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LE MAL D’ORIGINE

TEMPS ET IDENTITÉ
DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
D’ANNE HÉBERT
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier le Centre Anne-Hébert, et tout


particulièrement sa directrice, madame Nathalie Watteyne, pour
son soutien et sa très précieuse collaboration dans ce projet
d’édition.
J’adresse de bien vifs remerciements à madame Janet
Paterson, membre du jury du Prix scientifique Anne-Hébert,
pour ses conseils avisés et ses bienveillants encouragements.
Je souhaite par ailleurs exprimer ma reconnaissance à
madame Marie-Lyne Piccione, qui a dirigé ma thèse, et
à monsieur Antoine Sirois, membre du jury du Prix scientifique
Anne-Hébert 2004.
Que madame Christiane Bisson, madame Marie-Claude
Malenfant et madame Diane Robertson trouvent ici l’expression
de ma reconnaissance pour leur assistance si efficace.
DANIEL MARCHEIX

Le mal d’origine
Temps et identité
dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert

essai
Maquette de la couverture : Anne-Marie Guérineau
Illustration de la couverture : Antonietta Grassi, Memory Float # 1, 2005, transfert,
huile et encre sur toile (152 × 152 cm)
Nous remercions la galerie Esthésio pour son aimable collaboration.
Photocomposition : CompoMagny enr.
Distribution pour le Québec : Diffusion Dimedia
539, boulevard Lebeau
Montréal (Québec) H4N 1S2
Distribution pour la France : Distribution du Nouveau Monde
© Les éditions de L’instant même 2005
L’instant même
865, avenue Moncton
Québec (Québec) G1S 2Y4
info@instantmeme.com
www.instantmeme.com
Dépôt légal
Bibliothèque nationale du Québec, 2005

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada


Marcheix, Daniel
Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN papier 978-2-89502-215-2
ISBN PDF 978-2-89502-612-9
1. Hébert, Anne, 1916-2000 – Critique et interprétation. 2. Temps dans la
littérature. 3. Identité (Psychologie) dans la littérature. I. Titre.
PS8515.E16Z76 2006 C843’.54 C2005-941758-7
PS9515.E16Z76 2006

L’instant même remercie le Centre Anne-Hébert et le Vice-rectorat à la recherche


de l’Université de Sherbrooke pour le soutien financier accordé à la publication de
ce livre.
… mais je reviendrai dit la Grande Ombre
je reviendrai. Et elle s’évanouit en emportant
tous ses oiseaux…
Hélène CIXOUS,
Or : les lettres de mon père.
LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES

CB : Les Chambres de bois


LT : « Le Torrent »
RC : « La Robe corail »
PC : « Le Printemps de Catherine »
ME : « La Maison de l’Esplanade »
GM : « Un grand mariage »
MS : « La Mort de Stella »
K: Kamouraska
ES : Les Enfants du sabbat
H: Héloïse
FB : Les Fous de Bassan
PJ : Le Premier Jardin
ECS : L’Enfant chargé de songes
AC : Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais
ED : Est-ce que je te dérange ?
HL : Un habit de lumière

Toutes les références, suivies du numéro de la page, seront


placées à la suite des citations des textes d’Anne Hébert. Elles
renvoient aux éditions indiquées en bibliographie.
INTRODUCTION

Si, comme le rappelle Pierre Bergounioux, « [l]’importance


d’une œuvre se mesure à sa postérité » (2002 : 15), nul doute que
celle d’Anne Hébert est en train de conquérir une place de tout
premier plan dans la littérature de langue française. En témoi-
gnent notamment la richesse, la diversité et la multiplication
des travaux qu’elle suscite à travers le monde. D’une écriture
à la fois simple et dense, riche d’une inventivité poétique âpre,
drue et crue, d’une orchestration narrative subtile, les récits
hébertiens laissent entendre une voix singulière, vibrante et
dérangeante, juste et vraie, qui offre au lecteur de précieux
et « minutieux microcosmes », dans lesquels, comme dans un
miroir, l’humanité peut « trouver, enfin ramassée et comprise,
l’image de sa propre identité éparse » (Marquet, 1996 : vii), de
sa propre énigme.
Ces romans imposent à la lecture quelques choix narratifs
forts dont la récurrence et les incidences sur l’organisation
dramatique de l’intrigue sont telles que l’on pressent d’emblée
qu’ils recèlent quelques clefs de ces « microcosmes ». Le fil des
histoires qui nous sont racontées est en effet sans cesse brisé
par un discours narratif fragmenté et une temporalité discon-
tinue, parfois pulvérisée par une prolifération d’analepses que
9
Le mal d’origine

l’on ne saurait réduire à une quelconque obsession formelle.


Car le temps se creuse sous les assauts de la remémoration, de
la rumination de personnages fragiles, enfermés dans la tour-
mente d’un présent précaire rendu inhabitable par les béances
ouvertes sur les profondeurs sauvages et opaques d’un « passé
qui ne passe pas » (Hartog, 2003 : 206). Élaborant ainsi une
temporalité poreuse, profonde et dense, les configurations
narratives des romans hébertiens ont pour effet de mettre les
personnages aux prises avec le rappel incessant d’une meurtris-
sure première, originelle, source d’aliénation et de déréliction,
qui obère toute tentative de coïncidence avec soi-même, toute
réalisation identitaire heureuse.
Ce sont ces intuitions qui guideront notre lecture de l’œuvre
romanesque d’Anne Hébert, dont nous voudrions tenter de
montrer qu’elle donne une représentation de l’identité, de sa
quête, de ses tourments, et parfois de son assomption, qui est
puissamment tributaire d’une manière d’être au temps, d’habiter
un présent hanté par le désordre d’une unité perdue et abolie
dans le processus de l’individuation différenciatrice vécue sur le
mode de la Chute. Scintillants et cruels, parfois drôles et tendres,
les récits d’Anne Hébert disent en effet le destin d’êtres qui se
cherchent, au risque de se dissoudre dans la défaite de l’absence
à soi-même, et qui parfois se trouvent dans des exaltations sub-
versives et ravageuses, enflammées par le désir d’une altérité et
d’une présence assumées ou, plus rarement, dans des moments
de plénitude réconciliée et apaisée.
Une telle hypothèse suppose que l’on se dote d’outils
conceptuels capables de saisir et de décrire la notion même
d’identité qui conduit inévitablement, on le pressent, sur
des chemins hérissés de pièges et de traverses, si bien que,
comme le note Malek Chebel, « [u]n malaise vous saisit dès
que, critique, vous approchez les recherches sur l’identité »
10
Introduction

(1985 : 17). Pierre Tap ne dit pas autre chose, qui soutient
que « [l]a notion d’identité [...] est particulièrement difficile
à circonscrire du fait de son caractère polysémique et de la
richesse de ses connotations » (1986 : 11). Et Albert Memmi de
surenchérir : « [l]e terme d’identité est faussement clair, comme
souvent lorsqu’on désigne par quelque vocable une réalité
elle-même mal débroussaillée » (1997 : 94). Et il est vrai que
cette notion, qui ne cesse de s’élaborer, de se dissoudre pour
se reconstruire, est fragile et labile. Menacée par l’écueil de
l’essentialisme qui ferait de l’identité une « essence immuable
inhérente à une race, à une langue et à une culture particulière »
(Chanady, dans Létourneau, 1994 : 168), elle est soumise aussi
bien à l’idéologie1 qu’à une multiplicité de « lectures particu-
lières, convergentes ou divergentes, [qui] se retrouvent, tel[les]
des archéologies rivales se disputant les vestiges d’un empire,
en confrontation sur un seul site » (Chebel, 1985 : 17).
Il n’est pas vain de préciser, avant toute chose, que les
notions d’identité et d’identitaire qui nous occupent ici ont pour
cadre des univers fictionnels singuliers, soutenus par des élabo-
rations imaginatives personnelles et une organisation discursive
de nature fondamentalement esthétique. Le caractère évident
d’une telle constatation ne saurait en masquer les conséquences
méthodologiques tout à fait considérables. Ainsi se trouve inter-
dite toute approche qui céderait trop facilement à la tentation
de l’illusion référentielle et à ses vertiges, tout en sachant, d’un
autre côté, que « [l]’immanentisme absolu mène à l’impasse »
(Jouve, 1992 : 10) et que la clôture du texte n’exclut pas son
ouverture, comme le dit si justement Ricœur, « à la façon d’une
“fenêtre” qui découpe la perspective fuyante d’un paysage
offert ». Autrement dit, en vertu de la « transcendance imma-
nente2 au texte », le roman propose au lecteur une « manière
virtuelle d’habiter le monde, une « expérience virtuelle de l’être
11
Le mal d’origine

au monde » (1991b : 190), « qu’on peut appeler le monde de


l’œuvre » (ibid. : 15). Malgré son statut « très précaire » que
Ricœur concède volontiers, cette notion d’« expérience fictive »
(ibid. : 16) présente un grand intérêt théorique. En rendant
compte du fait indiscutable que le récit de fiction repose sur une
« Mimèsis de l’action » (Ricœur, 1991d : 44), qu’il ne fait donc
que « configurer ce qui, dans l’action humaine, fait déjà figure »
(Ricœur, 1991a : 125), elle permet de considérer ce « monde
imaginaire » que l’œuvre littéraire « projette devant elle et offre
à l’appropriation critique du lecteur » (Ricœur, 1991b : 189)
comme un ensemble d’expériences vivantes, dont le décodage
exige que soit convoquée l’« encyclopédie » (Eco, 1993 : 168)
présupposée à l’intersection entre l’horizon du texte et celui du
lecteur, et indispensable à un authentique « lire-en-commun »
(Ricœur, 1991c : 327). C’est dire que, dans son énonciation,
le texte littéraire organise, structure et éclaire l’expérience
commune, notre relation au monde et la compréhension que
nous en avons, et ne saurait être totalement compris hors de la
médiation des autres discours sociaux et des différents systèmes
symboliques.
L’examen des relations qui se nouent entre le temps et
l’identité devra donc tenir compte de ce que la démarche créa-
trice d’Anne Hébert doit à son contexte historique et géogra-
phique. Après plusieurs séjours prolongés en France à partir de
1954, Anne Hébert s’y installe en 1965 ; elle revient au Québec
en 1998 et y meurt le 22 janvier 2000. Malgré ce très long exil,
ou à cause de lui, elle n’a cessé de répéter son attachement
au Québec : « je n’écris pas sur ce que je vois autour de moi.
J’écris sur ce que j’ai en moi. Le Québec est en moi profondé-
ment. Il est tricoté avec moi » (Anne Hébert auprès de Gauvin
dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 224). Et encore : « Dans
tout ce que j’écris il est question du Québec. C’est le Québec
12
Introduction

que j’ai dans le cœur, c’est le Québec qui est mon pays, qui
est vraiment mon pays. Je ne l’ai jamais renié » (Anne Hébert
auprès de Nadeau, 1995 : D1). Toutefois, toujours « soucieuse
d’éviter les pièges d’une littérature engagée mise au service
d’un ressassement collectif » (Piccione dans Corzani, 1998 :
235), l’œuvre d’Anne Hébert s’est tenue à l’écart de ce qui
pourrait la réduire aux particularismes, au « folklore » (Gauvin,
dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 227). Il ne reste pas moins
que ses romans se font explicitement, métaphoriquement, voire
allégoriquement, l’écho de données sociohistoriques majeures,
« des principaux débats animant la sphère publique québécoise »
(Elbaz, 1996 : 2). Ce sont, à titre d’exemples, la question des
origines historiques, la diglossie, le contexte religieux, « la fri-
losité du Québec duplessiste » (Piccione dans Corzani, 1998 :
235) et de la Grande Noirceur, les évolutions idéologiques de
la Révolution tranquille, ou encore la montée du féminisme. Ce
« sentiment d’appartenance » (Létourneau, 1994 : IX) ne va pas
sans un regard lucide, chargé parfois de compassion, parfois de
colère : « J’étais fascinée par ce monde de pureté bourgeoise et
je me disais qu’il devait bien y avoir en dessous autre chose »
(Hébert, 1976b : 42). L’expérience de l’exil a apporté la distance
et le décentrage nécessaires à l’approfondissement de cette
fascination, à sa décantation et à son questionnement dans
l’espace langagier de la fiction.
Cryptées et reconfigurées dans les formes expressives de la
narrativité, ces données inhérentes au contexte de la production
littéraire rendent nécessaire la convocation de discours cogni-
tifs appartenant à d’autres champs de savoir que la littérature.
Car l’identité, telle que l’envisagent les jeux d’une invention
artistique, a une dimension inévitablement culturelle que les
catégories analytiques mises en avant par l’anthropologie ou
encore la sociologie peuvent aider à appréhender. C’est ainsi
13
Le mal d’origine

qu’il semble opportun d’adosser cette notion d’identité que


nous souhaitons interroger à ces définitions qui « se réfèrent
presque toujours à deux repères au moins : l’appartenance à un
groupe et l’appartenance à un système de valeurs » (Memmi,
1997 : 94). De cette « construction en grande partie idéelle »
(ibid. : 102) peut naître un « sentiment d’identité » (ibid. : 100)
qui engage la conscience d’une unité du moi (Morfaux, 1980 :
156), « de l’Id-entité du sentiment du Moi » (Chebel, 1985 :
21), de sa permanence et de son homogénéisation. Permanence,
tout d’abord, dans la continuité d’une histoire maîtrisée, que
l’on pourra décrire, en dehors de toute considération d’ordre
épigénétique, en s’attachant aux « référents », c’est-à-dire à l’en-
semble des « caractéristiques identitaires » (Mucchielli, 1994 :
6-10) repérables et susceptibles d’être regroupées en catégo-
ries : référents matériels et physiques (le corps, les possessions,
l’ancrage spatial, etc.), référents historiques (les origines, les
événements marquants et toutes les traces historiques), réfé-
rents psychoculturels (psychologie propre, croyances, valeurs,
vision du monde et attitudes-clefs). Mais aussi homogénéisation
des forces divergentes qui contribuent à construire la structure
identitaire. Car, comme le rappelle Malek Chebel, « [l]’identité
stable fixée en une gestalt n’est pas défendable » (1985 : 31) et
« il n’y a d’identité que conflictuelle » (ibid. : 33), produite par
un processus dynamique à la fois continu et dialectique. De fait,
l’identité apparaît déterminée par « le rôle » (Touraine, 1974 :
180) que le groupe social invite à tenir, au centre d’un jeu d’in-
teractions et d’identifications, de rejets et d’assimilations, qui
engendre une « dialectique des contraires » et fonde une identité
nécessairement « plurielle » (Chebel, 1985 : 35).
Mais cette ouverture au contexte socioculturel, rendue
nécessaire et en quelque sorte appelée par l’énonciation
narrative elle-même, ne saurait suffire à rendre compte de
14
Introduction

l’identitaire dans une œuvre romanesque. Car, comme le rap-


pelle opportunément Ricœur,
les œuvres littéraires ne dépeignent la réalité qu’en
l’augmentant de toutes les significations qu’elles-mêmes
doivent à leurs vertus d’abréviation, de saturation et de
culmination, étonnamment illustrées par la mise en intrigue
(1991a : 151).
On ne saurait donc oublier que « [c]’est l’identité de l’histoire
qui fait l’identité du personnage » (Ricœur, 1996 : 175),
laquelle est subordonnée aux dispositifs narratifs. Autrement
dit, l’identité des personnages fictifs reste un effet des textes,
un effet de sens. Ce postulat majeur s’ancre dans la très stimu-
lante réflexion de Paul Ricœur qui part du constat de la « forte
ambiguïté sémantique » (1991d : 35) du terme même d’identité,
partagé entre « l’identité du soi (ipséité) et l’identité du même »
(ibid. : 36). Il y a là une véritable aporie dans la mesure où toute
réflexion sur l’identité suppose « quelque noyau immuable qui
échappe au changement temporel », alors que « l’expérience
du changement corporel et spirituel contredit une telle ipséité »
(idem). De là naît le très important concept d’identité narrative,
seul capable de surmonter cette difficulté et dont l’intérêt est de
transcender les propositions précédentes en remettant notam-
ment la temporalité au cœur de la problématique identitaire
désormais indissociable d’une logique de l’action :
Répondre à la question « qui ? », comme l’avait fortement dit
Hannah Arendt, c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire
racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc
elle-même qu’une identité narrative (Ricœur, 1991c :
442-443).
Seule l’entremise de la narration peut permettre de rendre
compte de ce « mélange de permanence et de non-permanence »
15
Le mal d’origine

(Ricœur, 1991d : 37) que l’on sent confusément, intuitive-


ment. Autrement dit, en redéployant, dans le système clos et
dialectique des variations entre « les pôles de la mêmeté et de
l’ipséité » (Ricœur, 1996 : 176), les dispositions et caractères
des personnages, le texte littéraire donne sens à leur sédimen-
tation qui prend ainsi « statut de contrainte sémiotique » (ibid. :
171). L’objet de notre étude est donc bien des expériences
identitaires fictives, telles qu’elles apparaissent subordonnées
aux configurations et transformations narratives dont elles sont
l’enjeu ; solidaires des parcours narratifs des personnages, elles
engagent l’être des sujets ainsi que leur savoir sur les valeurs qui
les constituent. Dès lors, interpréter les romans d’Anne Hébert
comme des récits de la quête identitaire impose d’apporter la
démonstration que leurs configurations narratives proposent
des actants-sujets engagés dans un double parcours narratif,
pragmatique et cognitif, dont l’objet est le sujet lui-même,
sa cohérence entre un vouloir être et un faire conforme à son
horizon axiologique dans un devenir assumé.
Mais la pensée de Ricœur est stimulante sur un autre point
essentiel. Elle pose en effet que ces « variations imaginatives
auxquelles le récit soumet l’identité » (1996 : 176) et qui
constituent, dans leur diversité, une propriété constante de
la fiction littéraire, ne peuvent s’organiser qu’« autour d’un
invariant, la condition corporelle vécue comme médiation exis-
tentielle entre soi et le monde » (ibid. : 178). Le personnage se
trouve ainsi rétabli dans son statut de sujet sentant, percevant,
pris dans le vif d’une présence au monde et à l’Autre. En
renouant avec la phénoménologie, la sémiotique contem-
poraine, et notamment la sémiotique de la présence, propose
des prolongements particulièrement intéressants à cette préoc-
cupation. Elle a établi que, selon « une expression sartrienne
[…], l’identité “vient” aux sujets » (Landowski, 1989 : 65)
16
Introduction

lorsque « [p]résence de l’autre et présence de soi se confondent


[…] avec l’advenue, jamais acquise d’avance, du sens » (Lan-
dowski, 1997 : 11). Or cette survenue est étroitement solidaire
de la « problématique générale des rapports du sujet à lui-même
à travers les modulations du sens qu’il confère à son espace-
temps » (ibid. : 92), dans l’« expérience immédiate du sensible,
du figuratif et du passionnel attachés à l’ici-maintenant » (ibid. :
9) et qui fonde son « style de vie » :
Les « styles de vie » sont de ce point de vue, en premier lieu,
des projets de vie, mis en acte, et pour cela d’abord, choisis
sur la base d’une intentionnalité, articulée ou diffuse, qui les
fonde, et qu’en retour ils manifestent, apprenant ainsi aux
sujets, à travers leur faire et leur devenir, ce qu’ils « sont »
(Landowski, 1997 : 58).
Pour tirer parti de ces propositions, il convient de considérer
l’énonciation narrative comme un « discours [en] acte » (ibid. :
8), ce qui a pour effet de modifier le statut de l’action, non
plus traitée comme une « transformation » mais comme un
« événement » qui « sera surtout apprécié grâce à l’effet qu’il
produit sur l’observateur, et par la manière dont il surgit dans
son champ » (Fontanille, 1999 : 10). Cela revient à poser ce
préalable, nourri de la pensée de Merleau-Ponty, selon lequel
« [l]’instance de discours prend position dans un champ, qui est
d’abord, et avant même d’être un champ où s’exerce la capacité
de langage, un champ de présence sensible et perceptive »
(ibid. : 233). Dans ce « domaine spatio-temporel où s’exerce
la perception » (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 92), « le sujet
perçoit une modification du flux de ses sensations et de ses
impressions » (Fontanille, 1999 : 9) : l’intensité et l’étendue de
sa visée et de sa saisie, les variations de la forme et du contenu
mêmes de ce champ, profond ou réduit, ouvert ou fermé, plein
17
Le mal d’origine

ou vide, hospitalier ou agressif, suscitent des « effets de présence


[ou, faudrait-il ajouter, d’absence], reposant sur le pouvoir de
présentation déictique de l’énonciation » (ibid. : 234). Ces
modulations déterminent en profondeur le mode et le sentiment
d’existence des sujets, autrement dit leur identité, rétablie,
comme doit nous y inviter la dimension littéraire de notre objet
d’étude, dans son statut de construction discursive.
Ces quelques propositions théoriques devraient nous aider
à entrer dans le monde d’Anne Hébert en nous efforçant, dans
toute la mesure du possible, d’être ce lecteur évoqué par Jean
Rousset, « tout en antenne et en regards, [qui] lira l’œuvre en
tous sens, adoptera les perspectives variables mais toujours liées
entre elles » (1973 : XII-XVI). Elles sous-tendront, orienteront
et nourriront la mise à l’épreuve de notre hypothèse. Ainsi, dans
un premier temps, seront interrogées les structures narratives des
récits afin d’en faire surgir les configurations dominantes et leur
portée quant à l’expérience vive des personnages. La seconde
partie de l’analyse s’intéressera aux causes et aux conséquences
du rapport polémique que les personnages entretiennent avec
le temps, c’est-à-dire à la crise des origines et à la dispersion
identitaire qu’elle induit, dans les déchirements de l’indifféren-
ciation et de la violence réciproque. Et enfin, comme l’œuvre
d’Anne Hébert est tout sauf une œuvre résignée, l’attention
se portera sur les conditions d’émergence de ces moments de
grâce où présence au réel et conscience de soi fusionnent dans
de purs éclats de réconciliation identitaire.

18
Introduction

Notes
1. C’est ce que souligne Malek Chebel : « Est-elle [l’identité] une pure création
d’ermites en mal de reconnaissance collective ? Est-ce un concept scien-
tifique ou une notion purement idéologique ? Est-elle une “élaboration”,
fût-elle la meilleure qui puisse exister, ou bien une notion pouvant permettre
une analyse efficace de la réalité ? » (1985 : 35.)
2. Sauf indication contraire, l’italique utilisé dans les citations est le fait des
auteurs cités.

19
PREMIÈRE PARTIE

DES CONFIGURATIONS NARRATIVES


À L’EXPÉRIENCE TEMPORELLE FICTIVE
CHAPITRE PREMIER

LES CONFIGURATIONS NARRATIVES


DE LA PROLIFÉRATION ANAMNÉSIQUE

Les romans d’Anne Hébert doivent une grande part de leur


singularité à la présence obsédante de la remémoration1, et
leur économie ne semble pouvoir se concevoir sans un recours
massif à l’analepse. Par les nombreuses réduplications et la
relative circularité narrative qu’elle implique, cette constante
structurelle, remarquée par de nombreux critiques2, a pour effet
majeur de reléguer au second plan les phases de résolution de
l’intrigue dont l’intérêt essentiel ne réside plus dans le dérou-
lement d’une action happée par sa fin, mais bien plutôt dans
sa capacité à « proje[ter] hors d’elle-même » une « expérience
fictive du temps […] qui a pour horizon un monde imaginaire,
qui reste le monde du texte » (Ricœur, 1991b : 189-192).
L’attention doit donc se concentrer, en premier lieu, sur les
configurations mises en œuvre dans les récits afin d’en dégager
des invariants narratifs structurels susceptibles de nourrir l’inter-
prétation des expériences temporelles explorées par les fictions
hébertiennes.
23
Le mal d’origine

LES CONFIGURATIONS ANALEPTIQUES


L’analepse et ses effets de discontinuités temporelles reposent
sur des dispositifs narratifs spécifiques qui, au-delà d’une relative
diversité, se réduisent à deux principaux types d’agencement.
Pour se garder du schématisme qui guette toute tentative de clas-
sement, il est important de souligner que ces différentes formes
d’organisation narrative sont susceptibles de coexister au sein
d’un même récit. C’est pourquoi nous raisonnerons au cours de
cette analyse en termes de dominantes formelles.
Le premier dispositif, et sans doute le moins complexe,
introduit dans l’organisation macrostructurelle du récit une
rupture analeptique forte entre deux niveaux de narration qui
se trouvent ainsi nettement séparés. « Le Torrent », L’Enfant
chargé de songes et Est-ce que je te dérange ? appartiennent à
cette catégorie de récits où l’analepse s’inscrit dans une sorte
de parenthèse soulignée par le découpage typographique. Ainsi
la deuxième partie du « Torrent » renvoie-t-elle au présent de la
narration alors que la première est la relation, par le personnage
lui-même, de la tragédie de son passé. Dans le second texte,
c’est le sommeil et plus encore le rêve du personnage principal
qui suscitent le changement de cadre temporel et font passer
le récit d’une diégèse de premier niveau (parties 1 et 4) à une
diégèse encadrée de second niveau (parties 2 et 3). Malgré une
plus grande hétérogénéité dans la répartition des temporalités,
Est-ce que je te dérange ? propose une structuration typogra-
phique analogue, avec le même effet d’emboîtement. Le récit
s’ouvre sur la mort de Delphine, avec une description de la
jeune morte qui précède la narration de son arrivée dans la
chambre d’Édouard Morel puis celle de son décès lui-même (I).
La dernière partie du roman rapporte les moments qui suivent
ce décès, le corps enlevé, les bagages emportés et le constat
24
Les configurations narratives

du médecin (III). Entre les parties I et III viennent se glisser,


étroitement mêlés, les souvenirs d’Édouard et ceux de Delphine,
les premiers concernant leur rencontre à Paris, les seconds,
rapportés par Édouard, l’enfance de la jeune fille (II).
La deuxième configuration récurrente est celle de l’imbri-
cation analeptique, dont la particularité est d’avoir des degrés,
même si toute tentative de quantification semble sans grand
intérêt pour l’analyse. Cette forme d’organisation apparaît
d’abord dans des récits dont la structure d’ensemble demeure à
dominante linéaire. Que l’on songe par exemple aux Chambres
de bois, avec ses quelques analepses concernant la mort de
la mère, à Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant
anglais, avec notamment la remémoration de l’enfance de John-
Christopher Simmons, ou encore à Un habit de lumière, avec
l’évocation, très brève, du mariage de Rose-Alba et de Pedro
Almevida, puis celle des jours qui ont suivi la naissance de leur
fils Miguel. Mais les romans qui solliciteront ici l’attention
sont ceux dans lesquels le mode d’intrusion des évocations
analeptiques est plus résolument désordonné. Kamouraska, Les
Enfants du sabbat, Les Fous de Bassan et Le Premier Jardin
relèvent de cette intrication analeptique parfois chaotique.
Au-delà de quelques différences mineures dans les modalités
d’insertion du passé dans le présent, deux constantes majeures
demeurent. Tout d’abord le maintien d’une narration constitu-
tive du présent du récit, dont l’objet est d’encadrer le rappel
analeptique d’événements ou d’émotions remémorés, qui
s’imposent par bouffées, sans jamais vraiment faire oublier la
situation inaugurale. Déjà contaminé par la remémoration de
l’enfance de sœur Julie, l’incipit des Enfants du sabbat n’en
pose pas moins le cadre temporel du présent de la narration :
Tant que dura la vision de la cabane, sœur Julie de la Trinité,
immobile, dans sa cellule, les bras croisés sur la poitrine,

25
Le mal d’origine

dans toute l’ampleur et la rigidité de son costume de dame


du Précieux-Sang, examina la cabane en détail, comme si
elle devait en rendre compte, au jour du Jugement dernier
(ES 7).

La présence conjointe du terme « vision », du passé simple


« dura » et de la rapide évocation du statut de religieuse établit
un discret premier plan temporel encadrant, tout en médiatisant
presque simultanément un contenu déjà très nettement anamné-
sique. Grâce à sa puissante polyphonie narrative, Les Fous de
Bassan mélange, de façon assez complexe, les techniques de la
parenthèse analeptique et celles de l’imbrication. Les première
et dernière parties du roman renvoient toutes les deux à une
même époque, l’« automne 82 », mais à des personnages et à
des lieux différents. Elles ne se privent cependant pas de retours,
plus ou moins ponctuels, plus ou moins développés, à l’année
1936, à laquelle trois des quatre parties centrales ramènent le
lecteur. La partie intitulée « Olivia de la Haute Mer », accompa-
gnée de la mention « sans date », semble échapper partiellement
à cette répartition, bien que certaines indications autorisent à
penser que le discours d’Olivia n’est pas totalement étranger à
la temporalité des deux récits encadrants :
Le temps s’est arrêté sur toute la longueur et la largeur
de cette terre de taïga. Laissons là les survivants d’une
époque disparue, mon oncle Nicolas et ses petites servantes
endormies (FB 204).
L’évocation du sommeil des servantes renvoie en effet explicite-
ment au « Livre du révérend Nicolas Jones », ancré dans l’année
1982 : « Les jumelles ont regagné leur lit. Bien calé à nouveau
dans mon fauteuil. Le livre des épîtres et de l’Apocalypse à
portée de la main » (FB 23).
26
Les configurations narratives

Les exemples précédents montrent à l’évidence que la


seconde propriété majeure de cette construction narrative par
imbrication réside dans son caractère très éclaté. Souvent sibyl-
lines, allusives, répétitives, les évocations analeptiques semblent
échapper à toute logique événementielle, ne se structurent que
difficilement et progressivement en micro-récits constitués
et signifiants, contraignant le lecteur à avancer loin dans le
texte avant d’en saisir la portée. Dans Kamouraska, le meurtre
d’Antoine Tassy est évoqué quelque vingt-six fois avant de faire
l’objet d’une réelle mise en récit analeptique par le truchement
des dépositions des témoins du voyage de George Nelson. La
complexité de ces ruptures temporelles est renforcée par la très
grande hétérogénéité des contenus anamnésiques, due essentiel-
lement à l’incohérence du discours intérieur d’Élisabeth : aux
images obsessionnelles du cadavre se mêlent les évocations de
la préméditation du crime, les accusations de la justice cana-
dienne, ainsi que les propos des témoins directs et indirects.
Quoique moins important, cet éclatement structurel analeptique
se retrouve encore dans Le Premier Jardin, où l’incendie de
l’hospice Saint-Louis, point nodal du parcours mnésique de
Flora Fontanges, est évoqué huit fois avant de faire l’objet d’un
récit complet et circonstancié.
Privilégiée dans ce qui apparaît sans doute comme la partie
la plus aboutie de l’œuvre romanesque, la technique narrative
de l’imbrication analeptique n’est pas totalement absente des
récits qui font appel à la parenthèse analeptique et qui semblent
vouloir échapper, ici ou là, au cadre rigide de deux temporalités
qui se côtoient sans vraiment interférer. De façon mesurée,
dans « Le Torrent », avec quelques notations anachroniques de
faible importance quantitative, comme celle du chat, ou dans
L’Enfant chargé de songes avec, par exemple, les fugaces
évocations de Lydie, surgissant à cheval dans le rêve éveillé
27
Le mal d’origine

d’un Julien « absent » du concert donné à Notre-Dame de Paris.


Ces échappées sont nettement plus résolues dans Est-ce que
je te dérange ?, avec notamment le large retour sur l’enfance
d’Édouard, dans la troisième partie du roman, ou encore, dans la
partie II, avec les évocations du passé de Delphine qui constituent
une deuxième strate anamnésique intégrée de manière allusive
ou plus développée dans la remémoration d’Édouard.
Au-delà donc de quelques variantes, les configurations
temporelles des romans d’Anne Hébert sont, pour l’essentiel,
sous-tendues par un même principe : après avoir posé un
contenu diégétique constitutif du présent de la narration, le récit
se trouve en quelque sorte phagocyté par le rappel du passé des
personnages, qui donne lieu soit à une rupture temporelle nette
et prolongée, soit à des évocations nombreuses et dispersées.
Ces configurations temporelles sont inévitablement corrélées à
la suspension des programmes narratifs amorcés dans les inci-
pits des récits. Les trente-deux premières pages de Kamouraska
voient Élisabeth Rolland veiller son mari mourant et, malgré
quelques retours, ici et là, à la rue du Parloir, il faudra attendre
les deux dernières pages du roman pour retrouver l’héroïne
dans la même situation. De la même manière, sœur Julie et le
pasteur Nicolas Jones voient leur présent diégétique occulté par
le retour du passé : les activités conventuelles de la première
cèdent la place aux évocations de la montagne de B., la veillée
solitaire et les lectures saintes du second sont parasitées par le
passé tragique de Griffin Creek. Les premières pages du Premier
Jardin définissent pour Flora Fontanges un double programme
narratif : répondre à l’appel au secours de sa fille Maud et jouer
le rôle de Winnie au théâtre de l’Émérillon. Mais le personnage
est très rapidement conduit à surseoir à la réalisation de ces
programmes narratifs. Même si quelques courtes séquences
réactualisent ici ou là le projet théâtral de l’héroïne ainsi que la
28
Les configurations narratives

recherche de sa fille, le lecteur n’en devra pas moins attendre


la page 172 pour voir arriver la jeune fille, la page 173 pour
les premières vraies répétitions théâtrales, et la page 187, autre-
ment dit la toute fin du roman, pour la première du spectacle.
Le récit de la vie touristique et parisienne de Julien Vallières,
dans L’Enfant chargé de songes, s’interrompt quant à lui à la
vingt-cinquième page du roman et ne reprendra que dans les
quinze dernières.
Au terme de cette première approche de surface, il semble
possible d’avancer l’hypothèse suivante : les constantes struc-
turelles observées dans le traitement narratif des évocations
analeptiques présupposent une instance organisatrice qui, peu ou
prou, en serait le principe explicatif. Cela reviendrait à dire que
la dispersion analeptique, largement tributaire de choix narratifs
(modes et voix) qui privilégient, selon des dosages variables,
la focalisation interne et la narration homodiégétique3, mettrait
le lecteur au cœur d’une conscience dont les mouvements
informeraient les configurations que nous venons d’observer.
L’examen de cette corrélation exige, au préalable, que soit
complétée l’étude des configurations temporelles par celle du
déroulement syntagmatique de la remémoration. Certains traits
stylistiques récurrents y révèlent en effet d’autres constantes
très significatives.

LA MISE EN SCÈNE ANAMNÉSIQUE


La tension continuelle entre les différentes temporalités
qu’induit la disjonction analeptique repose chez Anne Hébert
sur une authentique re-présentation du passé. Cette mise en
scène de la remémoration emprunte certes des voies différentes :
rêve endormi, rêve éveillé, hallucination quasi pathologique,
don fantastique de l’extralucide, aptitude au mimétisme théâtral.
29
Le mal d’origine

Mais toutes convoquent des dispositifs narratifs et des cons-


tantes stylistiques qui ont en commun de faire de l’anamnèse
une expérience de voyant, ou de « voyante » (K 210), selon le
mot de madame Rolland.

La modalisation du personnage-voyant
L’émergence analeptique exige une modalisation4 préalable
du sujet qui détermine précisément sa capacité de voyance. Si
l’on s’intéresse dans un premier temps aux modalisations indi-
viduelles, celles qui concernent l’être même du sujet, ses dis-
positions et compétences propres, il apparaît que de nombreux
personnages présentent des prédispositions à la « voyance »
qui, diégétiquement, préexistent au processus d’apparition de
l’anamnèse. Anne Hébert semble même fascinée par ces aptitu-
des, essentiellement féminines d’ailleurs, qu’elle explore avec
délectation, en allant de la très banale imagination créatrice au
surnaturel ou au pathologique. Ainsi la coloration résolument
fantastique des Enfants du sabbat codifie-t-elle des disposi-
tifs modaux singuliers : hérité de ses ancêtres maternelles et
authentiquement surnaturel, le « pouvoir » (ES 149) visionnaire
de sœur Julie est physiquement attesté par « [s]on œil jaune en
vrille » (ES 32). Moins surnaturelle mais plus pathologique,
la fragilité psychologique de madame Rolland et de Stevens
Brown sert le même objectif. Dès les premières pages de
Kamouraska, la peur paranoïaque qu’éprouve Élisabeth face à
la menace imaginaire d’une femme qui hanterait les rues de la
ville, trahit sa propension aux hallucinations : « Lorsque je me
suis retournée, la femme s’est cachée, sous une porte cochère.
Je l’ai bien vue s’engouffrer là-dedans, vive et agile comme
personne au monde, sauf... » (K 8.) Les points de suspension
fissurent le présent et y creusent une brèche dans laquelle se
30
Les configurations narratives

devine l’abîme de l’autre continent temporel. De son côté,


Stevens Brown est « [c]omplètement détraqué » (FB 231) par
« les séquelles de la guerre » (FB 232) : « Une espèce de fièvre
secrète, qu’aucun thermomètre ne décèle, me glace et me brûle »
(FB 231). Dans un autre registre, le talent de comédienne de
Flora Fontanges est associé à une sensibilité perceptive extrê-
mement vive, capable de faire « revivre l’instant passé dans
toute sa fraîcheur » (PJ 104). Si bien d’ailleurs que la puissante
capacité visionnaire dont il est le moteur n’est pas exempte
d’une certaine anormalité dont témoignent des comportements
prédateurs, presque nécromaniaques, qui alimentent aussi bien
la pratique théâtrale de l’héroïne que son activité proprement
mémorielle :
Elle a tenu le petit miroir contre des bouches agonisantes,
croyant voir passer l’âme dans une buée, désirant s’emparer
de cette âme volatile pour s’en faire une vie de surcroît,
désirant s’en servir, ce soir même, pour jouer La Dame aux
camélias (PJ 81).
Les dispositifs modaux individuels sont très souvent complétés
par des adjuvants qui, à l’instar de la fatigue ou encore du
sommeil, provoquent des vulnérabilités lourdes de potentialités
mnésiques. Anéantie sur son lit d’agonie, Stella s’« épuisait et
n’arrivait pas à rien retenir avec ses yeux ouverts » (MS 179).
Livrée à « la tentation du sommeil dont son propre désir devenait
complice » (MS 187), « [e]lle ferma les paupières », et c’est
alors que « [d]es images vinrent en foule, lui battirent les tempes
comme des oiseaux pressés, aux becs durs, aux cris rauques »
(MS 180). Fiévreuse et privée de sommeil, madame Rolland
« crève de fatigue » (K 40) : « [s]es yeux sont lourds. On y jette
du sable et des pierres » (K 41). Face au chœur de la chapelle
du couvent, sœur Julie « [r]est[e] en croix le temps prescrit »
31
Le mal d’origine

(ES 26) et « [l]’épuisement de son corps crucifié se transforme


en une douceur étrange » (ES 26-27), toute proche du sommeil,
car son « cœur bat au ralenti, pareil à celui d’un dormeur »
(ES 27). Elle ressent confusément le risque de cette situation et
s’efforce « de ne pas sombrer complètement dans un sommeil
agité de rêves » (ES 41). Comme Nicolas Jones ou encore Flora
Fontanges, Julien Vallières est livré à un sommeil incertain et
agité, propice à l’apparition, au plus creux de la somnolence, des
images du passé. Prisonnier d’un « état de songe qui se prolonge
et risque de l’anéantir », « [i]l ne peut s’empêcher de raisonner
comme s’il était éveillé et en possession de ses moyens »
(ECS 10). Mais « [i]l a beau se raccrocher à des problèmes
concrets, à mesure que vient le sommeil qui émousse toute
vigilance, des images le submergent » (ECS 24). Le Lieutenant
anglais, épuisé par un sauvage défrichement de la forêt, dort,
« livré au soleil d’ici qui, sous ses paupières fermées, ressemble
parfois à s’y méprendre au feu du ciel lâché sur Londres »
(AC 50).
« Cette dangereuse propension au sommeil » (K 95) trouve
parfois dans l’usage de drogues ou autres substances halluci-
nogènes un allié modal de poids. Le médecin invite madame
Rolland à prendre une « poudre avec un peu d’eau » (K 39),
afin de dormir et de se reposer un peu. Si bien que, confrontée
aux « images monstrueuses » (K 41) de ses premiers souvenirs
hallucinés, elle en rejette la responsabilité sur le médicament.
Dans sa dernière lettre à son ami Michaël Hotchkiss, Stevens
Brown révèle qu’il a recours à toute une pharmacopée depuis
son séjour à l’hôpital, au lendemain de la guerre. Enfermé
désormais dans une chambre d’hôtel, il a inversé l’ordre des
prises : « Avaler les amphétamines, le soir, et les barbituriques,
le matin » (FB 234).
32
Les configurations narratives

Plus largement, l’environnement spatial présent se constitue


en une sorte de matrice mnémonique et participe ainsi
activement à la construction modale du personnage-voyant, en
nourrissant sa capacité de remémoration. Nous touchons là aux
très subtils rapports que la voyance anamnésique entretient avec
le réel et, pour l’heure, nous nous en tiendrons aux éléments
qui ressortissent à la modalisation stricto sensu du sujet, à
ce qui peut contribuer à l’instauration de son pouvoir voir.
Dans « La Mort de Stella », c’est à partir d’un bol et d’une
soucoupe que la malade tente « de faire le compte des objets
donnés qui se trouvaient dans la pièce » (MS 179), ouvrant
ainsi la voie aux « images » (MS 180) du passé. Parmi tous ces
objets, « l’édredon rouge » apparaît dans un halo d’incertitude,
moitié réel moitié rêvé, réduisant Stella à souhaiter « que cela
soit vrai » (idem). En effet, l’édredon jette un double pont
entre présent et passé. Par sa dénomination même, « édredon
rouge », il constitue une sorte d’oxymore métaphorique : si sa
texture évoque « [t]oute la douceur du monde, là, à portée de
la main » (idem), sa couleur renvoie clairement au feu et à la
soif qui furent le lot d’Étienne et de Stella, et le dépouille ainsi,
paradoxalement, de tout « pouvoir sur la douceur du monde »
(MS 181) qu’il prétend représenter. Cet objet, investi des valeurs
axiologiques conflictuelles sur lesquelles se fonde l’échec de
deux misérables vies, peut, à ce titre, ouvrir les vannes du temps
et enclencher le rappel anamnésique des propos désobligeants
du médecin-major. Madame Rolland, enfermée dans la chambre
de la rue du Parloir, est aux aguets, attentive aux bruits de la
ville, et notamment au « pas lourd d’un cheval traînant une
charrette » (K 12), qui ressuscite un passé tourmenté. Et l’on
ne sait plus vraiment si c’est la réalité présente du monde
extérieur qui en appelle une autre, enfouie dans le passé, ou si
c’est, au contraire, cet autrefois, encore vivace et réactualisé,
33
Le mal d’origine

qui donne vie à l’apparition nocturne. Dans Les Enfants du


sabbat, sœur Julie détient un tel pouvoir de voyance que
l’environnement immédiat a un rôle minoré. Il n’en reste pas
moins qu’elle se réjouit que la mère supérieure lui refuse par
punition le droit de se laver : « Plus je macère dans ma crasse,
plus je m’échappe facilement du couvent » (ES 57). Dans
Le Premier Jardin, c’est la ville natale de l’héroïne qui sert de
matrice mnémonique à la résurrection de la mémoire collec-
tive du pays, grâce notamment aux interventions de Raphaël,
dont le statut d’étudiant en histoire et, à l’occasion, de guide
touristique, permet la construction d’un savoir utile au pouvoir
voir de Flora. Ainsi le jeune homme « croit que la vie ancienne
est à rattraper dans toute sa fraîcheur, grâce à l’Histoire »
(PJ 78), et « Flora Fontanges écoute les histoires de Raphaël,
en tire des personnages et des rôles » (PJ 83). Toutefois, dans
la première moitié du roman, essentiellement consacrée à
la mémoire communautaire, l’héroïne limite intentionnelle-
ment et momentanément son propre pouvoir, en excluant de
ses investigations quelques quartiers de la ville, « des lieux
interdits où elle n’ira jamais » (PJ 37). Car le spectacle de cer-
tains endroits de la ville porte en lui des appels à une mémoire
moins officielle, plus personnelle et finalement beaucoup plus
agressive, qui finira pourtant par s’imposer. Ce sont notamment
la maison de l’Esplanade, « du 45 de la rue d’Auteuil » (PJ 30),
la rue Plessis (PJ 37-38, 159), la rue Bourlamaque (PJ 63-64),
la « côte de la Couronne » (PJ 165) et le quartier Saint-Roch.
D’ailleurs Flora visitera ces lieux « sans son guide attitré »
(PJ 188). Il est à noter que les parcours modaux des anamnè-
ses collective et individuelle convergent en un même lieu, le
port, véritable point de cristallisation de cette géographie de la
mémoire urbaine : il autorise aussi bien le rappel de la création,
puis du peuplement et de l’abandon de la colonie, que celui du
34
Les configurations narratives

départ en exil de l’héroïne (PJ 89-100). Dans Aurélien, Clara,


Mademoiselle et le Lieutenant anglais, ce sont les arbres de
la forêt de Valcour, abattus avec « fureur » et « ressentiment »
par John-Christopher Simmons, qui vont, la nuit venue, faire
apparaître la « haute futaie » (AC 54) des adultes, pleins de
« reproche et de courroux » (AC 55) : la contiguïté des uns et
des autres dans le déroulement de la narration ne laisse à cet
égard subsister aucun doute.
Pour devenir effective, la modalisation du sujet ouvert à la
remémoration est tributaire d’un arrière-plan narratif spécifique,
celui de l’attente passive, étroitement solidaire de la suspension
des programmes narratifs initiaux. Dans les premières pages de
Kamouraska, madame Rolland veille son mari mourant : conver-
sation avec le malade, lectures, attention portée à son confort
(K 13-22). Mais son « état d’attente » (K 7), suscité par la
veille et rendu perceptible par les très nombreuses indications
textuelles rythmant l’écoulement du temps et l’implacable
approche de la mort, se fait d’autant plus prégnant que son
inactivité est évidente et pesante. D’une part, Jérôme Rolland
préfère à la présence de sa femme celle de la servante
Florida, dont les « mains expertes […] l’apaisent » (K 29), et,
d’autre part, « [l]a voix plate du docteur » ne cesse d’inviter
madame Rolland à s’« étendre un peu » (K 38) pour se reposer.
Élisabeth pressent tout à fait les dangers d’une telle inertie et
tente de résister aux pressions qui s’exercent sur elle : « Le
docteur est de connivence avec Florida pour me chasser.
Résister. Ne pas m’étendre » (idem). Enfermée dans le couvent
où « [l]e temps, goutte à goutte, coule [...] comme sur un mur nu »
(ES 31), sœur Julie s’installe elle aussi dans la vacuité d’un
présent qui, sous la pression de la mère supérieure, des
aumôniers du couvent et du docteur Painchaud, semble de plus
en plus tourné vers l’attente : « Vouée à l’ennui, pourrait-on
35
Le mal d’origine

croire, elle semble attendre que cela finisse » (ES 142). Dans
Le Premier Jardin, ce sont les multiples reports de la date des
premières répétitions de Oh ! les beaux jours qui font passer
Flora Fontanges de l’activité normale de comédienne à une
passivité qui lui permet de « [j]ouir de sa liberté dérisoire
jusqu’au quinze juillet » (PJ 69). Elle affiche dès lors une
vacuité intime propice à toutes les invasions des souvenirs
communautaires ou individuels. Dans L’Enfant chargé de
songes, après avoir précisé que Julien Vallières a « franchi
l’Atlantique et quitté sa terre natale » (ECS 9), l’incipit voit le
personnage développer des actions conformes à ce programme
du voyageur : il séjourne à l’hôtel, se promène dans la ville et
assiste aux concerts publics. Et si Julien semble s’employer
prioritairement à « comparer le Paris de ses rêves avec celui
de la réalité » (ECS 12), force est de constater que son séjour
relève essentiellement d’un vagabondage aux buts incertains :
« Dédaignant les cars de tourisme et les visites guidées, Julien
erre, du matin au soir, dans les rues d’une ville qui se dérobe
à son approche » (idem). Sans cesse différée, la rencontre avec
Paris semble impossible, et Julien s’installe lui aussi dans la
vacuité d’une double espérance : « entendre le souffle léger
de la respiration de Paris » (idem), et, plus tard, retrouver « la
dame des Billettes » (ECS 23), dont la rencontre même est
placée sous le signe de l’attente : « Ils sont bientôt, tous les
deux, sur le parvis, [...] face à face, comme des personnes qui
attendent d’être présentées l’une à l’autre » (ECS 19). De leur
côté, John-Christopher Simmons « veille, piqué sur une chaise
de cuisine, au milieu de son unique pièce » (AC 54), et Édouard
Morel n’a « plus qu’à attendre qu’on emporte Delphine », après
l’avoir « veill[ée] un bon moment » (ED 9), afin d’« [ê]tre seul
à nouveau » (ED 21) et « [a]ttendre que la journée s’achève »
(ED 22).
36
Les configurations narratives

Ainsi modalisé selon le pouvoir et/ou le vouloir voir, le


personnage s’engage sur le chemin de la voyance anamnésique,
dont le déroulement syntagmatique présente des constantes.
Le premier de ces invariants met le sujet aux prises avec un
environnement réel qui semble s’estomper, se dénaturer, et
dont il se désancre irrémédiablement. Car, chez Anne Hébert,
le rappel d’événements passés au cœur du présent perturbe
gravement les circonstants spatiaux mis en place par la trame
diégétique de premier niveau.

Rejet du réel et claustration


La première étape de la voyance anamnésique instaure
en effet une rupture entre le sujet et le réel environnant. Le
passage d’un maintenant vers un alors est sous-tendu par un
puissant conflit axiologique avec le monde extérieur qui révèle
d’étonnantes potentialités ségrégatives. Avec ses allures de
« boîte » et son jardin sauvage et désordonné en forme de « petit
champ de malheur » (MS 176), la maison de Stella Gauvin
n’est guère accueillante et offre au regard la même hostilité
que celle qu’Élisabeth Rolland discerne dans la ville qui, à ses
yeux, « n’est pas sûre en ce moment » (K 7). Dans Les Fous de
Bassan, le pasteur Nicolas Jones entretient avec son environ-
nement un rapport aussi conflictuel. Exclu par les « papistes »
« du nouveau village » (FB 13) qui ont ravi les terres de son
peuple, il est appelé à disparaître, lui et son presbytère menacé
par la « végétation triomphante en marche vers le cœur pourri de
cette demeure » (FB 32)5. Son neveu Stevens Brown entretient
un rapport plein de réticences avec un présent qui ne semble
plus vraiment le concerner, à l’image de ces filles qui ne sont
plus ce qu’elles étaient : « Filles et garçons se ressemblent de
plus en plus. À tant suivre des jeans délavés, des fesses plus ou
37
Le mal d’origine

moins rondes, on n’est plus sûr de rien. Le monde n’est plus


aussi net qu’autrefois » (FB 232). La visite urbaine à laquelle
se livrent Flora Fontanges et Julien Vallières est placée, pour
l’une comme pour l’autre, sous le sceau du refus et de l’incom-
préhension polémique. La première revient dans une ville « où
elle s’était juré de ne plus jamais remettre les pieds » (PJ 10),
et « espère […] qu’il ne se produise rien (ni heurt ni émotion)
entre la ville et elle » (PJ 13). Plus impulsif, le second laisse
éclater sa hargne devant Camille Jouve :
– Tout est trop ancien, ici, trop vieux, le passé nous
étouffe, c’est trop petit surtout, votre Seine, on dirait un
ruisseau, vos forêts ont l’air de parcs bien ratissés, et puis le
sel n’est pas salé, ni le sucre sucré, trop de monde, trop de
voitures, trop pollué... (ECS 21.)
Le déictique « ici » indique clairement que ce rejet de Paris
se fait en référence à un ailleurs implicite euphorique. Ainsi
s’oppose au Duchesnay de l’enfance de Julien, « pays sauvage
et taciturne » (ECS 143), un « monde confus où des gens
débraillés s’affalent sur des chaises de rotin et s’accoudent
à des petites tables rondes en faux marbre » (ECS 20). Cette
dernière évocation, saturée d’un lexique nettement péjoratif
(« débraillés », « s’affalent », « faux ») et orientée selon le point
de vue du personnage, révèle de façon claire le conflit des
valeurs.
En une sorte de prélude au reflux hors du présent, l’édifice de
l’ici et maintenant se fissure progressivement et donne souvent
lieu à une rupture plus radicale, traduite discursivement par les
motifs métaphoriques de la vue brouillée et de la cécité. Ainsi,
après avoir posé un champ de présence fondamentalement
disjoint, la dynamique perceptive et impressive, affaiblie dans
sa visée, le prive de profondeur. En proie à ses hallucinations
38
Les configurations narratives

dans la chambre de Léontine Mélançon, « [m]yope et forcenée »


(K 25), madame Rolland tourne sa « face aveugle du côté
du mur » avant que « de petits êtres » lui « brouillent la vue »
(K 41). Sœur Julie refuse tout dans le monde extérieur, jusqu’à
son propre reflet, et aspire à « s’habiller sans le secours d’aucune
glace, avec des gestes précis d’aveugle » (ES 15). Dans sa
dernière lettre, Stevens Brown s’apprête à confesser son crime
passé. Mais cette confession, qui donne sans doute plus à voir
qu’à entendre, suppose une préparation, une mise en scène,
destinée à rompre le lien avec le réel : « Tant désiré le noir
et le silence. Ouvert le cahier sur la table. Fermé les yeux »
(FB 237). Flora Fontanges se trouve d’abord confrontée au spec-
tacle brouillé du port, lorsque « ciel, terre et eau, bateaux, quais,
docks, marins et promeneurs sont mêlés, brassés, confondus, dans
une seule matière brumeuse et blanche » (PJ 89). Plus tard, enfermée
dans sa chambre d’hôtel, « [e]lle se tourne contre le mur. Ferme
les yeux. Reprend le fil de son histoire » (PJ 143). Affaibli, le
mouvement perceptif s’inverse et s’ouvre sur un espace-temps
intérieur auquel Julien Vallières sera lui aussi confronté dans des
conditions semblables : « Perdu dans ses souvenirs, Julien franchit
le pont d’Arcole sans voir la Seine verdâtre qui bouge au soleil »
(ECS 14) ; puis, dans la cathédrale Notre-Dame, ce sera « sous
les paupières fermées de Julien, que surgit Lydie » (ECS 18).
La disjonction avec le monde réel trouve son expression
la plus extrême dans la claustration, dont la fonction majeure
est de déplacer le déroulement des programmes narratifs des
personnages vers une dimension plus spécifiquement cognitive,
nécessaire à l’émergence de la remémoration. L’espace clos, le
plus souvent une chambre, apparaît comme l’endroit privilégié
de la scission temporelle, du repli sur soi et de la confrontation
avec sa propre histoire. Il s’agit donc d’un véritable chronotope,
autrement dit de la « principale matérialisation du temps dans
39
Le mal d’origine

l’espace » (Bakhtine, 1997 : 391). Madame Rolland se retire


dans la chambre de l’institutrice des enfants, une « pièce [...]
petite et ridicule. Une sorte de carton à chapeaux, carré, avec
un papier à fleurs », et dont « [l]es rideaux de toile rouge sont
tirés » (K 40). Dans Les Enfants du sabbat, sœur Julie vit succes-
sivement, à l’intérieur même du couvent, une série d’enfer-
mements de plus en plus étroits et de plus en plus surveillés,
pour finir « enfermée dans un réduit ripoliné, comme dans
une armoire de toilette » (ES 142). Dans la dernière partie
des Fous de Bassan, Stevens Brown s’apprête à finir ses
jours « dans une chambre de carton » où il se sent « [v]idé de
toute mémoire, pareil à une poupée de son que l’on éventre »
(FB 236). La référence récurrente au carton rappelle combien
le lieu clos est fragile, poreux, et finalement tout près de céder
devant l’invasion à venir des images du passé. Confiné dans
le parloir du presbytère puis dans le noir de sa chambre, le
pasteur Nicolas Jones est lui aussi confronté à cette menace
d’invasion : « Bien calé à nouveau dans mon fauteuil. [...] Je
suis un vieillard qui entend des voix, perçoit des formes et des
couleurs disparues » (FB 23). Flora Fontanges, comme d’ailleurs
Julien Vallières, s’enferme dans une chambre d’hôtel. Elle y
« restera trois jours » (PJ 133), et
[c]’est dans la solitude et la nuit de la rue Sainte-Anne que
de grands pans de mémoire cèdent alors qu’elle est couchée
dans le noir, livrée, pieds et poings liés, aux images anciennes
qui l’assaillent avec force (PJ 127).
Dans la forêt de Valcour, le Lieutenant anglais « a taillé dans
le paysage » « [t]out juste de quoi vivre et respirer » (AC 53)
et se retire dans l’« unique pièce » (AC 54) d’un baraquement
militaire. Le comportement d’Édouard Morel peut paraître à cet
égard plus ambigu. Il se « penche sur l’appui de la fenêtre », a
40
Les configurations narratives

« l’air de chercher quelque secours dans le petit jour gris qui


se lève tout en haut de l’arbre unique de la minuscule cour
pavée de [son] immeuble » (ED 10) ; quelques pages plus loin,
il souhaite même « [f]aire un grand courant d’air entre la cuisine
et [sa] chambre » (ED 21). Mais ce ne sont là que des velléités
d’ouverture et il ne se supporte que « [r]ivé à [sa] table »
(idem) dans un étroit « studio de vingt mètres carrés »
(ED 33).
À bien des égards le lieu clos spatialise une exclusion volon-
taire ou imposée et c’est pourquoi ses principaux attributs en
font une synthèse hyperbolique et métaphorique de la violence
ségrégative du réel. « [C]hassée de la chambre conjugale »,
« [c]hassée de [s]on lit » (K 30), madame Rolland essaie de
trouver le repos dans la « petite chambre aigrelette » (K 39) de
Léontine Mélançon. L’épithète « aigrelette » laisse à elle seule
deviner l’incompatibilité foncière qu’il y a entre l’héroïne et
le lieu, dont l’aménagement et la décoration révèlent un mode
de vie étriqué, replié sur une naïve et aliénante religiosité.
Viendront ensuite les tourments : l’« odeur aigre de vierge mal
lavée » (K 31) d’abord, devenue plus incommodante, puis la
lumière, avec « ces rayons pointus qui déchirent [1]es yeux »
(K 41), et enfin l’agression des murs eux-mêmes : « Tous les
liserons de ce papier peint m’enchaînent. Les quatre murs de
la chambre me serrent et m’oppressent, comme un poing fermé
sur ma gorge » (K 92-93). Dans la solitude de sa chambre de
l’hôtel Victoria, Stevens Brown est confronté à l’agressivité
latente d’un lieu dans lequel se dresse une « table de plastique
brun, veiné de brun plus foncé », dont les « bords durs et coupants »
sont « désagréables et froids au toucher » (FB 236). Cette
expérience de Stevens n’est pas sans similitude avec celle de
Nicolas Jones. En effet, à l’image du presbytère tout entier,
la chambre du pasteur menace ruine et la métaphore du sang
41
Le mal d’origine

donne à cette inquiétante déréliction des lieux des couleurs


puissamment symboliques :
La pluie [...] s’infiltre sous la noue de la lucarne, dégouline
sur le plancher de la chambre, bientôt atteindra la couverture
de laine rouge sur mon lit, y dessinera des points plus sombres
et plus rouges encore comme des gouttes de sang (FB 51).
Plus subtile dans son caractère oxymorique, la violence du petit
appartement dans lequel s’enferme Édouard Morel n’en est pas
moins évidente : la blancheur lactée et originaire, puissamment
régressive, de ses « murs nus » enferme le personnage dans les
reflets trompeurs de ses « ombres passantes » (ED 32) bien plus
sûrement que toute autre forme d’agression.
La claustration est, on le voit, corrélée à un renversement des
tensions qui parcourent le champ de présence du personnage :
incapable de se poser en centre de visée, de s’emparer du
monde extérieur, le sujet qui se souvient est livré passive-
ment aux agressions de son environnement. Si bien qu’il perd
progressivement ses points de repère dans l’expérience propre-
ment vertigineuse d’un désordre à la fois temporel, spatial et
existentiel. Dans la chambre de l’institutrice, madame Rolland
se désunit dans un grand bouleversement personnel :
La bouche pleine d’épingles à cheveux elle se penche pour
déboutonner ses bottines, s’étouffe avec une épingle, manque
de l’avaler. Pleure à gros sanglots, des mèches fauves plein
les yeux. Un sein déborde du corset (K 31).
Loin de Griffin Creek, dans sa chambre d’hôtel, Stevens Brown
a « [c]hang[é] l’ordre du monde en quelque sorte » (FB 234).
En « [b]ouleversant [ses] habitudes de trente-sept ans » (idem)
pour vivre à contretemps des autres, il se trouve confronté à
un désordre plus recherché et plus raisonné que subi, et par
42
Les configurations narratives

là même plus absolu. Sous des dehors moins brutaux, Flora


Fontanges n’échappe pas à ce sentiment étrange de la déstruc-
turation spatio-temporelle dans laquelle se révèle la fragilité
de l’être. « [D]ans la solitude et la nuit de la rue Sainte-Anne »
(PJ 127),
elle a éprouvé l’effarement de celle qui se réveille dans le noir
et qui ne sait plus où elle se trouve. De là à ne pas savoir qui
elle était, l’espace d’un instant, la panique était complète. [...]
Il suffit de refaire l’ordre de la chambre, avant même d’ouvrir
les yeux. Bien s’assurer des points de repère précis (PJ 15).
Au début d’Un Enfant chargé de songes, avec le fantôme de
la mère qui « s’étal[e] au milieu de la chambre en désordre »
(ECS 9), Julien Vallières fait lui aussi l’expérience déstabi-
lisante du désordre inhérent à la claustration sous une forme
d’emblée plus fantasmée. Dans son petit appartement, au matin,
Édouard Morel fait face, quant à lui, au « désordre de la nuit, figé
dans son tumulte, comme les aiguilles d’une montre arrêtée »
(ED 20-21). À la manière de Flora Fontanges, mais avec des moyens
différents, il s’évertue à restaurer un ordre : « Ramasser les effets
de Delphine éparpillés un peu partout. En faire un paquet bien
ficelé » (ED 21). « Tout semble en ordre autour de moi » (ED 131),
finira-t-il par conclure. Mais la modalisation du propos souligne le
caractère illusoire de cette remise en état de l’appartement, aussi
incertaine et fragile que les frontières temporelles.
Comme une sorte de repoussoir, l’espace clos renvoie le
sujet à lui-même et le contraint à subir, dans cette absolue
césure, les assauts du passé. Ses propriétés agressives et son
désordre déstabilisant expliquent la propension du personnage à
rechercher une claustration encore plus absolue, comme si le repli
sur soi pouvait apporter une quelconque protection. Or le para-
doxe de ces comportements tient à ce qu’ils exposent encore plus
43
Le mal d’origine

sûrement et plus fortement le sujet à la « vie ancienne » (FB 41)


qui le menace et qu’il croit fuir. Madame Rolland cherche ainsi
à se mettre à l’abri de la lumière porteuse des images agressives
de son passé, se tourne « du côté du mur », avant d’être tentée
d’« appeler Mademoiselle et Agathe pour qu’elles ferment les
persiennes et chassent ces créatures » (K 41). Quelques pages
plus loin, elle a « envie de mettre [s]on bras replié sur [s]es yeux,
pour les protéger contre l’éblouissement » (K 50). Le pasteur
Nicolas Jones fait partie lui aussi de ces « âmes poreuses »
et envisage de « calfeutrer les fenêtres, boucher les interstices
entre les planches, fermer le parloir comme un poing, empêcher
le vent à nouveau de… » (FB 26.) À défaut de telles mesures,
il s’efforcera de « ramener la couverture tant bien que mal »
(FB 50) et s’endormira, « [e]ngoncé dans [s]on vieux veston
noir, [...] la couverture de laine remontée jusqu’au menton »
(FB 51), livré à toute une fantasmagorie. Face à « [l]’étrangeté
de l’air » et craignant « qu’il ne se passe quelque chose dans
[s]on dos », Stevens Brown se « recroqueville » (FB 239) sur
son lit. Dans l’hôtel de la rue Sainte-Anne, Flora Fontanges
« [s]e complaît dans le noir profond » (PJ 133), la nuit
apparaissant ici comme la métaphore superlative, la représen-
tation quasi substantialisée6 de la claustration. Loin d’offrir un
quelconque salut, elle annihile les défenses de l’être avant de
le dissoudre :
Elle s’attache à la nuit comme si c’était sa propre demeure.
Le noir de la nuit l’entoure, lui passe sur la face, sur le corps,
opaque et visqueux, pénètre ses veines, change en ténèbres
la source vermeille de son cœur. Flora Fontanges est hantée,
devient elle-même la nuit profonde, ouverte et visitée (idem).
Plus rien dès lors « ne peut [...] empêcher qu’une jeune fille
maigre dans son tailleur gris très strict persiste dans sa mémoire,
44
Les configurations narratives

refasse les mêmes gestes qu’en 1937 » (PJ 90). De la même


façon, Julien Vallières se claquemure avant de revivre son
passé : « Toutes les précautions semblent prises. Volets et
rideaux bien fermés, clef tournée deux fois dans la serrure »
(ECS 24). Il se croit ainsi « [b]ien gardé des vivants et des
morts » (idem). Mais c’est en vain qu’ « [i]l s’enroule dans son
drap et se cache la figure » (ECS 25), bientôt vaincu par « des
images [qui] le submergent » (ECS 24). Retranché dans sa
« cabane perdue », John-Christopher Simmons « a tiré le rideau
de cretonne contre la vitre, comme s’il s’agissait de rétablir
le black-out » (AC 56), mais ne peut, malgré « la couverture
militaire rabattue sur la figure » (AC 55), se prémunir contre
les « souffles indistincts de l’ombre » (AC 54). Ainsi le sort du
voyant anamnésique est-il scellé : la claustration désancre l’être
de l’ici et maintenant de son histoire et fait de lui un espace
dévasté où vont s’effriter les résistances.

Du corps souffrant à la défaite de la volonté


Le deuxième invariant structurel de la voyance anamnésique
réside dans l’affaiblissement de la volonté consciente, minée
par la souffrance corporelle.
Car si la remémoration a partie liée chez Anne Hébert avec
la spatialité, elle engage aussi et inévitablement le corps sensible,
livré aux agressions de l’environnement. La lourdeur paralysante
est souvent la première traduction de cet effondrement somatique.
Madame Rolland « n’arrive plus à bouger. [S]es paupières sont
lourdes. Semblables à du plomb » (K 41). À tel point qu’elle
« n’[a] plus la force de bouger la tête sur l’oreiller » (K 80).
Prostré dans son presbytère, le pasteur Nicolas Jones se sent
« [l]’arrière-train comme en plomb » (FB 29) ; enfermée dans
sa chambre, Flora Fontanges sent « [s]es jambes, ses bras [...]
45
Le mal d’origine

lourds sous les draps, comme mal dessinés, informes » (PJ 133) ;
et enfin, Julien Vallières, sur le point de s’endormir, « tente de se
redresser sur son coude. Mais tout mouvement lui est impossible
dans cet état de songe » (ECS 10). Cet alanguissement du corps
conduit à un véritable malaise, dont on ne sait plus finalement
s’il est dû à la fatigue ou aux images du passé, toujours plus ou
moins dérangeantes. « [I]ntoxiquée de songe », madame Rolland
se sent « vaseuse » (K 95), sœur Julie est livrée à un « [v]ertige »
qui « lui fait chavirer l’esprit » (ES 21) et la met au bord de l’éva-
nouissement, tandis que Flora Fontanges a « [l]a bouche pâteuse »
(PJ 133). Ces troubles aux contours imprécis s’aggravent en
cédant parfois la place à de violentes sensations d’étouffement
(K 58, ECS 10) ou encore à d’authentiques douleurs telles que
la migraine. Prisonnière d’« une couronne de fer », d’« [u]n
étau qui ferait le tour de [sa] tête », madame Rolland subit la
« torture » de son « mal de tête » (K 40), comme sœur Julie, livrée
à « une douleur aiguë à la tête et à la nuque » (ES 12), ou encore
Stevens Brown, qui éprouve « la tension de l’eau dans [s]a tête,
sa violence contenue » (FB 240).
Le personnage tente cependant de faire front. Mais cette
montée de l’impuissance et de la souffrance physique n’est que
le signal de l’ouverture des biefs d’une mémoire proliférante
qui annihile rapidement toute forme de résistance consciente.
Car, comme l’a souligné Freud, « le conscient et la mémoire
s’excluent mutuellement » (cité par Kristeva, 1994 : 282).
Le comportement de madame Rolland est très révélateur de
cet anéantissement progressif d’une volonté qui s’efforce
pourtant, pendant un temps, de faire la part du feu. Engluée
dans les images du passé, elle doit se résoudre à cette forme
minimale du combat qu’est l’attitude sélective : « Désarmer le
génie malfaisant des sons et des images, lui consentir quelques
concessions minimes » (K 40). Et puisqu’il s’agit de « [c]hoisir
46
Les configurations narratives

[s]es propres divagations » (idem), autant s’intéresser à telle


résurgence heureuse et « [s]’y attacher » (K 84). Mais cela se
révèle inefficace, et seuls demeurent les regrets de n’avoir pas
pris quelques précautions pour mieux s’isoler « des rayons
bardés de feu » de la lumière, source des visions : « Des
femmes minuscules en tabliers et bonnets blancs passent à
travers mes paupières fermées. [...] Il aurait certainement mieux
valu fermer les jalousies » (K 41). La volonté et la résistance
de sœur Julie puisent leur force dans une présence corporelle
apparemment plus assurée et permettent à l’héroïne de dominer
momentanément ses visions :
Mon corps seul persiste. Une comptabilité stricte s’est
installée dans ma tête. Bien compter les Pater et les Ave.
Surtout ne pas baisser les bras. Regarder, bien droit devant
moi, la lampe du sanctuaire, signe de la présence réelle de
Dieu dans le tabernacle (ES 26).
Ces efforts surhumains pour rester présente à l’instant restent
vains, si bien que lorsque le vent « souffle d’un seul coup la
lampe du sanctuaire », « [s]œur Julie de la Trinité est transportée
en esprit dans la montagne, tandis que son corps reste, debout
en croix, tel un calvaire de pierre » (ES 27). En préférant à
son passé personnel les souvenirs communautaires qu’elle fait
revivre en compagnie de Raphaël, Flora Fontanges cherche tout
aussi vainement à se convaincre que « sa mémoire se tiendra
tranquille » et que « ses propres souvenirs de joie ou de peine
ne serviront qu’à nourrir des vies étrangères » (PJ 106). Tout
aussi imprudemment mais plus impudemment, Édouard Morel
se prétend le « seul maître de [sa] mémoire obscure » (ED 34),
libre de « [t]rier ses images, une à une, […] de les jeter en vrac
par-dessus bord » (ED 133), avant de perdre, comme les autres,
son combat contre une mémoire par trop incontrôlable.
47
Le mal d’origine

Certaines particularités de l’écriture hébertienne ne sont


à bien des égards que les échos de ce combat de la volonté et
de la raison contre les vigoureuses et foisonnantes « images »
(PJ 127) du passé. Ainsi les impératifs et les infinitifs à valeur
injonctive placent le lecteur au cœur d’une conscience en lutte,
en l’occurrence celle de Stevens Brown :
Supplier le vide pour que ça cesse. Pour que ça ne vienne pas
jusqu’à moi. [...] vais-je hurler au risque de réveiller toute
la maisonnée ? Plutôt me taire jusqu’au matin. Continuer
ma lettre comme si de rien n’était. Feindre d’ignorer
les battements d’ailes claquant dans toute la chambre
(FB 237).
D’une manière générale, une grande place est accordée à un style
quasi télégraphique où dominent des phrases courtes, le plus
souvent nominales ou elliptiques, et la parataxe asyndétique.
Ces formes d’écriture, qui relèvent d’une « structure schizo-
morphe » (Durand, 1969 : 209) de l’imaginaire et suggèrent
« l’effacement de la notion du temps […] au profit d’un présent
spatialisé » (ibid. : 212) et impersonnel, entérinent rhétorique-
ment la rupture avec le réel. Devenue « [t]ransparente et fluide
comme un souffle d’eau » (FB 199), Olivia de la Haute Mer voit
s’imposer les images de son passé en compagnie de Stevens :
Ses doigts chauds sur ma joue dans le soleil d’été. Lui comme
un soleil pâle échevelé. Ne peux que crier. Comme Perceval.
Avec les oiseaux sauvages dans le ciel. De joie. Bientôt de
peine et d’effroi quand John Brown saisit son fils au collet
(FB 207).
L’écriture pointilliste fuit la rigueur linaire d’évocations
narrativement maîtrisées pour épouser les méandres d’une
subjectivité dans laquelle la temporalité perd de sa chronicité
48
Les configurations narratives

au profit d’une évidente spatialisation. « Je n’ai plus rien à faire


ici. [...] Laissons là les survivants d’une époque disparue [...].
Regagnons la haute mer » (FB 204), note Olivia de la Haute
Mer avant d’ajouter plus loin : « Une certaine distance serait
nécessaire entre moi et Griffin Creek, entre mes souvenirs
terrestres et mon éternité d’anémone de mer7 » (FB 218).
L’affaiblissement physique et l’impuissance de la conscience
à maîtriser la remémoration ont pour conséquence inattendue une
réceptivité exacerbée des sens, un décuplement des capacités de
perception, qui condamne le personnage hébertien à n’être que
le réceptacle passif du flux polysensoriel des images du passé.
Madame Rolland se trouve confrontée à « ce moment vague
entre le jour et la nuit, lorsque le corps et la tête flanchent tout
à coup et nous livrent au pouvoir occulte de nos nerfs » (K 25).
« Sœur Julie ne tient plus à la vie que par l’acuité prodigieuse
de tous ses sens décuplés » (ES 27), et Stevens Brown est tota-
lement absorbé par la « rumeur étrange, aux portes de la ville »,
dans laquelle il reconnaît « les pépiements sauvages en marche
vers [lui] » (FB 237). De la même manière, Flora Fontanges
erre dans sa ville natale, « tandis que les cinq sens ravivés
ramènent des sons, des odeurs, des touchers, des goûts amers et
que se déchaînent les souvenirs » (PJ 167). Après s’être étiolées
voire abolies dans la claustration, les capacités perceptives des
personnages témoignent d’une inversion des mouvements qui
parcourent leur champ de présence : incapables de s’emparer
du monde réel, ils deviennent les cibles d’une prolifération
d’images intérieures par le truchement d’une hypersensibilité
synesthésique convoquant toute une gamme de sensations.
Les sons en général et les voix en particulier constituent
des éléments privilégiés de la remémoration. Madame Rolland
retrouve dans « [l]a voix flûtée de la petite Anne-Marie » « une
autre voix enfouie dans la nuit des temps » (K 34), celle de Justine
49
Le mal d’origine

Latour. Quelques pages plus loin, face à l’image de la communiante


qu’elle fut, elle entend une voix qu’elle croyait avoir oubliée :
« Une enfant qui est moi me regarde, bien en face [...]. M’oblige
à écouter la voix légère et solennelle que je croyais perdue »
(K 58). Évoquant une gourmandise qui faisait les délices de son
enfance, Flora Fontanges renoue avec
[l]e désir retrouvé. La convoitise intacte. Elle entend de
nouveau cette voix de petite fille dans sa tête :
– S’il vous plaît, monsieur, une cenne de savate ? (PJ 38.)
Et comme « il n’y a pas pire sourde que celle qui ne veut pas
entendre », c’est en quelque sorte par prétérition que Flora
Fontanges réentend la voix de sa grand-mère, cette « vieille
voix sèche » qui, pour l’heure, « ne peut s’échapper de la
fenêtre et prononcer l’arrêt de mort d’une petite fille rescapée
de l’hospice Saint-Louis » (PJ 30). John-Christopher Simmons
et Édouard Morel sont eux aussi tirés de leur retraite solitaire
par des voix, le premier par une « voix », un « chuchotement »
(AC 54) nocturnes, échos des paroles des adultes d’autrefois,
et le second par la « petite voix, à moitié usée par les ravages
de la mort » (ED 131), de Delphine.
D’autres sens peuvent être convoqués avec une efficacité
aussi redoutable. Le corps pétrifié, sœur Julie revit le contact
charnel avec sa mère avec la même intensité que jadis :
Cette respiration, ce sourire comblent d’aise sœur Julie qui
pourrait, en avançant la main, toucher la bouche et les dents
de la femme, goûter le souffle salé de sa vie (ES 28).
Dans Les Fous de Bassan, Stevens « retrouv[e] intact et bien
dessiné » dans sa mémoire, l’« oiseau superbe », le « fou de
Bassan » qu’il « [a] si souvent contemplé » autrefois (FB 238).
Devant l’image remémorée du paquebot qui l’avait jadis
50
Les configurations narratives

transportée en Europe, Flora Fontanges « retrouve la même fièvre


et le même bonheur coupable » (PJ 90). Ainsi, à l’instar de
la comédienne qui bien vite « n’est plus maîtresse des sons,
des odeurs, des images qui se bousculent en elle » (PJ 31), le
personnage hébertien vit l’anamnèse comme une puissante
aventure sensorielle. À l’inconsistance et à la confusion de la
perception sensible du monde extérieur immédiat se substitue
la profondeur d’un champ de présence tout intérieur, où sont
posées comme presque équivalentes l’expérience passée et sa
version réactualisée, spectaculaire8, poussée jusqu’aux limites de
l’hallucinatoire par un très puissant regard intérieur.

Quand se souvenir c’est voir


La remémoration est en effet chez Anne Hébert, d’abord et
avant tout, une affaire de « présentification » (Hartog, 2003 :
199), et convoque un ensemble de ressources narratives et
discursives propres à rendre le « passé sensible » (idem) par la
mise en scène actualisée d’« images » qui se mettent à « exister
fortement » (ED 51). Bien évidemment, cela se traduit, au plan
discursif, par l’omniprésence de l’isotopie du regard. En position
de « vigie silencieuse et passive » (K 207), et « [l]es sentant, ces
images, voleter devant [sa] face, pareilles à des chauves-souris »
(K 217), madame Rolland en arrive à se fondre elle-même dans
ce symbole du regard et de la voyance qu’est la fenêtre : « je ne
serai plus qu’une fleur de givre parmi les arabesques du froid
dessinées sur la vitre » (K 195). Et il est vrai que rien ne sera
épargné à ce regard de la mémoire :
Mon Dieu ! Il va ôter son bandeau ! Montrer sa blessure !
Antoine arrache mes mains de sur mon visage. Retient
solidement mes deux poignets, dans une seule de ses mains
larges. Me force à le regarder bien en face (K 82).

51
Le mal d’origine

Plus près du paranormal que du pathologique, sœur Julie revient


dans le présent « de sa cellule. Non pas comme si elle avait dormi
et rêvé, mais comme si quelque chose de réel et d’extrêmement
précis venait soudain de s’effacer devant elle » (ES 11). Retenue
sur les côtes de Griffin Creek, Olivia de la Haute Mer s’abîme
dans le spectacle de son enfance : « Je regarde une petite fille
immobile, assise sur le sable, les genoux au menton, les bras
enserrant ses genoux » (FB 211). Flora Fontanges fait, dans Le
Premier Jardin, une expérience analogue, même si, discursi-
vement, l’action de regarder n’y est pas explicite, mais induite
par l’ellipse de l’alinéa :
De là à retourner en esprit à la maison de l’Esplanade, comme
s’il n’était plus en son pouvoir de n’y pas aller, appelée par
son enfance vivace et têtue.
Une petite fille est assise sur un tabouret, aux pieds d’une
vieille femme, dans le silence calcaire de la maison de l’Esplanade
(PJ 123-124).
Convaincu qu’« une infime déchirure », « un trou dans le
rideau » suffirait « pour que soit à nouveau visible le blitz
lâché dans les ténèbres » (AC 57), John-Christopher Simmons
se sait lui aussi menacé par les visions d’un autre temps. Et à
la toute fin de son aventure, Miguel Almevida se penche au-
dessus de la Seine : « je vois des images à moitié rêvées dans
l’eau frissonnante. L’Espagne de mes parents est là, avec ses
maisons blanches, ses oliviers d’argent, ses vignes vertes, bien
rangées » (HL 136-137).
L’isotopie du regard et de la vision est complétée par celle
plus métaphorique de la mise en scène théâtrale. Car, comme
le dit Flora Fontanges, « le temps retrouvé, c’est du théâtre »
(PJ 78). Il y a là, pour reprendre les mots de Léo Spitzer, « un
détail de style constant », qui permet de poser les bases d’une
52
Les configurations narratives

interprétation. Madame Rolland avoue sans détour son goût


immodéré pour « ce monde excessif, inconvenant et douteux
que, faute d’un autre mot, [madame Tassy mère] appelle le
théâtre », et revendique haut et fort son statut de « femme de
théâtre » (K 78). Dès lors, il paraît naturel qu’après avoir vécu
avec Antoine un « destin d’histrions » (K 85), elle soit conduite
à revivre « [l]es grandes scènes de [sa] vie » (K 103). Dans Les
Fous de Bassan, Stevens Brown revit la dispute qui l’a opposé
jadis à son père : « La scène est là, dans la cuisine, tout à côté,
qui s’étale et reprend vie » (FB 93). Le Premier Jardin tisse,
bien naturellement, des liens subtils entre l’exploration senso-
rielle de la mémoire et sa théâtralisation métaphorique. Flora
Fontanges faisant profession de comédienne, il est légitime
que le lexique théâtral accompagne massivement les mises
en scène du passé communautaire. « [P]rête à jouer Marie
Rollet sur-le-champ », « [e]lle fait mine de rajuster une coiffe
imaginaire sur ses cheveux courts » (PJ 78), avant de confier à
Raphaël que « [t]out ça, c’est du mimétisme » (PJ 78). Mais, il
est à remarquer que, dès lors que l’héroïne est aux prises avec
son propre passé, le lexique théâtral disparaît au profit presque
exclusif de celui des sensations, contraignant, dans cet assaut,
le paraître à céder devant l’être. Moins prégnant sans doute et
plus diffus, ce sémantisme théâtral réapparaît dans les textes
plus récents. Ainsi Est-ce que je te dérange ? s’ouvre-t-il sur
l’évocation d’Édouard en train de veiller le corps de Delphine.
Or cette dernière semble jouer un rôle, celui de la morte : « Et
maintenant elle fait la morte consciencieusement, sans pudeur »
(ED 9).
Dans cette spécularisation réminiscente, le décor joue un
rôle essentiel. La mémoire replace les souvenirs dans leur espace
d’origine, dont certains lieux sont puissamment polarisés par un
effet de grossissement. La maison qu’a habitée jadis Élisabeth
53
Le mal d’origine

« se met à briller. Précise comme si on la regardait à la loupe »


(K 50). Et c’est au hasard de parenthèses que l’explication de
ce phénomène, qui vaut pour tous les romans, nous est donnée :
« (La déformation de l’angoisse et de la terreur.) » (K 211.)
L’élément grossi du décor relève de ce que Jean-François Perrin
définit comme « le détail aléatoire »,
dont l’extrême précision en même temps que l’affect dont il
est chargé condensent par synecdoque toute la scène en un
seul signe, et par métonymie ce qui de la totalité remémorée
restera hors champ de la scène écrite (1995 : 200-201).
À la fois source et conséquence de la très forte angoisse
que génère toute remémoration, la vision grossissante, quasi
hallucinée, ressortit à la déréalisation schizoïde qui fonde la
mémoire hébertienne. Ainsi madame Rolland se revoit-elle à
dix-neuf ans en compagnie d’Aurélie, et sa mémoire reconstruit
le décor de leur rencontre d’alors, sans pouvoir échapper à cette
déformation dévitalisante :
L’aspect étrange du feu surtout. Une sorte d’éclat froid,
immobile. L’apparence du feu plutôt, sans clarté, ni chaleur.
Les draps de toile garnis de jours. Le fin quadrillage de
la toile extrêmement visible, comme à travers une loupe. La
table de chevet au dessus de marbre. Je pourrais suivre le
cheminement des veines noires éclatées, dans leurs moindres
méandres et éclaboussures (K 104).
Les poignées de porte, pour lesquelles certains récits marquent
une réelle prédilection, font l’objet de ce grossissement qui les
transforme en synecdoques9 hypertrophiées dans lesquelles se
cristallise le hors-temps de la mémoire. Flora Fontanges
voit très nettement une poignée de porte en verre taillé qui
brille étrangement dans la rue Plessis aux façades sombres.

