roman qui montre
Lydie partir sur sa bicyclette : « Elle a déjà enfourché sa bicyclette et son
écharpe rouge flotte derrière elle comme une oriflamme » (ECS 65). Il est
à remarquer que Lydie, par ailleurs bonne cavalière, apprend à Hélène à
faire de la bicyclette avant de l’embarquer sur son canot (ECS 76).
213
CHAPITRE CINQUIÈME
228
L’initiation subvertie
LA TOPOLOGIE INITIATIQUE
L’hypotextualité initiatique révèle donc une nouvelle iden-
tité en gestation, placée sous le signe de la confrontation avec
les figures de l’Autre, dont le pouvoir et le savoir sont suscep-
tibles d’ouvrir un processus d’élaboration de soi qu’informe
une spatialité chargée de significations et indispensable au
« procès de construction du je » (Landowski, 1997 : 91). Ainsi
mise en espace, la confrontation initiatique avec l’Autre induit
un système topologique très contrasté qui, par ses différentes
strates, mimétique, narratique et symbolique, et plus encore
par les valeurs diffusées, participe activement à la syntaxe
identitaire des personnages, essentiellement dynamisée par
l’opposition dialectique entre l’ouverture, représentée par ce
motif du bildungsroman qu’est la route, et l’espace confiné
d’un lieu clos.
233
Le mal d’origine
pendant que le loup n’y est pas » (FB 128). Contaminée par la
forêt, la grève diffuse alors des valeurs ambiguës qui associent
à la menace traditionnelle du loup celles plus euphoriques
du plaisir naturel, de l’épanouissement du corps que la jeune
adolescente découvre en se promenant pieds nus, « à la limite
de l’eau » (idem). On pourrait dire la même chose à propos de
la forêt dans laquelle s’avance Clara pour rejoindre la cabane
du Lieutenant, avec « [l]e grésillement des grillons, la senteur
des résineux chauffés au soleil, l’odeur des aiguilles rousses et
jaunes remuées sous ses pieds » (AC 43). Par la profusion des
sensations, olfactives, tactiles, auditives, le personnage accède
au plus fort de sa présence dans un monde sensible accueillant.
Mais la cabane du Lieutenant est située « au centre d’une
minuscule clairière à peine défrichée » (AC 44) et rappelle par
là les dangers d’une « forêt qui se rapproche [...], l’encercle
lentement » et « un jour reprendra tout le terrain défriché alen-
tour » (AC 54).
C’est par « son obscurité et son enracinement profond »
(Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 455) que la forêt peut
symboliser ainsi l’inconscient et les instincts de vie. Et de fait,
en reliant l’espace initiatique à des profondeurs chthoniennes,
la forêt donne à l’action qui se noue, par métonymie ou par
synecdoque, une portée authentiquement élémentaire. Dans
Les Enfants du sabbat, la cabane de la montagne de B. est
contaminée par l’espace du « ravin » (ES 44), notamment au
moment des fêtes sataniques, lorsque la fumée transforme
l’ensemble pour en faire un véritable gouffre souterrain dans
lequel s’engloutissent les différents protagonistes, repris « dans
l’intimité de la terre » (idem). Dans Héloïse, l’appartement du
Bois entretient des relations obscures avec le monde souterrain
du métro dont Bernard dira qu’il lui donne l’« impression
de […] s’enfonc[er] au plus creux de la terre » (H 19). La
242
L’initiation subvertie
chargé de songes, l’oiseau n’en dit pas moins les forces obs-
cures de la libido. Lorsque Julien s’apprête, dans la cabane
aux renards, à embrasser Lydie pour la première fois, « les
oiseaux [...] commenc[ent] de jacasser en sourdine » (ECS 98).
Or, quelques pages plus haut, Lydie se désolait de l’exigence
amoureuse de Julien avec ce rappel intertextuel d’un vers de
Hector de Saint-Denys Garneau (1949 : 97) qui en souligne la
puissance prédatrice : « Son exigence me tue. Il réclame tout de
moi. Il aura mon âme au bec, si je le laisse faire. Elle s’essuie
les yeux. […] referme son poing comme quelqu’un qui étouffe
un oiseau » (ECS 88).
Le brouillard, réel ou métaphorique, dont on a déjà évoqué
l’inquiétante complicité avec l’élément aquatique, construit
un second motif métaphorique complémentaire. Les romans
d’Anne Hébert se souviennent ici de la mythologie initia-
tique dans laquelle le brouillard symbolise l’indifférencié,
l’indistinction qui précède la révélation initiatique. C’est une
manière de signifier l’irréductible étrangeté de ces lieux qui, se
dérobant au regard, se soustraient au réel lui-même. Dans Les
Chambres de bois, le château des seigneurs est « prisonnier d’un
pays de brume et d’eau » (CB 45), où « [t]outes les routes se
ressemblaient, […] se répétant de-ci de-là, comme des motifs »
(CB 28). Similitudes et répétitions à l’identique suscitent un
paysage indistinct, sans point de repères, dans lequel les trois
sœurs égarées ne retrouvent leur chemin que grâce au « chasseur
[...] qui sort[ait] du bois » (CB 29). Tant et si bien que c’est
un seul et même danger que représentent les chasseurs et cet
espace dans lequel il est possible de se perdre, de se noyer.
D’ailleurs, quelques pages plus loin, un rêve de Catherine vient
donner corps à cette menace puisque on y voit « la pluie et le
brouillard descend[re], peu à peu, sur la maison, les arbres et
la peine de l’enfant. L’image entière fut noyée dans un sablier
247
Le mal d’origine
250
L’initiation subvertie
251
Le mal d’origine
Notes
1. Sur ce point, voir Sirois dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 131-138.
2. CB 110.
3. La notion d’altérité telle que nous l’avons définie doit être évidemment
désolidarisée des autres liens sociaux tels que ceux de la famille.
4. Pour une étude de l’altérité dans ce roman, voir Paterson dans Ducrocq-
Poirier et alii, 1997 : 243-250 et Paterson, 2004 : 85-104.
5. Sur ce point, voir l’avis d’Anne Hébert elle-même dans Paterson, 2004 :
86.
6. Il est d’ailleurs remarquable que ce pronom soit fréquemment employé : en
définissant ainsi une instance discursive à laquelle se rattache le sujet, il fait
surgir, par opposition, l’altérité, comme celle du Lieutenant dans Aurélien,
Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais : « Il s’est approprié le petit
camp de bois rond abandonné, au bord de la rivière. Il a dégagé la vue sur
la rivière. De tout le temps qu’il passera parmi nous, il ne défera pas sa
valise » (AC 53).
7. En termes de scénario initiatique, Stevens Brown et Nicolas Jones sont presque
interchangeables. La manière dont Olivia voit Stevens est très proche de
celle dont Nora voit le pasteur, avec sa « masse noire […] rassurante et
autoritaire » (FB 118), convaincue qu’elle est qu’il « possède la science du
bien et du mal, comme l’arbre au milieu du Paradis terrestre » (FB 119).