54
Les configurations narratives

[Elle] ne pourra jamais exprimer la beauté insolite de cette


poignée de porte, les couleurs du prisme se mirant en chacune
de ses facettes, virant au seul violet, à mesure que le temps
passe (PJ 38)10.
Loin de concerner seulement le décor, cet effet de grossissement
affecte également les personnages-acteurs de ce théâtre intérieur,
avec un processus de « gigantisation » (Durand, 1969 : 211)
qui relève de la même vision schizomorphe. « Des femmes
minuscules en tabliers et bonnets blancs » (K 41) font l’objet, sous
les yeux de madame Rolland, d’une étrange métamorphose :
C’est bien ce que je craignais, les trois femmes ont grandi.
Grandeur nature elles envahissent à présent la petite chambre
de Léontine Mélançon. Je crois qu’elles font le ménage et
disposent des objets sur la commode, comme des pièces à
conviction (idem).
Un peu plus loin dans le récit, « [l’]image d’Antoine tué »
devient celle d’un « géant » qui « [e]nvahit tout [son] être »
(K 92). Dans le silence et la nuit de l’hôtel Victoria, Stevens
Brown ressuscite « les petites Atkins » (FB 240) qu’il a jadis
tuées, « traînant avec elles une nuée de petits personnages
remuants, à l’allure décidée, qui grandissent à vue d’œil »
(FB 240). Le Lieutenant anglais fait revivre dans ses souvenirs
« la cohorte des grandes personnes énormes et sans pitié »
(AC 59), et Delphine évoque la femme de Patrick Chemin en
ces termes : « – Trop grosse. Vraiment épaisse. Trop grande.
Passerait pas dans la porte. Des bras comme des boas. Des
jambes comme des arbres » (ED 29). Le processus de déréa-
lisation ainsi engagé trouve son aboutissement dans le motif
récurrent de la marionnette. Les personnages convoqués sur la
scène de l’anamnèse semblent ainsi se détacher de la conscience
qui les a fait naître et jouent leur rôle de façon autonome.
55
Le mal d’origine

Dans Kamouraska, Élisabeth revit son mariage avec Antoine


Tassy :
Voici la mariée qui bouge, poupée mécanique, appuyée au
bras de son mari, elle grimpe dans la voiture. [...] Le marié
est en bois colorié. La mariée aussi, peinte en bleu (K 71).
Et dans Le Premier Jardin :
Le détachement de Flora Fontanges est extrême. On pourrait
croire qu’il s’agit de petits personnages en bois, venus la
visiter dans sa chambre d’hôtel, et qui s’agitent comme des
marionnettes devant elle (PJ 145).
Pour être pleinement opératoire, la mise en scène anamnésique
exige un dernier élément : l’éclairage. C’est ce que rappelle la
servante Aurélie à Élisabeth : « Il faut ce qu’il faut. Les grandes
scènes de votre vie s’en viennent Madame. C’est en pleine
clarté qu’il faut les revivre » (K 103). Et de fait, les projecteurs
de la mémoire allumés, plus rien ne peut empêcher les images
du passé de s’imposer dans toute leur crudité, dans toute leur
cruauté. C’est ainsi qu’apparaît la maison d’enfance d’Élisabeth,
dont la façade s’affiche dans une violente proximité : « Je
pourrais y toucher. Chaque dent, chaque nervure vivante dans
un éclairage terrible et fort, dur, vif, jaune. Un soleil fixe au-
dessus de la maison, un peu à gauche » (K 51). La cabane de la
montagne de B. subit le même sort et « [l]a lumière qui baigne
la scène devient sensible à outrance, comme les choses uniques
qui vont disparaître » (ES 8).

Le réel parasité
Les osmoses temporelles ainsi obtenues ont pour effet une
puissante perturbation du réel, parasité par les images du passé. Il
56
Les configurations narratives

y a là une inversion saisissante puisque, si l’environnement présent


nourrit la remémoration par les nombreuses « causes occasion-
nelles » (Perrin, 1995 : 193) qu’il procure, il est, en retour, affecté
voire souvent profondément dénaturé par l’ubiquité temporelle
de la conscience réminiscente, réduite à « [f]aire la navette dans
le temps » (ES 71). Derrière ce trouble se cachent les enjeux pro-
prement existentiels et identitaires de l’expérience anamnésique
sur lesquels nous reviendrons plus loin. Nous nous conten-
terons, dans ce chapitre, d’observer la manière dont l’écriture
hébertienne rend cette extrême porosité spatio-temporelle.
L’altération du présent par la remémoration s’exprime
d’abord discursivement par les très nombreux glissements méto-
nymiques. Après un premier sommeil agité dans la chambre
de Léontine Mélançon, madame Rolland vient précipitamment
s’occuper de ses enfants, s’inscrivant ainsi dans l’espace-temps
établi par le contenu diégétique de premier niveau. Puis la
servante Agathe tombe en extase « devant un aussi touchant
tableau », représenté par la mère et ses enfants enfin « habillés,
coiffés, calmés », et ose une comparaison : « – On dirait la reine
avec ses petits princes autour d’elle ! » (K 34.) L’emploi de
l’article défini « la » en lieu et place de l’indéfini « une », qui
aurait donné aux propos de la servante une portée tout aussi
métaphorique mais finalement beaucoup plus généralisante,
est l’un des ressorts essentiels de ce premier glissement
métonymique, pris en charge et assumé par le discours intérieur
d’Élisabeth. De simple comparant hyperbolique et flatteur,
l’expression renvoie alors, obliquement, par métonymie et par
synecdoque, à la reine Victoria au nom de laquelle Élisabeth
fut jadis accusée du meurtre de son mari. Un second glissement
métonymique fera émerger le passé dans toute sa cruauté :
la voix et les mots de la petite Anne-Marie, réinterprétés par
madame Rolland, convoquent les paroles jadis prononcées
57
Le mal d’origine

par Justine Latour et les surimpriment sur un présent annihilé


par la prosopopée : « – Pendant le voyage du docteur Nelson
à Kamouraska, Madame était encore plus rouge et plus
agitée que d’habitude » (K 35). Les Fous de Bassan offre de
nombreux exemples de ce mode de fonctionnement discursif.
Dans « Le livre du révérend Nicolas Jones », le texte biblique
déclenche la remémoration et fait en retour l’objet d’une lecture
blasphématoire qui marque les extraits retenus du sceau de la
concupiscence et des manquements du pasteur :
En ce temps-là...
Ma femme Irène, née Macdonald, est stérile. En d’autres
lieux, sous d’autres lois, je l’aurais déjà répudiée, au vu et
au su de tous, comme une créature inutile.
Je vous le dis, frères, le temps se fait court. Dès lors,
que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient
pas11 (FB 23).
De la même manière, dans Le Premier Jardin, l’environnement
urbain que parcourt et que voit Flora Fontanges est essentiel-
lement caractérisé par un déficit descriptif qui révèle sa faible
capacité à actualiser son présent : « Ni naissances ni morts (sauf
accident) à l’intérieur des maisons de pierre badigeonnées de
couleur. Mais où sont les gens ? Les vrais » (PJ 21), se demande
Flora Fontanges. Dévitalisé et placé dès l’exergue du roman
sous les auspices shakespeariens de la théâtralité du monde
– « All the world’s a stage » –, le réel est réduit à un décor
exsangue, appelé à être phagocyté par l’anamnèse :
La Grande Allée, dans ses oripeaux de théâtre, s’allonge
jusqu’à la porte Saint-Louis. [...] Flora Fontanges craint plus
que toute autre chose de réveiller des fantômes et d’avoir à
jouer un rôle parmi les spectres (idem).

58
Les configurations narratives

Cette perméabilité du réel est telle que finit par s’établir une
véritable interpénétration entre l’environnement extérieur et le
monde intérieur de Flora Fontanges :
À tant regarder le fleuve, elle a le regard vague, ne peut plus
trier ses images et se laisse envahir par tout ce qui passe et
repasse au loin et tout près, sur l’eau et dans le port et jusque
dans sa mémoire (PJ 89).
À partir de là une série de transpositions conduisent le sujet dans
un autre espace-temps et la « matière brumeuse et blanche »
du paysage évoque métonymiquement la « masse blanche
et massive » (idem) du bateau sur lequel s’était embarquée
autrefois Flora Fontanges. La transfiguration du réel est
consommée par la substitution du présent du discours intérieur
à l’imparfait du dialogue : « L’horizon est bouché, pense-t-elle.
La largeur et la grandeur du fleuve s’avèrent barrées par la
masse blanche et massive de l’Empress of Britain » (idem). Et
l’évocation culmine dans la mise en mouvement de ce passé-
présent ambigu :
Flora Fontanges n’a plus qu’à regarder l’espace d’eau sale,
entre le quai et le paquebot, qui grandit à vue d’œil, à mesure
que l’Empress s’arrache à la terre, en longues traînées
huileuses (PJ 89-90).
Dans les premières pages de L’Enfant chargé de songes, alors
qu’il assiste à un concert « au cloître des Billettes » (ECS 14),
Julien se trouve engagé dans le même processus métonymique,
avec le « chignon bas sur une nuque longue » (ECS 15) de
femme. Le présent est condamné à n’être qu’une copie du passé,
et « [l]’image de Lydie […] s’interpose entre lui et la femme en
face de lui » (ECS 22). Tant et si bien que Julien se sentira poussé
à une vérification qui trahit la confusion en train de s’établir :
« vérifier sur la joue de l’inconnue le grain de beauté, la petite

59
Le mal d’origine

mouche noire qui ornait la pommette droite de Lydie » (ECS 16).


En compagnie d’Édouard et de Stéphane, Delphine s’abîme dans
le spectacle de la Seine et de ses « bateaux-mouches » (ED 44).
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’eau et les jeux
de lumière mettent en branle la remémoration et ses réseaux asso-
ciatifs : « – Chez ma grand-mère, il y a une rivière qui passe. Des
fois c’est dans la brume blanche, d’autres fois c’est très éclairé à
cause du soleil qui brille dessus » (idem). Et finalement le passé
s’impose, Delphine ayant « les yeux perdus comme si elle voyait
sa grand-mère à travers la brume » (ED 45).
Cette contamination de la réalité par les images du passé
peut, en outre, être figurée par les inquiétants dehors de la folie,
suggérée notamment par la récurrence d’images et de visions
obsessionnelles et monstrueuses. Deux personnages sont emblé-
matiques de ce rapport névrotique au passé : Élisabeth Rolland
et Stevens Brown. Dans Kamouraska, c’est la personnalité
même de l’héroïne qui éclate, dévastée, sous les coups de
boutoir des images du passé. Dans un premier temps, lorsqu’elle
se revoit en communiante, cela se traduit par un jeu discret mais
efficace sur les adjectifs possessifs :
Tout de blanc vêtue, de la tête aux pieds. Son long voile pend
jusqu’à terre. Sur sa tête une couronne de roses blanches. Je
ne puis faire un mouvement. Dans sa main lourde, dans mon
bras pétrifié, doucement meurt l’esquisse vaine d’un signe
de croix (K 58).
Puis l’anamnèse conduit Élisabeth « jusqu’à la limite de [la]
raison » (K 198), là où elle ne peut plus douter d’être « folle
et lucide » (K 27), comme en témoigne la vision hallucinée du
cadavre d’Antoine Tassy :
Son sang, sa tête, son cœur. Cela recommence. Une ronde
dans mes os, une multitude d’Antoines assassinés circule dans

60
Les configurations narratives

mes os. Des fourmis noires, avec des yeux énormes. Bleus.
Ah ! mon Dieu ! Je vais mourir (K 92).
Transfiguré par la violence que ces images véhiculent, le réel
se transforme insidieusement. Élisabeth observe le « soleil
qui passe à travers les rideaux », y voit « une lueur étrange,
couleur jus de framboise, jusque sur le lit. Mes mains dans la
lueur, comme dans une eau rouge » (K 40). Comment ne pas
voir dans ces mains soudain teintées de rouge une métaphore
toute shakespearienne12 de la trace mnésique qui, marquée
par une faute initiale, s’impose de façon allusive en modifiant
puissamment la vision que le sujet a du réel. Dans le cas de
Stevens Brown, la remémoration et les images du passé para-
sitent le réel de manière aussi évidente. On a vu précédemment
comment à la « rumeur étrange » de la ville se substituent les
« pépiements sauvages » des oiseaux de son enfance (FB 237).
La chambre devient alors le lieu d’un spectacle effrayant auquel
Stevens ne peut échapper : « Feindre d’ignorer les battements
d’ailes claquant dans toute la chambre. Toiture et plafond à
présent ouverts et défoncés à coups de becs durs » (idem).
Et enfin, dans une sorte d’apothéose monstrueuse, tout un
paysage marin apocalyptique s’impose et occupe l’espace de
la chambre :
L’eau s’échappe partout dans la pièce. Les embruns mouillent
mon visage. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de la vitrine
est maintenant libéré. Odeur saline à mourir lâchée en rafales
(FB 240).
Par leur puissante théâtralisation, figures et images du passé
saturent le champ de présence des personnages dans un
mouvement d’invasion incontrôlable qu’évoquent efficacement
les très nombreux présentatifs13, les verbes exprimant un
mouvement d’intrusion, tels que « venir », « surgir », « ramener »
61
Le mal d’origine

(PJ 167 ; ED 136), ou encore le lexique de l’assaut, comme


« flèches », « déchaînent » (PJ 167), « livr[é] [à] » (K 25).
Par ailleurs, l’emploi récurrent du présent de narration
concourt à introduire dans les séquences mémorielles de
larges hypotyposes. Resurgit ainsi par exemple dans le présent
d’Élisabeth « [l]’accent rude et effrayé de Justine Latour qui
témoigne devant le juge de paix » (K 35). Or « « cette peinture
parlante » qui développe « l’art de rendre présentes les choses
absentes » » n’est, on le sait, qu’une « figure de l’abolition du
je » (Le Bozec, 2002 : 7). Autrement dit, en instaurant une série
de passés-présents immobiles, c’est une chaîne discontinue
d’actions qui s’imbrique dans l’ici et maintenant de la diégèse
et menace l’intégrité du sujet. Car le constat du pasteur Nicolas
Jones, selon lequel « [l]e temps est éclaté. Brille par fragments
retrouvés » (FB 42), n’est pas sans conséquence identitaire.
Privilégiant l’instance actorielle par la narration homo-
diégétique ou la focalisation interne, les micro-récits de la
remémoration, quelle qu’en soit l’ampleur, révèlent à l’analyse
un grand nombre d’invariants narratifs et stylistiques. En se
creusant sous les coups de butoir réitérés d’un passé obsédant
qui envahit le personnage et corrode son rapport au réel, leur
configuration suggère une expérience temporelle puissamment
polémique. Par l’attente solitaire, la passivité qu’elle présup-
pose, la remémoration disloque le champ de présence du sujet
et inverse en quelque sorte les tensions qui l’animent. Privé de
profondeur par la claustration, ce champ se fait agressif avant
d’être évidé au profit d’un autre espace-temps, tout intérieur,
saturé de sensations violentes.

62
Les configurations narratives

Notes
1. Nous utiliserons les termes de « remémoration » ou d’« anamnèse » dans
l’acception large d’« exercice de mémoire » (Ricœur, 2003 : 23), sans tenir
compte de la distinction « entre évocation simple et recherche ou effort
de rappel » (ibid. : 22), l’essentiel étant la « superposition dans la même
opération […] de la récollection, du rappel, des deux problématiques :
cognitive et pragmatique » (ibid. : 67-68).
2. Voir notamment Paterson, 1992 ; Gauvin, 1997 : 227.
3. Sur ce point, on se reportera aux excellentes études narratologiques de Jaap
Lintvelt (2000 : 143-213).
4. « La “modalisation” est la projection de prédicats modaux (du type : vouloir,
savoir, pouvoir, devoir, croire...) sur des énoncés d’état (être) ou de trans-
formation (faire) » (Fontanille, 1991 : 98-99).
5. Cette menace végétale se retrouvera de manière assez semblable dans
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais : « Bientôt il lui sera
possible, dans le silence, de sentir la forêt qui se rapproche du petit camp,
l’encercle lentement, un jour reprendra tout le terrain défriché alentour, tel
son bien souverain » (AC 54).
6. Cette association entre la montée des souvenirs et l’abandon à une nuit
substantialisée notamment par une viscosité faussement protectrice se
retrouve dans plusieurs autres textes. Dans « Le livre du révérend Nicolas
Jones » : « Faire le noir. Lâcher la nuit visqueuse dans toute la maison. M’en
emplir les yeux et les oreilles. Ne plus voir. Ne plus entendre. Le passé qui
cogne contre mes tempes. Laisser les morts ensevelir les morts » (FB 49).
Ou encore dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais :
« John-Christopher Simmons s’emplit peu à peu de nuit silencieuse, à ras
bord, comme un seau inerte qu’on plonge dans l’eau noire » (AC 54).
7. On retrouve la même spatialisation du temps dans le rapport polémique que
madame Rolland entretient avec son propre passé, puisqu’elle ne cesse de
prétendre « habit[er] ailleurs. Un lieu précis. Un temps révolu » (K 163).
On pourrait dire encore la même chose de Nicolas Jones, qui manifeste une
préoccupation analogue : « Prendre mes distances. Ne plus être hors de moi,
debout à la frontière de la terre et de l’eau comme une croix du chemin
sur laquelle déferlent le vent et toute la vie ancienne, en lames salées »
(FB 41).
8. On ne peut manquer de mettre cette propension au regard, fût-il anamné-
sique, en relation avec la « scoptophilie ». Le temps constitue sans doute
pour les personnages d’Anne Hébert une distance infranchissable, celle

63
Le mal d’origine

du manque, que le regard intérieur propre à toute anamnèse s’efforce de


combler ou de compenser. Nous y reviendrons plus loin.
9. Ce recours à la synecdoque est une des constantes du topos de la réminis-
cence tel que l’a analysé Jean-François Perrin : « détachée du temps dans
sa fulgurance, la réminiscence livre pourtant une totalité simultanée dont
le plus infime détail est perceptible au sujet ; or s’engager dans un récit
pour en rendre compte risque d’y réintroduire la dimension du temps,
tandis qu’une description un tant soit peu précise risque d’en dissoudre le
caractère panoramique, en vertu de cette loi d’entropie du descriptif qui
veut que “décroissance de l’information et excès croissant de texte [y] vont
paradoxalement de pair”. » (1995 : 199.)
10. Voir encore, par exemple, ES 9 et PJ 159.
11. Pour la relation parodique que le pasteur établit entre sa propre vie et le
texte biblique, voir Sirois, 1992 : 125.
12. La métaphore sera implicitement reprise par Nicolas Jones : « Ici tout se
lave et se savonne quotidiennement, comme s’il s’agissait d’effacer une
tache sans cesse renaissante » (FB 17).
13. On peut citer, à titre d’exemples, les passages suivants, extraits de différents
récits : « Voici la simplette Justine Latour qui témoigne à son tour » (K 44) ;
« C’est une enfant faite pour vivre [..]. Tout d’un coup il est là derrière
elle [..]. Le voici qui s’accroupit » (FB 205) ; « Voici que des images
surgissent [..]. C’est une forteresse de femmes et d’enfants » (PJ 167) ;
« Voici la maison et le jardin tranquille » (ED 135).

64
CHAPITRE DEUXIÈME

L’ÉPREUVE DU « TEMPS SAUVAGE 1 »

La démarche herméneutique proposée par Paul Ricœur


invite à distinguer « deux niveaux de lecture critique de la
même œuvre » (1991b : 192). Ainsi, après avoir analysé les
configurations des textes et distingué les constantes narratives
et discursives, il convient d’en déterminer les enjeux afin de
préciser les propriétés majeures de l’« expérience fictive du
temps » (ibid. : 16) vécue par les personnages hébertiens. En
neutralisant leurs capacités de perception du réel immédiat et
en déchirant leur champ de présence jusqu’à l’abolition de soi,
le flux mémoriel, irrépressible, sape tout projet de construction
identitaire, toute histoire personnelle. C’est ainsi que la question
de l’identité s’arrime à la problématique temporelle, car l’anam-
nèse instaure une temporalité inédite et fragmentée, poreuse et
dissolvante, qui contraint le sujet à une présence dégradée.
2
« LA PAUVRETÉ EXTRÊME DE L’INSTANT »

« À travers la mémoire embuée. Le présent qui tremble »


(FB 141), note avec une étonnante lucidité l’innocent Perceval
65
Le mal d’origine

Brown dans Les Fous de Bassan. Ces deux phrases invitent à


mettre l’accent sur l’un des aspects les plus intéressants de la
remémoration et de ses conséquences dans l’œuvre d’Anne
Hébert. En effet, le retour dans le passé implique un divorce
entre le sujet et l’instant présent, qui « est le cœur du temps et le
cœur de notre vie », « le seul point où nous avons rendez-vous
avec le monde, avec notre monde » (Hersch, 1967 : 33-34),
consacrant ainsi la rupture d’un lien perçu comme essentiel à
l’affirmation de l’être. Et le personnage hébertien, à l’instar de
George Nelson qui souhaite, « [l]e temps d’un éclair, entrevoir
la réconciliation avec soi-même » (K 129), ou encore de Flora
Fontanges, qui éprouve le puissant désir d’« [ê]tre soi-même,
un instant, ce point lumineux, en équilibre sur l’horizon »
(PJ 30), sait intuitivement que l’instant présent « est le facteur
de la synthèse de l’être » (Bachelard, 1992 : 27), « le seul
domaine où la réalité s’éprouve » (ibid. : 14)3. Autrement dit,
seule l’immersion sensorielle dans le monde sensible peut
faire de l’instant « la source même de l’élan vital » (ibid. : 17),
le lieu d’une convergence existentielle dans laquelle le sujet
pourrait éprouver sa propre consistance grâce au sentiment de
sa coïncidence avec le temps et le réel. C’est d’ailleurs le sens
même des principes que propose Éric, dans Le Premier Jardin,
désireux de vivre « selon le désir de l’instant » (PJ 58) :
Savoir ce que font le chaud et le froid, apprendre le sec et le
mouillé, l’amer et le salé, le lisse et le raboteux, connaître
l’effort des muscles qui soulèvent et portent le poids des
choses, […] apprendre la terre avec tout son corps (PJ 73).
Or les personnages qui peuvent afficher sereinement et
définitivement leur présence à l’instant ne sont pas légion.
Catherine, l’héroïne des Chambres de bois, accède, au
terme d’un long et douloureux cheminement sur lequel nous
66
L’épreuve du « temps sauvage »

reviendrons, à une saisie jubilatoire du présent, « se réjouissant


également du doux et du rude, comme si toute la terre sous
ses pieds devenait savoureuse » (CB 156). Certaines femmes
semblent y être prédisposées par leur tempérament. Toute
jeune, Nora Atkins a expérimenté cette attention, cette tension
de l’être soucieux de vivre dans l’instant et d’entrer en osmose
sensorielle avec le monde :
Parfois lorsque je suis trop absorbée par ce que je regarde,
penchée sur une feuille ou un insecte, toute concentrée pour
saisir l’instant qui passe, ma mère sourit et m’appelle « beau
nuage » (FB 132).
Plus mature, Camille Jouve, dans L’Enfant chargé de songes, n’a
« que ça à faire au monde, manger des glaces, au grand soleil
d’été, [...] rire et prendre rendez-vous pour un lendemain qui
lui importe peu » (ECS 20-21). Elle est, de ce point de vue, la
digne héritière de Lydie Bruneau, pour qui « ça ne sert à rien
de penser au lendemain » (ECS 98), même si son cas est sans
doute plus nuancé et plus complexe. Pour les autres, c’est-
à-dire l’écrasante majorité, l’inscription euphorique dans l’instant
présent, favorisée et stimulée par quelque expérience favorable,
reste fragile et fugace. Grâce à son histoire d’amour féerique
avec Gabriel, Émilie, l’héroïne de « La Robe corail », voit
ses sens s’éveiller et s’emparer des « instants [qui] ont des
couleurs, des parfums, des touchers, des lumières » (RC 75).
Au début de Kamouraska, lorsque la bonne chargée de provisions
rentre du marché, sa maîtresse jouit pleinement de l’instant :
« Goûter les framboises, manger les petits pois crus, cro-
quants comme des perles. Madame Rolland est à nouveau
saine et sauve, ravie absolument. Un instant » (K 37).
Très amoureuse, Christine danse devant Bernard et son « mouve-
ment pur et dépouillé, capté à la source même de son élan »
67
Le mal d’origine

(H 15), la met en osmose avec le monde créé et l’impose


comme présence vivante ici et maintenant : « Elle riait. En
un instant elle fut présente et radieuse » (H 16). En « s’im-
prégnant d’iode et de varech, comme si c’était sa seule raison
d’être ; de respirer à fond et de se trouver présente au matin,
sur le pas de sa porte, au bord de la mer » (FB 65), Maureen,
dans Les Fous de Bassan, s’approprie le jour naissant par ses
amples mouvements respiratoires. En compagnie d’Olivia et
de sa grand-mère, Nora Atkins prend elle aussi possession de
cet instant fragile entre tous qu’est l’aurore en stimulant ses
sens par l’immersion dans l’eau glacée : « Tout juste le plaisir
de me sentir exister, au plus vif de moi, au centre glacé des
choses qui émergent de la nuit, s’étirent et bâillent » (FB 111).
Dans les premières pages du Premier Jardin, Flora Fontanges
observe « [l]a petite place sous sa fenêtre […] éclaboussée de
soleil » (PJ 15) et le spectacle acquiert une telle densité par la
débauche de sensations, visuelles, auditives, olfactives qu’il
procure, que l’héroïne ne peut que ressentir la plénitude de sa
présence dans la conscience aiguë de vivre « le présent à son
heure la plus vive » (PJ 15).
C’est précisément cette « expérience immédiate du temps »
(Bachelard, 1992 : 34), cette conscience de l’instant et de soi4
dans un seul et même mouvement des sens, que vient grever le
retour lancinant et invasif du passé, suggéré par la métaphore
de la digue rompue :
Ça doit être ça tomber en enfance, [...] une petite digue
qui cède dans le cerveau, et le passé surgit, dru comme le
mercure, envahit le présent et le noie, tandis que la mort saisit
le vif, comme dit la loi (PJ 39).
Autrement dit, la fragmentation du temps et le retour d’« images
anciennes » (PJ 127) indésirables affectent la cohésion de l’être
68
L’épreuve du « temps sauvage »

telle qu’elle pourrait se forger dans un rapport bénéfique au


présent. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir certains personnages
chercher à s’investir plus fortement dans une activité physique,
quelle qu’elle soit, pour rester ancrés dans l’instant et résister
ainsi à l’invasion anamnésique. Inquiète de la vacuité des
moments qu’elle vit au chevet de son mari mourant, madame
Rolland s’investit dans des tâches matérielles susceptibles de
lui occuper l’esprit :
Que je fasse défaut un seul instant et tout redevient possible.
[...] Madame Rolland descend aussi vite que ses jambes et ses
jupes le lui permettent. Le sucre ! Le sucre ! Il faut trouver
du sucre ! (K 18.)
Nicolas Jones, pour sa part, « aimer[ait] [s]e raccrocher au
présent, sentir entre [s]es doigts gourds le fourneau de [s]a
pipe » (FB 39), et Flora Fontanges, renouant avec sa ville natale
après de nombreuses années d’absence, souhaiterait s’astreindre
à une tension de tout son être, à une attention forcenée, afin de
rester présente à l’instant :
Il s’agit de ne pas respirer trop profondément et de bien
rejeter l’air après qu’il a régénéré le sang. Tout juste de quoi
vivre dans l’instant. S’en tenir au seul présent (PJ 29).
Caché derrière un des piliers de la cathédrale Notre-Dame,
Julien Vallières sait qu’« [i]l n’a qu’à ouvrir les yeux pour
retrouver sa solitude et la pénombre apaisante tout autour de
lui » (ECS 18), et voir ainsi s’évanouir les trop envahissantes
résurgences du passé.
S’il est vrai que le personnage hébertien sollicite parfois avec
succès ses capacités d’être physiquement présent au réel et évite
ainsi le redoutable clivage qui le menace, force est de constater
que, le plus souvent, les instants « n’ont pas de contour, ils sont
69
Le mal d’origine

sans limite, flottants comme des brumes » (RC 75). Abandonnés


par un présent dont la puissance étymologiquement euphorique
est sans cesse mise en péril, les personnages sont nombreux à
pouvoir dresser le même constat amer que le pasteur Nicolas
Jones : « [l]e présent sur mon âme n’a plus guère de prise » (FB
23). C’est sans doute François Perrault qui, dans « Le Torrent »,
perçoit cette défaillance avec l’acuité la plus vive :
Qu’est-ce que le présent ? Je sens sur mes mains la fraîcheur
tiède, attardée, du soleil de mars. Je crois au présent. Puis, je
lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais
le sang, là, une femme étendue et les stigmates de la mort
et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon regard que
le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a
quinze ou vingt ans. Cette image dense me pourrit le soleil
sur les mains. La touche limpide de la lumière est gâtée à
jamais pour moi (LT 36).
Contaminée par le passé, la saisie sensorielle de l’instant semble
inexorablement vouée à s’appauvrir. C’est ce dont témoigne
encore l’échec du projet de Raphaël et de Maud, « de vivre
une journée entière, sans en perdre un instant », avec « [u]ne
attention extrême au passage du temps sur la ville » (PJ 43). Et
si l’expérience échoue aussi avec Flora Fontanges, c’est que
cette dernière se montre « trop distraite » (idem) : « [l]’instant
ne la porte plus » (PJ 123), « [c]omme si le présent était un lieu
flagrant et nul » (PJ 130). Sur le point de partir de Valcour,
dans « l’heure étale de la nuit », le Lieutenant anglais est livré
lui aussi, pour d’autres raisons, à ce présent affaibli en s’aban-
donnant à « [l]’instant morne où plus rien n’arrive. Sauf l’ennui »
(AC 87). Il est à noter que ce défaut d’investissement dans le
présent est parfois recherché plus que subi et n’est donc pas
toujours exempt d’une certaine perversion. Ainsi les moments
70
L’épreuve du « temps sauvage »

que Julien Vallières vit en compagnie de Camille Jouve, pour


agréables qu’ils soient, ne semblent valoir que par leur capacité
à devenir des souvenirs :
Plus tard, peut-être, une fois livré aux prestiges de la mémoire,
ce court instant entre les mains de la dame des Billettes lui
paraîtra délectable et déchirant, comme le don du jour qui
passe et ne revient plus (ECS 144).
Mais le différend que le personnage entretient avec le temps
présent ne se réduit pas à cet évidement sensoriel de l’instant,
qui, parfois, dans un mouvement en quelque sorte inverse, fait
l’objet d’une saisie visant à le dilater et à l’immobiliser. Dans
l’appartement parisien où « régnait une fraîcheur de cave5 »,
« Michel et Lia semblaient vouloir instituer contre les saisons
une espèce de temps à eux, immobile », dont témoignent
parfaitement « leurs conversations [qui] n’avaient ni commen-
cement ni fin » (CB 102), livrant Catherine à « l’immobilité du
jour » (CB 84). En route sur la grève en compagnie de Nora,
Olivia et Bob Allen, Stevens Brown éprouve ce même désir
d’étirer le temps au-delà des limites de l’instant : « [i]l s’agit de
faire durer l’espace devant nous jusque chez Maureen » (FB 106).
À Duchesnay, Pauline Vallières vit avec ses enfants un bon-
heur nouveau pour elle, « une enfance interminable, une sorte
de jardin suspendu, entre ciel et terre, où s’ébattaient mère et
enfants, à l’abri du mal et de la mort » (ECS 37). De la même
manière, « [l]e temps semblait suspendu entre Clara et Made-
moiselle » (AC 19), dans l’euphorie d’une relation riche du
savoir partagé et des plaisirs de la beauté. L’emploi récurrent
du terme « éternité » (CB 104) pour désigner ce temps immo-
bile prouve s’il en était besoin que cette dilatation du présent
ne conduit pas nécessairement à la valorisation positive de sa
saisie, mais brouille au contraire les repères usuels du temps,
71
Le mal d’origine

détraqué par cette an-historicité même6. C’est ce que corrobore


la corrélation qu’établissent notamment Les Chambres de bois
ou encore Les Fous de Bassan, entre cette atemporalité et la
thématique du conte de fées. Ainsi Catherine rêve-t-elle de « rois
et reines de cartes, se posant mutuellement la couronne sur la
tête, recommençant ce geste sans fin, car c’était l’éternité »
(CB 103-104) ; Nora attend quant à elle son prince charmant
avec impatience : « Le roi du coton et des oranges dormira
avec moi, sa couronne et sa peau brillante. Nous serons mari
et femme, roi et reine, pour l’éternité » (FB 120). En ressor-
tissant ainsi clairement aux « fables de Dieu et [à] celles des
hommes » (K 69), autrement dit au « code de l’irréel » (Paterson,
1985 : 77), l’expansion d’un temps immobile n’est que l’une
des traductions de la mortelle déréalisation du monde et de
l’impossible sentiment du présent.
Cette tentation de s’affranchir du temps ne doit donc rien au
combat romantique contre la durée mais signale plus sûrement
l’impuissance à être dans un présent senti et assumé, à faire de
l’instant un moment d’une histoire orientée vers une affirmation
de soi. À l’écart de tout, livré au « manque » qui constitue la
« matière de [s]a vie éternelle » (LT 33), François Perrault est
privé de repères temporels et se montre parfaitement incapable de
décrypter le monde qu’il ne perçoit que « par fragments » (LT 7) :
« Je n’ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes
heures. Aucun calendrier ne compte mes années » (LT 34). Quant
aux jumelles Pat et Pam, que le pasteur « [a] maintenues, corps
et âme, dans cet état malléable » de l’enfance, « le corps encore
incertain et l’âme floue », « [l]e temps leur glisse dessus comme
l’eau sur le dos d’un canard » (FB 17). Enfermée dans une atem-
poralité analogue, Pauline Vallières est confrontée à une grande
opacité de son environnement et à une non moins forte incertitude
identitaire subséquente : « Mais le reste du monde demeure pour
72
L’épreuve du « temps sauvage »

Pauline, elle-même comprise, une sorte de magma informe ne


pouvant être désigné que par “on” » (ECS 32).
On comprend dès lors que cette éternité suspensive puisse
entretenir des rapports complices avec la mort, que l’œuvre
d’Anne Hébert conçoit d’ailleurs bien plus comme une absence
au présent que comme une disparition biologique, même si la
première peut éventuellement conduire à la seconde7. Enfin
conscient de la tragédie qui se noue, Bernard revient dans
l’appartement qu’il occupait en compagnie de Christine et
comprend, mais trop tard, les dangers de ce temps pétrifié
qu’il avait pourtant appelé de ses vœux : il « ouvre la porte. Le
silence le prend à la gorge. Tout dans l’appartement semble
s’être définitivement arrêté comme une vieille horloge »
(H 117). Flora Fontanges voit sa propre histoire condensée dans
le présent désormais atemporel du destin de Winnie qu’elle fait
sien par le jeu théâtral : réduite à n’être qu’« [u]ne vieille femme
[qui] n’en finit pas de tenir ses vieux bras levés au-dessus de sa
tête » (PJ 46), « déjà consommée dans l’éternité » (PJ 45), elle
n’est qu’abandon aux forces de l’inexistence. Dans un autre
registre, alors que vient de mourir sa femme, « [p]résent, avenir,
passé, éternité ont été abolis d’un coup » (AC 9) pour Aurélien
Laroche ; dès lors, « [s]on jeune visage aux larmes sèches n’est
plus à voir et à regarder d’ici qu’il atteigne son âge définitif de
pierre morte » (AC 10).
Il apparaît donc que l’« expérience temporelle fictive »
projetée par les configurations narratives de la prolifération
analeptique se décline de deux manières différentes mais
finalement complémentaires. Soit sous la forme d’une perte
de densité de l’instant due à l’anéantissement de l’activité
corporo-sensorielle, soit sous celle d’une expansion du temps
dans une extra-temporalité dépourvue de repères. Loin d’être
la manifestation d’une quelconque « mélancolie héraclitéenne »
73
Le mal d’origine

(Picard, 1989 : 19), cette représentation du temps signale une


profonde altération de l’être que François Perrault perçoit et
confesse avec une cruelle lucidité : « Je suis dissous dans le
temps » (LT 34).

L’EXPÉRIENCE DU TEMPS DISSOLVANT


Attentif aux stigmates du temps, le personnage hébertien
porte fréquemment sur son environnement un regard qui en
souligne la déliquescence. Le cadre dans lequel il vit ou a vécu
semble inexorablement voué à la destruction et à la dissolution, à
devenir « lointain, abîmé, souillé » (CB 127), comme les « lieux
d’enfance » de Michel et de Lia, « condamnés à la solitude de
l’été qui roussit les arbres, lâche les ronces et les herbes dans
les jardins » (CB 101). Les méfaits du temps quittent, dans
Héloïse, la sphère privée pour toucher l’ensemble d’une société
dont la déstructuration est telle que finissent par s’y confondre
la vie et la mort :
Le temps est éclaté. Les morts sont lâchés parmi nous. Yeux
refaits, voix reconstituées, squelettes assemblés de nouveau,
ils se mêlent à la foule, sans qu’on n’y prenne garde. [...]
Certaines pâleurs et maigreurs ne sont plus identifiables,
place Saint-Michel, autour de la fontaine où dorment de
jeunes drogués, livides et efflanqués (H 102).
Dans Les Fous de Bassan, « Le livre du révérend Nicolas Jones »
s’ouvre sur le constat de la ruine qui frappe la communauté
de Griffin Creek. L’évocation dysphorique des « papistes »
– « bicoques peinturlurées » « barbouiller » « couleurs
voyantes » (FB 13) – pourrait laisser croire que le peuple des
« bâtisseurs » auquel appartient le pasteur a été affaibli par les
rivalités communautaires. En vérité, miné par l’œuvre du temps,
74
L’épreuve du « temps sauvage »

il ne fait que s’abandonner à une déliquescence naturelle et


inévitable :
De robustes générations de loyalistes prolifiques devaient
aboutir, finir et se dissoudre dans le néant avec quelques
vieux rejetons sans postérité. Nos maisons se délabrent
sur pied et moi, Nicolas Jones, pasteur sans troupeau, je
m’étiole dans ce presbytère aux colonnes grises vermoulues
(FB 14).
Et d’ailleurs, Stevens Brown avait jadis déjà « mesuré le temps
qui s’était écoulé, depuis [son] départ » (FB 60) pour une
longue errance aux États-Unis, et s’était désolé de voir à Grif-
fin Creek « les signes du temps partout » (FB 61) : « Mais trop
de nouveautés sans doute là-dedans, trop de métamorphoses,
les naissances et la mort » (idem). Le Premier Jardin décline
cette violence destructrice du temps sous des formes différentes
mais non moins expressives. Lorsque, au début du roman, Flora
Fontanges retrouve sa ville natale qu’elle a quittée trente-neuf
ans auparavant, elle n’y voit que troublante indétermination et
mutation détestable. Située au bout d’une « piste anonyme »
(PJ 9), « quelque part en Amérique du Nord », sans nom « affiché
au tableau des départs », cette ville semble ne plus exister, peut-
être même « s’est-elle résorbée sur place comme une flaque d’eau
au soleil » (PJ 10). À l’arrivée, « [i]l n’y a plus de gare », et « la
ville nouvelle, moitié village moitié banlieue, entoure la ville
ancienne comme une ceinture verte » (PJ 13). La dénaturation et
l’incertitude qui frappent l’espace natal sont aggravées par une
sorte de dévitalisation de la ville elle-même, vouée au tourisme,
c’est-à-dire à une existence superficielle, marquée par le transit
et l’absence d’enracinement historique :
La Grande Allée, dans ses oripeaux de théâtre, s’allonge
jusqu’à la porte Saint-Louis. Touristes et fonctionnaires de

75
Le mal d’origine

passage déambulent au long des trottoirs. Font trois petits


tours et puis s’en vont. Ne sont pas nés ici. Ne mourront pas
ici. Tout juste de passage (PJ 21).
Bien plus qu’elle ne révèle le regard de l’héroïne, la métaphore
du théâtre fait de la ville un univers sans vie, inauthentique et
artificiel, une coquille que le temps a vidée de toute substance,
tant et si bien d’ailleurs qu’elle « n’arrive pas à dessiner son
visage de ville [...], comme si c’était un plaisir de s’éborgner
ou de se casser le nez » (PJ 166).
Le motif de l’horloge, que l’on retrouve dans de nombreux
romans, vient soutenir l’attention portée au passage du temps
destructeur. Maureen, dans Les Fous de Bassan, « va s’emplir
les oreilles et la tête du bruit régulier et monotone de sa superbe
horloge, l’écouter tel un cœur vivant, sensible au seul passage
du temps » (FB 201). Le décalage manifeste entre « [l]a maison
de bois [...] trop modeste » et « un carillon aussi somptueux »
(FB 203) n’est qu’une manière ironique de signifier la défaite
du personnage, vaincu par le temps. D’ailleurs, avec « son lisse
visage de veuve », elle « n’a plus d’âge » (FB 200) : elle est déjà
condamnée à être hors du temps et c’est en vain qu’auprès de
son horloge elle « attend furieusement une grâce improbable »
(FB 201). L’innocent Perceval ne pressent que trop ce qui gît
au cœur de ce temps mesuré : « Un murmure triste en cadence
avec mon cœur gros. Tic tac, tic tac. Mon cœur énorme dans
ma poitrine cogne contre les barreaux » (FB 155). Lui seul
peut-être sait bien que la tragédie de Griffin Creek est avant
tout celle du temps qui passe, convaincu qu’il est que « [t]out
ce qui est arrivé c’est la faute à l’enfance révolue » (FB 180).
La grand-mère Éventurel, dans la solitude de son appartement,
est elle aussi livrée aux méfaits du temps :
L’attention de Mme Éventurel au tic-tac de l’horloge était
entière et forcenée tout comme si elle eût surveillé les propres

76
L’épreuve du « temps sauvage »

battements de son cœur, en grand danger, dans sa poitrine de


vieille femme (PJ 126).
C’est ainsi que le sujet a « accès à ce qu’[il] ne sait pas encore,
qu’[il] devine seulement dans les ténèbres du temps en marche »
(PJ 45), et qui n’est rien d’autre que la conscience aiguë de
l’inexorable et redoutable avancée du « temps mesurable »
(ED 18) qu’évoque avec une admirable poésie Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais :
À cœur de jour, à cœur de nuit, passe le temps. Sur la rivière,
les champs et les bois règnent la naissance et la mort, à part
égale, sans commencement ni fin, depuis les minuscules
éphémères qui patinent sur l’eau avec de longues pattes
fines aussitôt résorbés dans l’air bleu, jusqu’aux enfants des
hommes qui s’étonnent de la vitesse de la lumière en marche
vers les ténèbres (AC 33).
Alors, bien sûr, les personnages eux-mêmes témoignent
dans leur chair de la radicale altération qu’impose le temps qui
passe et détruit. Encore belle, madame Rolland évoque non sans
complaisance masochiste sa propre ruine :
Et l’âge qui vient sur moi. Je suis encore indemne, ou
presque. Une petite ligne fine de l’aile du nez à la commissure
de la lèvre. L’effort quotidien de la vertu, sans doute. Mes
beaux jours sont comptés pourtant. Le beau massacre à venir
(K 9).
Maureen Brown « regarde attentivement ses mains fanées,
posées à plat sur ses genoux » (FB 203), et seul lui reste
l’orgueil d’assumer son vieillissement dans une humiliation
volontaire, « comme si c’était son idée d’être exposée sur la
place publique avec ses bouffées de chaleur et son âge de femme
mûre, suante et outragée » (FB 175). Au crépuscule de sa vie,
77
Le mal d’origine

Stevens n’échappera pas à cette expérience de la déliquescence


en compagnie des vétérans qui
vieillissent comme tout le monde, goutte à goutte, jour après
jour, année après année, sans que rien autour d’eux change,
blancheur étale, sauf la mort qui grappille de-ci de-là [...],
tandis que les seins de la sœur de charité se vident peu à peu
de leurs trésors élastiques et doux (FB 231).
Pas plus que Flora Fontanges, qui se sent « vieillissante et
fatiguée » (PJ 31), ou encore, dans une moindre mesure, Julien
Vallières, qui est déjà un « vieil adolescent » (ECS 25) à la
« chevelure très frisée où s’emmêlent quelques fils d’argent »
(ECS 11).
Les ressources discursives de l’œuvre hébertienne donnent
à cette érosion du temps des traductions d’une remarquable
récurrence. On notera au premier chef le motif métaphorique
de l’usure, décliné sous différentes formes. Victime de la
claustration imposée par son mari et privée d’une vie épanouie,
Catherine se sent devenir « molle, lente, usée, sans force »
(CB 140-141), à l’image de la voix de Michel, « lisse, pure,
usée » (CB 102). Devant son mari mourant, Élisabeth Rolland
évoque cyniquement la liberté qu’aurait pu lui procurer la
mort de son premier époux, Antoine Tassy : « – Jérôme, sans
toi, j’étais libre et je refaisais ma vie, comme on retourne un
manteau usé » (K 36). Après la mort de son institutrice, Clara
s’enferme dans « l’enfance qui s’use et s’exaspère » (AC 36),
et Miguel Almevida, reclus « dans l’usure des jours enfan-
tins » (HL 65), note que ce « temps invivable dans lequel [il
est] s’amincit comme une étoffe usée » (HL 120). La compa-
raison cède la place à un fonctionnement métonymique tout
aussi signifiant dans les premières pages du Premier Jardin,
ou encore dans L’Enfant chargé de songes. Flora Fontanges
78
L’épreuve du « temps sauvage »

arrive dans sa ville natale avec une « valise usée » (PJ 9) et


« semble fascinée par l’usure qui blanchit le bord des poches
de son manteau noir » (PJ 10). Quant à Julien Vallières, après
la mort de sa mère Pauline, il s’abandonne à un « temps [qui]
n’est plus mesurable » et « s’endort dans son vieux fauteuil
râpé qui sent la poussière » (ECS 124). Mais, bien plus que
le symptôme du vieillissement proprement physique de l’être,
cette usure est, chez Anne Hébert, le signe tangible d’une
marginalisation temporelle, d’un rejet hors du temps à vivre, que
confirme d’ailleurs sa fréquente surdétermination par le motif
complémentaire de la monnaie qui n’a plus cours. Par exemple,
dans Les Chambres de bois, « la directrice [de l’école] tent[e]
de sourire avec sa figure usée de vieille monnaie » (CB 38), et
dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais,
« [l]e jour approchait où l’image même de Mademoiselle […]
deviendrait semblable à une pièce de monnaie qui s’use et s’ef-
face, jusqu’à ne plus avoir cours » (AC 34). Ajoutons, pour finir
sur ce point, que certains textes donnent à l’usure une expres-
sion exacerbée et tirent toutes les conséquences de la corrosion
temporelle, allant même jusqu’à la dissolution de l’être dont
la mort réelle n’est qu’une représentation parmi d’autres.
« [T]out occupé en lui-même à suivre l’heure qui passe »
(H 74), Bernard, le héros d’Héloïse, devient alors tellement
étranger à sa propre histoire que son être s’abolit dans cette
vacuité du temps : « Les jours. Les nuits. [...] L’air qui envahit
ses poumons devient son sang, sa vie, ses os. Les meubles, les
objets qui l’entourent prennent toute la place en lui, abolissent
toute mémoire » (H 62). Avec ses « os dissous comme le sel »
(FB 224), Olivia de la Haute Mer représente bien évidemment
la forme la plus emblématique, parce que la plus aboutie et la
plus poétique, de cette dissolution ontologique : « Pur esprit
d’eau ayant été dépouillé de mon corps sur des bancs de sable
79
Le mal d’origine

et des paquets de sel, mille poissons aveugles ont rongé mes


os » (FB 207).
Le dispositif discursif métaphorique propre à exprimer la
dissolution de l’être dans le temps est complété par plusieurs
réseaux intertextuels. Il en va ainsi de certaines références aux
textes bibliques tels que l’Apocalypse ou encore « [l]es épîtres
de Paul » (FB 21-22) que lit le pasteur Nicolas Jones. Comme
« l’horizon eschatologique est toujours présent » (Benoît, 1973 :
1619) dans ces textes, ils ne peuvent qu’alimenter la conviction
du pasteur selon laquelle la vocation du monde et des hommes
est de passer dans les affres de la déliquescence :
Que ceux qui usent de ce monde soient comme s’ils n’en
usaient pas, car la figure du monde passe8.
La terre, le ciel et l’eau de Griffin Creek passeront
comme un songe, mais moi, dit Dieu, je ne passerai point. En
être sûr et mourir sous l’éclair de la Parole. Jamais pareille
certitude ne me sera donnée, ni mort aussi violente et rapide.
Je me désagrège à petit feu (FB 27).
Dans un registre moins religieux, le texte de Beckett, Oh ! les
beaux jours, et le destin de Flora Fontanges sont évoqués en
des termes tellement proches que l’un peut apparaître comme la
mise en abyme de l’autre. Avec ses « bouts de phrases hachées
menu » et « le fil du désespoir, qui lie les unes aux autres les
petites phrases simples, en un collier dérisoire » (PJ 172),
l’écriture beckettienne, fragmentée et chaotique, n’est que l’écho
métaphorique de l’histoire personnelle de Flora Fontanges,
elle aussi « sans fil visible, apparemment décousue, vive et
brillante, pareille au mercure qui se casse, se reforme et fuit »
(PJ 134). Les deux tissus discursifs, textuel et intertextuel, sont
sous-tendus par une même expérience temporelle rendue de
manière très suggestive par le motif de l’ensablement. Flora sait ne
80
L’épreuve du « temps sauvage »

pas pouvoir longtemps « tenir Winnie à l’écart [...], comme sa


propre vieillesse, en marche vers elle » (PJ 35). Si bien qu’au
terme du récit, dans une symbolique transparente, « [e]lle se
recueille avant de monter sur son tas de sable et de s’y ensevelir,
grain à grain » (PJ 153). Elle s’avance alors vers son « arrière-
saison en toute connaissance de cause » (idem), délivrant un
message qui vaut pour tous et contraint les spectateurs à « se
voir, dans un miroir, le temps d’un éclair, méconnaissables,
soudain découverts, dérisoires et condamnés » (PJ 187).

LE DRAME TEMPOREL ET SES SURDÉTERMINATIONS MYTHIQUES


L’« expérience temporelle fictive » vécue par les personnages
hébertiens est donc faite d’un difficile et cruel dialogue de l’être
avec un temps qui « a retrouvé sa grandeur mythique, sa sombre
réputation de détruire plutôt que d’engendrer » (Ricœur, 1991b :
205). Cette vision du monde passe, chez Anne Hébert, par la
médiation de dispositifs diégétiques et narratifs spécifiques tels
que l’allégorisation et la mythification. Porteurs de l’idéologie
du texte, ces procédés se reconnaissent à ce que « [l]a structure
sociale [y] est organiquement corrélée […] aux structures
naturelles » (Mitterand, 1980 : 145).

L’automne ou le passage à l’« aigre saison9 »


À quelques exceptions près10, le sujet hébertien, et plus
singulièrement quand il s’agit d’une femme jeune, est tout entier
occupé à attendre l’événement qui informera positivement son
histoire personnelle. Ainsi Olivia Atkins se dit « [t]rop pressée
par l’urgence de vivre » (FB 201), comme d’ailleurs Maureen
qui, malgré son âge, « éprouv[e] dans tout son corps l’urgence de
81
Le mal d’origine

l’heure qui passe » (FB 203). Julien Vallières écrit à Lydie une lettre
pressante dans laquelle il laisse éclater son impatience :
J’ai besoin de ta réponse à ma parole de la forge, l’autre
jour, et à ma lettre d’aujourd’hui qui est la même chose, le
même aveu, en plus long, en plus urgent, parce que le temps
passe et que nous allons bientôt être séparés (ECS 87).
Et à l’école de son village, « Clara pressentait très fort l’état
d’urgence dans lequel se trouvait son institutrice » (AC 21).
Ces personnages sont à l’image de « la folle vie végétale, [...]
trop engagée dans la puissante occupation de vivre, de croître
et de pousser dans un sol pauvre où la vie est un défi et une
victoire » (FB 59), ou encore à celle de « la terre » de Griffin
Creek, « ardente et violente, pressée de s’accomplir, avant
qu’il ne soit trop tard » (FB 88). Mais cette avidité de vivre,
inscrite dans l’ordre naturel des choses, est d’autant plus forte
qu’elle est très vite minée par la certitude plus ou moins dif-
fuse qu’elle est condamnée à se briser sur les écueils de la vie,
à se heurter aux inéluctables méfaits du temps. C’est cela que
vient signifier métaphoriquement la saison automnale, dont les
forces dissovantes, la rouille, la pourriture, l’humidité corrosive
ou encore le vent, annoncent le passage vers la nuit mortifère
de l’hiver.
La première rencontre de Catherine et de Michel a lieu en
automne, dans une « campagne mouillée » (CB 28) et noyée de
brume. Et pour leur premier rendez-vous amoureux, ils « se sont
assis sur des chaises grêles et rouillées », parmi les « feuilles
jaunes qui tombaient à intervalles presque réguliers » (CB 42).
Lorsque la jeune femme s’approche de la maison d’enfance
de Michel, elle est physiquement agressée par la violente
déliquescence automnale qui donne ainsi à l’événement toute sa
82
L’épreuve du « temps sauvage »

force prémonitoire : là commence véritablement pour Catherine


la confiscation de sa propre histoire :
Elle percevait chacun des battements du cœur de Michel,
tandis que l’haleine violente de la terre d’automne et des
feuilles macérées lui montait au visage : « C’est comme si je
mangeais de l’herbe pourrie ! » songeait-elle (CB 59).
Le voyage d’Élisabeth d’Aulnières vers le manoir de son
époux, après leur mariage, est lui aussi exemplaire des valeurs
temporo-existentielles rattachées à l’automne et à ses différentes
manifestations. Le voyage débute certes en été, sous « le ciel
de juillet », mais il dure « [q]uinze jours » et la conjonction du
déplacement spatial et du déroulement chronologique plonge la
jeune femme dans les méfaits d’une saison de transition. « La
chaleur est insupportable » sur les « [l]ongues routes désertes »,
mais bientôt « [i]l pleut à travers la capote de la voiture »
(K 74). Et, dès lors que les jeunes mariés abordent « [l]es longues
étendues des grèves vaseuses » (K 75), « [l]es soirées deviennent
plus fraîches » (K 74). Puis, avec « la voix des morts [qui] se
mêle au vent, les soirs de tempête » (K 76), c’est l’entrée dans
la saison automnale elle-même qui inaugure « [q]uelques années
à peine de violence et de désespoir » (K 75). L’automne marque
ainsi un nouvel ordre du temps et du monde, une dégradation
hostile et repoussante, dont George Nelson fera l’expérience à
son tour lors de son voyage à Sorel, à l’occasion du décès de
sa sœur Kathy. L’homme « respir[e] la pourriture de l’automne
jusqu’à la nausée », « [d]ans le bourbier de l’automne. Avec le
croupissement de l’automne, son odeur prenante, la pluie qui
cingle, le vent qui gronde par rafales » (K 171)11 :
Les ornières sont profondes. La terre et le cœur se ravinent,
d’un seul et même ravage. […] Un pan de monde connu cède

83
Le mal d’origine

et s’écroule. (Vous ne vous connaissiez pas cette lâcheté,


docteur Nelson ?) Vous voici directement concerné, lié au
sort de cette terre. À l’effondrement de cette terre. (Avant
d’y retourner pourrir, en chair et en os.) (K 172-173.)
L’engloutissement de ce paysage automnal dans d’obscures
profondeurs chthoniennes mime en vérité cet autre enlisement,
tout intérieur, d’un être qui s’introduit dans une nouvelle
temporalité, celle où « règne l’innocence astucieuse et cruelle
des bêtes et des fous » (K 173), où la pulsion de mort conduit
à un pourrissement généralisé, qui fera dire à Élisabeth, bien
des années plus tard : « Mon âme moisie est ailleurs » (K 14).
Et cela est si vrai qu’au retour de ce voyage, le « soir même,
George Nelson [...] céde[ra] aux adjurations d’Élisabeth »
(K 173) et arrêtera son projet monstrueux de meurtre.
Dans Les Fous de Bassan, l’emprise automnale dépasse le
statut de décor symbolique pour être promue au rang de principe
explicatif du drame humain de Griffin Creek. Si bien que les
événements tragiques de 1936 n’atteignent à leur pleine signi-
fication que surdéterminés par cette mutation naturelle et ses
enjeux élémentaires. Perceval Brown, qui détient une sorte de
« pensée sauvage (organisatrice) de l’interprétation du monde »
(Mitterand, 1980 : 145), développe de manière allégorique
cette corrélation herméneutique entre, d’une part, les structures
sociales et humaines et, d’autre part, le monde naturel :
Plus jamais les fougères vertes et l’enfance verte. Nora et
Olivia sont perdues. Aujourd’hui me suis roulé dans les
fougères rousses de l’automne. L’odeur rousse, trop forte,
me suffoque. La senteur verte des petites Atkins est finie12
(FB 180).
La manière dont Olivia de la Haute Mer rapporte sa propre
mort déplace d’ailleurs l’épicentre du drame, dont le meurtre
84
L’épreuve du « temps sauvage »

ne serait qu’un épiphénomène : « Il y a certainement quelqu’un


qui... M’a jetée toute vive dans l’épaisseur calme, lunaire de la
baie profonde, entre cap Sec et cap Sauvagine » (FB 207), note-
t-elle. Les emplois conjoints du pronom indéfini « quelqu’un »,
de l’adverbe modalisateur « certainement » et de l’ellipse rendue
par les points de suspension, suggèrent l’impossibilité de dire
l’événement, gommé au profit d’une aventure quasi cosmique
dont le terme est la dissolution d’Olivia dans l’espace-temps
inédit de l’atemporalité maritime. Comme Nora, qui est « une
fille de l’été, pleine de lueurs vives, de la tête aux pieds »
(FB 111), Olivia « [a] grandi trop vite. Est devenue femme
comme les autres. L’espace d’un été » (FB 239). L’une et l’autre
partagent le sort de ces jardins victimes de « l’été trop court »
et « voués à une mort précoce » (FB 134) :
Il a suffi de l’espace d’un seul été, d’un de ces courts étés
de par ici, rognés aux deux bouts par le gel, deux mois à
peine, pour que Nora et Olivia Atkins sortent de l’enfance,
se chargent de leur âge léger et disparaissent sur la grève de
Griffin Creek, le soir du 31 août 1936 (FB 38).
Il est d’ailleurs remarquable que chacune des parties du
roman soit scandée par les « avertissements de l’automne en
marche » (FB 101). Ces notations récurrentes, plus nombreuses
dans « Le livre de Perceval Brown et de quelques autres »
(FB 169, 171, 180, 186, 193), donnent le tempo de la mutation
saisonnière et de l’irréversible qu’elle installe. Dans cet
ensemble d’événements, tels que les foins ou les changements
de la lumière, la tempête prend une place particulière et
s’impose comme la manifestation automnale par excellence.
Dans sa lettre à Michaël Hotchkiss, Stevens replace d’ailleurs
le viol et le meurtre de ses deux cousines dans le cadre d’une
tempête qui, pour imaginaire qu’elle soit, n’en est pas moins
85
Le mal d’origine

l’écho, troublant de ressemblance discursive, de la « belle


grosse tempête de trois jours » (FB 101) qui a réellement eu
lieu quelque temps avant le drame. Métonyme de l’automne
et métaphore du temps chronique naturel, la tempête agit donc
latéralement sur le destin individuel et social des personnages,
qui semble alors procéder de l’inéluctable envasement dans
les ténèbres de l’hiver, déjà inscrites au cœur de l’été. Dans
cette défaite de l’édifice socioculturel humain pris au piège
de la mutation saisonnière mortifère, le vent et sa puissance
dissolvante ont une responsabilité écrasante, clairement établie
dès le début du récit : « Le vent a toujours soufflé trop fort
ici et ce qui est arrivé n’a été possible qu’à cause du vent qui
entête et rend fou » (FB 26). Omniprésent, il est l’expression
du dynamisme désordonné des puissances naturelles qui font
vaciller les hommes et douter de la vie : « Et si on vivait depuis
ce temps-là, nous tous de Griffin Creek, assommés comme
des vieux chevaux, sans savoir qu’on est morts ? » (FB 162),
s’interroge Perceval.
Le drame d’Hélène et de Julien Vallières commence alors
« qu’une nouvelle saison insidieusement établissait son règne
autour d’eux » (ECS 40). Là encore, l’automne voit sa puissante
capacité dissolvante associée à une humidité odoriférante qui
« imprègne [...] bêtes et gens qui la respirent à petits coups
comme leur propre odeur » (ECS 54). La référence à l’odorat,
qui « sign[e] l’abandon provisoire de la conquête verticale »
(Schneider, 1992 : 61), est la marque certaine d’une archaïque
réinscription de l’humain dans la prégnance sauvage de son
environnement naturel et, en conséquence, dans une temporalité
disjonctive instauratrice de la perte. La scène de la cabane aux
renards éclaire d’un jour cru cette mainmise du temps naturel
sur les destins humains et en fait même son centre de gravité. La
86
L’épreuve du « temps sauvage »

description du cadre dans lequel se déroule la première rencontre


amoureuse entre Julien et Lydie est à cet égard éclairante :
Lydie [...] avise une petite porte de planches avec un cadenas
rouillé [...]. Le jour baisse peu à peu. La cabane grise, les
grillages rouillés semblent s’effriter un peu plus dans le
crépuscule d’automne. Aucune pitié dans le ciel livide qui
s’éteint. [...] ils distinguent [...] quantité d’ustensiles de
ménage cassés et rouillés [...]. Le silence [...] les impres-
sionne comme si quelqu’un d’infiniment redoutable qui serait
le génie vermoulu des lieux se tenait caché dans la grande
armoire (ECS 94-95).
Ce passage, saturé d’indices discursifs dysphoriques liés à la
saison automnale et à ses effets, marque la fin de l’enfance
et l’irruption d’un temps historique, inéluctablement funeste,
happé par la nuit et la décomposition, fatal à toute forme de
quête de plénitude dans un désir assumé et partagé. En somme,
comme le note lucidement Lydie, il est en quelque sorte toujours
déjà « trop tard » (ECS 96) dans l’œuvre d’Anne Hébert. Et c’est
pourquoi la pourriture, ce « lieu privilégié du mélange, de la
contamination de la vie par la mort, de l’engendrement et de
la fin » (Kristeva, 1983 : 174), occupe une place si importante
dans les représentations hébertiennes du temps.
Dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant
anglais, qui passe pour le récit le plus apaisé de l’ensemble
de l’œuvre, l’allusion à « [l]a furieuse pluie d’été » (AC 61)
situe l’action juste avant l’automne. Mais la crue apporte une
putréfaction tout automnale qui, par la césure qu’elle impose,
fait basculer Clara sur le versant mortel du temps. Et Aurélien
ne s’y trompe pas, lui qui voit dans l’émancipation de sa fille
une trahison et laisse son regard « err[er] de-ci de-là sur tout ce
qui est brisé, cassé, écrasé, pourri autour de lui » (AC 86). Tout
87
Le mal d’origine

comme dans Les Fous de Bassan, cette transition vers un temps


chronique, sombre et mortifère, ne survient pas brutalement.
Elle est amorcée, de manière discrète, par quelques indices
annonciateurs. Ainsi le « petit camp de bois rond », dans lequel
Clara vivra sa première et seule nuit d’amour en compagnie du
Lieutenant, est « noirci et rouillé par les intempéries » (AC 44),
envahi par un « air moisi » (AC 56). Quant à Delphine, l’héroïne
de Est-ce que je te dérange ?, elle rencontre Patrick Chemin
qui, selon ses dires, « est pourri » (ED 117)13, alors que « [c]’est
l’automne partout sur la route plate » (ED 71). Elle ne sera
plus alors qu’une morte-vivante, enfermée dans ses « limbes »
(ED 59) et sensible à la ruine de ce qui l’entoure : « – Et puis
la Seine est pourrie, c’est bien connu » (ED 45), note-t-elle,
dépitée.
Bref, c’est avec raison que Perceval Brown peut s’abandonner
à ses doutes, qui n’en sont finalement pas : « Dernier jour de
l’été. Dernier jour du monde peut-être » (FB 162). L’automne
et le pourrissement qui lui est consubstantiel marquent en effet
un passage à un nouvel ordre du monde dans lequel le sujet,
livré au temps chronique, voit son désir de vivre s’altérer, se
dégrader, en une sorte de contrepoint douloureux à la mutation
saisonnière qui en constitue une des clefs herméneutiques.

Le feu ou l’introduction dans l’ère du calciné


L’expérience tragique du temps dissolvant et mortifère
trouve dans les déclinaisons du feu et de la violence ignée
une deuxième expression allégorique, qui regroupe des motifs
tels que l’incendie14 et la fièvre. Cependant chacun d’eux
n’illustre la marche dramatique du temps que s’il est associé à
un changement d’état, le feu cédant la place au calciné ou à la
cendre, la fièvre à la maladie ou à la mort.
88
L’épreuve du « temps sauvage »

En détruisant avec une prédilection toute particulière les


lieux de l’enfance, le feu a pour objet de signaler métaphori-
quement et métonymiquement un moment-clef de l’histoire
individuelle, un de ces « changements substantiels », « profonds,
frappants, rapides », dont parle Bachelard dans La Psychana-
lyse du feu (1985 : 102). Quelle que soit la forme sous laquelle
il se décline, il est en effet la cristallisation dramatisée d’une
crise existentielle fondamentale où l’être hébertien, dévasté
par une authentique terreur du temps, finit par se poser, à la
manière de Stella Gauvin, la seule question qui vaille : « La terre
entière brûlerait-t-elle ? Toute vie serait-elle vouée au feu ? »
(MS 181.)
En première analyse, il paraît clair que ces incendies font
l’objet d’une prise en charge narrative plus ou moins tâtonnante
qui établit la voix ou le point de vue du sujet comme principe
structurant et évaluatif. L’événementiel et l’accidentel se
trouvent ainsi saturés de sens par les différentes représentations
que la focalisation induit. « [S]ouvenirs de menteur ou de vision-
naire » (MS 194), le « feu de forêt » auquel Étienne Gauvin se
trouve confronté à l’âge de quatorze ans, « au fond des terres,
entre le lac Édouard et la rivière à Pierre » (MS 192), devient un
récit « fabuleux » qui « tournait à sa gloire, ou à sa ruine, selon
l’humeur de l’auditoire » (MS 189). Même si Flora Fontanges
ne se donne pas en spectacle comme Étienne Gauvin pour
évoquer directement l’incendie de l’hospice Saint-Louis15, la
préoccupation narrative y est aussi évidente, faisant succéder
aux allusions désordonnées, répétitives et énigmatiques du début
du roman, deux séquences narratives clairement constituées et
focalisées selon le point de vue de Flora Fontanges (PJ 127-129
et PJ 167-169).
Ces incendies, réactivés par l’anamnèse et lourds de leur
signification traumatique, vacillent entre silence et énonciation,
89
Le mal d’origine

hésitent entre rêve et réalité. La fin de l’enfance à laquelle


doivent se résigner Michel et Lia est d’abord suggérée par le
passage des saisons :
Il paraissait y avoir une entente tacite entre le frère et la sœur
au sujet des lieux d’enfance condamnés à la solitude de l’été
qui roussit les arbres, lâche les ronces et les herbes dans les
jardins (CB 101).
Puis la discrète charge ignée contenue dans le verbe « roussir »
se déclinera sous une forme hyperbolique, fantasmée et
nettement narrativisée, avec le rêve de Catherine : « La maison
des seigneurs était maudite et vouée au feu. La haute demeure
flambait sur le ciel et s’écroulait avec fracas » (CB 128).
L’incendie du manoir de Kamouraska est frappé de la même
ambivalence. Si la date qui accompagne son évocation semble
devoir l’extraire du champ de l’imaginaire, les ruines servent
en revanche de cadre aux hallucinations de madame Rolland.
Ainsi, devant elle, « émerge de la pierre calcinée » (K 77)
madame Tassy mère, morte depuis longtemps. En vérité, ces
récits d’incendie renouent sans ambiguïté avec des stratégies
archaïques et mythiques qui les structurent en « modèle
exemplaire » (Eliade, 1983 : 16) d’un événement originel
considéré comme essentiel. Ils permettent ainsi au sujet
confronté à « une puissance qui échappe à sa prise, qui le
déborde », de « s’emparer d’un problème » dont la signification
reste à préciser et de l’« exprimer indirectement au moyen d’une
histoire vivante » (Tuzet, 1977 : 58).
Notons d’abord que la dérive mythico-narrative qui accom-
pagne les évocations d’incendies se nourrit abondamment d’un
imaginaire apocalyptique. Par leur violence dévastatrice et par
la terreur qu’ils suscitent, ces feux ne sont en effet à bien des
égards que l’écho palimpseste de « l’étang de feu » du texte
90
L’épreuve du « temps sauvage »

johannique. Ainsi les récits d’Étienne Gauvin font-ils du feu de


forêt auquel il aurait échappé un événement considérable aux
dimensions proprement cosmiques : « [l]e soleil, un moment
donné, est passé trop proche de la terre » et « [o]n aurait dit la fin
du monde » (MS 193). S’y trouvent par ailleurs disséminées des
allusions transparentes à certains fléaux de l’Ancien Testament
contaminés par des mythes païens tels que le feu des forges
des Enfers ou encore l’invasion des sauterelles : « L’herbe était
roussie à distance, comme par des reflets de forges nourries
par mille arpents de forêt, crépitant comme des brasiers de
sauterelles enragées » (MS 192). L’intertextualité biblique
recouvre l’accidentel d’une strate interprétative, irradiée par
l’étymologie même du terme « Apocalypse », et fait de ces
récits le lieu d’une révélation paroxystique, celle d’une relation
nouvelle et tragique au monde et au temps. Stella Gauvin ne s’y
trompe d’ailleurs pas, elle qui « ne savait que dire » en écoutant
le récit de son futur mari, mais qui « avait reconnu la détresse
d’Étienne, comme sa vérité à elle, soudain exaltée par la parole »
(MS 194). Dans Les Enfants du sabbat, la destruction par le feu
de la cabane de la montagne de B. offre une autre illustration de
cette entrée dans un nouvel ordre des choses, métaphorisé ici par
la forêt dans laquelle se sont enfuis le frère et la sœur, exposés
désormais aux périls du désir et du temps mortel. Par ses consé-
quences, l’incendie fait cause commune avec l’automne en
faisant du temps historique un temps naturel et violent :
Partout la nuit noire. Le ciel et la terre se confondent. La
vie invisible et farouche de la forêt continue de se dérouler
tout autour de Julie. Craquements de branches, voix aiguës
dans l’herbe, appel d’un hibou tout proche, fuite d’un mulot,
celui qui dévore et celui qui est dévoré, les griffes, les dents,
les yeux perçants, les mâles et les femelles, les amours et la
chasse, chacun, tour à tour, chasseur et proie (ES 127).

91
Le mal d’origine

L’incendie de l’hospice Saint-Louis, dans Le Premier Jardin,


marque une transition différente dans la forme mais aussi âpre
dans ses conséquences. « [F]orteresse de femmes et d’enfants,
hermétiquement close », l’orphelinat est un monde dans lequel
règne un ordre régi « selon les normes bien établies par le
règlement » (PJ 167). Indifférentes aux mouvements de la ville
qui les entoure et qui « peut bien se faire et se défaire comme
elle l’entend » (idem), religieuses et pensionnaires sont figées
dans un monde hors du temps qui privilégie l’obéissance et la
confiance aveugle en la volonté divine. Face à cet univers, le
monde extérieur apparaît de façon ambivalente : discrètement
euphorique avec l’allusion à l’« homme qui revient de l’aréna,
après une partie de hockey » (idem), il devient éminemment
dysphorique sous le regard des enfants que toute forme d’in-
connu angoisse. En effet, c’est leur ignorance, suggérée par
l’abondance des structures négatives ou restrictives – « on ne
sait pas ce que c’est », « ne l’ayant jamais vue qu’à la dérobée »,
« n’ayant jamais été dedans » (PJ 169) –, et à laquelle supplée
leur imaginaire nourri de récits bibliques, qui en fait un univers
maléfique : la nuit est transfigurée en « ténèbres là où il y a des
pleurs et des grincements de dents », et la neige, « froide dessus,
brûlante dessous » (idem), semble traîtreusement ambivalente.
En marquant ainsi le passage de l’enfance aliénée, pétrifiée et
atemporelle, au monde réel métaphorisé par un espace urbain
mouvant, dynamique, mais perçu comme menaçant, l’incendie
apparaît dès lors bien comme la métaphore dramatisée de
l’entrée dans cette « autre face bouleversée du monde »
(MS 195) qui désigne, chez Anne Hébert, le temps vécu au sein
d’un réel inquiétant car consubstantiellement violent.
Mise en scène barbare d’une confrontation destructrice au
monde et au temps, la destruction ignée est placée sous le signe
de la perte et rappelle obliquement une discordance identitaire
92
L’épreuve du « temps sauvage »

inscrite à la racine d’une histoire devenue inhabitable. Dans


Les Chambres de bois, Michel s’efforce de se convaincre de
son inscription dans l’instant présent par les sensations qu’il
éprouve : « Qu’est-ce que le présent, en somme ? Ne sens-tu
pas à l’instant même ce parfum irritant de bure roussie ? »
(CB 136.) Or l’allusion au calciné contenue dans les derniers
mots dénonce le caractère illusoire et perverti de l’investis-
sement du personnage dans le présent sensible. Pour Étienne
Gauvin, « réfugié dans son mal d’origine » (MS 201), l’incendie
est d’abord synonyme d’une véritable pétrification chosifiante.
Ainsi, selon le témoignage d’un bûcheron, « [l]e petit gars
flambait terrible, un vrai bois d’allumage. Son suif coulait par
terre comme une chandelle qui fond » (MS 192). Ensuite, par
la réitération de sa narration, il « se but[e] derrière cette histoire
de feu de forêt » (MS 201) : il accède ainsi à « [u]ne sorte de
plénitude dans la dépossession » (MS 195) qu’il n’hésite pas
à revendiquer en affirmant à tort que ses « papiers de mariage
avaient brûlé, lors d’un feu de forêt, au lac Édouard » (MS
200). Et cette prétendue disparition des signes tangibles d’une
identité sociale s’accompagne d’une longue errance spatiale
que déplore Stella en accusant Étienne : « Menteur ! Men-
teur ! hurlait Stella, pourquoi as-tu raconté ça au Curé ? Tu
nous feras chasser de partout, comme des criminels, avec tes
histoires ! » (Idem.) Dans Le Premier Jardin, la dépossession
existentielle qu’entérine l’incendie est à la fois plus absolue et
plus complexe. Elle se manifeste d’abord sous les dehors de la
perte de la mère, déclinée sous deux formes différentes mais
complémentaires. Le fait que les religieuses échappent à la mort
discrédite puissamment l’image de la mère qui, tout entière au
service de l’ordre établi, fait de l’enfant l’incarnation de la faute
et de l’amour qu’on lui donne une « croix de surplus » (PJ 149)
à porter. Ce scandale, souligné par l’ironie du texte16 est aggravé
93
Le mal d’origine

par la mort de Rosa Gaudrault17. Elle qui bravait le règlement


de l’orphelinat en donnant des surnoms affectueux aux enfants
se fait le prototype, plutôt atypique dans l’œuvre hébertienne,
de la mère généreuse et consacre définitivement, par sa mort
aux puissantes connotations christiques et sacrificielles, les
temps de l’absence maternelle. Par ailleurs, l’incendie de l’hos-
pice reprend de manière concrète, synthétique et superlative,
ces autres feux bibliques qui hantent le quotidien de Pierrette
Paul à l’orphelinat, tous se confondant en un seul « grand feu
barbare » situé « à la source de sa vie » (PJ 27). Transformé en
monstre dévorant et démoniaque par les nombreuses images
thériomorphes18, il est à la fois l’écho vicariant et le simulacre
métaphorique des origines dévoratrices : il ruine définitive-
ment l’intégrité identitaire, anéantie par la perte du nom « resté
derrière elle à se consumer, comme de la cendre, dans les
flammes de l’hospice Saint-Louis » (PJ 171).
Le paradigme des mutations temporelles violentes dans
lequel se range l’incendie ne serait pas complet si l’on n’y
ajoutait la fièvre. Avec la soif qui dit par métalepse la dépos-
session et le manque, la fièvre introduit en effet les personnages
concernés dans la même horreur du temps. D’ailleurs, dans
« La Mort de Stella », l’incendie et la fièvre sont étroitement
solidaires : la souffrance ignée d’Étienne est ressuscitée à des
années de distance par la fièvre qu’éprouve Stella dans son
agonie : « Voici que Stella se change en torche avec lui, traverse
le temps, gagne le centre du feu et de la soif, avec cet enfant
qui brûle ». C’est une même expérience de la soif absolue
et originelle qui les frappe, l’un et l’autre, « corps et âme »
(MS 190), même si l’incendie et ses conséquences leur
permettent d’échapper à une solitude aggravée, en créant entre
eux une complicité compensatrice, dans une même et unique
« dépossession » qu’ils découvrent « tous les deux ensemble,

94
L’épreuve du « temps sauvage »

tel un bien commun », et débouche parfois sur « une sorte


de félicité sauvage qui les faisait trembler, l’un en face de
l’autre » (MS 195). Stella et Étienne restent des marginaux,
tant à cause de leur misère matérielle que de leur innocence,
soulignée par les mots du médecin-major que ne comprend
pas Stella : « “Grosse tête sans cervelle, petit rabougri, petit
décrépit”, se répète Stella, récapitulant sa misère avec Étienne »
(MS 198-199). Dans Le Premier Jardin, le feu, la fièvre et la soif
se radicalisent en perdant cette discrète euphorie qu’apportait
l’amour complice d’Étienne et de Stella. Le texte fait en effet
se succéder la tourmente apocalyptique de l’incendie de l’hos-
pice Saint-Louis et le feu de la fièvre scarlatine. Privée de nom,
privée de relation maternelle, Pierrette Paul s’enlise dans la
dépossession de soi. Car la fièvre et surtout la desquamation
qu’elle entraîne apparaissent clairement comme les stigmates
corporels d’une identité abolie dans cette rupture temporelle
majeure. Les « grandes babiches de peau morte » (PJ 130)
qu’arrache la jeune malade, la maigreur, la nudité du corps
éprouvée comme une « torture » (PJ 131), la chevelure coupée
et la pétrification sont autant de signes d’un langage corporel
qui révèle la déchirure existentielle de l’être. Confrontée à
une formidable béance historico-identitaire, l’héroïne « n’a
pas encore de nom propre, étant entre deux noms, l’ancien
se trouvant relégué avec les objets à détruire et le nouveau
pas encore habitable » (idem). Ce nouveau et difficile rapport
au monde qu’initient l’incendie et la fièvre est aggravé par
l’adoption proposée par la famille Éventurel. En affrontant
« le contraire de tout ce qu’on a été obligé de se mettre dans la
tête jusqu’ici », la fillette fait l’apprentissage déstructurant de
« [l]’envers du monde » : « [à] la maison des Éventurel, il s’agit
de défaire ce qui a été fait à l’hospice, de se conduire comme si
elle n’avait jamais su vivre et commençait à peine à respirer »
95
Le mal d’origine

(PJ 138). D’ailleurs, le bain auquel est soumise la jeune Marie


par une infirmière qui « la plonge et la lave, à grand renfort
d’éponge de savonnette soufrée » (PJ 131), peut paraître à bien
des égards comme une sorte de regressus ad uterum perverti,
une renaissance placée sous le signe de la soumission à l’Autre,
de la confiscation de toute forme d’histoire personnelle :
M. et Mme Éventurel ne la désirent-ils pas ainsi, sans loi
ancienne, fraîche comme un nouveau-né, sans passé et
sans mémoire, facile à lire comme un livre ouvert, remise
au monde par leur bon vouloir, plantée solidement sur un
chemin connu, choisi d’avance par eux et balisé par leurs
soins ? (PJ 130.)
Le feu, comme métaphore de l’entrée dans l’horreur
déstructurante du temps vécu, fait l’objet d’un traitement
singulier et protéiforme dans L’Enfant chargé de songes.
L’intrusion de Lydie Bruneau dans la vie d’Hélène et de Julien
Vallières s’effectue au cours d’une saison bien particulière : « Il
faisait grand beau temps, un ciel bleu dur comme il y en a par-
fois pendant l’été des Indiens » (ECS 42). L’automne, dont on a
pu mesurer toute la portée symbolique, est ici surdéterminé par
un incendie presque cosmique, qui semble embraser la nature
tout entière, initiant par là même un nouvel ordre des choses :
Hélène et Julien se rendaient bien compte qu’une nouvelle
saison insidieusement établissait son règne autour d’eux,
malgré les éclats violents du soleil sur les arbres qu’il allumait
parfois comme des incendies. Il y avait des matins cotonneux
de brume, des gelées blanches comme du sucre blanc sur les
herbes couchées et les labours sombres (ECS 40).
Il y a donc convergence entre l’automne mortifère et l’été des
Indiens. Insidieux et traître avec ses « faux airs d’été », ce feu
96
L’épreuve du « temps sauvage »

saisonnier est bien davantage tourné vers la destruction que


vers la lumière, lourd des menaces du « noir profond qui est
comme un pressentiment de l’interminable hiver » (ECS 49).
Cet embrasement naturel et temporaire tisse des liens subtils
avec le feu de la forge, plus réel, plus violent et surtout plus
déterminant en ce qui a trait à l’entrée de Julien dans une tem-
poralité destructrice. Placée de façon très significative entre
la maison maternelle et la rivière19, la forge est un lieu devant
lequel Julien doit « inévitablement repasser » (ECS 72). En la
comparant à « un vieux fanal [...] au bord de la route » (ECS
73), la voix narrative en fait, dans la campagne de Duchesnay,
un lieu magnétique dont les capacités d’attraction tiennent
au spectacle qu’il offre, à ses « gerbes d’étincelles » et aux
« piaffements sauvages » (ECS 62) des jeunes chevaux que
l’on ferre. En vérité, et c’est en cela qu’il affirme sa profonde
complicité avec celui de l’été des Indiens, le feu de la forge et
les déplacements spatiaux qu’il induit ne sont qu’une projection
symbolique d’une aventure à caractère éminemment temporel.
Avec sa « chaleur étouffante », son « odeur d’étable et d’enfer »
(ECS 73), la forge, dont Lydie est la « maîtresse absolue », est le
lieu où se célèbre « un mystère redoutable » (ECS 62), le cadre
choisi par Julien pour déclarer son amour à la jeune fille. Bien
plus que le rire moqueur du forgeron devant la scène, c’est la
violence de sa réaction, son « rire féroce […], pareil à une tem-
pête » (ECS 73), qui fait sens : le passage de l’enfance vers la
temporalité inédite, mouvante et cruelle de l’âge adulte, prend
les dehors d’un cataclysme sauvage et infernal où s’étouffent et
se dévoient les forces du désir20. D’ailleurs le comportement de
Pauline à l’égard de Julien, malade et fiévreux après sa visite à
la forge, est très éclairant. Par le rite quotidien de la toilette, la
mère cherche à se réapproprier l’enfant que reste à ses yeux son
fils, et tente ainsi, en vain, d’arrêter le temps en marche.
97
Le mal d’origine

Dans les textes plus récents, ce motif de l’incendie paraît


moins développé. Dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le
Lieutenant anglais, il revêt une forme plus métaphorique sans
pour autant abandonner ses significations. Ainsi Aurélien
Laroche entre-t-il dans une temporalité définitivement autre à
la suite de la mort de sa femme : « Soudain tout a été dévasté
en lui, comme un champ d’herbe livré au feu » (AC 9). Et ce
n’est là qu’une amorce de ce qui l’attend à la fin du récit où
il verra, « [p]armi les tiges, fleurs et feuilles flétries, au cœur
même de chaque grand tournesol, la petite face brûlée de sa
fille » (AC 86). Sur un mode plus dérisoire, l’incendie de la
cave de l’immeuble parisien de la rue Cochin, dans Un habit
de lumière, marque le début de la dérive mortifère de Rose-
Alba Almevida qui, « pareille à une sorcière sur son bûcher »
(HL 90), est hantée par le désir coupable de cette autre
« fournaise » (HL 91), fascinante, du Paradis perdu.
Le feu inaugure le règne de la cendre et du calciné qui,
conformément à l’eschatologie catholique, marquent le reflux
de la vie face à l’irruption des forces de mort. Loin de la maison
d’enfance livrée aux feux de l’été, Michel « établit une sorte de
campement baroque » « [a]u coin du feu, en cet espace réduit,
tour à tour poudré par les cendres et brûlé par les tisons »
(CB 129). Simultanément, il rejoint sa sœur dans un même refus
des « odeurs fortes de cuisine » (CB 105), contraignant Catherine à
« prépa[rer] un peu de riz, comme on offre aux morts » (CB 104).
Dans Les Enfants du sabbat, sœur Julie a conservé les cendres de
la cabane de la montagne de B. dans son scapulaire. Lorsqu’elle
apprend la nouvelle de la trahison de son frère avec une jeune
Anglaise, elle utilise ces cendres pour se livrer à un rite maléfique
et « dessine des signes sur tout son corps et son visage, avec son
propre sang, à pleines mains, avec la cendre noire » (ES 159).
En « clam[ant] qu’elle est une renarde rousse » (ES 160), sœur
98
L’épreuve du « temps sauvage »

Julie renoue avec la bestialité mortifère dans laquelle l’avait


indirectement introduite l’incendie de la cabane maternelle. Cela
est d’ailleurs si vrai qu’au cours de ce rituel, elle revit la mort de
sa mère dans les mêmes tourments, « se débat contre le feu et la
fumée », « afin de venir habiter de plain-pied avec elle l’espace
étroit de sa possession » (ES 161).

Le paradigme des agents du temps destructeur


La rêverie hébertienne sur la mutation automnale, la
destruction ignée et leurs corollaires, ne s’arrête pas à ce souci
de dire, de façon oblique, les enjeux temporo-identitaires d’une
expérience existentielle. Par la double opération de condensation
et de déplacement que Freud a mise en avant dans l’analyse
des rêves, ces éléments métaphoriques réapparaissent dans les
tissus prédicatifs rattachés à certains personnages qui, par leurs
qualifications et leurs fonctions narratives, deviennent les relais
de la destruction ignée et plus encore du délitement automnal,
les instruments diégétiques du temps mortel.
Ces personnages entretiennent tout d’abord des liens
obscurs avec l’eau, souvent boueuse, symboliquement solidaire
de l’humidité enlisante de l’automne21. Ainsi, au début des
Chambres de bois22, Michel surgit toujours à l’improviste,
« longeant les marais » et « chaussé de bottes pleines de boue »
(CB 46). Antoine Tassy doit à son lieu d’origine sa connivence
avec l’eau : « Il vient du bas du fleuve » (K 67), note Élisabeth,
d’un endroit dont le signifiant même du nom a le pouvoir
d’évoquer un univers puissamment aquatique :
Bientôt les sonorités rocailleuses et vertes de Kamouraska
vont s’entrechoquer, les unes contre les autres. Ce vieux
nom algonquin ; il y a jonc au bord de l’eau. Kamouraska !
(K 206.)

99
Le mal d’origine

Lors de leur première rencontre, Antoine Tassy apparaît


d’ailleurs à Élisabeth comme un « [g]ibier facile, à demi enfoncé
dans une cache de vase » (K 67). Adélard, dans Les Enfants du
sabbat, est lié indirectement à une eau agressive par l’intermé-
diaire de la comparaison de sa cabane à une épave : « Les murs
de planches rayonnent, gris argenté, doux au toucher, patinés
par la pluie, le soleil et la neige, semblables aux épaves qu’on
trouve sur les grèves » (ES 8). Elle annonce son rôle dans « la
cérémonie de l’eau » (ES 28), dont les caractères maléfiques
et mortifères sont évidents. Julie ne s’y trompe d’ailleurs pas,
elle qui compare le lieu de son initiation à « un cercueil de
sapin » (ES 64). Bottereau, dans Héloïse, a « des yeux marron,
tristes, couleur de boue » (H 22), et laisse échapper une « odeur
de vase » (H 88), semblable à celle que Bernard croit deviner
sur Héloïse. Le « cœur salé frais et vivant, chien de mer à la
peau rude », de Stevens Brown semble « battu par les vagues
énormes », « du plus loin qu’[il] remonte, à la racine de [sa]
vie » (FB 246). Tant et si bien qu’il n’a aucun mal à fusionner
avec la tempête, ce métonyme paroxystique de l’automne :
« une espèce de chant se formait dans mes veines en guise d’ac-
compagnement à la fureur des éléments » (FB 101-102). Lydie
Bruneau entretient une grande familiarité avec les rapides de la
rivière Duchesnay et prétend que « personne ne peut avironner
comme [elle] » (ECS 101). Dans un autre registre, au terme
de ses spectacles triomphants, Jean-Éphrem de la Tour, qui
« possède la science du bien et du mal » (HL 68), « sue comme
s’il était tombé dans la Seine » (HL 69).
Complice des pouvoirs de l’automne, chacun de ces
personnages a pour fonction d’apporter l’absence et la mort
sous toutes leurs formes. Michel devient à sa manière maître
du temps de Catherine en lui imposant une forme de refus de
la vie que Lia décrit dans les termes suivants : « Catherine, tu
100
L’épreuve du « temps sauvage »

l’inventeras à nouveau, aussi blême […] et vide que tu voudras »


(CB 115). De son côté, Élisabeth sait à quoi s’attendre face à
Antoine Tassy :
Dans une si horrible nuit quelqu’un me souffle que le roi
de la vase vient vers moi. Me traînera par les cheveux, me
roulera avec lui dans des fondrières énormes, pour me noyer
(K 174).
Stevens Brown apparaît « comme l’arbre planté au milieu du
paradis terrestre », dépositaire lui aussi de « [l]a science du
bien et du mal » (FB 216). Il est, comme beaucoup d’autres,
l’invitation vivante à « regarder la nuit en face [...]. Voir, au
risque de mourir » (ES 65), et pourrait reprendre à son compte
les mots de Rimbaud mis en exergue à sa dernière lettre : « J’ai
seul la clef de cette parade sauvage » (FB 227). Il est certes
convaincu de sa propre permanence temporelle et sûr de son
pouvoir presque démiurgique de faire apparaître ou disparaître
son village « avec sa botte poussiéreuse » (FB 62), mais en
assassinant ses deux cousines, il ne fait qu’apporter la preuve,
irréfutable et paroxystique, de sa propre soumission aux forces
destructrices du temps dont il est finalement l’instrument plus
que le complice :
Aussi bien implorer le ciel immense et noir, avec ses grands
nuages passants, tandis que la lune brillante et toute la Voie
lactée chavirent à l’envers du monde, se cachent comme le
jour ayant terminé son cours (FB 247).
Cette instrumentalisation du personnage, pour tragique qu’elle
soit dans ses conséquences, ne s’en effectue pas moins à son corps
défendant, comme si le rapport polémique au temps était dû à
des causes beaucoup plus profondes et plus fondamentalement
originelles, sur lesquelles nous aurons à revenir23. En effet,
101
Le mal d’origine

Stevens n’est, comme ses victimes, qu’un « fétu de paille emporté


par la fièvre » (FB 101) et il a parfaitement conscience qu’il
devrait éviter de participer à une histoire collective dans laquelle
il semble destiné de toute éternité à jouer le mauvais rôle :
Mais je te jure qu’en ce point précis de ma vie je désire plus
que tout au monde épuiser mon pouvoir d’un coup et devenir,
sans retour, un homme nouveau qui prend ses cliques et ses
claques et disparaît à l’horizon (FB 80).
Ce qui vaut pour Stevens Brown vaut tout autant pour
Lydie Bruneau. Comme elle aime à le dire, l’automne « est sa
saison préférée » (ECS 63) et « elle sen[t] la terre mouillée »
(ECS 145). Par ailleurs ses sorties à cheval dans le village de
Duchesnay sont concomitantes avec la montée de l’automne,
« ce moment où les traces sur le sol s’impriment facilement,
à cause de l’humidité de la terre » (ECS 41). Ainsi s’éclaire
le caractère énigmatique de la lettre qu’elle adresse à Hélène
Vallières et dans laquelle elle se compare explicitement au
temps qui s’écoule : « et je serai ta reine et ta maîtresse jusqu’à
ce que je disparaisse à l’horizon comme une journée qui a
fini son cours » (ECS 74). En livrant l’adolescente au « roi de
la vase [qui] se cache au plus creux de la rivière » (ECS 106),
elle lui apporte l’expérience radicalement nouvelle du temps
mortifère qui se confond, là encore, avec la sortie hors de
l’enfance :
Si tu le veux je t’emmènerai jusqu’aux portes de la mort. [...]
Je te débarrasserai de ton enfance avant mon départ. C’est
promis. Tu deviendras alors si seule que je te manquerai à
jamais (ECS 74).
Par un processus textuel identique à celui observé à propos
de l’automne, tous les acteurs, activement ou passivement
102
L’épreuve du « temps sauvage »

complices de la mutation temporelle, sont discursivement


placés sous le signe du calciné. Par exemple, Michel et Lia sont
« pareils à deux santons de bois noirci » (CB 136) et Antoine
Tassy surgit au milieu des ruines calcinées du manoir, dans le
délire halluciné de madame Rolland :
On lui a bandé son horrible blessure. On l’a couché dans
l’église sous le banc seigneurial. Je l’entends qui geint
doucement les nuits de tempête. Ce pays est ravagé par le
vent. Antoine se lève en secret. Suit des couloirs sous terre.
Des chemins noirs là où passent les eaux souterraines. Arrive
aux ruines du manoir. S’assoit dans son fauteuil, fragile
comme du charbon de bois, cassant (K 80).
Ce bref passage offre une constellation exemplaire des réseaux
sémantiques constitutifs de la vision hébertienne du temps
mortel en associant au calciné la tempête, l’eau noire et les
sombres profondeurs chthoniennes. D’autres personnages
pourraient compléter le paradigme : l’homme qui confisque
l’enfance de Julie se présente « le visage plein de suie »
(ES 44) ; Héloïse se dresse devant Bernard, « toute droite dans
ses falbalas couleur de cendre » (H 81) ; avec ses « yeux [...]
couleur de cendres bleues24 » (FB 214), Stevens Brown affiche
une connivence inattendue mais cohérente avec Irène Jones,
cette éternelle morte-vivante, qui repose, après son suicide,
dans « ses cendres grises » (FB 131) ; complice elle aussi des
forces mortifères en dévoyant son rôle de mère et en empêchant
ses enfants de vivre, Pauline Vallières a des « yeux de cendre
froide » (ECS 84). Le rapport au calciné est parfois euphémisé
mais non moins présent dans la relation que quelques textes
établissent entre le teint hâlé ou bistré de certains personnages
et un feu plutôt solaire. Ainsi, avec sa « peau brunie » sous le
« grand soleil qui le dévore » (AC 45), le Lieutenant anglais

103
Le mal d’origine

relève de ce paradigme. Comme d’ailleurs Jean-Éphrem de la


Tour dont la peau noire voit sa charge signifiante infléchie par
les très fréquentes références aux feux du Paradis perdu et au
« soleil noir des fêtes nocturnes » (HL 69).
Avers et revers d’une même expérience temporelle fictive,
deux dérives menacent donc le rapport que l’être hébertien
entretient avec le temps : l’impuissance à s’inscrire sensoriel-
lement dans l’instant et la vaine tentation d’immobiliser le pré-
sent, de le dilater dans une illusoire éternité. D’où l’inéluctable
sentiment d’un affrontement entre le caractère éminemment
transitaire et dissolvant du temps et l’improbable intégrité d’un
sujet qui, au sortir de l’enfance, est aux prises avec « la fureur
de vivre » (ECS 14). Par leur capacité à dire la mutation, le
passage, la saison automnale et la violence ignée sont au cœur
de dispositifs discursifs et narratifs qui privilégient les méta-
phores de la pourriture et du calciné, dont l’objet est de signifier
l’entrée dans la déliquescence du temps mortel. De sorte que
beaucoup de personnages pourraient reprendre à leur compte la
très belle formule d’Anne Hébert elle-même dans « Le Québec,
cette aventure démesurée » : « Et puis nous avons été livrés au
temps » (1967 : 16-17).

Notes
1. L’expression est empruntée à la pièce d’Anne Hébert, Le Temps sauvage,
1996 : 105.
2. PJ 31.
3. Voir également Poulet, 1989 : 12.
4. Comme le note Bachelard, « la conscience est conscience de l’instant et la
conscience de l’instant est conscience : deux formules si voisines qu’elles
nous placent dans la plus proche des réciproques et affirment une assimi-
lation de la conscience pure et de la réalité temporelle » (1992 : 49).

104
L’épreuve du « temps sauvage »

5. L’allusion récurrente à la cave (voir encore par exemple FB 200) donne


au chronotope du lieu clos toute sa valeur socioculturelle : elle en fait un
écho certain de la période de la Grande Noirceur dont Anne Hébert disait :
« Nous vivions dans une cave » (Salgas, cité par Bishop, 1993 : 79).
6. Comme le note Jeanne Hersch, « [s]i l’instant n’est pas, ou bien si l’instant
est pure limite ou pur passage, il n’est plus instant à proprement parler ; et
le temps tout entier s’annule, parce qu’il devient une continuité totale qui
dès lors ne se distingue pas d’une éternité. L’idée d’une continuité totale
pose une sorte d’éternité, à mon sens impensable pour l’homme, étrangère
à la représentation humaine, et qui annule le temps » (1967 : 35).
7. C’est ce que pourrait attester Irène Jones qui, dans Les Fous de Bassan, est
dans sa mort telle qu’elle a été dans sa vie : « Le large visage plat d’Irène,
sans un pli, ni rien qui rit ou pleure, lisse, sans âge, éternel pourrait-on
croire » (FB 31).
8. Il s’agit là de la Première Épître aux Corinthiens, 7 31.
9. PC 85.
10. Édouard Morel pourrait, par exemple, figurer parmi ces exceptions.
11. Le récit de l’agonie de Jérôme Rolland, qui ouvre le roman, convoque un
arrière-plan saisonnier analogue : « L’été passa en entier » (K 7) et l’humi-
dité envahit alors toute l’atmosphère avec « [l]a pluie, le vent, des cataractes
d’eau débordant de la gouttière » (K 13), apportant avec elle une mort aux
couleurs de « noyade » (K 25).
12. Même si c’est pour de tout autres raisons, le Lieutenant anglais partage la
même conviction que Perceval en déplorant que le « corps fluet et dur » de
Clara « subi[sse] déjà [...] l’outrage du flux menstruel » (AC 59).
13. On ne sera pas surpris de noter qu’Héloïse, qui est une allégorie de la mort,
a le « souffle pourri » (H 123).
14. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer la présence
récurrente des incendies dans l’œuvre d’Anne Hébert. Ils sont peut-être tout
d’abord un lointain souvenir des feux qui ont ravagé le Canada français
pendant la Révolte des Patriotes de 1837 et 1838 à laquelle il est d’ailleurs
fait allusion dans Kamouraska (K 44, 220). En outre ces incendies sont
sans doute un rappel intertextuel d’une thématique chère aux romans de la
terre (voir Smart, 1990 : 96-97).
15. Cette différence entre les deux personnages est à nuancer, dans la mesure
où il est possible de considérer que la dramatisation publique de l’incendie
de l’hospice se fait, de manière oblique, dès le début du récit par le biais
de l’évocation du personnage de Jeanne d’Arc devant les amis de Raphaël
(PJ 30-31).

105
Le mal d’origine

16. Ce récit de l’incendie peut appeler une lecture « communautaire ». La vie


cloîtrée du couvent apparaît en effet comme une transposition transparente
de la période duplessiste contre laquelle l’ironie du texte constitue un rude
réquisitoire. Que l’on songe à l’allusion à la pseudo-protection divine des
enfants, au « vrai miracle » de la parfaite conservation de « la tête de la
statue de saint Louis de Gonzague », alors que « [t]rente-six petites filles
ont péri dans l’incendie, plus Rosa Gaudrault, qui était leur bonne et leur
première institutrice ». La sœur Saint-Amable a un nom qui relève nettement
de l’antiphrase tant elle est « effrayante et tremblante, sans vêtements
solennels » (PJ 169).
17. Le signifiant de son nom (God) la prédispose sans doute à manifester par
son comportement différent de celui des religieuses ce que pourrait être la
véritable compassion, si importante dans l’œuvre d’Anne Hébert. Nous y
reviendrons.
18. Voir Durand, 1969 : 71-96.
19. La forge et la rivière entretiennent des rapports très étroits placés sous le
signe de la mort. Le texte signale que le fils du forgeron est mort noyé
(ECS 70), et après son chavirage dans les rapides avec Hélène, Lydie sera
rejetée sur la berge à proximité de la forge (ECS 105).
20. Nombreux sont les récits hébertiens qui mettent en avant cette complicité
symbolique entre le feu et le désir (voir, par exemple, K 89, FB 119, etc.).
21. Certains de ces personnages entretiennent des liens très particuliers avec
la pluie dont la charge signifiante est importante : nous y reviendrons plus
loin.
22. Ce rapport à l’eau permet d’établir la singularité de Bruno et, au-delà, du
roman tout entier. Ce personnage n’appartient pas au paradigme qui nous
occupe ici, car son métier d’éclusier signale au contraire son appartenance
à un univers dans lequel les eaux sont littéralement et symboliquement
canalisées.
23. Voir infra, ch. 3.
24. L’association du bleu et de la cendre se justifie totalement au plan
symbolique. Car « [l]e bleu est la plus immatérielle des couleurs : la nature
ne le présente généralement que fait de transparence, c’est-à-dire de vide
accumulé, vide de l’air, vide de l’eau, vide du cristal ou du diamant. Le bleu
est la plus froide des couleurs. [....] il ne fournit qu’une évasion sans prise
sur le réel, qu’une fuite à la longue déprimante » (Chevalier et Gheerbrant,
1982 : 129).

106
CHAPITRE TROISIÈME

LA MÉMOIRE ET LE TEMPS CIRCULAIRE :


DE L’ONTOLOGIQUE À L’ANALOGIQUE

Les configurations narratives et discursives privilégiées dans


les récits hébertiens donnent à lire des expériences temporelles
fictives d’une grande constance, dans lesquelles le personnage est
victime d’un impossible sentiment de présent et livré à l’horreur
d’une temporalité inédite et destructrice. Cette expérience, violente
et polémique, a un retentissement considérable sur le parcours
identitaire des personnages. Car, nous rappelle Ricœur, « [i]l
faut nommer comme première cause de la fragilité de l’identité
son rapport difficile au temps », et c’est même cette « difficulté
primaire qui justifie précisément le recours à la mémoire, en tant
que composante temporelle de l’identité » (2003 : 98). Effec-
tivement, dans l’œuvre d’Anne Hébert, l’opposition cruciale
avoir été versus être est médiatisée par le regard rétrospectif
que jettent beaucoup de héros sur leur propre histoire. Existence
actuelle et temps révolu s’imbriquent alors de façon étroite dans
des jeux métonymiques qui engagent « une série relativement
complexe de ruptures de points de vue » (Landowski, 1997 : 128).
107
Le mal d’origine

Or, on le sait, « c’est […] le point de vue qui crée l’objet, ou


du moins qui lui donne sa signification » (ibid. : 119). Ce qui
revient à dire que la remémoration, sous toutes ses formes,
« engage un procès herméneutique à l’égard d’un “réel” qui
n’est “retrouvé” que métamorphosé en totalité signifiante à
interpréter » (Perrin, 1995 : 204). Si bien que, reconstruisant des
trajectoires individuelles, ce « regard amont » (Viart, 1998 : 21)
est un facteur essentiel dans l’élaboration d’une signification en
termes de cheminement identitaire. Car « [s]i le devenir présup-
pose logiquement l’être, la certitude d’être “moi” présuppose,
elle, l’expérience – la vision, en l’occurrence rétrospective
– de mon propre devenir » (Landowski, 1997 : 129). Or, chez
Anne Hébert, loin d’informer positivement la présence à soi et au
monde des personnages, ce retour dans et sur le passé n’est qu’un
irrépressible et violent ressassement1 mémoriel qui les confine
dans la proximité destructrice de leurs « fantômes » (PJ 21),
et les condamne à revivre sempiternellement, dans la stupeur de
l’absence, le drame originel d’une dépossession de soi.

LE TEMPS REMÉMORÉ COMME EXPÉRIENCE ONTOLOGIQUE


L’analyse des invariants narratifs et discursifs de la remé-
moration a permis de conclure à l’importance capitale qu’y
revêtent le corps et les sens. À l’interface entre deux temporalités
hétérogènes, ils constituent chez Anne Hébert l’indispensable
maillon de la transformation de l’activité de mémoire en une
expérience authentiquement existentielle et ontologique. En
faisant du temps passé un temps vécu, spatialisé et senti,
l’anamnèse hébertienne définit en effet une manière d’être au
monde qui, loin de relever de la simple récollection, se carac-
térise par une surimpression polémique et signifiante du temps
passé sur le temps immédiat.
108
La mémoire et le temps circulaire

La mémoire incorporée
L’activité mnémonique déploie effectivement toute une
polysensorialité active qui conduit à la mise en scène, toute
proustienne2, d’un passé intimement incorporé. Cela passe
tout d’abord par l’inscription du motif de la mémoire dans des
configurations métaphoriques qui surdéterminent son statut
de simple faculté fonctionnelle exclusivement orientée vers le
rappel à la conscience des états ou des événements passés. La
remémoration n’est plus alors seulement le rappel et la recons-
truction de la sensation passée, elle est elle-même sensation,
pleinement corporelle, et le plus souvent une sensation envahis-
sante et destructrice. « La mémoire résonne dans tout mon corps,
rumeur vivante en ondes sonores, vibre jusqu’au bout de mes
ongles » (FB 86), note Stevens Brown, qui aspire à être « [v]idé
de toute mémoire, pareil à une poupée de son que l’on éventre »
(FB 236). Face à Édouard Morel, Delphine « sort sa vie d’entre
ses côtes, à petits coups » (ED 120). Cette incorporation proli-
férante de la mémoire trouve son expression paroxystique dans
l’affirmation de sa consubstantialité avec le sang qui en fait une
réalité coextensive au principe vital lui-même. Jérôme Rolland
« étouffe avec toute cette saleté de mémoire dans les veines »
(K 28), et Élisabeth file la métaphore en s’exclamant plus loin :
« Le temps retrouvé s’ouvre les veines » (K 115). Le pasteur
Nicolas Jones sent « [l]e passé qui cogne contre [s]es tempes »
(FB 49), et cette obsédante pulsation finit par contaminer son
environnement proche : « On dirait que mon sang bat hors de
moi, cogne dans les murs et les poutres du plafond. Rumeur
sourde, martelée » (FB 22). Quant à Flora Fontanges, momen-
tanément apaisée, elle ressent le reflux de ses souvenirs dans le
mouvement même de son sang : « Sa mémoire éteinte ne pèse
pas plus qu’une feuille morte. La chaleur de sa vie présente
109
Le mal d’origine

veille dans ses veines » (PJ 166). Le Lieutenant anglais cherche


vainement le sommeil, « [c]ependant qu’à jamais lâché dans
ses veines, malgré l’espace et le temps, un enfant d’origine
britannique tente de cacher son visage effrayé, sous les regards
réprobateurs des autorités » (AC 55). Et tandis que « l’écho
des paroles perdues persiste, cogne à [s]a tempe » (ED 134),
Édouard Morel partage le même tourment.
Expérience sensible, corporelle, quasi organique, au point
d’être tributaire du « pouvoir occulte [des] nerfs » (K 25), la
mémoire hébertienne s’alimente au principe même de la vie, et
convoque terre et mer pour dire métaphoriquement son enra-
cinement dans les profondeurs originaires de l’être. Confinés
dans leur appartement de la rue du Parloir, madame Rolland
et son mari s’emploient, nolens, volens, chacun à sa manière, à
donner une seconde vie au passé : « Ces grands filets marins que
l’on traîne, ensemble. Le fond de l’océan raclé de ses pauvres
trésors. La précise mémoire des fous ramène les faits comme des
coquillages » (K 27). Stevens leur répond en écho avec sa façon
bien particulière de faire resurgir Griffin Creek dans la solitude de
sa chambre de l’hôtel Victoria : « tout un pays vivant, repêché au
fond des eaux obscures » (FB 238). Olivia de la Haute Mer prétend
que « [s]a mémoire ressemble à ces longues guirlandes d’algues
qui continuent à croître, à la surface de la mer, après qu’on les a
tranchées » (FB 200). Son oncle, le pasteur Nicolas Jones, se voit
« debout à la frontière de la terre et de l’eau comme une croix du
chemin sur laquelle déferlent le vent et toute la vie ancienne, en
larmes salées » (FB 41). Flora Fontanges plonge dans son passé
de mère « [s]ans que sur ses traits rien ne bouge, aucune ligne, ni
l’œil couleur d’océan, [...] bien cachée à l’intérieur d’elle-même »
(PJ 110). Plus loin dans le texte, alors qu’elle s’apprête à affronter
la ville « semblable à une eau dormante », elle attend, « comme
un martin-pêcheur au sortir de l’eau » (PJ 166), que la « petite
110
La mémoire et le temps circulaire

digue [...] cède dans le cerveau » (PJ 39) et laisse les souvenirs
de l’incendie de l’hospice Saint-Louis la submerger. L’imaginaire
n’établit là aucune frontière entre le tellurique et l’aquatique, le
mélange des deux contribuant à faire de la mémoire le théâtre
cosmique et originaire de l’aventure somatisée, spatialisée
et proprement abyssale « des distances traversées » (Proust,
1968 : 46) qu’illustrent de nombreux textes. Dans « La Mort
de Stella », l’héroïne « se change en torche avec lui [Étienne],
traverse le temps, gagne le centre du feu et de la soif, avec cet
enfant qui brûle, corps et âme » (MS 190). « Immergée dans le
rêve saumâtre » (K 80), madame Rolland « tire vers le jour »
« [u]ne sorte de poids enfoui sous terre », « une ancre rouillée »,
« [u]ne espèce de racine profonde, perdue » (K 62). Les visions
anamnésiques de sœur Julie conduisent l’ensemble du couvent
dans une errance toute maritime que le père Flageole voudrait
maîtriser : « Ne s’agit-il pas avant tout de ramener le couvent
sur la terre ferme et de l’empêcher de divaguer, toutes voiles
dehors, sur les eaux troubles de l’imaginaire ? » (ES 131.) De son
côté, Édouard Morel pense qu’il est « [i]nutile de se pencher sur
l’eau prise à pleins bords », car « [s]i de minuscules tourbillons
persistent, bulles à peine visibles, ce n’est que la fin des gouffres
imaginaires qui se referment sur d’étranges mémoires brisées »
(ED 134).
« Ancre », « coquillage », « filet », « crabe », « racine »
sont donc quelques-uns des détours métaphoriques pour dire
le déploiement de la mémoire, l’apparition des souvenirs. Ils
postulent nécessairement un fonctionnement mnésique articulé
autour d’un double mouvement dialectique d’oppositions
corrélées : enfouissement versus émergence et domination
versus submersion. Enfouis, les souvenirs sont dominés par le
sujet alors que leur émergence conduit à sa submersion par le
passé. Enfermée dans son couvent et plongée dans son passé,
111
Le mal d’origine

sœur Julie entend la voix maternelle « à travers un étang »


(ES 149). Après avoir subi de plein fouet les images anciennes
de Griffin Creek, Stevens retrouve difficilement un présent qui
s’impose de plus en plus fugitivement : « Repris pied3 dans ma
chambre du Victoria. Éprouvé la stupeur du réveil dans tout mon
corps et ma tête » (FB 238). Est-ce que je te dérange ? décline
ces jeux mémoriels en opposant à la profondeur aquatique et
gelée d’une mémoire dangereuse, la superficialité d’une vie
sans passé :
Mme Benoît rabâche sous la glace noire. Une toute petite
fissure suffit, un simple amincissement de la surface gelée,
pour que passe le son. Il est question d’un petit garçon aux
larmes immobiles tel que je me retrouve à cinq comme à dix
ans (ED 135).
Puissante et le plus souvent incontrôlable, la submersion mnémo-
aquatique a pour inévitable corollaire l’étouffement qui, discursi-
vement, hésite entre noyade et asphyxie. En redevenant Élisabeth
d’Aulnières, madame Rolland « respire un air raréfié, déjà
respiré » (K 100), puis elle « étouffe et devien[t] mince comme une
algue » (K 195). Dès que « [l]e présent n’existe plus » pour Flora
Fontanges, « [l]’atmosphère se raréfie de plus en plus » (PJ 163).
Et dans cette asphyxiante remémoration, la pluie, dont on sait la
complicité avec les forces engloutissantes de l’automne, joue un
rôle essentiel. Au début de Kamouraska, l’environnement humide
s’emploie en quelque sorte à cerner Élisabeth et à l’acculer à la
fenêtre, lieu de toutes les fusions dangereuses, entre le dehors et
le dedans, l’ici et l’ailleurs, l’avant et le maintenant :
Le dos contre la vitre, l’espagnolette dans sa main, elle mesure
l’espace réduit entre la rue ruisselante, une vieille charrette
qui grince et l’homme, tout petit, tout rond, tout tendre qui
n’en finit plus de penser à la mort qui vient (K 13).

112
La mémoire et le temps circulaire

« Les premières gouttes de pluie, lentes, épaisses, espacées »,


qui viennent clore la longue nuit hantée du pasteur Nicolas
Jones, s’infiltrent insidieusement, comme les souvenirs, et
révèlent par leur métamorphose en « gouttes de sang » (FB 51)
toute la portée de ce voyage dans le temps. Et si, dans Le
Premier Jardin, Éric, le gourou de la commune, a « l’air d’un
noyé », avec « ses cheveux [...] incroyablement lisses », c’est
qu’il est, comme Flora, le porte-parole des oubliés du passé,
de ceux « qui parl[ent] [...] du fond de la mort » (PJ 71) et qui
l’habitent totalement. Juste avant de ressusciter Barbe Abbadie,
Flora Fontanges voit « des trombes d’eau noire s’abatt[re] sur
la ville » et entre dans « un café encombré de gens dégoulinants
de pluie, aux cheveux plaqués, aux allures de noyés » (PJ 50). À
son arrivée à Paris, après une nuit entière livrée aux apparitions
des fantômes de son enfance, Julien est témoin de la noyade
d’un homme dans la Seine. Cet épisode, qui pourrait n’être
qu’un obstacle à la relation euphorique du personnage avec la
ville, a surtout pour objet de rappeler que là aussi la noyade est
possible, autrement dit que l’exil n’a pas supprimé le risque de
submersion par le passé, comme le révélera d’ailleurs la suite
du récit.
Les différents réseaux sémantiques et métaphoriques dans
lesquels s’intègre le motif de la mémoire contribuent donc à faire
de la remémoration une plongée risquée dans d’amers gouffres
intimes. L’aventure ontologique qui se noue alors met le sujet
hébertien aux prises avec la résurgence pulvérisée d’un passé réin-
corporé par le jeu des sensations, et source d’un conflit schizoïde
entre plusieurs Moi. Et cette polémique est d’autant plus cruelle
que, par sa richesse synesthésique même et les troublantes revi-
viscences qu’elle suscite, la mémoire peut, l’espace d’un instant,
laisser croire à la possibilité d’une fusion identitaire euphorique
avec soi-même dans un temps finalement vaincu.
113
Le mal d’origine

S’affranchir du temps par la mémoire ou l’illusoire et


éphémère réconciliation avec soi-même
« Rends-moi le son de la joie et de la fête / et qu’ils dansent
les os que tu broyas » (K 239) : telle est, au cœur et presque au
terme de sa remontée hallucinée du temps, la prière d’Élisabeth
Rolland, qui fut effectivement, comme beaucoup d’autres
personnages hébertiens, « broyée » (K 195) par son destin.
L’activité mnémonique révèle ainsi une de ses potentialités
essentielles qui est de permettre au sujet de se réapproprier,
au-delà du temps retrouvé, une densité et une complétude
ontologiques euphoriques. Car le souvenir dessine en creux
un manque fondamental touchant à la nature même de l’être,
et le personnage croit pouvoir trouver une compensation,
aussi provisoire qu’illusoire, dans ce qui apparaît à maints
égards comme une sorte de surimpression existentielle. Cette
aspiration à atteindre « [l]a vraie vie qui est sous le passé »
(K 104), à se retrouver, à réinventer une unité perdue en
réintégrant son corps, passe dans l’œuvre d’Anne Hébert par
une puissante rêverie ostéologique4, l’os représentant la part
profonde de l’être. Élisabeth Rolland et sœur Julie vivent à
cet égard des expériences fondamentalement similaires, et
l’inversion des mouvements de surimpression ne change rien
à cet idéal de fusion identitaire dans un temps momentanément
aboli. Si la première renoue avec « [l]e temps retrouvé » et voit
« [s]a folle jeunesse s’ajust[er] sur [s]es os » (K 115) dans un
échange dynamique qui va du passé vers le présent, la seconde,
sensible elle aussi à la porosité du temps, reconquiert physique-
ment le temps passé en partant du présent : elle « retrouve [s]on
enfance » et s’« ajuste à sa chair et à ses os » (ES 38)5. Olivia de
la Haute Mer se revoit, jeune adolescente, en train de repasser
le linge sous l’œil attentif de Stevens : « Je suis elle et elle est
114
La mémoire et le temps circulaire

moi. Je m’ajuste à ses os et son âme n’a pas de secret pour moi »
(FB 215). Puissamment informé par la charge signifiante du
motif de l’os, ce télescopage temporo-identitaire s’inscrit dans
le cadre de l’obsédante quête d’une « vie de surcroît » (PJ 81),
d’une absolue irréductibilité intérieure. D’ailleurs, l’innocente
Stella ne s’y trompe pas, qui parle de son « squelette » comme
de son « âme […], dissimulée sous notre peau, au centre de
notre chair, comme les os » (MS 185).
La remémoration se fait alors profondément jubilatoire
puisqu’elle autorise une authentique trans substantiation
corporo-identitaire, dont sourd le flux d’une énergie et d’une
tension désirantes, pleinement physiques, aussi présentes que le
sang ou les organes. D’où le fantasme récurrent de l’opération
chirurgicale (K 107, ES 72) où l’on « retrouv[e] cette attraction
pour la “profondeur” » (Kristeva, 1994 : 178) si chère à Proust.
Et pour se convaincre de cette corporéité du désir retrouvé,
il suffit d’écouter Élisabeth s’adresser au médecin George
Nelson :
Surtout ne t’avise pas (toi qui es médecin) de vouloir situer
le mal dans nos veines. Un caillot peut-être ? Quelque tache
de naissance sur notre peau ? Le secret de nos entrailles ?
Une petite bête captive, sans doute ? Une tique minuscule
entre chair et cuir (K 195).
La volonté obsessionnelle d’Élisabeth d’« [h]abiter toute sa
chair intacte, comme le sang libre et joyeux » (K 23), trouve
une expression métaphorique complémentaire dans le motif
de la salamandre (K 10), que les tantes Lanouette déclinaient
jadis à leur manière en se réjouissant de la capacité innée de
leur nièce à « pass[er] au cœur du feu, sans se brûler » (K 47).
Facilitée par la tonalité fantastique du roman, la surimpression
temporelle et identitaire va encore beaucoup plus loin dans Les
115
Le mal d’origine

Enfants du sabbat. Sœur Julie croise dans ses visions une petite
fille et lui adresse ces mots : « – Tu devrais avoir honte. Tu me
ressembles comme une goutte d’eau. Tu es moi et je suis toi. Et
tu fais semblant d’être une bonne sœur ! » (ES 32.) La fusion
devient telle que sœur Julie offre aux regards incrédules de la
supérieure, de l’aumônier et du médecin, les écorchures qu’elle
s’était faites dans sa course folle dans la forêt alors qu’elle fuyait
l’incendie de la cabane de la montagne de B. Et là encore, c’est
la même euphorique reconquête d’une unité ontologique origi-
naire : « Aucune résistance. [...] Je me réchauffe à la source de
ma vie perdue, pareille à une chatte ronronnante s’installant près
du feu » (ES 38). Dans sa première partie, qui la voit évoquer
le passé collectif des femmes du pays, l’aventure anamnésique
de Flora Fontanges revêt des traits similaires, même s’il s’agit
d’un passé d’emprunt : souci d’habiter un nom et un corps du
passé, sentiment euphorique de soi dans l’affirmation du désir
d’être. Aidée par Raphaël, elle
rêve de s’approprier le cœur desséché de Barbe Abbadie, de
l’accrocher entre ses côtes, de le rendre vivant à nouveau,
comme un cœur de surcroît, de lui faire pomper un sang
vermeil à même sa propre poitrine (PJ 51).
Et, au bout de l’aventure, « Flora Fontanges rayonne de la vie
et de la mort de Barbe Abbadie. Elle devient puissante, enva-
hissante, au comble de sa présence » (PJ 52). L’abolition des
frontières temporelles et du moi souffrant au profit d’une intério-
rité originelle et vivace redécouverte trouve son aboutissement,
ou plutôt son dépassement, dans une nomination revendiquée
susceptible d’assurer la stabilité identitaire. Il s’agit en fait
d’entériner les jeux sensoriels et la fusion des temporalités
en allant vers des « mots-choses », capables de constituer un
noyau objectif d’identification dans lequel puisse advenir une
116
La mémoire et le temps circulaire

assomption de l’être. Ainsi madame Rolland souhaite-t-elle


« [r]êver, [s]’échapper » (K 9), pour « [d]écliner son nom. Se
nommer Élisabeth d’Aulnières à jamais » (K 23). Bien qu’elle
ne soit plus qu’une voix post mortem, Olivia de la Haute Mer
désire retrouver son passé et, pour ce faire, « habiter [s]on nom à
nouveau, [s]’en revêtir comme d’un vêtement léger » (FB 212).
« Transparente et fluide comme un souffle d’eau, sans chair ni
âme, réduite au seul désir » (FB 199), elle peut se laisser aller à
l’euphorie de la surimpression corporelle et à la jubilation de la
répétition : « Le voir. Être vue par lui. Vivre ça encore une fois,
éclairée par lui, nimbée de lumière par lui, devenir à nouveau
matière lumineuse et vivante, sous son regard » (FB 220).
Chez les personnages féminins, qui y mettent une
détermination farouche, cette fusion temporo-somatique,
fragile et provisoire, se maintient au prix d’une tension extrême
de l’être rendue discursivement par le recours récurrent aux
infinitifs à valeur injonctive. Élisabeth Rolland « veu[t] vivre.
Vivre à tout prix » (K 13), et Olivia Atkins désire « [e]xister
encore une fois [...]. Vivre ! » (FB 220.) Car le danger menace
de toutes parts. Tourmentée, hésitante et changeante, la longue
remontée du temps passé que vit Élisabeth Rolland la conduit,
plus sûrement qu’il n’y paraît au premier abord, à cette rencontre
avec son « âme moisie » (K 14), que suggèrent les deux réfé-
rences au miroir qui encadrent le récit. Au début du roman,
« Mme Rolland […] [v]a vers la glace, à la rencontre de sa
propre image, comme on va vers le secours le plus sûr » (idem).
Mais elle sait déjà que la garantie d’une jeunesse innocente
pérenne, offerte par sa beauté physique préservée, est bien
faible et que viendra le moment de la confrontation avec son
« image ternie dans la glace » (K 246). Par son ambiguïté même,
l’abolition des frontières temporelles constitue donc un véritable
piège, illustré par le motif métaphorique de la coquille qui
117
Le mal d’origine

évoque à la fois le refuge protecteur et l’enfermement dyspho-


rique : « Le temps. Ce temps-là. Un certain temps de ma vie,
réintégré, comme une coquille vide6. S’est refermé à nouveau
sur moi. Un petit claquement sec d’huître » (K 100). Chez les
personnages masculins, le piège est d’autant plus évident que
ce simulacre d’assomption sensorielle de soi dans la résurrec-
tion du passé est profondément altéré par une puissante dérive
régressive. C’est, par exemple, dans la « nuit […] sans défaut,
bien noire, calme, chaude et douce » (AC 57), toute matricielle,
que le Lieutenant reconquiert la douceur de « l’enfance nue »
(AC 79), comme Édouard Morel, ressuscitant les odeurs et les
parfums de sa maison d’enfant, rêve à l’impossible : « Et si la
chaleur de ma mère se réveillait, la douce chaleur de sa tendre,
douce, chaude poitrine là où j’appuie ma joue en rêve, toute la
vie me serait rendue d’un coup » (ED 136).
Le sujet hébertien se trouve donc dans la nécessité de tenter
de dominer ces jeux de dédoublements afin d’en désamorcer
les risques ontologiques. Avec des stratégies parfois différentes.
Élisabeth Rolland voudrait s’« absenter de [ses] paroles et de
[ses] gestes » (K 196) pour s’absorber totalement dans un passé
dont elle attend une jouissance perverse. Elle aspire à réintégrer
un temps immobile, figé par le désir d’être en conformité avec
soi dans « la possession de [s]a vie réelle » (K 163). Mais la
conquête de « [l]a vraie vie qui est sous le passé » (K 104) ne
peut se maintenir bien longtemps dans le simulacre de cette
achronie existentielle. Car vient inéluctablement le moment
où l’héroïne est « précipitée dans le temps. À la vitesse même
de la parole » (K 199). Dans un mouvement inverse, Stevens
Brown voudrait fuir son passé « sans être obligé d’y rentrer
à nouveau », dans « [u]ne sorte de jeu dont on peut se retirer
à volonté » (FB 86). Protégé « [t]ant que dureront les parois
lisses de la mémoire » (FB 201), le personnage hébertien ne
118
La mémoire et le temps circulaire

peut échapper longtemps à la confrontation avec le temps,


tout comme Édouard Morel qui finit par s’interroger en ces
termes : « vais-je être mis de force dans l’intimité d’un enfant
qui pleurniche ? » (ED 135.) Car le passé ne se circonscrit pas
si facilement et sa prolifération contraint le sujet à se voir tel
qu’en lui-même et tel qu’il n’a jamais cessé d’être : un carrefour
de tensions et de contradictions liées à une histoire d’autant plus
difficile à occulter qu’elle est source, par son obsédant rappel,
d’un effritement de soi perçu comme originaire.

TEMPS APOCALYPTIQUE ET CRISE SEMPITERNELLE


Le rapport ambivalent et polémique que le sujet entretient
avec le temps par l’intermédiaire d’une mémoire puissamment
incorporée donne au désordre anamnésique sa véritable por-
tée, celle d’un âpre et âcre dialogue avec soi-même. Car la
fréquentation de la « [d]ure mémoire interdite » (ED 132)
brouille cet ordre finalement si fragile que la voix narrative
d’Héloïse évoque d’une manière lapidaire : « Le monde est en
ordre. Les morts dessous, les vivants dessus » (H 109). Rien
de plus vulnérable que cette géométrie temporelle dont la
trompeuse stratification ne saurait faire oublier la porosité, et
« [m]alheur au rêveur qui franchit la zone interdite du passé »
(GM 159).

« [R]épétition minutieuse », « [r]épétition à satiété7 »

« La roue tourne. Tout recommence » (PJ 61). Ces deux


phrases extraites du Premier jardin nous introduisent dans le
très important schème aspectuel de l’itératif et nous mettent face
à l’une des propriétés les plus fondamentales de l’expérience
temporo-identitaire du personnage hébertien. Enfermé dans la
119
Le mal d’origine

temporalité circulaire d’un passé dé-distancié par une mémoire


compulsive et proliférante, il est condamné à répéter, à l’iden-
tique, un drame initial. Dans « Le Torrent », cette image du
cercle temporel est présente dans la manière dont François
appréhende son propre ressassement : « Cercle inhumain,
cercle de mes pensées incessantes, matière de ma vie éternelle »
(LT 33). Au terme de sa vie, Stella est confrontée à « [d]e
petits bouts de vie ancienne [qui] se montrent, se pavanent et
meurent une seconde fois » (MS 188). Madame Rolland se voit
reprocher par la voix narrative de « rabâch[er] » (K 95), Julien
Vallières « rabâche les mots anciens » (ECS 127), Delphine est
enfermée dans une « enfance rabâcheuse » (ED 61),
Édouard Morel dans sa « rumination sauvage » (ED 62),
et John-Christopher Simmons est soucieux de « s’assurer
de l’espace nécessaire à sa rumination en terre d’exil » (AC 55).
Cette résurgence du temps passé obéit à la loi humaine, toute
hébertienne, que formule Stevens Brown dans sa dernière lettre :
« Les sanglots des hommes sont plus terribles qu’une fin du monde.
Et pourtant ce n’est jamais la fin. Le monde vire sur sa quille
et recommence » (FB 236). Témoignent de cette réduplication
du temps, de ce sentiment que « [l]a boucle est bouclée » (PJ 153),
les très nombreuses occurrences de l’expression « à nouveau »
(K 22, FB 224, PJ 171, AC 57, etc.) ou encore les termes dont
le préfixe ou le contenu sémique signifient le recommencement,
tels que « refaire », « retrouver », « ramener », etc.
Les configurations narratives induites par la circularité
temporelle et les réduplications conduisent à une « histoire
[...] sans fil visible, apparemment décousue, vive et brillante,
pareille au mercure qui se casse, se reforme et fuit »
(PJ 134). Pour Flora Fontanges, comme pour le pasteur Nicolas
Jones, « [l]e temps est éclaté. Brille par fragments retrouvés »
(FB 42). Or, cette pulvérisation temporelle fait que « le temps
120
La mémoire et le temps circulaire

de la Crise [...] revêt les traits de quasi-éternité » (Ricœur,


1991b : 48), renouant ainsi avec le modèle apocalyptique
(ibid. : 49-50). De fait, dans les œuvres d’Anne Hébert, c’est
rarement le dénouement qui importe, car l’intérêt des textes
n’est pas dans la résolution d’une crise mais bien plutôt dans
un retour récurrent de cette crise selon des modalités codifiées.
Ainsi l’expérience anamnésique structure un système d’échos,
une spirale8, constitutifs de la « fin immanente » (Ricœur
1991b : 50) dans laquelle convergent les problématiques
temporelle et identitaire, sous les dehors de l’attente d’une
révélation. Ainsi François Perrault attend-il une lumière qui
l’inquiète d’autant plus qu’il pressent qu’elle est porteuse
d’une dérangeante vérité : « Et lorsque je sens l’approche
possible de l’horrible lumière dans ma mémoire, je me débats
et je m’accroche désespérément à l’obscurité, si troublée et
menacée qu’elle soit » (LT 33). Dans l’incipit de Kamouraska,
Élisabeth Rolland s’inquiète de sa vacance d’esprit au chevet
de son mari mourant, car « [t]out semblait vouloir se passer
comme si le sens même de son attente réelle allait lui être
bientôt révélé » (K 7). Très vite projetée par une mémoire
omnisciente dans les neiges de Kamouraska, elle tentera de
se rassurer en des termes qu’il convient de prendre au pied
de la lettre : « La neige. Ce n’est pas encore la fin du monde.
Ce n’est que la neige. La neige à perte de vue, comme un
naufrage » (K 184). Ce n’est certes pas « la fin du monde »,
mais cela y ressemble étrangement : les territoires glacés et
infinis de Kamouraska ne sont que la métaphore spatiale de
cette « tragédie du sempiternel » (Ricœur, 1991b : 48) qui se
noue par la remémoration, de cette approche vertigineuse, sans
cesse recommencée, des « mystères féroces de ce monde »
(K 196). Dans Les Enfants du sabbat, la mère supérieure
attend malgré elle quelque chose des échappées anamnésiques
121
Le mal d’origine

et diaboliques de sœur Julie, un « événement secret, le désirant


fortement et l’acceptant, dans le plus noir de son âme »
(ES 60). L’expérience post mortem d’Olivia de la Haute Mer
lui permet d’envisager de percer « [l]e mystère de la vie et de
la mort » (FB 211). On retrouve la même attente d’une vérité
à venir sous la plume d’un Stevens Brown9, qui préférerait
pour cela s’adonner à la peinture, conscient que « [l]a vérité
finirait bien par passer sur [sa] toile » (FB 235). Quant à Flora
Fontanges, « posant à Ophélie la même question torturante qu’à
Renée Chauvreux, au sujet de la destinée amère des filles »
(PJ 104), toute son activité mnémonique, entièrement orientée
vers la mise en perspective historique et généalogique des
destins collectifs et individuels, constitue une réponse à cette
interrogation fondamentale qui anime l’ensemble du roman.
C’est encore Julien qui, quelque temps avant l’apparition de
Lydie dans la cathédrale Notre-Dame, « ferme les yeux. Il
implore la grâce et la révélation » (ECS 18). Et même Édouard
Morel, qui se voudrait indifférent, cherche à élucider le
« rapport secret qui peut bien exister entre le temps mesurable
et le scandale de la mort de Delphine (ED 18) : « [e]ncore un
peu les mots vont poindre tout nets et clairs, […] et le sens
du monde [...] deviendra limpide comme de l’eau de roche »
(ED 134)10.

Du désordre de la répétition à l’absence sempiternelle


L’horreur de cette représentation involutive du temps,
qui substitue au temps chronique linéaire la durée inédite et
circulaire de la répétition et du rabâchage, tient à ce que s’y
révèle la vérité convulsive d’une crise originelle, toujours à venir
mais toujours déjà là, réduisant l’ontologique à l’analogique et
122
La mémoire et le temps circulaire

condamnant le sujet à une impossible hospitalité de soi. C’est ce


qu’illustrent tout particulièrement certaines œuvres majeures.

Temps et hors-temps dans Kamouraska


Une « même inflexible convocation, hors du temps [...]
[s]e répétant à intervalles plus ou moins réguliers » contraint
madame Rolland à devenir « [a]nachronique et insolite »
(K 230), à s’inscrire dans le « kairos » (Ricœur, 1991b : 48),
autrement dit le sempiternel. Suspendu et immobile11, le temps
devient un hors-temps ouvert par l’hypertrophie de la vie
intérieure happée par la montée progressive d’un puissant et
indicible désordre ontologique.
L’installation du sujet dans ce sempiternel de l’absence à soi
repose sur la conjonction de dispositifs narratifs et de contenus
thématiques et idéologiques spécifiques12. Tout d’abord, le hors-
temps s’érige sur les ruines de ce que l’on pourrait appeler, à
la suite de Ricœur, le « temps des horloges » (1991b : 199). La
perspective rétrospective, conditionnée par l’énonciation homo-
diégétique d’Élisabeth, suscite une temporalité au flux instable.
De nombreux futurs émaillent les évocations du passé et font écla-
ter la successivité et la linéarité des événements ; ils transforment
le révolu en avenir inévitable ou extendent les moments passés
pour leur donner les couleurs de la quasi-éternité. L’abolition de la
chronicité du temps doit par ailleurs beaucoup aux transgressions
narratives qu’opère le récit. Comme l’a parfaitement montré Jaap
Lintvelt (2000 : 145-159)13, l’omniscience et l’omniprésence de la
voix homodiégétique de madame Rolland la placent « [a]u-delà
du temps. Sans tenir compte d’aucune réalité admise »
(K 126), et constituent les ressorts essentiels du dérèglement
temporel. Ainsi se dilate le présent de la voyance, capable aussi
bien d’accueillir l’évocation des origines de George Nelson
123
Le mal d’origine

(K 201) que de gommer purement et simplement l’espace et la


durée :
Je veille, liée à cet homme qui dort sous la pluie. Si loin
que je sois dans l’espace et le temps, je demeure attachée à
George Nelson, en cet instant précis où toute la campagne
de Sorel chavire sous la pluie (K 153).
L’épisode du sucre donne, dès le début du roman (K 16-20),
une idée très précise des enjeux identitaires de la remémoration.
En apparence, la précipitation d’Élisabeth est liée à l’urgence
qu’impose la maladie de son second mari. Mais, plus fonda-
mentalement, sa course folle à travers la maison endormie
a pour but le maintien de l’équilibre formé par « les signes
rassurants de sa maison bien assise ». « Que je fasse défaut
un seul instant et tout redevient possible » (K 18) : voilà bien
l’angoisse fondamentale de madame Rolland. Car cet ordre et
cet équilibre concernent la manière dont le temps est habité, sans
solution de continuité, dans sa successivité la plus quotidienne :
« Des provisions sûres, l’une suivant l’autre, selon les saisons,
comme les phases de la lune. L’ordre impeccable » (K 19).
Pris dans son sens étymologique, le dernier adjectif souligne
les enjeux éthiques et donc identitaires de cette suractivité qui
fait que « Mme Rolland n’est plus qu’une machine qui s’agite »
(K 37) : par leur nombre et leur ordre, les actes donnent la
mesure, le tempo d’un temps rectilinéaire, d’un chronos
qui ne puisse se laisser trouer par le retour anamnésique du
« mal profond » (K 129), de la « doublure violente » (K 91)
d’Élisabeth. Mais tout ceci n’est qu’illusion et il est « [i]nutile
de se leurrer, un jour il y aura coïncidence entre la réalité et
son double imaginaire » (K 23).
Or qui rencontre son double14, on le sait, meurt. Et, de fait,
revivre le passé c’est « comme si on mimait sa mort », c’est
124
La mémoire et le temps circulaire

« cour[ir] à [sa] perte » (K 112). « [S]ortie de son temps réel »


(K 231), Élisabeth est confrontée à sa propre dissolution :
« Mourir une fois, deux fois, à l’infini jusqu’à ce que ce soit la
dernière fois. La vie n’est pas autre chose après tout » (K 247). À
vouloir « tirer hors du temps et de l’oubli » sa dévorante passion
avec George Nelson, Élisabeth s’expose immanquablement
aux risques d’une perte de soi : « Le perdre à nouveau et me
perdre avec lui » (K 209). Les métaphores théâtrales, très vite
contaminées dans le récit par les images et les comparaisons
relevant des jeux du « cirque » (K 49), font de cet enfoncement
dans l’épaisseur du hors-temps de l’absence à soi un combat
perdu d’avance. L’être ne peut que s’abolir dans la prise de
conscience destructrice d’un déchirement coupable : « Je dis
“je” et je suis une autre » (K 115). Élisabeth est d’ailleurs par-
faitement consciente de tous ces risques et tente, ici ou là, dans
un ultime effort de la mémoire organisatrice et triomphante, de
résister à l’attraction dangereuse de ces « couches épaisses de
malheur amassé » (K 211). Elle s’efforce alors de donner à ce
hors-temps achronique qui menace, les traits finalement plus
familiers du temps de la mort, auquel son désir de « [v]ivre à
tout prix » (K 13) doit suffire à la soustraire :
Mon mari meurt à nouveau. Doucement dans son lit. La
première fois c’était dans la violence, le sang et la neige.
Non pas deux maris se remplaçant l’un l’autre, se suivant
l’un l’autre, sur les registres de mariage, mais un seul homme
renaissant sans cesse de ses cendres. L’homme éternel qui
me prend et m’abandonne à mesure (K 31).
En refusant ainsi de reconnaître que l’atemporalité que
creuse la remémoration lui est consubstantielle, la narratrice
l’objective en y rejetant l’Autre masculin, mort, mourant ou
disparu, « [c]omme on rabat le drap sur la face des morts »
125
Le mal d’origine

(K 218). Elle s’efforce, dans la mesure du possible, de se tenir


à l’écart, au sens propre comme au sens figuré :
(Je me suis retirée sur le bord de la route, pendant que vous...
dans l’anse de Kamouraska...) Le crime et la mort à traverser.
Comme une frontière. Votre visage au retour posé sur moi,
inconnaissable à jamais. Terrifiant. Non je ne connais pas cet
homme ! (K 248-249.)
Et la meilleure des mises à l’écart consiste à aller jusqu’à aban-
donner une partie de soi-même en réaffirmant, chaque fois que
le retour du passé se fait plus pressant, son identité présente
d’épouse Rolland : « Laisse-moi m’en aller. Devenir Mme Rolland
à jamais. M’exclure de ce jeu de mort, entre Antoine et toi »
(K 233).
Mais la voix de la conscience ne s’y trompe pas, qui dénonce
la manœuvre : « Perfide Élisabeth, voici que vous rejetez
votre plus profonde allégeance » (K 248). « [F]olle et lucide »
(K 27), madame Rolland s’avance alors sur le douloureux
chemin de sa vérité, inscrite en elle depuis les origines et
cristallisée dans l’image d’un moi monstrueusement archaïque
et pulsionnel. La plongée anamnésique de madame Rolland se
clôt en effet sur ces mots de George Nelson, rapportés par un
de ses élèves : « It is that damned woman that has ruined me »
(K 248). Or cette condamnation n’est qu’un écho des propos
que prononcèrent jadis les tantes Lanouette, clairement établis
par le texte en paroles fondatrices :
– Quelle petite fille malfaisante !
Est-ce là la première voix du monde qui parvient à mes
oreilles ? (K 51.)
« [M]alfaisante » : voilà bien en effet le « mot vertigineux »
(Sartre, 1952 : 26) qui, loin de relever de la seule appréciation
126
La mémoire et le temps circulaire

inaugurale des sœurs Lanouette, apparaît comme la sanction du


regard des autres et d’une morale collective qui condamnent
Élisabeth a priori. À l’instar du personnage racinien, le sujet
hébertien est face à une « conscience de vie [qui] n’est autre
que la conscience de revirement : être, c’est non seulement
être divisé, mais c’est être retourné » (Barthes, 1997 : 45-46).
En voulant « [s]e nommer Élisabeth d’Aulnières à jamais »,
madame Rolland pense pouvoir « [h]abiter toute sa chair intacte,
comme le sang libre et joyeux » (K 23). Or cette pseudo-
permanence d’une jeunesse innocente aboutit paradoxalement
à enfermer Élisabeth dans le cercle de sa malfaisance. C’est ce
dont elle prend conscience lors du rappel de la scène du cri,
destiné à rappeler un animal domestique égaré : « Toutes les
personnes présentes, d’un commun accord, se tournent vers
moi et me supplient de “crier” pour appeler l’animal » (K 130).
Comment dès lors échapper à une image de soi bâtie sur une
obscure et consubstantielle complicité originaire avec le mal,
que toute une communauté avalise : « Je suis une sorcière. Je
crie pour faire sortir le mal où qu’il se trouve, chez les bêtes et
les hommes » (K 131). Madame Rolland redevient ce qu’elle
n’a jamais cessé d’être, « Élisabeth d’Aulnières, malfaisante
Élisabeth » (K 180). Et lorsqu’elle dit « habit[er] la fièvre et
la démence, comme [s]on pays natal » (K 115), sa conviction
doit être prise au pied de la lettre : nombreuses sont en effet les
collusions temporelles qui soulignent ce revirement tragique,
ce retour dans le giron de la malfaisance, qui n’est pas sans
lien avec l’antique et mythique fatalité du péché originel. En
s’immisçant dans sa rêverie hallucinatoire, les prières de la rue
du Parloir prennent à cet égard un relief saisissant : « Miserere
nobis / Vois, dans le mal je suis né / Pécheur ma mère m’a
conçu » (K 238). Contrainte finalement d’avouer sa nature
ontologiquement coupable, Élisabeth se retrouve telle qu’en
127
Le mal d’origine

elle-même, responsable du drame de George Nelson : « C’est


moi qui vous ai poussé de l’autre côté du monde » (K 248).
Il reste toutefois que cette sempiternelle mise à mort du sujet
ne prend tout son relief que si l’on tient compte des données de
la géométrie temporelle hébertienne, qui veut que ce hors-temps
soit aussi un hors-lieu, en vertu du principe selon lequel la tem-
poralisation et la spatialisation ne sont pas des données brutes
du monde environnant, mais bien des constructions définissant
une manière d’être du sujet. « Avide et folle [Élisabeth] écume
les routes gelées et le temps à jamais écoulé » (K 224), et fait du
Kamouraska généré par son délire rétrospectif un lieu paradoxal.
Sans jamais y être allée en cet hiver funeste, elle doit sans cesse
y revenir, et sa présence fantasmée dans ce « désert du monde »
(K 160) s’y actualise en absence à soi-même dans la consistance
figée d’une « pure durée d’espace » (Landowski, 1997 : 99) par-
faitement rendue par l’écriture richement synesthésique d’Anne
Hébert : « Le temps ! Le temps ! S’accumule sur moi. Me fait
une armure de glace. Le silence s’étend en plaques neigeuses »
(K 197). Tant et si bien que dans ce nouvel espace-temps de
l’éternel face-à-face avec un drame toujours déjà consommé et
sans cesse imminent sonne le glas de l’être. « [F]orcée de suivre
le déroulement des scènes à mesure qu’elles sont décrites »
(K 213), Élisabeth est condamnée à subir une authentique
Passion du temps : « enferm[ée] dans un sablier où tourbillonne
la neige douce » (K 225), elle vit un chemin de croix spatio-
temporel dont les différentes stations sont constituées par les
étapes du voyage de George Nelson, « d’auberge en auberge.
De relais en relais. De village en village » (K 203). Scandée
par l’évocation récurrente d’un « essaim d’abeilles sauvages »
(idem), cette descente dans les enfers d’une spatialité intériorisée
se condense dans la vision métaphorique d’une crucifixion
grimaçante et parodique :
128
La mémoire et le temps circulaire

En songe je redeviens blanche et bête comme une jeune fille


à marier. Quelqu’un, que je ne vois pas, ajuste mon voile de
tulle qui pend jusqu’à terre. Me cloue à même le front une
couronne de fleurs d’oranger, à l’odeur musquée. Je dois
passer sous un arceau de pierre, le diable à mon bras. Un
bouquet d’abeilles endormies entre mes doigts (K 243).
Au terme du voyage, anéantie dans « [u]n désert de neige,
chaste, asexué comme l’enfer », Élisabeth « habite le vide
absolu » (K 197) et « devien[t] translucide. Dénuée de toute
réalité apparente. Dépossédée de toute forme, de toute épaisseur
et profondeur » (K 213). Réduite à « une fleur de givre parmi
les arabesques du froid dessinées sur la vitre » (K 195).
Ainsi, « [t]outes les ramifications, les astuces, les tours
et les détours de la mémoire n’aboutissent qu’à l’absence »
(K 197), concrétisée rhétoriquement par l’ellipse qui occulte
le meurtre, « vers neuf heures du soir, le 31 janvier 1839... »
(K 224.) Et si ce « trou dans l’emploi du temps » (idem) est
la figure par excellence de l’abolition, c’est que s’y anéantit
le principe même de toute présence ontologique. Car « [l]e
sacrifice célébré sur la neige » (K 11) n’est pas seulement celui
du mari, de l’homme, mais bien celui de la Chair, c’est-à-dire
du désir même d’Élisabeth, confrontée au hors-lieu achronique
de « [l]’exil parfait » (K 248), « comme si la source même de
[s]on énergie (étant faussée) se mettait soudain à produire du
silence et de l’immobilité » (K 218). « Et pourtant quelque
chose d’irréductible en moi s’élance, hors de moi, lors même
que je n’existe plus » (K 215), constate Élisabeth. C’est là sans
doute l’ultime ambiguïté de ce récit, mais aussi d’une certaine
manière de l’ensemble de l’œuvre, qui postule en même temps
qu’elle la nie cette part « irréductible » de soi, ce désir, cet ins-
tinct vital, désormais sans but ni visée autres que le maintien de
129
Le mal d’origine

soi, et que suggèrent la jalousie persistante de madame Rolland


à l’endroit de George Nelson et plus encore les références
explicites à l’odorat dans les mécanismes de la remémoration :
« L’odorat part en flèche, trouve sa proie. [...] Ton odeur, mon
amour, ce relent fauve. Une chienne en moi se couche » (idem).
Reste que cette force obscure ne se manifeste plus guère dans
le présent d’Élisabeth que sous des formes dévoyées voire
carnavalesques qui renforcent le caractère tragique de son
anéantissement. « [S]on obscure, profonde, inexplicable, frater-
nelle complicité » avec « [l]’appareil des vieilles familles »
(K 237) pousse Élisabeth à « [f]ixer le masque de l’innocence sur
les os de [s]a face. Accepter l’innocence en guise de revanche
ou de punition. Jouer le jeu cruel, la comédie épuisante, jour
après jour » (K 249). Par un « [m]imétisme profond » (K 34),
entourée de ses « [h]uit petits dragons, mâles et femelles, prêts
à témoigner pour elle » (K 19-20), Élisabeth se « calque sur la
reine d’Angleterre », dans la « fausse représentation15 » (K 34),
« la comédie épuisante » (K 249) de la maternité innocente,
sans reculer devant l’autodérision provocante en se comparant
à « une dinde qui marche, fascinée par l’idée qu’elle se fait de
son honneur » (K 9). Ces simulacres qui visent à maintenir les
apparences contre les assauts de l’absence révèlent en creux la
désintégration identitaire, l’anéantissement du désir neutralisé.
Et madame Rolland n’a « plus qu’à mourir de faim et de soli-
tude », comme la « femme noire » aux prises avec « le désert
de terre battue dont sont faites les rues » (K 250).

Olivia de la Haute Mer : de l’histoire confisquée à la


dissolution dans les forces cosmiques
Par son très fort investissement mythique et surtout par la
singulière énonciation posthume d’Olivia de la Haute Mer, Les
130
La mémoire et le temps circulaire

Fous de Bassan élève d’un degré la méditation hébertienne


sur le temps sempiternel et donne à l’exil chrono-spatial sur
lequel débouchent les réduplications anamnésiques une forme
paroxystique.
Si l’on aborde le roman du point de vue de son organisation
temporelle, un premier constat s’impose : bien que non contigus
dans la linéarité narrative du texte, « Le livre de Nora Atkins »
et le récit d’« Olivia de la Haute Mer » s’enchaînent sans
rupture véritable dans leur chronologie. Le premier se clôt
sur ces mots : « Demain 1er septembre. Ouverture des classes
[…] Fin de l’été » (FB 135) ; le second commence par : « Il y
a certainement quelqu’un qui m’a tuée » (FB 199). Seule une
ellipse qui, à la manière de celle observée dans Kamouraska,
occulte un événement essentiel, sépare les deux discours sans
pour autant altérer leur continuité factuelle. Et c’est ce silence
qui soude plus sûrement les deux paroles pour en faire une
même voix, celle de la Femme condamnée à l’absence du hors-
temps sempiternel.
La structuration chronologique du « Livre de Nora Atkins »
offre un certain équilibre entre des segments narratifs relevant
de temporalités différentes, soit contemporains du présent de la
narration, soit analeptiques ou proleptiques. Cette cohabitation
définit une manière d’être dans la durée : à la fois mémoire
et projet, la femme apparaît ici comme un être proprement
historique, qui revendique même de façon militante son
historicité, dont le régime est cependant singulier. En s’affirmant
« Ève nouvelle » , Nora célèbre sa « nouvelle naissance »
(FB 118) : « J’ai eu quinze ans hier, le 14 juillet » (FB 111). La
répétition de l’adjectif « nouvelle » donne au projet historique de
Nora son juste éclairage en l’inscrivant dans une durée circulaire
euphorique : le passé est paré de vertus agissantes pour l’avenir
et donne à l’héroïne son épaisseur ontologique. Nora se place
131
Le mal d’origine

dans une lignée palimpseste qui reproduit, répète et fait revivre


l’aventure inaugurale et fondatrice de la Femme-Mère, dont le
principal mérite est d’avoir instauré la réalisation libératrice du
désir comme modèle de vie. Mais si la circularité temporelle
fait ici l’objet d’une revendication confiante et optimiste, c’est
qu’elle relève d’une perspective mythique selon laquelle le
monde est un « ensemble clos où correspondances et répétitions
tissent un réseau d’échos et de résonances » (Vareille, 1989 :
94). En obéissant ainsi à
cette grande intuition mythique dans laquelle la conservation
de l’énergie vitale […] compense la dégradation passagère
que figurent les latences saisonnières, la lune noire et la mort
(Durand, 1969 : 343),
l’attitude de Nora apparaît comme une tentative d’euphémiser
le temps circulaire, de substituer à sa dérive apocalyptique une
bienfaisante fertilité. Complice de ce soleil masculin qu’elle
« habite [...] comme une seconde peau » (FB 111), la jeune
fille affirme une puissance démiurgique originaire que « [s]on
corps, plein de mémoire », a gardé en héritage, à l’instar de sa
« divine aisance sous l’eau » (FB 116) :
J’attrape une pomme sur la table de la cuisine, je la croque en
plein vent et je crache les pépins dans toutes les directions.
Des vergers naîtront un peu partout sur mon passage, dans
la campagne (FB 112).
Dans cette posture finalement très romantique, l’histoire de la
Femme est en quelque sorte naturalisée et ne saurait échapper à
ce profond mouvement cosmique de la circularité positive. Mais
c’est précisément cette illusion que conteste le roman d’Anne
Hébert : en articulant le discours de Nora et celui d’Olivia, Les
Fous de Bassan montre comment, sous les coups de boutoir
132
La mémoire et le temps circulaire

d’une culture pétrifiée et pétrifiante, cette illusoire circularité


naturelle euphorique se pervertit en crise sempiternelle.
Et, pour tout dire, le ver est dans le fruit, ainsi qu’en
témoigne la profonde ambiguïté des segments analeptiques
présents dans « Le livre de Nora Atkins ». Une lecture attentive
révèle en effet une contradiction axiologique essentielle entre le
savoir de Nora et la vérité du texte installée précédemment par
« Le livre du révérend Nicolas Jones ». Le lecteur connaît déjà
le destin de Nora et d’Olivia, et sait que le pouvoir de l’homme
est destructeur pour la femme. Or c’est justement à la lumière
de ce savoir que le récit de Nora paraît saturé de signes de la
violence masculine qu’elle ignore encore. Ainsi l’ordre naturel
auquel la jeune fille adhère est, dès son énonciation, profondé-
ment sapé et altéré. L’épisode de l’oncle John est le premier de
ces signes, encore largement occulté par la naïveté de l’enfance :
« Il ne semble craindre ni marée ni diable, à moins qu’il n’ait
décidé de nous noyer tous avec le cheval et la charrette ? »
(FB 114.) Puis ce sera Perceval, dont Nora ne sait « comment
faire pour le consoler, sans [s]e laisser manger par lui, à pleine
langue, à belles dents, pareille à un petit agneau, entre ses pattes »
(FB 117). Et enfin le pasteur lui-même se révélera « sous des
dehors exquis, […] une brute épaisse » (FB 119). Cette menace
que représente l’ordre masculin contamine même l’évocation de
la grand-mère qui, à la manière des femmes patriarcales16 que
déclinent à l’envi les œuvres littéraires québécoises, incarne « la
puissance même de ce monde, dressée au-dessus de nous, qui
commande et ordonne, tonne et foudroie » (FB 117). Tout cela
revient à dire qu’un hiatus de plus en plus profond s’installe
entre la conscience organisatrice du « Livre de Nora Atkins » et
ce que dit la trame diégétique d’ensemble : si le savoir de Nora
et son histoire rêvée véhiculent des valeurs d’épanouissement
physique, d’égalité du couple, de désir fasciné devant l’autre
133
Le mal d’origine

et d’affirmation de l’individualité féminine, la vérité du texte


réside dans la menace masculine, la sensualité conflictuelle et
la temporalité destructrice. Cette contradiction constitue la pre-
mière strate de la désintégration identitaire d’un sujet dépossédé
de son histoire, à l’orée même de son devenir, par la conscience
erronée qu’il en a.
Le grand bouleversement vient, par le biais de la remémo-
ration, avec l’inversion des valeurs attachées à cet avatar de
la circularité temporelle qu’est l’éternité : « Je suis faite pour
vivre. Je crois bien que je ne mourrai jamais » (FB 131), s’ex-
clame Nora. Mais l’épreuve de l’histoire, opposée au mythe,
se montre impitoyable à l’égard de cette volonté d’échapper
au temps chronique. À l’atemporalité fantasmée par Nora se
substitue inéluctablement l’« éternité d’anémone de mer »
(FB 218) à laquelle est livrée Olivia, « désormais hors du
temps » (FB 223). Depuis que « [l]e temps s’est définitivement
arrêté le soir du 31 août 1936 » (FB 200), les retours répétés
d’Olivia sur « cette grève grise » (FB 217) instaurent un espace-
temps immobile, figé par l’accomplissement de l’irréparable,
« [n]on pas dans le présent des maisons délabrées et désertes,
mais dans l’éternité sauvage de la terre » (FB 221). Curieuse-
ment toutefois, en opposant « le présent des maisons délabrées
et désertes » à « l’éternité sauvage de la terre », Olivia révèle un
repère temporo-énonciatif contemporain de ceux du pasteur et
de la dernière lettre de Stevens Brown. Ainsi, lorsqu’elle note
que « [l]a forêt se rapproche de plus en plus des maisons de
bois » (FB 199), Olivia ne fait que reprendre en écho les propos
de Nicolas Jones au début du roman. Autrement dit, le hors-
temps d’Olivia est bien conforme à la représentation hébertienne
du temps de l’absence qui, bien plus que le temps de la mort,
est celui du désir nié, même si, comme dans Kamouraska,
survit, mezza-voce, le chant secret d’un désir réduit toutefois à
134
La mémoire et le temps circulaire

l’intransitivité : « c’est le désir qui me tire et m’amène, chaque


jour, sur la grève » (FB 221). En croisant le présent des vivants,
son « éternité » et son énonciation post mortem installent Olivia
dans un cruel et paradoxal « présent d’un impossible rapport à la
présence » (Rabaté, 1999 : 75). « Transparente et sans épaisseur,
ayant franchi la passe de la mort, désormais dépendante des
vents et des marées » (FB 210), Olivia dit son retour au prin-
cipe féminin-maternel, indissociable de la répétition et de la
circularité propres à l’aliénation de la grande lignée réelle « des
femmes patientes, repasseuses, laveuses, cuisinières, épouses,
grossissantes, enfantantes, mères des vivants et des morts,
désirantes et désirées » (FB 215). Bien plus qu’un banal fait
divers, le meurtre des deux cousines est l’événement révélateur
d’un basculement collectif dans une temporalité an-historique
dont la diabolique et destructrice circularité est à l’image de ces
« cercles de plus en plus rapprochés » (FB 237) que dessinent les
oiseaux dans le ciel de Griffin Creek. Ainsi se trouvent détruits
le rêve généalogique d’Ève-Nora et ses implications en termes
de devenir, la communauté patriarcale se condamnant, avec
elle, à une chute sempiternelle, symbolisée par l’effondrement
de Nora qui accède à une ironique permanence rémanente dans
la mémoire de Stevens :
cette fille n’en finit pas de m’apparaître et tombe à genoux
devant moi, bascule sur le sable, avec son envie de femme,
son mépris de femme, matée et domptée. Ni tout à fait femme
ni tout à fait enfant d’ailleurs, te l’ai déjà dit, cet âge est
pervers entre tous. Son corps charmant, ses cheveux auburn,
son âme fraîche insultée. Son allégeance à mes pieds. Durant
l’éternité. Amen (FB 245).
Point nodal d’une puissante méditation sur le temps, le « meurtre
de la femme » (Smart, 1990 : 235-264) ouvre alors sur la
135
Le mal d’origine

troisième strate de la circularité temporelle. En retournant à


l’élément marin, Olivia et Nora font de cette « grande parade » le
modèle absolu d’une crise quasi cosmique marquée par la répé-
tition du Même. Par son crime, Stevens réactualise la première
atteinte contre le principe féminin, la première agression
des « fondateurs […] ouvrant la terre vierge sous le soc »
(FB 13). Cette « malfaisance secrète de Griffin Creek »
(FB 27), dont Stevens n’est que l’agent, est celle de l’humanité
qui, s’étant séparée et différenciée dans la violence, est inéluc-
tablement vouée à faire retour dans un seul et même espace
originaire asexué et destructeur, qu’il soit aquatique (Olivia,
Nora, mais aussi, d’une certaine manière Stevens) ou tellurique
et forestier (Nicolas Jones).

Le Premier Jardin et ses fables palimpsestes :


une poétique de l’Histoire
Dans Le Premier Jardin, le processus mnémonique et la
vision du temps qu’il induit reposent sur une véritable concep-
tion de l’Histoire susceptible d’éclairer l’ensemble de l’œuvre.
L’un des enjeux importants de ce roman se situe dans la lecture
qu’Anne Hébert propose des relations que les destins individuels
nouent avec l’« histoire monumentale » (Ricœur, 1991b : 200).
En effet, sans doute plus que les autres récits, Le Premier Jardin
appelle une lecture communautaire17, dans la mesure même où
il est sous-tendu par cette problématique spécifique de l’homo
quebecensis en situation d’aliénation, tant linguistique que
culturelle.
Inactive à la suite des reports de ses répétitions théâtrales,
Flora Fontanges se trouve livrée à sa ville natale, dans laquelle
« elle s’était juré de ne plus jamais remettre les pieds »
(PJ 10). Raphaël, l’ami de sa fille Maud, naguère « étudiant en
136
La mémoire et le temps circulaire

histoire à l’université » (PJ 18), la prend en charge. En « bon


guide attitré », il « insiste pour lui faire visiter la ville » (PJ 37)
et lui propose, comme à « une touriste modèle », « [l]e circuit
habituel » (PJ 29), dont découle un ensemble de micro-récits
évoquant l’Histoire du Québec. Si les allusions à la Conquête
anglaise de 1759 et à la bataille des Plaines d’Abraham
apparaissent de façon récurrente (PJ 30, 55 et 93), le roman
s’intéresse davantage aux premiers temps de la colonie, à l’ins-
tallation et au peuplement de la Nouvelle-France, après 1608,
reliant ainsi la thématique de l’Histoire à l’obsédante question
des Origines. Flora et Raphaël s’attachent particulièrement à
tout ce qui est chargé de traces, au sens historiographique du
mot, les noms d’église (PJ 41) et de rues (PJ 50), les musées
(PJ 51), la citadelle (PJ 55), l’Hôpital général (PJ 85) et enfin
le port (PJ 89), et font surgir « des personnages encore vivants,
enfouis sous les décombres » (PJ 75). Fortement tributaires
d’une instance narrative actorielle intradiégétique et du déve-
loppement des deux parcours thématiques complémentaires
de l’historien et de la comédienne-voyante, ces séquences
narratives s’affranchissent des contraintes d’une rigoureuse
chronologie au profit d’une transfiguration du temps aboli en
temps retrouvé et revécu. Sont alors convoqués les « détails
les plus précis – air, heure, lumière, température, couleurs,
textures, odeurs, objets, meubles » (PJ 104), afin que puissent
apparaître les figures féminines, individuelles et collectives
(Barbe Abbadie, Marie Rollet et son premier jardin, la fille
du Gouverneur, Guillemette Thibault, les « filles du Roi »
(PJ 99), Renée Chauvreux, Aurore Michaud), dont les destins
ainsi évoqués, à la fois moyen d’accès et prisme déformant,
laissent transparaître l’histoire de la Nouvelle-France.
Mais c’est à tort que Flora Fontanges se persuade que
« [t]ant qu’elle jouera un rôle, sa mémoire se tiendra tranquille »

137
Le mal d’origine

(PJ 106). En se comportant en touriste étrangère dans sa ville


natale et en préférant ainsi « refouler son enfance et sa jeunesse
dans la ville comme des mauvaises pensées » (idem), elle
s’inscrit encore plus fortement dans le temps de la crise sempi-
ternelle. De fait, lorsqu’il échappe aux bouffées anamnésiques
et accède à une mise en scène cohérente, le récit de l’incendie
de l’hospice Saint-Louis occupe dans l’architecture d’ensemble
du roman une place lourde de signification. Il vient en effet
se glisser entre la longue suite des évocations des destins des
femmes du pays et la très fugitive réapparition de Maud, juste
après l’histoire de la jeune bonne Aurore. Or, au-delà des va-
et-vient dans la chronologie, l’histoire d’Aurore Michaud clôt
un mouvement d’ensemble, clairement apparent, qui court de la
création de la colonie au début du 20e siècle. C’est dire que le
drame d’Aurore est presque contemporain (1915) de l’enfance
de Flora Fontanges : chronologiquement, il jette un pont entre
l’histoire communautaire et l’histoire individuelle de l’héroïne.
La continuité entre les deux histoires trouve d’ailleurs une très
probable confirmation dans le fait que
la fin tragique de la petite Aurore semble évoquée par une
voix étrangère […], comme si elle [Flora] écoutait à mesure
chaque mot qu’on lui dicterait, dans les ténèbres de sa
mémoire (PJ 120).
Autrement dit, cette dernière histoire est très certainement un
souvenir des histoires que racontait la grand-mère Éventurel.
Si bien que, dans le déroulement syntagmatique de la narration,
l’histoire remémorée de Pierrette Paul/Marie Éventurel prend
le relais du destin d’Aurore Michaud, dernier avatar historique
de la représentation hébertienne de la femme québécoise. Elle
est un maillon dans cette généalogie de femmes qui déclinent
la sempiternelle dépossession de soi que Maud, dont le « désir
138
La mémoire et le temps circulaire

semble inaccessible à elle-même » (PJ 19), vivra à son tour :


Barbe Abbadie meurt en couches (PJ 52) ; Marie Rollet connaît
un exil définitif aux dimensions proprement cosmiques (PJ
77) ; la fille du Gouverneur est hantée par la peur d’une forêt
au symbolisme si transparent (PJ 83) ; Guillemette Thibault,
privée de mère, se voit refuser le statut social qu’elle revendique
avant d’être privée de nom au couvent (PJ 87) ; les filles du
Roi, issues « des faubourgs de l’enfer » (PJ 96), ont des origines
placées sous le signe du péché, et sont chassées de leur pays
avant d’être livrées aux hommes ; et enfin Aurore Michaud,
comme toutes les bonnes, est privée de son nom avant d’être
assassinée par un homme au désir meurtrier.
La mémoire individuelle rejoint ainsi la mémoire collec-
tive pour dire, au-delà du simulacre qui lui est propre, cette
part d’ombre partagée, dans une même onde de choc amorcée
aux temps des origines et répercutée siècle après siècle. Car
cette réduplication ne prend son véritable sens que si l’on
met ces résurrections historiques en relation avec le « premier
jardin » que Flora Fontanges et Raphaël font surgir de la Terre
matricielle, « molle et sableuse, pleine de mousse et de feuilles
mortes » (PJ 76). En évoquant une sorte d’Éden canadien,
avec ces nouveaux Adam et Ève que sont Louis Hébert et
Marie Rollet, les deux protagonistes posent, aux tout premiers
commencements, aux confins de l’Histoire et du mythe18,
une Tellus Mater dont l’énergie vitale se cristallise dans la
« forêt, profonde comme la mer » (idem). Énergie ambiguë
que cette énergie matricielle originaire, aussi bien susceptible
de créer que de dévorer, et qui transforme les habitants du
« premier jardin » (idem) en « petits poissons » plongés dans
l’« eau noire » de la nuit (PJ 77). Et c’est cette brisure radicale
originelle que ressassent à satiété les temps historiques. Ainsi,
dans le roman familial québécois, les origines mêmes du pays
139
Le mal d’origine

sont-elles sapées par le « malentendu » (PJ 55), que ce soit celui


de l’imposture de l’autochtonie, dénoncée par la jeune ethnologue
Céleste, ou celui de l’abandon de la France : « La France nous
avait cédés à l’Angleterre comme un colis encombrant. Ce
qui est venu alors sur nous, d’un seul coup, comme un vent
mauvais, ressemblait à s’y méprendre au pur désespoir »
(PJ 93). L’actualisation en discours des évocations du passé
communautaire, avec notamment l’emploi du pronom personnel
« nous » et du passé composé doté ici de sa valeur cursive, ne
fait que renforcer cette continuité entre le passé et le présent. Par
sa mère absente, son abandon, l’échec de son histoire avec les
Éventurel, sa déstructuration socioculturelle et sa diglossie, Marie
Éventurel/Flora Fontanges vit un destin emblématique de celui
de la Nouvelle-France, dans une superposition palimpseste des
histoires individuelle et collective. C’est cette expérience tempo-
relle si singulière que vient rappeler à sa façon le rapprochement
intertextuel entre la grand-mère Éventurel et la Reine de Cœur
d’Alice au pays des merveilles (PJ 139) : la femme hébertienne
n’est pas « restée en bons termes avec [le Temps] », qui « fait
tout ce qu’il peut pour [...] contrarier » (Carroll, 1979 : 152).
Ainsi la déambulation urbaine de Flora Fontanges est-elle une
déambulation symbolique et herméneutique dans les sombres
territoires d’une Histoire collective diffractée par les destins
individuels féminins, condamnés de toute éternité à l’aliénation
et à la dépossession.

La mémoire et la « loi profonde19 » de la fuite


L’absence ontologique et la réduplication analogique
auxquelles conduit la médiation de la mémoire prennent, dans
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais et Est-ce
140
La mémoire et le temps circulaire

que je te dérange ?, les visages d’une tentation plus masculine :


celle de la fuite, fuite spatiale mais aussi fuite hors de soi.
Deux scènes viennent hanter la mémoire de John-
Christopher Simmons, dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et
le Lieutenant anglais : le blitz sur Londres et le jugement que
le monde adulte a porté sur sa lâcheté. Or ces évocations sont
parcourues par des réseaux discursifs et métaphoriques identi-
ques qui en font, à parts égales, des moments de la déchirure,
de la coupure. Ainsi,
[n]urses et gouvernantes, précepteurs et femmes de chambre,
cuisiniers, maître d’hôtel et chauffeurs n’en finissent pas
de faire la haie, dans la mémoire du Lieutenant, en vue
d’accueillir solennellement les parents du petit garçon
qui s’avancent, débordants d’énergie féroce et d’odeurs
chevalines (AC 55).
À cette « haie » rémanente s’ajoutent « les détonations déchirant
l’air » (AC 58) canadien, qui font revivre les bombardements
tout près encore d’« éclat[er] et [de] se bris[er] dans le ciel
trop calme » (AC 47) : « Il suffirait d’un trou dans le rideau,
d’une infime déchirure pour que soit à nouveau visible le blitz
lâché dans les ténèbres » (AC 57). Placés sous le signe de la
permanence menaçante, les souvenirs du Lieutenant rappellent
ainsi, au cœur du présent et bien au-delà des événements eux-
mêmes, une scission ontologique de l’être, définitivement
séparé de « la bonté du monde » (AC 57) et condamné, dans
ses comportements, à répéter ce drame initial. Habité par le
désir régressif de reconquérir la « douceur du monde » (AC 59),
autrement dit l’innocence fusionnelle de l’enfance, il tente de se
mettre à l’abri dans la forêt, avec « [t]out juste de quoi vivre et
respirer » (AC 53), ou encore dans une nuit « sans défaut, bien
noire, calme, chaude et douce » (AC 57), tout aussi matricielle,
141
Le mal d’origine

dont « [l]a chaleur persiste [...], lente et visqueuse » (AC 60).


Mais dans la mesure où « [s]eules les petites filles au ventre
lisse, endormies dans leurs ailes froissées, peuvent prétendre
à la douceur du monde » (AC 59), la pédophilie de Simmons
n’est qu’une manière d’habiter définitivement la déchirure, de
s’enfermer dans le cercle de la solitude coupable et malfaisante
de « l’enfance nue20 » (AC 79). En condensant par la polysémie
de l’adjectif la détresse dépouillée d’un passé tourmenté et la
perversion pédophile, cette dernière expression, très ambiguë,
résume le caractère insoluble du drame du Lieutenant, dont
la fuite n’est qu’une manière de décliner l’absence à soi sans
cesse rééditée :
Il lui faut suivre sa loi profonde et fuir avant qu’il ne soit
trop tard. Tant de départs précipités déjà dans sa vie. Tant
de petites filles adorées, aussitôt quittées, dans le sang de
la première étreinte, alors que croît la crainte de passer en
jugement pour cela, devant des juges à perruques de ficelle
blanche (AC 87-88).
Dans Est-ce que je te dérange ?, le hors-temps dans lequel
« le scandale de la mort de Delphine » (ED 18) entraîne Édouard
Morel est celui d’une « mémoire figée comme s’il n’y avait plus
ni passé ni présent, ni même d’avenir possible » (ED 136). La
spécificité de son cheminement intérieur tient à ce qu’il est, tel
une poupée-gigogne, habité par la mémoire puissamment alté-
rante de l’Autre, ce dont témoigne d’une certaine manière son
nom, sorte de mot-valise dans lequel se condensent les termes
« mort » et « elle ». Avec « son histoire, sans commencement
ni fin » (ED 122), confortée par les très nombreuses répétitions
lexicales, discursives et diégétiques, Delphine sert de catalyseur
au parcours anamnésique d’Édouard Morel qui cherche en vain
à maintenir les distances temporo-identitaires : « Que s’étende
142
La mémoire et le temps circulaire

entre nous la mer gelée à perte de vue. Le pôle et ses glaces.