8. L’altérité masculine s’élabore par le regard féminin. C’est dire que cet
affaiblissement du pouvoir de l’homme dans les derniers récits d’Anne
Hébert pourrait être interprété, a contrario, comme une émancipation de la
femme qui n’investit plus la différence sexuelle de la même manière. Cela
corrobore l’hypothèse selon laquelle Aurélien, Clara, Mademoiselle et le
Lieutenant anglais, qui est le dernier roman à présenter une femme comme
personnage principal (Delphine n’existant que par la parole d’Édouard),
marque un vrai tournant dans l’œuvre.
9. D’autres sentiers présents dans l’œuvre viennent corroborer cette analyse.
Que l’on songe à Julien et à Lydie qui « marchent l’un derrière l’autre dans
267
Le mal d’origine
le sentier étroit » (ECS 94) qui conduit vers la cabane aux renards où a lieu
leur « nuit de noces » (ECS 99), ou encore à Olivia qui « s’élance dans le
sentier menant à la grève » (FB 242) en compagnie de Stevens et de Nora
pour aller au devant de sa première et désastreuse expérience amoureuse.
10. Les lieux dont Élisabeth se sépare sont révélateurs de l’ambiguïté du monde
de son enfance. La maison de la rue Augusta n’a en effet rien à voir avec
celle de la rue Georges, où le mode de vie, grâce notamment à l’influence
d’Aurélie Caron, constitue une sorte de prélude à la vie sauvage qu’inaugure
la descente vers Kamouraska et que confirmera la relation avec George
Nelson : « Me libérer. Retrouver l’enfance libre et forte en moi. La petite
fille aux cheveux tondus s’échappant de la maison par une fenêtre. Pour
rejoindre les gamins de Sorel. Que faut-il faire ? Docteur Nelson, que faut-
il faire ? Dites seulement une parole et je vous obéirai. Dois-je à nouveau
sacrifier ma chevelure ? » (K 123.)
11. Eliade rappelle que « la mort initiatique est souvent symbolisée par [...] la
cabane » (1992 : 18) et ajoute que « [l]a cabane initiatique figure, outre le
ventre du Monstre engloutisseur, le ventre maternel » (ibid. : 89).
12. Comme le souligne Caillois, « [l]e sacré est toujours plus ou moins ce dont
on n’approche pas sans mourir » (1988 : 25).
13. Traditionnellement, la forêt est un « lieu étranger, de mort temporaire, où
réside le Diable ; le fait de s’y rendre équivaut à un voyage dans l’après-
vie » (Lotman, 1999 : 113).
14. Sur ce point, voir infra, ch. 6.
15. La comparaison souligne explicitement le caractère régressif de toute
initiation.
16. L’intertextualité contribue grandement à établir cette corrélation entre
l’appartement de la grand-mère et la mort. De fait, la dénomination
récurrente, « la maison de l’Esplanade », ne peut manquer de renvoyer à
la nouvelle éponyme dans laquelle une maison se vide progressivement de
ses habitants au fur et à mesure des décès ou des départs.
17. La cabane à bateaux et la cabane aux renards sont explicitement des lieux de
mort et les relations qui s’y nouent ne peuvent s’en trouver que puissamment
influencées. La première est liée à des parties de pêche particulièrement
sanglantes qu’évoque le pasteur (FB 40) ; la seconde suscite l’évocation
des mères renardes qui mangent leurs petits (ECS 63).
18. L’histoire de la servante Aurore, dans Le Premier Jardin, propose une
illustration très crue de la violence menaçante des reflets qui signalent
une profonde perturbation du monde réel par l’apparition insoutenable de
la radicale nouveauté du désir ravageur : « Il [l’étudiant en droit, fils de la
268
L’initiation subvertie
269
CHAPITRE SIXIÈME
LA PERTE TRAGIQUE
DES REPÈRES D’IDENTIFICATION :
L’ENTRÉE DANS LA VIOLENCE RÉCIPROQUE
et son oncle le pasteur Nicolas Jones sont « [l]es deux plus roux
de Griffin Creek » et le texte ne manque pas une occasion de
les comparer à des « renards » (FB 43). La connivence entre les
cousines Nora et Olivia est telle que Perceval voit en elles « [u]n
seul animal fabuleux […] fait pour l’adoration ou le massacre »
(FB 31), rejoignant ainsi le point de vue de Stevens qui réduit
les femmes à « un seul troupeau bêlant » (FB 82). Après avoir
cédé à Alexis Boilard, Lydie évoque son éventuelle grossesse
devant Julien en des termes dont la crudité se complaît dans
la confusion immonde : « Tu vois ça d’ici : des jumeaux bien
tassés dans mon ventre, un tout rouge et puant, l’autre frisé
comme un mouton ! » (ECS 96.) Les sœurs de l’institutrice,
dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais,
« lui ressemblant de prime abord comme trois gouttes d’eau »,
ne tardent pas à révéler leur nature de « vautours » (AC 27). Loin
d’être un signe d’harmonie, le surgissement du Même annonce
une perte ontologique, une présence dégradée.
281
Le mal d’origine
La rivalité mimétique
Comme le note très justement Janet Paterson, « [c]e qui
apparaît ainsi dans ces récits, ce qui nous interpelle, n’est pas
la question de l’identité des meurtriers, mais bien plutôt celle
du drame de la dépossession et de ses conséquences néfastes »
(1996 : 18-19). Il nous semble cependant que les perspectives
ouvertes par René Girard permettent d’aller plus loin dans
l’exploration du problème en posant l’hypothèse que, chez
Anne Hébert, la dissolution des différences, provoquée par la
rencontre avec une altérité dévastatrice, promeut le Même et le
Semblable qui conduisent, dans un violent processus conflictuel
de dégradation, à l’absence. Et ceci tient d’abord au fait que
l’effacement des différences et l’indistinction confuse reposent
sur un ressort qui en constitue le principe dynamique : le
« désir mimétique ». Selon Girard, « le désir est essentiellement
mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même
objet que ce modèle » (1987 : 217). Car « à la source même
de la subjectivité, on trouve toujours l’Autre, victorieusement
installé » (Girard, 1992 : 47). Or Anne Hébert fait partie des
« quelques grands écrivains [qui] se sont intéressés à ce type
de rivalité » (Girard, 1987 : 218), pour en faire un des points
294
La perte tragique des repères d’identification
301
Le mal d’origine
La réciprocité violente
Dès lors que se corrodent et se dissolvent les différences, que
des sujets revendiquent un désir identique dans ses modalités
et ses visées à celui de l’Autre, la violence réciproque éclate.
Comme le note Lia avec une étonnante lucidité, « quand on a
commencé à se faire du mal, un jour ou l’autre on va jusqu’au
302
La perte tragique des repères d’identification
304
La perte tragique des repères d’identification
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Le mal d’origine
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La perte tragique des repères d’identification
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Le mal d’origine
309
Le mal d’origine
qui s’est donné et qui a été reçu » (CB 107). Dans Kamouraska,
le motif apparaît très explicitement corrélé à la sexualité.
Ainsi le sexe de George Nelson est-il « dur comme une arme »
(K 159) et la « fraîche entaille entre ses cuisses » (K 73)
qu’évoque Élisabeth au lendemain de sa nuit de noce suggère
l’arme par métalepse. Toutes les relations amoureuses
sont hantées par ce motif qui n’est d’ailleurs pas, dans ce
récit, toujours métaphorique, comme en témoignent les
comportements d’Antoine Tassy : « Il me lance un couteau de
cuisine par la tête. Je n’ai que le temps de me baisser. Le couteau
s’est planté dans la boiserie. À la hauteur de ma gorge » (K 86).