Ne jamais traverser l’espace vide. Entre elle et moi. Entre moi
et moi, devrais-je dire » (ED 131).
Et la confidence d’Édouard affirmant que
[l]e plus grand dérangement du monde, lorsque la terre et
l’eau se sont séparées, dans un fracas d’écume et de lave
en fusion, n’aurait sans doute pas eu plus d’effet sur [lui]
que Delphine, sa mort sur le dos, qui entre dans [s]on lit
(ED 133)
doit être prise au pied de la lettre. Tout dans le récit contribue
en effet à faire de Delphine, « [p]erdue dès l’origine, […]
égarée dès l’aube de ce monde » (ED 81), une métaphore
de la dramatique scission originelle. « [A]ccrochée [...] pour
l’éternité » (ED 48) à Édouard, elle porte en elle le fondement
même de l’absence hébertienne : la Passion de la séparation.
Elle est en effet contrainte, à partir de la mort de sa grand-mère
que le texte assimile à un authentique espace-temps originel,
à une fuite sans cesse recommencée : « Là d’où je viens,
c’était ma grand-mère, rien que ma grand-mère qui est morte »
(ED 102). Être de nulle part et du froid, elle est condamnée
à une impossible quête de chaleur, auprès d’abord de Patrick
Chemin, qui « l’a prise dans sa chaleur à lui qui était la chaleur
du monde rayonnante et pénétrante » (ED 71), puis dans le lit
d’Édouard, où elle « soupire d’aise et dit qu’il fait chaud là-
dedans comme sous le ventre d’une bête chaude » (ED 12). Son
osmose identificatoire avec le froid de l’absence ontologique se
trouve renforcée par sa grossesse et son pseudo-accouchement
qui prolongent et rééditent la séparation initiale, ouvrant ainsi
la circularité du sempiternel. « [S]éparée de son fardeau par une
enfance inaltérable » (ED 43), Delphine est ainsi condamnée à
143
Le mal d’origine

un dépouillement de soi, à une vacuité qui n’a d’autre équivalent


que la mort réelle à venir :
Elle se tait sur son lit d’hôpital. Elle est complètement muette.
Immobile comme une pierre. Plate comme une limande. Un
poisson mort. [...] Elle est crevée. On l’a dépouillée de sa
grosseur. La voici réduite à sa forme vide. Mince et étroite.
Le fruit imaginaire a été jeté dans l’air nu, mélangé à la nudité
de l’air, aspiré par l’air nu, réduit en poussière et poudre
d’eau, répandu impalpable dans le grand vide au-dessus des
toits, disparaissant à l’horizon, pareil à la cendre des morts,
volatilisée sur la mer (ED 91).
Totalement pris en charge par le discours intérieur
anamnésique d’Édouard et placés sous le signe de la répétition
obsessionnelle, « les minables épisodes de la vie et la mort de
Delphine qui filent en désordre vers la sortie » (ED 134) ne
sont que la reconstitution objectivée d’une crise des origines, la
mise en récit d’un traumatisme initial rejeté dans l’inconscient,
enfermé sous « la surface gelée » (ED 135) de la mémoire,
scrupuleusement occulté par une activité quotidienne étouffante
et sans intérêt. Si bien que cet « enfant imaginaire » qu’Édouard
« fai[t] vivre ou mourir à volonté » « avant qu’il ne retourne
dans les limbes d’où il n’aurait jamais dû sortir » (ED 133-134),
est à la fois cette « chimère » (ED 92) dont Delphine accouche
et cet autre lui-même que la remémoration finira par dévoiler,
ce « second fils sorti d’eux [de ses parents] trop tard comme
une racine amère vouée au gel » (ED 132). Car les douceurs
de l’oubli sont interdites au personnage hébertien, confronté
encore et toujours à sa mémoire malheureuse, et Édouard Morel,
« homme oublieux s’il en fût », sera « mis de force dans l’inti-
mité d’un enfant qui pleurniche » (ED 135). À l’image de son
propre discours intérieur envahi par la présence proliférante de
144
La mémoire et le temps circulaire

Delphine, Édouard se laisse engloutir dans le hors-temps de la


séparation et du manque :
Entre les seins de ma mère le médaillon usé par le doux
frottement de la chair maternelle. L’Autre, le Premier, mort
depuis peu, repose là dans une innocence inaltérable, une
éternité d’adoration et de deuil (ED 137).
Et s’il a raison de « [c]raindre le mystère d’autrui à l’égal de
[sa] propre mémoire interdite » (ED 96), c’est précisément
parce que l’un et l’autre, la seconde se nourrissant du premier,
l’invitent sempiternellement à se « résigner à n’être pas »
(ED 137), à succomber à l’impuissance coupable21 d’une médio-
crité ontologique et essentielle :
Nul ne peut s’apercevoir de la mauvaise qualité de mon
sang. [...] irréprochable à première vue, quoique, en réalité,
il soit corrompu dans son essence même. La médiocrité de
moi file dans les éprouvettes comme un virus insaisissable
(ED 138).
Véritablement incorporée, la mémoire met le sujet aux
prises avec un espace-temps intérieur immobile qui est celui
de l’engloutissement dans la réduplication et l’analogique.
Car le temps est affecté d’un cruel syndrome de l’éternel
retour et, « aussi solitaire qu’au jour du Jugement »
(PJ 159), confronté à la « mémoire obscure » (ED 34) et aux
« flèches précises, tirées des ténèbres » (PJ 167), le person-
nage hébertien est condamné à parcourir sempiternellement
les « temps obscurs d’injustice extrême » (PJ 124) qui l’ont
empêché de s’inscrire positivement dans une histoire. Et si
la mémoire est bien un ressassement, c’est précisément parce
qu’elle n’informe pas le présent mais le pervertit en supprimant
la discontinuité différentielle indispensable à l’émergence d’un
145
Le mal d’origine

devenir identitaire. Finalement, chez Anne Hébert, le temps ne


semble pouvoir être pensé autrement que placé sous le signe
du Même, perverti qu’il est dans son déroulement chronique
naturel et positif par un drame initial, une frustration première
liés à une impossible individuation, à une différen-
ciation calamiteuse que l’ensemble de l’œuvre s’emploie à
explorer.

Notes
1. Cette obsession du ressassement peut être interprétée comme un écho de
la vie au Québec pendant la période qui précède la Révolution tranquille
et qu’Anne Hébert évoque en ces termes : « Pendant des générations nous
nous sommes plus ou moins tus comme des trappistes contrariés. Qu’y
avait-il d’autre à faire durant les longues soirées dans la solitude de l’hiver,
le front contre la vitre givrée, essayant de percer la nuit et la neige, pour
ensuite retourner à la patiente contemplation du feu dans le poêle ? La
rêverie tandis que nous ressassions tous nos malheurs. De même l’éternelle
psalmodie du chapelet n’a-t-elle pas très souvent fait fonction de prière et
de vie spirituelle tout court ? » (1960c : 9.)
2. Voir Proust, 1969 : 1046-1048.
3. Cette expression métaphorique est récurrente dans l’œuvre d’Anne Hébert :
voir par exemple K 115 ou encore PJ 78.
4. Nombreux sont les exemples qui confirmeraient cette approche. Dans « Le
Torrent », la grande Claudine est habitée par l’obsession qu’« [i]l faut se
dompter jusqu’aux os » pour chasser « la force mauvaise qui est en nous »
(LT 9) ; Nora, célébrant sa naissance au monde le lendemain de ses quinze
ans, parle du « cœur de [s]es os » (FB 111) ; Perceval Brown est déchiré
par « [u]n son qui file jusqu’au ciel après avoir creusé son trou noir dans
[s]es os » (FB 141) ; le pasteur Nicolas Jones situe dans ses os le secret de
sa vocation religieuse : « Appelé par Dieu, tiré du limon de Griffin Creek,
par Dieu, pour accomplir l’image parfaite de l’agneau à l’intérieur de mon
âme, au creux le plus secret de mes os » (FB 40). Et enfin Aurélien Laroche
survit avec « [l]’image de sa femme enfouie au plus creux de ses os »
(AC 12).

146
La mémoire et le temps circulaire

5. La surimpression temporo-corporelle peut être aussi exprimée par le motif


métaphorique du vêtement. Ainsi, dans Les Fous de Bassan, le pasteur
Nicolas Jones revit-il « [s]a jeunesse à nouveau comme un vêtement qu’on
prend sur une chaise » (FB 41).
6. Ce motif se retrouve encore par exemple dans Les Fous de Bassan (voir
FB 212).
7. K 196.
8. Sur ce point, voir Le Grand, 1971 : 119-143.
9. Même sans remémoration, Bernard, le héros d’Héloïse, fasciné par le passé,
« sait que d’un instant à l’autre tout sera accompli. Le sens de sa vie va lui
être révélé » (H 87).
10. Voir à ce propos les analyses d’André Brochu, 2000 : 61-76.
11. Bien qu’il s’y inscrive dans des configurations narratives moins riches, ce
hors-temps lié au travail de mémoire est présent dans d’autres œuvres. Ainsi,
dans Les Chambres de bois, tout habités par les souvenirs de la « maison
d’enfance », « Michel et Lia semblaient vouloir instituer contre les saisons
une espèce de temps à eux, […] antérieur » (CB 102). De son côté, Catherine
est réduite à des travaux de tapisserie tout aussi révélateurs : « D’autres fois,
l’aiguille n’en finissait pas de tirer les fils de l’enfance retrouvée qu’elle
repiquait aussitôt en petits points vifs et réguliers, de quoi parer l’immo-
bilité du jour » (CB 84). Ce hors-temps peut paraître dissocié de l’activité
anamnésique proprement dite. Mais même dans ce cas, il demeure plus ou
moins corrélé à la présence envahissante d’un passé marqué du sceau de
la mort. Ainsi, après la mort de sa mère, Julien se retrouve seul dans son
appartement : « Au réveil il ne sait plus très bien si c’est la fin d’un jour
ou son commencement. À travers la vitre un pâle soleil filtre. Le temps
n’est plus mesurable. Il ne lui reste plus qu’à traîner à sa guise, comme un
somnambule, marcher sans fin dans le long corridor, heurter au passage la
porte fermée de la chambre de Pauline et celle d’Hélène » (ECS 124).
12. Voir Ouellette, 1975 : 241-264.
13. Voir aussi Harvey, 1982.
14. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.
15. Pour une étude de cette scène, voir Maccabée-Iqbal, 1979 : 460-478.
16. Voir à ce propos Smart, 1990 : 240.
17. Voir à ce propos Lintvelt, 2000 : 187-201.
18. Nous sommes bien aux confins de l’histoire et du mythe puisque Marie Rollet
et Louis Hébert sont en outre d’authentiques ancêtres d’Anne Hébert.
19. AC 87.

147
Le mal d’origine

20. Les valeurs de la nudité du corps chez Anne Hébert (voir infra, ch. 8)
tendent à montrer que la pédophilie est bien avant tout une manière pervertie
de montrer l’expérience traumatique d’une enfance confisquée par les
adultes.
21. Cette culpabilité, inhérente à la défaillance des Origines, apparaît dès
l’incipit du récit qui voit arriver un médecin pour constater le décès de
Delphine. « Ne s’agit-il pas de prendre quelqu’un en faute, mort ou vif, au
sujet de ce décès incongru ? » (ED 17), note Édouard. Mais on ne peut s’y
tromper, cette culpabilité d’Édouard est due à cet autre décès, beaucoup
plus déraisonnable, qui clôt le texte, celui du frère aîné, que la mort de
Delphine ramène à la conscience du héros.

148
DEUXIÈME PARTIE

CRISE DES ORIGINES


ET DISPERSION IDENTITAIRE
CHAPITRE QUATRIÈME

L’ENFANCE AUX PRISES AVEC


LE MONDE SENSIBLE ET LE TEMPS :
LES PÉRILS DE LA DIFFÉRENCIATION

« De quelle blessure initiale s’agit-il pour tous, et non


seulement pour Flora Fontanges qui est sans père ni mère ? »
(PJ 101), s’interroge la voix narrative du Premier Jardin.
Troublante par son évidente volonté de dépasser le cadre étroit
du destin d’un seul personnage, cette question voit converger
en elle les expériences temporelle et identitaire, en affirmant
implicitement la difficulté qu’il y a « à se démarquer de
l’entité maternelle », « à quitter l’auberge naturelle » (Kristeva,
1983 : 20), à « tenter [...] l’intermède d’individuation à quoi l’on
se découvre mêlé » (Bergounioux, 1992 : 9). Tout se passe en
effet comme si les romans d’Anne Hébert retraçaient, chacun
à sa manière, l’histoire ancienne et toujours renouvelée de
l’entrée dans le temps de la différenciation, vécue sur le mode
d’une violente transgression originaire. C’est cette crise des
Origines que révèle notamment l’obsédante figure de la mère
absente.
151
Le mal d’origine

LES REPRÉSENTATIONS HÉBERTIENNES DE LA MÈRE


L’absence maternelle1 prend chez Anne Hébert des formes
narratives diverses. Parfois seulement suggérée, elle se dessine
en creux dans le discours narratif. Mais, dans la plupart des
textes, elle fait l’objet d’une mise en scène anamnésique
narrativisée, comme si cette première et fatale dérobade
destructurante avait laissé une trace indélébile dans la mémoire
des personnages, hantés par cette disparition.

Les formes de l’absence maternelle


Aucun des personnages imaginés par l’auteure ne semble
pouvoir échapper à la fatalité traumatisante de la perte de la
mère. Cinq d’entre eux sont abandonnés dès leur naissance :
Émilie, dans « La Robe corail », dont « [o]n ne savait pas d’où
elle venait » (RC 67), Catherine, l’héroïne de la nouvelle « Le
Printemps de Catherine », Stella, dans « La Mort de Stella »,
Flora Fontanges, dans Le Premier Jardin, et enfin Jean-Éphrem
de la Tour, dont l’histoire personnelle est si chaotique que
« [b]ien mal venu celui qui tenterait de remonter la filière des
noms et prénoms, perdus en cours de route, jusqu’à la DDASS2
originelle » (HL 83).
Quelques autres sont abandonnés provisoirement : c’est
notamment le cas de Lydie Bruneau, dans L’Enfant chargé de
songes, et de Maud dans Le Premier Jardin. Delphine, dans
Est-ce que je te dérange ?, fait l’objet d’une forme plus brutale
d’abandon. Fille aînée d’une famille qui rappelle l’époque de « la
revanche des berceaux », elle « n’[a] pas eu d’enfance » (ED 121),
condamnée qu’elle était à s’occuper des frères et sœurs qui
venaient au monde. Si bien que lorsque sa grand-mère « a décidé
de [l’]adopter », « [t]rès vite, on [l]’a remplacée à la maison.
152
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

Deux jours à peine après [son] départ naissait [s]a quatorzième


petite sœur, ronde et potelée » (idem).
Il arrive parfois que l’absence maternelle prenne les formes
plus subtiles d’une présence fallacieuse ou abusive. Après
le décès de son mari, madame d’Aulnières s’enferme dans
« son monologue intérieur d’un air ennuyé », et se contente de
« [j]e[ter] un œil éteint sur sa fille » (K 161). Pauline Vallières,
la mère de Julien et d’Hélène, constitue à cet égard l’exemple
le plus abouti : en effet, elle « bourre [ses enfants] d’affection »
(ECS 32), mais d’une affection par trop envahissante qui révèle
en fait et paradoxalement une impuissance à communiquer.
Cette difficulté chronique est suggérée métaphoriquement par
la « fumée de cigarette » (ECS 83), qui n’est qu’un substitut
de « l’univers vague et brumeux qui avait été le sien depuis
son enfance » (ECS 31). L’image du « linceul » (ECS 38) fait
de cet écran de fumée la forme visible d’un refus de la vie, la
métaphore proleptique de sa mort réelle. Dans un autre regis-
tre, les sorties nocturnes et complices de Miguel Almevida et
de sa mère conduisent à un isolement progressif du fils. À une
page d’intervalle et pour des raisons opposées, la mère le
« renie » (HL 70) et le père laisse tomber, péremptoire : « Je n’ai
qu’un fils qui n’a jamais été à moi » (HL 71). En comparant sa
mère à « une momie » (HL 15) dès le début du texte, Miguel
dit déjà combien « cette absence […] du cœur » (PJ 101) peut
être mortifère.
Il reste que la plus fréquente et la plus tragique des mani-
festations narratives de l’absence de la mère demeure celle qui
consiste à mettre en scène sa mort, ainsi que le travail de deuil
que doivent alors effectuer les fils et les filles. Il en va ainsi
notamment de François (LT 34), de Catherine (CB 27-28),
de Michel et Lia (CB 52), de Julie (ES 128-129), de Bernard
(H 14), d’Olivia (FB 208-209), de Julien (ECS 114-115) et de
153
Le mal d’origine

Delphine, pour laquelle la grand-mère est un évident substitut


de la mère (ED 44). Le Premier Jardin et Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais offrent à cet égard des
illustrations extrêmes. Déjà orpheline, Flora Fontanges verra en
outre mourir ses deux mères de substitution : Rosa Gaudrault,
l’institutrice, périra dans l’incendie de l’orphelinat (PJ 169)
et madame Éventurel mourra après le départ de sa fille adop-
tive pour le Vieux Continent. Avec l’agonie de sa seconde
mère qu’est son institutrice, Clara vit une expérience que les
circonstances de la mort de sa mère biologique ne lui avaient
pas permise : « Clara pensait à la source éclatée du monde, à
sa mère morte en lui donnant la vie. Deux fois engendrée, par
deux femmes différentes, Clara soupesait en secret le double
mystère des héritages mêlés » (AC 27).
Certains récits présentent cette mort de façon très crue, avec
même une forme de complaisance qui souligne la fascination
qu’engendre le spectacle de la mère morte ou mourante. Ainsi
la vision du cadavre de la mère peut-elle s’imposer de manière
obsessionnelle. Dans « Le Torrent », François « sai[t] le sang, là,
une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur
elle » (LT 36). Dans Les Enfants du sabbat, Julie ne peut détacher
son regard d’enfant du spectacle qu’offre le cadavre calciné de sa
mère, « [l]a curieuse petite tête, le curieux petit corps, ratatinés et
carbonisés » (ES 129). La naissance meurtrière de Clara Laroche
n’échappe pas à ce réalisme brutal, avec l’évocation d’une « petite
créature sortie d’une fontaine de sang, entre les cuisses de sa mère
mourante » (AC 10). Et si pour Delphine « [l]’enfance retrouvée
semble éternelle » auprès d’une grand-mère qui « ne pourra sortir
de son ventre sec, sous ses jupes troussées, aucun bébé braillard »
(ED 81), bien vite l’intolérable survient et se maintient sous la
forme de l’image obsédante de la « chaise berçante » (ED 114)
qui la hantera le restant de ses jours.
154
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

Dans cette violence morbide, la maladie, à l’instar de la


tuberculose qui tue par exemple Stella et Blandine Cramail,
tient une place importante. L’environnement proche et ses
contraintes aliénantes3 apportent d’ailleurs aux ultimes moments
de ces femmes une souffrance supplémentaire. À l’instant de
sa mort, la mère de Catherine est en butte à un univers qui
associe dans la même hostilité agressive la chaleur de l’été, la
violence industrielle et le « désir avide » (CB 28) des hommes.
La mère d’Olivia Atkins, qui déjà pourtant « respire vite et
semble fatiguée » (FB 209), doit martyriser son corps et aider
aux travaux des champs. Et que dire de Pauline Vallières
qui, « avec une blanche figure de cire, aux sombres rousseurs
figées, avec un corps massif qui refuse de bouger » (ECS 113),
meurt « des suites d’une intolérable douleur » (ECS 115). Morts
cruelles qui ne peuvent qu’attirer la compassion. Ainsi la fille
de Stella « n’en finit pas d’essuyer cette face qui ruisselle de
sueur et de larmes » (MS 205), et Clara retrouve les mêmes
gestes lorsque meurt son institutrice, « essuyant la sueur sur
son front, le sang sur sa bouche » (AC 27). Dans ces gestes
affleure une référence intertextuelle évidente à la Passion du
Christ, donnant à la mort maternelle une puissante et fréquente
coloration sacrificielle. C’est cela qui explique probablement
que la mère se voit quelquefois imposer une fin violente dont
l’enfant peut être le témoin oculaire. Julie assiste impuissante
à l’incendie criminel de la cabane dans lequel périra sa mère,
qui « doit être sacrifiée » (ES 116), victime de la vindicte
des gens de la ville. La « tache de sang sur le drap » que voit
Olivia Atkins « dans le grand lit de [s]a mère », avec « l’ombre de
la mort sur [s]a face », confond dans une seule et même cause la
maladie et la « blessure » masculine (FB 208). Rosa Gaudrault
périt dans l’incendie de l’hospice Saint-Louis en sauvant
des enfants, et, au matin, elle est découverte avec « deux petites
155
Le mal d’origine

filles dans les bras, carbonisées avec elle, couvertes de glace,


en une seule branche noire, tordue » (PJ 129). La métaphore de
la « branche » et l’allusion aux « deux » enfants sacrifiées avec
elle font de sa mort une sorte de crucifixion christique.
Enfin, l’absence maternelle prend quelquefois la forme plus
subtile mais non moins tragique d’une distance infranchissable.
Il arrive en effet que les fils, bien plus que les filles d’ailleurs,
aient à l’égard de la mère des comportements habituellement
réservés à ce que Roger Caillois appelle un être « consacré »
(1988 : 25). L’interdit qui semble peser sur la grande Claudine
est tel que François, dans « Le Torrent », ne parvient jamais
à voir sa « mère en entier, de pied en cap » (LT 7), tant « le
sentiment de sa terrible grandeur [...] [le] glaçait » (LT 8). Dans
Les Fous de Bassan, la grand-mère Felicity Jones est la seule
à susciter chez Stevens un comportement presque religieux,
mêlé de crainte et de respect : « Pour elle seule j’enlèverais mon
chapeau et je baiserais le bas de sa robe » (FB 61).

La mère mortifère
La familiarité de la mère avec l’absence et la mort est très
contrastée : souvent victime, elle peut aussi, destructrice4 et
mortifère, se faire bourreau. Avec « [s]es yeux [qui] lançaient
des flammes » (LT 17), la grande Claudine, dans « Le Torrent »,
est sans aucun doute le prototype de cette mère dont la violence
physique est proprement terrorisante. Dans Les Chambres de
bois, la mère de Michel et de Lia « s’entour[e] souvent de faste
et de cruauté » (CB 31). Plus ambiguë, l’évocation de la mère
supérieure, lors de l’incendie de l’hospice Saint-Louis dans
Le Premier Jardin n’en est pas moins troublante. Les enfants,
qu’elle cherche à sauver, ne voient dans sa proposition à la
suivre qu’une sorte d’invitation à s’abandonner aux ténèbres
156
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

de l’enfer et de la mort. Cette menace maternelle se cristallise


fréquemment dans les images de l’ogresse ou de la géante.
« Avec leurs dents blanches et leurs bouches meurtries, on aurait
pu les prendre pour deux ogres » (ES 29), dit la voix narrative
des Enfants du sabbat à propos des parents de Julie. « [B]ien
sanglée dans son pantalon d’homme », Pauline Vallières, dans
L’Enfant chargé de songes, se transforme à outrance : « elle
grossissait de jour en jour » (ECS 38), et c’est naturellement
cette image proustienne de « la géante immobile et lourde »
(ECS 9) qui viendra hanter les cauchemars de Julien devenu
adulte. Dans Est-ce que je te dérange ?, l’intention de Marianne
d’adopter le futur enfant de Delphine, « à [elle] de moitié déjà,
Patrick étant le père » (ED 86), en fait un avatar de la mère :
sa présence physique massive, envahissante, et ses « gestes
[…] [de] géante » (ED 75) sont à la hauteur de son attitude
immensément possessive : « Je suis dévorante et tout ce que je
convoite m’appartient déjà » (ED 86), confie-t-elle à qui veut
l’entendre. « [S]es lèvres rouges » et « ses dents carnassières »
(ED 83) témoignent de son avidité, face à laquelle Édouard se
sent « pareil à un insecte comestible » (ED 86). Si cette image
de la mère peut sembler parfois euphémisée, comme dans
le portrait caricatural, presque pitoyable mais non dépourvu
finalement de menace, de Rose-Alba Almevida, « hors normes,
opulente et courtaude » (HL 74), la troublante animalisation
qui sous-tend ces évocations éclate souvent avec une singulière
netteté. Ainsi, dans Les Enfants du sabbat, les parents de l’abbé
Migneault « avaient des mâchoires et des écailles de crocodile »
(ES 53). Avec « [s]es dents de vieille louve dans son visage
émacié » (PJ 160), la grand-mère Éventurel, dans Le Premier
Jardin, est frappée par la même métamorphose que celle qui
affecte les parents de John-Christopher Simmons, « débordants
d’énergie féroce et d’odeurs chevalines » (AC 55).
157
Le mal d’origine

La puissance maternelle mortifère, ses capacités d’agression


dévoratrice et de rejet destructeur sont souvent évoquées
d’une manière certes plus discrète mais non moins terrible
par la présence dans les dispositifs prédicatifs de trois réseaux
sémantiques convergents : le piquant, le sec et le froid.
Comme l’a remarqué fort justement Yvette Francoli (1984 :
131-142), le « poitrail pailleté d’épingles comme une panoplie »
(CB 150-151) d’Aline, la servante que Catherine considère
parfois comme sa mère, n’est pas sans rappeler le « corsage
noir, cuirassé » (LT 11), de la grande Claudine ou encore le
« corsage noir piqué d’épingles » (FB 25) de Felicity, la mère
du pasteur Nicolas Jones. Toutes les trois manifestent ainsi
leur incapacité à assumer la « tendre magie » (CB 150) d’une
maternité chaleureuse5. Ce sémantisme du piquant se décline
parfois sous des formes plus imagées, plus décalées. Dans Les
Fous de Bassan, c’est la pulsation de l’océan, mère élémentaire
et universelle, que les comparaisons réitérées avec « des balles
de fusil » (FB 95) transforment, sous le regard de Stevens, en
une puissante et agressive force de destruction. Dans L’Enfant
chargé de songes, ce sont les « épis dressés » de la chevelure
de Pauline qui « lui donn[ent] l’air épineux d’un chardon blond
vénitien » (ECS 9).
L’isotopie du sec est, quant à elle, très souvent mise en
corrélation avec une minéralité mortifère. François Perrault
« éprouve une telle sécheresse » qu’il ne peut que l’imputer à
sa mère : « Ah ! ma mère, je ne pouvais deviner toute l’ampleur
de votre destruction en moi ! » (LT 47). Les mère et grands-
mères de Michel et Lia, « maintenant couchées en leurs moelles
crayeuses » (CB 59), continuent cependant de régner dans
l’ombre de la maison des seigneurs. Exclusivement soucieuse
de préserver les apparences et avec ses « larmes séchées comme
158
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

du sable » (K 79), madame Tassy mère semble dépourvue


d’émotion. Enfermée « dans le silence calcaire de la maison de
l’Esplanade » (PJ 124), la grand-mère de Marie Éventurel craint
« d’être précipitée dans la mort d’un instant à l’autre » (PJ 126).
Très proche de la sécheresse, le froid intervient pour dire une
maternité privée de toute humanité chaleureuse. « [B]lafarde
et effarée, regorgeante de lait, pareille à une fontaine glacée »,
Beatrice Brown donne naissance aux deux jumelles, Pat et
Pam, sous les yeux d’un Stevens qui « pren[d] en glace »
(FB 87). Felicity Jones, qui a aussi partie liée avec le froid par
ses baignades « dans l’eau glacée » (FB 35), rejoint ce para-
digme de la mère hébertienne, tout juste bonne à faire naître
« la faim et la soif. Le désir » (FB 87), à instaurer « [l]a pauvreté
absolue. Le manque » (FB 34), dont sera encore victime
Édouard Morel, né « trop tard comme une racine amère vouée
au gel » (ED 132).
Dans de telles conditions, la présence même de la mère
constitue une entrave à la puissante aspiration à la vie des fils
et des filles6, enfermés dans un cocon destructeur. La mère de
Bernard, dans Héloïse, qui exerce la très significative profession
de couturière7, annihile chez son fils toute ouverture au monde
et aux autres : il est emprisonné, retenu « par mille petits fils
invisibles, cousus par sa mère, à même sa peau, quand il était
enfant » (H 14). Flora Fontanges cherche à retenir sa fille en
se fiant « à la force de l’habitude, patiemment tissée autour
de Maud, pareille à une fine toile d’araignée, pour la retenir,
encore un peu de temps » (PJ 180). Cette « toile d’araignée »,
« symbole de la mère revêche » (Durand, 1969 : 116), exprime
parfaitement la volonté d’immobiliser le temps et la vie, et de
s’approprier ce que l’on ressent confusément comme une part
159
Le mal d’origine

de soi-même, quitte à confondre adoration et dévoration, comme


le note perfidement Lydie à propos de Pauline :
Je gage que c’est la mère renarde, prise de panique, qui a
commencé sa besogne. À la moindre alerte, c’est bien connu,
les mères renardes dévorent leurs petits pour les protéger
(ECS 63).
La vie du corps se trouve de la sorte inhibée et paralysée
par cette présence aliénante de la mère. François Perrault
« particip[e] de [s]a mère, tel un outil dans ses mains » (LT 8),
et constate l’engourdissement de ses « sens » dû à « une vie
contrainte et monotone » (LT 16) ; le grand corps de Bernard
est « empêché » (H 13), et, pendant son adolescence, Marie
Éventurel a des « mouvements étriqués [qui] sont ceux des
prisonniers qu’on ne quitte pas des yeux » (PJ 152). Tant de
cruauté subie ou imposée, de malentendus, d’espoirs déçus ne
peuvent aller sans un puissant sentiment de culpabilité.

La mère coupable et l’héritage de la faute


La mère hébertienne apparaît à bien des égards comme la
manifestation hypostasiée de la Faute, comme s’il y avait en elle
quelque chose de ces « filles du Roi », extraites « des faubourgs
de l’enfer » (PJ 96) pour peupler la colonie.
La culpabilité maternelle peut relever d’un manquement
premier au code moral de la société de référence. Ainsi, c’est
à la suite de la naissance illégitime de son fils que la grande
Claudine a quitté son village ; sa cruauté s’explique par cette
faute et la quête névrotique d’un rachat compensatoire qu’elle
croit obtenir en faisant de son fils un prêtre. Mais l’éducation
ultérieure que dispense Claudine a pour effet, dans une sorte
de perversion inattendue de la tension vers la pureté qu’elle
160
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

s’impose, d’inscrire son fils dans la continuité du mal et de la


faute, de le convaincre que « [t]out homme porte en soi un crime
inconnu qui suinte et qu’il expie » (LT 53). François commence
d’ailleurs à « perdre » véritablement sa mère au moment où
il a la révélation de sa faute, moment qui coïncide, de façon
très significative, avec la première vision d’ensemble du corps
maternel8 : « Ma mère m’apparut pour la première fois dans
son ensemble. Grande, forte, nette, plus puissante que je ne
l’avais jamais cru » (LT 14-15). Par « [l]e consentement à [s]on
destin » (LT 55), François assume cette découverte de la faute
sous les auspices maternels et il « ir[a] jusqu’au bout, jusqu’à
la plénitude de ce mal » (LT 43) enraciné désormais à la source
même de la conscience de soi. Dans un registre différent, mais
selon un mécanisme finalement similaire, sœur Julie procède à
la même prise de conscience lucide de son appartenance à une
« lignée » (ES 180) maternelle marquée, dès les premiers temps
de la colonie, du sceau de la faute et du mal. Bien plus, c’est dans
les origines mêmes du monde, dans ce « jour lointain de l’eau
intégrale répandue sur toute la terre » (ES 149), que s’enracine
ici l’héritage maudit. La coloration exceptionnellement
fantastique du récit ne doit pas atténuer l’importance du per-
sonnage dans la vision du monde hébertienne. D’ailleurs sœur
Julie n’est qu’une version paroxystique de Lia qui, déjà, dans
Les Chambres de bois, était « si noire et violente, [...] si jeune
et presque maudite » (CB 51), et prolongeait, à travers son
comportement sadomasochiste, la lignée des mères « cruelles
et oisives » (CB 59) dont elle était issue. Dans L’Enfant chargé
de songes, la culpabilité maternelle prend une forme quelque
peu différente. Alors qu’elle est encore enfant, Lydie Bruneau
est transformée par sa mère en un objet de spectacle pour une
société riche et oisive, et ces loisirs d’une perversité déca-
dente l’atteignent dans « son innocence d’enfant » (ECS 96),
161
Le mal d’origine

dans « ce qui était sacré à l’intérieur même de [sa] beauté »


(ECS 57). Or, devenue adolescente, elle poursuit dans la même
voie, « joue à être infernale » (ECS 75) et se promet d’être le
« mauvais génie » (ECS 59) de Julien et d’Hélène. Mais il est
clair que les pulsions de violence destructrice qui tourmentent
Lydie sont tournées, à travers la souffrance imposée à l’autre
et à soi, contre la figure de la mère qu’il s’agit d’anéantir9.
« [S]ûre d’elle, au-delà de la vie et de la mort, jusqu’au mal fait
à Pauline » (ECS 103), Lydie cherche à « se venger [...] d’un
affront subi dans la nuit des temps, aux sources mêmes de sa
vie » (ECS 89). Dans les récits plus récents, la complicité de
la mère avec le mal prend un tour plus complexe. Ainsi, avant
même de s’abandonner aux douces perversités du Paradis perdu,
Rose-Alba Almevida entretient des relations subtiles avec la
salissure. Dès le début du roman, madame Guillou évoque les
« tout petits grains de poussière sèche et noire [qui] lui collent à
la peau » et que la concierge « nettoie soigneusement » (HL 11).
Plus loin, Rose-Alba sera accusée « d’avoir laissé s’accumuler
les ordures » (HL 90) dans l’immeuble et d’être responsable
de l’incendie qui s’y déclare. Mais ce ne sont là que des signes
dont la trivialité ne doit pas cacher la dérive qui s’annonce et
se cristallisera dans la figure finale de la « prostituée » (HL 96)
abandonnée à sa « damnation » (HL 123).
Les enfants hébertiens sont ainsi aux prises avec les
conséquences de la faute qui a marqué leurs origines, et
leur destin obéit alors à cette « fatalité intérieure » (LT 22)
dont François prend conscience lors de ses lectures au col-
lège. Leur existence est à ce point contaminée que même
le « dépouillement de soi » ne peut conduire à « l’être pur »
(LT 62). Souillés jusqu’aux tréfonds de l’âme, ils assistent
impuissants à la transformation presque systématique du bien
en mal, à l’instar de sœur Julie, dont les efforts pour « [s]e plier
162
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

à la règle » (ES 23) afin de sauver son frère Joseph parti à la


guerre ne la conduisent qu’au pire des sacrilèges : « Il est plus
maigre que le Christ sur la Croix. Plus beau infiniment aussi.
C’est lui que j’adore en secret. Je sais que c’est un sacrilège »
(ES 24).
La représentation de la mère à la fois coupable et
pourvoyeuse de culpabilité trouve son plus parfait aboutisse-
ment dans la métaphore récurrente de la méduse, qui représente
à la fois « une altérité qu’on ne peut regarder en face » (Robin,
1989 : 165) et « l’image d’une culpabilité personnelle [...], une
image déformée de soi qui pétrifie d’horreur » (Chevalier et
Gheerbrant, 1982 : 482). Bien que l’on retrouve ce motif dans
l’ensemble de l’œuvre (K 93, ES 174, H 9 et 38), l’occurrence
la plus significative se trouve dans Les Fous de Bassan, avec
l’évocation des baignades solitaires de Felicity Jones, comparée
à « une méduse géante » (FB 35). Cette comparaison renvoie
sans équivoque au point de vue de Nicolas Jones enfant, qui
observe sa mère et qui interprète ses refus réitérés de l’emmener
à la baignade, c’est-à-dire bien évidemment à la mer-mère,
comme des refus de le mettre en harmonie avec l’élément
féminin-maternel. De là naît un fort sentiment de culpabilité
que l’enfant ne peut qu’imputer à son statut de garçon. Et il est
vrai d’ailleurs que sa mère, par ses refus, lui fait payer, plus
ou moins inconsciemment, son humiliation de femme trompée
par un mari infidèle.
Cette culpabilité de l’enfant hébertien est exaspérée et
rendue plus poignante lors de la mort de la mère. C’est bien
évidemment chez François Perrault, quasi-acteur de la mort
de Claudine, que cette culpabilité apparaît le plus nettement,
avec le spectacle récurrent du cadavre de la mère, cette « image
dense » de « la première vision d’il y a quinze ou vingt ans »
qui lui « pourrit le soleil sur les mains » (LT 36). Dans Les
163
Le mal d’origine

Chambres de bois, Lia tente de retrouver l’odeur de sa mère


dans le psautier qu’elle lui a laissé, et se sent alors comme « un
enfant pris en faute » (CB 133). Même Flora Fontanges ressent,
des années plus tard, « le même bonheur coupable à la seule
pensée de quitter M. et Mme Éventurel » (PJ 90), et pleure en
se remémorant « [l]a mort de ses parents adoptifs » (PJ 163).
Quant à Julien Vallières, enfermé dans « [l]e silence [de] l’ap-
partement de la rue Cartier », il manifeste sa culpabilité en
mettant toute son énergie à tenter d’« arracher [sa mère] à son
mutisme » (ECS 114).
Cette transmission de la culpabilité ne prend sa pleine
charge signifiante que si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle
la figure de la mère absente et mortifère se nourrit, chez Anne
Hébert, de la représentation que l’Ancien Testament ou encore
certains textes de saint Paul10 donnent du péché originel.
En effet, la Faute inaugurale qui préside aux destins des
personnages hébertiens relève bien moins finalement du man-
quement moral, même s’il est parfois présent, que de la peine, de
la souffrance, nées d’une séparation dont découle l’inéluctable
confrontation avec le temps mortel. La faute et la culpabilité
sont cruellement associées au bannissement hors de ce qui
constitue après coup un « jardin d’Éden » (Genèse, 3 24). Ceci
est illustré de façon exemplaire par George Nelson, invité par
les propos intérieurs d’Élisabeth à découvrir en lui-même cette
souffrance première : « Plus loin que le protestantisme, plus loin
que la langue anglaise, la faute originelle... Cherchez bien... Ce
n’est pas un péché, docteur Nelson, c’est un grand chagrin » (K
128). De fait, si George Nelson est habité par l’ardente volonté
« d’être un saint » et de ne jamais « être pris en faute », c’est
parce qu’il souffre d’un « mal profond » (K 129), originaire, qui
n’est autre que celui de la perte de « [s]a mère si tôt disparue,
si tôt arrachée à lui » (K 201). Et si la mère hébertienne est
164
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

fautive, c’est précisément parce qu’elle se montre incapable de


ne pas sombrer dans « cette absence, cette négligence du cœur »
(PJ 101) qui constitue sans doute plus le symptôme que la
cause réelle de la séparation, ressentie aussi durement par Flora
Fontanges. Consciente qu’« [i]l y a toujours quelqu’un qui
n’est pas là quand on a besoin de lui » (idem), elle cumule la
culpabilité de la mère qu’elle est et de la fille qu’elle fut. Car
cette irrépressible propension à l’absence semble vouée à se
perpétuer de génération en génération, comme tend à le prouver
l’échec maternel de Pauline Vallières, situé dans le droit fil
d’une frustration première, de ce « tort qu’on a fait, dans une
autre vie, à une petite fille appelée Pauline Lacoste » (ECS 36),
maltraitée par des parents instables. Cette exclusion hors du
giron maternel prend toute sa portée mortifère dans le dernier
roman d’Anne Hébert. Si Miguel Almevida « garde intact au
fond du cœur l’espoir qu’un jour [s]a mère [l]’acceptera, tel
qu’[il est], maquillé à outrance, avec du violet sur les ongles et
de longs cheveux pendants » (HL 27), ou encore qu’« un jour
[s]a mère sera reine » et lui « roi avec elle » (HL 65), force est
de constater que sa lente et terrible dérive vers l’autodestruction
est une succession de séparations, de plus en plus violentes,
qui commence trois jours après sa naissance : « Et voici qu’ils
me chassent de chez moi pour aller s’éclater en boîte comme
des ados » (HL 34). Un peu plus tard ce sera le père, « revenu
plus tôt que prévu » (HL 42), qui le chasse hors du lit maternel,
ouvrant ainsi l’ère mouvementée de la fugue et de l’errance
jusqu’au suicide final.
La figure de la mère actualise ainsi le drame protéiforme
d’une séparation qui dépasse de beaucoup les destins individuels
en s’enracinant dans des « temps obscurs d’injustice extrême »
(PJ 124) auxquels l’imaginaire hébertien s’efforce de donner
corps. L’évocation de ces premiers moments, incertains creusets
165
Le mal d’origine

de l’élaboration identitaire, donne à l’œuvre d’Anne Hébert une


large part de sa densité mythique et de sa poésie.

Le mythe de la Séparation originelle


La figure de la mère donne en effet à lire, en filigrane,
une vaste rêverie sur les Origines qui en constitue la grille
herméneutique. Cette méditation s’inscrit le plus souvent dans
le cadre de séquences narratives anamnésiques, mais le lexique
utilisé, la rhétorique et les images bibliques, ou encore le recours
fréquent au présent de narration rejettent ces résurrections
analeptiques dans une antériorité atemporelle, hors du temps
calendaire. Si bien que ces séquences narratives constituent
d’authentiques dérives mythiques, dont l’objet est de « relat[er]
un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps
fabuleux des “commencements” » (Eliade, 1983 : 15). Ces
glissements, qui sont à replacer dans le cadre plus large de la
« contre-mythologie » du colonisé que Jaap Lintvelt a décrite
et analysée en s’appuyant sur les travaux d’Albert Memmi
(Lintvelt, 2000 : 187-201), apportent des éléments-clefs pour
la compréhension et l’interprétation du cheminement identitaire
du personnage hébertien.
À l’instar de Lia et de Michel, capables de vivre un « temps
à eux, […] antérieur » (CB 102), ou encore d’Élisabeth Rolland,
qui se montre capable de renouer avec « [l]e doux état tran-
quille d’avant [s]a naissance » (K 51), le personnage hébertien
procède à un absolu décrochage temporel, fréquemment associé
à une hyperbolisation de la durée. Dans Les Enfants du sab-
bat, sœur Julie peut « remonter le temps jusqu’au jour lointain
de l’eau intégrale répandue sur toute la terre » (ES 149). Les
Fous de Bassan offre sans doute la lecture la plus singulière
de ces Temps d’origine en les enracinant dans un puissant
166
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

substrat biblique. Nora est capable, comme le pasteur Nicolas


Jones, de remonter à ces moments qui précèdent la Création,
lorsque « [l]e premier jour du monde n’a pas encore eu lieu »
(FB 113). L’un comme l’autre sont aidés en cela par le fait qu’ils
vivent sur une « terre en gésine » (FB 27) qui garde trace de la
puissance matricielle qui fut la sienne « [a]u commencement »
(FB 14), lorsqu’elle était le lieu de la profusion paradisiaque,
à l’image du jardin de la Genèse (2 8-25 ; 2 9)11. Le pasteur
Nicolas Jones est une sorte de « nouvel Adam » (Sirois, 1992 :
125) : « tiré du limon de Griffin Creek, par Dieu », il est sur
terre « pour accomplir l’image parfaite de l’agneau » (FB 40).
D’ailleurs, aux yeux de sa nièce, il « possède la science du
bien et du mal, comme l’arbre au milieu du Paradis terrestre »
(FB 119). Quant à Nora elle-même, elle n’hésite pas à se
comparer à une « Ève nouvelle » (FB 118), « [f]aite du limon
de la terre, comme Adam, et non sortie d’entre les côtes sèches
d’Adam12 » (FB 116). Quoique moins marqués par la culture
biblique, Flora Fontanges et Raphaël prennent plaisir à évoquer
l’apparition du « premier de tous les jardins » (PJ 77) dans un
avant tout aussi intemporel : « Il y eut mille jours et il y eut
mille nuits. [...] On n’en finissait pas d’accumuler les jours et les
nuits dans la sauvagerie de la terre » (PJ 76). « [E]ntour[é] d’une
palissade comme un trésor » (idem), protégé de « la sauvagerie
de la terre tout alentour » (PJ 77), ce jardin est puissamment
et euphoriquement valorisé, à la manière du jardin d’Éden.
Le « pommier, ramené d’Acadie par M. de Mons » (idem),
l’abondance végétale et la fructification généreuse confirment
le rapprochement. Si bien que Marie Rollet et Louis Hébert,
ces nouveaux Adam et Ève, comparés à « des petits poissons13 »
(idem), sont symboliquement assimilés à des enfants dans le sein
maternel. C’est bien encore au même saut hors du temps que se
livre Delphine, car en évoquant le « nid » (ED 122) douillet du
167
Le mal d’origine

giron de sa grand-mère, elle remonte à « l’aube de ce monde »


(ED 81) : « Enfant unique à jamais, elle respire et se cale sur les
genoux de sa grand-mère, contre les gros seins taris et chauds.
[...] L’enfance retrouvée semble éternelle » (idem). Les uns et
les autres sont à la recherche de « la vie ancienne, intacte et
pure » (HL 95).
Derrière cette rêverie sur les Origines se cache une énigme
dramatique qui en est la clef de voûte. Pour Anne Hébert, en
effet, le passage du hors-temps fusionnel « d’avant le partage
de l’eau d’avec la terre » (FB 113) au Temps historique ouvre
la très puissante crise de la différenciation, dont l’échec fissure
l’ensemble de l’édifice culturel du monde. Les Fous de Bassan
et Le Premier Jardin éclairent cette entrée dans l’ère tragique de
l’individuation de manière exemplaire. Dès la première page des
Fous de Bassan, le pasteur Nicolas Jones refuse de voir dans les
papistes « les fondateurs, les bâtisseurs, les premiers dans la forêt,
les premiers sur la mer, les premiers ouvrant la terre vierge sous le
soc » (FB 13). Or ce viol de la Terre-mère, réattribué à la commu-
nauté de Griffin Creek, et que la fin tragique d’Olivia et de Nora
rappelle à la manière d’une réplique sismographique, constitue
précisément le premier acte de différenciation, la première faute,
celle qui doit irrémédiablement conduire « [d]e robustes géné-
rations de loyalistes prolifiques » à « se dissoudre dans le néant
avec quelques vieux rejetons sans postérité » (FB 14). D’ailleurs
l’Éden originel y est évoqué sur un mode parodique et carica-
tural14, avec, par exemple, le jardin de Maureen, métonyme de la
communauté de Griffin Creek tout entière, qui n’offre aux regards
que « deux pommiers sauvages et tordus où pointent des pommes
acides, minuscules » (FB 134). Cette dégradation, qui conduit du
fusionnel originel euphorique au différencié dysphorique, prend,
dans Le Premier Jardin, une dimension proprement cosmique. Le
premier jardin de Louis Hébert et de Marie Rollet est placé dès ses
168
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

débuts sous le signe de la différence puisque même le « ciel [...]


est changé avec l’ordre de ses étoiles et de ses signes familiers »
(PJ 77). Par ailleurs, progressivement, les habitants « ont arrangé
les jardins à leur idée », si bien qu’« à mesure que les générations
passaient, l’image mère s’est effacée dans les mémoires » ; les
habitants « se sont mis à cafouiller en construisant les maisons
de Dieu et leurs propres demeures » (idem).
Forte du principe selon lequel « une Origine p[eut] indis-
solublement créer le monde ou le faire basculer dans le néant »
(Schneider, 1992 : 146), l’œuvre d’Anne Hébert est animée d’un
puissant tropisme d’ambivalence, voire d’ambiguïté, qui mine
ces Commencements mythiques et les pervertit dans leur essence
même. Ainsi, la comparaison qui fait des premiers habitants
du pays des « poissons », pourrait conserver le sens positif que
nous avons noté si la voix narrative n’ajoutait aussitôt « dans
une eau noire » (PJ 77), dont on sait qu’elle est « épiphanie du
malheur du temps, [...] clepsydre définitive » (Durand, 1969 :
104). Autrement dit, ce sont ses origines matricielles, à la fois
accueillantes et irrémédiablement disjonctives et séparatrices, qui
condamnent l’homme à être jeté dans un temps porteur de diffé-
renciation mortelle. Même les récits plus récents, dans lesquels
la mythologie biblique est moins prégnante, établissent un lien
vivace et singulier entre la défaite douloureuse du sujet et une
sorte de déchirure archaïque, tragiquement fondatrice d’un mal-
être. Par son système métaphorique, Est-ce que je te dérange ?
fait du drame personnel d’Édouard Morel un avatar contemporain
de la Blessure originelle et séparatrice, et renoue avec l’image
du labour comme première déchirure. Ainsi le personnage
évoque-t-il tel moment de son enfance passée en Touraine :
hanté par les trains de Saint-Pierre-des-Corps, leur large,
féroce musique en longs couteaux déchirant l’air, leur énergie

169
Le mal d’origine

absolue, lancée de bout en bout de la terre vivante qui se


laboure comme un champ sous la charrue (ED 136).
Le dernier roman, Un habit de lumière, donne à cette rêverie
sur les origines cruellement différenciatrices sa forme la moins
métaphorique et la plus explicite, comme pour éclairer rétros-
pectivement, en une sorte de testament poétique, l’ensemble
de l’œuvre. S’adressant à Miguel Almevida, Jean-Éphrem de
la Tour rappelle ces moments d’avant :
Souviens-toi, dans le ventre de ta mère, tu as déjà été fille et
garçon à la fois, un tout petit instant avant le choix insensé
d’être un garçon seulement. Souviens-toi, comme c’était bon,
comme c’était doux, une toute petite fille sans doigts ni pieds,
un amas de cellules grouillantes, un minuscule sexe de fille,
fermé comme une enveloppe (HL 106).
« Insensé », voilà bien assurément l’adjectif le plus juste
pour qualifier cette crise de la transitivité, l’irréparable hiatus
qui oppose définitivement à l’unité originelle bienheureuse
l’individuation destructrice, et pousse Miguel à une quête
effrénée de l’état ante-traumatique. Ainsi, s’efforçant d’entrer
dans les pensées de son père, il évoque, dans une sorte de
sublimation régressive et nostalgique, la virginité de sa mère :
Peut-être espère-t-il retrouver là-bas, en Espagne, la vie
ancienne, intacte et pure, et ma mère aux cheveux longs et
noirs qui lui sourit. Je ne suis pas encore né. Elle est vierge
de moi et de lui (HL 95).
Au terme de cette analyse, il convient donc de considérer
le motif de la mère absente et mortifère comme un épiphéno-
mène figuratif qui cristallise mais n’épuise pas la problématique
plus profonde et plus vaste du mystère des Origines. En effet,
la prégnance de ce motif s’explique pour peu qu’on le prenne
170
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

pour ce qu’il est, c’est-à-dire une sorte d’indice qui signale et


souligne ce qui apparaît à bien des égards comme la pierre angu-
laire de l’interrogation identitaire hébertienne. Profondément
mélancolique et nostalgique, l’œuvre dans son ensemble est en
effet habitée du sentiment tragique d’être né, de s’être séparé
pour sombrer dans la pluralité de la différenciation individuée et
se soumettre à l’implacable loi du temps mortel. C’est pourquoi,
à l’exception sans doute du cas très particulier du « Torrent »,
l’absence maternelle s’impose sur les ruines d’un « paradis
perdu15 » (ECS 100), aussi incertain que troublant et radieux,
où les corps en symbiose frémissaient de mille sensations, dont
la chaleur rayonne encore ici ou là et s’échappe par bouffées
de la mémoire tourmentée.

DE L’ENFANCE FUSIONNELLE À LA CHUTE DANS L’INDIVIDUATION

Dans l’économie des récits d’Anne Hébert, le drame originel


de la perte d’un éden se décline sous la forme récurrente
d’une mutation essentielle, d’une quasi-expulsion, violente et
exilante, qui n’est autre que le passage de l’harmonie de l’en-
fance atemporelle, parfois plus reconstruite et rêvée que réelle,
à l’âge adulte. « Dans cet œil bleu qui se fige pour toujours,
un instant elle a vu luire je ne sais quelle enfance, jardin d’où
elle demeure à tout jamais chassée » (PC 101). Cette phrase
sur laquelle s’achève « Le Printemps de Catherine » est emblé-
matique de la manière dont la vision hébertienne s’ancre dans
le concret fictionnel en faisant de la métaphore du jardin le
point d’articulation entre mythe et histoire. Car la rupture de
l’enfance et l’entrée subséquente dans le temps mortel de la
différenciation sont dramatisées et corrélées à une vaste mise
en espace structurée autour de l’opposition maison/jardin versus
rivière/mer. Cette spatialisation apparaît comme une « opération
171
Le mal d’origine

sémiotique in vivo, [qui] engage le régime même d’identité des


sujets qui, à travers elle, si l’on peut dire, viennent au monde »
(Landowski, 1997 : 90). Immergé dans une topographie que
sa perception et son agir transforment en une configuration
spatio-temporelle porteuse de sens et de valeurs, le personnage
hébertien accède en effet, pour le meilleur et le plus souvent
pour le pire, à « une nouvelle forme de présence à soi, dont
le lieu, peu à peu, lui fournira les points de cristallisation »
(ibid. : 99).

Jardins et maisons d’enfance : la spatialisation


d’un éden menacé
Les deux premiers éléments figuratifs de cette mise en
espace sont les jardins et les maisons d’enfance. Il y a là une
cohérence narrative et symbolique évidente, car la maison, le
jardin et sa fructification sont porteurs d’un « sémantisme fémi-
noïde de la demeure [...] [et] de l’intimité reposante » (Durand,
1969 : 277-278), et sont donc isomorphes des images du ventre
maternel. Ce sont, par exemple, les « lieux d’enfance » (CB 101)
qui unissent Michel et Lia, la maison de la rue Georges, dans sa
« lumière douce » (K 50), qui apparaît dans les rêves d’Élisabeth
Rolland, « [l]a cabane originelle » (ES 85), avec laquelle renoue
sœur Julie, la « solide et forte » (FB 131) maison de Nora, la
« toute petite maison isolée, [...] avec un minuscule jardin de
curé » (PJ 110), dans laquelle Maud vit les premiers mois de sa
vie en compagnie de sa mère, ou encore la « minuscule maison
de bois posée au bord de la route de sable » (ECS 33), dans
laquelle naîtront Julien et Hélène Vallières, avant d’y passer leur
petite enfance. C’est enfin « la maison et le jardin tranquille »
de « Rose et de Guillaume Morel », avec ses « hortensias, bleus
d’un côté de la haie, et roses de l’autre » (ED 135).
172
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

Les motifs du jardin et de la maison partagent les mêmes


réseaux sémantiques et élaborent donc un seul et même para-
digme. D’abord, ils apparaissent comme les formes figuratives
d’un « centre du monde » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 :
603) en ceci qu’ils « se relient positivement en une dialectique
synthétique » (Durand, 1969 : 280) avec l’environnement
naturel, voire élémentaire et cosmique. La maison de la
rue Georges est proche des « longues îles vertes », dont le
caractère paradisiaque est suggéré par la couleur ; « [l]a vie
[y] est paisible et lumineuse », avec pour horizon une « frise
de bêtes placides broutant à l’infini » (K 50). La maison de
Nora est « bien en terre » (FB 131) : ouverte à la profusion
de la création avec sa « porte grillagée [...] qui bat au passage
des personnes, des chiens, des chats, des fleurs, des légumes,
des fruits et des mouches noires, dans la chaleur de l’été »
(FB 132) ; elle est « étanche comme une coque bien calfatée »
(FB 133) et procure, avec ses « racines profondes » (FB 131),
une très forte impression de sécurité. La maison de Flora et de
Maud témoigne elle aussi du même mouvement dialectique :
« isolée » et « retirée sous les arbres » (PJ 110), elle est
néanmoins ouverte « aux parfums de la terre » (PJ 111). Bref,
à l’exception de « [l]a maison, la longue et dure maison »
(LT 63)16 qui abrite l’enfance de François Perrault, pourtant
située « au centre d’un domaine de bois, de champs et d’eau
sous toutes ses formes » (LT 12), et « née du sol » (LT 63),
ces maisons constituent d’authentiques refuges. Et pourtant la
synthèse entre l’ouverture au monde et le repli protecteur sur
soi demeure quelque peu ambiguë, si bien que l’abri peut à tout
moment se transformer en claustration étouffante. Enfermée
dans la maison de son père et protégée de la tempête, Nora finira
par vivre cet enfermement comme une promiscuité désagréable :
« Elle [Olivia] préfère dormir par terre, sur le petit tapis [....].

173
Le mal d’origine

Je la gêne comme elle me gêne » (FB 133). Et si la maison de


Duchesnay offre bien à la mère et aux enfants Vallières « une
sorte d’abri bruissant, tout plein de l’odeur du pain chaud »
(ECS 33), « [l]’univers dans lequel ils vivaient [...] les isolait
du monde entier » (ECS 37). Claustration étouffante là aussi,
qui conduira Hélène à « regrett[er] [...] d’avoir à partager la
présence de Lydie avec son frère et sa mère » (ECS 81).
En rapport étroit avec la Tellus mater, ces univers de
l’enfance sont perçus comme des lieux originaires et servent
de cadre à une union privilégiée avec la mère, le plus souvent
fantasmée ou reconstruite par la mémoire. Élisabeth associe
« le lieu de [s]a naissance » qu’est la maison de la rue Georges
à Sorel à l’état prénatal : « Ma mère en grand deuil me porte
dans son ventre, comme un fruit son noyau » (K 51). La
cabane de la montagne de B. qu’évoque sœur Julie dans ses
hallucinations devient une synthèse primordiale « de toutes les
cabanes habitées », une sorte de « cabane originelle », de « lieu
d’origine » qui incite à « se croire à nouveau dans le ventre de
la mère » (ES 85) et à renouer avec le sentiment d’une sécurité
matricielle absolue. De la même façon, la « fusion amoureuse »
qui unit Flora à sa fille Maud dans leur maison de Touraine
prend les dehors d’une relation presque animale, Maud étant
dans le « giron » de sa mère « comme dans son eau natale »
(PJ 110). Ventre ou giron, la mère peut être omniprésente
dans cet espace de la petite enfance, jusqu’à devenir une sorte
de centre magnétique autour duquel tout gravite, à l’instar
de la mère de Nora Atkins, qui dispose d’un « œil magique »
(FB 132) pour tout voir et tout deviner de « ce qui se passe à
Griffin Creek » (FB 131).
La relation fusionnelle avec la mère, qui se trouve ainsi évoquée
et très souvent reconstituée, accorde une place prépondérante aux
sens, et notamment à l’odorat, qui donnent à ces rappels du passé
174
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

une tonalité puissamment jubilatoire : « [é]mouvantes, odorantes,


telles qu’en [s]a toute petite enfance » (K 53), les tantes Lanouette
ont eu des gestes d’amour maternel que la mémoire d’Élisabeth
associe à des senteurs certes ambiguës mais plaisantes au souvenir :
« Mes petites tantes m’embrassent et me cajolent. Elles sentent la
naphtaline et le pain d’épice » (idem). Cloîtrée dans son couvent,
sœur Julie se remémore elle aussi avec joie ce paradis maternel
fait de « [l]a merveilleuse odeur de la mère » (ES 58). Et Olivia,
au cœur de sa nouvelle existence aquatique intemporelle, aime à
se rappeler le plaisir qu’elle prenait à « embrasser [s]a mère dans
le cou, [à] goûter sa peau blanche et son odeur de pomme verte »
(FB 207). Dans les songes de Julien reviennent les souvenirs de
sa petite enfance, de « l’époque bénie où Pauline porte encore
des robes, des jupes et des jupons » (ECS 30), où elle était fina-
lement encore une mère : « Il enfouit son visage dans les plis et
les fronces. Les yeux fermés comme s’il dormait, il goûte l’odeur
de savon et le parfum de la mère » (ECS 31). Maud, qui pleure
« parce qu’elle a perdu l’odeur de sa mère » (PJ 110), est assez
représentative du destin de ces enfants appelés inéluctablement
à se séparer de ces sensations agréables, mais aussi incertaines17
qu’éphémères et fragiles, qu’ils ne peuvent retrouver, comme
Édouard Morel, qu’« en rêve » (ED 136). Reste alors parfois la
possibilité de redécouvrir ces odeurs d’autrefois par le contact
physique avec certains des objets familiers de la mère absente :
crainte et adoration sont alors intimement liées dans une sorte
de fétichisme nécromaniaque. Ainsi, face au collier et au châle
de sa mère que lui remet sa tante Anita, « Catherine n’os[e]
toucher à rien », puis s’abandonne finalement à un frémissant
contact de substitution, à la recherche de la « senteur de la mère »
(CB 55). Même la sauvage Lia est fascinée par le psautier
maternel « qu’elle respirait avidement, comme un bouquet
d’encre et de cuir » (CB 133).
175
Le mal d’origine

L’osmose mère-enfant dans l’espace de la petite enfance


prend un tour singulier dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et
le Lieutenant anglais. Plus que le père, Aurélien Laroche, qui
est certes en partie un substitut maternel dans son pouvoir de
consolation, c’est la nature elle-même qui joue le rôle de mère
accueillante dans une fusion plus sonore qu’olfactive. En effet,
c’est à la nature que le père confie sa fille lorsqu’il travaille la
terre, et Clara en retiendra, avec une étonnante fidélité, le langage
et les chants : « Bien avant toute parole humaine, la petite fille
sut gazouiller, caqueter, ronronner, roucouler, meugler, aboyer et
glapir » (AC 13). D’ailleurs elle éprouvera bien vite « sa profonde
ressemblance avec l’herbe et les arbres, les bêtes et les champs,
avec tout ce qui vit et meurt » (AC 35).
Il reste que, dans la vision du monde hébertienne, maisons
et jardins d’enfance semblent être une « bulle transparente »
(FB 132) menacée par ce qui est vecteur de différenciation.
C’est ce que rappelle Stevens, dans une formule exemplaire,
au soir de sa vie : « La bulle fragile dans laquelle nous étions
encore à l’abri crève soudain et nous voilà précipités, tous les
trois, dans la fureur du monde » (FB 244). Calme édénique
provisoire en effet, rompu par la plus puissante des expériences
différenciatrices qui soit, celle tout intérieure de « l’inquié-
tante étrangeté » des pulsions et des instincts, orchestrée par la
rencontre aquatique.

Les eaux vives : une configuration identifiante ambiguë


L’eau vive – torrents, chutes, rapides et rivières – constitue
la deuxième composante de cette spatialité que la poétique
hébertienne élève au rang de configuration identifiante grâce
aux réseaux d’oppositions qui la sous-tendent et définissent
ainsi un univers de sens et de valeurs. L’aventure identitaire
176
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

du sujet hébertien, dont l’appréhension de soi est fonction de


sa contemplation et de sa connaissance du monde sensible, se
déploie en effet dans « la diversité des modalités de [son] être-
là » (Landowski, 1997 : 91) face aux eaux vives, auxquelles
presque tous les textes accordent une place plus ou moins
importante18. Nous nous attacherons cependant plus particulière-
ment à trois récits19, qui témoignent d’une certaine évolution de
ce motif dans l’ensemble de l’œuvre : « Le Torrent », L’Enfant
chargé de songes et Aurélien, Clara, Mademoiselle et le
Lieutenant anglais20.

La sémantique du cours d’eau


La première grande caractéristique du cours d’eau est
d’être contigu aux maisons et jardins de l’enfance. Dans « Le
Torrent21 », la maison de Claudine et de François est au milieu
de l’« eau sous toutes ses formes, depuis les calmes ruisseaux
jusqu’à l’agitation du torrent » (LT 12). Julien et Hélène
Vallières vivent « dans un petit village appelé Duchesnay, au
bord de la rivière du même nom » (ECS 33). La maison de
Clara est « [u]ne maison de planches mal équarries, au bord
de la rivière » (AC 10), et la jeune fille est « [h]abituée depuis
l’enfance à ce roulement d’eau devant sa porte » (AC 65).
Les eaux hébertiennes sont fondamentalement ambivalentes,
hésitant entre la violence la plus tumultueuse et l’apaisement
relatif. Le récit le plus ancien, « Le Torrent », fait appel à des
désignations référentielles telles que « torrent », « chutes »,
« rapides », qui s’accompagnent du développement de l’isotopie
de la force violente, construite par deux champs lexicaux
convergents, celui des bruits et celui du mouvement désordonné,
et illustrée par des termes tels que « bouillonnant », « cataracte »,
« tumulte », « mugissement », « gronda », « courants » ou encore

177
Le mal d’origine

« remous » (LT 27-33). Le cours d’eau est ici le théâtre d’un


rude conflit interne et offre « le spectacle de plusieurs luttes
exaspérées, de plusieurs courants et remous intérieurs se
combattant férocement » (LT 30). On trouve certes dans cette
nouvelle de « calmes ruisseaux » (LT 12), mais ces derniers
relèvent du simple décor et ne tiennent aucun rôle narratif spé-
cifique comparable à celui du torrent lui-même. En revanche,
dans L’Enfant chargé de songes, le cours d’eau présente deux
visages bien distincts : « [l]a plupart du temps, la rivière est
bleue », mais, vue de haut, elle « devient agitée, toute hérissée
de rapides blancs, dans un poudroiement d’eau et un fracas
sauvage » (ECS 50). Plus contrastée que le torrent auprès duquel
vit François, la rivière Duchesnay est ainsi capable d’oppo-
ser au « murmure d’eau vive » le fracas des « rapides [qui]
résonnent » (ECS 70). Quant à la rivière du dernier récit, avec
son « roulement d’eau [...], plus ou moins fort, plus ou moins
chantant » (AC 65), elle apparaît beaucoup plus pacifique22.
Elle est le plus souvent pour Clara « une présence familière »
(AC 44), pacifique et rassurante, alors que la violence du cours
d’eau, ses « tournoiements » et son « écume », n’étaient pour
François que « des compléments nécessaires aux coups heurtant
[s]on front » (LT 30).
La seconde caractéristique sémantique des eaux vives tient
à ce qu’elles s’inscrivent dans le réseau bipolaire du blanc et
du noir. Dans « Le Torrent », « [l]’eau est noire » (LT 62) ; la
route qui conduit Julien à la forge longe « le bras d’eau noire
entre l’île et la terre ferme » (ECS 70), et Clara côtoie une rivière
réduite par la désolation hivernale à un simple « filet d’eau
noire » (AC 24). Les couleurs claires que la rivière est suscep-
tible de revêtir sont liées aux mouvements violents qui affectent
sa surface alors voilée d’écume. François « voi[t] sa mousse
qui fuse en gerbes jaunes » (LT 33-34) et, lorsque Lydie et
178
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

Hélène naviguent vers leur naufrage dans les « rapides blancs »


(ECS 50), « l’écume, en longs crachats blancs, file dans le
courant de plus en plus agité, tandis que le fracas devient
étourdissant » (ECS 104). Blanche est aussi parfois la brume,
qui fait corps, sous les yeux de Julien, avec la rivière : « La
brume persiste, légère et blanche, monte de la rivière »
(ECS 70). Après la mort de l’institutrice, tandis que s’élève
la « musique funèbre » (AC 28) de Clara, la rivière devient
« blanche, pareille à un champ d’écume blanche renversée »
(AC 29). À la fin du récit, alors qu’il s’apprête à quitter son
camp, le Lieutenant « regarde sans la voir la rivière frangée
d’écume qui charrie des branches cassées, des bouts de bois »
(AC 87). Le blanc de l’eau est en outre fréquemment associé
au brillant et au reflet. Les mouvements violents du torrent
suscitent des « images fantastiques » et dévoilent « un miroir
d’argent » (LT 63), la rivière Duchesnay est recouverte de
« vagues brillantes » (ECS 50) et la rivière de Sainte-Clotilde
est « luisante » (AC 24). Ainsi va l’eau vive hébertienne, dont la
profonde dichotomie oppose son paraître, sa surface, associés au
blanc, au brillant ou au reflet, et son être, sa profondeur, associés
au noir. Mais l’opposition de cette stratification aquatique n’est
qu’apparente car, comme l’a montré Rank, les valeurs rattachées
au reflet sont entretissées avec celles rattachées à l’ombre
(1973 : 75), si bien que, contextuellement et symboliquement,
le blanc, le brillant et le reflet de la surface ne sont, dans leur
instabilité même, que les indices de la traître menace d’une
profondeur à laquelle doit se confronter l’enfance hébertienne
dans son devenir identitaire. C’est ce que résume parfaitement
François lorsqu’il se penche au-dessus du torrent : « Fausse
paix, profondeur noire » (LT 31).
Le cours d’eau finit donc toujours par imposer sa profondeur,
mais une profondeur qui, fidèle au tropisme d’ambivalence
179
Le mal d’origine

qui parcourt l’œuvre hébertienne, présente deux valeurs en


apparence opposées. Tout d’abord, elle est la manifestation
d’une intériorité creuse. Dans « le Torrent », « [l’]eau avait
creusé le rocher », et d’une « terrasse » qui surplombe le cours
d’eau, François peut « [s’]imagin[er] la crique au-dessous,
sombre, opaque » (LT 31). Lydie invite Hélène à affronter les
rapides en affirmant que « [c]e n’est que le cœur sauvage de
la rivière à traverser » (ECS 102), et leur naufrage conduit les
deux adolescentes « au plus creux de la rivière » (ECS 106). Les
eaux hébertiennes s’approfondissent et s’excavent tant et si bien
qu’elles dévoilent une complicité tellurique, une relation étroite
et presque consubstantielle avec le cœur de la terre, que révèlent
par exemple, dans « Le Torrent », les « sources qui filtraient par
endroits » (LT 31). Dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le
Lieutenant anglais, cette connivence élémentaire est réaffirmée
par le « roulement d’eau [...] disparaissant soudain parmi les
multiples respirations de la terre » (AC 65). Les signifiés de la
rotondité et de l’intériorité creuse sont ici surdéterminés par
les connotations du terme « respiration » pour conférer à cette
eau tellurique une grande puissance vitale. C’est ainsi qu’ap-
paraît une eau matricielle, une eau-mère qui invite à relire les
investissements sémantiques analysés précédemment – bruits
et mouvements désordonnés notamment – pour leur donner leur
vraie fonction qui est de faire de l’eau vive l’expression privi-
légiée d’une énergie archaïque, des dynamismes élémentaires,
originaires et informels, porteurs dans un même élan de la vie
et de la mort.
C’est ce qui ressort notamment des représentations, quel-
que peu différentes, que les trois textes offrent de cette réalité
tellurique avec laquelle les eaux vives sont en secrète conjonc-
tion23. Dans « Le Torrent », au bord de la crique, « [l]e rocher
était limoneux » (LT 31). Mais la valeur originaire et matricielle
180
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

de ce limon, renforcée par la présence implicite mais évidente


de l’intertextualité biblique, est ici fortement contrariée par
la présence d’une minéralité plus agressive. En revanche, ce
tellurisme se déminéralise dans L’Enfant chargé de songes, où
il est représenté par « la vase […] au plus creux de la rivière »
(ECS 106), et s’euphémise encore plus nettement dans Aurélien,
Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, où « la pulsa-
tion de la rivière » (AC 65) se marie à la « terre qui fume son
haleine chaude » (AC 68) dans un même anthropomorphisme
euphorique.
D’autres éléments viennent confirmer cette hypothèse
d’une évolution de l’eau-mère vers une représentation moins
agressive, moins mortifère. Dans « Le Torrent », la profondeur
noire et la verticalité conjuguent leurs effets pour faire du cours
d’eau et de sa profondeur minérale un puissant appel à la chute.
Le texte associe ainsi les valeurs nyctomorphes et catamorphes
dans une remarquable convergence archétypale, qui conduit aux
images d’une monstruosité mortifère dévorante (Rank, 1973 :
150), déjà présente dans l’étymologie de « torrent », « torrens »
signifiant « dévorant24 ». Si bien que « l’écume crache jaune »
(LT 62) devant un François Perrault soudain pris de vertige :
« Quel saut de plusieurs centaines de pieds ! Quelle pâture
pour le gouffre qui devait décapiter et démembrer ses proies !
Les déchiqueter… » (LT 31.) Beaucoup moins prégnant dans
L’Enfant chargé de songes, le sémantisme de la chute ne se
retrouve guère que dans l’évocation des rapides que Lydie
s’apprête à « sauter » (ECS 102). Et si le thériomorphisme de
la menace des eaux vives n’est que discrètement lexicalisé
avec les « longs crachats blancs » (ECS 104) des rapides, le
schème de la dévoration n’en est pas moins présent, illustré
par les motifs de la crue et de la noyade. Et c’est à juste titre
que le docteur Fortin craint les « débordements de la rivière »
181
Le mal d’origine

(ECS 34), cette « voleuse d’enfant », complice de Lydie qui,


elle aussi, dans une sorte de confusion des rôles, « ravage les
bords de la rivière Duchesnay » (ECS 79). Le fils du forgeron
et la petite Hélène en font la cruelle expérience. Dans Aurélien,
Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, la rivière n’est
plus tout à fait ou n’est plus seulement cette bouche d’ombre
dévoratrice. Sa crue, qui constitue bel et bien un « désastre »
pour Aurélien, dont la « récolte [...] pourrit sur pied » (AC 67),
ne suscite chez Clara qu’une inquiétude vague qui la pousse à
« surveiller par la fenêtre la montée de la rivière sous la pluie,
comme on épie du coin de l’œil le lait qui bout sur le feu »
(AC 64). Et si cette différence de point de vue nourrit
l’ambivalence de la rêverie aquatique d’Anne Hébert, elle est
la confirmation de notre hypothèse selon laquelle l’eau vive est
un des vecteurs spatiaux les plus importants de la construction
identitaire d’un sujet mis en présence du monde hors du giron
de l’enfance.

La fonction dramatique du cours d’eau


Comme le rappelle Henri Mitterand, « [l]’espace est un des
opérateurs par lesquels s’instaure l’action » (1980 : 201). Le
cours d’eau hébertien n’échappe pas à cette règle et constitue
le point focal de la mise en récit de l’inscription du sujet dans
l’histoire d’une différenciation problématique.
La rencontre avec le cours d’eau met le personnage
hébertien en présence d’une altérité dont l’approche et la lecture
le révèlent à lui-même « comme devenant autre » (Landowski,
1997 : 88), revêtu d’une « altérité qu’il revendiquera d’autant
plus haut et fort qu’on cherche justement à la lui dénier » (ibid. :
73). Dans les récits choisis, cette conjonction identifiante fait
l’objet d’un arrangement syntagmatique qui mérite attention. Ce
182
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

qui frappe d’abord, c’est que le cours d’eau quitte le statut de


simple élément du décor pour intervenir dans la trame narrative
alors que le sujet se trouve dans un état de vacuité. Après le
coup porté par sa mère, François, devenu sourd, éprouve une
« disponibilité au rêve qui se montrait une sorte d’accompagne-
ment » (LT 27). De leur côté, après leur première rencontre avec
Lydie, Julien et Hélène sont « distraits » et « rêvent en silence
de la folle écuyère montée sur le cheval pommelé de Zoël
Ouellet » (ECS 54). Quant à Clara, elle « s’ennuie », après la
mort de son institutrice, « ne lit plus ni contes ni poèmes. Elle
ne révise plus dans sa tête le savoir légué par son institutrice »
(AC 34). Puis, quelques pages plus loin, elle se trouve contrainte
de rester à la maison « durant plusieurs jours à cause des orages »
(AC 63). C’est alors que l’eau vive se donne à voir, dans cette
vacance de l’être suspendu dans l’attente de quelque chose.
François, qui ne connaît des hommes que « le reflet mouvant
de [s]es propres traits » dans l’eau des « ruisseaux » (LT 10),
noue une relation privilégiée, presque contractuelle, avec le
torrent : « J’allais vers le mouvement de l’eau, je lui apportais
son chant, comme si j’en étais devenu l’unique dépositaire. En
échange, l’eau me montrait ses tournoiements, son écume »
(LT 30). Dans ce commerce singulier, le cours d’eau
s’actantialise sous la forme d’un destinateur dont la fonction
est de mettre en circulation les deux valeurs thématiques
essentielles que nous avons déjà évoquées : l’énergie violente
et les profondeurs obscures agissantes. Et, dans ce « miroir
originaire » (Durand, 1969 : 109), le sujet reconnaît sa propre
agitation passionnelle et se connaît, fasciné et terrifié, comme
être de désir. François acquiert ainsi la certitude que « [s]on sang
coulait selon le rythme précipité de l’eau houleuse » (LT 28)
et, sur un mode moins violent, « Clara en était venue à confondre
le propre battement de sa vie avec la pulsation de la rivière »
183
Le mal d’origine

(AC 65). C’est d’ailleurs au moment où la jeune fille jette


ce regard identifiant sur la rivière qu’elle éprouve le besoin
très significatif « de faire l’inventaire de sa personne, afin
de voir un peu clair dans la nuit grandissante » (idem). Mais
cette opération de reconnaissance et d’identification axiolo-
giques n’est pas, on s’en doute, synonyme d’accession à la
transparence. À la manière des objets transitionnels, le cours
d’eau cache autant qu’il révèle, et le monde des instincts que
découvre indirectement le sujet garde une opacité telle que Clara
« s’étonne de sa confusion et de son tumulte intérieurs, reflétés
en tourbillons dans la rivière en crue » (idem).
Le dispositif syntagmatique qui orchestre la projection
identifiante aquatique ne repose pas nécessairement sur une
mise en spectacle et un regard interprétatif subséquent. Ainsi
la conjonction identifiante entre Lydie et la mobilité violente
de la rivière n’est-elle pas le résultat d’une mise en œuvre nar-
rative, mais celui de données discursives et métaphoriques plus
superficielles. Lorsque Lydie forme le projet d’être le « mauvais
génie » de Julien et d’Hélène, « [u]ne vague de fond, sauvage et
jaillissante, la submerge » (ECS 59). Et par sa récurrence, son
« rire en cascade » (ECS 63, 98) ne peut manquer d’alerter le
lecteur sur sa secrète connivence avec la rivière.
Le savoir sur soi mis en place à l’occasion de cette rencontre
avec l’eau vive débouche sur des trajectoires individuelles
différentes selon les trois textes. Dans « Le Torrent », le cours
d’eau se comporte, d’abord, comme un anti-sujet, ses différents
prédicats devant le conduire naturellement à un faire destructeur.
Mais dans le cadre strict du récit, son programme narratif reste
limité à la compétence modale d’un « gouffre qui devait déca-
piter et démembrer ses proies ! » (LT 31.) La forme verbale
« devait » dit clairement que l’action du torrent est le résultat
d’une construction fantasmatique de François qui oriente le
184
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

point de vue dans ce passage. Autrement dit, la « [l]utte contre


l’eau » (LT 33) est totalement irréelle, même si elle constitue à
l’évidence une prolepse narrative qui comble par anticipation
l’ellipse finale. Quoi qu’il en soit, la première tentation de
François est d’opposer la répulsion et une certaine résistance à
l’entreprise de « domination » (LT 28) engagée par le torrent.
Mais le combat est d’autant plus inégal que la conjonction identi-
ficatoire suscite chez François une complaisance fascinée : « Je
me penche sur le gouffre bouillonnant. Je suis penché sur moi »
(LT 55). Par ailleurs, l’abandon au torrent est inéluctable dans
la mesure où il ne fait que conclure une longue série d’échecs
sur le chemin de la différenciation. Au début de la nouvelle,
François affirme qu’il « participai[t] de [sa] mère, tel un outil
dans ses mains » (LT 8), et, après la disparition de la grande
Claudine, c’est le même verbe, « participer », qui est à nouveau
convoqué pour signifier une osmose avec cette fois la nature
tout entière :
je suis identifié au paysage. Livré à la nature. Je me sens
devenir un arbre ou une motte de terre. [...] La pluie, le vent,
le trèfle, les feuilles sont devenus des éléments de ma vie.
Des membres réels de mon corps. Je participe d’eux plus que
de moi-même (LT 35).
Autrement dit, une fois « l’angoisse » (idem) et la peur
surmontées, cet « effroi [qui] seul différencie [s]es pas boueux
de la boue du sentier » (LT 36) et lui assure encore une part
d’humanité, François aspire à se livrer au torrent, dans une
« ultime démission aux forces cosmiques » (LT 35).
Mais cette dissolution, cette absorption dans des dynamismes
primitifs mal assumés revêt, comme beaucoup de dénouements
hébertiens, une relative ambiguïté. Lors de sa dernière
confrontation avec le torrent, François est livré à une apparition
185
Le mal d’origine

fantasmée des cheveux d’Amica dans une eau puissamment


ophélisée. Or le lexique utilisé, « voile de ténèbres », « enrou-
lement », ou encore « crochets » (LT 62), fait de l’invitation à
mourir que constitue toute ophélisation de l’eau un authentique
rapt. Et ce qui est volé à François n’est ni plus ni moins que
le désir qui, en tant qu’expression privilégiée de la différen-
ciation, jette ici ses derniers feux. Sensibles à l’odeur de ces
cheveux féminins qui « sentent l’eau douce des chutes et ce
parfum unique d’Amica » (LT 62-63), les sens de François
sont bel et bien en éveil. Mais, impuissant « à sortir de [lui] »
(LT 62), autrement dit à accepter son altérité d’être désirant, il
ne peut que se consumer dans une intransitivité mortifère : « Sa
tête arrachée, non, je n’en veux pas ! Elle tournoie comme une
balle ! Ah ! qui veut l’acheter ? Moi, j’ai déjà trop mis dessus ! »
(LT 63.) Il peut bien dès lors « jou[er], éveillé, avec les éléments
d’une fièvre qui s’apaise » (LT 62), car le feu du désir masculin
coupable l’abandonne, neutralisé par « l’indivision persécutive »
(Schneider, 1992 : 30) de la mère à laquelle François doit se
résigner en se livrant au torrent :
Ah ! je vois un miroir d’argent qu’on lui a donné ! Son visage
est dedans qui me contemple : « François, regarde-moi dans
les yeux. »
Je me penche tant que je peux. Je veux voir le gouffre,
le plus près possible (LT 63).
Le dynamisme aquatique fait donc ici l’objet d’une lecture
axiologique dysphorique : le retour à l’eau est abandon à une
féminité destructrice, contaminée par l’énergie maternelle origi-
naire dont le sujet n’a su se différencier, impuissant à transcrire
culturellement un désir d’être naturel hors de l’atemporalité
de l’enfance. On comprend dès lors pourquoi François voit
« [l]a maison, la longue et dure maison » de son enfance « se

186
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

déformer dans les remous », « l’eau fade » (LT 63) du torrent


apportant par la brûlure de son dessèchement la confirmation
de la dévastation maternelle. Reste que l’oxymore final, « ma
seule et épouvantable richesse » (LT 63), comme d’ailleurs
le maintien d’une conscience organisatrice et lucide jusqu’au
terme du récit, rappellent l’ambivalence déjà notée de cette perte
aquatique, comme si le personnage réintégrait en sous-main, au
plan mythique et symbolique, l’énergie vitale d’un dynamisme
originaire et élémentaire qui lui est refusée au plan individuel
et humain.
La syntaxe narrative développée autour du cours d’eau est
très différente dans L’Enfant chargé de songes. Tout d’abord et
parallèlement à l’atténuation du sémantisme de la dévoration,
la rivière occupe dans l’économie du récit une position moins
complexe, réduite finalement à un statut d’objet modal, en
ceci qu’elle permet au personnage d’accéder à un nouvel état.
Par ailleurs, l’expérience aquatique ambivalente de François
est en quelque sorte ici dédoublée et prise en charge par deux
trajectoires actorielles distinctes : celle d’Hélène et celle de
Lydie. La relation syntaxique qui unit les deux jeunes filles et la
rivière est globalement une relation de défi, installée par Lydie :
« Sauter les rapides, ma belle, il n’y a que ça au monde. Tenter
Dieu et le diable à la fois. Quel programme ! » (ECS 103.) En
ce qui concerne Hélène, la rivière doit lui permettre d’accéder
à de nouvelles valeurs, telles que l’autonomie, l’indépendance
par rapport à la mère, bref la différenciation. C’est ce que lui
souffle Lydie :
– Il faut que tu traverses ta peur, comme un cerceau de
feu, comme au cirque, tu sais bien. Après tu te sentiras forte
et grande, l’égale de ta mère, et tu pourras la regarder dans
les yeux et lui dire de se mêler de ses affaires (idem).