Et si Nora regarde son « oncle Nicolas, avec des yeux braqués
sur lui comme des pistolets » (FB 128), Lydie Bruneau, dans
un inhabituel moment de faiblesse, implore Julien : « – Ne me
regarde pas comme ça, on dirait que tu veux me fusiller avec
tes yeux » (ECS 95). Plus euphémisé, le motif réapparaît encore
dans Est-ce que je te dérange ?, où Delphine évoque Patrick
Chemin et « [s]es grandes jambes comme une paire de ciseaux
qui coupent l’air à grands coups de pieds » (ED 65).
Notes
1. Voir sur ce point Rank, 1973 : 102.
2. Girard et Rank soulignent le lien très étroit que les jumeaux entretiennent
avec la violence, ainsi que la crainte que leur naissance suscite dans les
sociétés primitives (Girard, 1987 : 89 ; Rank, 1973 : 96).
3. Pour les rapprochements possibles entre les deux cousines et certains
couples jumeaux de la Bible, voir Francoli, 1984 : 135.
4. Voir Girard, 1987 : 192.
5. Voir notamment Apocalypse, 13 2. Pour ces emprunts à la Bible, voir Sirois,
1992 : 123.
6. Sur un plan sociohistorique, cette rêverie sur l’indifférencié n’est pas non
plus étrangère à la manière dont Anne Hébert perçoit l’évolution actuelle
de l’identité québécoise elle-même. Ainsi, à Lise Gauvin qui lui demandait
ce qu’elle pensait du Québec d’aujourd’hui, Anne Hébert répondait : « Il a
émergé de la censure, avec la formidable liberté qui en découle, totalement
différent du Québec que j’ai connu. L’ennui c’est que tout le monde, partout,
se ressemble de plus en plus. Il y avait une mer auparavant entre la France
et Montréal. Les femmes ne s’habillaient pas de la même façon, ne parlaient
pas de la même façon. C’était très tranché et très net. Plus maintenant. On
voit surgir une espèce de type universel, surtout chez les jeunes » (Anne
Hébert auprès de Gauvin, 1992b).
7. Cette constante est à mettre en relation avec un aspect de la réalité
québécoise corrélé au sentiment de colonisation et que Schwartzwald
appelle le « topos de l’infantilisme » (dans Simon et alii, 1991 : 141).
8. Ces aspects du langage sont à mettre en relation avec les modes d’expression
québécois d’avant la Révolution tranquille, que dénonce Anne Hébert : « La
langue puérile, équivoque et humiliée qui est la nôtre reflète parfaitement
cette complicité intérieure que nous entretenons avec l’informe. Nous
craignons d’une terreur égale, la lumière en nous qui force la pensée, la
suscite et lui donne forme, et le passage au grand jour de cette pensée
devenue expression et langage. Nous refusons de parler une langue d’adulte,
nous cramponnant de toutes nos forces au petit-nègre d’une enfance
archaïque » (1960 c).
9. On aura reconnu là les paroles d’une chanson à succès que chantait naguère
Sylvie Vartan.
10. La même ambiguïté fondamentale se retrouve dans le meurtre de Nora
Atkins par Stevens Brown, dont le geste passe insensiblement de la
« caresse » à la violence meurtrière (voir FB 244-245). Le pasteur, déjà, se
325
Le mal d’origine
désolait d’« être à nouveau celui qui convoite la vie et se fait complice de
la mort » (FB 46).
11. Déjà, le soir de ses noces, à l’auberge où se déroule la fête organisée par
son mari, « [l]e son discordant des violons » (K 72) était un signe sûr de
son entrée dans le désordre et la confusion violente.
12. Cette animalisation des danseurs n’est pas sans rappeler celle de la scène
du bal, à l’Auberge des Trembles, lors du mariage d’Élisabeth et d’Antoine
Tassy, où les danseurs « se démènent en dansant et crient comme des bêtes
qu’on égorge » (K 72).
13. Il n’est guère surprenant que ce désordre, déjà rencontré dans la mise en
scène anamnésique, soit à nouveau convoqué. Il s’agit dans les deux cas
d’une désintégration des frontières différentielles, temporelles dans le
premier cas, existentielles et identitaires dans celui qui nous occupe.
14. C’est l’autre nom que René Girard donne au modèle dans Mensonge roman-
tique et vérité romanesque : « Nous appellerons ce modèle le médiateur du
désir » (1992 : 16).
15. Le dédoublement obéit aussi à une logique quasi sociologique en ceci que
le contexte social de référence que propose le roman ne permet pas à une
femme d’aller au bout de la violence que manifeste Élisabeth.
16. Kamouraska offre d’autres doubles. Aurélie Caron, avec ses cheveux noirs
et ses pouvoirs mystérieux, est la face noire d’Élisabeth, autrement dit son
double. D’ailleurs, si Aurélie apparaît clairement comme « une sorcière »
(K 63), Élisabeth revendiquera le même rôle : « Je suis une sorcière. Je crie
pour faire sortir le mal où qu’il se trouve, chez les bêtes et les hommes »
(K 131). La « femme noire » de la fin du roman n’est que l’ultime manifestation
hallucinée de cette ressemblance profonde entre les deux femmes.
17. Plus largement, la prédation constitue un topos de la littérature québécoise.
On le retrouve par exemple dans l’œuvre de Gabrielle Roy où « il est évident
que le rapport du masculin au féminin est celui du prédateur et de sa proie »
(Bourbonnais, dans Saint-Martin, 1992 : 103).
18. Voir supra, ch. 4.
19. Ce motif métaphorique de l’arme ne concerne pas seulement les relations
entre hommes et femmes. On le retrouve en filigrane dans le récit de la
première rencontre entre Marie Éventurel et sa « fausse grand-mère ».
Sitôt que cette dernière finit de raconter ses histoires, sa voix, jusque-là si
« prenante », retrouve son « timbre métallique de tous les jours » (PJ 125)
et se fait « tranchante » (PJ 139).
20. La très fréquente absence du père dans l’œuvre d’Anne Hébert n’est qu’une
forme particulière de parricide. Même Pedro Almevida, dont le machisme
326
La perte tragique des repères d’identification
327
CHAPITRE SEPTIÈME
LE DIFFICILE ENRACINEMENT
TERRITORIAL : LA VILLE-MÈRE INTERDITE
LE CONFLIT MODAL
Dans les romans d’Anne Hébert, la conjonction urbaine
s’effectue, au plan pragmatique, au terme d’un déplacement
spatial. Ce mouvement vers la ville peut certes faire l’objet
d’une ellipse narrative3, comme dans Les Chambres de bois,
ou bien rester dans l’implicite antériorité d’un hors-temps
diégétique comme dans Un habit de lumière. Mais très souvent
il se trouve figuré sous la forme d’un voyage qui modalise le
personnage selon le pouvoir faire en ouvrant la possibilité d’une
appropriation de l’espace urbain. Ainsi trois récits placent la
ville au terme d’un voyage intercontinental4 explicitement
évoqué. Flora Fontanges reçoit « [d]eux lettres venant d’une
ville lointaine » qui « décident de son retour au pays natal »
(PJ 9) pour jouer le rôle de Winnie, dans Oh ! les beaux jours
de Beckett, et venir au secours de sa fille fugueuse :
Il va falloir traverser l’Atlantique, durant de longues heures,
et aborder quelque part en Amérique du Nord, avant que le
nom redouté ne soit visible sur un tableau d’affichage, en
toutes lettres, comme un pays réel où elle est convoquée pour
jouer un rôle au théâtre (PJ 10).