187
Le mal d’origine

Du point de vue de Lydie, la rivière s’inscrit dans un double


programme narratif : objet modal dans le cadre du défi et
adjuvant dans cet autre projet dont la visée, transcendant celle
du précédent, est de détruire la mère au travers de sa fille, d’aller
« au-delà de la vie et de la mort, jusqu’au mal fait à Pauline »
(ECS 103). À partir de là, deux trajectoires syntaxiques opposées
se mettent en place. La noyade d’Hélène renoue d’une certaine
façon avec l’échec de François en sanctionnant dysphorique-
ment sa quête : son projet de différenciation aboutit, comme
pour le héros du « Torrent », à un retour à la Grande mère indif-
férenciée, à la fois aquatique et tellurique. Les « mousses vertes,
gluantes, qui la recouvrent peu à peu comme une seconde peau »
(ECS 106) ramènent Hélène dans la viscosité du sein maternel,
enveloppant et dévorateur. Car ce voyage « dans l’intimité de
la mort », là où « l’odeur fade de l’eau, sa fureur souveraine
remplacent tout air respirable » (ECS 104), n’est que le pendant,
élémentaire et paroxystique, de l’asphyxie individuelle et sociale
imposée par Pauline. En revanche, l’expérience de la noyade
telle qu’elle est vécue par Lydie est discursivement contaminée
par le rappel d’un traumatisme de l’enfance. En effet, la jeune
fille revit dans les rapides l’offense imposée par sa mère qui
la livrait aux regards d’adultes vicieux : « Il lui semble qu’on
l’applaudit à tout rompre dans le tapage de l’eau, tandis qu’une
voix indifférente et mondaine compte les secondes » (ECS 106).
Et ce rapprochement ne doit rien au hasard puisque déjà, dans sa
mémoire, les applaudissements de ces adultes étaient comparés
à un « bruit de torrent dévalant sur elle » (ECS 57). Cet écho
discursif donne à la résurgence traumatique une coloration
nettement cathartique qu’illustre la position fœtale adoptée
par Lydie dans la cabane d’Alexis : « Elle se calme peu à peu
et s’endort, toute recroquevillée, comme dans le ventre de sa
mère » (ECS 107). Renaissance donc d’un personnage qui, loin
188
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

de s’abandonner à cette énergie féminine-maternelle originaire


que métaphorise l’eau vive, s’en libère dans le vomissement :
« Toute la rivière à cracher, pense-t-elle, et sa vie qui vient avec
dans un flot de bile » (ECS 106). Amère mais salutaire, cette
expulsion vitale désencombre l’être dans le consentement à la
libre respiration de la vie profonde que confirme la demande
de Lydie à Alexis : « Lâche les chevaux du champ municipal »
(ECS 108).
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais
scelle, on l’a dit, une forme relative de réconciliation de la
femme hébertienne avec les eaux vives. La rivière continue
certes à y tenir un rôle d’anti-sujet et développe un programme
narratif dysphorique dont le père de Clara fait les frais. Et il y a
dans ce roman des contiguïtés qui posent des équivalences :
Il [Aurélien] appréhende l’instant où il lui faudra prendre une
décision au sujet de la catastrophe imminente, causée par la
montée des eaux.
Elle est la fille unique et lui le père unique, et elle se
prépare à le trahir en secret (AC 64).
La répétition de l’adjectif « unique » met l’accent sur le passage
de l’unité à la pluralité, de l’enfance osmotique à l’individuation
différenciée, sous la forme d’une trahison que la confrontation
avec la rivière en crue met en scène de façon décalée, oblique.
Le mot « catastrophe » indique d’ailleurs, par son étymologie,
que l’entrée dans l’histoire individuelle est toujours une chute,
même dans les récits les moins sombres. L’apparition de « la
petite face brûlée de sa fille » (AC 86) au milieu des terres
ravagées par la rivière rappelle à Aurélien l’union si spéci-
fiquement hébertienne de l’eau dévoratrice et du feu pour
métaphoriser la découverte de l’énergie primitive du désir
qui, dans un même mouvement, anéantit le jardin d’enfance et
189
Le mal d’origine

émancipe dans la différenciation. Cependant, contrairement à


ce qui se passe dans les deux autres textes, l’héroïne n’affronte
pas physiquement les puissances aquatiques. Bien plus, la crue
lui « emplit le cœur de joie irrépressible » (AC 67) et la montée
des eaux, débarrassées à ses yeux de tout imaginaire catamor-
phe, va de pair avec l’attente euphorique d’une réalisation
harmonieuse de soi. Clara se met à l’unisson des forces cos-
miques, réussissant la miraculeuse continuité du dehors et du
dedans, dans « le jaillissement de sa vie hors d’elle-même et
le don entier de sa petite personne singulière et farouche »
(AC 35). Nous sommes loin de François le raisonneur : « sans
pensée ni réflexion », Clara est « réduite au seul mouvement
du sang de la terre en elle et autour d’elle dans la campagne »
(AC 45), et s’abandonne avec confiance à la vie des sens et aux
instincts vitaux. Il n’y a cependant dans ce récit nul angélisme,
et les hommes continuent « de blesser mortellement les filles »
(AC 38). Mais grâce à sa liaison avec le Lieutenant, il s’agit bien
plutôt pour Clara d’accepter sereinement un ordre des choses,
au prix de la souffrance paternelle : « Elle l’a laissé faire ce
qu’il voulait faire d’elle. Elle a appris de lui ce qu’elle devait
apprendre de lui, de toute éternité » (AC 81).

L’eau déclinée sur le mode maritime : Les Fous de Bassan


La mer offre dans Les Fous de Bassan des investissements
sémantiques et des fonctionnements syntaxiques très proches
de ceux que développent les eaux vives. Dépassant le statut de
simple circonstant, elle ressortit elle aussi à la construction du
soi en définissant un régime de présence au monde.
Tout d’abord, l’océan qui borde « cette terre de taïga »
(FB 14) sur laquelle se déroule l’enfance des trois principaux
protagonistes que sont Olivia, Nora et Stevens, affiche
190
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

l’ambiguïté, voire la duplicité propre à l’eau hébertienne. Ainsi,


en surface, « [l]a mer miroite » (FB 204), et l’on sait que ces
reflets disent la menace des sombres territoires des profondeurs
dont la puissante et primitive énergie, sans cesse en mouvement,
trouve un écho à peine affaibli dans la vague :
Toute une masse profonde et épaisse fermente et travaille
par en dessous, tandis que la vague se forme à la surface, un
pli à peine, puis une muraille d’eau monte, se lève, atteint
son apogée, très haute, puis se cabre, mugit, éclate, se jette
sur la grève, s’affaisse en une frange d’écume neigeuse sur
le sable gris de Griffin Creek (FB 204-205).
Progressivement, au fil de la phrase, l’énergie maritime
s’exprime et s’amplifie, à la manière d’« une bête, étendue sur
le dos, follement vivante, agitée par le flux et le reflux de son
sang énorme » (FB 60). Avec son « ventre profond d’eau et de
sable » (FB 166), la mer affiche son étendue matricielle de mère
primitive dont le sang nourrit des « secrets, camouflés d’écume »
(FB 182). Chacun des personnages participe peu ou prou à
cette personnification de la mer en parsemant son discours de
termes dont l’anthropomorphisme est sans ambiguïté. C’est par
exemple Stevens, qui est sensible à « son haleine large et salée »
(FB 57), ou encore Perceval, qui est à l’écoute de son « souffle
rauque » (FB 186). Mais la métamorphose prend son aspect le
plus achevé sous les yeux d’Olivia, laquelle « regarde l’étendue
de l’eau, à perte de vue, se gonfler, se distendre comme le ventre
d’une femme sous la poussée de son fruit » (FB 204). Tant et si
bien d’ailleurs que se brouillent les frontières, la mer et la mère
fusionnant dans le court-circuit lexical d’une nostalgique et
poétique mélopée : « Mes grand-mères d’équinoxe, mes hautes
mères, mes basses mères, mes embellies et mes bonaces, mes
mers d’étiage et de sel » (FB 218). Mais ce lyrisme ne doit pas
191
Le mal d’origine

faire illusion : le ventre étant « le microcosme euphémisé du


gouffre » (Durand, 1969 : 130), la mer emprunte aussi à la mère
son pouvoir d’engloutissement25, l’autre face de sa puissance
fusionnelle. Encore enfant, alors qu’elle rentre de la pêche dans
la charrette de son oncle John, Nora pressent les potentialités
agressives de cette « materia primordiale » (ibid. : 256) qui
semble sourdre du cœur même de la terre : « La marée ne nous
attaque pas de front, mais insidieusement, par en dessous, tout
d’abord souterraine elle monte bientôt à la surface » (FB 114).
Quant au pasteur Nicolas Jones, parvenu au terme d’une vie
chaotique, il associe la végétation et l’océan dans une seule et
même menace :
La nuit obscure est pleine d’appels d’arbres et de végétation
triomphante en marche vers le cœur pourri de cette demeure.
Du côté de la mer même avancement victorieux, en larges
lampées de sel et d’écume sur le sable (FB 32-33).
L’autre manière de donner corps et sens à cette menace
liée à l’énergie engloutissante de la mer consiste à l’associer
à la lune. Les reflets qui affectent la surface de l’eau sont, par
exemple, comparés à des « petits miroirs agités doucement sous
la lune » (FB 204) ; par ailleurs, tous les personnages-narrateurs
s’accordent à rappeler la présence envahissante de la lune le soir
du meurtre des deux cousines. La clef de cette conjonction se
trouve sans aucun doute dans la manière dont Olivia évoque
ses derniers instants de vie terrestre, après son départ de chez
sa cousine Maureen :
La porte est grande ouverte sur la nuit blanche de lune. Nora
et moi passons le seuil de la porte, disparaissons dans la nuit.
Basculons dans le vide. À jamais. Tout le reste n’est qu’effet
de lune sur la mer, grande furie lunaire sur la grève déserte
(FB 212).

192
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

Discursivement, le viol et le meurtre des deux cousines se


trouvent assimilés à un « effet de lune sur la mer26 ». Loin
d’être affaiblie par la formule restrictive, la tragédie prend
au contraire sa véritable portée dans la mystérieuse intelli-
gence entre le reflet et cette « grande épiphanie dramatique du
temps » (Durand, 1969 : 111) qu’est la lune. La mer se trouve
inscrite de la sorte à la croisée d’une constellation de motifs qui
viennent surdéterminer symboliquement son ambivalence de
mère dévoratrice27 dans laquelle semble devoir retourner toute
vie engagée dans la durée différenciatrice. Ainsi va la rêverie
hébertienne, dont l’intuition profonde renoue avec les structures
fondamentales de l’imaginaire, qui associent l’eau à la mort
lunaire par l’intermédiaire du sang menstruel, pour en faire une
« image de la “Mère terrible” » et, au-delà, une représentation
« des périls de la sexualité » (Durand, 1969 : 113).
Du point de vue de la syntaxe narrative, la mer s’instaure
sujet de monstration et en cela n’échappe pas à la fonction
essentielle dévolue à l’eau hébertienne. « [H]abitué depuis
[s]on enfance à avoir sous les yeux la ligne de l’eau » (FB
57), Stevens Brown est représentatif de toute sa communauté,
qui n’existe que dans cette relation osmotique avec la mer :
« nul n’ignore, pour l’avoir fréquentée depuis l’enfance, le
roulement profond de son cœur, également perceptible à notre
poignet, dans son battement vivace » (FB 121). Pour reprendre
la belle expression de Merleau-Ponty, nous assistons là à une
« réflexivité du sensible » (cité par Landowski, 1997 : 110) :
le sujet-spectateur et le monde regardé se voient attribuer par
une sorte de contagion lexicale le même prédicat axiologique
de l’énergie primitive. Mais cette conjonction identifiante à
l’élément marin ne suffit pas à rendre compte du régime de
présence à soi et au monde, placé sous le signe de l’absorption
bien plus que de l’adhésion28, qui fait la singularité des Fous de
193
Le mal d’origine

Bassan. De fait, le spectacle du dynamisme maritime débouche


sur une identification substantielle qui n’est, paradoxalement,
qu’une forme d’absence du sujet au monde. C’est ce constat
qu’établira Stevens au soir de sa vie pour en faire une loi univer-
selle : « L’abîme de la mer nous contient tous, nous possède tous
et nous résorbe à mesure, dans son grand mouvement sonore »
(FB 247). Et, une fois encore, l’innocent Perceval donne la clef
du problème :
Le vent a mangé le soleil. Plus de soleil le matin qui se lève
à l’horizon là où se trouve la source du soleil. L’est occupé
par le vent. Le vent étouffe le soleil qui ne paraît plus
(FB 186).
La référence à l’ascension du soleil à partir d’une « source »
marine fait de cet astre la représentation symbolique de la
masculinité, conçue comme une émanation différenciée de
l’entité originelle féminine-maternelle et condamnée comme
telle à être dévorée par le « souffle rauque » (idem) de la mer
qu’est le vent. C’est cette circularité vertigineuse qu’illustre
particulièrement Stevens Brown. En se conformant au « désir
fruste » (FB 244) des gens de Griffin Creek, il est l’instrument
de la rupture de la mythique unité originaire que soulignait
admirablement Nora, au seuil de son engagement dans le temps :
« j’habite le soleil comme une seconde peau » (FB 111). Le viol
d’Olivia, au cours duquel Stevens cherche « cette conque marine
et poissonneuse au milieu d’Olivia, telle une vase profonde qu’il
faut atteindre coûte que coûte » (FB 248), est l’habillage narratif
de ce retour à l’indifférencié originel aquatique, de cette perte
en mer, écho certain et inévitable de la perte de la mère. Vecteur
et point d’aboutissement du processus de différenciation, l’acte
sexuel ne conduit paradoxalement qu’à une fusion dans une
entité féminine-maternelle primitive perçue désormais comme
194
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

mortifère29. Et cela est si vrai que le très probable suicide à venir


de Stevens est évoqué métaphoriquement sous la forme d’une
noyade dans une mer fantasmée puissamment invasive :
J’éprouve la tension de l’eau dans ma tête, sa violence
contenue. Son éclatement subit. Nul bruit de verre cassé
pourtant. Cela se passe comme si la vitrine en se rompant
devenait elle-même liquide. L’eau s’échappe partout dans la
pièce. Les embruns mouillent mon visage (FB 240).
Un tel achèvement ne saurait surprendre, déjà en quelque sorte
programmé par cette menace si singulièrement formulée que
laisse planer sur son enfant la mère hébertienne, persuadée
qu’« [e]lle seule possédait le pouvoir de le noyer ou de lui
permettre de vivre » (ECS 35). Et l’enfant se méfie de cette
obscure tentation, à l’image de Perceval s’interrogeant sur le
comportement de sa grand-mère à l’égard d’Olivia et de Nora :
« Les avait emmenées au large toutes les deux ? Pour les perdre.
Les noyer comme des chatons nouveau-nés ? » (FB 166.)
Ce retour à l’entité matricielle de la mer-mère prend des
formes et des significations différentes chez les personnages
féminins. « Vivre ! Quelque part cependant, est-ce au fond de
la terre, l’ordre de mort est donné » (FB 220), note Olivia, qui
suggère par la proposition incidente interrogative sa soumission
à un ordre cosmique régi par la loi énoncée par Stevens. Mais
ici la défaite de la femme est euphémisée par le consentement
serein à une nouvelle forme de présence, « sans bruit et sans
effort », « là où il y a des palais de coquillages, des fleurs
étranges, des poissons multicolores, des rues où l’on respire
l’eau calmement comme l’air » (FB 208). Car contrairement à
l’homme qui demeure prisonnier d’un désir intransitif, à l’instar
d’un Stevens uniquement occupé à « mesur[er] [s]on corps
d’homme » (FB 60), les femmes ne se départissent pas de leur
195
Le mal d’origine

relation privilégiée avec ce monde sensible qu’Olivia ne quitte


finalement jamais :
Exister si fort en joie à Griffin Creek, [...] que l’herbe, les
arbres, les clameurs, la lumière, l’eau et le sable tout à côté,
les oiseaux qui passent en criant au-dessus de nos têtes
existent avec nous, dans un seul souffle (FB 213).
Mais le prix à payer est celui d’une impossible histoire avec
l’homme car « ni lune ni soleil ne peuvent plus […] atteindre »
(FB 225) Olivia, devenue « Olivia de la Haute Mer ».

VERS UN ÉLARGISSEMENT DE LA CONFIGURATION


IDENTIFIANTE AQUATIQUE

La très grande richesse poétique des récits d’Anne Hébert


tient pour beaucoup à l’agencement si singulier de différentes
strates métaphoriques et symboliques unies par des liens
mouvants et subtils, une incessante circulation de sens dont
les modalités doivent être établies. Apparemment hétérogènes,
les motifs de l’eau, de la pluie et du cheval se surdéterminent
mutuellement et sont en vérité profondément congruents dans
la manière dont l’imaginaire hébertien dynamise les parcours
identitaires des personnages.

La pluie comme prélude ambigu au drame aquatique


Pour accéder à leur pleine signification tant symbolique que
narrative les eaux vives ont besoin de l’intervention du motif
complémentaire de la pluie. D’une certaine manière, l’arrivée de
la pluie sonne les trois coups du drame qui va se jouer entre l’en-
fant hébertien et l’eau. Alors qu’il se prépare à « l’intégration
définitive à la furie des chutes », François note que « [l]es
196
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

sources du rocher coulent renforcées par les pluies récentes »


(LT 55) ; le début des aventures de Lydie et des enfants
Vallières est également placé sous des auspices pluvieux : « La
pluie est venue tout d’un coup, s’est installée, jour et nuit, sur le
paysage » (ECS 54) ; dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le
Lieutenant anglais, l’arrivée d’une pluie orageuse isole Clara,
et « dans la campagne noyée de pluie » (AC 63-64) mûrit sa
décision de devenir « la femme du Lieutenant anglais » (AC 68).
Dans Est-ce que je te dérange ?, la pluie n’est présente que
métaphoriquement lorsque Delphine parcourt la ville en com-
pagnie de Stéphane : « toute la vie était versée sur elle en pluie,
sans qu’elle s’en aperçoive, comme de l’eau sur le dos d’un
canard » (ED 40). C’est dire au passage qu’il s’agit peut-être
là d’un des romans les plus sombres de la romancière, car les
personnages, enfermés dans la dérive de la fuite et de l’absence,
ne semblent même pas avoir accès à la crise potentiellement
positive de l’éveil pulsionnel qu’initie la pluie. En revanche, Un
habit de lumière renoue avec une présence effective de la pluie
et, lors de sa première visite, les « grandes vitres ruisselantes de
pluie » (HL 85) du loft de Jean-Éphrem de la Tour offrent au
regard émerveillé de Miguel les mille reflets de la ville.
La première fonction de la pluie, mais aussi de la brume qui a,
de ce point de vue, sensiblement la même valeur, est d’introduire
dans le paysage d’enfance une opacité qui contredit sa pseudo-
transparence et prélude à son inévitable dissolution dans l’aventure
aquatique proprement dite. Pluie et brume sont les signes tangi-
bles de l’entrée du personnage hébertien dans une temporalité
dont la nouveauté n’a d’égale que la ténébreuse menace. Cet effet
d’annonce est parfaitement noté par Stevens :
Bien avant la tempête quelques petits signes nous ont été
donnés. Tout d’abord un changement presque imperceptible

197
Le mal d’origine

de la lumière, puis de longues journées d’étoupe blanche et


froide. Un brouillard à couper au couteau (FB 101).
Puis viendra la tempête au cours de laquelle le village tout
entier, désancré, semble se dissoudre, comme par anticipation,
dans l’océan : « Le village s’est mis à flotter comme une île à la
dérive avec sa montagne, ses champs, ses maisons, ses bâtiments
désormais sans ancre, ni rien pour les retenir » (FB 102). À
Duchesnay, quelque temps avant le drame, la pluie « couvre
d’un rideau gris à peine transparent » (ECS 54) tout le paysage,
avant que ne disparaisse la « campagne noyée de brume »
(ECS 70). Obscure mais indiscutable collusion des éléments,
qui viennent contrarier le projet maternel de Pauline visant à
« maintenir la plus parfaite transparence entre ses enfants et
elle » (ECS 36). Chez Clara, cette opacité qu’apporte la pluie
est à l’unisson de celle qui affecte sa vie intérieure :
Quelque chose se décide à l’instant même dans la campagne
noyée de pluie, quelque chose de sourd et d’aveugle, de
terriblement opaque, dont elle ne voit ni le commencement
ni la fin, et qui la concerne (AC 63-64).
« Pas encore né » (HL 83) quand il entre dans le loft battu par
la pluie, Miguel Almevida y fait l’expérience de la « minute
de vérité » (HL 87) de Jean-Éphrem de la Tour et découvre,
grâce à un portrait, les abîmes que révèle sa fascination pour
son amant :
Il a peur sans doute du noir et du vide autour de lui, peur de
moi surtout. Mais jusqu’à la fin du monde, il ne pourra s’em-
pêcher de faire ce qu’il faut faire pour avoir peur (HL 88).
Selon Gilbert Durand, les eaux vives et la pluie relèvent du
même schème de l’animé et suscitent l’angoisse, « spécialement
une angoisse devant tout changement, devant la fuite du temps
198
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

comme devant le “mauvais temps” météorologique » (1969 : 88).


Pauline Vallières illustre parfaitement cette inquiétude sourde
face à la pluie. Lorsque Hélène rentre à la maison après
avoir découvert et lu la première lettre de Lydie, sa mère
l’accueille avec colère : « – D’où viens-tu ? […] Quelle idée
de se promener sans imperméable par un temps pareil. Où est
ton frère ? » (ECS 69.) Et voilà bien encore une fois à l’œuvre
le tropisme d’ambivalence, car si la pluie inquiète, c’est préci-
sément parce qu’elle permet à l’enfant hébertien d’entrer dans
un univers où le corps se met à exister, où l’eau éveille la vie
des sens et le feu du désir. De son côté, après avoir pris la lettre
de Lydie, Julien veut « mettre le plus d’espace possible entre sa
mère et lui », marche sous la pluie et « [l]a brume […] imprègne
son visage, ses mains » (ECS 70). Il a alors le sentiment « que
tout son corps brûle sous les vêtements mouillés » (idem) et
finira par sombrer dans une fièvre réelle, que la métaphore
aquatique associe à une noyade dans les eaux troubles du
désir :
Pauline [...] recueille chacune des paroles extravagantes qui
crèvent comme des bulles à la surface d’un étang obscur
et profond. Un seul mot distinct se détache de ce magma,
reconnaissable et détesté entre tous, le nom de Lydie,
prononcé à plusieurs reprises (ECS 77).
L’excitation du corps sous l’action de la pluie prend une
forme superlative dans Les Fous de Bassan. Livré à « une
sorte d’ivresse » (FB 101) qui « n’[a] rien à voir avec la dive
bouteille » (FB 102), « emporté par la fièvre » (FB 101), Stevens
n’est plus maître de son corps, réduit à une oralité pulsionnelle et
habité par une vibrante énergie élémentaire très rimbaldienne :
« J’étais fou et libre comme le vent et je soufflais par la bouche,
par le nez, un grand souffle vivace et fort semblable au vent »
199
Le mal d’origine

(FB 102). Sous l’action d’ignition de la pluie et de la tempête,


Stevens entre dans la « grande exaltation » (FB 103) d’une
circulation universelle de forces dont les risques sont immenses.
« [D]élivré de toute pesanteur, comme un bouchon de liège »
(FB 102), il est conduit aux limites de l’humain30, dans l’altération,
la perte de soi : « j’y ai gagné une sorte d’attendrissement sur
moi-même comme si je tenais dans mes mains mon cœur
déraciné, sa pulsation chaude à découvert » (FB 103).
L’olfactif tient une place essentielle dans cet éveil du corps
et de la sensorialité sous l’effet de la pluie. Face à sa mère
mourante qui « se débat trop loin à présent pour qu’on puisse
l’atteindre » (MS 204), la petite Marie impose par son compor-
tement son avidité de vivre envers et contre tout : « L’odeur
forte de la terre saturée d’eau, la fraîcheur de la pluie sur ses
joues, le chant triomphant des chutes, au loin, Marie renifle à
petits coups furtifs » (idem). Et la nouvelle se clôt de manière
très significative sur cette offrande sans pareille d’une nature
odoriférante euphorique : « La beauté odorante de la plaine,
murmurante d’eau et d’insectes, a repris son chant de paix »
(MS 206). Au retour de sa fille trempée, Pauline s’inquiète à
raison de son odeur : « Tu sens la pluie et les feuilles mortes, ma
fille, que c’est pas croyable » (ECS 69). Et, au-delà de son cas
personnel, c’est la communauté tout entière de Duchesnay qui
semble concernée par la mutation qui s’amorce chez les enfants
Vallières, avec « [l]’odeur de la terre mouillée » (ECS 54)
qui se répand partout. La pluie soulève des exhalaisons pro-
fondément telluriques, comme si elle n’avait d’autre rôle que
de placer le désir émergent dans une irréfutable continuité
naturelle. C’est ainsi que, dans Aurélien, Clara, Mademoiselle
et le Lieutenant anglais, l’ambiguïté de la syntaxe de la phrase
traduit la collusion, dans le désir du Lieutenant, de « l’odeur de
200
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

la terre mouillée » (AC 61) et de celle de Clara, pour susciter


une même impulsion sauvage :
La furieuse pluie d’été réveille le cœur noir de la terre, lui
tire des entrailles son souffle originel, emplit les narines, la
gorge et la poitrine maigre du Lieutenant. Ainsi hier la petite
ramasseuse de fraises était-elle odorante comme la terre,
pleine d’effluves sauvages (idem).
Cette « suprématie soudaine de l’odeur » (Schneider, 1992 :
61) est un rappel de l’univers maternel atemporel et fusionnel
dont elle est, on l’a dit, le mode de perception privilégié.
Corrélation parfaitement explicable dans la mesure même
où, comme l’a souligné la psychanalyse, « l’odorat [est] le
registre sensoriel qui a subi le plus durement l’effet répressif
du refoulement » (ibid. : 61)31. Son retour sur le devant de
la scène souligne bien le défi de cette mutation : entrer dans
l’ère de l’individuation en prenant le risque d’un désir sans
cesse menacé par un retour régressif et violent vers le principe
féminin-maternel dont il est issu s’il ne trouve pas à se fixer
et à se canaliser dans une transitivité intersubjective assumée.
Lorsque Lydie arrive au magasin général, « [e]lle est si trempée
qu’elle dégouline de partout par terre » et Julien et Hélène
« peuvent respirer son odeur de laine mouillée » (ECS 55). La
pluie est, pour la jeune fille, comme la « palette de chocolat »
(idem) qu’elle dévore, une véritable gourmandise qui la fait
s’écrier : « – La pluie, la pluie, c’est le fun, le fun, moi j’aime
ça ». Mais elle ajoute aussitôt : « à mort » (ECS 58). Loin d’être
une formule convenue, ces derniers mots doivent être compris
littéralement, ainsi que nous y invite d’ailleurs le sombre
présage de la prolepse narrative située quelques lignes plus haut,
où Lydie est évoquée telle qu’elle reviendra, des années plus
tard, dans les rêves de Julien : « Ses cheveux collés à son crâne
201
Le mal d’origine

lui donnent l’air d’un bonze tondu. Julien devait la retrouver


ainsi bien plus tard, dans ses rêves, et elle avait une petite tête
de mort » (ECS 55). Dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et
le Lieutenant anglais, la pluie et les odeurs qu’elle suscite se
dépouillent en partie de leur valeur mortifère : « Clara dort,
tandis que le crépitement léger de la pluie, sur les feuilles et
sur le toit, pénètre sa nuit, la berce doucement, se glisse jusque
dans ses songes les plus étranges » (AC 89). Toutefois les
dernières lignes du roman laissent éclater l’ambiguïté de cette
réconciliation avec une énergie désirante qui garde malgré tout
l’étrangeté inquiétante et menaçante que pressentait le père.
On y voit en effet le Lieutenant quitter Valcour « à grands
pas dans la campagne ruisselante. Devant lui, à l’horizon, une
vague lueur, sous une masse de nuages gris. Cela ressemble au
jour » (AC 90). Paysage puissamment dysphorique : l’adjectif
« vague » et le verbe « ressemble » donnent à cette sortie de la
nuit un subtil halo d’incertitude : le Lieutenant n’a sans doute
pas appris comme Clara et reste encore prisonnier de la nuit
de son enfance.

Le cheval et la révélation de la vie profonde


Que l’œuvre d’Anne Hébert inscrive les motifs de l’eau et du
cheval dans une même constellation sémantique et symbolique
ne doit pas surprendre. L’un et l’autre ont en commun un même
soubassement mythique qu’a décrit Gilbert Durand (1969 :
78-79) et qui relève du schème de l’animé, du mouvement
violent et désordonné. Leur cohabitation au sein de la configura-
tion identifiante que nous décrivons trouve sa justification dans
l’imaginaire thériomorphe qui les sous-tend et qui manifeste
l’angoisse devant le désir impétueux, inscrit par nature dans le
202
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

temps mortel32. C’est ce que prédit avec raison Nora dans Les
Fous de Bassan :
Mon oncle Nicolas, ma tante Irène, Stevens, Perceval, Olivia
et moi serons tous emportés par le mouvement de notre
propre sang, lâché dans la campagne, au grand galop de la
vie et de la mort (FB 121).
Ce substrat mythique et symbolique explique que l’eau et le
cheval se voient attribuer discursivement des prédicats et des
investissements sémantiques souvent similaires. Le premier
de ces investissements communs relève naturellement de
l’isotopie du bruit violent. François perçoit le torrent et le
cheval Perceval33 d’une manière identique, le bruit de l’un
étant strictement assimilé par le texte à celui de l’autre : « Je
quittais l’écurie, la tête et les oreilles battant d’un vacarme
qui me rendait fou. Toujours ce ressac d’eau et d’orage »
(LT 30). Mais c’est aussi par son aspect extérieur, ses couleurs
et ses reflets que le cheval hébertien se rapproche de la rivière.
La « belle robe noire aux reflets bleus » (idem) de Perceval est
pleine d’« écume » (LT 29). Il en ira de même du cheval monté
par Lydie dans L’Enfant chargé de songes, qui « reflèt[e] sur sa
robe frémissante le ciel et les nuages agités » (ECS 44).
En empruntant à l’eau noire son indomptabilité, son vacarme
et sa violence désordonnée, le cheval Perceval, dans « Le
Torrent », renoue avec « le grand symbole du cheval infernal »
(Durand, 1969 : 78), qui unit la noirceur et la puissance
mouvante, imprévisible, du feu destructeur. Aussi « cette bête
frémissante » (LT 29) offre-t-elle au regard « [d]es courants
électriques [qui] parcour[ent] son épine dorsale » à la manière
de l’« orage » (LT 30). Narrativement, sa libération coïncide
avec la mort violente de la grande Claudine ; il devient alors
tout simplement « la bête » (LT 32), celle dont l’évocation
203
Le mal d’origine

donne à lire en filigrane le texte de l’Apocalypse : « La bête


a été délivrée. Elle a pris son galop effroyable dans le monde.
Malheur à qui s’est trouvé sur son passage » (LT 34). En se
remémorant le moment de la libération de Perceval, François
s’interroge en des termes qui ne laissent aucun doute : « À quel
mal voulais-je rendre la liberté ? » (LT 33.) Le cheval est bel
et bien ici la manifestation et le symbole de l’instinct potentiel-
lement destructeur. Dans Les Fous de Bassan, la présence du
cheval est plus discursive que figurative mais garde toute sa
signification. Par son nom, le frère de Stevens, Perceval, nous
ramène au cheval du « Torrent ». Comparé d’ailleurs à « un
cheval au galop les naseaux fumants » (FB 83), le jeune innocent
est bien celui qui donne l’image la plus juste de la représentation
hébertienne de ce désir que métaphorise le cheval : une dilatation
de l’être qui cherche à rompre avec l’univers parental, à s’ouvrir
au flux naturel par l’éveil pulsionnel de ces zones sensibles que
sont l’épiderme et l’oralité, de ce que la psychanalyse appelle
le « respir » :
Il a beau courir à perdre haleine sur la grève, entre ciel et
terre, goûter l’embrun salé sur ses lèvres, se laisser envahir
par le brouillard, l’avaler par tous les pores de sa peau, s’en
emplir les yeux, le nez, les oreilles et la bouche, il ne réussit
jamais à échapper à la vigilance de ses parents (idem).
Dans L’Enfant chargé de songes, le cheval revêt une
présence figurative et apparaît dans un premier temps associé
à la nuit et au mal, comme dans « Le Torrent ». De fait, les
« empreintes fraîches de sabot ont été découvertes au matin » et
le texte renoue ici avec le mythe ancien du coursier d’épouvante,
puisque chacun, dans la communauté de Duchesnay, retrouve
son cheval « fourbu et couvert d’écume, comme après une longue
course » (ECS 41). Les relations que le cheval entretient dans
204
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

ce roman avec le feu de la forge et les évidentes connotations


infernales de ce « mystère redoutable, célébré [...] dans des
gerbes d’étincelles et des piaffements sauvages » (ECS 62),
donnent confirmation de cette lecture. D’ailleurs les habitants
de Duchesnay ne s’y trompent pas et, à leur demande, « [l]e curé
s’est mis à bénir les écuries et les chevaux, accompagnant ses
bénédictions de prières appropriées » (ECS 41).
Comme l’eau, le cheval est établi pour le jeune sujet
hébertien en vecteur d’identification grâce aux choix de focali-
sation des textes. Il est en effet l’objet d’un regard qui autorise
des descriptions dont la fonction essentielle est de permettre « un
commentaire évaluatif » (Hamon, 1993 : 202) qui informe plus
sur l’idéologie de l’actant-observateur que sur l’objet regardé.
Ainsi, dans « Le Torrent », Perceval est vu par le regard fasciné
de François qui le valorise positivement. Cela se traduit discur-
sivement par la présence d’un lexique relevant de l’isotopie de
l’admiration : « enchantaient », « enviais », « délectais », etc.
(LT 29). Or ce lexique de la fascination valorisante n’est là que
pour signaler la transformation narrative du cheval en un objet
modal susceptible de permettre au sujet d’objectiver et d’iden-
tifier un vouloir être. De fait, au plan axiologique, le regard
de François attribue au cheval un certain nombre de valeurs
qui relèvent pour l’essentiel de l’énergie, de cette énergie qu’il
perçoit, par exemple, dans la « présence réelle, physique, de la
passion » (LT 30) qu’offre Perceval, dans sa résistance acharnée,
sa volonté de ne pas se laisser « mater par la grande Claudine »
(LT 29). Or ce sont précisément ces valeurs auxquelles aspire
François, qui voit dans « cette bête frémissante [...] l’être de
fougue et de passion qu[’il] aurai[t] voulu incarner » (idem). Il
en va de même pour Julien qui se sent irrésistiblement attiré par
la forge et par le spectacle fascinant d’un « jeune cheval alezan
qui se débat et refuse de se faire ferrer » (ECS 62). Révélateur
205
Le mal d’origine

et emblématique des forces obscures primitives qui habitent le


jeune garçon, le cheval réapparaît sur le mode du fantasme dans
les poèmes destinés à Lydie :
Nous entrerons dans des villes splendides
Flambant nus
Montés sur des coursiers d’épouvante (ECS 67).
La survenue du désir crée chez le personnage hébertien une
impossible coïncidence entre le vouloir être et le pouvoir être.
C’est donc au cheval, promu au rang de catalyseur narcissique,
que revient la fonction de résoudre la tension en construisant une
identité de substitution. En « lui permet[tant] d’être soi dans le
monde » (LT 32-33), la libération de Perceval par François est
marquée du sceau de la réconciliation de l’animal avec sa nature
profonde. Mais les conséquences immédiates de cette libération
font l’objet d’une ellipse narrative qui met François face à « un
manque [qu’il se] harcèle à éclaircir » (LT 33). Autrement dit, la
libération de Perceval est une manière à la fois métaphorique et
métonymique de dire la libération de François lui-même, livré
désormais à des instincts enracinés dans les profondeurs de son
inconscient, suggéré ici par le non-dit du texte. Si le traitement
narratif de Perceval donne une représentation homogène tout
entière orientée vers la fureur mortifère, il n’en va pas tout à
fait de même dans L’Enfant chargé de songes. La première
apparition de Lydie à cheval permet de dégager quelques carac-
téristiques nouvelles et, surtout, d’installer le thème dans une
perspective beaucoup plus ouranienne que dans « Le Torrent »,
où il apparaît essentiellement marqué par son appartenance
aquatique. Le cheval de Zoël Ouellet que monte Lydie présente
un « éclat argenté » (ECS 45) qui pourrait certes rappeler l’eau.
Mais l’animal est aussi « pommelé », comme en harmonie
avec le ciel plein « de petits nuages floconneux tout blancs »
206
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

(ECS 42). Par ailleurs « [c]’est en plein jour » (idem), « en plein


soleil », que Lydie apparaît aux yeux de tous pour la première
fois, « comme montée en gloire », c’est-à-dire auréolée, nimbée
de lumière, « pareille à une vision » (ECS 43). Alors bien sûr le
cheval ne se dépouille pas vraiment de sa charge symbolique qui
donne à lire la dérive sombre et mortifère de l’impétuosité du
désir. Car l’apparition diurne de Lydie est indissociable de son
activité nocturne : elle « faisait exprès de parader lentement pour
qu’on la voie bien et qu’on sache que c’était elle, la voleuse de
chevaux et la reine nocturne du village34 » (ECS 42). De plus,
souligne le texte, « les jambes nues de la fille qui le montait à
cru étaient fort écartées à cause de la taille énorme du cheval
de labour » (idem), témoignant ainsi d’un érotisme provocateur.
Et Zoël Ouellet, qui ne supporte pas que l’on fasse un tel usage
d’un animal destiné au travail des hommes, saura dire à son hôte
que « c’est pas convenable » (ECS 48). Et, pour finir, la chute
de Lydie annonce métaphoriquement, par une comparaison très
explicite, la tragédie aquatique, la dissolution dans les forces
obscures du désir mal vécu : « Une mèche de cheveux noirs
était collée à sa joue comme une algue sur le visage d’un noyé »
(ECS 44). Reste que, dans ce récit, l’appel du désir évoqué par le
cheval est partiellement dépouillé de la culpabilité tragique qui
fait la singularité du « Torrent ». Nous sommes, malgré les morts
douloureuses d’Hélène et de Pauline, loin de cet immoralisme
foncier de l’énergie de Perceval, transformé en « démon captif »
par un François Perrault victime d’une relation névrotique au
Mal : « Je ne me rendais pas compte que cela surtout m’était
insupportable de constater une haine aussi mûre et à point, liée
et retenue, alors qu’en moi je sentais la mienne inférieure et
lâche » (LT 32).
Tout comme l’eau avec laquelle il noue donc de secrètes
relations, le cheval fait parallèlement l’objet d’un traitement
207
Le mal d’origine

narratif et symbolique qui semble perdre de sa violence au fil


de l’œuvre. Après « Le Torrent » et L’Enfant chargé de songes,
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais en
présente un avatar résolument plus métaphorique mais tout
aussi significatif. C’est d’abord une allusion transparente au
pouvoir de séduction de Clara dans les « paroles singulières » et
intertextuelles de l’institutrice : « – Au fond de ces yeux-là, la
rivière est profonde et tous les chevaux du roi pourraient y boire
ensemble » (AC 19). Plus loin dans le texte, le motif sera repris
sous la forme en quelque sorte euphémisée de la bicyclette,
que la comparaison attire dans la même sphère thématique et
symbolique que le cheval : « Voici qu’elle [Clara] met pied à
terre, tire sa lourde bicyclette comme un cheval par la bride
et s’engage sur le sentier » (AC 43)35 qui la conduit vers le
Lieutenant, sereine et apaisée. Dans Est-ce que je te dérange ?
et Un habit de lumière, le cheval n’apparaîtra guère qu’au
détour d’une phrase, avec encore ses significations profondes
mais déclinées sur un mode mineur, moins âpre, peut-être
finalement plus désespéré, après la relative embellie d’Aurélien,
Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais. Delphine
évoque successivement sa lecture des « poètes » maudits
(ED 119), le décès de sa grand-mère et sa rencontre avec Patrick
Chemin. C’est alors qu’elle se compare à « [u]n vrai cheval à
l’épouvante. En plus petit. En moins fort. […] Un tout petit
cheval à l’épouvante » (idem). Même angoisse perceptible dans
l’invitation de Jean-Éphrem de la Tour à Miguel : « Caresse mon
cœur comme tu caresserais le poitrail d’un cheval noir pour le
rassurer avant une course » (HL 67).
Toute histoire individuelle a donc pour fondement une
opposition aux conséquences considérables entre, d’une part,
la reconstruction mythique, fragile et ambiguë d’un improbable
paradis perdu et, d’autre part, l’omniprésente figure de cette
208
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

passeuse d’absence qu’est la mère hébertienne. Insurmontable


contradiction qui enferme le sujet dans la « violence du deuil
d’un “objet” toujours déjà perdu » (Kristeva, 1983 : 22) dans
le désastre de la séparation. Anne Hébert s’emploie à pénétrer
l’intimité de ce deuil et à en scruter les causes profondes, qu’elle
place dans la survenue du désir, irréfutablement inscrit dans le
flux et la libre circulation des forces élémentaires, chthoniennes
et aquatiques. Se déploie ainsi une vaste constellation figurale
et symbolique dans laquelle l’eau, la pluie et le cheval offrent
au sujet un spectacle troublant qui, à la manière d’un miroir
naturel, concourt à poser les bases d’une nouvelle présence à
soi et au monde, sensible et individualisante. Mais, par leur
mise en scène et leur dualité axiologique, l’eau et ses motifs
afférents révèlent de redoutables paysages intérieurs habités
par des pulsions archaïques et vivaces mais toujours plus ou
moins coupables puisque différenciatrices par nature. C’est
pourquoi ce « sous-moi », très ambivalent, qui voit le jour ne
peut, dans la plupart des cas, relever le défi de la transition
vers une présence pleine et partagée avec l’Autre : incapable
de fixer son énergie naissante dans une relation contractuelle, il
reste prisonnier de sa mortelle fascination pour les profondeurs
obscures et matricielles dont il est issu et se trouve contraint à
se consumer dans une calamiteuse entropie.

Notes

1. Voir Smart, 1990 ; Saint-Martin, 1999.


2. La Direction départementale de l’action sanitaire et sociale (DDASS) est
un organisme français dont l’une des missions concerne l’adoption des
enfants.

209
Le mal d’origine

3. L’aliénation par le travail domestique est un des aspects importants de la


souffrance des mères, même lorsqu’elle n’est pas directement corrélée à
leur mort. Toutes sont plus ou moins les héritières de la Marthe biblique
(CB 119) et, malgré ses audaces, Rose-Alba Almevida, le dernier avatar de
la mère dans l’œuvre hébertienne, n’échappe pas à ce poids, elle qui « fai[t]
des jours » (HL 28), « coud comme une enragée » (HL 29) et doit s’occuper
des « ordures » (HL 40) de l’immeuble dont elle est la concierge.
4. Pour l’étude de l’image de la « mauvaise mère » dans la littérature québécoise
de la Révolution tranquille, voir Smart, 1990 : 160, et Brown, 1992 : 140.
5. L’inaccessibilité de la poitrine maternelle se retrouve dans Est-ce que je
te dérange ?, moins violente mais tout aussi évidente. Édouard Morel
évoque sa mère, « la douce chaleur de sa tendre, douce, chaude poitrine là
où [il] appuie [s]a joue en rêve » (ED 136) ; mais dès la page suivante la
place se trouve en quelque sorte déjà prise : « Entre les seins de ma mère
le médaillon usé par le doux frottement de la chair maternelle. L’Autre, le
Premier, mort depuis peu, repose là dans une innocence inaltérable, une
éternité d’adoration et de deuil » (ED 137).
6. Cette représentation de la mère trouve sans doute une de ses sources dans la
manière dont Anne Hébert voyait les mères dans la bourgeoisie de sa jeunesse,
soucieuses de combattre « les forces de la vie », surtout chez leurs filles : « Nos
mères avaient des ventouses pour manger la vie des autres » (1976 b : 42). C’est
ce que confirme Simon Harel, qui note que « l’étouffement maternel, la hantise
de l’informe ét[aient] souvent revendiqués [...] comme une des caractéristiques
de la pensée a-symbolique du Canadien français » (1989 : 148).
7. En plus de sa charge de concierge, Rose-Alba Almevida est elle aussi
couturière pour satisfaire ses goûts de luxe, exploitée par les « voleurs du
Sentier » (HL 65).
8. C’est ce que note Monique Schneider : « la mère est perdue au moment où
elle est figurée dans son “ensemble” » (1992 : 62).
9. D’une certaine manière, elle annonce en cela Jean-Éphrem de la Tour, qui
a « l’injure […] toute prête sur la langue, dès qu’il est question des mères
en général » (HL 102).
10. Voir notamment saint Paul, Épître aux Romains, 5 1-21.
11. La présence intertextuelle du texte de la Genèse doit beaucoup à la culture
et à l’histoire personnelle d’Anne Hébert. Sur ce point, voir Sirois (1992),
notamment page 135.
12. La revendication de Nora est en contradiction avec le récit de la Création
de la tradition yahviste mais pas avec celui de la tradition sacerdotale qui
se manifeste dans la partie 1 à 2 4a : « Dieu créa l’homme à son image,

210
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (1 27.) Nous


reviendrons plus loin sur la portée et la signification de cette revendication
de Nora.
13. Pour le lien qui unit « le thème du poisson à celui de la féminité maternelle »,
voir Durand, 1969 : 245.
14. Sur ce point, voir Sirois, 1992 : 124-128.
15. Un habit de lumière accorde à cette dernière expression une place de choix
en l’utilisant pour désigner le cabaret dans lequel va finalement se perdre
Miguel Almevida. Nous y reviendrons plus loin.
16. Ce texte, l’un des plus sombres de l’ensemble de l’œuvre d’Anne Hébert,
privilégie une nature sauvage, toute d’hostilité et de clôture, au détriment
du jardin, si bien que le personnage-narrateur peut dire : « Je n’ai pas eu
d’enfance » (LT 8).
17. Il arrive que ces qualités odoriférantes correspondent à d’authentiques
qualités maternelles, durables et réelles, mais force est de constater qu’elles
ne concernent pas des personnages de premier plan. La mère de Bob Allen,
dans Les Fous de Bassan, reste quasi « comestible et nourrissante » avec
« cette odeur de gâteau chaud sur sa peau » (FB 168), et madame Guillou,
associée au « chocolat mousseux » et aux « croissants tout chauds », « est
vraiment très bonne » (HL 35).
18. De nombreuses études ont montré que cette omniprésence de la rivière et
du fleuve s’explique largement par la biographie d’Anne Hébert. On sait en
effet que l’enfance de l’auteure s’est déroulée auprès de la rivière Jacques-
Cartier à Sainte-Catherine, qu’elle se rendait à Kamouraska où vivait sa
grand-mère et qu’elle allait souvent aux chutes Déry à Pont-Rouge. Notons
encore pour étayer cette thèse de l’emprunt biographique que le nom de
Duchesnay, dans L’Enfant chargé de songes, renvoie au nom du manoir
dans lequel vécut Hector de Saint-Denys Garneau.
19. D’autres romans accordent une place à ces eaux vives sans toutefois en
proposer un développement narratif aussi intéressant que celui que l’on
se propose d’observer dans les trois textes retenus. Voir MS 176, K 50,
ED 44-46.
20. La Seine, qui figure dans L’Enfant chargé de songes et dans les deux
derniers romans, Est-ce que je te dérange ? et Un habit de lumière, ne joue
pas, sémantiquement et syntaxiquement, un rôle comparable aux eaux vives
du torrent ou de la rivière qui nous occupent dans cette analyse.
21. Il faut se souvenir ici que « Le Torrent » avait été publié une première fois
en 1947 dans Amérique française sous le titre révélateur de « Au bord du
torrent ».

211
Le mal d’origine

22. C’est ce qu’a très justement remarqué Jacques Allard, qui concluait un article
consacré à ce roman par la phrase suivante : « On peut maintenant vivre au
bord de la rivière » (1995). La suite de l’œuvre pourrait cependant inviter à
relativiser la portée de cette remarque : Anne Hébert y revient à ses démons,
de manière peut-être moins ostensiblement traumatique, puisque son
dernier roman se clôt sur une noyade qui n’a pas tout à fait la même
portée que celle de François, dans la mesure même où la Seine ne sert pas,
narrativement, de configuration identifiante. Cela dit, Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais constitue bel et bien un point
d’aboutissement de la méditation hébertienne sur le destin des femmes.
Nous y reviendrons.
23. Conjonction qui réapparaît dans le dernier texte d’Anne Hébert, mais de
manière plus discursive que figurale. Ainsi Miguel Almevida attend tout de
sa rencontre avec Jean-Éphrem de la Tour au Paradis perdu : « La source
même de la terre me sera alors révélée, dans des rafales de musique »
(HL 66).
24. Sur ce point, voir Roy-Hewitson, 1980 : 832.
25. De ce point de vue, il n’y a pas de grande différence entre la mer de Griffin
Creek et le torrent auquel s’abandonne François Perrault. D’ailleurs,
au cours de la tempête, Stevens demandera à Olivia et à Nora « de le
suivre en pleine tempête, de vivre et de mourir avec lui dans un gouffre »
(FB 133).
26. Sur ce point, voir Bishop, 1984-85 : 183.
27. L’image très évocatrice du crachat, que nous avons déjà rencontrée dans
L’Enfant chargé de songes par exemple, se retrouve tout naturellement ici
sous la plume d’Anne Hébert : « chaque vague moutonne et crépite [...],
s’affaisse aussitôt, écumante sur le sable, mourante sur le sable, en un petit
filet d’écume, tel un crachat blanc » (FB 95).
28. C’est ce qui rapprocherait Les Fous de Bassan du « Torrent », récits de
l’absorption dans les dynamismes élémentaires aquatiques, et signalerait
la singularité de Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais,
récit de l’adhésion à ces mêmes dynamismes.
29. D’où le fait que l’acte sexuel et plus largement le sentiment amoureux
soient, chez Anne Hébert, très fréquemment mis en relation métaphorique
avec la noyade (voir CB 76 ; K 69, 73 ; AC 81...) et la mort avec l’élément
marin (voir H 100 ; K 197, 223 ; AC 88).
30. À cet égard, les nombreux échos discursifs et thématiques que le texte
ménage entre la tempête réelle (FB 101-102) et la tempête imaginaire

212
L’enfance aux prises avec le monde sensible et le temps

qu’évoque Stevens dans son récit du meurtre des adolescentes (FB 246-
247) ne trompent pas.
31. L’importance de l’odorat dans le désir hébertien est manifeste dans presque
tous les textes. Voir par exemple LT 58 ; CB 82 ; K 215 ; FB 72, 101 ;
ED 123.
32. La mise en relation du motif du cheval, du désir et de l’instinct est une
constante dans l’œuvre d’Anne Hébert. Elle apparaît à de multiples reprises
sous des formes diverses (voir, par exemple, CB 99 ; K 10, 238 ; ES 72 ;
FB 83 ; ED 119).
33. Pour la portée du choix du nom du cheval, voir Garant, 1988 : 136-137.
34. Lydie n’est pas sans rappeler la vision de l’Apocalypse : « Et je vis une
femme assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires »
(Apocalypse, 2 17). Comme la femme de la vision biblique « vêtue de
pourpre et d’écarlate » (idem), la jeune fille arbore une « écharpe rouge
[…] comme une oriflamme » (ECS 65).
35. Cette corrélation entre le cheval et la bicyclette est déjà mise en œuvre
dans L’Enfant chargé de songes. De fait, le dessin de Julien qui représente
une écharpe rouge qui s’enroule autour d’un cheval est à mettre en relation
avec les mots qui clôturent le passage précédent du roman qui montre
Lydie partir sur sa bicyclette : « Elle a déjà enfourché sa bicyclette et son
écharpe rouge flotte derrière elle comme une oriflamme » (ECS 65). Il est
à remarquer que Lydie, par ailleurs bonne cavalière, apprend à Hélène à
faire de la bicyclette avant de l’embarquer sur son canot (ECS 76).

213
CHAPITRE CINQUIÈME

L’INITIATION SUBVERTIE : DE L’ALTÉRITÉ


À L’ALTÉRATION IDENTITAIRE

Rejeté hors du monde féminin-maternel de l’enfance et livré


à la violence despotique des pulsions lors de sa confrontation
avec l’espace du monde sensible, le sujet hébertien s’expose
aux risques de la séparation et de la chute dans le temps mortel.
L’intermède ouvert devant lui le jette au plus vif d’une présence
dont l’incandescence est telle qu’elle le conduit à une faillite
identitaire, à une abolition de soi. La syntaxe narrative qui se
déploie alors repose pour une large part sur l’hypotextualité
des rites ou voyages initiatiques qui travaillent en profondeur
l’activité imaginante d’Anne Hébert. Si ce substrat archaïque
est identifiable grâce à des motifs très codés et à des séquences
narratives spécifiques, il faut rappeler avec Simone Vierne
(1973 : 25-26) que, chez un écrivain, la soumission au schéma
initiatique est largement inconsciente et que le canevas ne
fait jamais l’objet d’une quelconque systématisation. Les
modulations et les variations qui affectent sa mise en œuvre dans
les récits hébertiens ont essentiellement pour objet de montrer
215
Le mal d’origine

un sujet qui s’engage dans un parcours identitaire entièrement


déterminé par la rencontre inaugurale de l’altérité, hors de soi
et en soi, dans un espace géographique où tout est signifiant.

LE TOPOS DE L’EXPÉRIENCE INAUGURALE


L’expression « la première fois » et ses avatars reviennent
avec une telle régularité sous la plume d’Anne Hébert que
l’on ne peut s’empêcher d’y voir une sorte d’indice discursif,
un signal rhétorique qui balise l’entrée dans des séquences
narratives au cours desquelles le sujet se heurte à une altérité
susceptible de devenir le vecteur d’une réalisation de soi et
de son désir d’être, « hors de l’enclos étroit de l’enfance »
(ECS 11). L’« homme sauvage » qu’est François Perrault
« goûte à ce miracle du premier don » lorsqu’il donne « un
nom de femme » (LT 42) à sa nouvelle compagne, en prélude
à sa « nuit de noces » (LT 46). La « vie nouvelle » (CB 68) de
Catherine en compagnie de Michel ne commence véritablement
qu’au moment où ce dernier, « pour la première fois, [...] parut
s’adresser à [elle] » (CB 61), lors du retour de Lia et de son amant
à la maison des seigneurs. Le voyage qui conduit Élisabeth au
manoir de Kamouraska, après la cérémonie de son « premier
mariage » (K 70), constitue « [s]on premier voyage de noces »
(K 71). Dans Héloïse, c’est la visite de l’appartement du Bois
qui inaugure à sa manière une ère nouvelle en transposant spa-
tialement la première rencontre fondatrice avec Héloïse, dont le
chant rappelle qu’« [u]ne fois / [u]ne seule fois » (H 69) – c’est-
à-dire la première – suffit à faire naître le désir. Dans Les Fous
de Bassan, Nora vit dans la cabane aux bateaux une première
expérience amoureuse qui la fascine et la dégoûte à la fois :
« Mon Dieu est-ce possible que la première fois, ce soit ce gros
homme bénit qui... » (FB 129.) Dans l’atemporalité de sa mort,
216
L’initiation subvertie

le premier moment est aussi une des grandes préoccupations


d’Olivia, qui s’efforce de remonter à son amour d’enfant pour
Stevens. Elle se demande alors « [q]ui le premier, à plein nez,
à pleins poumons, respire l’autre et ferme les yeux de plaisir »
(FB 213). Quelque temps après avoir écrit sa « première […]
lettre » (ECS 86) d’amour, celle d’« un garçon qui aime pour
la première fois » (ECS 87), Julien embrassera Lydie « comme
un garçon embrasse pour la première fois » (ECS 98) au cours
d’une scène que la jeune fille qualifiera par dérision de « nuit
de noces » (ECS 99). Dans Le Premier Jardin, la visite chez la
grand-mère Éventurel, où la jeune Marie est conduite « pour
la première fois » (PJ 139), a tous les aspects d’un événement
inaugural potentiellement fondateur. Il est vrai cependant
que cette première rencontre n’est que la cristallisation d’une
longue série de premières fois qui a commencé avec l’adoption
de la fillette par le couple Éventurel. Après avoir fait « peau
neuve » (PJ 130) au terme de sa maladie, Marie Éventurel voit
« [l]a vraie vie commenc[er] à l’instant même » où, « [p]our la
première fois, depuis sa naissance » (PJ 131), elle se montre
entièrement nue devant ses parents adoptifs. Puis ce sera, à la
table familiale, ses premiers mots qui « sonn[ent] bien dans sa
tête comme sa première réplique de théâtre » (PJ 137). Lorsque
Delphine évoque, dans Est-ce que je te dérange ?, sa rencontre
avec Patrick Chemin après la mort de sa grand-mère, elle note :
« C’est lui que j’ai vu en premier sur la route [...] le premier
que je rencontre depuis le matin » (ED 59-60). Édouard Morel
ne manquera pas de souligner l’importance de ce moment
où « Delphine est entrée chez [lui] pour la première fois »
(ED 41), et, de son côté, après sa « première rencontre » avec
Jean-Éphrem, Miguel « s’en va […] vite, agile et léger, comme
un écureuil » (HL 64).
217
Le mal d’origine

Cette récurrence lexicale est soutenue par d’autres constantes


rhétoriques ou narratives. Que l’on songe par exemple à des
mots ou expressions tels que « révélation », « ordre du monde »,
qui reviennent très souvent sous la plume d’Anne Hébert, ou
encore aux configurations de la quête et de l’attente mises en
scène dans presque tous les récits. Ce sont ces convergences
qui contribuent grandement à suggérer la présence sous-jacente
mais active de l’archétype méta-culturel de l’initiation. La vision
du monde hébertienne en est fortement informée et la significa-
tion même des récits influencée1. En mettant en scène l’accès à
une révélation constitutive de l’essence même de l’« initiation
typique » (Vierne, 1973 : 88) de l’adolescent qui meurt « à son
ancienne condition d’enfant, au monde féminin de son enfance »
(idem), les fictions hébertiennes scrutent ce point nodal où
s’articulent expérience temporelle et élaboration identitaire. En
effet, la mutation que développe syntagmatiquement le schéma
initiatique est « destinée à changer le statut du sujet » (Vierne,
1973 : 648) et inaugure une histoire radicalement autre, placée
sous le signe d’un nouveau « régime existentiel » (Eliade, 1992 :
12), dans « un autre ordre du monde » (Vierne, 1973 : 32).
Reste que les représentations hébertiennes du temps semblent
a priori incompatibles avec une construction euphorique de
soi. Et de fait l’initiation ne peut être le plus souvent que déçue
et décevante, comme si Anne Hébert se montrait sceptique
à l’endroit des processus d’individuation, pervertis par une
inéluctable incompatibilité entre savoir et pouvoir être.

LES PARCOURS MODAUX DE L’INITIATION


Avant tout engagement dans un processus initiatique, le
personnage doit présenter un certain nombre de « qualités
susceptibles de permettre la transmutation » (ibid. : 465-466).
218
L’initiation subvertie

Chez Anne Hébert, ces qualités antécédentes tiennent pour


l’essentiel à cette période cruciale de la fin de l’enfance et du
début de l’âge adulte, et définissent un état disjonctif de tran-
sition. Trois traits distinctifs semblent nécessaires et suffisants
pour amorcer le processus initiatique : la métamorphose
physique, l’éveil des pulsions vitales et la situation d’attente,
sous-tendue par un manque. Dans Les Chambres de bois, Cathe-
rine est une adolescente à la féminité naissante, à mi-chemin
entre le monde de l’enfance et le monde adulte, comme semble
d’ailleurs le regretter sa tante Anita, qui se « désolait que l’âge
de Catherine fût aussi peu sûr aux hanches et aux seins » (CB
37). Madame Rolland évoque avec émotion ces moments qui
l’ont vue vivre « dans la fraîcheur acide de [ses] quinze ans »
(K 61). Ce moment particulier de l’adolescence dégage une telle
énergie de vie que même les tristes tantes Lanouette se sentent
contaminées et entraînées, « [c]omme si elles devaient elles-
mêmes s’engager incessamment dans une mutation charnelle,
extravagante et libertine » (K 60). Elles confirmeront le nouvel
état de leur nièce par ce constat sans appel : « La Petite est bel
et bien devenue une vraie femme » (idem). Le très singulier
parcours initiatique de Julie Labrosse s’enracine lui aussi dans
une métamorphose physiologique, puisqu’il y « est question
d’adolescente déjà formée et de l’initiation qui doit suivre son
cours » (ES 66). « Le livre de Nora Atkins » propose sans doute
l’exemple le plus significatif en commençant par ces mots :
« J’ai eu quinze ans hier, le 14 juillet » (FB 111). L’entrée dans
sa seizième année équivaut pour la jeune fille à l’accès à un
nouveau statut biologique : « Livrée aux métamorphoses de mon
âge j’ai été roulée et pétrie par une eau saumâtre, mes seins
sur mes côtes viennent de se poser comme deux colombes »
(FB 118). Enfermée dans une « enfance qui s’use et s’exaspère »
(AC 36), Clara Laroche constate, de façon sans doute moins
219
Le mal d’origine

transgressive, qu’elle « grand[it] à vue d’œil » (AC 66). Quoique


moins nombreux, les personnages masculins ne sont pas écartés
de ces mutations qui marquent la sortie de l’enfance. Ainsi
Julien, dont la « voix [...] mue » (ECS 58), commence-t-il à se
raser quelque temps après sa rencontre avec Lydie : « Délaissant
la pince à épiler de sa mère, Julien, pour la première fois, se fait
la barbe comme un homme, face à la moitié de miroir accrochée
au-dessus du lavabo » (ECS 67). La valeur métaphorique
de cette curieuse « moitié » de miroir, corrélée à l’évocation
discrète de la mère, suggère ici une identité incertaine, non
affirmée, que Julien analyse lucidement dans sa lettre à Lydie :
« Élevé sous la mère, comme on dit d’un veau de lait, j’ai peut-
être l’air d’un enfant monté en graine, mais pourtant je t’aime
comme un homme aime une femme » (ECS 87). Plus floue, plus
incertaine, contaminée par la problématique de l’homosexualité
propre à ce récit, l’évolution de Miguel Almevida qui, selon son
père, « hésite encore entre fille et garçon » (HL 21), n’en est pas
moins patente : le jeune garçon est en pleine mutation et sort de
sa « petite vie d’enfant sage » (HL 31) pour devenir « un homme
nouveau » (HL 71), pris entre les aspirations viriles de son père
qui lui offre « un ballon de foot » (HL 38) ou lui impose « des
leçons de karaté » (HL 27), et son propre désir de se transformer
en « une fille étrange et débraillée » (HL 26).
Le sentiment d’incomplétude né de ces mutations fascinantes
et troublantes n’apparaît vraiment qu’avec l’émergence conco-
mitante du désir amoureux. Bien qu’ayant un savoir faible,
conforme sans doute au cadre historique du roman, Élisabeth
d’Aulnières exprime ses pulsions naissantes et brûlantes sans
détour : « Comment faire ? Je voudrais savoir... Les garçons...
Les garçons... », et même avec une certaine perversité lorsqu’elle
remarque que les quarante ans du Gouverneur constituent « l’âge
intéressant » (K 65). Nora Atkins avoue, ou plus exactement
220
L’initiation subvertie

s’avoue, avec une impudique spontanéité, sa sexualité naissante


et un désir très peu platonique : « Je sais comment sont faits
les garçons. Cet aiguillon que les mères puissantes leur ont
planté au milieu du corps, et moi je suis creuse et humide »
(FB 118). Plus sentimental et plus naïf, Julien Vallières adresse
à Lydie une lettre dont la relative retenue tient sans doute aux
convenances sociales de l’échange épistolaire : « Je t’ai dit
l’autre jour à la forge que j’avais la passion de toi, et c’était
mieux que toutes les lettres du monde, plus ramassé, plus près
du cri, plus surprenant » (ECS 86). Le « cœur [...] plein d’obs-
curités qui la dérangent » (AC 65), Clara Laroche constate avec
une certaine surprise, rendue par les modalisations du propos,
ses sentiments naissants : « Je crois que suis tombée en amour
avec le Lieutenant anglais » (AC 66). Après sa rencontre avec
Jean-Éphrem de la Tour, Miguel Almevida est dans l’attente
d’autre chose, des « secrets de la terre » (HL 66), convaincu de
n’être « plus jamais le même après cela, vêtu d’enfance comme
d’un vêtement étriqué » (HL 69).
L’énergie désirante et le manque n’ancrent pas les projets de
réalisation individuelle dans la seule économie sexuelle. C’est
cela qui fait l’originalité de l’histoire de Pierrette Paul/Marie
Éventurel, ou encore, en partie, de celle de Clara Laroche. La
première « désire, plus que tout au monde, chanter et dire toute
la vie contenue dans cet arbre qui lui appartiendrait en propre
comme son arbre généalogique et son histoire personnelle »
(PJ 124). Si l’enjeu de ce désir relève bien davantage de
l’identité historique et socioculturelle, il n’en reste pas moins
que l’on retrouve toutes les caractéristiques de la « materia
prima » (Vierne, 1973 : 465) propre aux scénarios initiatiques
mis en œuvre par les autres romans, et notamment l’attente.
Ainsi, Marie Éventurel « rêve [...] de connaître le cours de la
lumière au risque de s’y brûler » (PJ 64). De son côté, avant
221
Le mal d’origine

de vivre une initiation sexuelle avec le Lieutenant, dont elle


apprendra « ce qu’elle devait apprendre de lui, de toute éternité »
(AC 81), Clara Laroche, dont l’« esprit [...] demeure en friche »
(AC 16), est initiée intellectuellement par l’institutrice de son
village, qui a su convaincre le père de laisser sa fille aller à
l’école. Clara entrera alors dans un état de disponibilité active
et n’aura « plus qu’une idée en tête, apprendre à lire, écrire et
compter » (AC 17), persuadée que « toutes les merveilles du
monde lui seraient bientôt révélées » (AC 19).
Le personnage se trouve ainsi installé dans l’attente d’un
savoir, une tension de l’être qui peut aller jusqu’à l’exclure du
reste du monde. Dans Héloïse, « vidé de lui-même », « [t]endu,
dans une sorte de quête épuisante » (H 24), Bernard attend impa-
tiemment une nouvelle rencontre avec la femme étrange qui
chantait dans le métro et dont il attend un « don redoutable » :
« Le sens de sa vie va lui être révélé. Il n’est que désir » (H 87).
À l’instar de sa cousine Nora, « avide de toute connaissance
terrestre et marine » (FB 116), Olivia Atkins aspire à connaître
« tout ce qu’une femme doit savoir » (FB 115). Le retour de
Stevens à Griffin Creek met virtuellement ce savoir à sa portée :
« Si seulement je voulais bien j’apprendrais tout de lui, d’un seul
coup, la vie, la mort, tout. Je ne serais plus jamais une innocente
simplette qui repasse des chemises en silence » (FB 216). Marie
Éventurel est suspendue aux lèvres de sa grand-mère adoptive
et « [l’]ambition de la petite fille croissait à mesure que les
histoires de la vieille dame prenaient de l’ampleur » (PJ 125).
Devant Lydie, Julien Vallières « est comme un aveugle, toute la
vie devant soi à saisir, et qui ne voit rien » (ECS 95) ; il « attend
tout d’elle, la révélation qui le déchire à l’avance, le couteau
et la blessure » (ECS 94). Dans sa relation avec l’institutrice,
Clara est insensible aux moqueries de ses camarades : elle « ne
quittait pas sa place [...], au premier rang, tout près de l’estrade
222
L’initiation subvertie

de Mademoiselle » (AC 21). Plus tard, après sa rencontre avec


le Lieutenant anglais, « absorbée et lointaine, si près de se
perdre dans ses pensées » (AC 66), elle procédera à la même
occultation du monde extérieur, suscitant inquiétude et inter-
rogation chez son père. Lors de sa première soirée au Paradis
perdu, Miguel Almevida reconnaît l’impatience avec laquelle il
a « attendu cette nuit pleine de périls » qui doit effacer tout un
pan de sa vie : « Loin de moi mon père-chômeur la plupart du
temps […]. Très loin aussi ma mère-couturière » (HL 65).
Cependant, à ce stade du scénario initiatique, la nouvelle
réalité historico-identitaire que le personnage-adolescent
s’apprête à instaurer, repose sur une élaboration de la relation
différentielle avec l’Autre qui demeure totalement fantasmatique.
D’où, bien évidemment, la probabilité d’un conflit entre ces deux
instances modales que sont le vouloir être et le pouvoir être. Le
processus de construction identitaire engagé s’appuie en effet sur
une très forte ambiguïté. Il relève certes « de ces identifications-
à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros,
dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent »
(Ricœur, 1996 : 146). Mais, d’un autre côté, les valeurs induites
par ce changement s’apparentent au simulacre et ne sont
définies que par rapport à soi-même, sans souci de la relation
interpersonnelle réelle. La construction différentielle proposée
repose ainsi sur une évidente « recatégorisation de la figure de
l’Autre » (Landowski, 1997 : 71). Dans Les Chambres de bois,
Catherine rêve de « répondre à la pressante invitation d’un jeune
seigneur oisif et beau » (CB 43) qui n’est en l’occurrence que la
transposition onirique de Michel. La projection fantasmatique
de Nora Atkins est très proche de celle de Catherine, dans la
mesure où elle aussi attend « une espèce de roi, beau et fort »
(FB 120), qui n’est autre que l’image transposée de Stevens.
Nous savons, en effet, que Stevens Brown rentre des États-Unis
223
Le mal d’origine

et plus précisément du « bord du golfe du Mexique » (FB 58).


Or « [l]e roi du coton et des oranges », avec « sa couronne et sa
peau brillante » (FB 120), auquel rêve Nora est très clairement
un être du Sud. Et Nora a beau s’écrier : « Non, non, ce n’est
pas Stevens » (idem), l’assimilation du personnage mythique au
personnage réel s’impose indiscutablement, l’insistance de la
dénégation ayant valeur d’affirmation refoulée. Cette royauté
rêvée affiche la profonde équivoque propre à toute fascination.
Julien Vallières attend en Lydie « la reine nocturne du village »
(ECS 42), Delphine voit en Patrick Chemin « un prince qui
voyage avec des valises pleines d’hameçons et de mouches »
(ED 54) et, face à Miguel Almevida, Jean-Éphrem de la Tour
apparaît comme « un roi nègre dans son château rouge et noir »
(HL 89). En rupture avec la réalité, cette troublante idéalisation
de l’Autre doit bien davantage à la force dérangeante de l’attente
et à ses dérapages d’impatience qu’à l’essence même d’une alté-
rité qui cultiverait délibérément la contrefaçon. Ainsi, dans un
autre registre, Marie Éventurel est hantée par « ce rêve insensé
d’étendre ses possessions imaginaires à toute une société »
(PJ 125), et manifeste de la sorte la même propension à s’écarter
de la réalité dans l’échange socioculturel qu’elle cherche à nouer
avec sa grand-mère adoptive.
Cette projection rêvée de soi et de son histoire s’explique
par le fait que, précisément, les personnages ne sont pas initiés
aux choses de la vie, qu’ils sont privés d’un savoir indispensable
au passage du vouloir être au pouvoir être. Élisabeth d’Aulnières
s’interroge sur la nature de ses propres sentiments, qu’elle ne
peut véritablement identifier : « Est-ce l’amour ? Est-ce bien
l’amour qui me tourmente ? » (K 69.) Devenue madame
Rolland, elle prendra la pleine mesure de son ignorance d’ado-
lescente et en saisira les causes ancrées dans son éducation : « Je
te cache la vie et la mort derrière de grands paravents, brodés de
224
L’initiation subvertie

roses et d’oiseaux exotiques. Ce sont les sauvages qui laissent


tomber les nouveau-nés dans le lit des mères » (idem). Julie
Labrosse, dans Les Enfants du sabbat, se trouve dans un état
analogue, même si sa formulation prend un tour plus paradoxal,
plus étrange, imputable à la tonalité fantastique du récit : « Je
regarde la couleur orange de cette voix passer devant mes yeux.
Je saisis tout ce qu’elle dit. […] mais j’ignore encore ce que je
sais » (ES 66). Julien Vallières, qui par ailleurs s’enchante de
« son état primitif de fils du Soleil » (ECS 98), formule avec
lucidité le sentiment de l’obscur inconnu qui s’ouvre sous ses
pas : « Mon ignorance n’a d’égal que mon amour » (ECS 87).
Clara Laroche et Miguel Almevida pourraient bien sûr souscrire
à cette formule, eux qui font face aux effets du premier choc de
« la nuit grandissante » (AC 65) d’une intériorité énigmatique,
opaque, eux qui attendent « sans savoir » (HL 65) ce qu’ils
attendent.
Largement équivoque, la modalisation du sujet selon le
vouloir être fait fi des contraintes de « l’entre-soi » (Landowski,
1997 : 58) qui pèsent sur tout processus de construction
identitaire, et l’enferme dans un « je » conçu « comme une
totalité auto-suffisante » (idem), susceptible de décider du statut
des autres à sa guise. C’est cette difficulté à entrer dans une
économie d’échange contractuel que révèle la rencontre avec
l’Autre, conçu a priori comme un intermédiaire indispensable
dans le parcours qui mène le sujet à la conquête d’un pouvoir
être conforme à ses aspirations.

LA CONFRONTATION INITIATIQUE AVEC LA « PUISSANCE


2
SOUVERAINE » DE L’AUTRE

Certains personnages constituent, face aux garçons et aux


filles qui se cherchent, le paradigme d’une altérité agissante
225
Le mal d’origine

dont les contours axiologiques, discursifs et narratifs doi-


vent être précisés. Pour ce faire, il convient de définir « le
régime d’altérité du non-soi, selon lequel les sujets s’identi-
fient réciproquement » (ibid. : 9), en s’attachant particuliè-
rement aux dispositifs textuels qui élaborent cette « figure
construite » (ibid. : 48) de l’Autre. Car, comme l’a très juste-
ment remarqué Janet Paterson, la « notion de l’Autre fictif »
« n’est marquée d’aucune immanence » (1999 : 107) : elle
« est toujours tributaire d’un processus de surdétermination »,
d’une « accumulation de diverses stratégies narratives » qui en
font « une structure signifiante » (ibid. : 116). C’est de fait le
regard du sujet qui construit cette altérité, « variable, mouvante
et susceptible de renversements » (ibid. : 107), qui peut être
territoriale, idéologique, culturelle ou encore axiologique. Le
schéma méta-culturel de l’initiation joue à l’évidence un rôle
important dans cette élaboration en subsumant notamment deux
réseaux d’oppositions prédicatives majeures, identité versus
différence et ici versus ailleurs, par un troisième réseau fédé-
rateur : admission versus ségrégation. Car l’œuvre hébertienne
investit l’Autre de ce pouvoir de faire éventuellement accéder le
sujet à un univers de valeurs auxquelles il souhaite s’identifier,
sans nécessairement en mesurer les périls, consubstantiels au
processus même de l’individuation.
Le premier trait distinctif de la figure de l’Autre est l’appar-
tenance à un Ailleurs dont la signification doit être comprise en
extension. Certes, le personnage peut être un étranger, au sens
commun du terme, doté d’une extra-territorialité plus ou moins
marquée par rapport au « groupe de référence » (Landowski,
1997 : 10). C’est par exemple le cas de Philomène et Adélard3
qui « viennent d’on ne sait où, voyagent à travers bois et portent
leurs deux enfants sur leur dos, comme font les squaws »
(ES 84), de Lydie Bruneau, « que ses parents [...] ont mise en
226
L’initiation subvertie

pension chez les Ouellet sous prétexte de lui éviter l’épidémie


de polio à Québec » (ECS 58), du Lieutenant John-Christopher
Simmons qui vient « du fin bout des îles Britanniques à jamais
quittées » (AC 56), et s’est installé à l’écart de la population
locale, « en plein bois, au bord de la rivière, entre Valcour et
Sainte-Clotilde » (AC 58), de Patrick Chemin qui « vient d’un
autre pays au-delà de l’océan » (ED 120), ou encore de Jean-
Éphrem de la Tour, dont la seconde partie du prénom et la
couleur de peau évoquent les lointains pays tropicaux.
Mais le seul critère topologique ne suffit pas à rendre
compte de cette figure de l’Autre. George Nelson, dans Kamou-
raska4, illustre parfaitement la très importante et très fréquente
superposition de l’altérité propre à l’étranger et de la margina-
lité. Présenté par Aurélie comme « un diable américain » dont
le protestantisme aggrave l’exclusion, il « habite une petite
maison d’habitant, dans la campagne, vit comme un colon et,
depuis deux ans qu’il est à Sorel, malgré sa jeunesse, refuse
absolument de se mêler à la société de Sorel... » (K 114.) Au-
delà de ce qui les sépare, Aurélie Caron est tout aussi autre que
Nelson. Avec « sa petite robe d’indienne » (K 59), ses « cheveux
crépus » (K 61), « son petit visage kalmouk » (K 62) et « [s]a
bouche lippue » (K 64), elle apparaît comme une Amérindienne
ou une Métisse5, dont les lieux de vie sont également éloignés
de ceux de la bonne société de Sorel : « [s]es pieds nus [...]
pleins de glaise séchée » (K 61) attestent d’un mode de vie
naturel, finalement proche de celui de Nelson, et perçu comme
« l’envers [...] de l’espace civilisé » (Paterson, 1997 : 244)
des salons bourgeois de la ville. Héloïse, la protagoniste du
roman éponyme, propose une marginalité encore plus radicale.
« [F]roide, lointaine, quoique pressante » (H 81), elle appartient
au monde suburbain du métro, à l’opposé « de ce bord-ci du
monde, là où l’on respire et vit » (H 105). Delphine, dans
227
Le mal d’origine

Est-ce que je te dérange ? offre une synthèse assez remarquable


de cette figure de l’Autre telle qu’elle est ici envisagée. Avec
« [s]on pur masque d’étrangère posé sur la fine ossature de sa
face » (ED 46), sa marginalité est loin d’être seulement spatiale
et suscite la perplexité d’Édouard Morel. Ce dernier « cherche
sur le visage singulier un signe d’appartenance quelconque,
la trace légère d’une ressemblance » (idem), et finit par
s’interroger : « Peut-être n’a-t-elle jamais vécu dans un pays
réel, mais dans un arrière-pays connu d’elle seule, au-delà des
mers et des terres, à la fine jointure de la vie et de la mort ? »
(ED 46-47.) Delphine se plaît d’ailleurs à maintenir ce flou sur
ses origines en prétendant qu’elle vient « de là-haut », c’est-
à-dire du « ciel blanc au-dessus de nos têtes » (ED 47). À mi-
chemin entre le réel et le songe, l’espace originaire de Delphine
est bien davantage un espace temporel, celui de « l’enfance
rabâcheuse » (ED 61) : « Je n’ai pas de pays. [...] Pas de pays
du tout. Là d’où je viens, c’était ma grand-mère, rien que ma
grand-mère qui est morte » (ED 102). De la même manière, ce
ne sont pas les origines supposées de Jean-Éphrem de la Tour
qui marquent son altérité aux yeux de Miguel Almevida mais
bien son mode de vie que condense le mot « loft », ce « nom
étrange » (HL 85), attirant et redouté, autant et peut-être plus
que la chose qu’il désigne.
Le critère de la territorialité ne suffit donc pas pour définir
un concept aussi labile et extensible que celui de l’altérité et
peut être même un obstacle à sa saisie. Comme le rappelle Éric
Landowski,
l’Autre, ce n’est pas seulement le dissemblable – l’étranger,
le marginal, l’exclu – dont (par définition ?) la présence
serait censée déranger, plus ou moins. C’est aussi le terme
manquant, le complémentaire indispensable et inaccessible,

228
L’initiation subvertie

celui, imaginaire ou réel, dont l’évocation crée en nous le


sentiment d’un inaccompli ou l’élan d’un désir parce que
sa non-présence actuelle nous tient en suspens et comme
inachevés, dans l’attente de nous-mêmes (1997 : 10).
Autrement dit, l’altérité de l’Autre ne s’objective que dans
l’exacte mesure où le sujet « assign[e] un contenu spécifique
à la différence qui [l]’en sépare » (ibid. : 16). Adélard est tout
à fait représentatif d’une altérité construite par le regard d’un
Nous6 incluant le sujet. Il n’est en fait que la cristallisation
d’un désir collectif « dans l’attente d’un monde nouveau plus
excitant et salé que ce monde de misères et de mort dans
lequel nous vivons » (ES 39). Sa femme et lui règnent sur
un univers forestier aux marges des collectivités humaines,
« étant faits pour vivre du désir des hommes et des femmes,
capables d’éveiller toutes faims et soifs enchaînées au cœur
des villages endormis » (ES 84-85). La première réaction des
habitants de Duchesnay face aux apparitions de Lydie Bruneau
révèle elle aussi ce phénomène de cristallisation constitutive de
l’altérité. Leur « surprise » et leur « contentement » face à Lydie
et à son « aventure étonnante qui les clouait sur place » (ECS
43) montrent que, bien au-delà de l’extra-territorialité, c’est
l’univers de sens et de valeurs propres à chaque trame narrative
qui permet de déterminer l’altérité. L’Autre se démarque ainsi
du système axiologique de l’ici et maintenant du sujet et ouvre
son champ de présence sur de nouveaux horizons.
L’Autre se trouve toujours investi d’un pouvoir et d’un
savoir, réels ou supposés, survalorisés et parfois surnaturels
qui l’établissent en une figure de l’Autorité. George Nelson
est rejeté aux marges de la communauté de Sorel qui le
soupçonne de « maud[ire] les mamelles des femmes. Comme on
empoisonne des sources » (K 114). Par le pouvoir mystérieux
229
Le mal d’origine

qu’elle emprunte à Lilith et qui lui permet de savoir si « les


bébés naissants vont vivre » (K 63), Aurélie Caron s’inscrit
dans le même paradigme des figures de l’Autre aux pouvoirs
inquiétants. Tout comme d’ailleurs Adélard, capable de « pro-
diges, au sujet du temps et des éléments » (ES 35), ou encore
Héloïse, « incroyablement belle et pâle, pétrifiée dans son âge
parfait », dont le pouvoir surnaturel subjugue Bernard, contraint
à « baiss[er] les yeux inexplicablement » (H 21).
À côté de cette altérité surnaturelle, et parfois s’y
superposant, se trouvent des représentations de l’Autre
dont le contenu repose essentiellement sur un savoir et
un pouvoir concernant la différence sexuelle et qui, pour
être moins fortement disjonctives, n’en sont pas moins
sulfureuses. L’altérité et la marginalité d’Amica tiennent certes
à sa fonction de colporteuse ou encore à sa peau « color[ée] »
(LT 38) qui en fait une « sorcière » (LT 50) aux yeux de François.
Mais ce sont plus encore son « aisance » libertine, son « habileté
dans les caresses » (LT 46) qui ne laissent pas d’étonner son
acheteur. « [D]ans la fraîcheur acide de [ses] quinze ans »
(K 61), Aurélie Caron « en sait autant sur la vie que les
morts eux-mêmes » (K 59) et son savoir ne peut que susciter
la curiosité de sa maîtresse : « – Et les garçons, Aurélie ?
Parle-moi des garçons ? » (K 63.) Dans Les Fous de Bassan,
Stevens « possède un pouvoir » (FB 68) et peut, par « certains
gestes d’homme, [...] retenir, un instant, au bord du gouffre »
(FB 67) sa cousine Maureen vieillissante. Olivia ne s’y trompe
d’ailleurs pas, qui voit en lui « l’arbre planté au milieu du
paradis terrestre » : « La science du bien et du mal n’a pas de
secret pour lui. Si seulement je voulais bien j’apprendrais tout
de lui, d’un seul coup, la vie, la mort, tout7 » (FB 216). En
revendiquant haut et fort son statut surnaturel de « sorcière »
(ECS 63), Lydie Bruneau fascine Hélène autant que Julien et
230
L’initiation subvertie

veut les émanciper. Elle dispose pour cela d’un savoir-faire


amoureux acquis notamment avec Alexis Boilard, et sa supé-
riorité éclate dans la scène de la cabane aux renards où, loin
d’être « la femme ingénue », elle se déclare « vieille comme la
terre et la mer ensemble » (ECS 98), capable de promouvoir
Julien à son « état d’homme fait » (ECS 87).
S’il semble difficile dans toute une partie de l’œuvre d’Anne
Hébert de distinguer l’altérité masculine et l’altérité féminine,
l’une et l’autre étant dotées, selon les récits, de pouvoirs et
de savoirs aussi puissants dans le processus de l’initiation
amoureuse, les trois derniers textes semblent en revanche, sur
ce point, marquer une évolution assez nette vers une régression
des pouvoirs masculins. Si le Lieutenant John-Christopher
Simmons et Patrick Chemin apparaissent comme des initiateurs
qui vont permettre à Clara et à Delphine de sortir du monde
de l’enfance, ils ne sont pas dotés d’un pouvoir comparable à
celui manifesté par un Stevens ou un Nelson. En vérité, leur rôle
dans le syntagme initiatique est davantage dû au hasard qu’à
une compétence particulière. Lors de leur première rencontre,
Clara découvre le Lieutenant endormi, « la face aveugle, offert
au soleil » (AC 44) ; quelques lignes plus loin, le texte évoque
« [l]a solitude de cet homme, dans l’abandon du sommeil, [...]
exposée au grand soleil qui le dévore » (AC 45). Littérale-
ment prisonnier du soleil et s’en protégeant par des « lunettes
noires » (AC 49), le Lieutenant est symboliquement investi
d’une masculinité dont il n’est que l’instrument, l’acteur par
procuration : seule compte l’énergie dont sa présence est le signe
et que recherche Clara. C’est ce que corrobore la voix narrative
qui note subtilement, lorsque l’héroïne quitte pour la première
fois le Lieutenant, qu’elle « file dans le soleil qui s’éteint » (AC
50). Avec Patrick Chemin, l’altérité masculine prend un tour
encore plus effacé et son rôle dans l’initiation de Delphine est
231
Le mal d’origine

une pure coïncidence : « Question de lieu et d’heure. De pays.


Le hasard dans toute sa nécessité » (ED 61), note Édouard, avec
sans doute une pointe de jalousie. Sa fonction initiatique est
réduite à une sexualité tout entière contaminée par une forme
dévoyée de quête maternelle. Ainsi le « pouvoir du plus fort
en face du plus faible » (ED 72) que manifeste Patrick Chemin
dans sa relation avec Delphine est pure illusion : « Une tendre
compassion se perd entre ses cils. Au comble du désastre.
Ne sait à qui demander pardon. À Delphine ou à Marianne ?
Désire avant toute chose qu’on le berce et qu’on le console »
(ED 89). L’altérité masculine semble ainsi s’affaiblir, obligée
qu’elle est de s’affirmer par des moyens symboliques, d’avouer
sa quasi-vacance ou encore sa dilution dans les ambiguïtés
homosexuelles du dernier roman. Bisexuel, mi-ange, mi-bête,
Jean-Éphrem est un gigolo cynique aux pouvoirs finalement
modestes, qui doit reconnaître que « [s]ans [Miguel] au premier
rang dans la salle, [il se] décompose » (HL 101)8. Tout comme
d’ailleurs son impuissance devant Rose-Alba : « il dit qu’il est
impuissant et que c’est ma faute » (HL 116).
Pour importante qu’elle soit, la différence sexuelle n’épuise
pas le contenu de l’altérité, qui peut se nourrir aussi des écarts
socioculturels. Michel et Lia sont bien nés, issus d’une lignée
seigneuriale à laquelle ils doivent « de pouvoir dormir à loisir
sans que jamais le pain vienne à manquer » (CB 72). Michel
est ainsi convaincu qu’il peut satisfaire chez Catherine « la
plus haute rêverie qui courait après elle depuis son enfance »
(CB 90), en l’initiant notamment à l’oisiveté de sa caste et
aux « fêtes nocturnes de la fièvre et de l’angoisse » (CB 92).
« Seigneur de Kamouraska » et fils « [d]e bonne famille »
(K 67), Antoine Tassy est le dernier rejeton d’une famille
de nobliaux au prestige sans doute incertain. Mais comme
en témoigne « [l]’acte d’accusation […] écrit en anglais [...]
232
L’initiation subvertie

[p]ar les maîtres de ce pays » (K 32), lui porter préjudice, c’est


attenter à toute une structure sociale et culturelle qu’incarne
la reine d’Angleterre. Dans un registre sans doute différent, la
grand-mère Éventurel ou encore l’institutrice, Blandine Cramail,
ont un pouvoir social et un savoir susceptibles de transformer le
sujet qui les côtoie. Avec les valeurs bourgeoises qu’elle incarne
et surtout son passé, la première détient la clef du très hypo-
thétique « arbre généalogique » (PJ 124) de Marie Éventurel ;
par son statut social et sa culture, la seconde peut offrir à Clara
« la possession de la terre » (AC 16). Superficielle et tapageuse,
« clinquante et folle » (HL 126), la « magnificence » (HL 84)
du loft de Jean-Éphrem de la Tour répond aux rêves secrets
de Miguel, à cette maison qu’il dessinait enfant sur le trottoir
pour échapper au « trou à rats » (HL 89) qu’est la loge de la
rue Cochin.