331
Le mal d’origine
335
Le mal d’origine
337
Le mal d’origine
352
Le difficile enracinement territorial
358
Le difficile enracinement territorial
Notes
1. Cette apparition de Paris, clairement identifiable dans les derniers romans,
a été commentée par Anne Hébert elle-même, dans un entretien avec
Lise Gauvin qui lui posait la question suivante : « Paris est l’endroit que
vous avez choisi pour écrire. Mais Paris apparaît peu dans votre œuvre,
pourquoi ? » Et Anne Hébert de répondre : « Paris n’a pas été choisi “pour
écrire” [...]. C’est la vie que j’aime à Paris. Mais je n’écris pas sur ce que
je vois autour de moi, j’écris sur ce que j’ai en moi. [...] Peut-être que si je
quittais Paris pendant quelque temps, je n’écrirais que sur Paris. J’ai besoin
de distance, de liberté avec les paysages, avec les villes. Il faut avoir habité
longtemps des lieux pour pouvoir en parler vraiment, pour pouvoir en parler
à la première personne » (Gauvin dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 226).
Anne Hébert est revenue s’installer à Montréal au début de 1998, et la
publication d’Un habit de lumière en 1999 confirme cette hypothèse.
2. Nous laisserons de côté le Londres évoqué dans Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais, dans la mesure où il fait l’objet
d’allusions spécifiquement anamnésiques et ne se constitue jamais en un
lieu servant proprement de cadre à l’action des personnages.
3. Dans Les Chambres de bois, cette ellipse se situe entre la première et la
deuxième partie du roman et elle s’explique, on l’a dit, par le fait que le
voyage à Paris n’est qu’une forme vicariante du voyage à la maison des
seigneurs.
4. Cette oscillation entre les deux bords de l’Atlantique, « portant simulta-
nément les écrivains vers les rives de l’exil et les ramenant vers la terre
natale en un flux et reflux typiques de la situation québécoise » (Laroche,
1970 : 160-161), fut, on le sait, le lot d’Anne Hébert elle-même. Voir aussi
Bishop, 1993 : 14.
5. Les Chambres de bois pose à ce sujet un problème auquel Janet Paterson
(1985 : 19-41) a apporté une réponse à laquelle on ne peut que souscrire.
De fait, les lieux que quittent Catherine et Michel entre la première et la
seconde partie du roman n’ont pas de référent explicitement identifiable.
Seuls le mot « pays » et les valeurs sémantico-idéologiques qu’il revêt dans
la sphère canadienne-française peuvent laisser penser au Québec. Mais
rien dans le texte ne permet de dire que le village d’origine de Catherine
se situe au Québec, et le mot « pays » n’a pas dans le récit la stabilité de
ces désignateurs rigides que sont les noms propres.
6. Le motif est attesté dans de nombreux récits. Dans Les Chambres de bois,
« Catherine se penchait à la fenêtre » (CB 72) ; après sa première nuit passée
359
Le mal d’origine
360
Le difficile enracinement territorial
361
TROISIÈME PARTIE
LES CHEMINS
DE L’ASSOMPTION IDENTITAIRE
CHAPITRE HUITIÈME
RHÉTORIQUE CORPORELLE
ET FORMES DE VIE DIFFÉRENCIÉES :
VIVRE LE DEVENIR PAR
L’AFFIRMATION DU CORPS
Le corps féminin
Envisagé comme un tout ou évoqué métonymiquement par
l’une de ses parties, le corps féminin est une « unité de carac-
térisation » privilégiée dont l’exploration2 forge une rhétorique
somatique propre à l’œuvre hébertienne.
En se situant sur l’un ou l’autre des pôles d’un axe que nous
considérerons comme celui de la plénitude corporelle, les
personnages féminins révèlent leur plus ou moins grande
présence au réel.
Les deux premières parties des Chambres de bois nous
offrent avec Catherine un portrait exemplaire de la femme-
enfant, qui appartient au pôle négatif de l’axe. La tante Anita
« se désolait que l’âge de Catherine fût aussi peu sûr aux
hanches et aux seins » (CB 37). Elle se fait ainsi le porte-parole
d’une certaine idéologie présente dans le texte en valorisant
négativement cet état quelque peu androgyne d’une féminité
en attente de réalisation. Et en effet, Catherine est doublement
aliénée : par les tâches ménagères ingrates auxquelles elle
semble condamnée, puis par la longue entreprise de déréalisa-
tion à laquelle se livre son mari et qui suscite en elle beaucoup
de perplexité : « elle s’interrogeait dans la glace au sujet de la
ressemblance que Michel désirait qu’elle eût avec un portrait
d’infante, une pure fille de roi » (CB 85). Viennent se ranger
aux côtés de Catherine les deux cousines, Nora et Olivia Atkins,
qui, selon Stevens Brown, ont en commun d’être « [n]i tout à
fait femme ni tout à fait enfant » (FB 245), mais aussi Hélène
Vallières dont les « petits seins » et les « hanches étroites »
évoquent une « créature androgyne » d’une « candeur ineffable »
(ECS 74). Avec ses « mains d’enfant, fines et blanches » (ED 27),
Delphine affiche un corps qui est à l’unisson de son lexique
mais aussi de ses goûts, qui sont ceux d’« un enfant qui craint
les grandes personnes » (ED 43). Ce manque d’épanouissement
physique, ce défaut d’affirmation des formes féminines est donc
la manifestation somatique de personnalités en attente d’une
hypothétique réalisation existentielle, comme celle qu’espère
Olivia Atkins, convaincue d’être « faite pour vivre de la
pointe de ses ongles à la racine de ses cheveux » (FB 205), les
367
Le mal d’origine
que j’ai de plus beau, je le montre par la fenêtre » (HL 9). Cette
manière d’être extravertie, dans l’éclat d’une bienheureuse opu-
lence physique, se soutient d’un désir inextinguible, tout entier
dans ce nom si éloquent, Almevida, et qui ne trouve guère à
s’assouvir que sur le promenoir du Paradis perdu, dans « [s]on
obscurité complice, sa chaleur animale » (HL 91). Mais avec
ce personnage, Anne Hébert explore une facette nouvelle de la
femme forte et transgressive. Car si Rose-Alba est elle aussi
« pareille à une sorcière sur son bûcher » (HL 90), le prix à payer
pour cette transgression ne fera pas l’économie du ridicule :
« On lui a dit qu’elle était hors normes, opulente et courtaude
[…]. Elle pleure de rage » (HL 74).
L’opposition corps accompli versus corps non accompli
est associée à un second réseau sémantique subséquent qui la
complète, l’enrichit et se structure selon l’axe corps assumé
versus corps non assumé. Ce système signifiant ne repose pas
seulement sur les données morphologiques qui apparaissent
dans les prédicats descriptifs, mais aussi sur des éléments de
syntaxe narrative, autrement dit les « fonctions » (Mitterand,
1980 : 67).
L’expérience traumatisante de la nudité révèle la difficulté à
assumer son propre corps. Au-delà de l’agression que constitue
alors le regard de l’Autre, elle est synonyme de l’inanité de la
présence. Emprisonnée dans les chambres de bois, Catherine
en arrive à livrer elle-même « son corps humilié » (CB 119) à
la nudité dans un geste quasi suicidaire qui consomme la rup-
ture avec le réel imposée par Michel : « Catherine rejeta loin
d’elle draps et chemise, […] devint muette et appela la surdité
comme un baume, tandis que ses narines se pinçaient, refusant
toute odeur » (CB 139). Au tout début de son adoption, « étant
entre deux noms » (PJ 131), Marie Éventurel vit avec son corps
éprouvé par la scarlatine une relation très polémique, qui atteint
372
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
374
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
377
Le mal d’origine
Le teint féminin
Le teint constitue le dernier invariant de caractérisation mis
en œuvre dans les représentations hébertiennes de la femme.
Il sert de support à un réseau sémantique différentiel à trois
termes : pâle versus coloré ou doré versus mat ou foncé.
La pâleur se trouve convoquée comme élément discriminant
dans les portraits de femmes dont les processus d’identification
sont obérés par les comportements coercitifs d’autrui. Après
de longs mois passés à essayer de ressembler à l’image que
son mari Michel veut lui imposer, Catherine s’écrie : « Ai-
je assez pâli et langui dans ces deux chambres de bois ? »
(CB 91.) On pourrait dire la même chose d’Aurélie, la servante
d’Élisabeth, dont le visage est « d’une blancheur livide »
(K 61), « blême » (K 63), et qui reconnaît « [avoir] toujours
eu un teint de prisonnière » (K 61). La pâleur des jumelles Pat
et Pam, « presque blanches » (FB 140), et de leur tante Irène
Jones, à la « peau blême » (FB 44), surdétermine la sclérose de
leur corps et leurs cheveux contraints, pour signifier la même
aliénation, la même pauvreté de vie, la même non-vie, que
confirme évidemment Héloïse, « [t]rop belle, trop pâle, terrible »
(H 99). La pâleur n’est pas toujours le signe de cette inaptitude
foncière et quasi définitive à la vie. Elle peut, plus largement,
signaler toute forme de souffrance existentielle, de présence
398
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
Le corps masculin
Le système de caractérisation de l’homme semble beaucoup
moins complexe que celui de la femme, si bien que face à toute
une typologie de femmes aux multiples paradigmes irréductibles
l’un à l’autre, apparaît une sorte de « modèle », presque unique,
d’homme. L’idéologie hébertienne semble en effet se complaire,
au-delà de quelques spécificités propres à chaque œuvre, dans
une image masculine figée, stéréotypique, telle que l’évoque
madame Rolland : « un seul homme renaissant sans cesse de
ses cendres. Un long serpent unique se reformant sans fin, dans
ses anneaux. L’homme éternel qui me prend et m’abandonne à
mesure » (K 31). Mais là ne s’arrêtent pas les différences. Car
si la femme signifie par tout son corps, ses cheveux, son teint,
qui renvoient à sa nature profonde et révèlent son rapport à soi
et au monde, l’homme hébertien pose sa présence plus par ses
comportements que par sa réalité physique. Pour simplifier, on
401
Le mal d’origine
La morphologie masculine
Le support de caractérisation le plus fréquemment utilisé
concerne la stature, et permet le développement du système
sémantique suivant : longiligne versus tassé versus gras.
L’homme est très généralement grand, maigre, voire
dégingandé. Cela est d’abord vrai des jeunes gens qui sortent
de l’adolescence et abordent l’âge adulte. Ainsi les principaux
personnages masculins des différents romans, Michel (CB 99),
George Nelson (K 125), Joseph (ES 98), Bernard (H 13),
Stevens (FB 28), Raphaël (PJ 184), Julien (ECS 81), ont peu ou
prou la même morphologie que le Lieutenant anglais, « [g]rand,
maigre, osseux » (AC 45), ou encore que Jean-Éphrem de la
Tour, avec « [s]es longues jambes, ses longs bras » (HL 69)16.
Toutefois cette « haute taille » (PJ 184) voit sa valeur sémantique
s’enrichir considérablement dès lors qu’elle apparaît dans les
contenus prédicatifs appliqués à des hommes d’âge plus avancé,
aux pères. Il y a là un trait essentiel de la présence masculine
qui associe la verticalité à la domination et au pouvoir. Pour
se convaincre de cette corrélation, il suffit d’évoquer le père
de Michel, dont la « grande hauteur » est clairement associée
à son statut social de seigneur et à l’autorité paternelle qu’il
exerce sur son fils, « loin derrière, tête basse, accablé sous le
poids de la gibecière » (CB 29). On pense encore au « corps
long et maigre » (ES 65) d’Adélard ou bien à la « haute taille »
(PJ 148) de M. Éventurel.
Cette corrélation entre grande taille et pouvoir masculin
est si forte que si le second est menacé, la première s’efface
et cesse d’être l’attribut de l’homme. Agonisant et tout entier
402
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
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Le mal d’origine
431
Le mal d’origine
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Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
437
Le mal d’origine
Notes
1. En se gardant toutefois, comme le souligne Ricœur, de toute dichotomie
simpliste : « je ne veux pas laisser croire que le critère psychologique aurait
une affinité privilégiée pour l’ipséité et le critère corporel pour la mêmeté.
[...] le critère corporel n’est pas par nature étranger à la problématique
de l’ipséité, dans la mesure où l’appartenance de mon corps à moi-même
constitue le témoignage le plus massif de l’irréductibilité de l’ipséité à la
mêmeté. Aussi semblable à lui-même que demeure un corps [...], ce n’est
pas sa mêmeté qui constitue son ipséité, mais son appartenance à quelqu’un
capable de se désigner lui-même comme celui qui a son corps. » (1996 :
154-155.)
2. Ce faisant, Anne Hébert se situe dans une tradition littéraire québécoise
rappelée en ces termes par Barbara Godard : « l’écriture des femmes
des années soixante-dix a pris pour sujet l’exploration des corps » (dans
Saint-Martin, 1992 : 94).
3. La crise de la présence que manifeste la maigreur prend parfois des tours
plus inattendus. Ainsi, dans ce même roman, la maigreur toute masculine
et un peu ridicule de Céleste Larivière est à sa manière aussi dysphorique.
Au-delà d’un côté sympathique et dynamique qui la fait s’intéresser au sort
des femmes amérindiennes, la jeune amie de Maud et de Raphaël professe
une conception ségrégative de la vie qui l’exclut tout autant qu’elle exclut
l’Autre : « Elle dit “nous les filles”, et elle a l’air de vouloir exclure le reste
de l’humanité » (PJ 23).
4. Pour le rapport entre le père et la maigreur, voir infra, dans ce même
chapitre.