LA TOPOLOGIE INITIATIQUE
L’hypotextualité initiatique révèle donc une nouvelle iden-
tité en gestation, placée sous le signe de la confrontation avec
les figures de l’Autre, dont le pouvoir et le savoir sont suscep-
tibles d’ouvrir un processus d’élaboration de soi qu’informe
une spatialité chargée de significations et indispensable au
« procès de construction du je » (Landowski, 1997 : 91). Ainsi
mise en espace, la confrontation initiatique avec l’Autre induit
un système topologique très contrasté qui, par ses différentes
strates, mimétique, narratique et symbolique, et plus encore
par les valeurs diffusées, participe activement à la syntaxe
identitaire des personnages, essentiellement dynamisée par
l’opposition dialectique entre l’ouverture, représentée par ce
motif du bildungsroman qu’est la route, et l’espace confiné
d’un lieu clos.
233
Le mal d’origine

La route, le sentier, le voyage : l’ailleurs de l’Autre


L’initiation inaugure une rupture temporelle entre un avant
et un après, redoublée par un mouvement d’opposition entre un
ici et un ailleurs. D’où l’étroite solidarité dans l’œuvre d’Anne
Hébert entre les espaces de l’enfance et des configurations
narratives mettant en scène le changement d’espace, le voyage,
le déplacement sous toutes ses formes. La première manifesta-
tion de cette solidarité réside dans la contiguïté que l’on peut
fréquemment observer entre les maisons maternelles et cette
représentation de l’ailleurs que sont la route, le sentier, la rue.
Prenons quelques exemples. Si la maison de Claudine et de
François dans « Le Torrent » « s’élevait à l’écart de toute voie de
communication », la route, assez « loin » (LT 12), attire le jeune
garçon. La maison natale de François et d’Hélène, à Duchesnay,
est « posée au bord de la route de sable » (ECS 33). Plus près
sans doute de la rivière ou de la forêt, la maison d’Aurélien
Laroche n’échappe cependant pas à cette proximité puisque,
« [d]e la route, on entend parfois pleurer l’enfant d’Aurélien »
(AC 10). Et enfin, la « maison » de la grand-mère de Delphine est
« à la campagne, tout au bord de la route d’asphalte » (ED 121).
Résolument plus urbain que les autres romans, Un habit de
lumière remplace la route ou le sentier par la rue qui passe sous
la fenêtre de la loge de Rose-Alba Almevida.
Routes et rues revêtent le plus généralement des valeurs
dysphoriques. Dans « Le Torrent », « [l]a route s’étendait
triste, lamentable, unie au soleil, sans âme, morte » (LT 13).
Dans L’Enfant chargé de songes, le docteur Fortin parcourt le
chemin qui conduit chez Pauline Vallières en « [n]e sachant s’il
devait redouter davantage le sable et les cailloux ou la rivière en
crue » (ECS 34). Aux yeux de Pauline, cette route est lourde des
menaces qui règnent dans la ville à laquelle elle conduit : « la
234
L’initiation subvertie

tuberculose » (ECS 33) puis « la grande épidémie de polio »


(ECS 40). De façon plus immédiate et plus concrète, le
danger est aussi représenté dans ce roman par le « défilé de
bêtes ruminantes [...] se déversant sur la route, troupeau après
troupeau, dans un remuement de clochettes » (ECS 29). Le choix
du verbe « déverser », comme celui de « déferler » (ECS 30),
utilisé un peu plus loin dans le texte, n’est pas sans incidence
sur la signification de l’espace de la route. Par leur connotation
aquatique, ces deux mots dévoilent la profonde collusion de la
route et du monde aquatique, dont on a vu qu’il n’était que le
reflet et le révélateur des pulsions et des instincts9. Quoique
plus diffuse et totalement dépourvue de coloration morale, la
menace que représente la route n’est pas absente dans Aurélien,
Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais. Il s’agit en effet
d’un milieu déstructuré et déstructurant, dans lequel Clara se
« trouve sans point de repère, allant toujours, sans arriver nulle
part » (AC 40). Il est en outre envahi par de « grandes plaques
trompeuses à peine moins brûlantes que le soleil qui brille »
(AC 39-40), et le « mince fil de lumière à vif [qui] persiste
encore au milieu du chemin » (AC 40) n’est qu’une préfigura-
tion métaphorique de ce feu de la blessure solaire et sexuelle qui
est au bout de l’aventure. Clara est à cet égard sans illusion et
sait pertinemment que des soldats la « guett[ent] sur le chemin
comme un chat guette une souris » (AC 38). Après la mort de
sa grand-mère et alors qu’elle fuit sur la route, Delphine fait
la rencontre du bien nommé Patrick Chemin, dont les « valises
pleines de mouches et d’hameçons » (ED 60) disent clairement
les intentions. On comprend alors pourquoi, désert et nu, cet
espace est associé métaphoriquement au démembrement, à la
fragmentation : « La route était déserte, pareille à une main
nue, séparée du bras et de l’épaule, toute seule dans l’air nu »
(ED 71). Au retour du père, Miguel Almevida est jeté hors
235
Le mal d’origine

de chez lui : « J’arpente le trottoir. Je fais le pied de grue »


(HL 17). Expressions troublantes dans leur candeur, riches des
connotations perverses de la prostitution et de la dépravation
que les rencontres de la première fugue viendront renforcer :
« Des voyous respiraient tout près de moi, me dévisageaient au
passage avec des yeux pourris » (HL 45).
La route et la rue sont donc les lieux de rencontre avec une
altérité perçue comme potentiellement destructrice de l’équilibre
ambigu du monde féminin-maternel de l’enfance. Elles sont un
lieu de passage, une frontière à la fois spatiale et temporelle.
Poussé par le puissant « désir » de se « poster au bord de la
grand’route », François espère qu’« [i]l finir[a] bien par passer
quelqu’un » (LT 12). Il y heurte le corps d’un ivrogne qui le fait
tomber « dans la vase » (LT 13) et cette chute à la coloration
morale évidente ne fait que confirmer sa crainte de se « perdre »
(LT 12) dans cet univers nouveau pour lui. D’ailleurs, dans
ce même passage, le lexique extrêmement dense du sale et du
répugnant ne prend toute sa valeur qu’au regard de la révélation
du passé trouble de la mère de François. La route devient ainsi
l’espace de la confrontation avec le mal, non seulement inscrit
au cœur du passé de celle qui, à ce moment précis, devient aux
yeux de François « [l]a grande Claudine » (LT 16), mais aussi
désormais inhérent à l’humanité tout entière dont l’ivrogne
n’est qu’une caricature emblématique. Elle est en vérité le lieu
où l’altérité amorce une puissante déréliction, car la rencontre
puis la liaison avec Amica conduiront François « jusqu’au bout,
jusqu’à la plénitude de ce mal » (LT 43) dont il vient de prendre
conscience. Dans Les Chambres de bois, Catherine se jette sur
la « route unie » (CB 57) pour rejoindre Michel à la maison des
seigneurs. Elle est vêtue d’un châle que le texte établit comme
un métonyme maternel en soulignant qu’y subsiste « la senteur
de la mère » (CB 55). Or la rencontre avec Michel est placée
236
L’initiation subvertie

sous le signe du défi et de la brisure, puisque la jeune femme


« se mit à détester le châle qui entravait ses mouvements »
et s’en « débarrassa […] avec de petits mouvements vifs »
(CB 58-59). Pour son voyage de noces, Antoine Tassy a choisi
d’emmener sa jeune épouse en calèche, donc par la route,
« selon un itinéraire, bien à lui » (K 71). Ce déplacement, qui
est là encore une sortie hors de l’enfance, entraîne l’héroïne
vers les lieux du bas, de l’altérité mauvaise mais fascinante,
représentée entre autres par les « canayens-habitants-chiens-
blancs » qui « sentent la sueur et la crasse » (K 72). Là, Élisabeth
« [s]’encanaille » (K 73), heureuse surtout d’« [é]chapper à
l’emprise de cette redoutable demeure de la rue Augusta »
(K 51), à ce « [g]ynécée familial » (K 54)10. Et l’on n’est donc
pas surpris de voir « Antoine Tassy salu[er] au passage une
frontière invisible sur l’eau » (K 74). Dans Les Fous de Bassan,
l’espace de la route prend, à la manière des road novels, des
dimensions continentales. À la suite d’une violente querelle
avec son père, Stevens Brown fuit Griffin Creek et le monde
de l’enfance. « [L]a sentence de malédiction » que le père
« mâchonne » et « promène d’un côté à l’autre de sa bouche,
entre ses dents, comme une chique » (FB 94), n’est pas sans
évoquer la sanction divine qui chasse Adam et Ève du paradis
terrestre. Après avoir fait sur les routes américaines l’expérience
de sa propre altérité, du rejet et de l’exclusion, Stevens rentre
à Griffin Creek, riche de la conquête d’une nouvelle densité
existentielle qui le rend comparable à « une femme enceinte,
[...] lourde de son fruit » (FB 61). Mais ce faisant, il introduit les
menaces de l’altérité venue de la route dans l’enfance d’Olivia
et de Nora. C’est ce qui ressort sans ambiguïté de la question
que Stevens pose à une Olivia extrêmement méfiante : « – C’est
parce que je suis habillé en tramp que tu veux pas me laisser
entrer ? » (FB 78.) La première apparition de Lydie Bruneau,
237
Le mal d’origine

sous le regard admiratif des enfants Vallières, a lieu sur la


route principale du village, qui devient ainsi le point de contact
privilégié avec l’altérité agissante d’une « étrangère venue à
Duchesnay pour changer la vie » (ECS 45). Plus tard, lors de
leur première rencontre plus personnelle, Lydie s’emploiera à
sortir Julien et Hélène de « l’air confiné du magasin » pour « les
attir[er] sur la route [...] en criant » (ECS 57). La tentation est
grande de lire cette échappée comme une métaphore proleptique
et spatialisée de la fuite hors du monde « sans histoire »
(ECS 45) de l’enfance, c’est-à-dire, littéralement, non inscrit
dans le temps. Cette convergence spatio-temporelle propre à
la vision du monde d’Anne Hébert peut être précisée grâce à
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais. De fait,
la route est là aussi associée à l’idée de franchissement d’une
limite, puisque
[c]e n’est qu’après avoir franchi le pont sur la rivière et
traversé le village que le chant de la terre autour de Clara
s’est de nouveau réduit en un grésillement d’insectes, au bord
de la route (AC 51).
Profondément jubilatoire, cette transition semble oublier ici la
menace propre à l’espace ouvert de la route :
Ce n’est pas rien de traverser la nouveauté absolue de l’air
sur une route déserte, de le respirer à pleins poumons, cet air
jamais respiré, d’éprouver sa résistance à chaque tour de roue,
de sentir son souffle chaud sur toute sa peau (AC 40).
Et il est vrai que « [d]es milliers de petites voix sauvages
accompagnent Clara » (AC 41), entonnent un véritable chant
du monde pour célébrer la réconciliation de l’anthropos et du
cosmos dans le désir assumé et déculpabilisé. Il reste toutefois
que le chemin qu’emprunte Clara pour rejoindre le Lieutenant
238
L’initiation subvertie

est « plein de cailloux et de racines d’arbres à fleur de terre »


(AC 43), rappelant ainsi un danger certes euphémisé mais réel.
D’ailleurs les « traces sinueuses » que laissent derrière elle
« [l]es pneus de sa bicyclette » « s’effacent sur le sable » (idem),
comme si Clara s’engageait, à la manière du Petit Poucet, dans
une forêt dont le symbolisme est transparent. Bref, la route
est toujours puissamment ambivalente : espace d’émancipa-
tion souhaitée ou subie, mais aussi espace de prédation dont
la découverte coïncide peu ou prou avec l’écroulement d’un
monde. La frontière que franchit Clara en empruntant le chemin
qui la conduit « en pays inconnu » (AC 40) est aussi une limite
temporelle, celle que déplore le Lieutenant : « Trop de petites
filles qui passent la frontière et rejoignent la cohorte des grandes
personnes énormes et sans pitié » (AC 59).

L’espace du désir et les lieux clos


La route, la rue et les déplacements induits ouvrent sur un
nouvel espace-temps placé sous l’empire de l’Autre et décliné
sous la forme du paradigme remarquablement homogène des
lieux clos. La cabane, dont on connaît l’importance dans les
récits initiatiques11, en constitue sans aucun doute la figure la
plus évidente : la cabane de la montagne de B. dans Les Enfants
du sabbat, la cabane à bateaux dans Les Fous de Bassan, la
cabane aux renards dans L’Enfant chargé de songes, et enfin
la « cabane perdue, en terre canadienne » (AC 56), du Lieutenant
anglais. Dans d’autres récits, la maison ou l’appartement
conjuguent la claustration sur un mode similaire et peuvent
même se dédoubler. On songe à la maison de Claudine dans
la seconde partie du « Torrent », à la maison des seigneurs et
à l’appartement parisien des Chambres de bois, au manoir de
Kamouraska, à l’appartement près du Bois dans Héloïse, à la
239
Le mal d’origine

maison de l’Esplanade dans Le Premier Jardin, au « studio de


vingt mètres carrés » (ED 33) d’Édouard dans Est-ce que je te
dérange ?, et enfin au Paradis perdu et au loft dans Un habit de
lumière. Saturés des valeurs qui informent la relation nouvelle
à l’altérité, ces lieux opposent leur fermeture à l’ouverture de
la route et constituent le cadre dans lequel se joue le drame
de l’expérience initiatique des personnages. Comme le note
Durand, « ce qui sacralise avant tout un lieu, c’est sa ferme-
ture » (1969 : 281) et, de fait, ces espaces clos, fascinants et
terrorisants, sont en secrète conjonction avec ce que la pensée
archaïque considère comme sacré12, et ne cessent de rappeler
la mortelle menace qui pèse sur l’aventure identitaire qui
commence.
Tout d’abord, les différents prédicats rattachés à ces lieux
sont parcourus par des isotopies symboliques qui les mettent
en osmose avec l’énergie naissante du sujet et en font des
espaces du désir. C’est ainsi que ces endroits prennent souvent
place dans un environnement forestier13 que l’imaginaire
hébertien établit en métaphore des profondeurs inconscientes
où s’enracinent les pulsions sexuelles, à la fois porteuses de
vie et puissances destructrices. Dans Les Chambres de bois,
la maison des seigneurs fait l’objet d’une véritable surenchère
topologique liée à la focalisation adoptée. Si, dans un premier
temps, Catherine et ses sœurs « parl[ent] du pianiste qui habitait
la campagne, tout près de la forêt » (CB 40), Lucie devient plus
expressive sitôt que le projet de mariage se précise : « – Je ne
veux pas qu’il emmène Catherine dans cette maison au fond
des bois ! » (CB 52.) Mais, nullement effrayée, Catherine
se sent attirée par ces lieux et, dans ses rêves, elle voit « la
maison des seigneurs [...] posée au creux d’une boule de verre »
dans laquelle « [l]e parfum des arbres [...] demeurait captif »
(CB 33). Dans la suite du récit, les « chambres de bois » ne font
240
L’initiation subvertie

que dupliquer, comme c’est souvent le cas dans les scénarios


initiatiques, cet espace forestier initial, métonymiquement et
métaphoriquement réactivé lors de la première union de Michel
et de Catherine : « C’est alors que le long corps s’est abattu sur
elle, lourdement comme un arbre » (CB 76). Dans Kamouraska,
c’est très à propos que l’univers forestier apparaît lors du voyage
de noces d’Élisabeth, dont la narration homodiégétique pose
explicitement l’osmose entre les pulsions du désir et la forêt :
« Passage du plein soleil à l’ombre profonde de la forêt. Je
redeviens sensible à outrance. Le centre de ma vie, ce désir... »
(K 71.) Après « [q]uinze jours de voyage » et de nombreuses
« [f]orêts traversées », Élisabeth et Antoine parviennent enfin
au manoir de Kamouraska sans pour autant quitter la forêt qui
demeure « toute proche » (K 74). La cabane de la montagne
de B., dans Les Enfants du sabbat, fait l’objet d’une longue
description qui constitue l’incipit du roman. Par le matériau qui
la constitue et sa situation spatiale, elle est une excroissance,
une émanation de la forêt et semble même sur le point d’être
absorbée par ce milieu dont elle est issue : « La cabane n’est pas
très grande, composée d’allonges successives qui lui donnent
un air épars de blocs de bois, à moitié mangés par la forêt » (ES
8). Bien que situé en plein Paris, l’appartement que souhaite
habiter Bernard, dans Héloïse, n’échappe pas à cet environ-
nement forestier : il est en effet « tout près du Bois », là où
« les arbres plus nombreux et touffus » (H 50) « se joignent, de
chaque côté de la rue, en une voûte sombre et feuillue » (H 51).
La scène de la cabane à bateaux, dans Les Fous de Bassan, pro-
pose une version singulière de cette convergence du lieu clos,
de l’univers forestier et des forces intérieures du désir. C’est
en fait la comptine que chantonne Nora Atkins qui constitue le
véritable opérateur discursif de la transformation métaphorique
de la grève environnante : « Promenons-nous dans le bois
241
Le mal d’origine

pendant que le loup n’y est pas » (FB 128). Contaminée par la
forêt, la grève diffuse alors des valeurs ambiguës qui associent
à la menace traditionnelle du loup celles plus euphoriques
du plaisir naturel, de l’épanouissement du corps que la jeune
adolescente découvre en se promenant pieds nus, « à la limite
de l’eau » (idem). On pourrait dire la même chose à propos de
la forêt dans laquelle s’avance Clara pour rejoindre la cabane
du Lieutenant, avec « [l]e grésillement des grillons, la senteur
des résineux chauffés au soleil, l’odeur des aiguilles rousses et
jaunes remuées sous ses pieds » (AC 43). Par la profusion des
sensations, olfactives, tactiles, auditives, le personnage accède
au plus fort de sa présence dans un monde sensible accueillant.
Mais la cabane du Lieutenant est située « au centre d’une
minuscule clairière à peine défrichée » (AC 44) et rappelle par
là les dangers d’une « forêt qui se rapproche [...], l’encercle
lentement » et « un jour reprendra tout le terrain défriché alen-
tour » (AC 54).
C’est par « son obscurité et son enracinement profond »
(Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 455) que la forêt peut
symboliser ainsi l’inconscient et les instincts de vie. Et de fait,
en reliant l’espace initiatique à des profondeurs chthoniennes,
la forêt donne à l’action qui se noue, par métonymie ou par
synecdoque, une portée authentiquement élémentaire. Dans
Les Enfants du sabbat, la cabane de la montagne de B. est
contaminée par l’espace du « ravin » (ES 44), notamment au
moment des fêtes sataniques, lorsque la fumée transforme
l’ensemble pour en faire un véritable gouffre souterrain dans
lequel s’engloutissent les différents protagonistes, repris « dans
l’intimité de la terre » (idem). Dans Héloïse, l’appartement du
Bois entretient des relations obscures avec le monde souterrain
du métro dont Bernard dira qu’il lui donne l’« impression
de […] s’enfonc[er] au plus creux de la terre » (H 19). La
242
L’initiation subvertie

construction fuguée du récit et ses disséminations lexicales


renforcent ce subtil entretissage : la « voûte sombre et feuillue »
(H 51), dessinée par les arbres de la rue, est reprise terme à
terme par les « voûtes hautes » (H 121) du métro qui, à leur
tour, ne peuvent que rappeler la « crypte » (H 10) à laquelle est
comparé le vestibule de l’appartement. « Celle qu’on n’attendait
pas / Sort de l’ombre / Creuse sa galerie profonde / Au cœur
noir de la terre / Pour venir jusqu’à toi » (H 20), chante Héloïse,
qui se fait l’incarnation actorielle de ce tellurisme spatial. Mais
cet élargissement de l’espace humain, privé de ses frontières
et mis en rapport avec un élémentaire archaïque, concerne
également les récits dépourvus de cette tonalité fantastique. La
cabane aux renards, dans L’Enfant chargé de songes, trahit elle
aussi sa complicité avec la forêt et les forces obscures de la terre
lorsque, au terme de la « nuit de noces » de Lydie et de Julien,
la voix narrative note : « [l]e jour surgit […], envahissant le
ciel de seconde en seconde, pareil à une nappe souterraine qui
se répand loin de son cœur saignant, caché derrière les arbres »
(ECS 99). Dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant
anglais, alors que John-Christopher Simmons se rappelle sa
première rencontre avec Clara, « [l]a furieuse pluie d’été réveille
le cœur noir de la terre » et « l’odeur de terre mouillée pénètre
à l’intérieur de la maison » (AC 61). Le Paradis perdu, dans Un
habit de lumière, donne accès à la même profondeur tellurique,
même si les contraintes d’un cadre plus urbain imposent une
présence plus métaphorique. Ainsi Miguel est-il convaincu que
« [l]a source même de la terre [lui] sera alors révélée, dans des
rafales de musique » (HL 66).
Dans ce système de caractérisation des lieux initiatiques
et de leur environnement, l’aquatique et le maritime sont,
selon le principe d’équivalence déjà évoqué, isomorphes de
la profondeur tellurique : ils sont par ailleurs, eux aussi, les
243
Le mal d’origine

reflets d’une présence au monde puissamment pulsionnelle


par lesquels et dans lesquels le sujet peut accéder à sa propre
altérité. Dans Kamouraska, après avoir franchi le point « où le
fleuve devient salé comme la mer » (K 74), on peut découvrir
le manoir d’Antoine Tassy qui, « [c]omme un vaisseau retiré de
la mer » (K 84), se dresse au milieu de l’« eau moutonnante »
que forment « [l]es prairies de grèves » (K 74). Dans la
montagne de B., « [l]es murs de planches » de la cabane
sont « semblables aux épaves qu’on trouve sur les grèves »
(ES 8). C’est dire que les lieux topologiquement les moins
maritimes sont aussi touchés par cette isotopie aquatique.
L’appartement du Bois trahit sa complicité avec le milieu
marin, dès l’incipit du roman, avec l’évocation de l’ascenseur
qui se déplace « [d]ans un craquement de bateau en perdition »
(H 10). Tout aussi discrète mais bien présente, cette coloration
maritime affecte la cabane aux renards, dans L’Enfant chargé
de songes, sous la forme d’un transfert métonymique : les
deux protagonistes « marchent l’un derrière l’autre dans le
sentier étroit, Julien suivant Lydie, pareil à ces oiseaux perdus
dans le sillage d’un bateau dont dépendent leur subsistance et
leur vie » (ECS 94). L’air qui règne dans la cabane du camp
de Valcour « est sans sel aucun, mou et pénétrant, pareil à de
l’eau trop douce » (AC 60). Et tout l’environnement contextuel
de ce passage est contaminé par cette dérive aquatique, dans
une très belle évocation synesthésique : « La chaleur persiste
malgré la nuit, ne bouge plus, lente et visqueuse, coule entre les
arbres, à travers les aiguilles et les feuilles, flotte sur la rivière »
(AC 60). Même le loft de Jean-Éphrem de la Tour, si parisien,
dans lequel Miguel s’avance « pareil à un marcheur s’en allant
doucement sur la plage molle » (HL 84), ne saurait échapper à
cette transfiguration métaphorique.
244
L’initiation subvertie

L’aventure identitaire du sujet hébertien se développe donc


dans une spatialité discursivement encodée par des prédicats
figuratifs ou métaphoriques qui l’ouvrent au flux élémentaire
et menaçant du vivant. C’est ce que confirme la présence
surdéterminante de quelques motifs complémentaires. On ne
sera pas surpris de trouver, au premier rang de ces motifs,
celui de l’oiseau dont la valeur est fréquemment juxtaposée à
celle de l’arbre (Durand, 1969 : 395). Mais l’écriture d’Anne
Hébert s’emploie à miner de l’intérieur ce que cette figure
pourrait avoir d’euphorique. Par la dynamique ascensionnelle
qui le sous-tend et la mélodie de son chant, l’oiseau pourrait en
effet contrecarrer la menace chtonienne ou aquatique, opposer
l’élévation à l’engloutissement dans les forces obscures de
l’archaïque. Or si les textes adhèrent momentanément à cette
hypothèse, c’est pour se raviser, se rétracter aussitôt, et dire
finalement l’inverse. Prenons quelques exemples. Autour du
manoir de Kamouraska, on peut voir « [d]es milliers d’oiseaux
sur des lieues de distance » (K 76). Et la voix narrative
d’ajouter à l’intention d’Élisabeth : « Vous qui aimez tant la
chasse, vous êtes comblée ? » (idem) : l’isotopie cynégétique14
et le rappel implicite de la première rencontre d’Antoine et
Élisabeth contraignent le motif à actualiser une seule de ses
significations, celle qui en fait le symbole des « pulsions
psychiques » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 698), violentes
et destructrices. Arrivant dans le quartier de l’appartement du
Bois, Bernard et Christine sont accompagnés par la présence
bruyante des oiseaux qui « pépient à qui mieux mieux » (H 50)
dans une grande spontanéité vitale. Mais quelques lignes plus
loin, la voix narrative évoque la « voûte sombre » des arbres
« hantée d’oiseaux piailleurs » (H 51). L’emploi du participe
« hantée », ajouté au réflexe d’inquiétude de Christine, dont « la
main [...] s’accroche à [la] manche » (idem) de Bernard, fait
245
Le mal d’origine

que le chant des oiseaux rejoint le versant mortifère de la forêt


et de la mer. Les Fous de Bassan confirme de façon éclatante
cette orientation symbolique du motif de l’oiseau, corrélé, par
sa mise en œuvre discursive, aux forces obscures et menaçantes
du désir. La cabane à bateaux est en effet située sur la grève,
un espace colonisé par les fous de Bassan :
Le globe rouge du soleil monte à l’horizon dans des
piaillements d’oiseaux aquatiques. En bandes neigeuses les
fous de Bassan quittent leur nid, au sommet de la falaise,
plongent dans la mer, à la verticale, pointus de bec et de
queue, pareils à des couteaux, font jaillir des gerbes d’écume.
Des cris, des rires aigus se mêlent au vent, à la clameur
déchirante des oiseaux (FB 39).
Comme le note Janet Paterson, « ce passage, qui de toute
évidence exprime en un sous-texte le désir sexuel du pasteur,
métaphorise ce désir refoulé par la voie des “fous de Bassan”
et de leur cris » (1985 : 167). Par leur mouvement qui les voit
naître de la mer et s’y abîmer dans une sorte de verticalité
dynamique et perpétuelle, ils associent les pulsions sexuelles
différenciatrices à la vie naissante et à la mort. Ce « sous-
texte » est d’ailleurs tellement évident que la voix du pasteur
qui organise l’évocation s’en trouble et cherche à se dissimuler
derrière une troisième personne du singulier qui ne réussit
pas à faire illusion. Bien plus, ce passage du « je » au « il »
s’accompagne d’un véritable brouillage de la focalisation, tant
et si bien que le lecteur ne sait plus très bien si le spectacle est
imputable au pasteur lui-même ou à Perceval, le comporte-
ment primaire du second contaminant celui du premier : « [l]e
révérend n’a jamais été seul ici […]. Perceval est déjà là, caché
dans les joncs, tout près du pasteur, respirant fort, les yeux
écarquillés » (FB 38). Moins prégnant sans doute dans L’Enfant
246
L’initiation subvertie

chargé de songes, l’oiseau n’en dit pas moins les forces obs-
cures de la libido. Lorsque Julien s’apprête, dans la cabane
aux renards, à embrasser Lydie pour la première fois, « les
oiseaux [...] commenc[ent] de jacasser en sourdine » (ECS 98).
Or, quelques pages plus haut, Lydie se désolait de l’exigence
amoureuse de Julien avec ce rappel intertextuel d’un vers de
Hector de Saint-Denys Garneau (1949 : 97) qui en souligne la
puissance prédatrice : « Son exigence me tue. Il réclame tout de
moi. Il aura mon âme au bec, si je le laisse faire. Elle s’essuie
les yeux. […] referme son poing comme quelqu’un qui étouffe
un oiseau » (ECS 88).
Le brouillard, réel ou métaphorique, dont on a déjà évoqué
l’inquiétante complicité avec l’élément aquatique, construit
un second motif métaphorique complémentaire. Les romans
d’Anne Hébert se souviennent ici de la mythologie initia-
tique dans laquelle le brouillard symbolise l’indifférencié,
l’indistinction qui précède la révélation initiatique. C’est une
manière de signifier l’irréductible étrangeté de ces lieux qui, se
dérobant au regard, se soustraient au réel lui-même. Dans Les
Chambres de bois, le château des seigneurs est « prisonnier d’un
pays de brume et d’eau » (CB 45), où « [t]outes les routes se
ressemblaient, […] se répétant de-ci de-là, comme des motifs »
(CB 28). Similitudes et répétitions à l’identique suscitent un
paysage indistinct, sans point de repères, dans lequel les trois
sœurs égarées ne retrouvent leur chemin que grâce au « chasseur
[...] qui sort[ait] du bois » (CB 29). Tant et si bien que c’est
un seul et même danger que représentent les chasseurs et cet
espace dans lequel il est possible de se perdre, de se noyer.
D’ailleurs, quelques pages plus loin, un rêve de Catherine vient
donner corps à cette menace puisque on y voit « la pluie et le
brouillard descend[re], peu à peu, sur la maison, les arbres et
la peine de l’enfant. L’image entière fut noyée dans un sablier
247
Le mal d’origine

renversé » (CB 33). Kamouraska, le pays d’Antoine Tassy, offre


au premier regard d’Élisabeth une « blancheur abrupte » (K 74)
et un « [p]aysage d’été, bleu de brume chaude » (K 75). Puis
quand arrivent « [l]es grandes marées d’automne », « [l]e manoir
s’avance [...], dans un brouillard épais, comme du lait15 » (K 89).
Dans la montagne de B., « les bancs de brume si fréquents »
créent « [u]ne vapeur blanche, cotonneuse » (ES 57), qui semble
envelopper la cabane d’Adélard et de Philomène. Dans Héloïse,
« [a]utour de l’appartement le silence s’accumule comme des
bancs de brume, l’isolant tout à fait du reste du monde » (H 61).
La rupture introduite par cette brume métaphorique revêtira
toute sa portée mortifère avec l’évocation de la station du Père-
Lachaise, envahie par « [l]e brouillard [qui] monte à nouveau »
(H 124). Si la cabane aux renards est, dans L’Enfant chargé de
songes, le lieu privilégié de l’initiation de Julien, la forge, qui est
un point de passage obligé pour l’adolescent, en offre une sorte
de duplication par anticipation : c’est là en effet que s’enracine
métaphoriquement le pouvoir surnaturel et inferno-mortifère de
Lydie. Or toutes les évocations de ce lieu magique font appel,
en un contrepoint saisissant, à une brume omniprésente. Lorsque
Julien s’y rend, il ne voit « d’abord qu’une lueur comme un
vieux fanal à travers la brume, au bord de la route » (ECS 73).
L’euphorie de cette approche, suggérée par l’expression « balise
réconfortante », est bien vite contrariée par l’image du « paysage
englouti » soutenue en fin de séquence par le « rire féroce qui
secoue le forgeron pareil à une tempête » (idem). La fin d’Un
habit de lumière est hantée de la même manière par le retour
récurrent du brouillard, et notamment au moment du départ de
Jean-Éphrem qui « peste contre le brouillard » (HL 132) avant
qu’une « espèce de brume […] entre [dans le loft] comme au
bord de la mer » (HL 133).
248
L’initiation subvertie

Voilà donc un paysage lourdement surdéterminé, une


spatialité naturelle qui, bien plus qu’un simple décor, sertit le
lieu clos tout en le mettant en communication avec l’étendue
élémentaire. Le modèle hypotextuel de l’initiation manifeste
une fois encore sa présence agissante au cœur du tissu prédicatif
et des réseaux isotopiques structurant la caractérisation de ces
espaces fermés qui ne cessent d’inquiéter : tout y rappelle en
effet que la rupture avec le monde de l’enfance fait courir un
risque de mort, mort à soi-même sans doute, dans la transition
du devenir, mais aussi et plus encore absence ontologique et
présence impossible.
Tout d’abord, la claustration est très significativement
corrélée à l’obscurité. « Sale, sombre », la maison de François
« est sinistre » (LT 44). La maison des seigneurs, dans Les
Chambres de bois, apparaît, « avec ses fenêtres fermées, sans
un filet de lumière » (CB 57), comme une « lourde demeure
reprise par la nuit » (CB 59). Avec ses « fenêtres closes » et sa
« fraîcheur de cave » (CB 102), l’appartement parisien en sera,
de ce point de vue encore, une sorte d’écho amplifié. Dans la
montagne de B., les chambres des enfants « sont petites et sans
fenêtre, de vraies cases de bois bien fermées » (ES 9). Seul un
« petit carreau embué de poussière, de mouches mortes et de
toiles d’araignée » (FB 44) éclaire la cabane à bateaux dans Les
Fous de Bassan. « [L]e boudoir vieux rose, à peine éclairé »
(PJ 125), de l’appartement de la grand-mère Éventurel 16
semble irradié par la « grande horloge noire [...] d’ébène »
(PJ 125-126) évoquée quatre fois en deux pages ; des « lueurs
sourdes filtr[ent] au ras du tapis à fleurs » (PJ 125), renforçant
l’impression d’obscurité. Lorsque Julien et Lydie arrivent à la
cabane aux renards, la jeune fille « fait le tour de la cabane,
cherche en vain une fenêtre » (ECS 94). L’obscurité qui règne
dans le lieu est telle qu’elle en devient palpable et que les deux
249
Le mal d’origine

protagonistes sont « englués de nuit » (ECS 95)17. La cabane du


Lieutenant anglais, « espace clos où il faut bien vivre » (AC 60),
ne semble guère mieux lotie, avec ses « fenêtres […] étroites
comme des meurtrières » (AC 71).
Clos et obscurs comme un antre primitif, ces espaces sont en
outre parcourus de reflets dont on sait la profonde connivence
avec les ténèbres et la mort. L’angoisse qu’ils suscitent est
à la mesure de cette complicité qui revêt des formes très
diverses. Ces reflets sont, dans la maison de François, introduits
métonymiquement par la « longue chevelure bleue » d’Amica
et ses « prunelles phosphorescentes » (LT 46). En évoquant la
maison des seigneurs, les sœurs de Catherine sont persuadées
qu’« [o]n peut se perdre dans la cuisine comme dans une ville
chaude encombrée […] de cuivres rouges qui flamboient »
(CB 52). Et, dans l’appartement parisien, « [s]i Catherine se
penchait à la fenêtre […], elle gardait un instant sur son visage et
ses mains de pâles reflets de nacre et d’huître, ainsi qu’un miroir
d’eau » (CB 72). La cabane de la montagne de B. n’échappe
pas, elle non plus, à ces miroitements. Outre la « poignée de
porcelaine blanche, éblouissante » (ES 9), qui orne la porte
d’entrée, « [l]es murs de planches rayonnent, gris argenté, doux
au toucher, patinés par la pluie » (ES 8). Dans Héloïse, ce sont
d’abord les couleurs qui se font écho : « L’or et le rouge se
renvoyaient l’un à l’autre des lueurs crues » (H 10) si bien que
« les murs rococo [...] rayonnent [...] de tous leurs feux, attisés
par quelque magie secrète » (H 53). Puis « [u]ne glace un peu
piquée, encadrée d’or, reflétait la pièce en son entier » (H 11),
ajoutant au miroitement généralisé auquel contribue grande-
ment l’omniprésence du cuivre. L’arrivée d’Héloïse réactive
et exaspère les pouvoirs réfléchissants des lieux, dans lesquels
s’estompe et s’efface, déboussolée, toute forme de présence :
« Fait reluire les meubles et jusqu’au moindre objet, d’un éclat

250
L’initiation subvertie

insoutenable. L’appartement se met à exister si fortement


que la vie de Bernard, par contraste, semble lui échapper »
(H 98). Le reflet et sa menace mortifère réapparaissent de façon
quelque peu atténuée mais non moins active dans la description
de l’appartement de madame Éventurel : en effet, devant le
« balancier de cuivre brillant » (PJ 125) de l’horloge, la grand-
mère « regardait sa mort en marche comme dans un miroir »
(PJ 126). Même s’ils ne concernent les lieux que par métonymie,
les reflets ne sont pas absents de l’aventure de Clara : ils
viennent rappeler, discrètement, la menace du désir18. Lors
de son premier déplacement vers la cabane du Lieutenant, la
jeune fille se heurte à « sa propre image biscornue, reflétée dans
les lunettes du Lieutenant comme dans un miroir déformant »
(AC 47) et, lors du second, elle quitte la maison paternelle sous
un prophétique arc-en-ciel « fragile comme un reflet dans l’eau »
(AC 77). Le studio d’Édouard Morel et le loft de Jean-Éphrem
renouent avec une présence nettement plus proliférante des reflets.
Le premier ne semble habité que par les « ombres passantes
reflétées sur les murs nus » (ED 32) du personnage-narrateur,
le second offre au regard stupéfait de Miguel d’« immenses
miroirs à l’affût du moindre sourire, de la larme la plus secrète »
(HL 84), et le spectacle saisissant de « Paris by night » : « Ça
brille et ça miroite en bas, sur l’asphalte, à cause de la pluie »
(HL 85). Et Jean-Éphrem peut alors affirmer à juste titre que
Miguel « est comme un funambule en arrêt sur son fil, en grand
danger de mort » (HL 84).
Le troisième réseau isotopique parcourant l’évocation des
lieux clos est celui de la minéralisation pétrifiante. La maison
des seigneurs est doublement marquée par la froideur minérale :
« maison de pierre [...], massive » (CB 57), elle a été jadis habitée
par des « femmes de grande race, cruelles et oisives », qui sont
« maintenant couchées en leurs moelles crayeuses » (CB 59).

251
Le mal d’origine

Le manoir de la famille Tassy doit en grande partie sa dure


minéralité au nom même de Kamouraska dont les « sonorités
rocailleuses » (K 206) évoquent le « paysage pétrifié de
Kamouraska » (K 77), et sa description donne lieu, en quelques
lignes, à une très forte et très explicite dissémination lexicale :
« [q]uelque part dans la muraille », « [c]hevillé dans la pierre »,
« caché entre les pierres », « et qui dégringole maintenant la
muraille », « les pierres noircies », « la pierre calcinée » (K 77).
La cabane de la montagne de B. est située « parmi les roches »
(ES 7) et se dresse « sur de grosses roches, en guise de pilotis »
(ES 8). Cet environnement rocheux contamine d’ailleurs
jusqu’au lit des parents, dont « [l]e matelas fait des bosses
abruptes, comme des rochers, sous l’épaisseur de la courtepointe
rouge et violette » (ES 9). « L’immeuble de trois étages » dans
lequel se trouve l’appartement que veut habiter Bernard, dans
Héloïse, « dress[e] ses moulures de pierre, ses ornements outrés,
sa blancheur originelle et crayeuse étrangement conservée »
(H 9). De plus, la sculpture située « [a]u-dessus de la porte,
parmi les volutes de pierre », représente « une tête de femme
à la chevelure défaite » (idem) et exhibe ainsi sans ambiguïté
sa pétrifiante complicité avec les images traditionnelles de la
méduse. Le « buste de plâtre », posé sur un socle dans l’appar-
tement lui-même et figurant « une créature sévère, ni homme
ni femme, l’air absent » (H 10), en est un troublant écho.
Oppressant et remarquablement synesthésique, un « silence
calcaire » écrase la maison de l’Esplanade, où la jeune Marie
Éventurel passe ses dimanches, dans la froide minéralité d’un
espace sans vie qu’accable encore un « air vide » qui « ronfle,
massif et creux, dans les cheminées » (PJ 124).
La vacuité, qui n’est qu’un corollaire de l’isolement
précédemment évoqué, est une constante majeure dans les
caractérisations de ces lieux. Songeons à l’appartement du Bois,
252
L’initiation subvertie

avec son « hall spacieux [qui] respirait l’ancien et le vide, un peu


comme une gare désaffectée » (H 9), à la cabane aux renards,
« désaffect[ée] depuis longtemps » (ECS 93), ou enfin à la
cabane du Lieutenant, qui n’est rien d’autre qu’un « petit camp
de bois rond abandonné » qu’« [i]l s’est approprié » (AC 53).

DE L’ALTÉRITÉ DÉVASTATRICE À L’ABSENCE ONTOLOGIQUE


Ouvert sur d’obscures profondeurs chthoniennes et en même
temps clos sur de vertigineux reflets qui sont autant de pièges
pour une présence pleine à soi et au monde, le lieu initiatique
apparaît, par les valeurs dysphoriques qui lui sont attachées,
comme le lieu d’une impossible présence. De fait, les récits
hébertiens s’emploient avec détermination à saper et à pervertir
la dynamique initiatique qu’ils semblent pourtant mettre en
œuvre. Loin de déboucher sur une assomption de l’être par
l’advenue de l’autre en soi et par l’admission euphorique de
l’individuation différenciatrice au sein d’un univers de sens
et de valeurs partagés, la rencontre inaugurale avec la figure
de l’Autre engage un processus de ségrégation, une violente
altération identitaire du sujet.

La fascinante rencontre de l’Autre


Par le lexique utilisé et par le caractère répétitif de certaines
évocations, ces rencontres inaugurales avec l’Autre sont
fréquemment ritualisées. Le sujet s’y trouve confronté à une
présence que son regard d’enfant non initié transforme en un
« mystère » (K 202 ; FB 211, 216 ; ECS 62...).
Les lieux initiatiques tels que nous les avons définis et
les personnages qui les habitent suscitent la même fascination
chez l’adolescent ou le jeune adulte qui cherche à assouvir son
253
Le mal d’origine

désir d’être. « [L]ié » par le « regard perçant » (LT 43) d’Amica


et par l’ « enchantement » de « [s]es beaux bras fermes »,
François est convaincu d’avoir « convi[é] le diable chez [lui] »
(LT 44). Après le « sombre enchantement » (CB 52) que suscite
la maison des seigneurs, Catherine s’abandonne peu à peu à un
état d’inconscience, « comme si elle eût été envoûtée sur place »
(CB 137)19. Sa fascination est d’autant plus forte que Michel,
comme Lia, est marqué d’un « signe » qui manifeste son appar-
tenance à un univers sacré, attirant et inquiétant à la fois, celui
« des poètes » (CB 99). Dans Kamouraska, les tantes Lanouette
sont persuadées qu’« Élisabeth est ensorcelée par son mari »
(K 100). Et la jeune femme avoue : « Je suis fascinée. Attachée
au lit d’un homme fou » (K 89). Dans l’appartement du Bois,
« [u]ne sorte de fièvre s’empare » de Bernard et « [r]ien ne peut
rompre l’enchantement » (H 52) qu’il éprouve. « Il se passe
quelque chose de singulier entre l’appartement » (H 61) et lui, « la
magie » (H 63) des lieux faisant qu’« il ne sera plus que soumis-
sion et fascination » (H 62). D’ailleurs, après la fête organisée par
Christine, l’appartement apparaît comme « profané », et la fumée
de cigarettes qui s’est répandue partout « [i]rrite certainement le
génie des lieux, enfoui quelque part dans le secret des murs »
(H 89). Avec ses « yeux braqués » (FB 128) sur le pasteur, Nora
Atkins est dans un état presque cataleptique, « en attente de ce
qui va se passer » (FB 129), tout comme Olivia sera littéralement
hypnotisée par Stevens, prise dans son regard « comme dans un
filet » (FB 216). Insolente et magnétique, Lydie Bruneau traverse
Duchesnay « comme une apparition » (ECS 42), « pareille à
une vision » (ECS 43), et, dans la forge, les enfants Vallières
« la regardent saisis de crainte comme si elle faisait partie d’un
mystère redoutable » (ECS 62). Face au Lieutenant endormi,
Clara « l’examine comme avec une loupe » et « ne parvient pas
à bouger, prise dans une sorte d’égarement qui ne la quittera
254
L’initiation subvertie

plus » (AC 45). Édouard Morel refuse de reconnaître le pouvoir


de Delphine sur lui, si bien que l’intense fascination qu’elle a
fait naître s’exprime de façon oblique et métaphorique : « Trop
de lueurs, trop de taches de soleil persistent pourtant dans mes
yeux » (ED 34), note Édouard après leur première rencontre.
Juste avant le premier spectacle du Paradis perdu, Jean-Éphrem
de la Tour « parle comme dans un livre » et « s’étouffe de rire »
devant un Miguel qui se « fige » (HL 68). Bref, le sujet hébertien
est ébranlé par la présence souveraine de l’Autre qui le soumet et
le voue à des comportements dénués de tout libre-arbitre : Clara
dirige ses pas vers le Lieutenant « sans qu’elle y soit pour rien,
semble-t-il » (AC 45), Delphine s’attache aux pas de Patrick
Chemin « [s]ans l’avoir voulu vraiment. Ni franchement décidé »
(ED 67), et Miguel se soumet corps et âme à Jean-Éphrem : « Il
me dit va et je vais. Il me dit viens et je viens » (HL 66).
Le mode de présence de l’Autre tient sa puissance
ensorcelante du point de vue du sujet, dont le décalage par
rapport au réel contamine tout le discours narratif en suscitant
des comparaisons et des métaphores qui rappellent, intertex-
tuellement, l’univers féerique des contes pour enfants. Dans
Kamouraska, Élisabeth, qui « n’avouer[a] pas la connivence
parfaite qui [la] lie à cet homme blond, assis à ses côtés »
(K 71-72), voit en Antoine Tassy un « géant » (K 70) ou encore
le « roi de la vase » (K 174). « [M]aîtresse des lieux » (H 98),
c’est-à-dire de l’appartement du Bois, Héloïse est « [d]roite
et souveraine » (H 21). Dans un autre registre, la grand-mère
Éventurel, dans Le Premier Jardin, apparaît comme « une vieille
femme qui ressemblait à la Reine de Cœur d’Alice au pays
des merveilles » (PJ 139). « [M]aîtresse absolue de la forge »
(ECS 62), Lydie est « la reine nocturne du village » (ECS 42)
de Duchesnay, et Pauline l’invitera « à ses risques et périls »
(ECS 84). Patrick Chemin est « un prince qui voyage » (ED 54),
255
Le mal d’origine

et l’ombre de Jean-Éphrem de la Tour « est celle d’un géant,


hérissé de falbalas étranges » (HL 66).
La ritualisation induite par ces perceptions régressives de
l’Autre se manifeste de différentes manières. Tout dans les chambres
de bois, par exemple, tend à créer une impression d’univers sacré.
Lors de sa première nuit avec Michel, « Catherine entre ses bras,
désertée, devenait pareille à une jeune offrande sur la table de
pierre » (CB 71). Et puis, le frère et la sœur, liés par un « pacte »
de « fidélité » (CB 127) et « pareils à deux santons de bois noirci »
(CB 136), créent autour de la cheminée un monde marginal et secret,
dans lequel ils s’efforcent de donner à Catherine « l’air d’une idole »
(CB 92). Dans Les Enfants du sabbat, cette ritualisation relève de
pratiques plus nettement ésotériques au cours desquelles Julie et
le groupe qui l’entoure « pénètr[ent] le domaine des morts et le
lieu sacré de leur refuge » (ES 44). En compagnie de sa grand-
mère adoptive, Marie Éventurel est témoin d’un « terrible secret »
d’« [u]ne sorte de cérémonie solennelle entre Mme Éventurel et
son horloge d’ébène » (PJ 126). La cabane aux renards, dans
L’Enfant chargé de songes, est hantée par la présence mysté-
rieuse de « quelqu’un d’infiniment redoutable qui serait le génie
vermoulu des lieux » (ECS 95) et qui n’est pas sans rappeler le
« mystère redoutable, célébré […] dans des gerbes d’étincelles et
des piaffements sauvages » (ECS 62), de la forge. Jean-Éphrem
de la Tour est un « Ange des Ténèbres » (HL 66) qui, par le jeu
de nominations réservées aux « dieux seuls », « Petite Bête » et
« Belle bête », s’enferme avec Miguel dans un univers « animal
et sacré » (HL 67).

De l’altérité à l’altération de l’être


Au moment où le sujet est sur le point de se réaliser dans
la conjonction, à la fois crainte et désirée, avec cette altérité
256
L’initiation subvertie

aux couleurs sacrées, un inévitable glissement, induit par le


processus déréalisant de la sacralisation, s’opère dans la fonction
narrative de l’Autre, qui d’adjuvant virtuel devient anti-sujet.
Michel, Antoine Tassy, Héloïse, la grand-mère Éventurel, le
Lieutenant anglais, Patrick Chemin ou encore Jean-Éphrem de
la Tour poursuivent leur propre programme narratif, qui ne peut
se développer qu’au détriment de celui du sujet.
Trahi par sa sœur et déçu par une réalité qui ne répond
pas à ses attentes, Michel est lié à Catherine par ce qui n’est
en fait qu’un amour de substitution destiné à lui faire croire
« à l’imminence de sa solitude rompue » (CB 92). Héloïse
est poussée vers Bernard par une mystérieuse « loi » (H 106)
et son « éternité est à ce prix » (H 107). L’adjectif « fausse »,
presque constamment accolé au mot « grand-mère », contamine
le programme narratif de madame Éventurel : le savoir qu’elle
propose est un savoir faussement partagé et sa parole est au
service d’une affirmation incantatoire et égotiste de son propre
ancrage dans une histoire collective, cet ancrage étant destiné
essentiellement à conjurer sa viscérale angoisse de la mort.
Lydie Bruneau poursuit elle aussi, au-delà de l’émancipation des
enfants Vallières, son propre projet qui est « de se venger, sur-
le-champ, d’un affront subi dans la nuit des temps, aux sources
mêmes de sa vie » (ECS 89). Antoine Tassy, le viveur, réduit
Élisabeth au rang de simple conquête parmi beaucoup d’autres,
tout comme d’ailleurs le pédophile Lieutenant anglais avec ses
trop nombreuses « petites filles adorées, aussitôt quittées, dans
le sang de la première étreinte » (AC 87-88). Patrick Chemin
poursuit avec Delphine son rêve d’éprouver « le pouvoir du plus
fort en face du plus faible » (ED 72), ne serait-ce que celui de
la consolation, pour oublier la domination de « son épouse et
sa souveraine pour l’éternité » (ED 73). Sa préoccupation n’est
pas fondamentalement différente de celle de Jean-Éphrem qui
257
Le mal d’origine

cherche à affirmer lui aussi son pouvoir face à Miguel : « Et


tout sera égal entre nous […]. Sauf que c’est moi le maître »
(HL 67).
Réduit alors au statut d’obstacle, d’instrument ou d’objet
dans le parcours narratif de l’Autre, le sujet voit sa présence
s’effriter et s’imposer le défaut d’être, l’absence 20. Cette
défaillance identitaire prend des formes très diverses, allant
de la rêverie à la folie en passant par l’exclusion, et ses mani-
festations discursives, rattachées à l’ordre du corps, doivent
leur efficacité aux puissances de la suggestion poétique. Trois
motifs retiendront ici l’attention, qui tous disent l’absence et
l’évidement ontologique par l’altération du corps : la pétrifi-
cation minérale, la réification et la transparence. Selon Lia,
Michel « lav[e] » et « pol[it] sans cesse » Catherine « comme
un galet d’eau douce » (CB 126). L’érosion et la dégradation
lentes de l’être, la négation de la chair, rendent Catherine « toute
blanche, sans odeur, fade et fraîche comme la neige, tranquille
comme l’eau dans un verre » (CB 83). Puis, « rangée par la
servante, ainsi que toute chose en cette demeure » (CB 87),
la jeune femme devient une sorte de chose absente, « blême,
douce, transparente et vide » (CB 115), au point que Michel
peut lui « parl[er] à la troisième personne » (CB 93), comme
si elle n’existait plus. Même Élisabeth Rolland, dont l’énergie
vitale est pourtant énorme, n’échappera pas à cette mutation
dysphorique qui est ici amorcée par un dépouillement métony-
mique qui a lieu lorsque Élisabeth reconnaît le « linge de [s]on
trousseau de mariage » sur « cette souillon d’Aglaé Dionne »
(K 83). L’élan est donné, qui conduira Élisabeth jusqu’au vide
existentiel, « [t]ransparente comme une goutte d’eau. Inexistante
en quelque sorte. Sans nom ni visage. Détruite. Niée » (K 215).
Livré à un pouvoir érosif, dont on ne sait plus s’il appartient au
lieu ou à l’Autre, et face à une femme-vampire dont « [l]e visage
258
L’initiation subvertie

[est] lisse comme un caillou » (H 99), Bernard « est rongé,


poli, pareil à un vieux galet roulé par la mer » (H 62). Bientôt
il « ne sera plus jamais le même, livré à cette lente érosion de
tout son être » (idem). Personnage d’outre-tombe, Olivia de la
Haute Mer représente sans aucun doute la forme la plus aboutie
de cette transparence de l’absence. « [A]bsente de [s]on nom,
de [s]a chair et de [s]es os » (FB 212), « [t]ransparente et sans
épaisseur » (FB 210), l’« âme aussi infime qu’une larme dans
l’immensité du monde » (FB 224), Olivia est victime d’une
radicale confiscation identitaire, rendue plus violente que la
mort par le maintien d’un lucide pouvoir d’énonciation. Et
c’est bien la même pétrification déréalisante, moins irréversible
cependant, à laquelle est livrée Marie Éventurel par sa fausse
grand-mère, cette « grande vieille femme, très droite, osseuse et
blanche », qui la condamne, en racontant ses histoires « comme
si elle s’adressait au mur » (PJ 120), à n’être qu’« une sorte
d’ombre transparente » (PJ 139). En osmose absolue avec la
fontaine Saint-Sulpice et « dans son immobilité de pierre »,
Delphine a les « yeux […] vides comme ceux des statues21 »
(ED 26) : « Elle est sans ombre au grand soleil qui la dévore »
(ED 69). Pétrifiée, mais aussi « transparente », avec « [s]es
veines vertes visibles sur la peau trop blanche, tout le long du
bras » (ED 59), la jeune fille semble irrémédiablement proche
des « Ophélie, Iphigénie, Antigone et quelques autres créatures
diaphanes, faites pour mourir tôt » (ED 61). Après son curieux
accouchement, « [i]mmobile comme une pierre » (ED 91), « le
drap à peine soulevé par ses plats petits os, rangés sur le lit
d’hôpital », elle est littéralement chosifiée et ressemble à « une
martyre, une palme ouverte sur le cœur, dans les tableaux
anciens » (ED 92), avant de s’endormir « du sommeil des
morts » (ED 93).
259
Le mal d’origine

Outre la pétrification, l’érosion et la transparence, la


fragmentation somatique fait de l’altération identitaire une
déchirure, une fissuration de l’être. Après l’arrivée d’Amica,
François Perrault se dédouble de façon brutale et se pose en
observateur de son propre couple : « Je vois un inconnu qui
mange en face d’une femme inconnue » (LT 45). Dans le
cadre aliénant des chambres de bois, « [l]a voix de Catherine,
tranchée d’avec son cœur, chantait toute seule sa petite chanson
légère » (CB 82). Quant à Élisabeth Rolland, pour qui « [c]’est
peu d’avoir une double vie » (K 75), elle s’enferme dans une
schize aux couleurs très rimbaldiennes : « Je dis “je” et je suis
une autre. [...] J’habite la fièvre et la démence, comme mon
pays natal » (K 115). Sans tenir de la folie, la désintégration
identitaire de Bernard, dans Héloïse, passe par l’éclatement
de l’être, souligné par les changements dans les structures
grammaticales : d’abord sujet syntaxique (« Bernard tombe »,
« Il enfouit » , « Retrouve » , « Il enserre » ), le personnage
devient objet : « la volupté le broie et l’emmène jusqu’aux
portes de la mort » (H 100). Ontologiquement fissuré par sa
confrontation avec l’Autre, il peut à juste titre s’interroger au
moment de l’ultime étreinte amoureuse : « Est-ce moi qui crie »
(idem). Nora et Olivia Atkins représentent à elles deux, on
l’a vu, une seule entité : la première, « plantée bien en terre »
(FB 81), à l’instar de sa propre maison, semble plus terrienne,
alors que la seconde, avec son pied palmé, paraît plus proche
de l’élément aquatique. Mais, par leur origine maritime com-
mune, elles affichent une unité, une complémentarité qu’elles
se plaisent à souligner en se revendiquant « [s]œurs siamoises »
(FB 121). Or l’arrivée de l’homme, avec son « seul regard posé »
sur les deux adolescentes, « comme sur une seule personne »,
fera éclater cette unité féminine au point que rien ne sera « plus
jamais comme avant » (idem). Cette dispersion identitaire prend
260
L’initiation subvertie

un tour singulier dans Le Premier Jardin. Marie Éventurel aspire


en effet à ressembler à quelqu’un d’autre, à « voir comment
ça se passe dans une autre tête que la sienne, un autre corps »
(PJ 63). Ce désir d’une vie protéiforme 22 est étroitement
corrélé à « l’arrêt de mort » (PJ 30) formulé par la grand-mère
adoptive. Et les mots ont ici, comme toujours, leur importance :
en reprochant à la fillette de se comporter avec une « avidité
de chien perdu » devant « un os à gruger » (PJ 125), elle la
condamne à une éternelle fuite en avant. Ne pouvant être, elle
a pris l’habitude de faire semblant d’être, de n’exister que par
procuration, dans une assimilation aliénante et finalement très
disjonctive de l’Autre. Par sa grossesse mystérieuse, Delphine
devient une sorte d’être hybride et ontologiquement divisé :
« [s]on ventre rond projeté fort en avant ne semble pas lui appar-
tenir tant elle demeure fine et frêle, séparée de son fardeau par
une enfance inaltérable » (ED 43). D’ailleurs, quelques pages
plus loin, elle notera : « Ma respiration cogne hors de moi »
(ED 120). Clara Laroche, qui est pourtant celle qui assume le
mieux cette nouvelle altérité, s’étonne, lors de ses cueillettes de
fraises, d’un spectacle insolite : « Ses mains tachées de rouge
semblaient ne plus lui appartenir » (AC 39). L’incomplétude
identitaire que trahit le corps corrodé, clivé, trouve parfois,
tout naturellement, une preuve irréfutable dans l’épreuve du
miroir. Ainsi dans le loft de Jean-Éphrem, Miguel Almevida
s’abandonne aux vertiges d’une troublante altérité : « Ce que
je vois a de quoi me surprendre, mais je reconnais aussitôt ma
véritable image, qui vient à ma rencontre, superbe et innocente,
dans la glace » (HL 107).
Les ravages de l’altérité sur l’ordre enfantin ou adolescent
ne prennent leur portée subversive que dans les analogies
qu’ils cultivent avec le désastre originel de l’entrée dans l’ère
de l’individuation différenciatrice, dont l’Autre hébertien se
261
Le mal d’origine

fait en quelque sorte l’instrument actorialisé. C’est pourquoi


il est fréquemment doté d’un pouvoir de dévoration qui trahit
sa complicité avec le principe féminin-maternel originel et le
temps mortel. Ainsi, dans Les Chambres de bois, Catherine se
blesse volontairement avec une aiguille : « Michel accourut et
s’alarma d’un cri aussi perçant. Il but le sang qui perlait au doigt
blessé » (CB 82). On reconnaît là l’un des traits caractéristiques
de l’écriture d’Anne Hébert qui sait subrepticement ouvrir des
abîmes sous l’anecdote ou la relative désinvolture narrative.
Les textes plus résolument fantastiques vont s’engouffrer dans
la brèche, sans arrière-pensée ni ambiguïté. À mi-chemin entre
la figure parentale et la figure de l’Autre par leurs pouvoirs
occultes, Adélard et Philomène surgissent sous le regard
effrayé de leurs enfants qui structure la focalisation : « Avec
leurs dents blanches et leurs bouches meurtries, on aurait pu les
prendre pour deux ogres » (ES 29). Ainsi revient cette figure
de l’ogre, si importante dans l’œuvre d’Anne Hébert, qui fait
que « [l]es enfants craignent d’être mangés et bus » (ES 36).
Héloïse représente à cet égard un cas extrême, que ce soit par
le comportement de Bottereau, qui « [e]n pensant à Christine,
[...] passe sa langue sur ses lèvres, avec gourmandise » (H 53),
ou, bien sûr, par le vampirisme d’Héloïse elle-même. Les récits
ultérieurs, dépouillés d’une si évidente coloration fantastique,
n’échappent cependant pas à cette assimilation de l’altérité à une
puissance dévorante. Felicity Jones balance entre euphémisme et
litote lorsque, devant Perceval, elle « répète que le pasteur n’est
pas un ogre qui dévore les mains des filles » (FB 47), car les
relations entre la femme et l’altérité masculine sont bel et bien
placées sous cette menace-là. Le portrait de Stevens, quelques
instants avant le meurtre, est à cet égard sans équivoque :
« Ses lèvres se retroussent sur ses dents en un sourire étrange »
(FB 224). Cela explique que soient fréquemment convoqués
262
L’initiation subvertie

les motifs de la morsure et de la dent. Ainsi, lorsque Lydie


embrasse Julien, c’est elle, l’initiatrice, « qui met sa langue
dans sa bouche, qui le mord sauvagement » (ECS 99). Dans
ce même récit, avec « [s]es dents très blanches, sa bouche
rouge » (ECS 149), Camille Jouve fait écho à la menace que
représentait Lydie. Le Lieutenant anglais, avec « l’éclat de ses
dents blanches » (AC 49), ainsi que Jean-Éphrem de la Tour,
avec ses « dents excessivement blanches et fortes » (HL 63),
disent de façon à peine euphémisée les potentialités agressives
de l’Autre. Et elles ne concernent pas seulement le domaine
amoureux. Ce n’est pas un hasard si la grand-mère Éventurel
découvre « [s]es dents de vieille louve dans son visage émacié »
lors du bal qu’elle donne « en l’honneur de sa fausse petite-fille »
(PJ 160) : se trouve en effet consommée, dans cet épisode, la
rupture entre Marie et une altérité résolument ségrégative après
avoir été durement assimilatrice. Est-ce que je te dérange ?
semble le récit qui donne la plus forte densité signifiante et la
plus grande transparence à cette altérité dévoratrice qui a partie
liée, par une longue série de réactions en chaîne, au premier
séisme, celui de la dévoration maternelle, du basculement
douloureux dans le temps mortel par l’opération de la séparation
individuée :
Delphine anorexique parmi la meute piaillante de ses frères
et sœurs affamés d’elle. Delphine chez la grand-mère qui
lui montre comment dépiauter une cuisse de poulet avec ses
dents. La grand-mère ogresse, Delphine ogresse à son tour.
L’amour dévorant de l’une pour l’autre. [...] la petite ogresse
trouvée au bord d’une fontaine continue de manger mon
temps, de gruger ma solitude (ED 125-126).
Très étroitement associé donc aux représentations de la mère,
ce schème de la dévoration tendrait à prouver que la relation à
263
Le mal d’origine

l’altérité est, chez Anne Hébert, puissamment régressive. Rejeté


hors du jeu culturel de l’économie sexuelle et des structures
sociales par les visées destructrices de l’Autre, le sujet se trouve
acculé à une forme dévoyée de cette unité fusionnelle qui le
hante depuis la crise des Origines, et qu’il ne peut dépasser dans
une présence différentielle assumée et admise. S’imposent alors
le retour à l’indistinction et à l’informe originaires, l’abandon
aux forces de mort. Catherine, l’héroïne des Chambres de bois,
illustre parfaitement cette forme d’abdication devant les forces
de vie. Altérée par la léthargie morbide à laquelle s’abandonnent
Michel et Lia, elle entre progressivement dans une familiarité
de plus en plus grande avec la mort. C’est d’abord en apportant
au frère et à la sœur « du poisson blanc et du riz » (CB 129),
dont on sait qu’il s’agit d’aliments traditionnellement réser-
vés aux défunts. Puis la jeune femme « devint très malade »
(idem) : « Les premières, ses mains vinrent à manquer, refusant
tout contact avec les choses et les gens de cette maison »
(CB 129-130). Intervient alors le récit du rêve du verger :
La jeune femme, dans sa faiblesse, rêva qu’elle mangeait
des pêches mûres, seule, en un immense verger où les arbres
ronds faisaient des ombres profondes comme des trous sur
l’herbe chaude. [...]
La jeune femme devenait molle, lente, usée, sans force ;
elle allait se fondre, céder à l’envahissement des larmes, lors-
que la voix de son délire s’éleva de nouveau, nette et précise,
montant du fond de son cœur alerté : « Elle est si belle, cette
femme, que je voudrais la noyer. » (CB 140-141.)
L’expérience de la mort qui transparaît dans ce passage et à
laquelle Catherine finit par consentir, est manifestement un
retour aux origines indifférenciées, à une intimité maternelle,
comme si l’héroïne avait « envie de retrouver le tendre pays de
264
L’initiation subvertie

la mère pour y dormir » (CB 135). Ainsi les images appartenant


au régime mystique de l’imaginaire, avec notamment la
dominante digestive et ses dérivés sensoriels : le nourricier et le
chaud, le profond, le végétal et le visqueux, donnent à la mort
évoquée par « trou » et « ombres » une résonance matricielle.
Le motif ophélisant de la noyade vient se greffer sur les images
plus proprement telluriques pour mettre en scène « la grande
image maternelle », « la materia primordiale tantôt marine,
tantôt tellurique » (Durand, 1969 : 256). Cette conjonction
des images élémentaires de l’eau et de la terre est récurrente
dans les évocations de la mort symbolique – et parfois réelle
– vécue par nombre de personnages hébertiens. Olivia Atkins est
d’abord convaincue que son aspiration à la vie est condamnée
par une puissance chthonienne : « Quelque part cependant, est-
ce au fond de la terre, l’ordre de mort est donné » (FB 220).
Et sa mort constituera un véritable retour à la mer-mère, car le
savoir auquel elle aspirait, profondément destructeur, lui fait
rejoindre la lignée maternelle : « [l]a plus profonde, ancienne
épouvante qui n’est plus tout à fait la mienne, mais celle de ma
mère enceinte de moi et de ma grand-mère qui… » (FB 202.)
La mort symbolique à laquelle se trouve confronté Julien Val-
lières offre une signification semblable malgré une traduction
narrative plus complexe. Comparé, comme on l’a vu, à « une
nappe souterraine qui se répand » (ECS 99), le jour qui s’ouvre
devant le jeune garçon au lendemain de sa première nuit avec
Lydie semble être, par les contenus sémiques du nom et de
l’adjectif, une synthèse de la terre et de l’eau. L’image de l’en-
gloutissement, suggéré par l’emploi de « répandre », annonce
« les épreuves » (ECS 74) d’Hélène, dont la mort par noyade
prend explicitement les dehors d’un voyage vers « le cœur sau-
vage de la rivière » (ECS 102). Et comme, pour reprendre une
formule d’Otto Rank, « la fin brutale de l’un signifie aussi la
265
Le mal d’origine

mort de l’autre » (1973 : 102), Julien devient, après la mort de


sa sœur, « pareil à un mort dans ses bandelettes » (ECS 121).
Les dernières pages d’Un habit de lumière donnent à cette
altération ontologique régressive, qui contraint l’être à s’abîmer
dans les profondeurs aquatiques et telluriques originaires, une
forme emblématique. La noyade est retour vers une Espagne
natale très terrienne, avec « ses oliviers d’argent, ses vignes
vertes, bien rangées » (HL 136-137), mais aussi retour à la mère
et à ses rêves d’« habit de lumière » (HL 10) qui ouvraient le
récit et sont désormais projetés dans une « eau envahissante »
(HL 137) devenue désirable.
Fascinés par les Commencements et renouant avec le schéma
méta-culturel de l’initiation, les récits d’Anne Hébert touchent
à l’universalité en inscrivant au cœur de leurs fonctionnements
narratifs, à la manière des grands chefs-d’œuvre de la littérature,
« un savoir anthropologique, [...] une intuition profonde des
grands modèles de comportement qui gouvernent, de manière
achronique ou panchronique, les groupes humains » (Mitterand,
1980 : 176). Installé au cœur de cette période de mutation
qui marque l’entrée dans une histoire adulte et habité par une
puissante énergie désirante complice des forces élémentaires
d’un état de nature, le personnage hébertien souhaite exister
dans un univers de valeurs où l’Autre serait partie prenante par
son savoir et surtout sa capacité à faire éventuellement émerger
un Nous harmonieux. Or, l’altérité véhicule les menaces d’un
ailleurs dont elle est l’émanation, et les micro-récits qui la
mettent en scène conduisent le plus souvent à des attitudes
culturellement ségrégatives ou assimilatrices qui tuent la
différence émergente. Conduit ainsi aux confins d’une présence
dans laquelle l’advenue de l’autre en soi – enjeu de toute
initiation –, est lourdement obérée par l’« épreuve hétérogène,
corporelle et verbale, de l’incomplétude fondamentale »
266
L’initiation subvertie

(Kristeva, 1983 : 35), le personnage hébertien est condamné


à l’absence ontologique et à un retour compulsif et violent à
l’indifférencié originaire.

Notes
1. Sur ce point, voir Sirois dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 131-138.
2. CB 110.
3. La notion d’altérité telle que nous l’avons définie doit être évidemment
désolidarisée des autres liens sociaux tels que ceux de la famille.
4. Pour une étude de l’altérité dans ce roman, voir Paterson dans Ducrocq-
Poirier et alii, 1997 : 243-250 et Paterson, 2004 : 85-104.
5. Sur ce point, voir l’avis d’Anne Hébert elle-même dans Paterson, 2004 :
86.
6. Il est d’ailleurs remarquable que ce pronom soit fréquemment employé : en
définissant ainsi une instance discursive à laquelle se rattache le sujet, il fait
surgir, par opposition, l’altérité, comme celle du Lieutenant dans Aurélien,
Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais : « Il s’est approprié le petit
camp de bois rond abandonné, au bord de la rivière. Il a dégagé la vue sur
la rivière. De tout le temps qu’il passera parmi nous, il ne défera pas sa
valise » (AC 53).
7. En termes de scénario initiatique, Stevens Brown et Nicolas Jones sont presque
interchangeables. La manière dont Olivia voit Stevens est très proche de
celle dont Nora voit le pasteur, avec sa « masse noire […] rassurante et
autoritaire » (FB 118), convaincue qu’elle est qu’il « possède la science du
bien et du mal, comme l’arbre au milieu du Paradis terrestre » (FB 119).
8. L’altérité masculine s’élabore par le regard féminin. C’est dire que cet
affaiblissement du pouvoir de l’homme dans les derniers récits d’Anne
Hébert pourrait être interprété, a contrario, comme une émancipation de la
femme qui n’investit plus la différence sexuelle de la même manière. Cela
corrobore l’hypothèse selon laquelle Aurélien, Clara, Mademoiselle et le
Lieutenant anglais, qui est le dernier roman à présenter une femme comme
personnage principal (Delphine n’existant que par la parole d’Édouard),
marque un vrai tournant dans l’œuvre.
9. D’autres sentiers présents dans l’œuvre viennent corroborer cette analyse.
Que l’on songe à Julien et à Lydie qui « marchent l’un derrière l’autre dans

267
Le mal d’origine

le sentier étroit » (ECS 94) qui conduit vers la cabane aux renards où a lieu
leur « nuit de noces » (ECS 99), ou encore à Olivia qui « s’élance dans le
sentier menant à la grève » (FB 242) en compagnie de Stevens et de Nora
pour aller au devant de sa première et désastreuse expérience amoureuse.
10. Les lieux dont Élisabeth se sépare sont révélateurs de l’ambiguïté du monde
de son enfance. La maison de la rue Augusta n’a en effet rien à voir avec
celle de la rue Georges, où le mode de vie, grâce notamment à l’influence
d’Aurélie Caron, constitue une sorte de prélude à la vie sauvage qu’inaugure
la descente vers Kamouraska et que confirmera la relation avec George
Nelson : « Me libérer. Retrouver l’enfance libre et forte en moi. La petite
fille aux cheveux tondus s’échappant de la maison par une fenêtre. Pour
rejoindre les gamins de Sorel. Que faut-il faire ? Docteur Nelson, que faut-
il faire ? Dites seulement une parole et je vous obéirai. Dois-je à nouveau
sacrifier ma chevelure ? » (K 123.)
11. Eliade rappelle que « la mort initiatique est souvent symbolisée par [...] la
cabane » (1992 : 18) et ajoute que « [l]a cabane initiatique figure, outre le
ventre du Monstre engloutisseur, le ventre maternel » (ibid. : 89).
12. Comme le souligne Caillois, « [l]e sacré est toujours plus ou moins ce dont
on n’approche pas sans mourir » (1988 : 25).
13. Traditionnellement, la forêt est un « lieu étranger, de mort temporaire, où
réside le Diable ; le fait de s’y rendre équivaut à un voyage dans l’après-
vie » (Lotman, 1999 : 113).
14. Sur ce point, voir infra, ch. 6.
15. La comparaison souligne explicitement le caractère régressif de toute
initiation.
16. L’intertextualité contribue grandement à établir cette corrélation entre
l’appartement de la grand-mère et la mort. De fait, la dénomination
récurrente, « la maison de l’Esplanade », ne peut manquer de renvoyer à
la nouvelle éponyme dans laquelle une maison se vide progressivement de
ses habitants au fur et à mesure des décès ou des départs.
17. La cabane à bateaux et la cabane aux renards sont explicitement des lieux de
mort et les relations qui s’y nouent ne peuvent s’en trouver que puissamment
influencées. La première est liée à des parties de pêche particulièrement
sanglantes qu’évoque le pasteur (FB 40) ; la seconde suscite l’évocation
des mères renardes qui mangent leurs petits (ECS 63).
18. L’histoire de la servante Aurore, dans Le Premier Jardin, propose une
illustration très crue de la violence menaçante des reflets qui signalent
une profonde perturbation du monde réel par l’apparition insoutenable de
la radicale nouveauté du désir ravageur : « Il [l’étudiant en droit, fils de la

268
L’initiation subvertie

maison] n’a eu que juste le temps d’apercevoir au passage un petit rayon de


soleil affolé, se posant de-ci de-là dans l’escalier, des baguettes de cuivre
aux cheveux châtains d’Aurore, avec des éclairs dansants et roux. Et je te
frotte et je te polis et je te touche enfin, non plus avec un chiffon, mais
avec mes deux mains nues, et toute ta peau, de haut en bas, brille comme
le cuivre et l’or, comme le soleil et la lune, pleine de rousseur lumineuse
et bonne à mourir de plaisir. Il peut toujours rêver » (PJ 119).
19. On remarquera que le choix du mot est ici très important car, comme le
note Gilbert Durand, « [l]’initiation est plus qu’un baptême : elle est un
engagement, un envoûtement » (1969 : 351).
20. L’absence au monde ne peut manquer de rappeler l’influence de Hector de
Saint-Denys Garneau qui écrivait : « Et il me faut être dans le monde, avec
ma chair du monde, comme n’y étant pas » (1971 : 399). C’est devenu un
topos dès lors qu’il s’agit d’évoquer le mode de vie des Québécois d’avant
la Révolution tranquille (voir notamment Hébert, 1960c et Hébert, 1967).
21. Ce motif de la statue est récurrent dans l’œuvre d’Anne Hébert pour
exprimer l’aliénation de l’être livré aux forces de mort (voir H 38 ou encore
ES 81).
22. Nous reviendrons plus longuement sur les enjeux identitaires de la vocation
théâtrale de Flora Fontanges (voir infra, ch. 9).

269
CHAPITRE SIXIÈME

LA PERTE TRAGIQUE
DES REPÈRES D’IDENTIFICATION :
L’ENTRÉE DANS LA VIOLENCE RÉCIPROQUE

Placée sous le signe de l’absence à soi, au monde et à


l’Autre, l’introduction dans le jeu adulte des échanges inter-
subjectifs et socioculturels impose au sujet hébertien une
frustration initiale dont la douleur pulvérise toute l’élaboration
psycho-existentielle à laquelle aspire tant son désir d’être. Or,
comme le rappelle Kristeva, « manque et agressivité sont [...]
logiquement coextensifs » (1983 : 50), si bien qu’à l’échec du
processus d’individuation et de séparation d’avec la mère répond
nécessairement un déchaînement de violence. Le sujet ne semble
pouvoir se départir, dans son devenir, d’un indifférencié origi-
naire dont il garde la nostalgie et qui, faute de l’avènement d’un
espace partagé de présence différentielle, revient sous la forme
dévoyée et sauvage de l’indistinction et de l’informe. Pervertie
dans son essence même par la trop forte prégnance d’un avant,
l’individuation se résorbe dans la mortelle « réminiscence du
Même » (Landowski, 1997 : 32), ouvrant ainsi une très grave
271
Le mal d’origine

« crise des différences » qui concerne « l’ordre culturel dans son


ensemble » (Girard, 1987 : 77).

LA « CRISE DES DIFFÉRENCES »


De nombreux travaux ont établi que ce sont les « écarts
différentiels qui donnent aux individus leur “identité”, qui
leur permettent de se situer les uns par rapport aux autres »
(Girard, 1987 : 77-78). Or, l’échec du scénario initiatique,
amorcé puis subverti, ne s’explique que par la présence au
cœur de son dispositif d’une dérive qui « corrode et dissout
les différences dans la réciprocité conflictuelle » (ibid. : 105),
et conduit à cet « enchantement de la violence » (ES 110)
auquel cède fréquemment l’œuvre hébertienne. On ne cesse
en effet d’être étonné par sa prédilection pour les manifesta-
tions paroxystiques de fureur : meurtres, viols, incestes, etc.
Loin de relever d’une quelconque esthétique décadente, ces
thèmes et les configurations narratives subséquentes montrent
que la confrontation ségrégative avec l’Autre inaugure l’ère
d’une violence essentielle, due à la nature des personnages, à
leur vérité ontologique bien plus qu’à des causes factuelles et
circonstancielles. Ce faisant, Anne Hébert renoue avec un prin-
cipe sur lequel s’appuient aussi bien la tragédie que les religions
primitives, et que René Girard énonce en ces termes :
Dans la religion primitive et la tragédie un même principe
est à l’œuvre, toujours implicite mais fondamental. L’ordre,
la paix et la fécondité reposent sur les différences culturelles.
Ce ne sont pas les différences mais leur perte qui entraînent la
rivalité démente, la lutte à outrance entre les hommes d’une
même famille ou d’une même société (1987 : 78).
Seule, sans doute, l’archéologie d’un imaginaire vivant peut
réactiver ce mode d’appréhension du monde, associant
272
La perte tragique des repères d’identification

l’indifférenciation à l’irruption proliférante d’une violence


généralisée par ces deux mécanismes constitutifs de l’action
tragique que sont l’imitation et la réciprocité violentes.
Confrontés à cette « mimesis violente » (ibid. : 75), les
personnages hébertiens vivent et disent le drame d’une culture
qui, ne sachant ou ne pouvant assumer ses différences, voit
s’ouvrir devant elle le gouffre de sa propre destruction.

Les fratries et le foisonnement du Même


L’action tragique, nous dit Girard, « diffuse la contagion
maléfique » et « multiplie à l’infini les jumeaux de la violence »
(ibid. : 101) en brouillant les écarts socioculturels différentiels.
Le premier palier de cette indifférenciation est constitué, dans
l’œuvre hébertienne, par la prolifération des fratries. Aucun
récit n’échappe à cette constante, qui forme une sorte d’arrière-
plan nécessaire. Car, comme l’explique encore René Girard,
« le rapport fraternel [...] pourrait bien constituer un point
faible du système différentiel, toujours exposé à une attaque de
l’indifférenciation violente » (ibid. : 98). Au-delà des couples
consanguins avérés, tels que Michel et Lia, Julie et Joseph,
ou encore Perceval et Stevens, la fraternité et la sororité sont
déclinées en de subtiles variations dont le spectre s’étend de
certaines relations privilégiées, qui échappent cependant au
critère strict de la proximité biologique, à ce lien si important
de la gémellité.
Aux yeux d’Élisabeth, les « deux visages semblables et
fraternels » (K 202) d’Antoine Tassy et de George Nelson
affichent « [l]a même complicité obscure » (K 126) qui
actualise l’éternel couple tragique des frères ennemis. Le même
brouillage des écarts différentiels affecte les relations entre
Élisabeth et Aurélie Caron, contrainte à vivre en quelque sorte
273
Le mal d’origine

par procuration le destin de sa maîtresse qui « [l]a dispense de


vivre elle-même » (K 172). D’ailleurs Élisabeth affuble Aurélie
de ses propres vêtements, « comme une vraie dame » (K 179),
avant de lui faire une proposition explicite : « Et puis je te
garderai avec moi, comme une sœur, toute ta vie durant, si tu
le veux » (K 172). L’Enfant chargé de songes offre un exemple
aussi éloquent de cette neutralisation des différences par un
regard qui reconstruit l’Autre pour tenter de l’assujettir à une
assimilation dévastatrice. En se refusant à tout regard discri-
minant, Julien ne voit en Camille Jouve qu’un reflet de Lydie
et s’« obstine à chercher une ressemblance » chez « [l]a dame
des Billettes » qui, pourtant, « ressemble de moins en moins à
Lydie » (ECS 20). Il ne fait d’ailleurs que reproduire la même
attitude que celle qu’il avait adoptée face à Aline : « J’aurais
voulu qu’Aline soit elle-même surnaturelle, l’égale de Lydie,
son double magique » (ECS 121). Face à Delphine, Édouard
Morel « cherche sur le visage singulier [...] la trace légère
d’une ressemblance » (ED 46), et ouvre ainsi le jeu vertigineux
des échos jusqu’à cet autre lui-même, à « [c]et enfant [qui] ne
ressemble pas à l’Autre » (ED 137), le frère aîné décédé. Loin
d’être une réconciliation avec une saine production des diffé-
rences, la dissemblance n’est ici qu’une manifestation parmi
d’autres de l’impuissance généralisée à se faire autre.
À l’autre pôle, les jumeaux, qui « ne sont en un sens que
des frères renforcés » (Girard, 1987 : 95), prolongent les fratries
de façon hyperbolique. Mythiquement liés à l’autocréation
et à l’immortalité1, les jumeaux sont objet d’adoration et de
crainte, car ils décuplent la menace2 inhérente à la prolifération
du Même. C’est ce que montre à l’envi Les Fous de Bassan,
qui accorde une place très importante à cette thématique
gémellaire. « Identiques, interchangeables », les jumelles Pam
et Pat apparaissent « comme deux miroirs parfaits » (FB 19) tant
274
La perte tragique des repères d’identification

leur ressemblance ou plutôt leur indifférenciation est absolue,


suscitant une inquiétude que le pasteur impute à une certaine
forme de folie : « Non complètement idiotes comme leur frère
Perceval, ni maléfiques comme leur autre frère Stevens, mais
folles tout de même. Niaiseuses de manières » (FB 17). Réduites
à n’être qu’« [u]ne quelconque chose-créature-végétale, [...]
parmi des centaines de créatures-choses-végétales » (FB 33), les
jumelles entretiennent une forme de complicité qui n’est pas
sans rappeler celle qui unissait autrefois Nora et Olivia Atkins,
ces cousines qui n’hésitaient pas à se revendiquer « [s]œurs
siamoises » (FB 121)3. « [J]amais séparées » (idem), les deux
filles participent pendant leur enfance d’une unité originelle que
rappellent, par leur graffiti, Pat et Pam : « NoraOliviaNora Olivia
ont écrit les jumelles sur les murs dans la galerie des portraits »
(FB 37). Or cette proximité de deux êtres porte en germe les périls
de la différenciation vouée à s’épuiser. Soit par la neutralisation du
devenir, à la manière des jumelles Pat et Pam, qui voient le « [l]e temps
leur gliss[er] dessus comme l’eau sur le dos d’un canard » (FB 17),
étrangères au temps et à l’histoire, soit par un retour dans
un état originaire pré-différenciatoire figuré par la mer, à
la manière d’Olivia et de Nora. La gémellité recouvre les
mêmes valeurs dans beaucoup d’autres récits. Ainsi, au début
d’Héloïse, Bernard et Christine « se serrent l’un contre l’autre.
Vêtus comme des frères jumeaux » (H 17) : la comparaison
vaut avertissement et l’histoire ne pourra que basculer dans
la confusion violente, figurée notamment par l’image finale
de la « [p]iéta sauvage » (H 123) dans laquelle se brouillent la
vie et la mort, la mère et l’amante, le spirituel et le charnel le
plus instinctif. Le foisonnement du semblable trouve dans la
troublante gémellité métaphorique qui unit Miguel Almevida
à sa mère Rose-Alba un point d’orgue moins tumultueux
mais d’une grande cruauté. Couchés dans le même lit comme
275
Le mal d’origine

« [d]es jumeaux dans une seule coque blanche », la mère et le


fils transgressent l’ordre paternel qui, momentanément rétabli,
interrompt la douce rêverie végétale et embryonnaire de Miguel,
« sorti, tout endormi, du grand lit, comme un sac de pommes
de terre » (HL 42). Chassé du paradis, rejeté hors d’une unité
primitive perdue dont il garde la nostalgie, et impuissant à
construire un devenir placé sous le signe du différent, le per-
sonnage hébertien est livré au désordre du mélange et de la
confusion.
Le danger que représente le surgissement du Semblable est
rendu perceptible par l’animalisation diffuse4 qui l’accompagne,
comme si le brouillage des différences finissait par concerner
l’humanité même des individus. Ainsi, les fratries hébertiennes
font-elles appel à un bestiaire qui puise sa force dans le rappel
intertextuel de la figure biblique de la Bête, dont l’Apocalypse5
a fait une représentation de la confusion violente. Comparés
à « deux longues bêtes de race, efflanquées et suffisantes »
(CB 99), Michel et Lia se comportent, lors de leurs disputes,
« comme des coqs batailleurs » (CB 102). À l’approche
des troubles liés à l’arrivée de George Nelson dans la vie
d’Élisabeth, les « tantes prennent l’air rampant et affligé des
bêtes domestiques pressentant le drame dans la maison »
(K 115). Rejetés par leurs parents, Julie et son frère Joseph
se réfugient dans la forêt, se nourrissent de cueillette et « se
lèchent mutuellement dans la chaleur moite des fardoches à
midi » (ES 59), rappelant par leur comportement le mythe
de l’enfant sauvage. Cette dégradation concerne, au-delà des
fratries dûment établies, toute forme de ressemblance, qui se
voit ainsi attribuer une part de monstruosité menaçante. Dans
Les Enfants du sabbat, « la ressemblance est parfaite entre les
sœurs du conseil » (ES 55) et leur attitude est celle de « petits
rapaces, hiératiques et indestructibles » (ES 55-56). Nora Atkins
276
La perte tragique des repères d’identification

et son oncle le pasteur Nicolas Jones sont « [l]es deux plus roux
de Griffin Creek » et le texte ne manque pas une occasion de
les comparer à des « renards » (FB 43). La connivence entre les
cousines Nora et Olivia est telle que Perceval voit en elles « [u]n
seul animal fabuleux […] fait pour l’adoration ou le massacre »
(FB 31), rejoignant ainsi le point de vue de Stevens qui réduit
les femmes à « un seul troupeau bêlant » (FB 82). Après avoir
cédé à Alexis Boilard, Lydie évoque son éventuelle grossesse
devant Julien en des termes dont la crudité se complaît dans
la confusion immonde : « Tu vois ça d’ici : des jumeaux bien
tassés dans mon ventre, un tout rouge et puant, l’autre frisé
comme un mouton ! » (ECS 96.) Les sœurs de l’institutrice,
dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais,
« lui ressemblant de prime abord comme trois gouttes d’eau »,
ne tardent pas à révéler leur nature de « vautours » (AC 27). Loin
d’être un signe d’harmonie, le surgissement du Même annonce
une perte ontologique, une présence dégradée.