5. Dans « Feux du ciel », Jules Supervielle évoque « [l]a bague opaque des
morts » (1996 : 270).
6. La nudité traumatisante entretient des liens très étroits avec la maigreur.
Cela dit, les portées de l’une et de l’autre ne sont pas tout à fait identiques.
La maigreur est la marque d’une présence aliénée, alors que l’expérience
dysphorique de la nudité est plutôt évocatrice du degré de conscience de
cette aliénation. Ainsi, nous l’avons vu, la maigreur de Céleste Larivière
dit les périls de l’ostracisme féministe que la jeune femme professe. Mais,
à l’inverse de Marie Éventurel, cette façon de s’exclure n’entraîne nulle
mauvaise conscience, si bien que Céleste n’éprouve aucune pudeur et « [s]e
promène toute nue » (PJ 25) dans la chambre d’hôtel de Flora Fontanges.
7. Il convient ici d’établir une forme de gradation entre les femmes qui
affirment leur féminité de façon transgressive et celles qui l’expriment
438
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
439
Le mal d’origine
440
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
17. Même s’il s’agit d’une relation père-fille et non père-fils, la singularité
d’Aurélien Laroche mérite d’être soulignée. Ainsi, « [d]e temps en temps,
Aurélien reprenait Clara contre sa poitrine, pour la consoler d’être seule et
minuscule, égarée au bord d’un champ, au pied d’un sapin » (AC 11-12). Et
cette attitude proprement maternelle n’hésite pas à s’accompagner d’« une
grande fierté » (AC 17).
18. La colère n’est pas seulement affaire de syntaxe narrative ou modale : elle
est puissamment liée à un environnement culturel qui oriente le point de
vue à partir duquel s’évalue sa signification. Les systèmes de valeurs qui
sous-tendent ce récit d’Anne Hébert ont été abondamment décrits et l’on
se contentera ici de rappeler que, dans la sphère judéo-chrétienne, la colère
est considérée comme un péché.
19. Il y a là sans aucun doute une résurgence de l’humiliation qu’ont subi, aux
yeux d’Anne Hébert, les Canadiens français avant les années 1960 : « Ayant
réchappé, tant bien que mal, à un héritage français désuet, professant le
culte d’un passé bien révolu, subissant quotidiennement les assauts d’une
langue étrangère dans la force de l’âge, le Canadien français courbe le dos
et savoure son humiliation. Il persiste comme une épine plantée au cœur
du continent américain » (1960c).
20. Cet oxymore participe de la singularité profondément blasphématoire de la
colère dans ce roman. Comment ne pas voir ici en effet le rappel de l’am-
bivalence fondamentale et essentielle de la colère de Yahvé dans l’Ancien
Testament (voir notamment Les Nombres, 11 1, Isaïe, 51 17).
21. Le mouvement de colère de Bernard, lors de la visite de l’appartement,
repose sur des fonctionnements analogues, et se condamne à être aussi peu
active : « La colère de Bernard est déjà tombée, comme un mauvais feu
qui ne prend plus. Il n’éprouve qu’une immense fatigue, une détresse sans
nom » (H 43).
22. Cet adjectif est dérivé du nom « esthésie », qui désigne un concept développé
par la sémiotique, notamment dans l’analyse du discours en acte, à la suite
de la réflexion de Greimas sur la proprioceptivité : « L’analyse du discours
en acte doit rechercher d’abord les “esthésies”, ces moments de fusion entre
le sujet et le monde sensible ; à cet égard, l’esthésie procure un ancrage
méthodologique à la démarche phénoménologique, puisqu’elle apparaît dans
le texte comme un moment de rencontre avec les “choses mêmes”, avec
quelque chose qui semble émaner de l’être même, qui apparaît au sujet
grâce à la saisie impressive » (Fontanille, 1999 : 229). Nous en reparlerons
dans le chapitre 9.
23. CB 138.
441
Le mal d’origine
24. Il n’est pas indifférent que, ce faisant, la femme emprunte une propriété
physique, la verticalité, éminemment masculine. Cette verticalité se retrouve
dans l’essentiel des manifestations colériques des femmes. Par exemple,
dans Est-ce que je te dérange ?, Delphine vient dire à Édouard sa révolte
devant l’injustice et les humiliations qui sévissent à la pension Anthelme :
« Elle s’allonge sur mon lit, fait siffler ses tresses sur ses épaules comme
des fouets. Se redresse et raconte d’une voix contenue, poussée par je ne
sais quel vent sauvage qui la presse et l’essouffle » (ED 104).
25. Les Chambres de bois, comme d’autres textes, valorisent positivement le
corrosif au détriment du lisse, comme si cette source de souffrance, une fois
dépassée, devenait dans l’alchimie hébertienne un moyen de ressentir le
réel. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque Catherine est enfermée dans
l’univers mortifère de l’appartement parisien, elle recherche des sensations
fortes susceptibles de lui prouver qu’elle est encore vivante : « Catherine
laissa couler l’eau du robinet sur ses mains comme sur des blessures.
Pas un instant elle n’interrompit le petit grignotement de la râpe sur les
légumes » (CB 99). Cette ambivalence bénéfique du réel est évoquée avec
beaucoup d’à-propos par Anne Hébert elle-même lorsqu’elle évoque son
propre environnement lors de son arrivée à Paris : « Peu à peu le Paris de
mes rêves d’enfance s’est effacé. La réalité m’est apparue, rose et épines,
plus intense qu’aucun songe. Images, sons, odeurs, visages » (1976a).
26. Ces retrouvailles avec le père confirment la présence des schémas initia-
tiques dans l’œuvre d’Anne Hébert. Simone Vierne souligne à juste titre
l’importance de ces retrouvailles avec le père dans les rituels initiatiques :
« Mais enfin retrouver le père, c’est tout de même, sur le plan psychique,
l’épreuve et l’initiation typique de l’adolescent. Il ne peut y parvenir que
s’il meurt à son ancienne condition d’enfant, au monde féminin de son
enfance » (1973 : 88).
27. L’évocation de la nuque est ici très révélatrice, éclairée par ce propos de
madame Rolland dans Kamouraska : « J’ai toujours été persuadée que le
siège de la volonté et de l’énergie chez l’homme se trouvait logé dans sa
nuque » (K 200).
28. Cette phrase annonce le destin de Clara Laroche qui, « sans pensée ni
réflexion, […] sera réduite au seul mouvement du sang de la terre en elle »
(AC 45) : mais, « toute une lignée d’ancêtres se pressant dans ses veines
pour lui interdire toute fureur » (AC 48), elle fait l’économie de la colère
pour parvenir à ses fins.
29. Certains critiques ont exprimé des réserves à propos de l’authenticité de
la libération de Catherine dans la troisième partie des Chambres de bois :
442
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées
443
CHAPITRE NEUVIÈME
459
Le mal d’origine
Cela est d’ailleurs si vrai que le cri est très souvent associé à
l’envers du monde, dont on sait qu’il n’est que la figuration
discursive de l’absence, d’un champ de présence impossible à
investir, à saisir. Ainsi, dans l’appartement parisien dont elle
est prisonnière, « Catherine criait parfois très fort à Michel
d’une voix [...] qui n’était pas de ce pays calme et mouillé »
(CB 73). Ligotée sur son lit et furieuse de ce qu’elle considère
comme une trahison de la part de son frère Joseph, sœur
Julie s’abandonne elle aussi au cri qui la fait « pass[er] de
l’autre côté du monde », pour ne laisser devant les religieuses
« qu’une défroque couchée, ficelée » (ES 94). Livrée dans ses
cauchemars aux images de l’incendie de l’hospice Saint-Louis,
Marie Éventurel, crie « avec une voix […] qui n’est pas de ce
monde » (PJ 129).
Par la « césure entre psyché et soma » (Joubert, 1997 :
184) qu’il installe, le cri « réactualise [l]e rapport à l’abîme
[…] [du] vide originaire » (Schneider, 1992 : 114) et participe
ainsi d’une puissante et transgressive régression ontologique,
d’« un retour à la non-parole, ou plutôt à la parole première,
irrationnelle, non construite, désarticulée, […] l’anti-signifié par
excellence » (Van den Heuvel, 1985 : 59). Réduit à sa part ins-
tinctive, le sujet se désancre de la sphère de la pensée rationnelle
et d’une possible mise en mots. François Perrault témoigne de
cet éclatement du sujet impuissant à maîtriser la verbalisation :
« Je crie, je hurle. Je ne sais quels mots s’échappent de mon
gosier. Correspondent-ils à ma pensée ? » (LT 38.) Perceval
Brown n’a « [p]as de mots pour […] la vie ordinaire » (FB 140)
et « en vien[t] au hurlement pur, sans mots distincts » ni « syl-
labe distincte » (FB 151), « incontrôlable » (FB 141). Et si le
pasteur utilise l’équivalent anglais de « mots » pour évoquer
le « rapport incohérent » (FB 44), plein de cris, que propose
Perceval à sa tante Irène après la scène de la cabane, c’est par
463
Le mal d’origine
466
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être
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Le rire
À côté du cri et de la parole a-signifiante, le rire constitue
la troisième manifestation figurative de la confrontation
avec l’altérité transgressive : « Le cri et le rire sont des
paroles extrêmes, que Blanchot compare quelque part à des
“bourreaux” qui annihilent leur “victime”, la parole normative »
(Van den Heuvel, 1985 : 60). S’y trouvent exhibées la même
agression et la même dérive du sens, dans une sorte de « parole
sauvage » (idem). Évoquant son ami américain Michaël
Hotchkiss, Stevens Brown note : « Le rire t’avait couturé
d’un réseau très fin de cicatrices nacrées, à l’abri du soleil »
(FB 59). Fort peu anodines, ces « cicatrices » sont la trace d’une
éruption brutale, d’un débordement violent, qui inscrivent le
rire dans le paradigme de l’expression somatique de l’énergie,
fascinante et dérangeante, de l’Autre. Ainsi madame Rolland se
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pasteur Nicolas Jones « rit plus fort que les autres » et appelle
Nora « « sa petite chatte » » (FB 126). Le Lieutenant anglais
« retrouve le rire féroce et joyeux des après-midi de cirque de
son enfance » pour se moquer de Clara, qui « ne bouge pas sous
le rire qui déboule sur elle et l’outrage » (AC 78). On pense aussi
aux nombreux éclats de rire de Jean-Éphrem de la Tour qui
scandent ses échanges avec Miguel et l’enferment dans la déri-
sion et le cynisme. « [R]éveillé sur ses dents blanches », « son
grand rire » (HL 101) postule, bien au-delà du déni subversif de
l’autre et de ses valeurs, un « recours tragique aux domaines du
non-dire et du non-savoir » (Van den Heuvel, 1985 : 60).
Si Anne Hébert se plaît ainsi à prendre l’expression « éclater
de rire » à la lettre afin de suggérer une présence disloquée et
anarchique, force est de constater que son œuvre décline le rire
sous de nombreuses formes allant de la pure bouffonnerie à
l’ironie douce-amère, en passant par la parodie17. Cette dernière
apparaît surtout dans les romans où la tonalité fantastique s’ac-
commode de jeux quasi carnavalesques. Sœur Julie conteste par
son rire les valeurs les plus sacrées du couvent, de la vie et de la
mort : après avoir incité sœur Gemma à mettre à dégeler entre
ses cuisses une « pièce de bœuf énorme et frigorifiée », « [l]e rire
de sœur Julie éclate et résonne, fauve et sonore, dans l’air glacé »
(ES 146). Héloïse affiche un sens de la dérision tout aussi affûté.
Lors de leur première rencontre, « elle regarde Bernard d’un air
moqueur » (H 37). Quelques pages plus loin, lorsqu’elle arrive
au rendez-vous, elle « parle, férocement joyeuse, en se moquant »
(H 77), et devient « [c]ondescendante, persifleuse » (H 78). Le rire
jaillit de la confrontation de deux univers incompatibles. Ainsi,
lorsque Bernard s’inquiète pour Héloïse :
– Vous auriez pu vous tuer en escaladant cette grille.
Rire d’Héloïse qui met la main devant sa bouche.
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Notes
1. Le silence et l’impuissance à communiquer sont des hantises de nombreux
écrivains de la génération d’Anne Hébert (voir J. Michon, dans Ducrocq-
Poirier et alii, 1997 : 27-28). Cette angoisse rejoint d’une certaine manière
l’oppression dont était victime la communauté des Canadiens français avant
1960 et qu’Anne Hébert évoque en ces termes : « Pendant des générations
nous nous sommes plus ou moins tus comme des trappistes contrariés »
(1960 c).
2. On pourrait dire la même chose de la grand-mère Éventurel, qui condamne
sa petite-fille adoptive à être « muette comme une carpe » (PJ 125) :
« Mais là où la petite fille tombait de son haut, c’était lorsque la dame
de l’Esplanade abandonnait sa voix prenante de conteuse passionnée et
retrouvait son timbre métallique de tous les jours pour s’adresser à M. et
Mme Éventurel, de retour de leurs visites dominicales » (idem). On notera
au passage que sa voix renoue métaphoriquement avec la dureté métallique
des clefs avec lesquelles Claudine frappe son fils.
3. Le silence entretient bien évidemment des liens avec le secret. Sur ce point,
on se reportera à Brochu, 2000.
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(HL 50). Dans les deux cas, il s’agit de mettre en scène la confrontation
avec une altérité langagière qui n’est que le symptôme d’une altérité axio-
logique plus fondamentale.
17. Nous ne nous attachons ici qu’aux formes diégétiques du rire. Cela ne veut
pas dire que sont méconnues celles qui relèvent plus spécifiquement de
l’instance de narration et de sa connivence avec le lecteur. L’œuvre d’Anne
Hébert ne manque ni d’humour ni de désinvolture souriante, comme en
témoignent par exemple certains jeux de mots. On songe, pour s’en tenir à
quelques exemples, au « bloody-mary » (H 79) que commande Héloïse ou
encore à « la rue Gît-le-Cœur » (H 78) où se situent le cabaret dans lequel
se retrouvent Bernard et Héloïse, mais aussi l’hôtel où séjournera Delphine
dans Est-ce que je te dérange ?