L’effacement des différences sexuelles


La dissolution des différences à laquelle concourent la
fraternité et la gémellité, biologiques ou métaphoriques, trouve
dans l’androgynie un de ses vecteurs les plus importants.
Car, comme le rappelle René Girard, « [p]armi les effets de
la crise [des différences] il y a [...] une certaine féminisation
des hommes ainsi qu’une certaine virilisation des femmes »
(1987 : 211).
L’androgynie affecte ainsi de nombreux personnages,
notamment féminins. Cet état d’indéfinition, qu’Anne Hébert
explore avec constance et acuité, est bien plus qu’une banale
indécision adolescente, bien plus que ce signe des temps
déploré par Stevens Brown et qui veut que « [f]illes et garçons
277
Le mal d’origine

se ressemblent de plus en plus6 » (FB 232). Lia, dans Les


Chambres de bois, manifeste un goût très masculin pour la
chasse, et son refus de « regarder Catherine et ses sœurs »
(CB 29) traduit une volonté de se différencier et de se démarquer
qui aboutit paradoxalement au brouillage de ses propres traits
distinctifs. Escortée par « [t]oute une bande de vauriens »
(K 59), Aurélie Caron adopte un comportement masculin en
fumant « la pipe » (K 63), et Élisabeth d’Aulnières, fascinée,
se laisserait volontiers aller à cette liberté qu’elle a connue,
de façon trop éphémère, dans la maison paternelle de la rue
Georges lorsqu’elle pouvait aller, « [a]vec sa tête de petit garçon
tondu », « à la pêche à la barbote », avec « tout un tas de petits
gamins » (K 53). Bien que son entrée dans ce gynécée qu’est
la maison des tantes Lanouette ait marqué pour elle l’accès à
une féminité signalée par la repousse de ses cheveux et par ses
« premières règles » (K 55), sa vie entière restera marquée par
cette hésitation première et fondatrice de la petite enfance sous
le toit paternel. En refusant toute entrave à la satisfaction pleine
et entière de son désir, elle ne fera que prolonger ce conflit
initial entre une « protestation virile » (Maccabée-Iqbal, 1979 :
462) et sa part féminine. Avec sa « main enfantine [...], robuste
comme celle d’un petit garçon » (ES 14), sœur Julie tient autant
de la femme que de l’enfant mâle et, dans Héloïse, Christine a
des « [h]anches étroites […] comme chez le garçon » (H 17) ;
elle est, malgré elle, un écho de la statue de l’appartement du
Bois, « ni homme ni femme, l’air absent » (H 10), parfaite
métaphore du drame de la confusion qui sous-tend l’action du
récit. « [B]ien sanglée dans son pantalon d’homme » (ECS 38),
Pauline Vallières s’emploie à brouiller son image d’épouse et
de mère. Par le jeu des prénoms et de leurs assonances, elle ne
peut manquer de rappeler la grande Claudine, « [g]rande, forte,
nette, [...] puissante » (LT 15), dont elle est, dans son hybridité,
278
La perte tragique des repères d’identification

la digne héritière. Son glissement vers l’équivoque et l’indé-


terminé est aggravé par une perception brouillée de soi et du
monde, si bien que son passé n’est plus qu’un « univers vague
et brumeux » (ECS 31) et son présent un « magma informe »
dans lequel son je se dilue dans l’incertitude nébuleuse d’un
« on » (ECS 32).
Pauline nous conduit ainsi à cette forme cruciale et
spécifiquement hébertienne de l’indifférenciation qui concerne
le lien maternel. Il n’est d’ailleurs pas anodin que sa
masculinisation, avec ses « traits [...] [qui] devenaient plus
virils » (ECS 113), se poursuive et s’accentue après la mort
de sa fille Hélène. Ce drame confirme l’échec maternel,
la virilisation n’étant alors qu’un indicateur de l’évolution
de la dégradation qui conduit de l’absence à la mort réelle.
Cependant le brouillage de l’identité sexuelle n’est qu’une
forme des disgrâces qui altèrent l’image de la mère. Son absence
endémique et le délitement de son image sexuelle cèdent parfois
la place à une représentation démultipliée et fragmentée qui noie
sa spécificité. Dans Les Chambres de bois, c’est la tante Anita
puis la servante Aline qui remplacent à des titres variables et à
des degrés divers la mère de Catherine. Madame d’Aulnières
renonce à sa fonction maternelle à l’occasion de son veuvage
et ce sont les trois tantes d’Élisabeth qui vont « s’occuper de
son éducation » (K 53). Rose-Alba Almevida n’hésite pas à
laisser son fils chez la voisine pour sortir « étrenner [s]a robe
neuve » (HL 34), et après les douleurs de l’abandon que nous
donne à lire en filigrane l’épisode métaphorique du « sofa de
crin », « dur et piquant », « malveillant » au point de provoquer
la chute de l’enfant, madame Guillou, « vraiment très bonne »
(HL 35), amorce un processus de substitution dans les douceurs
odoriférantes d’un petit déjeuner enchanteur.
279
Le mal d’origine

Le Premier Jardin donne à cette méditation sur l’effacement


de la différence maternelle sa forme la plus dense et la plus
poétique, en transcendant l’histoire individuelle pour interroger
les origines communautaires et remonter à la matrice élémentaire
et cosmique. Si l’on s’en tient à l’histoire de la jeune Pierrette
Paul/Marie Éventurel, le creux de l’absence maternelle est habité
par une prolifération de substituts qui fait oublier ce qu’est la
« vraie mère », celle-là même que Flora Fontanges « n’est pas
sûre d’avoir jamais été » (PJ 68). Mère Marie-des-Neiges, Rosa
Gaudrault puis, après l’adoption, madame Éventurel déclinent
un même paradigme, incertain et flou, dans lequel l’image de
la mère se dénature et s’effrite, tout comme « l’image mère
s’est effacée dans les mémoires » lorsque les habitants « se sont
mis à cafouiller en construisant les maisons de Dieu et leurs
propres demeures », oubliant le « premier jardin » (PJ 77), la
matrice du pays. Multiple, incertaine et instable, l’image de
la mère s’ouvre de la sorte à toute forme de simulacre, si bien
d’ailleurs que la manière dont Flora Fontanges ressuscite « la
mère du pays » devant Raphaël relève de ce « mimétisme »
du « caméléon » (PJ 78) qui contamine la relation des deux
personnages : « C’est une femme ordinaire qui se promène,
tout feu éteint, au bras de son fils, dans les rues de la ville »
(PJ 79). Cette indistinction maternelle s’alimente à celle, plus
large, qui affecte originellement les figures féminines, à l’image
des premières femmes qui peuplent la colonie et qui paraissent,
à leur débarquement, tel « un bouquet qu’on a ficelé trop
serré » (PJ 96). La discrète connotation euphorique du terme
« bouquet » ne saurait faire oublier l’indifférenciation introduite
par le regard des hommes qui les accueillent et cherchent à
« savoir, avant même d’avoir pu distinguer leurs visages, si
elles sont modestes et bien soignées de leur personne » (idem).
280
La perte tragique des repères d’identification

Très contagieuse, cette indistinction atteint la communauté dans


son ensemble :
C’est qu’on s’use et se lasse à la longue, sous le feu de
l’été, sous le feu de l’hiver, et c’est la même brûlure
intolérable, avec pour tout refuge une cabane de bois de
quinze pieds carrés, couverte de paille. C’est dans l’unique
lit de l’habitation qu’on se prend et qu’on se reprend, qu’on
accouche et qu’on empile ses petits, qu’on agonise et qu’on
meurt. Cela ressemble parfois à une soue, et les larmes
se mêlent au sperme et à la sueur tandis que passent les
générations et que la vie se reforme à mesure comme l’air
que l’on respire (PJ 98).
Les nombreuses occurrences de la forme pronominale indéfinie
« on » diluent les protagonistes du drame de la vie dans une
masse informe. Les échos lexicaux et syntaxiques, la répétition
des expressions signifiant la mêmeté (« même », « unique »,
« se mêlent », « se reforme à mesure ») évoquent une sorte
de maelström monstrueux et animalisé où se confondent la
naissance et la mort dans une violence grouillante (« use »,
« brûlure intolérable », « agonise », « meurt », « larmes »).
Rien ni personne ne semble pouvoir échapper à l’effacement
des différences qui frappe également l’homme, dont la
masculinité est brouillée par certaines attitudes régressives
et infantiles7 à l’ambiguïté toujours menaçante. Catherine
voit en Michel, jusque dans les pires moments de leur vie
commune, l’enfant au « visage effrayé, baigné de larmes »
(CB 30), « l’enfant douloureux qu’un jour elle s’était promis
de consoler » (CB 151), et qui cède si facilement à la « douceur
équivoque des larmes » (CB 178). Avec son « clair regard
d’enfant » (K 85), sa « lippe d’enfant boudeur » (K 67) et ses
« yeux si bleus, des fleurs de lin, pleines de larmes » (K 70),

281
Le mal d’origine

Antoine Tassy se comporte « comme un enfant puni » (K 83).


Mais le « géant blond » à « [l]a larme trop facile » « boit et [...]
court les filles » (K 70) ; il cache sous des allures poupines
des attitudes de viveur et une sensualité primaire puissamment
mortifère qui fascine et inquiète Élisabeth. Le docteur Painchaud,
dans Les Enfants du sabbat, fait lui aussi partie de ces hommes,
dont la « face ronde et rose » (ES 92), les « traits poupins et
flous » (ES 133) ne peuvent faire oublier leur puissante et
destructrice lubricité. Moins pervers sans doute, Perceval est
« [u]ne sorte de géant avec une face de chérubin » (FB 71),
livré à la bestialité de ses instincts, à la manière d’« un cheval
au galop les naseaux fumants » (FB 83), sans « rien pour le
retenir de basculer tout à fait dans l’extravagance et les larmes »
(FB 71). Sa cousine Nora ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui
pressent la menace que représente cette virilité naissante, encore
incertaine mais sans retenue. Même Stevens Brown, au soir de
sa vie, s’abandonne à une féminisation larvée, avec le cynisme
du machiste et du misogyne qu’il demeure envers et contre tout :
« Je pleure et je crie. [...] À partir du moment où un homme
pleure comme une femme, aucune raison pour qu’il n’apprenne
pas à tricoter » (FB 231). Abandonné par son amie Maud et
installé face à Flora Fontanges, Raphaël « fait la moue comme
un enfant qui va pleurer » (PJ 17), et semble ainsi annoncer
Édouard Morel, convaincu que Delphine « ne fait que désirer
[ses] larmes en retour des siennes » (ED 115). Omniprésente,
cette tentation des larmes, qui pourrait paraître paradoxale,
témoigne d’une profonde incapacité à affirmer sa différence,
et ce que dit Stevens à propos de son frère Perceval vaut
finalement pour tous : « Trop de contraintes, d’empêchements,
d’interdictions dans sa vie l’ont sans doute conduit à cet état
larmoyant » (FB 71).
282
La perte tragique des repères d’identification

Cette dévirilisation revêt d’autres formes parmi lesquelles


le recours aux nourritures d’appartenance très évidemment
maternelle occupe une place de choix. Pendant sa longue médi-
tation nocturne, le pasteur Nicolas Jones boit du lait dans une
attitude que le discours s’emploie à rendre régressive, à tel point
d’ailleurs qu’elle est presque immédiatement mise à distance
par le recours à la non-personne :
Le lait mousseux m’emplit la bouche de douceur tiède. Vais-
je m’endormir dans la douceur du lait ? Remonter aux sources
tièdes du monde ? [...] Cet homme est vieux, grotesque, trop
gros, ouvre et referme la bouche comme s’il tétait (FB 34).
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, dès le début du
Premier Jardin, nous voyons Raphaël qui « termine son verre de
lait » (PJ 17) sous le regard de Flora Fontanges, fascinée par son
insouciance enfantine. En outre, les membres de la commune
font de cette consommation lactée une sorte de caractéristique
emblématique de leur mode de vie, « comme s’ils étanchaient
leur soif à la source du monde » (PJ 178). Sur un plan moins
thématique, le discours direct et la narration de type actoriel
permet de recourir à des formes d’expression idiolectales très
révélatrices d’une infantilisation latente8. Il en va ainsi de
l’emploi du mot « dame » dans les propos de Michel, à la fin
des Chambres de bois : « Tu as l’air d’une grande dame en
visite et tu me gênes » (CB 189). Et le même mot se retrouvera
avec des connotations similaires dans la parole rapportée de
Julien Vallières qui désigne Camille Jouve par la périphrase :
« la dame des Billettes » (ECS 23).
L’économie sexuelle apparaît donc comme le point le plus
vulnérable, le plus sensible aux ravages de l’indifférenciation
qui prennent dans le dernier roman d’Anne Hébert un tour
particulièrement sulfureux. Miguel Almevida condense en effet
283
Le mal d’origine

presque tous les signes d’une troublante indistinction sexuelle.


Sa « peau blanche, transparente, laisse voir […] l’écheveau des
veines bleues » (HL 13), et révèle la fragilité identitaire d’un
« moi-peau » ouvert, de manière toute féminine, à l’effraction
transgressive de l’extérieur. Enfant, il « hésite encore entre
fille et garçon » (HL 21) et se laisse aller lui aussi à la tenta-
tion des larmes lorsque son père brise sa poupée : « J’ai tant
pleuré que j’aurais pu me noyer dans mes larmes. Un vrai lac
à mes pieds avec des morceaux de poupée qui flottent comme
des miettes pour les oiseaux dans une assiette » (HL 42). La
dérision instaure dans la narration à la première personne la
distance d’une lucidité douloureuse à laquelle s’amarre une
attitude plus revendicative. Après avoir refusé la main « [t]rop
rude et virile » d’un père qui se croit « [l]’honneur de l’Espagne
dans la ville étrangère » (HL 21), Miguel exhibe sa féminité
dans la mascarade du maquillage et « s’enchant[e] de [s]on
image bizarre dans la glace piquée » (HL 26). Plus cynique,
plus démoniaque même, Jean-Éphrem de la Tour se complaît
dans une image encore plus résolument ambiguë et « dit
qu’il n’a jamais désappointé ni une dame, ni un monsieur »
(HL 108).

Confusion culturelle et transgression


L’indifférenciation ne concerne pas seulement, dans
l’ensemble de l’édifice culturel, les rôles sexuels ; les différences
plus spécifiquement sociales, les codes communautaires peuvent
à leur tour être brouillés. Dans la première partie des Chambres
de bois, Catherine rêve à « des fleurs, des robes et des bijoux »
(CB 43) devant les boutiques et contrevient ainsi à un ordre établi
qui oppose la pauvreté ouvrière de son milieu à l’aisance de celui
de Michel. L’inconvenance de son attitude est soulignée par la
284
La perte tragique des repères d’identification

voix narrative du texte, qui évoque son « image mièvre […],


reflétée au passage dans les glaces des vitrines » (idem), et plus
encore par la réprobation d’une vox populi qui, rapportée par
ses sœurs, voit en elle une « douce niaise qui court après les
grandeurs » (CB 53). L’arrivée d’Élisabeth d’Aulnières dans
l’univers d’Antoine Tassy perturbe les écarts différentiels en
rompant avec le milieu aristocratique et anglophile de la famille
d’Aulnières qui offre son image la plus achevée dans la scène
du « bal du Gouverneur » (K 64). Dans la très fruste auberge
de sa nuit de noces, la jeune mariée mesurera le fossé qu’elle
vient de franchir avec les « drôles d’idées » de son mari qui l’ont
conduite chez les « canayens-habitants-chiens-blancs » (K 72).
Sur un mode inverse, dans Le Premier Jardin, la grand-mère
Éventurel est, par son goût immodéré pour « [t]out ce qui est
écossais ou anglais » (PJ 136), un des principaux agents de la
confusion sociale. Son comportement, comme d’ailleurs celui de
sa fille et de son gendre, vise à gommer la différence, notamment
langagière, de la jeune Pierrette Paul, dont on espère faire
« une vraie petite dame » (PJ 141), autrement dit une « lady »
(PJ 139). Abolition douloureuse des différences, qui conduit
l’héroïne dans cet « envers du monde » (PJ 138), cet enfer de
l’inauthentique où, « comme un modèle », il faut « tenir la pose »
(PJ 141) : « Chez les Éventurel, ce n’est pas la même loi qui
règne, ce ne sera plus jamais la même loi, nulle part au monde »
(PJ 138). Cassure fondamentale, qui n’est qu’un écho lointain,
souligné par le parallélisme de la syntaxe de la phrase, du
désordre originel qu’ont connu les premiers habitants du pays :
« le monde n’est plus le même […]. La vie ne sera jamais plus
la même » (PJ 77). « [D]éraisonnable et souveraine », Rose-Alba
Almevida s’« abîme en silence dans des envies furieuses d’hôtel
4 étoiles », toute à la célébration émerveillée de sa propre
285
Le mal d’origine

personne : « Rosa, Rosie, Rosita, rose d’Espagne brûlante et


musquée » (HL 12). Incantation quasi schizophrénique que des
tutoiements impromptus conduisent aux frontières d’une douce
folie dans laquelle se mêlent les inaccessibles modèles mondains,
tels que « Diana avec Dodi Al Fayed, en croisière dans les pays
chauds » (HL 24), et les références aux chansons populaires. Mais
il y a, « du fond de l’enfer », du « fumier » et de « la pourriture »
de la loge, à ce désir d’être « la plus belle pour aller danser9 »
(HL 39), la distance d’un bovarysme moderne, vaguement
ridicule, où l’on peut bien se rêver « Madame » sans pouvoir
faire oublier qu’aux yeux moqueurs des autres on reste une
« Marquise » (HL 40) de comédie.
Ce brouillage des écarts socio-culturels peut revêtir
un caractère résolument transgressif qui relève tout autant
du « cadre plus vaste d’un effacement général des différences »
(Girard, 1987 : 179). Peu respectueuse des convenances,
Élisabeth d’Aulnières viole de nombreux interdits de son temps,
et son discours, par ses contiguïtés et ses glissements inattendus,
provoque des courts-circuits ravageurs :
Les Noces de Cana, La Fiancée de Lammermoor, À la claire
fontaine, jamais je ne t’oublierai. L’amour, la belle amour
des chansons et des romans.
Voyou. Beau seigneur. Sale voyou. Je vous ai bien vu
dans la rue. Mary Fletcher, une prostituée (K 69).
La passion amoureuse récuse ici les valeurs communément
admises et s’abandonne à une « sainte barbarie instituée » (K 158),
iconoclaste et dévastatrice, attirée par le blasphème. On reste
d’ailleurs interdit devant tant de fausse naïveté et de vraie jubila-
tion dans la manière dont l’écriture d’Anne Hébert, fascinée par
la femme « forte », la « sorcière » (Hébert, 1976 : 42), radicalise
286
La perte tragique des repères d’identification

la contestation de son personnage et contraint le lecteur à une


complicité malicieuse :
Me fait mordre dans quatre mots de la prière, les détachant
du texte, les éclairant, les dévorant. Comme si je m’en
emparais à jamais. Leur conférant un sens définitif, souverain.
« Délivrez-nous du mal. » Tandis que le mal dont il faut
me délivrer, à tout prix, s’incarne à mes côtés, sur le banc
seigneurial (K 90).
Étonnante prière, où le mal est le mâle qui fait obstacle au
désir d’Élisabeth d’établir son « règne de femme » (K 10).
À cet égard, l’expérience puissamment sacrilège de Julie
Labrosse n’est pas fondamentalement différente. Le sabbat
qui a lieu dans la montagne de B. corrompt en effet les valeurs
admises au village mais aussi, par ricochet, celles du couvent
où « [l]’ordre des paroles de la consécration a été inversé »
(ES 43) par la résurrection anamnésique de sœur Julie. Quelque
peu différente dans la forme, l’attitude de Nora Atkins est tout
aussi contestataire dans le fond, et son refus sans concession
des hiérarchies instaurées par l’ordre social et religieux sape
l’ensemble de l’édifice. En se proclamant « [f]aite du limon de
la terre, comme Adam, et non sortie d’entre les côtes sèches
d’Adam » (FB 116), elle relit la Genèse, « affirme l’antécédence
de la Chair au Verbe » (Smart, 1990 : 257), et ancre l’existence
féminine dans le même mystère de l’incarnation divine que
celui de l’homme : « Et moi aussi, Nora Atkins, je me suis faite
chair et j’habite parmi eux, mes frères et mes cousins de Griffin
Creek » (FB 118). Dans L’Enfant chargé de songes, Lydie pose
lucidement sa relation avec Julien dans un « ordre à l’envers »,
« l’ordre à l’endroit voulant que l’homme soit l’aîné et la femme
ingénue comme une marguerite blanche avec un ventre jaune,
au milieu d’un champ » (ECS 98). Comme le note Patricia
287
Le mal d’origine

Smart, toutes ces femmes apportent, au seuil de la vie adulte,


la « subversion instaurée par le regard d’une enfant sauvage »
(dans Saint-Martin, 1992 : 178) ; elles prennent le risque de
la violence indifférenciée en affirmant « la puissance d’Éros
contre le pouvoir répressif du Logos » (idem). L’homosexuel
Jean-Éphrem de la Tour s’inscrit dans la même veine sacrilège
et blasphématoire lorsqu’il n’hésite pas, à la manière d’Élisabeth
Rolland, à subvertir le texte évangélique : « – Petite Bête, tu es
Petite Bête et, sur cette Petite Bête, je construirai mon bonheur »
(HL 108).
L’acmé de cette confusion des valeurs se situe sans conteste
dans la « perte de différence entre les morts et les vivants », le
« mélange de deux royaumes normalement séparés » (Girard,
1987 : 380). Élisabeth Tassy est conduite à cet ultime brouillage
qui lui fait dire : « Je suis la vie et la mort inextricablement
liées » (K 164). La scène du meurtre, qui associe l’acte violent à
un érotisme latent mais puissant, illustre ce désordre axiologique
de manière saisissante :
Un homme s’acharne, à coups de crosse de pistolet, sur un
mort couché, la face dans la neige. [...] Cherche dans son
cœur la femme pour laquelle... Désire s’accoupler immédia-
tement avec elle (K 234)10.
L’« impression de dépossession, de faiblesse extrême » qui suc-
cède à « [l]’impulsion terrible » (K 222) dont s’est soutenu George
Nelson pendant le voyage et le meurtre, confirme la fusion ambi-
guë mais bien connue des pulsions de vie et des forces de mort.
Avec son héroïne éponyme qui offre « la glace et le feu de la
mort liés ensemble dans une seule créature splendide » (H 105),
Héloïse apparaît comme le récit le plus emblématique de ce
désordre existentiel et ontologique fondamental qui pervertit et
vide de son sens toute construction humaine, avec la morbide
288
La perte tragique des repères d’identification

mascarade de « jeunes drogués, livides et efflanqués » : « Les


morts sont lâchés parmi nous. Yeux refaits, voix reconstituées,
squelettes assemblés de nouveau, ils se mêlent à la foule, sans
qu’on n’y prenne garde » (H 102).

Les manifestations métaphoriques


de la « crise des différences »
L’entrée du sujet dans l’ère de la confusion et de l’indif-
férenciation s’accompagne de la mise en œuvre discursive de
plusieurs réseaux métaphoriques isotopiques. Le premier est
celui de la discordance musicale, de la cacophonie, ou parfois
de la violence sonore. Les relations de Michel et Catherine, lors
de leur seconde rencontre, sont d’abord placées sous le signe de
la musique harmonieuse d’un « piano […] accordé » (CB 38).
Mais bien vite « la musique s’emball[e], sembl[e] devenir
folle comme le riz qui monte et chavire sur le feu » (CB 39).
Plus tard, dans leur appartement parisien, Michel joue quand,
« [t]out à coup, la fureur d’un accord dissonant f[ait] tressaillir »
(CB 93) Catherine, rompant définitivement une très illusoire
harmonie conjugale, bien vite détruite par les envies de meurtre
de Michel : « – Elle est si belle, cette femme, que je voudrais
la noyer » (idem). Après l’arrivée tapageuse et scandaleuse
d’Élisabeth et de George Nelson au bal du manoir de Saint-Ours,
« les invités [...] se remettent à danser [...] [a]u son du piano
discordant11 » (K 139), comme si la musique soulignait, en un
perfide contrepoint, le bouleversement qu’a introduit l’insolence
des amants dans la petite société de Sorel et des environs.
Dans la montagne de B., lors de la cérémonie du sabbat qui
marque l’entrée de Julie Labrosse dans un univers éminemment
transgressif, « [l]a musique devient stridente, se désaccorde de
plus en plus, détonne, aigre et déchirante », puis « ralentit, […]
289
Le mal d’origine

s’enroue, s’étouffe tout à fait dans un couac caverneux » (ES


39). Face au désordre introduit dans sa vie par la présence de
Delphine, Stéphane, pourtant si féru de musique, n’entend plus
que « des notes discordantes sonner à ses oreilles » (ED 93).
À la dissonance musicale s’ajoute parfois le tumulte
frénétique des corps livrés à des danses qui tiennent plus de
l’agitation que d’une quelconque chorégraphie. « Le soir du barn
dance », alors que « [c]rincrins et accordéon se déchaînent »,
hommes et femmes vibrionnent dans une effervescence qui,
« pareille à une marée d’équinoxe », les livre au désordre
dionysiaque d’une inhumanité ravalée, par le regard de Stevens,
à « [u]ne portée de chiots sous le ventre de leur chienne de mère »
(FB 98)12. Plus excessive que proprement discordante, la
musique de la discothèque où se retrouvent Maud et Raphaël
suscite le même brassage tumultueux des corps. « [T]ranspercés
des mêmes flèches » et dans « une possession égale », les jeunes
gens sont livrés à « la violence des chocs répétés » (PJ 183-184),
qui enveloppent « un magma de corps ruisselants, d’éclairs
de lumière et de chaleur, de désir brut étalé » (PJ 183). L’être
et ses frontières physiques s’abolissent dans un « ça » aux
contours flous, qui bat au rythme d’une pulsation cosmique :
« Ça s’engouffre par tous les pores de sa peau, pareil à une
tempête, fait sonner ses os et cogner son sang à gros bouillons »
(idem). Dissonante et frénétiquement bruyante, la musique
du Paradis perdu neutralise les différences admises. Dans les
coulisses, Miguel Almevida croise « des filles et des garçons à
moitié habillés, […] en pleine mutation d’anges ou de démons »
(HL 66-67), dont les « odeurs mêlées » (HL 69) l’enivrent. Puis
la « musique discordante » (idem) « se déchaîne » par « rafales »
(HL 66), et Jean-Éphrem « se disloque et se défait » (HL 69)
dans une danse qui tient finalement moins de la revue que de
290
La perte tragique des repères d’identification

« la corrida » ou du sacrifice, à l’instar de celui « du Baptiste »


(HL 68).
La dissolution des différences trouve une dernière
manifestation dans un désordre qui, affectant l’espace et les cho-
ses, impose une présence dégradée au monde et aux autres13. À
son arrivée dans l’appartement parisien où tout est « sens dessus
dessous » (CB 69), Catherine doit lutter contre le « désordre
originel » (CB 97) de Michel et de Lia. La vie commune
d’Antoine Tassy et d’Élisabeth d’Aulnières est placée, dès ses
débuts, sous le signe de ce même désordre. Au lendemain de
ses noces, « la mariée regarde avec effarement ses vêtements
jetés dans la chambre, en grand désordre, de velours, de linge
et de dentelle » (K 73). Ce désordre inaugural, qui pourrait
certes paraître anecdotique, contamine en vérité sa vie conjugale
tout entière, et cela est si vrai que les évocations ultérieures de
la chambre des époux font toujours, d’une manière ou d’une
autre, référence à « [u]n désordre extraordinaire » (K 82).
Comme la discordance musicale, le désordre matériel signale
et surdétermine un brouillage des traits habituellement discri-
minants. Ainsi la perturbation des valeurs et des différences
sociales mais plus encore la revendication forcenée d’Élisabeth
d’un désir intense, actif, insoumis et égal à celui de l’homme
introduisent dans cet « ordre à l’envers » (ECS 98) qui n’est que
l’habillage discursif hébertien de la « crise des différences ».
Lors de l’initiation de Julie Labrosse, « des amas de vêtements,
pitoyables ou grotesques » (ES 38-39), sont jetés par terre
dans le ravin de la montagne de B. « Corsets, ceintures de cuir
et d’étoffe, cravates bigarrées, robes de femmes et pantalons
d’homme, chaussettes, culottes et soutiens-gorge » (ES 39)
annoncent un désordre plus radical, proprement diabolique :
« L’ordre du monde est inversé. La beauté la plus absolue
règne sur le geste atroce » (ES 42). Sur un mode beaucoup plus
291
Le mal d’origine

réaliste, « le regard d’Aurélien erre de-ci de-là sur tout ce qui


est brisé, cassé, écrasé, pourri autour de lui » (AC 86), dans
son « jardin dévasté » (AC 85) par la crue. L’accumulation et
la gradation lexicales rendent ici la présence désemparée d’un
sujet durablement affecté par la perte de ses repères, brouillés
par l’apparition d’« une femme étrangère qui lui était contraire,
à la place de la petite fille qu’il était accoutumé d’avoir dans
sa maison » (AC 86). Dans la chambre d’Édouard Morel, « les
effets de Delphine éparpillés un peu partout » (ED 21) rappellent
« le désordre de la nuit, figé dans son tumulte » (ED 20-21) et
que rien ni personne ne semble en mesure de combattre : il est
le signe précurseur d’un autre désordre, temporel et identitaire,
qui déstabilisera les fondements ontologiques de l’être.

DÉSIR MIMÉTIQUE ET VIOLENCE RÉCIPROQUE


La « crise des différences » dont nous venons de voir les
différentes manifestations, affaiblit de nombreux traits distinctifs
classificatoires et rend ainsi illisibles les structures familiales
et socioculturelles. Cette confusion est lourde de menaces car,
« [l]à où la différence fait défaut, c’est la violence qui menace »
(Girard, 1987 : 89). Et de fait l’indifférenciation hébertienne
enclenche « [l]e mécanisme de la violence réciproque [qui] peut
se décrire comme un cercle vicieux ; une fois que la commu-
nauté y a pénétré elle est incapable d’en sortir » (ibid. : 124).
Quelles en sont les étapes ?

Le reflux de la justice des hommes


« La justice humaine s’enracine dans l’ordre différentiel
et elle succombe avec lui » (ibid. : 82), rappelle René Girard.
Et cela vaut pour les récits hébertiens, qui mettent en scène une
292
La perte tragique des repères d’identification

violence essentielle et archaïque dont le fonctionnement « est


trop implacable pour donner prise au moindre jugement de valeur,
pour permettre toute distinction, simpliste ou subtile, entre les
“bons” et les “méchants” » (ibid. : 75). C’est ce que dit en d’autres
termes Lydie Bruneau : « – Je ne suis ni méchante ni bonne,
mon petit Julien, possédée, tout simplement, c’est pas pareil »
(ECS 97). La justice des hommes ne peut alors qu’abdiquer
devant cette « violence qui constitue le cœur véritable et l’âme
secrète du sacré » (Girard, 1987 : 51), menaçant l’homme dans
sa double réalité, ontologique et culturelle. La mort de la grande
Claudine, dont les circonstances restent floues, donne lieu à une
enquête qui n’éclaircit rien. « [L]e verdict du coroner » a conclu
à une « [m]ort accidentelle » et François Perrault est convaincu
qu’« [i]l n’y a rien à apprendre » (LT 59) désormais. Malgré
les longs interrogatoires évoqués ici ou là dans Kamouraska, les
emprisonnements d’Élisabeth et d’Aurélie, la justice ne passera
pas plus pour le meurtre d’Antoine Tassy : « [l]’extradition
du docteur Nelson n’aura jamais lieu. Il y a désistement »
(K 247). Même impuissance de la justice dans Les Fous de
Bassan où Stevens Brown a « été jugé et acquitté, [s]es aveux
à McKenna ayant été rejetés par la cour et considérés comme
extorqués et non conformes à la loi » (FB 249). Dans Le Premier
Jardin, « [o]n a bien vite classé le dossier d’Aurore Michaud »
(PJ 120-121) car « [a]ucun meurtrier n’a été appréhendé »
(PJ 120). En accusant implicitement un étudiant en droit, le
texte d’Anne Hébert ne se contente pas de souligner le mépris
des lois d’une caste sociale supérieure, ce qui serait banal ;
il pose au cœur des relations humaines la prééminence d’un désir
brut, sauvage, rétif à tout ordre établi, transgressif : « Le Code
civil n’empêche rien du tout. Inutile d’étudier la loi, puisque
déjà on vit hors la loi, dans des régions violentes de soi où le
désir est le seul maître » (PJ 119). Plus ambigu est sans doute
293
Le mal d’origine

le cas du pédophile John-Christopher Simmons. Harcelé par un


jugement originel et parental qui a définitivement condamné sa
lâcheté, il passe sa vie à fuir les conséquences de sa déviance
sans jamais pour autant faire l’objet d’un procès en bonne et
due forme : « Tant de petites filles adorées, aussitôt quittées,
dans le sang de la première étreinte, alors que croît la crainte
de passer en jugement pour cela, devant des juges à perruques
de ficelle blanche » (AC 87-88).

La rivalité mimétique
Comme le note très justement Janet Paterson, « [c]e qui
apparaît ainsi dans ces récits, ce qui nous interpelle, n’est pas
la question de l’identité des meurtriers, mais bien plutôt celle
du drame de la dépossession et de ses conséquences néfastes »
(1996 : 18-19). Il nous semble cependant que les perspectives
ouvertes par René Girard permettent d’aller plus loin dans
l’exploration du problème en posant l’hypothèse que, chez
Anne Hébert, la dissolution des différences, provoquée par la
rencontre avec une altérité dévastatrice, promeut le Même et le
Semblable qui conduisent, dans un violent processus conflictuel
de dégradation, à l’absence. Et ceci tient d’abord au fait que
l’effacement des différences et l’indistinction confuse reposent
sur un ressort qui en constitue le principe dynamique : le
« désir mimétique ». Selon Girard, « le désir est essentiellement
mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même
objet que ce modèle » (1987 : 217). Car « à la source même
de la subjectivité, on trouve toujours l’Autre, victorieusement
installé » (Girard, 1992 : 47). Or Anne Hébert fait partie des
« quelques grands écrivains [qui] se sont intéressés à ce type
de rivalité » (Girard, 1987 : 218), pour en faire un des points
294
La perte tragique des repères d’identification

essentiels de sa vision du monde et un des dispositifs les plus


efficaces de la syntaxe identitaire de ses personnages.
La confirmation de notre hypothèse passe donc par le
repérage et la description d’une configuration narrative
récurrente à trois phases : élection par le sujet d’un modèle,
mise en concurrence de désirs convergents et surgissement
des conflits. Dans Les Chambres de bois, la lente glissade de
Catherine, Michel et Lia dans la violence réciproque repose
effectivement sur une mimèsis du désir très directement
corrélée à l’effacement des différences. De fait, Catherine
désire accéder à une nouvelle façon d’être dont la réalisation
amoureuse serait la clef. Elle voit en Lia une personne dotée
de cet être qu’elle recherche, et l’élit naturellement comme
modèle, « interrogeant le jeune corps bistre et sec, y cherchant
les pistes du feu, le secret de l’être qui s’est donné et qui a été
reçu » (CB 107). Mais ce faisant, le désir de Catherine élit le
même objet que celui de Lia, à savoir Michel, qui devient, selon
l’expression de Girard, « un désir selon l’Autre » (1992 : 17).
Dès lors, entre les deux désirs concurrents naît et se développe
un conflit que condense métaphoriquement et intertextuelle-
ment le « conte de “La Princesse et du pois” » (CB 112). Et
Lia, qui se veut « l’honneur et la plus haute vie de Michel »
(CB 119), entérinera le rejet de Catherine, l’exclura hors du
« monde de l’enfance, de l’infini loisir et de l’angoisse sau-
vage » (CB 120) : « L’innocente fait le ménage ; son corps
humilié ignore l’amour. La honte de Michel est sur elle »
(CB 119). Brutale et cruelle, la condamnation de Lia sus-
cite chez Catherine une inévitable incompréhension : « Je ne
comprends pas. Je ne comprends pas, répéta Catherine avec
désespoir » (CB 112). Il est tentant bien sûr d’imputer cette
réaction à l’extraordinaire naïveté du personnage. Mais ce
serait négliger un des ressorts les plus troublants de la rivalité
295
Le mal d’origine

mimétique : « le double impératif contradictoire, ou plutôt le


réseau d’impératifs contradictoires dans lesquels les hommes
ne cessent de s’enfermer les uns les autres » (Girard, 1987 :
219). Et de fait, Lia a accepté la curiosité de Catherine, se
posant volontiers en référence, en modèle, jusqu’à tisser des
liens dans lesquels Michel a pu voir un instant de l’« amitié »
(CB 109), avant de recourir à des mots définitifs : « nous ne
sommes pas du même univers, toi et moi » (CB 111-112).
Les relations sont même encore plus complexes dans la mesure
où l’échec de Catherine dans son imitation de Lia est très direc-
tement imputable aux conséquences d’une autre imitation, tout
aussi impossible et contradictoire, qui voit la jeune épouse s’ef-
forcer de correspondre aux fantasmes de Michel et poursuivre
ainsi la même rêverie mortifère : « elle s’interrogeait dans la
glace au sujet de la ressemblance que Michel désirait qu’elle eût
avec un portrait d’infante, une pure fille de roi » (CB 85). Bref,
en voulant chacun à sa manière installer ou perpétuer le Même,
modèles et disciples, pour reprendre les mots de Girard, creusent
le malentendu qui les oppose : le modèle ne supporte plus la
concurrence qu’il a suscitée et le disciple se sent « condamné
et humilié » (1987 : 218).
Tout en conservant sensiblement le même schéma de
réalisation, l’œuvre d’Anne Hébert approfondit et diversifie
sa méditation sur la rivalité des désirs mimétiques. Dans
Kamouraska et Les Fous de Bassan, le désir mimétique
concerne de façon plus particulière la relation entre les sexes.
Le drame d’Élisabeth d’Aulnières, qu’une « connivence
parfaite » (K 71-72) unit à l’homme qu’elle cherchera par la
suite à détruire, vient de ce que son « médiateur14 » le plus
fondamental est une certaine représentation sociale de l’être
masculin, libre et dominateur dans l’expression de son désir et
ses comportements amoureux. Cette position d’existence, que
296
La perte tragique des repères d’identification

nous avons déjà notée, toute d’aspiration virile, se décline tout


au long de la vie d’Élisabeth mais se dévoile plus nettement
qu’ailleurs dans la scène de la chasse. Les gestes et les mots
de la jeune fille y prennent une profondeur prémonitoire :
« C’est moi qui tire. C’est moi qui tue » (K 67). Nora Atkins
se situe dans le droit fil de cette convergence des désirs dans
une construction triangulaire. Dans la mesure où les hommes
et les femmes ne peuvent « s’entendre comme deux personnes,
égales entre elles, dans l’égalité de leur désir » (FB 127), la
femme semble réduite à copier l’homme dans sa manière de
vivre son désir amoureux : « Cette fois-ci c’est l’été et c’est
moi “la chasseresse” » (FB 126). Mais dans cette rivalité des
désirs imbriqués, la femme est sans cesse renvoyée à son désir
d’emprunt, avec comme seule échappatoire une colère stérile,
symptomatique de la « guerre implacable que se font deux
vanités rivales » (Girard, 1992 : 128) :
Stevens fait volte-face, s’appuie le dos contre un arbre, me
regarde venir calmement. En un instant les rôles sont changés.
C’est lui le chasseur et moi je tremble et je supplie quoique
j’enrage d’être ainsi tremblante et suppliante en silence
devant lui (FB 127).
L’originalité de l’œuvre hébertienne tient sans doute à ce
qu’elle s’efforce d’échapper au cercle vicieux de la concurrence
homme-femme en changeant la distribution de l’imitation. C’est
un des rôles dévolus à la figure, revisitée par Nora Atkins,
de l’Ève mythique, plus proche sans doute de Lilith que de
la première pécheresse, établie en « modèle positif pour [les]
filles » (Smart, dans Saint-Martin, 1992 : 184). Par la distance
qu’il instaure entre le modèle et l’imitatrice, le mythe poétique
transforme la médiation interne en « médiation externe » (Girard,
1992 : 22), seule capable de combattre « une aliénation toujours
297
Le mal d’origine

plus totale à mesure que la distance diminue entre le modèle


et le disciple » (ibid. : 57). Mais cette substitution, qui légitime
le désir féminin par une filiation autonome revendiquée et le
fait échapper à la médiation masculine, alimente plus qu’elle
n’évite la rivalité destructrice entre les sexes.
La loi fondamentale de la rivalité mimétique gouverne
aussi bien les rapports sociaux et familiaux. Le Premier Jardin
et L’Enfant chargé de songes en sont de parfaites illustrations.
Très tôt, à l’orphelinat, la jeune Pierrette Paul est confrontée
au désir mimétique en aspirant à « ressembler à ces saintes
radieuses et extatiques » (PJ 141) que les religieuses proposent
à son admiration. Après son adoption, elle « s’est mise à
ressembler à Marie Éventurel, telle qu’on désirait qu’elle soit »
(PJ 137). Par ses histoires dominicales, la grand-mère Éventurel
excite la curiosité et les ambitions de la fillette. Mais, dans le
même temps, l’obsessionnelle quête de distinction de la vieille
dame, contaminée par une hybridation dont on a vu les dangers,
la pousse à une revendication ségrégative de ses origines et de
son histoire. Hésitant entre indifférence et rejet, elle refuse le
désir de Marie qu’elle juge concurrent : « La petite fille a très
bien compris que la Reine de Cœur la condamnait à avoir la
tête tranchée » (PJ 139). Dans le second récit, Lydie Bruneau
ne constitue pas vraiment l’objet essentiel du désir de Julien.
D’ailleurs lorsqu’elle apparaît montée sur un cheval, elle ne
suscite de désir proprement sexuel que chez Alexis, lequel se
souvient des « longues cuisses écartées » (ECS 44) de la jeune
fille. En revanche Julien voit en elle une « créature fabuleuse »
(ECS 46) : le décalage entre les deux regards s’explique en
partie bien évidemment par l’âge de l’adolescent mais révèle
finalement quelque chose de plus fondamental dont témoigne la
rivalité jalouse entre Julien et Hélène, la seconde « regrett[ant]
[...] d’avoir à partager la présence de Lydie avec son frère et
298
La perte tragique des repères d’identification

sa mère » (ECS 81). Le frère et la sœur élisent en Lydie un


médiateur qui présente la qualité essentielle et enviable de l’être
libre. Sa fonction est donc d’indiquer ce qui est désirable :
sortir du réel, échapper au quotidien et à l’autorité maternelle.
Et c’est en cela que les désirs de Julien et de Lydie deviennent
convergents et concurrents : l’un et l’autre visent à transgresser
l’ordre maternel, l’un pour se libérer, l’autre pour se venger,
et l’un devient nécessairement un obstacle pour l’autre. Aux
insultes de Lydie, qui traite Julien de « petit niaiseux d’eau
douce » (ECS 93), répondront les envies de meurtre de l’ado-
lescent : « Il n’aurait qu’à mettre ses deux mains autour du cou
de Lydie et serrer un peu pour que rien ne se produise entre eux
de ce qu’il désire et redoute à la fois » (ECS 64).
« [L]’indifférenciation conflictuelle » et « la concurrence
effrénée » (Girard, 2002 : 43) qui fondent la rivalité mimétique
apparaissent dans Un habit de lumière avec une exceptionnelle
netteté et une stupéfiante cruauté, accrue par l’apparente légèreté
de la narration. Dès le début du roman, nous voyons le jeune
Miguel Almevida adopter des comportements étrangement
semblables à ceux de sa mère, entre « rêve et splendeur »
(HL 11), pour fuir « les affronts de la vie » (HL 13). Ses dessins
sur le trottoir esquissent une vaste demeure au milieu de laquelle
il se campe et affiche par ses propos le fondement même de son
imitation : « J’attends mon mari et je le proclame très haut »
(HL 15). Bien vite le jeune garçon glisse du fantasme enfantin
vers des comportements où perce la volonté délibérée d’imiter
la mère : « Je m’habille et je me maquille avec soin à l’exemple
de ma mère, chaque fois qu’elle met le nez dehors » (HL 25-26).
Il est à remarquer que cette scène a lieu « dans la maison
déserte », alors que la mère « s’en est allée à ses manigances »
(HL 25). C’est dire que l’homosexualité et le mimétisme qui
s’affichent dans le simulacre sont les corollaires de l’absence
299
Le mal d’origine

maternelle, un moyen de retrouver la fusion originelle pour peu


que le modèle souscrive à l’imitation :
L’important n’est-il pas que je garde intact au fond du cœur
l’espoir qu’un jour ma mère m’acceptera, tel que je suis,
maquillé à outrance, avec du violet sur les ongles et de longs
cheveux pendants ! (HL 27.)
Or à son retour, la mère « a flanqué une fessée » (idem) au jeune
garçon, révélant ainsi son rôle fondamental dans le triangle
mimétique. Elle est en effet ce que Girard appelle un « être de
fuite » (1992 : 85), dont la dérobade même invite à la poursuite
de l’imitateur, car « le déni d’invitation, le refus brutal de l’Autre
[…] déclenche le désir obsessionnel » (ibid. : 86). C’est alors
que les deux désirs deviennent concurrents au si bien nommé
Paradis perdu car, comme le note lucidement Miguel, « [l]e
désir de [s]a mère de se perdre dans un tourbillon est aussi
fort que le [s]ien » (HL 75). Si bien que les deux personnages
s’engagent dans une « [l]utte fraternelle » : « Faux cils et
mascara. Complicité et adoration mutuelle » (HL 79). Et de la
concurrence aux tourments de la rivalité jalouse il n’y a qu’un
pas que le roman franchit sans hésiter : « Son vœu le plus cher
serait d’être à ma place auprès de Jean-Éphrem de la Tour »,
note Miguel, interprétant l’attitude de sa mère, « ravagée de
silence amer » (HL 75) et désireuse de vengeance :
Mon fils est un fugueur, mon fils est un squatter, mon fils
est un voyou. Je retourne au Paradis perdu. Ça lui apprendra
à ce petit que j’ai mis au monde pour ma damnation et pour
la sienne (HL 123).
Ainsi se tissent des relations subtiles d’admiration, de concur-
rence et de haine, qui se multiplient dans un incessant jeu de miroir
gouverné par la même dérive entropique de la rivalité mimétique.
300
La perte tragique des repères d’identification

La manière dont Jean-Éphrem de la Tour interpelle Miguel,


« [m]on enfant, ma sœur, Petite Bête, petite épouse » (HL 117),
dit assez, par cette sororité ambiguë, le mimétisme profond qui
unit les deux êtres, victimes l’un et l’autre du même abandon
maternel dont seules les formes changent. Et la rivalité s’installe
là comme ailleurs puisque, tout comme Jean-Éphrem était l’objet
des désirs concurrents de la mère et du fils, Rose-Alba devient
l’enjeu d’un conflit entre Miguel et Jean-Éphrem. L’amour vague-
ment incestueux du premier refusant le désir pervers et vengeur
du second. Si bien que Miguel veut « adorer comme un Dieu
ravageur et cruel » (HL 115) un modèle qui, en retour, répond par
l’indifférence voire la « férocité » (HL 108) et l’insulte : « – Tu
n’es jamais là quand j’ai besoin de toi, petite ordure » (HL 116).
D’où bien évidemment un inévitable sentiment de trahison : « Qui
de ma mère ou de Jean-Éphrem, m’ayant également trahi, me
pousse doucement vers la Seine ? » (HL 118.)
Les relations entre le père et le fils n’échappent pas elles
non plus à la convergence sauvage et destructrice des désirs.
Au début du récit, Pedro Almevida souhaite voir en son fils un
double à l’apparence virile :
Mon fils Miguel est avec moi dans le même honneur lié,
main dans la main, chemise blanche contre chemise blanche,
souliers pointus et brillants, en double paire, allant d’un bon
pas (HL 21).
Mais l’illusion de cette ressemblance de façade cache un autre
mimétisme plus concurrentiel dont la mère est l’enjeu. En
témoignent les larmes de Miguel, larmes de frustration et de
jalousie, lorsqu’il est invité à rentrer dans l’appartement après
les effusions amoureuses du père et de la mère :
Moi, chassé, exclu, flanqué dehors et eux dedans qui
chuchotent, se disputent, rient très fort avant de geindre

301
Le mal d’origine

comme des malades, ma mère surtout à croire qu’elle va


accoucher. Le silence qui suit ressemble à la fin du monde.
J’ai envie de pleurer, tout seul, tout sale (HL 16).
L’allusion à l’accouchement revêt ici une très grande importance
en ce sens qu’elle signale discursivement l’immixtion de l’enfant
dans l’intimité des parents, érigeant ainsi le père en modèle-
obstacle. Comme le reconnaîtra Pedro, « [d]eux hommes
dans la maison c’est trop. Qui le premier chassera l’autre ? »
(HL 72.) C’est cette rivalité que vient suggérer métaphori-
quement la fumée de cigarette à laquelle le texte fait allusion
de manière récurrente. Associée à l’impur par l’allusion aux
« mains sales […] [de l’enfant] dans l’ombre de la fumée »
(HL 18) et discrètement animalisée par le rapprochement avec
un « petit souffle de souris » (HL 19), la fumée de cigarette
rappelle et entretient l’échange conflictuel dont le ressort
essentiel est une identification quasi imposée : « Lorsque je sors
dans la rue je respire la fumée sur moi comme si j’étais mon
père lui-même tout fumant. […] Je suis empesté. Je n’ai que
dix ans pourtant et ça me dérange » (HL 55). Et si cette fumée
de cigarettes inspire le dégoût, c’est qu’elle est indissociable
de la bestialité paternelle qui, tout en exaltant les profondeurs
troubles d’une quête masculine, interdit à l’enfant l’objet de
son désir : la mère.

La réciprocité violente
Dès lors que se corrodent et se dissolvent les différences, que
des sujets revendiquent un désir identique dans ses modalités
et ses visées à celui de l’Autre, la violence réciproque éclate.
Comme le note Lia avec une étonnante lucidité, « quand on a
commencé à se faire du mal, un jour ou l’autre on va jusqu’au
302
La perte tragique des repères d’identification

bout du mal qu’on peut se faire. C’est inévitable, ça arrive,


c’est arrivé, c’est atroce et puis c’est fini » (CB 122-123).
S’engageant résolument dans les voies vertigineuses qu’ouvre
cette rivalité mimétique, l’œuvre d’Anne Hébert en dévoile tous
les ressorts, en parcourt tous les possibles, et les personnages
livrés au « flux et [au] reflux sauvage de leurs âmes de baptisés »
(FB 121) découvrent avec fascination et terreur une violence
consubstantielle à la vie même : « Nous sommes vivants [...].
S’affrontant. Se blessant » (K 76).

L’émergence du « double monstrueux »


Victime d’une « aliénation au désir de l’autre » (Girard, 1987 :
244), le sujet désire le désir de l’Autre et ne peut donc accéder au
premier qu’en détruisant le second, car, par nature, « [l]es désirs
se prennent tous au modèle-obstacle qui les voue à la violence
interminable » (idem). C’est pourquoi la tendance mimétique
donne lieu à l’émergence du « double monstrueux [qui] surgit
là où se trouvaient dans les étapes précédentes un “Autre” et un
“Moi” toujours séparés par la différence oscillante » (ibid. : 243).
Il s’agit d’un processus trouble qui inaugure ou accompagne le
cycle infernal de la violence réciproque et par lequel le sujet
projette sa violence sur l’Autre pour en faire le reflet déformé et
méconnaissable de sa propre part d’ombre.
Kamouraska offre une parfaite illustration de ces mécanismes
dont la complexité tient ici au fait que l’essentiel de l’action est
filtré par la conscience d’Élisabeth. Les visions anamnésiques de
l’héroïne ne semblent retenir de sa vie à Kamouraska qu’« [u]n
fragment de miroir [qui] tient encore au-dessus de la commode
de la chambre conjugale » (K 84). Et c’est autour de cette glace
« en mille miettes » (K 85) qui revient de façon régulière tout
au long du texte, que se cristallisent les déchirements du couple
303
Le mal d’origine

dans ces « incessants effets de miroir dans lequel les adversaires


deviennent des doubles l’un de l’autre et perdent leur identité
individuelle » (Girard, 2002 : 43) : « Un homme et une femme
côte à côte. Mari et femme. Se haïssent. Se provoquent
mutuellement. Dans une lueur douce de bougies, allumées de
chaque côté du miroir » (K 134). Et si « [c]ette glace est trop
pure » (K 85), comme le note Élisabeth, c’est précisément parce
que s’y révèlent les troubles ressemblances entre elle et Antoine
le viveur, dont la folle monstruosité n’est jamais que le reflet
de son propre désir avide, violent et frustré : « Attachée au lit
d’un homme fou. Son épouse folle que l’amour ravit encore »
(K 89). La symétrie des deux formes déclinées d’un même
adjectif suggère ce dédoublement dans la monstruosité, qui est
appelé à contaminer l’ensemble des relations intersubjectives,
livrées au même cycle infernal de la violence réciproque. Fidèle
à son projet d’« instaurer la charité », le docteur Nelson veut
« terrasser le dragon féroce » (K 164), autrement dit, selon
l’Apocalypse, cet ennemi de la Femme qu’est en l’occurrence et
plus modestement Antoine Tassy. Ce faisant, par ses rancœurs,
son orgueil et finalement ses frustrations, il se pose en reflet
d’Élisabeth, qui projette en lui toute la violence masculine
dont elle est habitée15 pour en faire son alter ego, son bras
armé : « Être deux avec lui. Double et féroce avec lui. Lever
le bras avec lui, lorsqu’il le faudra. Tuer mon mari avec lui »
(K 200)16. De ce désir d’emprunt et de cette projection naît la
vision monstrueuse de la scène de l’écurie :
Coq et cheval ne forment plus qu’un seul corps fabuleux. Un
seul battement, un seul écart d’ailes et de fers. […] C’est toi,
mon amour, cette fureur ameutée. Coq et cheval emmêlés,
c’est toi, toi courant gaiement à l’épouvante et au meurtre
(K 191).

304
La perte tragique des repères d’identification

Par le « mélange informe, difforme » (Girard, 1987 : 236)


que suscite la convergence du double et de l’animalisa-
tion, cette chimère est le sûr symptôme de l’entrée dans la
violence réciproque. Et le double qu’est Nelson est d’autant
plus monstrueux qu’il détruit par son crime le premier
modèle d’Élisabeth : en s’attaquant au dragon-Tassy au nom
d’incertaines convictions morales, il engage une lutte contre
une forme masculine du désir, conquérante et libérée, qui est
précisément celle que revendique Élisabeth. D’où la tentation
de cette dernière, après le meurtre, de rejeter son amant, devenu
« démon » (K 238), d’« [a]ppeler la nuit sur son visage. Comme
on rabat le drap sur la face des morts » (K 218). On comprend
dès lors pourquoi Antoine peut apparaître aussi comme le
« miroir » (K 164) de George Nelson. D’ailleurs Élisabeth voit
en eux « un seul homme renaissant sans cesse de ses cendres.
Un long serpent unique se reformant sans fin, dans ses anneaux.
L’homme éternel qui [la] prend et [l’]abandonne à mesure »
(K 31). Et, finalement, la mort de l’un n’est guère différente
de celle de l’autre : « Allez-vous encore […] éviter de
sacrifier Antoine ? Tourner l’arme contre vous ? Le crime
est le même » (K 164). Ils représentent en effet tous les deux,
chacun à leur tour, des modèles qui deviennent des obstacles
au désir d’Élisabeth, si bien qu’au bout de l’aventure, il y aura
« [l’]étrange alchimie du meurtre entre les deux partenaires »,
l’« inimaginable envoûtement » (K 240) de la mort qui conduit à
une ultime confusion, lourde des périls de la spirale violente :
Et si, par une mystérieuse opération, le masque de mon mari
allait se retrouver sur les traits du vainqueur ? Non, ne tourne
pas la tête vers moi, si j’allais reconnaître, sur ton cher et
tendre visage, l’expression même du jeune barbare qui fut
mon mari ? […] Rêvant de me tuer à mon tour (idem).

305
Le mal d’origine

L’expérience de la possession, qui n’est « qu’une interpré-


tation particulière du double monstrueux », « la forme extrême
de l’aliénation au désir de l’autre » (Girard, 1987 : 244), vient
compléter le dispositif hébertien qui signale l’entrée dans la
violence réciproque. Qu’elle soit spécifiquement démoniaque,
comme celle de sœur Julie, ou plus métaphorique, comme dans
les autres romans, la possession sanctionne une grave disjonc-
tion du sujet qui s’abandonne à une force qui le dépasse, dans
une sorte de « mimesis hystérique » (idem). Lydie Bruneau se
dit « possédée » (ECS 97), habitée par une altérité dévastatrice,
un « surmoi sauvage » (Nasio, 1992 : 196), dont la « vague de
fond, […] jaillissante, la submerge, venant du plus obscur d’elle-
même, alors qu’elle croit n’obéir qu’à sa propre libre volonté
de distraire son ennui » (ECS 59). De son côté, Élisabeth Tassy
confesse à ses tantes : « Je suis profondément occupée [...] à
suivre en moi le cheminement d’une grande plante vivace,
envahissante qui me dévore et me déchire à belles dents. Je
suis possédée » (K 117). Moins iconoclaste et sans doute plus
touchante, Delphine s’enferme dans une rivalité jalouse avec
« la grosse Dame » (ED 47) et se laisse envahir par un rôle
que son corps joue, à son insu, celui de l’épouse légitimée
par la maternité. Invasive et informe, assez proche de celle
que se suppose Lydie Bruneau à la suite de sa liaison avec
Alexis Boilard, sa grossesse virtuelle emprunte au double sa
monstrueuse et dévorante animalité :
je lui ai annoncé qu’entre sa femme et moi il fallait choisir.
La grosse-Dame-vieille ou moi qui suis jeune et pleine de
vie à craquer. Double en tout je suis : reins, foie, cœur, bras,
jambes, sexe. Une vraie philippine. Bien cachée sous mon
nombril, il y a une bête vivante qui gonfle et grossit d’heure
en heure, me mange et me boit (ED 75-76).

306
La perte tragique des repères d’identification

Le masque, pris dans son acception la plus large, relève de


ces phénomènes de possession. Comme le note Girard,
[i]l est au-delà des différences, il ne se contente pas de
transgresser celles-ci ou de les effacer, il se les incorpore, il
les recompose de façon originale ; il ne fait qu’un, en d’autres
termes, avec le double monstrueux (1987 : 247).
Maquillé et vêtu comme une fille, Miguel Almevida souhaite
s’enfermer avec sa mère dans un émerveillement réciproque,
« [t]ous deux dans l’extase de soi et de son double » (HL 26),
l’un et l’autre exposés aux risques de la mutation bestiale. Et
comme de juste, la mère rêve de fourrures, afin d’être « à jamais
changée en bête splendide et féroce, faite pour l’amour et pour
le sacre » (HL 12), et le fils deviendra, à son entrée dans le
monde nocturne du Paradis perdu, la « Petite Bête » (HL 67)
de Jean-Éphrem de la Tour. Placées sous le signe de la suren-
chère dans la mascarade, les relations entre la mère et le fils se
dégradent progressivement, jusqu’à ce qu’émerge précisément
le double monstrueux. Ainsi, lorsque Rose-Alba se rend chez le
coiffeur, elle est « livrée entre ses mains comme une bête morte
qu’on tourne et retourne, qu’on lave et qu’on embaume », et
franchit une étape déterminante de son évolution : « L’opéra-
tion terminée se dresse devant moi dans la glace une créature
éclatante et dorée qui se prétend moi » (HL 49). Et de ce
dédoublement naît une image brouillée qui « se substitue à tout
ce que chacun désire à la fois absorber et détruire, incarner et
expulser » (Girard, 1987 : 244), toute de confusion transgres-
sive, dans laquelle la mère cède le pas à la Bête de l’Apocalypse,
son envers, la figure même de la prostitution :
Que meure à jamais la femme blonde prostituée qui a pris
la place de ma mère, rue Cochin à Paris. Ce que mon père

307
Le mal d’origine

n’a pu faire, un jour, je le ferai. Le meurtre de Rose-Alba


Almevida aura lieu. Moi, le fils, je me couvre le visage de
mes mains et je pleure (HL 96).
Programmée dès l’incipit du récit avec Rose-Alba rêvant à la
corrida et au « galop furibond de la Bête en agonie » (HL 10),
cette transformation de la mère se nourrit de « l’attirance du même
pour le même » (Girard, 1987 : 241) et introduit les personnages
dans l’ordre de « l’abjection » (HL 111) qui, comme l’a souligné
Kristeva, « se construit de ne pas reconnaître ses proches », donc
de la « reconnaissance du manque fondateur de tout être » (1983 :
13). Et c’est pourquoi le dédoublement animal essaime dans le
texte, les personnages étant aux prises avec le même drame :
Jean-Éphrem se fera « chouette » sous les yeux de Miguel, qui,
refusant l’image que lui renvoie son amant, se bat « comme un
chat enragé » (HL 87). La mascarade et l’écroulement subséquent
des traits distinctifs humains dans le dédoublement monstrueux
ouvrent en vérité sur la béance d’un indicible, celui de pulsions
condamnées au corps à corps de désirs entropiques, tentés pour
exister, comme Miguel, par le meurtre de la Chose.

Prédation amoureuse et violence cynégétique


La violence réciproque dans laquelle introduisent la rivalité
mimétique et la multiplication des doubles concerne au premier
chef les relations amoureuses ou conjugales, placées sous le
signe de l’agression prédatrice.
Le projet le plus fréquent de l’homme hébertien consiste
à vouloir dominer la femme, à imposer sa force physique.
François Perrault ou encore Michel se révèlent d’une grande
brutalité. Le premier s’empare des bras d’Amica qui l’enlacent :
« J’arrache brusquement de ma nuque les bras qui s’obstinent.
Leur résistance me plaît. Je les tords » (LT 44). Giflé par sa
308
La perte tragique des repères d’identification

sœur Lia, Michel rend le coup à sa jeune épouse Catherine, qui


« entendit le bruit des gifles qui sifflait à nouveau, éclatant dans
sa tête » (CB 116). Et c’est encore Antoine Tassy qui donne
un « coup de poing » à Élisabeth (K 135), le pasteur Nicolas
Jones qui « gifle à toute volée » (FB 119) sa nièce Nora, et enfin
Stevens Brown qui voudrait « mettre au pas » (FB 90) toutes les
filles et se réjouit de voir Nora à genoux, « avec son envie de
femme, son mépris de femme, matée et domptée » (FB 245). Et
même Julien Vallières, encore trop immature pour s’affirmer, ne
supporte plus la suprématie de Lydie : « Bientôt je serai grand
de toute ma taille d’homme et je me mesurerai avec cette fille
qui se moque de moi » (ECS 71-72). Et s’il lui arrive de n’être
plus en situation de recourir à la force physique, l’homme fait
alors appel à la violence verbale, tout aussi cruelle et redou-
table. Ainsi, affaibli par la maladie et sur le point de mourir,
Jérôme Rolland se livre, au hasard de ses conversations, à une
allusion dont la perfidie n’échappe pas à son épouse : « Ce nom
d’Aurélie Caron qu’il écume du fond de l’eau croupie, comme
une arme rouillée, pour me tuer » (K 27). Si peu contenue, cette
violence masculine déborde dans des élans meurtriers dont la
récurrence est particulièrement troublante : Michel songe à
noyer son épouse Catherine (CB 93 et 141), Antoine Tassy
veut étrangler Élisabeth (K 82), Julien aspire à étrangler Lydie
(ECS 64), tout comme Pedro Almevida a « essayé d’étrangler »
(HL 93) sa femme Rose-Alba.
Cette soif de violence sort des limites étroites du couple et
affecte les liens sociaux qu’hommes et femmes sont susceptibles
de tisser. Le docteur Painchaud, qui sent obscurément que sœur
Julie représente un danger pour lui, veut
l’empêcher de nuire, la rendre impuissante, lui fermer ses
sales yeux jaunes, le temps d’une bonne anesthésie, être le

309
Le mal d’origine

maître absolu de sa vie et de sa mort, lui ouvrir le ventre et le


recoudre à volonté, jeter aux ordures tout ce bataclan obscène
(ovaires et matrice) qui ne peut servir à rien (ES 72).
Sur un mode plus feutré mais à peine moins barbare, Gilles
Perrault, le directeur du théâtre de l’Émérillon, manifeste une
délectation presque sadique de « chasseur féroce » devant son
actrice aux prises avec le rôle de Winnie, « à l’affût de tout
ce qui griffe, mord, abîme, délabre l’âme et le corps de Flora
Fontanges » (PJ 69).
À la fois symptôme et ressort de l’entrée dans l’indifférencié,
la violence masculine recèle bien évidemment une confusion
fondamentale qui associe dans une même pulsion le désir
sexuel et la volonté de soumettre ou de détruire l’autre, comme
si l’amour ne pouvait se déprendre d’une puissante force de
mort. Après avoir giflé son épouse, Michel s’empare d’elle :
« Il l’emmena sur le lit et la posséda avec maladresse et fureur »
(CB 116). Pedro Almevida « énumère ses griefs » (HL 82)
devant son épouse qu’il insulte longuement avant de s’aban-
donner à ses instincts : « Et il me prend si fort que je saigne
comme la première fois » (HL 83). La relation qui s’instaure,
sauvage et hybride, prend toute sa portée à la lumière de ce
motif, si fréquent sous la plume d’Anne Hébert, de la prédation17
cynégétique. Les scènes de chasse sont en effet très nombreuses
dans l’œuvre et revêtent des significations analogues. Elles
prennent toujours place dans un paysage mouillé et automnal,
marqué de façon prégnante par la boue, dont on sait la puissante
valeur symbolique18 : « Parfois c’est la swamp partout. Mieux
encore des ruisseaux qu’il faut passer à gué. Je patauge dans la
boue » (FB 126), note Nora Atkins dans Les Fous de Bassan.
L’homme y renoue avec un devenir placé sous le signe de
l’instinct pour s’animaliser, à la manière du père de Michel qui
310
La perte tragique des repères d’identification

apparaît « comme un petit renard qui rompt soudain un masque »


(CB 29). Avec « des reflets bleus sur leurs joues piquantes,
leurs dents blanches, leurs ongles noirs », « ce relent fauve de
carnassiers à l’affût » (FB 126), les chasseurs y révèlent une
virilité sombre et sauvage qui fait de ces scènes des méta-
phores du désir, tant il est vrai que la tuerie cynégétique et la
sexualité, obéissant à une même impulsion, se contaminent
réciproquement :
Le fusil en bandoulière, hirsutes et mauvais, les hommes de
ce pays ont toujours l’air de vouloir tuer quelque créature
vivante. […] Les maisons regorgent de fusils et de couteaux,
soigneusement fourbis, durant les longues soirées d’hiver. De
retour de chasse ils prennent leur femme dans le noir, sans
enlever leurs bottes (FB 40).
Le climat de camaraderie qu’apprécie Nora en compagnie des
chasseurs qui font « cercle autour du feu de bois, épaule contre
épaule, pour [se] réchauffer », est largement illusoire. Son père
ne s’y trompe pas, qui préférerait voir sa fille en lieu sûr et lui
« dit de rentrer à la maison, tout de suite » (idem). D’ailleurs la
jeune adolescente ne « ravitaille les chasseurs [que] lorsqu’ils
ne s’aventurent pas trop loin dans la forêt » (FB 125) ; et
sa mère, lui rappelant ses « cheveux couleur de chevreuil »
(FB 126), connaît elle aussi les risques de cette forêt aux valeurs
symboliques par trop transparentes.
Le caractère circonstanciel et anecdotique de ces scènes de
chasse ne doit pas cacher leur grande portée. Elles agissent à
la manière d’un foyer discursif à partir duquel essaiment des
mots et des images qui transposent la violence cynégétique du
monde naturel à l’univers social, pour caractériser un mode
de présence interindividuelle qui tient de la loi de la jungle en
affichant sans retenue le corps et ses instincts archaïques et
311
Le mal d’origine

sauvages. Après sa première rencontre avec Michel, Catherine


devient « pleine de défi et de mystère comme celle que flaire un
prince barbare » (CB 37). Même Clara Laroche, dont l’éman-
cipation peut paraître à bien des égards exceptionnelle, doit
subir sa relation amoureuse avec le Lieutenant sur le mode
de l’agression. Accueillie par un « rire féroce », un « rire qui
déboule sur elle et l’outrage » (AC 78), elle s’abandonne au
Lieutenant pour une première expérience dont la narration est
discursivement saturée de connotations cynégétiques :
Toute la senteur de la petite fille dans sa robe rouge lui monte
au visage en effluves chauds, semblables à l’âcre parfum qui
s’échappe des carniers pleins d’oiseaux blessés, les soirs de
chasse, lorsque les hommes rentrent à la maison et qu’ils
titubent de soûlerie étrange et cruelle (AC 80).
Étonnamment concis mais efficace, l’autoportrait de Pedro
Almevida fait appel à la même constellation sémantique et
métaphorique pour évoquer une masculinité affûtée : « Je
suis le Père, le Mari, le Pater Familias. J’ai de grandes
moustaches noires, bien effilées et cirées des deux bouts, les
dents carnassières et l’humeur prompte » (HL 36-37). Il arrive
certes que la femme, surtout quand elle est jeune et impatiente
de vivre, assume ce mode de présence à l’Autre masculin ;
c’est ce dont témoigne la réaction d’Élisabeth d’Aulnières :
« Tu me devines, Antoine Tassy, et tu me traques, comme un
bon chien de chasse. Et moi aussi je te flaire et je te découvre.
Seigneur de Kamouraska. Mauvais gibier » (K 67). Et cette
connivence repose explicitement sur les sens avivés et des
rêves érotiques et barbares : « Et cela me plairait aussi d’être
sous lui, me débattant tandis qu’il m’embrasserait le visage
avec de gros baisers mouillés » (idem). Nora Atkins se réjouit
quant à elle de pouvoir « flairer dans un instant, de tout près,
312
La perte tragique des repères d’identification

l’odeur chaude des chasseurs » (FB 126), et s’attache aux pas


de Stevens, « pareille à un chien de chasse qui suit une piste »
(FB 127). Lydie va plus loin dans cette revendication conqué-
rante et lance à Julien et Hélène Vallières une mise en garde
ironique et métaphorique qui en dit long sur le statut qu’elle
s’octroie : « Attention, les Petits, méfiez-vous des chasseurs
et... des chasseresses... » (ECS 63.) Moins jeune mais tout aussi
transgressive, Rose-Alba Almevida s’apprête à trahir son fils et
à se rendre chez Jean-Éphrem de la Tour : « Je serai pareille à
un chien de chasse qui a du nez à revendre, et qu’on lâche sur
la place » (HL 112). Tour à tour chasseur ou proie, l’homme
et la femme s’enferment ainsi dans une violence disséminée
qu’enclenche un désir qui nourrit sa sauvagerie entropique de
l’échec même de la différenciation.
En se retrempant aux sources d’une énergie naturelle, le
désir échappe à tout ordre socioculturel, à toute régulation
pacifiée des échanges intersubjectifs. C’est ce que viennent
signifier les viols dont l’œuvre d’Anne Hébert donne de très
nombreux exemples. Ainsi la religieuse Nathalie (PC 98-99),
la jeune servante Aurore (PJ 119), Julie Labrosse (ES 45),
Christine (H 116-118), et bien sûr Olivia Atkins (FB 244-249)
constituent la longue liste des femmes violées par l’homme. Et
même au bord de la mort, Jérôme Rolland ne peut s’empêcher
d’y penser face à Élisabeth et voudrait « avoir la santé de violer
cette femme » (K 26). Et il est vrai que certaines relations
conjugales, que ce soit celle qu’entretient Michel avec Catherine
(CB 83), ou encore celle d’Antoine Tassy et de sa jeune épouse
(K 72) tiennent davantage du viol que du commerce amoureux.
Ce dérèglement violent des relations entre les sexes s’exprime à
travers d’autres motifs qui, comme celui de l’arme19, ressortissent
au même substrat imaginatif. Lia, avec « son corps aigu, comme
un fourreau sur sa lame » (CB 118), connaît « le secret de l’être
313
Le mal d’origine

qui s’est donné et qui a été reçu » (CB 107). Dans Kamouraska,
le motif apparaît très explicitement corrélé à la sexualité.
Ainsi le sexe de George Nelson est-il « dur comme une arme »
(K 159) et la « fraîche entaille entre ses cuisses » (K 73)
qu’évoque Élisabeth au lendemain de sa nuit de noce suggère
l’arme par métalepse. Toutes les relations amoureuses
sont hantées par ce motif qui n’est d’ailleurs pas, dans ce
récit, toujours métaphorique, comme en témoignent les
comportements d’Antoine Tassy : « Il me lance un couteau de
cuisine par la tête. Je n’ai que le temps de me baisser. Le couteau
s’est planté dans la boiserie. À la hauteur de ma gorge » (K 86).
Et si Nora regarde son « oncle Nicolas, avec des yeux braqués
sur lui comme des pistolets » (FB 128), Lydie Bruneau, dans
un inhabituel moment de faiblesse, implore Julien : « – Ne me
regarde pas comme ça, on dirait que tu veux me fusiller avec
tes yeux » (ECS 95). Plus euphémisé, le motif réapparaît encore
dans Est-ce que je te dérange ?, où Delphine évoque Patrick
Chemin et « [s]es grandes jambes comme une paire de ciseaux
qui coupent l’air à grands coups de pieds » (ED 65).

L’inceste ou le paroxysme de l’indistinction violente


« La pensée qui assimile la violence à la perte des différences
doit aboutir au parricide20 et à l’inceste comme terme ultime de
sa trajectoire » (Girard, 1987 : 115). Car,
[l]’inceste est violence, lui aussi, violence extrême et par
conséquent destruction extrême de la différence, destruction
de l’autre différence majeure au sein de la famille, la
différence avec la mère (idem).
Et de fait, l’œuvre d’Anne Hébert abonde en cas d’incestes,
qu’ils soient avérés et mis crûment en scène ou évoqués de
manière plus indirecte voire métaphorique.
314
La perte tragique des repères d’identification

On peut tout d’abord observer un grand nombre de rela-


tions amoureuses qui relèvent d’une sexualité illégitime entre
membres d’une même communauté familiale. Il en va ainsi des
relations entre Adélard et sa fille Julie et entre Julie et son frère
Joseph, dans Les Enfants du sabbat, entre le pasteur Nicolas
Jones et sa nièce Nora, entre Stevens et sa cousine Olivia ou
son autre cousine Maureen, dans Les Fous de Bassan. Dans Un
habit de lumière, la relation que Miguel enfant entretient avec
sa mère est très puissamment ambiguë. C’est en effet pendant
l’absence du père que mère et fils se retrouvent dans une fusion
consolatrice dont la coloration incestueuse rejoint la thématique
gémellaire21:
Tous deux, ma mère et moi, sentant bon pareil, tièdes et doux
pareil après le bain des Patriarches, tout près l’un de l’autre
dans les draps frais. Des jumeaux dans une seule coque
blanche (HL 42).
Et si la mère n’hésite pas, dès l’incipit du récit, à dire sa passion
exclusive pour son fils, « [q]u’il soit nu ou habillé » (HL 10),
le fils, se glissant dans les pensées du père, évoque « la vie
ancienne » de manière très inattendue : « Elle est vierge de
moi et de lui » (HL 95). La surprenante coordination des deux
pronoms compléments dit assez à quelle concurrence œdipienne
conduit l’appropriation énonciative.
L’œuvre hébertienne tend à dénaturer toute relation
amoureuse, même légitime. Quoique très discrète, la coloration
incestueuse est présente dans « Le Torrent » puisque les
moments d’amour que François vit avec Amica se déroulent
dans « le grand lit de [s]a mère » qu’il a « monté […] dans
« [s]on grenier, en remplacement de [s]a paillasse d’enfant »
(LT 45). Dans Est-ce que je te dérange ?, Édouard Morel et
son ami Stéphane ont « décidé d’adopter Delphine » (ED 80),
315
Le mal d’origine

si bien que les relations que le premier noue avec la jeune


femme deviennent très ambiguës, frappées d’un interdit qu’il
rêve de transgresser : « Il n’y aurait pourtant qu’à faire comme
un homme avec une femme. La prendre comme un homme
prend une femme. […] Je lui ouvrirais le ventre selon l’usage
viril » (ED 61).
La perversion des rapports entre les sexes est d’autant
plus évidente que l’homme y cultive ce que nous pourrions
appeler le complexe du giron, c’est-à-dire un comportement qui
rappelle celui de l’enfant face à sa mère. Après s’être piquée
avec une aiguille, Catherine voit Michel se blottir contre elle :
« Il s’agenouilla, entoura de ses bras les jambes de Catherine,
enfouit sa tête dans les plis de sa robe et flaira la baie chaude
des genoux » (CB 82). Et Catherine accepte d’ailleurs d’entrer
dans ce jeu : « – Je suis tout près de toi, Michel, si près que je
t’entends respirer dans mon ventre comme un tout petit enfant
que je porterais » (CB 83). Après le meurtre d’Antoine Tassy,
George Nelson est « cerné par les larmes » (K 234-235) et lance
un étrange cri d’amour au très clair contenu métaphorique :
« Élisabeth ! Ton corps s’ouvre et se referme sur moi pour
m’engloutir à jamais. Ce goût de varech et d’iode » (K 223).
La métaphore maritime se retrouve avec la même valeur dans
Héloïse, où Bernard « enfouit sa tête dans les jupes de la jeune
femme. Retrouve l’odeur prenante des grèves ; varech, goémon,
vase profonde qui fume et se déchaîne » (H 100). Et lors de
leur ultime rencontre amoureuse, « Héloïse s’agenouille, puis
s’assoit par terre, couche le jeune homme sur ses genoux », à la
manière d’une « piéta sauvage » (H 123). Malgré l’écart d’âge,
le pasteur Nicolas Jones s’abandonne à la même dérive lors
de sa rencontre avec Nora Atkins dans la cabane à bateaux :
« Il enfouit sa tête dans mon giron, ses bras enserrent mes
jambes. Il m’appelle “sa petite Nora”, dit qu’il est malheureux »
316
La perte tragique des repères d’identification

(FB 129). Il annonce, sur un mode mineur, le viol d’Olivia qui


ressortit pour une part à cette quête de l’enfouissement dans
le giron maternel : « Ses jupes claquent, arrondies comme un
cerceau, et moi je me fourre là-dedans comme un bourdon au
cœur d’une pivoine » (FB 246). À la naïveté encore enfantine
d’un Julien Vallières, « blotti contre les jambes de Lydie »
(ECS 98) dans l’attente de l’aurore, répond la faiblesse avérée
d’un Patrick Chemin que sa femme « enveloppe de ses grands
bras […], encore un peu elle va le mettre dans son giron, ses
grosses cuisses, ses genoux énormes » (ED 51). Et même celui
qui se considère comme « [l]’honneur de l’Espagne » (HL 21)
n’échappe pas à cette tendance, lui que son fils Miguel évoque
en train de dormir « tout contre [s]a mère, pareil à un nouveau-né
gorgé de cigarettes » (HL 56).
« [A]ssassin de la différence » (Girard, 1987 : 114), l’être
incestueux brouille toute relation amoureuse et en fait une expé-
rience fondamentalement nostalgique de l’unité primitive, dont
la confusion mimétique n’est que la forme dégradée, abjecte22,
qui « nous confronte [...] à ces états fragiles où l’homme erre
dans les territoires de l’animal » (Kristeva, 1983 : 20). C’est
ainsi qu’éclate « l’ordre symbolique lui-même, pour autant
qu’il est un dispositif de discriminations, de différences »
(ibid. : 84). De sorte que l’inceste ou la relation amoureuse
contaminée par l’inceste s’accompagnent d’une profonde
dévalorisation de la femme, rejetée du côté de la souillure. Dans
« Le Torrent », François est persuadé qu’« Amica est le diable »
(LT 44) et compare ses yeux à ceux d’un chat ; en conservant
sur elle le « goût rance du colporteur » (LT 58), elle demeure
envers et contre tout l’émanation de l’espace transgressif de
la grand-route boueuse. Avant de consommer son mariage
avec Catherine, Michel « rêvait d’exorciser cette chair tendre »
(CB 75) dont le caractère diabolique est à la hauteur de son
317
Le mal d’origine

impuissance : « – Tu es le diable, Catherine, tu es le diable »


(CB 76). Car, pour l’éternel fils qu’est Michel, le corps de
Catherine ne peut être que porteur de faute et de péché, réduit
qu’il est à n’être que la représentation de l’interdit de la mère
absente et un substitut, aimé et haï, de Lia. Au terme de son
aventure très ambiguë à travers laquelle il n’a jamais cherché
qu’à réparer le « grand chagrin » (K 128) qui a marqué son
départ de la maison familiale et la séparation d’avec la mère,
George Nelson voit le bien qu’il poursuivait se transformer en
une abjection indissociable d’une transformation de la femme
en une « petite femelle blonde et rousse » (K 241). On notera
d’ailleurs que, dans ce récit, l’abjection sexuelle est revendiquée
par la femme, livrée à la même aspiration virile que l’homme.
Ainsi, après s’être roulée dans la boue avec Antoine (K 85),
Élisabeth se livrera à George Nelson, « [m]ouillée de pluie,
souillée de boue, frissonnante de fièvre » (K 156). Lorsque
Stevens viole sa cousine Olivia, outre l’assouvissement de son
désir, c’est bien la dévalorisation de la femme qu’il recherche
en l’injuriant : « La démasquer, elle, la fille trop belle et trop
sage. À tant faire l’ange on... Lui faire avouer qu’elle est velue,
sous sa culotte, comme une bête » (FB 248). La diabolisation de
la femme que suggère l’opposition entre l’ange et la bête est un
écho de celle à laquelle se livrait le pasteur en prétendant « que
le péché est entré à Griffin Creek » (FB 129) à cause de Nora.
Tous ces comportements masculins sont fondamentale-
ment semblables en ce sens qu’ils portent témoignage d’une
profonde phobie qui n’est, on le sait, que la « [m]étaphore du
manque en tant que tel » (Kristeva, 1983 : 46). Car, comme le
répète à l’envi l’œuvre d’Anne Hébert, « [l]a séparation a déjà
eu lieu » (K 223 ; H 30 ; PJ 189). Autrement dit, la violence de
l’interdit transgressé dans l’inceste n’est que l’écho d’une autre
violence, antérieure, celle d’une frustration originelle arrimée
318
La perte tragique des repères d’identification

au présent dans le sentiment tragique de la scission individuée.