18. LT 34.
19. Voir Ancrenat, 1999 : 9-28.
20. L’adjectif est ici très ironique puisque cette écriture est justement sans prise
sur le réel existentiel et ontologique. C’est ce que vient rappeler l’encre
avec laquelle écrit Édouard et dont la couleur bleue est lourde des valeurs
qu’une telle couleur revêt dans le code hébertien de l’irréalité : « Je laisse
tomber mon stylo par terre. L’encre bleue fait une toute petite tache sombre
sur le tapis bleu. Comme s’il ne s’agissait que de l’ombre du stylo tombé »
(ED 68).
21. Notre analyse ne porte que sur la parole thématisée. Pour l’étude des rap-
ports entre les diverses modalités énonciatives de la voix narrative et la
problématique identitaire, voir Lintvelt, 2000 : 143-159.
22. Voir Gauvin, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 225.
23. Voir notamment Randall, 1989 : 66-82.
24. Ce refus de l’interlocution, cette intransitivité de l’expression épistolaire
sont récurrents dans l’œuvre d’Anne Hébert. Au moment d’abandonner
Miguel, Jean-Éphrem de la Tour lui écrit une lettre qui se termine par ces
mots : « Sans rompre aucun silence, tout à toi » (HL 118). Et de fait, sa
lettre est sans destinataire véritable : « Je te cherche partout. Tu ne le sauras
sans doute jamais. J’écris pour moi tout seul » (idem).
25. Comme le souligne Stevens, ce langage pré-verbal et la vérité qu’il véhicule
pourraient tout aussi bien passer par la peinture, avec la même dualité du
plaisir et de la destruction : « La vérité finirait bien par passer sur ma toile,
sans que j’aie à décrire quoi que ce soit. Sans que personne reconnaisse
quoi que ce soit. Je créerais des sortes de fleurs vénéneuses, toutes plates
sur la toile, sans odeur et sans éclat, juste pour mon plaisir, et tu ne saurais
jamais rien ainsi, old brother » (FB 235).
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26. Voir supra, ch. 5. Il est à remarquer que la signification de cette image
du labour, dont on a noté la récurrence, justifie qu’elle réapparaisse dans
l’évocation du cri : « Un son qui file jusqu’au ciel après avoir creusé son
trou noir dans mes os. Une toute petite charrue invisible fraie son sillon »
(FB 141).
27. Pour la définition de cette notion, voir supra, ch. 8.
28. On remarquera que la servante fait à cet égard l’objet d’une inversion de
valeurs symboliques tout à fait significative. Par l’intermédiaire du motif des
épingles, elle était la figure de la mère destructrice. Or sa mort transforme
le piquant en tranchant c’est-à-dire ici en puissance protectrice.
29. D’ailleurs, Aline « refus[e] avec violence d’aller en Paradis servir Dieu, la
Vierge et les saints » (CB 176).
30. Sur ce point, voir Bishop, 1984 : 128.
31. On ne peut manquer de voir dans ces bijoux l’écho euphémisé de la « toute
petite bague » (CB 190) que Catherine rend à Michel, à la fin des Chambres
de bois, en signe de renoncement à l’univers du « songe » dans lequel la
parole dévoyée est complice de la mort.
32. Ce dont témoignent ses « cheveux […] qui lui faisaient une auréole dans
le soleil » (AC 15).
33. Pour la place de l’art dans la quête identitaire du Québec des années 1950,
voir J. Michon, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 26.
34. L’écriture, la forme narrative ne sont, on le sait, que le reflet des contenus
diégétiques, si bien que cette parole hystérique qui se creuse trouve un
écho dans la présence massive de l’intertextualité dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert, qui fait largement appel à sa propre œuvre poétique, à la
Bible, à d’autres textes littéraires ou encore à des œuvres musicales.
35. Il s’agit bien là de la mission qu’Anne Hébert confie à l’art en général et
aux poètes en particulier : « Que celui qui a reçu fonction de la parole vous
prenne en charge comme un cœur ténébreux de surcroît, et n’ait de cesse
que soient justifiés les vivants et les morts en un seul chant parmi l’aube
et les herbes » (1992a : 66).
36. Dans L’Enfant chargé de songes, c’est la musique qui, momentanément,
euphémise l’enfermement en créant « un cercle enchanté » (ECS 84), un lieu
d’échange dans lequel les corps vivants, « réduit[s] à la même respiration, à
la même délectation partagée » (ECS 15), peuvent communiquer par « ces
ondes jubilantes » (ECS 83) qui parcourent les visages.
37. Certaines confidences de la romancière autorise ce rapprochement entre
l’auteure et son personnage : « En écrivant l’histoire de Flora Fontanges,
j’ai en quelque sorte transposé une vie d’écrivain en une vie de comédienne.
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Elle entre dans ses rôles de la même façon que moi j’essaie de m’incarner
dans mes personnages » (Anne Hébert auprès de Hétu, 1989 : 42).
38. Pour la conception hébertienne de l’art, voir notamment Hébert, 1967 :
16-17.
39. La musique joue un rôle analogue dans L’Enfant chargé de songes : « Aucun
préambule ni présentation, d’emblée c’est le chant qui s’élève des ténèbres
de la terre, sans les éviter ni les contourner, s’en emparant plutôt pour leur
donner forme et visage dans la lumière » (ECS 14-15).
40. Cette mise en abyme de l’acte créateur réapparaît de façon plus ponctuelle
dans de nombreux autres textes et l’œuvre d’art thématisée est souvent
partie prenante de ces moments-clefs de la syntaxe identitaire où le devenir
s’efforce de prendre une cohérence signifiante, fût-elle dramatique. Voir
LT 22, 31, H 42, ECS 14-15. Certains critiques se sont intéressés à ces
reflets de l’écriture dans Les Fous de Bassan : voir Paterson, 1984 b : 149 ;
1985 : 175 ; Smart, 1990 : 261.
41. À propos des Fous de Bassan, Anne Hébert elle-même a avoué que, dès
lors qu’elle a eu « l’idée de faire voir les mêmes événements, les mêmes
aventures par chacun des différents personnages », elle a écrit « avec une
certaine jubilation, dans un véritable bonheur » (Royer, cité par Lintvelt,
2000 : 175).
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CONCLUSION
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6.2 Articles
AMPRIMOZ, Alexandre L., « Quelques notes sur le roman québécois
contemporain », Présence francophone, n° 13, automne 1976,
p. 73-81.
PATERSON, Janet M., « L’altérité : le fou et le diable », Voix et
images, n° 1, vol. 46, 1990, p. 173-176.
7. OUVRAGES THÉORIQUES
7.1 Livres
ANCELOVICI, Marcos et Francis DUPUIS-DÉRI, L’Archipel
identitaire, Montréal, Boréal, 1997.
ANZIEU, Didier, Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, coll.
« Connaissance de l’inconscient », 1981.
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 9
PREMIÈRE PARTIE
DES CONFIGURATIONS NARRATIVES À L’EXPÉRIENCE
TEMPORELLE FICTIVE
DEUXIÈME PARTIE
CRISE DES ORIGINES ET DISPERSION IDENTITAIRE
TROISIÈME PARTIE
LES CHEMINS DE L’ASSOMPTION IDENTITAIRE
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