« [P]ropulsée par une perte initiale » (Kristeva, 1983 : 31),
cette pulsion infâme nourrit un « surmoi tyrannique » (Nasio,
1992 : 196-200) dont les manifestations vont de l’interdiction,
chez Nicolas Jones, à l’inhibition, chez Michel et François, en
passant par « l’exhortation démesurée » (idem), chez Stevens, et
« n’arrête pas d’errer, inassouvie, [...] avant de trouver son seul
objet stable, la mort » (Kristeva, 1983 : 31). Car « [u]n crime, un
suicide, ou tout autre acte violent et mortifère, ne représentent
que des assouvissements partiels sur la voie qui mène le sujet
vers le mirage de la satisfaction absolue » (Nasio, 1992 : 197).
Et, comme de juste, ces morts violentes prennent très souvent,
dans l’œuvre d’Anne Hébert, les dehors d’un retour au principe
matriciel. Chez François Perrault, le désir de « [p]osséder et
[de] détruire le corps et l’âme d’une femme » est indissociable
de celui de « voir cette femme tenir son rôle dans [s]a propre
destruction » (LT 37). Lors de son ultime et fatale scène d’amour
avec Héloïse, Bernard s’abandonne dans les bras d’Héloïse à
des forces mortifères indubitablement maternelles23 :
Les a-t-elle vraiment prononcées ces paroles, comme on
s’adresse à un enfant malade.
– Ce n’est que la fascination de la mort, mon chéri
(H 123)24.
Bref, comme le pressent Stevens Brown, « [l]’abîme de
la mer nous contient tous, nous possède tous et nous résorbe
à mesure, dans son grand mouvement sonore » (FB 247). On
ne peut pas ne pas remarquer que le dénouement du dernier
texte d’Anne Hébert, Un habit de lumière, propose une ultime
déclinaison de ces destins qui, de perte en perte, se dissolvent
dans une fin régressive. Le meurtre projeté de la mère et le
suicide du fils ne sont qu’un seul et même sacrifice qu’unifie
319
Le mal d’origine

discursivement la comparaison : « Je suis lourd, si lourd, pareil à


une femme qui porte son enfant sur le dos » (HL 136). « Chassé
de partout » (idem), Miguel ne peut tuer sa mère qu’il aime « plus
que tout au monde » (HL 96) et s’apprête à toucher aux confins
de la réciprocité violente, là où l’abjection côtoie le sublime, en
étant « à la fois ici, jet[é], et là, autr[e] et éclatan[t] » (Kristeva,
1983 : 19) : « Quelqu’un de sacré, que je ne connais pas encore,
me prépare en secret, au milieu des vagues et des frissons gris,
un habit de lumière pour quand je serai arrivé parmi les morts »
(HL 137). L’évocation de l’Espagne originaire et plus encore
celle d’une attente secrète donnent à cette fin un tour résolument
régressif et symbiotique qu’hante une irrépressible nostalgie.
Car le suicide vise à détruire l’insupportable altérité qu’a objec-
tivée momentanément le double monstrueux, pour renouer avec
une image idéalisée de la mère et de soi. Mais ce dénouement va
plus loin en imposant Miguel comme un nouvel Œdipe, victime
émissaire et « dépositaire des forces maléfiques » (Girard, 1987 :
119) : « Jean-Éphrem de la Tour, mon mari. Je le délivrerai
de son mal » (HL 136), confie Miguel. Ce « mal » n’est pas à
concevoir dans une quelconque perspective morale, totalement
étrangère, on l’a vu, au mécanisme de la réciprocité violente, et
donc à l’œuvre d’Anne Hébert. En fait, l’identité fondamentale
des antagonistes et des antagonismes qui se sont déchaînés tout
au long de l’aventure commune des personnages ne peut trouver
sa résolution que dans la disparition de l’un d’entre eux, chargé
de ce « fardeau » (idem) commun que constitue le désastre
d’une séparation différenciatrice vouée aux mirages d’une
rivalité mimétique dévastatrice. Le roman peut alors se clore
définitivement sur une sorte de vox populi, celle de madame
Guillou et celle de « la rumeur » (HL 137) : le sacrifice de
Miguel a interrompu le cercle vicieux de la violence réciproque
et “l’expulsion” de la victime émissaire » (Girard, 1987 : 133)
320
La perte tragique des repères d’identification

permet l’éventuelle restauration d’un ordre social : « quant au


père, […] il rôde dans la ville, dans l’espoir de reprendre sa
femme et d’effacer tout déshonneur de sa maison » (HL 137).
L’honneur espagnol, tout comme d’ailleurs « l’honneur anglais »
(AC 57) auquel Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant
anglais fait allusion, n’étant qu’une convention sociale codifiée,
en l’occurrence vaguement ironique, destinée à pallier les effets
des forces dispersives de la violence réciproque.

Vers l’effondrement de l’édifice culturel


La violence réciproque témoigne donc d’une incapacité à se
différencier hors de la relation première, proliférante et exclusive
avec la mère absente et donc à s’inscrire dans le monde de la
Culture. C’est ce qui explique que la violence réciproque,
poussée à son terme, puisse conduire à l’effondrement de
l’ensemble des structures sociales.
Cette destruction peut d’abord se manifester par un retour
à un état de nature dysphorique. Dans Les Fous de Bassan, par
exemple, le pasteur Nicolas Jones, qui a largement contribué
à l’instauration de la violence réciproque, verra son presbytère
progressivement absorbé par une « végétation triomphante
en marche vers le cœur pourri de cette demeure » (FB 32).
C’est le même destin qui menace le fragile abri du Lieutenant
anglais :
la forêt […] l’encercle lentement, un jour reprendra tout le
terrain défriché alentour, tel son bien souverain, ravagé par
la violence de la hache et de l’homme furieux qui tenait la
hache (AC 54).
La violence désordonnée dont témoignent ces forces
naturelles peut prendre le visage de la guerre. Traitée comme
une « constante du comportement humain », la guerre relève
321
Le mal d’origine

« d’une certaine vision de la psyché humaine, de ses pulsions


meurtrières en tant que fatalité » (Bishop dans Ducrocq-Poirier
et alii, 1997 : 165), et, faudrait-il ajouter, de la « crise des
différences » en tant que phénomène anthropologique. Dans
« Le Printemps de Catherine », l’ennemi « allume, un à un, les
villages, les villes, les forêts et les arbres, au long des routes »
(PC 83-84), et la voix narrative s’interroge :
Et nous, quelle part aurons-nous au feu ? La flamme sourdra-
t-elle de nous en gerbes vers le ciel ? Que restera-t-il de nous,
de nos enfants, de nos œuvres, de tous nos fruits mûrs, verts
ou pourris ? Nul discernement, nul choix ; le pays entier
connaîtra-t-il l’épreuve du feu ? (PC 84.)
Comme l’incendie, la guerre marque la fin d’un mode
d’existence, l’entrée dans une histoire placée sous le signe
de « l’antéchrist » (ES 153), où tout rapport euphorique au
monde semble désormais impossible. Ainsi la femme du père
Jean « ne croit plus à aucun salut émanant du travail de ses
mains, ses mains noueuses, mais si compétentes » (PC 85). Dans
Les Fous de Bassan, Stevens Brown évoque « les vieux pays
quand la terre était en feu » (FB 239), et cette violence-là n’est
jamais que le prolongement paroxystique des horreurs de
« [l]’avant-guerre » (FB 238), avec les réapparitions des deux
cousines : « Les pires lueurs d’incendie les attiraient, les faisaient
apparaître à l’improviste, briller sous le jet des lance-flammes
avec leur petit visage trop blanc, leurs yeux chavirés »
(FB 239).
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais
propose un tissage subtil du motif de la guerre dans ses
trames discursive, narrative et symbolique. L’éloignement
du Lieutenant « out of this world of sound and fury », hors
de Londres sous le blitz, conduit à une « quiétude » (AC 58)
322
La perte tragique des repères d’identification

très illusoire. « [S]éparé de tout » (AC 60), le Lieutenant est


livré à la sauvagerie d’un deuil qui ouvre les vannes d’une
violence entropique et réciproque à laquelle il ne pourra plus
échapper, malgré les intentions affichées des parents. Tout
d’abord, il agresse l’espace naturel de Valcour, « ravagé par la
violence de la hache et de l’homme furieux qui tenait la hache »
(AC 54). La contiguïté de deux séquences narratives est à cet
égard explicite. Après avoir comparé les « grandes personnes »
à « une haute futaie » (idem), la voix narrative cède la parole au
discours intérieur du Lieutenant : « Il faudrait les abattre tous,
les empêcher de repousser, les pins, les sapins, les épinettes et
les bouleaux » (AC 55). Il est donc clair que, ce faisant, l’homme
se venge, à peine inconsciemment, du monde adulte et de ses
attitudes impitoyables. Mais ce premier cercle de la violence
réciproque ne prend son sens qu’à la lumière d’un second qui
le complète : le défrichage de la clairière de Valcour est en
effet, en même temps, une quête matricielle qui ne parvient
pas à se déprendre de la violence première, et la manière dont
le Lieutenant s’inscrit dans l’économie sexuelle sera marquée
de la même ambiguïté. L’enjeu de toute relation amoureuse
est en effet « de blesser mortellement les filles » (AC 38), et le
texte n’établit aucune solution de continuité entre la guerre et
la liaison amoureuse du Lieutenant avec Clara, contaminée par
les déchirures du blitz : « Un bruit de vieille soie qui crisse et
se déchire sous les doigts du Lieutenant, Clara est vite désha-
billée » (AC 81). Les relations humaines sont à jamais placées
sous la menace de ce métonyme de la guerre qu’est le feu, et
l’on comprend pourquoi Clara, pourtant en harmonie avec la
nature, « a l’impression [...] de craindre soudain l’orage plus
que tout au monde » (AC 49). Elle partage la même inquiétude
que le Lieutenant, convaincu
323
Le mal d’origine

[qu’i]l suffirait d’une petite allumette tenue haut, au-dessus de


sa tête, pour que tout le ciel s’embrase à nouveau, ressemble à
s’y méprendre aux nuits de Londres, sous les bombardements
(AC 71).
Car ce feu, quelle que soit sa forme, n’est qu’une métaphore
de la violence indifférenciée née de l’émergence catastrophique
du principe masculin différenciatoire qui inaugure la spirale
de la violence entropique. D’ailleurs, « [l]e souhait le plus
profond du Lieutenant n’est-il pas de se retrouver [...] livré au
soleil d’ici qui, sous ses paupières fermées, ressemble parfois
à s’y méprendre au feu du ciel lâché sur Londres » (AC 49-50).
Autrement dit, Simmons ne peut que rester enfermé dans
l’incandescence du désir masculin, irrémédiablement et
violemment intransitif, condamné à rééditer l’horreur du rejet
maternel dans une quête sexuelle prédatrice livrée à l’ambiguïté
de « l’enfance nue25 » (AC 79).
Puissamment tributaire des profondeurs archaïques de
l’humain, le sujet hébertien est confronté dans son parcours
identitaire à la déstructurante dissémination du Même. Séparé
d’une Totalité perdue qui continue à agir comme un pôle
magnétique, il est contraint à un devenir placé sous le signe de
la violence réciproque entropique. Loin d’être des structures
organisatrices, la différence des sexes et l’individuation
aboutissent à des effets de nivellement et de dédoublement qui
pulvérisent les élaborations de soi, l’homme recherchant dans
la femme un corps à corps avec la mère absente tandis que le
désir de la femme se trouve face à des voies que la Culture a
codifiées comme masculines. Ainsi s’installe l’impasse du désir
mimétique qui, avide d’un au-delà de l’Autre, contraint à une
présence dégradée par la confusion violente, nostalgique d’une
unité désormais inaccessible.
324
La perte tragique des repères d’identification

Notes
1. Voir sur ce point Rank, 1973 : 102.
2. Girard et Rank soulignent le lien très étroit que les jumeaux entretiennent
avec la violence, ainsi que la crainte que leur naissance suscite dans les
sociétés primitives (Girard, 1987 : 89 ; Rank, 1973 : 96).
3. Pour les rapprochements possibles entre les deux cousines et certains
couples jumeaux de la Bible, voir Francoli, 1984 : 135.
4. Voir Girard, 1987 : 192.
5. Voir notamment Apocalypse, 13 2. Pour ces emprunts à la Bible, voir Sirois,
1992 : 123.
6. Sur un plan sociohistorique, cette rêverie sur l’indifférencié n’est pas non
plus étrangère à la manière dont Anne Hébert perçoit l’évolution actuelle
de l’identité québécoise elle-même. Ainsi, à Lise Gauvin qui lui demandait
ce qu’elle pensait du Québec d’aujourd’hui, Anne Hébert répondait : « Il a
émergé de la censure, avec la formidable liberté qui en découle, totalement
différent du Québec que j’ai connu. L’ennui c’est que tout le monde, partout,
se ressemble de plus en plus. Il y avait une mer auparavant entre la France
et Montréal. Les femmes ne s’habillaient pas de la même façon, ne parlaient
pas de la même façon. C’était très tranché et très net. Plus maintenant. On
voit surgir une espèce de type universel, surtout chez les jeunes » (Anne
Hébert auprès de Gauvin, 1992b).
7. Cette constante est à mettre en relation avec un aspect de la réalité
québécoise corrélé au sentiment de colonisation et que Schwartzwald
appelle le « topos de l’infantilisme » (dans Simon et alii, 1991 : 141).
8. Ces aspects du langage sont à mettre en relation avec les modes d’expression
québécois d’avant la Révolution tranquille, que dénonce Anne Hébert : « La
langue puérile, équivoque et humiliée qui est la nôtre reflète parfaitement
cette complicité intérieure que nous entretenons avec l’informe. Nous
craignons d’une terreur égale, la lumière en nous qui force la pensée, la
suscite et lui donne forme, et le passage au grand jour de cette pensée
devenue expression et langage. Nous refusons de parler une langue d’adulte,
nous cramponnant de toutes nos forces au petit-nègre d’une enfance
archaïque » (1960 c).
9. On aura reconnu là les paroles d’une chanson à succès que chantait naguère
Sylvie Vartan.
10. La même ambiguïté fondamentale se retrouve dans le meurtre de Nora
Atkins par Stevens Brown, dont le geste passe insensiblement de la
« caresse » à la violence meurtrière (voir FB 244-245). Le pasteur, déjà, se

325
Le mal d’origine

désolait d’« être à nouveau celui qui convoite la vie et se fait complice de
la mort » (FB 46).
11. Déjà, le soir de ses noces, à l’auberge où se déroule la fête organisée par
son mari, « [l]e son discordant des violons » (K 72) était un signe sûr de
son entrée dans le désordre et la confusion violente.
12. Cette animalisation des danseurs n’est pas sans rappeler celle de la scène
du bal, à l’Auberge des Trembles, lors du mariage d’Élisabeth et d’Antoine
Tassy, où les danseurs « se démènent en dansant et crient comme des bêtes
qu’on égorge » (K 72).
13. Il n’est guère surprenant que ce désordre, déjà rencontré dans la mise en
scène anamnésique, soit à nouveau convoqué. Il s’agit dans les deux cas
d’une désintégration des frontières différentielles, temporelles dans le
premier cas, existentielles et identitaires dans celui qui nous occupe.
14. C’est l’autre nom que René Girard donne au modèle dans Mensonge roman-
tique et vérité romanesque : « Nous appellerons ce modèle le médiateur du
désir » (1992 : 16).
15. Le dédoublement obéit aussi à une logique quasi sociologique en ceci que
le contexte social de référence que propose le roman ne permet pas à une
femme d’aller au bout de la violence que manifeste Élisabeth.
16. Kamouraska offre d’autres doubles. Aurélie Caron, avec ses cheveux noirs
et ses pouvoirs mystérieux, est la face noire d’Élisabeth, autrement dit son
double. D’ailleurs, si Aurélie apparaît clairement comme « une sorcière »
(K 63), Élisabeth revendiquera le même rôle : « Je suis une sorcière. Je crie
pour faire sortir le mal où qu’il se trouve, chez les bêtes et les hommes »
(K 131). La « femme noire » de la fin du roman n’est que l’ultime manifestation
hallucinée de cette ressemblance profonde entre les deux femmes.
17. Plus largement, la prédation constitue un topos de la littérature québécoise.
On le retrouve par exemple dans l’œuvre de Gabrielle Roy où « il est évident
que le rapport du masculin au féminin est celui du prédateur et de sa proie »
(Bourbonnais, dans Saint-Martin, 1992 : 103).
18. Voir supra, ch. 4.
19. Ce motif métaphorique de l’arme ne concerne pas seulement les relations
entre hommes et femmes. On le retrouve en filigrane dans le récit de la
première rencontre entre Marie Éventurel et sa « fausse grand-mère ».
Sitôt que cette dernière finit de raconter ses histoires, sa voix, jusque-là si
« prenante », retrouve son « timbre métallique de tous les jours » (PJ 125)
et se fait « tranchante » (PJ 139).
20. La très fréquente absence du père dans l’œuvre d’Anne Hébert n’est qu’une
forme particulière de parricide. Même Pedro Almevida, dont le machisme

326
La perte tragique des repères d’identification

est particulièrement flamboyant, est très souvent absent du domicile


conjugal, appelé en province pour des travaux en bâtiment.
21. Cette similitude entre l’inceste et la thématique gémellaire et fraternelle
tend à prouver la grande cohérence de la vision hébertienne. Car, comme
le note Girard, « [l]’être incestueux expose la communauté au même danger
que les jumeaux. Ce sont bien les effets, réels et transfigurés, de la crise
sacrificielle que mentionnent toujours les religions primitives quand elles
énumèrent les conséquences de l’inceste. Il est révélateur que les mères
de jumeaux soient souvent soupçonnées de les avoir engendrés dans des
rapports incestueux » (1987 : 116).
22. Comme le souligne Julia Kristeva, l’abjection « n’est [...] pas l’absence
de propreté ou de santé [...] mais ce qui perturbe une identité, un système,
un ordre » (1983 : 12). L’abject menace donc le système culturel dans son
ensemble : « [La souillure] est ce qui échappe à cette rationalité sociale, à
cet ordre logique sur lequel repose un ensemble social, lequel se différencie
alors d’une agglomération provisoire d’individus pour constituer en somme
un système de classification ou une structure » (ibid. : 80).
23. Héloïse est une sorte de réduplication du portrait de la mère de Bernard.
Sur ce point, voir Paterson, 1992 : 296.
24. Après le meurtre d’Antoine Tassy, George Nelson associe dans la même
coloration incestueuse la passion amoureuse et la pulsion suicidaire puisqu’il
éprouve « [l’]envie pressante de se coucher dans la neige et d’y mourir
paisiblement » (K 222).
25. Voir supra, ch. 3.

327
CHAPITRE SEPTIÈME

LE DIFFICILE ENRACINEMENT
TERRITORIAL : LA VILLE-MÈRE INTERDITE

La confrontation du personnage hébertien avec le drame de


l’absence ontologique due à la circularité temporelle comme à la
violence de la rivalité mimétique, s’accompagne d’une relation
conflictuelle avec un environnement spatial devenu inhabitable.
Cela se traduit, de manière récurrente, par une difficulté
à domestiquer et à s’approprier un espace urbain, que les
toponymes ou les coordonnées topographiques apparentent réfé-
rentiellement, malgré parfois le maintien d’un halo d’incertitude
très signifiant, soit à Paris1 (Les Chambres de bois, Héloïse,
L’Enfant chargé de songes, Est-ce que je te dérange ? Un habit
de lumière), soit à Québec2 (Le Premier Jardin). La spatiali-
sation du temps et la temporalisation de l’espace constituant
l’avers et le revers d’une même tentation hébertienne, la ville
a partie liée avec la mémoire, l’histoire et donc avec la quête
identitaire de sujets dont les régimes de présence sont très
fortement corrélés aux relations de disjonction-conjonction qui
s’y déploient. Car, nous rappelle Landowski,
329
Le mal d’origine

il n’y a pas d’espace-temps comme référent pur ou comme


objet d’étude donné a priori. Il n’y a que des sujets qui,
à travers les modalités variables de la saisie de leur « ici-
maintenant », construisent les conditions de leur rapport à
eux-mêmes, comme « je » (1997 : 91).
Autrement dit, un certain nombre de « procédures d’aperception »
(Greimas, 1976 : 105) font de la ville une « figure construite »
(ibid. : 88-89) qui s’insère dans des séquences narratives plus
ou moins développées.
Au-delà de quelques variations de surface dans leur
déroulement syntagmatique ou leurs contenus sémantiques, ces
micro-récits présentent un invariant structurel constitué, pour
l’essentiel, par une tension entre le parcours pragmatique du
personnage, c’est-à-dire son engagement dans l’action, et son
activité cognitive ou interprétative. Le premier, dynamisé par
un désir de conjonction physique avec la ville ou une partie de
la ville, est contesté par la seconde qui, étroitement solidaire
d’une appréhension spéculaire de type actoriel, interprète
cette même conjonction, au moment de sa réalisation, comme
impossible ou fallacieuse. D’où les nombreuses manifestations
passionnelles dysphoriques (crainte, rejet, frustration, etc.)
qui perturbent un sujet physiquement présent dans une ville
dont l’accès lui est interdit au plan affectif. C’est ainsi que,
comme tout « procès de localisation du monde […] par rapport
à soi » (Landowski, 1997 : 91), l’appréhension de l’espace
urbain suscite un système toposémique qui éclaire de manière
déterminante la syntaxe identitaire hébertienne. De fait, cette
saisie laisse de très importantes traces dans la mise en discours
de la topographie en lui attribuant notamment des contenus
prédicatifs et axiologiques qui relèvent du vivant et du sexué.
La refiguration de la ville qui surgit ici apparaît comme une
330
Le difficile enracinement territorial

« construction [...] idéelle » (Memmi, 1997 : 102) propre à tout


exilé en quête d’un espace d’ancrage originel. L’enjeu de la
rencontre urbaine est donc bien une réappropriation d’un espace
à vivre et à sentir dans une présence pleine. Mais ce projet est
menacé par cela même qui le motive, la perte, le manque et la
nostalgie qui établissent la ville en projection paradigmatique
de la mère absente. Et c’est pourquoi la confrontation urbaine
semble toujours hésiter entre une fusion qui ne serait qu’incor-
poration engloutissante et une émancipation coupable.

LE CONFLIT MODAL
Dans les romans d’Anne Hébert, la conjonction urbaine
s’effectue, au plan pragmatique, au terme d’un déplacement
spatial. Ce mouvement vers la ville peut certes faire l’objet
d’une ellipse narrative3, comme dans Les Chambres de bois,
ou bien rester dans l’implicite antériorité d’un hors-temps
diégétique comme dans Un habit de lumière. Mais très souvent
il se trouve figuré sous la forme d’un voyage qui modalise le
personnage selon le pouvoir faire en ouvrant la possibilité d’une
appropriation de l’espace urbain. Ainsi trois récits placent la
ville au terme d’un voyage intercontinental4 explicitement
évoqué. Flora Fontanges reçoit « [d]eux lettres venant d’une
ville lointaine » qui « décident de son retour au pays natal »
(PJ 9) pour jouer le rôle de Winnie, dans Oh ! les beaux jours
de Beckett, et venir au secours de sa fille fugueuse :
Il va falloir traverser l’Atlantique, durant de longues heures,
et aborder quelque part en Amérique du Nord, avant que le
nom redouté ne soit visible sur un tableau d’affichage, en
toutes lettres, comme un pays réel où elle est convoquée pour
jouer un rôle au théâtre (PJ 10).

331
Le mal d’origine

Amorcé par ce destinateur que constitue « son monde


imaginaire » (ECS 137), le parcours modal de Julien Vallières,
dans L’Enfant chargé de songes, est justifié par son désir de se
conjoindre avec ces « villes fabuleuses [qui] apparaissent entre
les lignes de ses livres » (ECS 131) d’enfant et qui prendront
finalement le visage de Paris. Pour réaliser son rêve, Julien devra
faire « des économies sordides », prendre « son billet de bateau
avec le numéro de sa cabine » (ECS 139), et enfin s’embarquer
sur le Mauritania. Delphine, dans Est-ce que je te dérange ?,
« fuit la mort de sa grand-mère » (ED 115) et, dans une sorte de
quête perpétuelle qui ruine son héritage et fait fi des frontières,
elle se met dans le sillage de qui pourra l’« emmen[er] chez lui
et [l’]adopt[er] » (ED 15), Patrick Chemin ou un autre. Même
si elle n’a « [p]as vu l’océan Atlantique » (ED 47) et que c’est
toujours le même cauchemar de « la mort à ses trousses »
(ED 82) qui la hante en Europe, le voyage vers Paris a eu lieu
en quelque sorte par prétérition.
Quel que soit son point de départ, le déplacement
géographique qui précède la rencontre urbaine présuppose une
organisation spatiale bipolaire. Cette dichotomie va de pair
avec l’émergence de deux contenus prédicatifs et axiologiques
opposés qui expliquent pour une large part les parcours modaux
ultérieurs du personnage et les mouvements passionnels
qui leur sont associés. Discursivement, cela se traduit par la
convocation de deux réseaux isotopiques majeurs. Le premier,
de type figuratif, est articulé selon l’opposition classique dans
le discours identitaire québécois, espace natal versus espace
étranger. Le second, qui vient surdéterminer le précédent, est
de nature thématique et axiologique : il est fondé sur le couple
espace aliénant versus espace d’émancipation, opposant un
ici valorisé négativement à un ailleurs valorisé positivement.
La quasi-coïncidence entre la proposition que fait Michel à
332
Le difficile enracinement territorial

Catherine de partir pour Paris5 et le mariage des deux jeunes


gens est à cet égard très significative. Rapporté dans le dernier
chapitre de la première partie (CB 62-64), le projet de voyage a
une double incidence sur Catherine. D’une part, il rend possible
un élargissement de son champ de présence : il lui permet en
effet de quitter un univers quotidien étroit et étouffant, dont
les valeurs dysphoriques sont discursivement rendues par un
lexique signifiant l’enfermement mortifère (« prise au piège »,
« sombres et barricadées », « clos », « tourné vers le mur »,
« voulut s’échapper »), au profit d’une existence épanouie et
euphorique ; ainsi pourrait-elle témoigner de sa réconcilia-
tion avec son « corps solide et doux », exalté par l’éveil de la
sensualité (« sensible à cette seule chaleur mouillée dans son
cou, sur sa joue », « effleuraient maintenant le cou de Cathe-
rine »). D’autre part, celle qui « feignait [...] d’avoir à répondre
à la pressante invitation d’un jeune seigneur oisif et beau »
(CB 43), peut aussi envisager de quitter son monde onirique
pour la « paix immense, visible » (CB 64) d’un monde réel. Les
parcours figuratif et thématique de Flora Fontanges semblent à
première vue strictement inverses de ceux de Catherine puisqu’il
s’agit pour elle de quitter la France et de revenir dans sa ville
natale. Les choses sont en vérité plus complexes. L’héroïne a
en effet jadis effectué son voyage vers l’ailleurs français qu’elle
investissait, elle aussi, de valeurs existentielles positives. Il lui
permettrait, pensait-elle, d’échapper à l’enfermement aliénant
d’une vie bourgeoise servilement anglophile et d’une adoption
ratée. Mais aussi et surtout de se réconcilier avec cette image
rêvée d’elle-même que condense la figure de la comédienne.
Or tout se passe comme si cet ailleurs n’avait pas tenu ses
promesses, contaminé qu’il a été par certaines valeurs dyspho-
riques propres à l’espace d’origine, et notamment celle de la
maternité coupable. La France est en effet devenue le lieu dans
333
Le mal d’origine

lequel Flora Fontanges, trop occupée par le théâtre, s’est trouvée


à son tour exclue de son rôle de mère :
Le premier rôle d’après la naissance de Maud. Le cœur qui
bat dans le cou, au bout des doigts. Plus de lait. Plus de temps.
Qu’on dise à la nurse de bien stériliser les biberons. « The
show must go on. » (PJ 111.)
Ce faisant, elle répercute le drame de sa propre dépossession
d’orpheline pour le transmettre à sa propre fille dont le visage
est marqué par « une espèce d’offense lointaine » (PJ 18). Or
le retour de Flora dans sa ville natale, dont l’un des buts est de
renouer avec Maud, rend possible sa réconciliation avec des
valeurs maternelles positives en se posant comme « confirmée
en grâce, femme consolatrice et bonne, auprès d’un enfant qui
pleure » (PJ 102). L’opposition axiologique induite par la bipola-
risation spatiale est aussi forte dans L’Enfant chargé de songes.
Partir pour Paris exige en effet de Julien Vallières qu’il sorte
« hors de l’enclos étroit de l’enfance » (ECS 11), qu’il quitte
« les chambres fermées et le talon de la mère qui l’écrasait »
(ECS 153). L’ailleurs apparaît ainsi comme un espace investi
de valeurs euphoriques que seule définit leur opposition avec le
pouvoir oppressif d’une mère par trop masculine et castratrice.
« Nous entrerons dans des villes splendides / Flambant nus /
Montés sur des chevaux d’épouvante » (ECS 127), écrit Julien
dans ses cahiers d’écolier. Départicularisée par le pluriel,
nourrie symboliquement par la puissante charge érotique de
l’allusion à la nudité associée au feu et au cheval, la ville se
définit comme un lieu fantasmé, susceptible de permettre la
réalisation de soi. Est-ce que je te dérange ? offre la même
dichotomie spatiale, mais plus trouble, moins tranchée, noyée
dans une aura qui n’est pas sans rappeler celle observée dans
Les Chambres de bois. Delphine vient d’« une ville tout en
334
Le difficile enracinement territorial

étages et en castes là où [elle est] née » (ED 123), et d’un pays


assurément identifiable puisque, à son décès, « [l]’ambassade »
la « rapatriera au Canada » (ED 138). Paris apparaît à ses yeux
comme un espace ouvert à la rencontre, riche de potentialités
heureuses puisqu’elle espère y retrouver celui qu’elle pense être
le père de son enfant, Patrick Chemin, et repérer « la grosse
Dame [qui] devrait se trouver quelque part dans la ville », afin
de « l’empêcher de nuire » (ED 29). On comprend alors que,
même dans sa détresse matérielle et morale, l’héroïne « sourit »
en entendant « les cloches de Saint-Sulpice » (ED 27), dans
« une sorte d’entêtement à se trouver là, dans l’embrun de la
fontaine, et à ne pas vouloir exister ailleurs » (ED 25).
Dans les récits où s’affaiblit voire disparaît cette bipolarisa-
tion intercontinentale, l’espace urbain présente cette singularité
d’y suppléer en sécrétant dans sa topostructure un ailleurs
interne. Dans Héloïse, en rentrant à Paris après leurs fiançailles
en Pays de Loire (H 17), Bernard et Christine inscrivent leur
voyage dans une aire proprement nationale où la notion d’espace
d’origine n’a aucune pertinence. Et pourtant, dans la séquence
narrative qui met en scène le déplacement vers la capitale, les
pensées qui agitent Bernard sont curieusement proches de celles
des personnages précédents. Ses fiançailles avec Christine
semblent en effet avoir scellé un nouveau mode de vie pour
le jeune homme, et son retour en train vers la ville marque un
tournant dans sa vie, résolument tournée désormais vers une
présence pleine et entière dans un réel bien assumé :
Et maintenant il allait se marier, fonder une famille avec
Christine, et rien ne clochait dans sa vie claire et limpide.
N’était-il pas jusqu’à son grand corps dégingandé qui
retrouvait souplesse et liberté, empêché si longtemps par
mille petits fils invisibles, cousus par sa mère (H 13).

335
Le mal d’origine

Même si Paris, dans Un habit de lumière, apparaît comme une


ville étrangère, par opposition à l’espace natal qu’est l’Espagne,
l’intérêt de sa topographie réside dans sa bipartition entre, d’un côté,
la loge de la rue Cochin, « dans le Ve arrondissement » (HL 93),
et, de l’autre, ce « continent de merveilles » (HL 82) que sont le
cabaret du « Paradis perdu » et l’appartement de Jean-Éphrem de
la Tour. De nombreuses comparaisons font de la loge un « trou à
rats » (HL 76, 89…), autrement dit un espace du bas dont Miguel
désire « parti[r] pour de bon » (HL 17), alors que le « Paradis
perdu » et le loft de Jean-Éphrem de la Tour – le si bien nommé –
évoquent les hauteurs désirables. L’un est enjolivé de lumières qui
« s’allum[ent] comme des phares dans la ville » (HL 72) et sont
métaphoriquement complices de celle de l’Espagne originelle, le
second, situé à la butte Montmartre (HL 114), au septième étage
d’un immeuble, domine un Paris dont la dichotomie engage bien
plus qu’une axiologie topologique ou sociologique :
Attention ça dérape derrière le Sacré-Cœur dressé comme un
énorme gâteau blanc. Voitures tordues. Ambulances, police
et pompiers, sirènes hurlantes. Bientôt il s’agira de faire le
compte de la nuit qui s’achève et de départager les morts
d’avec les vivants (HL 86).
Ainsi, en programmant son départ vers tout ou partie d’un espace
urbain, le personnage hébertien y projette des événements et des
valeurs qui en font un ailleurs, un espace de promesses, l’attente
de la conjonction se soutenant de l’espoir d’une présence à soi
et à l’Autre enfin réconciliée.
Or, lors des premiers contacts du personnage avec l’espace
urbain espéré, désiré, il se produit une inversion qui rend la
conjonction avec l’espace réel très fortement déceptive. Dans
le processus d’appréhension qui s’amorce, le sujet est le plus
souvent placé en position d’acteur-récepteur par un certain
336
Le difficile enracinement territorial

nombre de choix narratifs récurrents, tels que la focalisation


interne ou des figures et des motifs particuliers comme l’errance
ou la fenêtre6, qui n’est, selon Hamon, qu’une « thématisation
du pouvoir-voir du personnage » (1993 : 174). Si bien que
les représentations de la ville, orientées par cette subjectivité
actorielle, peuvent alors être lues comme des spectacles impres-
sionnistes parcourus d’un faisceau très dense de sensations
imputables aux réactions du personnage- spectateur. Or,
simultanément, l’écriture d’Anne Hébert recourt à des procédés
qui contredisent et sapent les choix précédents, comme pour
signifier que l’intentionnalité de la perception se heurte à
une résistance du monde extérieur. Cette antinomie, tout à
fait essentielle, trahit la tension modale qui habite le personnage
lors de son premier contact avec la ville : au désir de conjonction,
qui précède le déplacement spatial, succède une impuissance à
voir, la ville se tenant à distance, se refusant.
Radicale, cette incapacité à saisir la ville est traduite,
dans Les Chambres de bois, par une inversion pure et simple
des valeurs attachées à la fenêtre, désormais complice de
la claustration de Catherine : les « hautes fenêtres closes »
(CB 81) de l’appartement parisien nient toute possibilité
d’ouverture au monde urbain. Et lorsque l’héroïne sort à l’ex-
térieur, c’est un espace presque déréalisé qui s’impose, avec « tout
le grand soleil bleu sur la ville poreuse » (CB 98) dans laquelle
semble s’abolir, comme aspiré, le sujet de la perception. Rendu
à sa solitude après le départ de Christine et « [t]endu, dans une
sorte de quête épuisante » (H 24), Bernard regarde la ville et ses
habitants sans véritablement les voir, si bien d’ailleurs qu’une
jeune fille « passe ses mains devant les yeux du jeune homme,
comme pour s’assurer qu’il n’est pas aveugle » (H 24-25) :
La place est pleine de monde. Mouvement de foule. Petits
attroupements autour du monument de Danton. Marchands

337
Le mal d’origine

de journaux. Marchands de bonbons. Marchands de bijoux


(H 24).
Parataxe et phrases nominales donnent à l’environnement urbain
une vie propre, sa saisie impressive suscitant un espace fonda-
mentalement disjoint, rétif à l’appropriation et face auquel le
je perceptif s’affaiblit jusqu’à disparaître au profit d’un monde
qui s’impose sans lui. L’arrivée de Flora Fontanges à la gare de
sa ville natale est tout aussi représentative de ce travail du texte
qui conteste la saisie de la ville en anéantissant l’intentionnalité
perceptive :
Il n’y a plus de gare. Une baraque en plein champ en tient
lieu. Le train s’arrête dans un terrain vague. Quelqu’un
affirme que c’est là. On est arrivé. Tout le monde descend.
La nuit. La rase campagne. Au loin, des guirlandes de lumière
dessinent des rues. La nuit partout. Quelques taxis immobiles
sur une file. Des éphémères dansent dans le rayon des phares
(PJ 13).
Le contenu présupposé par la structure négative de la première
phrase ainsi que le recours à l’indéfini « quelqu’un » indiquent
assez nettement que le passage est organisé selon le point
de vue du personnage, intégré dans l’actant collectif « on »,
« tout le monde ». La descente du train constitue l’élément
démarcatif inaugural de la description de l’univers urbain, que
l’emploi de l’expression « au loin » rattache fermement au
regard du sujet focalisateur. Mais là encore la syntaxe recourt
à des enchaînements asyndétiques de phrases très courtes, sans
verbe, et installe en position de sujet grammatical des éléments
du monde extérieur (« des guirlandes de lumière », « quelques
taxis », des « éphémères ») dont l’être-là, « débarrassé de tout
regard-support » (Hamon, 1993 : 177), est privilégié par ce qu’il
est convenu d’appeler un style de notations. En prenant son
338
Le difficile enracinement territorial

autonomie, l’environnement manifeste un très net étiolement de


la visée perceptive du personnage, troublé par cette rencontre
avec la ville. D’ailleurs, dans le taxi qui la conduit vers son
hôtel en compagnie du directeur de l’Émérillon, Flora Fontanges
« n’entend pas ce que dit l’homme à son côté » et, « [à] chaque
éclat de néon signalant un motel ou un poulet barbecue, elle
ferme les yeux » (PJ 13). C’est la même rétention perceptive qui,
plus tard, conduira l’héroïne à accélérer sa déambulation dans
la ville afin de ne pas voir « les façades grises de l’Esplanade »
(PJ 22), ou encore à signaler à son guide Raphaël qu’« [i]l y a
des lieux interdits où elle n’ira jamais » (PJ 37). Julien Vallières,
quant à lui, découvre Paris « comme un somnambule qui a
les yeux grands ouverts et ne voit rien de ce qu’il regarde »
(ECS 12), car « [t]out se passe comme s’il n’avait pas le droit
de regarder Paris, de le sentir vivre sous son regard et de le
trouver délectable » (ECS 11). Il s’enferme dans un sentiment
d’incompatibilité avec cette ville, où « [t]out est trop ancien,
[...] trop vieux, [...] trop petit surtout », où « le sel n’est pas
salé, ni le sucre sucré » (ECS 21), et finit par se réfugier dans
une chambre d’hôtel aux « quatre coins [...] pleins d’ombre »
(ECS 24). Avec « [s]es yeux trop grands ouverts, [...] vides
comme ceux des statues » (ED 26), Delphine est tout aussi
absente à une vie « versée sur elle en pluie, sans qu’elle s’en
aperçoive » (ED 40). Comment mieux dire l’absence d’intention
et de visée perceptives ? Et d’ailleurs Paris ne revêt pour elle
aucun intérêt particulier puisque, en vérité, elle recherche
« n’importe quelle ville où il y a des trottoirs pour marcher »
(ED 14). Dans Un habit de lumière, c’est par un subtil jeu de
substitution que se manifeste la défaillance perceptive d’une
visée qui n’a manifestement pas l’intensité nécessaire à son
maintien. Ainsi l’incipit du roman montre-t-il Rose-Alba
Almevida se pavaner à la fenêtre de sa loge de la rue Cochin.
339
Le mal d’origine

Mais son aspiration « au grand soleil de la renommée » la


conduit à projeter sur la rue parisienne le spectacle tout intérieur
de la corrida qui hante sa « personne en secret » (HL 10), comme
d’ailleurs son mari Pedro qui rêve « de voir apparaître au coin
de la rue la très belle âme de la Fiesta elle-même, lâchée dans
la ville grise » (HL 21).

LA MISE À DISTANCE DE LA VILLE


Le trouble modal dont est victime le personnage hébertien
lors de sa confrontation avec la ville n’est pas sans conséquence
sur la sémantique urbaine, dont certains contenus prédicatifs,
très directement corrélés à cette polémique, posent les premiers
jalons d’un discours non figuratif à interpréter. La ville se voit
dotée, par le regard porté sur elle, de valeurs dysphoriques au
premier rang desquelles figurent l’inauthentique7 et l’opacité.
Or cette sorte de mascarade urbaine n’est que le miroir anamor-
photique de l’absence de l’être au monde, et révèle finalement
plus qu’elle ne dissimule. Le discrédit qui frappe la ville est une
manière oblique de dire l’irréalité qui, fortement contagieuse,
évide toute forme de présence.
Dans Les Chambres de bois, c’est la pluie qui, en « défil[ant]
à longueur de journée contre les carreaux délavés » (CB 73) de
l’appartement parisien, inscrit la ville dans un paraître distancié.
Le lexique utilisé (« délavés », « rêvant », « pâleur », « eau »)
relie de manière très éclairante « ce pays calme et mouillé »
(CB 73) qu’est devenue la ville au déjà trop irréel « pays de
brume et d’eau » (CB 45) de l’enfance de Catherine. Sous les
yeux de Bernard, dans Héloïse, naît un univers incongru, réduit
à des apparences quasi carnavalesques et « frappé d’étrangeté
déplaisante » (H 48). La manière dont est vêtue son amie Muriel
lui paraît « ridicule » et « grotesque » (H 25), et le repas qu’il
340
Le difficile enracinement territorial

prend au restaurant en compagnie de Christine est comparé à


une « comédie » (H 34). Dans Le Premier Jardin, l’inauthen-
ticité apparaît au terme d’un processus assez complexe. Flora
Fontanges éprouve tout d’abord une grande crainte face à un
espace qu’elle interprète à son arrivée comme inaccessible,
interdit8, hostile. « Tout occupée en elle-même à tenir à distance
qui peut l’atteindre et la blesser » (PJ 20), elle est dans un état
de vigilance extrême, car « les rues de la ville lui font peur »
(PJ 68). Cette inquiétude face à la ville trouve une manifestation
épiphénoménale singulière dans son absence de nom, de ce
« nom redouté » (PJ 10) qui fait l’objet d’une véritable rétention
imputable aux mouvements passionnels de l’héroïne. Or,
parallèlement, le récit frappe par l’abondance et la précision
des toponymes urbains : les rues et autres lieux que parcourt
Flora Fontanges sont en effet identifiés avec un tel souci de
nommer (rue Sainte-Anne, la Grande Allée, l’Esplanade, rue
d’Auteuil, rue Plessis, rue Bourlamaque, etc.) que les dépla-
cements de l’héroïne pourraient facilement faire l’objet d’une
reconstitution cartographique. Et, malgré cela, le nom de la
ville, tout comme d’ailleurs celui du fleuve qui la traverse,
n’est jamais indiqué. Ce paradoxe relève des tourments de la
nomination qui furent au cœur de la dépossession première de
l’héroïne et font de la ville natale une figure de l’innommable.
Et c’est dans cette nomination impossible que s’ancre une
réalité urbaine ambiguë, dénaturée, essentiellement caractéri-
sée par le paraître et le transit : « Touristes et fonctionnaires
de passage déambulent au long des trottoirs. Font trois petits
tours et puis s’en vont. Ne sont pas nés ici » (PJ 21). Et Flora
Fontanges de se demander « quand est-ce que cela a com-
mencé, tous ces parasols, ces marquises bariolées, ces petites
tables, ces chaises plantées comme sur une plage, tout le long
de la Grande Allée » (PJ 19). De nombreuses comparaisons
341
Le mal d’origine

et images récurrentes font de la ville « un décor de théâtre »


(PJ 49), un espace privé de réalité, mouvant et incertain :
« Partout le désordre d’une ville qui n’arrive pas à dessiner
son visage de ville, qui le défonce à mesure, comme si c’était
un plaisir de s’éborgner ou de se casser le nez » (PJ 166). Le
Paris de L’Enfant chargé de songes doit lui aussi son caractère
factice au tourisme. Julien
se tait dans tout ce bruit qu’il y a autour d’eux, ce monde
confus où des gens débraillés s’affalent sur des chaises de ro-
tin et s’accoudent à des petites tables rondes en faux marbre,
alignées sur le trottoir (ECS 20).
Les premières pages du roman, parcourues d’un réseau très
dense de mots ou d’expressions signifiant le faux – « faux
acajou », « imitation cachemire », etc. (ECS 10) – suggèrent
tout ce que cet inauthentique doit au seul regard de Julien, à
l’instar de ces « billets étrangers entre ses doigts » qui « lui
semblent faux comme de l’argent de théâtre » (ECS 19). Dès
lors surgit « comme un écran entre la ville et lui » et un « filtre
gris recouvre les monuments » : l’espace urbain ne semble plus
pouvoir être appréhendé ni même identifié, victime d’une visée
affaiblie qui met « [l]a vraie ville [...] hors d’atteinte » (ECS 12).
Le champ de présence qu’esquissent les perceptions de Delphine
est aussi incertain, fragile et privé de profondeur, occulté par un
brouillard dont les valeurs axiologiques sont évidentes. En prome-
nade près de la Seine avec ses deux protecteurs, elle préfère
fuir plutôt que de se heurter à cette opacité du monde urbain :
« – Allons-nous-en d’ici. Il y a trop de brouillard ici. On s’enfarge
dans du coton » (ED 47). La crise de la présence que révèle
cette altération de l’espace urbain est telle qu’Édouard peut à
juste titre s’interroger au sujet de la jeune femme : « Peut-être
n’a-t-elle jamais vécu dans un pays réel, mais dans un arrière-pays
342
Le difficile enracinement territorial

connu d’elle seule, au-delà des mers et des terres, à la fine


jointure de la vie et de la mort ? » (ED 46-47.) Travesti ou
occulté, dénaturé ou insaisissable, l’espace urbain ne fait que
refléter les modulations des mouvements passionnels qui agitent
les personnages, impuissants à s’emparer du monde. Chassé
de chez lui par les frasques de sa femme et de son fils, Pedro
Almevida se réfugie dans un bar : « J’examine le faux marbre.
J’y trouve des lignes confuses, comme dans ma tête » (HL 77).
Et lorsque Jean-Éphrem de la Tour, « viré du Paradis perdu »
(HL 127), s’apprête au départ, « [i]l peste contre le brouillard
et la hauteur de l’immeuble qui l’empêchent de voir ce qui se
passe dans la rue » (HL 132). La ville affiche une opacité de
très mauvais aloi, comme hors d’atteinte : « [l]a pluie a laissé
de grandes giclées, en gerbes éparpillées sur la verrière »
(HL 127), et « la ville brumeuse » est si lointaine qu’elle semble
« [d]e l’autre côté du monde » (idem).
L’incomplétude révélée au sujet est telle qu’il lui arrive,
dans un mouvement de réciprocité aggravant, d’endosser
l’inauthenticité de la ville en adoptant des comportements
qui relèvent du même simulacre. Ainsi Catherine, enfer-
mée dans son appartement parisien, se complaît à jouer à la
marchande :
La servante partie, il lui arrivait de crier, les mains en porte-
voix, mordant dans les mots, selon le rythme et la rude
intonation du marchand de fraises qui passait en juin sous
ses fenêtres (CB 78).
Dans un autre registre, en arrivant dans sa ville natale, « Flora
Fontanges marche dans les rues qui lui paraissent étrangères,
et cela la rassure de croire que les rues sont étrangères »
(PJ 21), si bien qu’elle accepte d’être « trait[ée] comme une
touriste modèle » (PJ 29) par Raphaël et ses amis.
343
Le mal d’origine

LA TROUBLE SENSUALITÉ URBAINE

L’impuissance modale du personnage à poser sa présence


perceptive au cœur d’un espace inhospitalier tient donc de
l’interdit, de la défense, de la dérobade, et suggère ainsi que
ce rapport polémique est d’abord et avant tout une relation
de désir. C’est ce que confirment les très nombreux prédicats
qui détournent les aspects référentiels et topographiques de
la ville au profit de traits sémantiques qui en font un corps
au magnétisme ambigu, une projection de la figure féminine-
maternelle.
Tout d’abord, l’isotopie spécifiquement topologique de
l’espace citadin est très fréquemment surdéterminée par le
réseau métaphorique des mouvements maritimes. Dans Les
Chambres de bois, « [l]a rumeur de la ville » est « pareille
à une vague » (CB 81) qui vient se briser sur les murs de
l’appartement parisien de Michel et Catherine, et un matin, un
seul en vérité, au début de leur séjour, « tout l’air de la ville
est entré à pleines fenêtres, comme des paquets d’eau de mer »
(CB 86). Le soir, Flora Fontanges et Raphaël se promènent sur
la terrasse Dufferin au bras l’un de l’autre et se glissent dans
les flux d’une aimantation presque voluptueuse :
Ceux de la haute ville rejoignent ceux de la basse ville9,
sur la promenade de bois. Deux courants se rencontrent, se
heurtent et se mêlent sur les planches sonores, pareils au
mouvement du fleuve lorsque les eaux douces rejoignent
les eaux salées, se brouillent un instant et suivent leur cours
saumâtre (PJ 44).
Traversée par un fleuve à l’« allure océane » (PJ 41) qui
constitue son cœur magnétique et témoigne de sa profonde
connivence avec l’élément maritime, la ville doit, dans ce
344
Le difficile enracinement territorial

récit plus particulièrement, sa transformation matricielle à son


histoire même, avec le rappel de la « longue chaîne de vie,
commencée il y a trois siècles » (PJ 100) :
Un jour, notre mère Ève s’est embarquée sur un grand voilier,
traversant l’océan, durant de longs mois, pour venir vers nous
qui n’existions pas encore, pour nous sortir du néant et de
l’odeur de la terre en friche (idem).
Face à sa fenêtre ouverte, Édouard Morel est attentif à un
environnement extérieur dont le caractère aquatique est
suggéré par un lexique riche de connotations : « Lumière douce
de septembre à grands traits répandus. À travers des rafales de
cloches j’entends ruisseler la fontaine de l’église Saint-Sulpice »
(ED 20). Quelques pages plus loin, « les cloches de Saint-
Sulpice déferlent sur la place, pareilles à une marée d’équinoxe,
bruyante et joyeuse » (ED 27). Dans le loft de Jean-Éphrem de
la Tour, envahi par une « espèce de brume qui entre ici comme
au bord de la mer » (HL 133), Miguel Almevida est « pareil à un
marcheur s’en allant doucement sur la plage molle » (HL 84).
La foule, qui n’est à bien des égards qu’un métonyme de la
ville, est un ressort très actif de cette assimilation maritime :
Raphaël semble vouloir se fondre parmi la foule qui le frôle.
Il dit que c’est comme l’eau salée et que ça le porte. Il est
dans le mouvement de la foule comme un poisson dans l’eau
(PJ 44).
Dans L’Enfant chargé de songes, la « foule étrangère » de Paris
s’empare parfois de Julien, « le porte comme la mer qui saisit un
bateau et l’entraîne au fil de l’eau » (ECS 13) : « [l]es hommes,
les femmes en vagues successives se brisant les unes contre
les autres, se mêlant inextricablement, se séparant, se touchant
au passage » (ECS 153). Le verbe « porter », récurrent dans ce
345
Le mal d’origine

type de contexte10, signale le caractère proprement euphorique


de la ville, dont la transsubstantiation aquatique suscite un
très fort « sentiment océanique11 ». D’autres images, telles que
l’« humus », dont la connotation nourricière est éminemment
suggestive, concourent à créer un effet analogue : « Foule des
heures de pointe. [...] Promiscuité odorante et chaude. Se fondre
là-dedans comme dans une sorte d’humus » (H 119). Dans tous
les cas, le discours narratif fait de la ville un lieu vivant, un
espace de désir auquel le personnage aimerait s’abandonner
dans des sensations fortes comme celles que l’on peut éprouver
dans
ses marchés12 criards d’odeurs, ses jours humides, ses pavés
raboteux, ses grandes places éclatantes, ses paysages d’étain
aux environs de l’eau et des ponts, ses voix humaines bien
sonores (CB 81).
C’est ainsi que la ville hébertienne prend avec les évocations
récurrentes des « pavés raboteux » (ECS 154) « à moitié
déboîtés » (ED 94) des couleurs de la Venise proustienne.
La puissante prolifération végétale dans laquelle fusionnent
Delphine et Paris dans Est-ce que je te dérange ?, ou encore
le nom que donne Anne Hébert au cabaret qui fascine tant
Miguel Almevida, le « Paradis perdu », suffisent à montrer
que la ville se souvient du jardin d’Éden. Et c’est ainsi qu’elle
devient le lieu d’une expérience sensible cruciale aux enjeux
considérables. Et si Flora Fontanges ne fait que pressentir la vie
secrète et profonde de la ville, de ce « monde qui n’est que désir »
(PJ 44), Julien Vallières s’efforce, lui, de « sentir vivre »
(ECS 11) un tel espace. Pour ce faire, il fréquente « [c]ertains
cafés », « se pren[d] à respirer calmement le même air enfumé
que tous les gens attablés autour de lui » (ECS 13), ou encore
se sent revivre lorsque, « Rue de Buci, des fleurs déboulent
346
Le difficile enracinement territorial

librement sur le carreau, du trottoir à la rue, pareilles à une


marée de couleurs et d’odeurs » (ECS 153). Mais si cet attrait
sensoriel de la ville est promesse d’une authentique incorpora-
tion, il est menacé par son caractère régressif dans la mesure
où, on le sait, tout « désir de l’assimilation à l’espace » révèle
« une sorte de regret de l’inconscience prénatale » (Caillois,
1981 : 116-117). Tout le problème vient donc de ce que la
transsubstantiation urbaine, qui relève de la tendance à l’orga-
nicisme13, est aussi ambiguë que la figure maternelle : aux côtés
des valeurs sensorielles positives propres à un espace originel
accueillant, elle véhicule de nombreuses valeurs dysphoriques.
Ainsi le signifiant spatial de la ville hébertienne comporte-t-il de
très nombreuses allusions au schème d’une verticalité parée des
pires dangers. La présence récurrente de la métaphore du puits,
par exemple, donne aux cours intérieures des « pâles reflets de
nacre et d’huître, ainsi qu’un miroir d’eau » (CB 72)14, qui en
disent les traîtres menaces. C’est aussi le très troublant monde
suburbain du métro qui fait dire à Bernard :
Lorsque tu me quittes, Christine, c’est comme si je mourais.
Le trou d’air. Oui c’est cela la même impression de tomber
dans le vide. Ma vieille horreur du métro me reprend. Je
m’enfonce au plus creux de la terre. Son cœur de feu et de
glace. Au niveau des morts (H 19).
Ou encore la présence récurrente du fleuve, lieu d’origine mais
aussi invitation à la noyade, qui constitue la synthèse figurative
de cette verticalité qui structure la ville et dont Miguel Almevida
est une des victimes emblématiques, qui voit son destin se
dérouler entre un « trou à rats » (HL 89) et « la berge déserte »
(HL 136) de la Seine.
Vivre dans la ville, c’est donc s’exposer aux risques d’un
engloutissement protéiforme. Ce dévoiement progressif mais
347
Le mal d’origine

inéluctable de la saisie sensible de la ville apparaît avec une


grande netteté dans Héloïse. La « [p]romiscuité odorante et
chaude » (H 119) dans laquelle Bernard cherche à se fondre
dérive en effet vers des valeurs plus sombres : « Écrasé et poussé
de tous côtés, Bernard s’est enfin trouvé une place debout, entre
un derrière flasque, appuyé sur ses reins et une odeur d’ail,
respirant contre sa joue » (H 120). C’est qu’au passage la réalité
organique de la ville et de la foule s’est transformée au profit
de la vision proprement monstrueuse et dévorante de l’« [h]ydre
sauvage aux mille têtes, sans cesse coupées et renaissantes »,
« d’où émergent parfois quelques physionomies aussitôt ravalées
par la foule » (H 119). Lorsque Flora Fontanges se convainc de
diriger ses pas vers le quartier Saint-Roch où se dressait jadis
l’hospice Saint-Louis, c’est pour se livrer à une violente plongée
temporo-spatiale : « les mains dans les poches de son trench-
coat, ses cheveux hérissés sur la tête, comme un martin-pêcheur
au sortir de l’eau » (PJ 166). Le risque d’anéantissement de soi
est si réel que, bientôt, « [l]e présent ne concerne plus Flora
Fontanges » (PJ 167). Julien Vallières part, lui, à la recherche de
« la promenade la plus bruyante, la plus achalandée, encombrée
de gens et de voitures, pour s’y engloutir, corps et âme »
(ECS 152), et s’abandonner à un « Paris [qui] gronde et renâcle »
(ECS 150). Cette troublante animalisation, que l’on retrouve
encore dans Est-ce que je te dérange ? avec la métaphore de la
« fourmilière » (ED 126), ajoute aux schèmes du dynamisme
matriciel maritime et de la verticalité engloutissante celui de la
dévoration, que soutient parfois l’évocation du souffle urbain.
Ainsi Julien reste-t-il longtemps sourd au « souffle léger de la
respiration de Paris » (ECS 12), et c’est le même avalage que
décline Est-ce que je te dérange ? sur le mode de la porosité
minérale, avec « le rêve extravagant de Delphine avalé par l’air
crayeux d’une journée d’été » (ED 92). Miguel Almevida court
348
Le difficile enracinement territorial

le même risque lors de sa première fugue : « La ville était à son


pire. Malveillante et empestée. Le souffle de la ville me soufflait
dans le cou » (HL 45). Et, quelques pages plus loin, « [l]a nuit
versée sur la ville, […] la nuit qui guette autour des réverbères,
pour les encercler, la nuit souveraine » (HL 72) prend le statut
de métonyme urbain pour en refléter la même menace.
Comme le rappelle Greimas, l’espace « est susceptible
de fonctionner comme un cataphorique discursif annonçant,
sans les nommer, à la fois, un certain lieu personnifié et une
présence humaine » (1976 : 103). La ville se trouve en effet
fréquemment redoublée par une présence actorielle humaine qui
en émane, dotée comme par contamination de ses principaux
investissements sémantiques, et qui en fait la spatialisation de
l’éternel débat avec le principe féminin-maternel. Face à la
maison de l’Esplanade, Flora Fontanges tente de se persuader
que « [n]ulle vieille voix sèche ne peut s’échapper de la fenêtre
et prononcer l’arrêt de mort d’une petite fille » (PJ 30). Mais
la prétérition est ici évidente, tant il est vrai que tout dans la
ville, son paraître incertain et artificiel aux contours flous,
appelle et rappelle la « fausse grand-mère » (PJ 22) et, avec
elle, la double « [i]mposture » (PJ 160) de l’adoption et de
l’enracinement généalogique dont a été autrefois victime
l’héroïne. On comprend dès lors pourquoi la ville n’est jamais
nommée alors que, paradoxalement, prolifèrent les toponymes
tels que ces nombreux « noms abrupts » (PJ 75) de côtes qui
font sa singularité. On sait en effet combien le désir du mot
est désir de l’objet, une manière de découper dans le continu
du réel une discontinuité de signes susceptible d’en permettre
l’appropriation. Et il est clair ici que ces noms que prononce
Flora Fontanges révèlent la dialectique d’un désir frustré dans la
saisie de son objet, caché au cœur des plis de sa démultiplication
en synecdoques substitutives. Ces litanies de noms, qui relèvent
349
Le mal d’origine

d’une certaine manière du « délire d’élection » (Harel, 1989 : 24),


viennent corroborer l’impuissance modale du sujet et l’aliénation
qui la sous-tend : la synesthésie contenue dans l’expression
« noms abrupts » indique en effet que ces noms sont saturés de
sensations, trahissant ainsi chez Flora Fontanges un comporte-
ment presque autiste15. Abandonnée à l’inter-dit du signifiant, à
cet entre-deux de la nomination, la ville repose sur une carence
de symbolisation qui en fait un espace du vide et du manque.
Dans les autres romans, ce redoublement actoriel
anthropomorphe prend un tour moins complexe. Dans L’Enfant
chargé de songes, Camille Jouve a fait de Paris une sorte de territoire
de chasse et entretient avec la ville une profonde complicité.
C’est ce que suggère notamment son visage « trop fardé »
(ECS 16) qui fait écho au caractère factice de la ville. Avec son
obsédant souci de faire bloc avec les murs (ED 87), Delphine
emprunte à Paris ses caractéristiques minérale et aquatique,
et se fond dans le décor de la place Saint-Sulpice : « Elle
était là, au bord de la fontaine, comme un petit tas tombé des
arbres roses, moitié fille, moitié végétal, pareille à une grappe
gonflée » (ED 33). La fusion de la jeune fille et de l’espace
urbain est telle que lorsqu’elle disparaît pendant quelques jours,
Édouard et Stéphane s’emploient à « secouer la ville en tous
sens, comme un tapis, dans l’espoir de retrouver Delphine »
(ED 80). Et cette osmose prend toute sa portée lorsque, avec « sa
voix réticente et lointaine qui murmure comme au fond d’un
puits » (ED 26), « réduite à sa forme vide » (ED 91) après son
pseudo-accouchement, l’« ogresse » (ED 125) qu’est devenue
Delphine se trouve dotée du même pouvoir dévorateur que « le
grand vide au-dessus des toits » (ED 91), celui-là même que
fuit Édouard en se claquemurant dans son minuscule studio.
C’est de façon explicite que Miguel Almevida souligne le
lien entre le Paris des fêtes nocturnes et le corps de son amant
350
Le difficile enracinement territorial

Jean-Éphrem : « L’odeur de l’air mouillé me rappelle l’odeur


de son grand corps ruisselant sous la douche » (HL 125).
Avec « [s]es dents éblouissantes » et « [s]on œil que barre une
étrange pupille oblique comme celle des loups » (HL 132),
le danseur noir est complice de la ville et de ses abîmes, tant
et si bien d’ailleurs qu’il lui arrive, lors de ses spectacles au
Paradis perdu, de « su[er] comme s’il était tombé dans la Seine »
(HL 69).
Espace du désir et de désir, la spatialité urbaine ne peut
qu’actualiser l’impureté, cette valeur essentielle du dispositif
axiologique hébertien rattaché à la conscience tragique d’être
séparé et divisé. Dans L’Enfant chargé de songes, la complicité
de la ville avec les forces du mal se révèle avec l’apparition
« d’hommes peu sûrs » (ECS 151) qui évoque la menace
délinquante, présente également dans Un habit de lumière :
« Des voyous respiraient tout près de moi, me dévisageaient au
passage avec des yeux pourris » (HL 45). L’adjectif « pourri »
étant d’ailleurs un des adjectifs les plus fréquents pour suggérer
l’impureté de la ville (ED 45, HL 124, etc.). Le monde louche
et menaçant de la prostitution est évoqué à plusieurs reprises,
que ce soit dans Est-ce que je te dérange ?, avec ces « filles qui
déambulent sur leurs hauts talons » et « flamboient au soleil »
(ED 116), ou encore dans Un habit de lumière, avec les « invi-
tations obscènes, venues des boîtes alignées le long du trottoir »,
et « [l]e plaisir […] offert » (HL 125) à Miguel sur le chemin
qui le conduit pour la dernière fois chez Jean-Éphrem de la
Tour. Déjà, lorsqu’au début du récit, l’enfant dessinait sur le
trottoir de la rue Cochin l’appartement de ses rêves, les craies
de couleurs et le « désastre » de « la poussière » suscitaient, de
façon indissoluble, et le rêve et la salissure, cette dernière étant
renforcée par la saisissante expression proleptique : « Je fais le
pied de grue » (HL 17).
351
Le mal d’origine

ESPACE URBAIN ET RÉGIMES DE PRÉSENCE


La sexuation discursive polymorphe qui affecte la ville
relève d’un « procès de présentification » (Landowski, 1997 :
90) propre à déterminer la manière dont les personnages y
construisent éventuellement une présence à soi et au monde.
Et de fait, les corps peuvent s’y perdre et s’y dissoudre dans
un mouvement violemment régressif, ou bien au contraire
consentir au corps à corps urbain, s’affranchir de l’interdit en
s’emparant sans retenue du monde sensible qui s’y offre, pour
conjurer la perte et le manque. C’est ainsi que, si l’on s’en
tient à ceux d’entre eux qui accomplissent leur devenir dans la
sphère urbaine16, les personnages hébertiens se répartissent en
deux catégories.
Les plus nombreux sont ceux pour lesquels la ville, « à la
croisée du temps et de l’espace » (Landowski, 1997 : 110), ne
fait que proposer une réactualisation spatialisée du désastre de
l’individuation. Réduite à la puissante altérité de son inquiétante
étrangeté, la ville absorbe alors le sujet qui renonce à lui-même
et s’abandonne à ce qui apparaît comme une représentation du
non-lieu de l’indifférencié féminin-maternel originel, du rien
maternel. Avec le « froid de glace qui tombe des voûtes hautes »
(H 121), le monde suburbain apparaît comme la spatialisation
de cette « fascination de la mort » (H 123) matricielle, sur
laquelle Héloïse vient surimprimer le visage de la femme-mère
(H 123-124), et à laquelle Bernard n’a cessé d’aspirer par son
goût névrotique pour le passé, son angoisse régressive devant
ce qui va commencer, donc se séparer :
Tout glisse ici. Il n’y a prise sur rien. Tout a été raboté,
lissé, émaillé. La nudité originelle. Les limbes. Le néant.
[...] Vertige. Le temps n’est pas encore commencé dans ces
lieux. C’est d’avant les infusoires et le plancton. D’avant

352
Le difficile enracinement territorial

la création du monde. Fuir le plus rapidement possible.


Prévenir Christine que jamais je ne vivrai avec elle dans ce
lieu flagrant et nul (H 42).
D’ailleurs la dernière étreinte d’Héloïse ne fait que surdéterminer
sur le mode anthropomorphe l’engloutissement urbain de
Bernard, déjà entraîné « au creux de la terre [...] bien à l’abri
des vivants » (H 121).
Édouard Morel, dans Est-ce que je te dérange ?, décline
sur un mode plus aérien, moins sombre sans doute mais tout
aussi évident, la même dérive vers une absence sanctionnée par
la dévoration urbaine. Soucieux de rester à l’écart de la ville,
fermé dans son appartement face à un travail stupide, Édouard
se sent obligé de partir à la recherche de Delphine, rendue
aussi dérangeante que la ville par sa complicité avec ces forces
mortifères que sont les reflets, l’eau et la minéralité :
N’ayant pas encore atteint le point de disparition absolu,
la petite ogresse trouvée au bord d’une fontaine continue
de manger mon temps, de gruger ma solitude. Je ne puis
supporter plus longtemps de ne pas savoir où elle se trouve
dans la ville. Depuis dix jours qu’elle est partie. [...] La ville
versée à pleins bords autour de moi. Fourmilière crevée
(ED 125-126).
Attitude étrangement paradoxale. Car s’abandonner à la ville et
à Delphine revient pour Édouard à se livrer à ce qui le détruit,
au secret que cette co-présence féminine réactive, celui d’une
présence contaminée par le froid et la dépossession originels.
Et si, malgré cela, il s’acharne à retrouver Delphine, c’est
parce qu’il sait aussi que, vivante et dévorante, elle bloque par
sa parole invasive la résurgence de son propre passé, et que la
compassion qu’il peut éprouver le sauve du sentiment coupable
de son inutilité. Il n’en reste pas moins que le retour de Delphine
353
Le mal d’origine

vient « parfaire en quelque sorte » « sa damnation » (ED 127) :


par sa mort, la jeune fille le fait « semblable à quelqu’un hors de
chez lui, sur un balcon étroit alors que toutes les portes derrière
lui sont fermées comme des portes de prison » (ED 136), livré
« au soleil qui [...] dévore » (ED 69) et « éclaire violemment le
désordre de la nuit, figé dans son tumulte » (ED 20-21), à un
dehors urbain qui n’est que le catalyseur de la résurrection du
manque maternel dans toute son horreur.
La destinée de Miguel Almevida, telle qu’elle se trouve
condensée dans la scène de la visite du loft de Jean-Éphrem de
la Tour, est finalement assez proche de celle de Bernard. Cette
scène constitue en effet l’acmé de l’aventure du personnage,
très significativement comparé alors à un « funambule en arrêt
sur son fil, en grand danger de mort » : avec les reflets de ses
« immenses miroirs à l’affût du moindre sourire, de la larme la
plus secrète, à l’ombre des cils » (HL 84), l’appartement colore
l’expérience urbaine d’un imaginaire catamorphe qui donne à la
vie nocturne les formes d’une chute vertigineuse, d’un abandon
à un univers aquatique menaçant : « Penche-toi un peu. Ce n’est
pas rien. Le 7e étage. Attention au vertige. Ça brille et ça miroite
en bas, sur l’asphalte, à cause de la pluie » (HL 85). La noyade
finale pose un point d’orgue à cet engloutissement qui, avec la
double allusion à la maternité et à l’espace originel espagnol,
n’est qu’abdication sur le dur chemin de la différenciation et
retour dans le giron mortel de la Grande Mère aquatique.
En revanche, d’autres personnages euphémisent la
dévoration urbaine sous la forme d’une incorporation plus ou
moins euphorique à l’univers sensible de la ville-femme, et
coïncident avec eux-mêmes dans un monde senti et partagé.
Dans Le Premier Jardin, l’obstacle tient au fait que la ville est
métonymiquement associée à un passé placé sous le signe des
origines confisquées, et Flora Fontanges chemine autant qu’elle
354
Le difficile enracinement territorial

rumine. Cette analogie entre territorialité urbaine et territoires


intérieurs est discursivement soulignée par la répétition, terme
à terme, d’une même expression. Au début du texte, parlant de
la ville dans laquelle l’héroïne doit se rendre, la voix narrative
évoque ce « point de départ, là où elle s’était juré de ne plus
jamais remettre les pieds » (PJ 10) ; quelques pages plus loin,
Flora évoque « sa propre enfance, là où elle s’était promis
de ne plus remettre les pieds » (PJ 112). Ici ou là, d’autres
passages concourent à suggérer la même osmose, comme cette
tentation qu’éprouve Flora Fontanges « de refouler son enfance
et sa jeunesse dans la ville comme des mauvaises pensées »
(PJ 106). Mais, presque au terme du récit, Flora Fontanges
« [d]ésire, d’un désir égal, aller jusqu’au fond de sa mémoire »
et se rendre « jusqu’au bout de cette côte qui n’en finit pas »
(PJ 166), où se dressait jadis l’hospice Saint-Louis. Là se trouve
la clef de l’opération de conversion que nous propose le roman.
C’est en effet en s’abandonnant à la « ville […] silencieuse
et morne, semblable à une eau dormante » (idem), que Flora
Fontanges se livre à l’ultime et décisive évocation anamnésique
de l’incendie de l’hospice (PJ 167-169). Or la réédition verbalisée
et narrativisée de ce drame de la dépossession de soi, dont la
violence tient de celle de la cure analytique, enclenche une sorte
de reconnaissance douloureuse, qui a pour effet de « desserrer
l’étreinte de la situation traumatique » (Schneider, 1992 : 78).
Et finalement, Flora aimerait dire à Raphaël que « la ville est
ouverte et qu’elle n’attend plus que lui pour visiter la ville, de
fond en comble, sans rien en elle qui se garde et se refuse »
(PJ 155). Mais elle se résoudra à « [a]ffronter seule la ville »
(PJ 159), qui voit ainsi se transformer sa puissance engloutissante
en ouverture acceptée, en une béance, un rien « plus noir que la
nuit alentour » (PJ 166), dans un retour archaïque vers la Chose
perdue. Si bien d’ailleurs qu’au moment même où elle fait le
355
Le mal d’origine

constat d’ouverture de la ville, Flora Fontanges « parle soudain


comme si elle avait une extinction de voix » (PJ 157), consacrant
ce retour vers le pré-symbolique. Mais presque aussitôt
« commence une visite de la ville comme Flora Fontanges n’en
a jamais connue » et la réappropriation cathartique de la ville
l’entraîne dans « [l]es avenues pleines de monde dans la nuit
chaude. La belle nuit d’été criblée d’étoiles » (PJ 181) : « Flora
Fontanges est projetée dans le bruit et la fureur de vivre »
(PJ 183). L’errance dans la ville n’a eu finalement d’autre
objet que de se livrer avec détermination au refoulé fondateur
et d’accueillir le manque, car « [l]a séparation a déjà eu lieu et
l’exil où elle est entrée la suit » (PJ 189). Cet emprunt à Claudel
dit combien ce consentement éprouvé au vide et sa conversion
sont riches des promesses de la sublimation symbolique et
artistique sur lesquelles nous reviendrons17.
Le parcours syntaxique de Julien, dans L’Enfant chargé de
songes, offre la tentative la plus aboutie, sans doute parce que
masculine, d’une agrégation euphorique à cet espace du désir
qu’est la ville-femme. L’incipit du roman est à cet égard très
éclairant, qui voit cohabiter le motif de la noyade et la référence
intertextuelle au personnage de Faust, dont on sait qu’il repré-
sente traditionnellement la synthèse polémique de la soif de
vivre et de la peur de la faute : « “Salut, mon premier matin à
Paris !”, chantonne Julien, une minute plus tard, devant sa glace,
retrouvant un air de Faust » (ECS 11). La glace vient rappeler
qu’il y là un enjeu identitaire majeur sur lequel se fonde tout
le roman : ou bien le personnage s’abandonne à l’économie
du régressif que suggère l’engloutissement aquatique, ou bien
il relève le défi de l’émancipation urbaine au risque de cette
impureté que rappelle discrètement « [l]a barbe sur ses joues
comme une salissure » (ECS 120). En effet, seule la sphère
maternelle, originelle et irréelle, est « à l’abri du mal et de la
356
Le difficile enracinement territorial

mort » (ECS 37), et la vie dans la ville, a fortiori étrangère,


semble devoir conduire inéluctablement à l’expérience de la
faute et de la chute dans « les ténèbres extérieures de la nuit »
(ECS 23). Mais c’est en côtoyant le manque territorialisé par
la ville que le personnage peut espérer se trouver, grâce à
l’apparition de cette image vivante de la libération qu’est la très
hédoniste Camille Jouve. Son érotisme magnétique contamine la
ville rendue fascinante, inquiétante, mais enfin ouverte devant
Julien, qui en rêve l’exploration, toute en profondeurs, en zones
sombres et secrètes :
Paris est comme un atlas ouvert devant lui. Il pense aux rues
qu’il connaît et plus encore à celles qu’il ne connaît pas. Il
imagine des avenues profondes, bordées d’arbres, jusqu’aux
plus petites ruelles qui se cachent dans l’ombre, des places
célèbres ou obscures, des cafés de quartier ou ceux des grands
boulevards, des restaurants pleins de monde (ECS 150).
La femme, avec « la lumière sourde de son corps [qui] flambe en
secret », et la ville, avec ses « pavés raboteux, tangibles sous ses
pieds » (ECS 154), conjuguent leurs puissances sensuelles pour
permettre à Julien de s’affranchir de l’interdit du féminin en
accédant à une sexualité noire. Ainsi la « fourmilière vivante »
(ECS 153) se fait accueillante et « [l]e dialogue est entamé entre
la ville et lui. [...] Le monde est ouvert de haut en bas comme
une pièce d’étoffe qui se déchire par le milieu » (ECS 153).
Comment mieux dire la jouissance de l’appropriation dans
une disjonction masculine assumée ? Cela dit, cette réconcilia-
tion avec le monde sensible, par laquelle Julien devient « cet
homme mûr qui mesure sa puissance des deux bords de l’océan
Atlantique à la fois » (ECS 154), n’est pas exempte d’un certain
cynisme. Car, au moment même où il s’abandonne à Paris et
surtout aux bras de Camille Jouve, sur le Nouveau Continent,
357
Le mal d’origine

« dans les ténèbres d’Aline, sa petite amie, un enfant mûrit


doucement » (idem). C’est le prix à payer pour que la ville
devienne le « lieu de bannissement de l’exil » (Bishop, 1993 :
14) car, par sa ressemblance avec Lydie Bruneau, Camille
Jouve permet à Julien de donner forme à des fantasmes jadis
contrariés par le pouvoir aliénant de la mère, et de réconcilier
ainsi principe de plaisir et principe de réalité. Double expérience
sensible donc, par laquelle le sujet s’agrège au monde et affirme
sa présence en donnant forme à son désir.
Associé à une dichotomie externe ou interne opposant un
ici aliénant à un ailleurs libérateur, l’espace urbain hébertien
se voit doté d’investissements sémantiques et fonctionnels
d’une grande constance. Ils révèlent une forte ambiguïté dans
l’aperception actorielle de sujets livrés à des parcours modaux
et syntaxiques particulièrement contrastés, hésitant entre désir
de fusion et sentiment coupable de l’interdit ou de l’impossible.
Ainsi se substitue au discours proprement figuratif un discours
plus idéologique faisant de la ville un espace matriciel régressif
et dévorateur, complice de l’ambivalente et rugueuse unité
féminine-maternelle originelle, mais aussi, nécessairement,
l’un des vecteurs essentiels d’une présence sensible. Par cette
sexuation discursive, balançant entre animalisation monstrueuse,
féminisation menaçante et sensorialité bienfaisante, la ville
devient le lieu d’articulation, problématique et conflictuel, entre
passé et présent, entre dévoration et incorporation, entre absence
et présence, le lieu où l’exil, plus ontologique que territorial,
se vit très physiquement comme « l’effort de la vie » (Hébert,
1992a : 62) pour rompre avec le « mal d’origine » (MS 201) et
faire corps avec la chair du monde.

358
Le difficile enracinement territorial

Notes
1. Cette apparition de Paris, clairement identifiable dans les derniers romans,
a été commentée par Anne Hébert elle-même, dans un entretien avec
Lise Gauvin qui lui posait la question suivante : « Paris est l’endroit que
vous avez choisi pour écrire. Mais Paris apparaît peu dans votre œuvre,
pourquoi ? » Et Anne Hébert de répondre : « Paris n’a pas été choisi “pour
écrire” [...]. C’est la vie que j’aime à Paris. Mais je n’écris pas sur ce que
je vois autour de moi, j’écris sur ce que j’ai en moi. [...] Peut-être que si je
quittais Paris pendant quelque temps, je n’écrirais que sur Paris. J’ai besoin
de distance, de liberté avec les paysages, avec les villes. Il faut avoir habité
longtemps des lieux pour pouvoir en parler vraiment, pour pouvoir en parler
à la première personne » (Gauvin dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 226).
Anne Hébert est revenue s’installer à Montréal au début de 1998, et la
publication d’Un habit de lumière en 1999 confirme cette hypothèse.
2. Nous laisserons de côté le Londres évoqué dans Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais, dans la mesure où il fait l’objet
d’allusions spécifiquement anamnésiques et ne se constitue jamais en un
lieu servant proprement de cadre à l’action des personnages.
3. Dans Les Chambres de bois, cette ellipse se situe entre la première et la
deuxième partie du roman et elle s’explique, on l’a dit, par le fait que le
voyage à Paris n’est qu’une forme vicariante du voyage à la maison des
seigneurs.
4. Cette oscillation entre les deux bords de l’Atlantique, « portant simulta-
nément les écrivains vers les rives de l’exil et les ramenant vers la terre
natale en un flux et reflux typiques de la situation québécoise » (Laroche,
1970 : 160-161), fut, on le sait, le lot d’Anne Hébert elle-même. Voir aussi
Bishop, 1993 : 14.
5. Les Chambres de bois pose à ce sujet un problème auquel Janet Paterson
(1985 : 19-41) a apporté une réponse à laquelle on ne peut que souscrire.
De fait, les lieux que quittent Catherine et Michel entre la première et la
seconde partie du roman n’ont pas de référent explicitement identifiable.
Seuls le mot « pays » et les valeurs sémantico-idéologiques qu’il revêt dans
la sphère canadienne-française peuvent laisser penser au Québec. Mais
rien dans le texte ne permet de dire que le village d’origine de Catherine
se situe au Québec, et le mot « pays » n’a pas dans le récit la stabilité de
ces désignateurs rigides que sont les noms propres.
6. Le motif est attesté dans de nombreux récits. Dans Les Chambres de bois,
« Catherine se penchait à la fenêtre » (CB 72) ; après sa première nuit passée

359
Le mal d’origine

à l’hôtel, alors qu’elle envisage d’« [a]border de plain-pied la ville inconnue,


le grand jour déjà étale », Flora Fontanges découvre « [l]a petite place sous
sa fenêtre [...] éclaboussée de soleil » (PJ 15) ; au tout début de L’Enfant
chargé de songes, « [l]a fenêtre maintenant grande ouverte découpe l’image
d’une ville dont Julien rêve depuis longtemps » (ECS 10).
7. Cet investissement axiologique est à mettre en relation avec une lecture
historique et communautaire du destin québécois. Comme le remarque
justement Schwartzwald, l’« acceptation facile de l’inauthentique deviendra
le signe même de l’aliénation ontologique du Québécois dans un paradigme
en construction qui le traitera de plus en plus de colonisé » (dans Simon et
alii, 1991 : 118).
8. L’importance de la relation à la ville dans la syntaxe identitaire du
personnage de ce récit est telle qu’Anne Hébert avait envisagé de l’intituler
La Ville interdite. Voir Bishop, 1993 : 271.
9. L’osmose urbaine prend ici une valeur sociologique forte par la réunion des
deux entités très nettement séparées jusque dans les années 1960-1970, « ceux
de la haute ville », bourgeoise, et « ceux de la basse ville » pauvre. Il y a là un
des enjeux importants du roman, qui voit se réduire une opposition sociale
qui est un des facteurs de l’aliénation de Pierrette Paul/Marie Éventurel.
10. Ainsi dans Héloïse, « Bernard est pris, porté par la foule » (H 120).
11. Simon Harel définit ce sentiment comme le « désir de création d’une
communauté où l’affirmation de la différence serait reterritorialisée, unifiée
par la convergence du marginal, du déviant (de l’Autre) à l’intérieur d’un
système englobant. Ce pouvoir du “sentiment océanique” que Freud avait
cru entrevoir dans l’analyse de l’identification au groupe, ou encore dans
la croyance à un univers supranaturel, […] on en retrouve la trace dans tout
discours faisant de la réunification spontanée des différences le moment
liturgique d’une réconciliation » (1989 : 41).
12. Les marchés sont les lieux privilégiés où s’exprime la puissante vitalité
de la ville. Anne Hébert nourrit à leur endroit une passion qu’elle confia à
Josette Pratte : « Elle aime, passionnément, les plaisirs de la vie : jeux de
lumière, gourmandise de table, animation de marchés. Ah ! les marchés !
[...] Et c’est une petite fille au rire de grelot qui s’amuse pour moi à imiter
l’accent d’une fromagère de Menton » (Pratte, 1992c : 20-21).
13. Voir Harel, 1989 : 224.
14. Voir encore ED 37.
15. Voir Kristeva, 1994 : 304.
16. Nous laisserons ainsi de côté Catherine, l’héroïne des Chambres de bois,
dont la trajectoire romanesque trouve son terme dans l’espace sensible d’un

360
Le difficile enracinement territorial

paysage méditerranéen et donc maritime qui participe d’une tripartition


spatiale spécifique bien que de sens analogue.
17. Voir infra, ch. 9.

361
TROISIÈME PARTIE

LES CHEMINS
DE L’ASSOMPTION IDENTITAIRE
CHAPITRE HUITIÈME

RHÉTORIQUE CORPORELLE
ET FORMES DE VIE DIFFÉRENCIÉES :
VIVRE LE DEVENIR PAR
L’AFFIRMATION DU CORPS

La réflexion de Paul Ricœur sur l’identité narrative le


conduit à conclure que les fictions littéraires déclinent un très
grand nombre de rapports possibles entre les deux pôles de « la
mêmeté » et de « l’ipséité » (1996 : 140), sans jamais passer
outre le maintien du « corps propre1 », « grâce à quoi le soi peut
mettre sa marque sur ces événements que sont les actions »
(ibid. : 370). C’est pourquoi les diverses fluctuations que le
discours narratif fait subir à l’extériorité corporelle s’imposent
nécessairement comme des ressorts majeurs des effets d’identité,
de ces « “formes de vie” qu’adoptent les sujets, c’est-à-dire
en définitive, l’explicitation de leurs régimes de présence au
monde » (Landowski, 2004 : 189). Le corps témoigne en effet
des rapports que le sujet tisse avec l’Autre et le monde, de la
manière dont il les évalue sur un mode émotionnel et sensible,
en appréhende les axiologies, avec pour horizon une éventuelle
365
Le mal d’origine

assomption de soi par la convergence entre le vouloir être et


l’agir. L’œuvre hébertienne s’attache ainsi à faire du corps, qu’il
soit féminin ou masculin, un lieu sémiotique, acteur et révélateur
des formes de présence du sujet, tiraillé entre la dégradation
imposée par la spirale morbide de la violence indifférenciée et
la plénitude d’une réappropriation d’un être-là assumé.

LE CORPS COMME LIEU D’IDENTIFICATION


Comme toute configuration discursive, le corps constitue une
figure discontinue qui, pour accéder au sens, doit faire l’objet
d’une construction dont on ne peut rendre compte qu’en recher-
chant les réseaux de relations qui l’organisent et la structurent.
C’est pourquoi le premier travail visera à recenser les « unités de
caractérisation » retenues par les textes d’Anne Hébert, ainsi que
les différents « caractérisants des portraits » (Mitterand, 1980 : 54)
mis en œuvre. Nourries par les contenus axiologiques véhiculés
par l’instance énonciative du discours narratif, ces différentes
données disent, de façon disséminée, par le jeu de la redondance
et de l’anaphorisation, la manière dont le texte romanesque crypte
le régime de présence des personnages.

Le corps féminin
Envisagé comme un tout ou évoqué métonymiquement par
l’une de ses parties, le corps féminin est une « unité de carac-
térisation » privilégiée dont l’exploration2 forge une rhétorique
somatique propre à l’œuvre hébertienne.

Corps et régimes de présence


Le premier système sémantique pertinent se structure
selon l’opposition corps non accompli versus corps accompli.
366
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

En se situant sur l’un ou l’autre des pôles d’un axe que nous
considérerons comme celui de la plénitude corporelle, les
personnages féminins révèlent leur plus ou moins grande
présence au réel.
Les deux premières parties des Chambres de bois nous
offrent avec Catherine un portrait exemplaire de la femme-
enfant, qui appartient au pôle négatif de l’axe. La tante Anita
« se désolait que l’âge de Catherine fût aussi peu sûr aux
hanches et aux seins » (CB 37). Elle se fait ainsi le porte-parole
d’une certaine idéologie présente dans le texte en valorisant
négativement cet état quelque peu androgyne d’une féminité
en attente de réalisation. Et en effet, Catherine est doublement
aliénée : par les tâches ménagères ingrates auxquelles elle
semble condamnée, puis par la longue entreprise de déréalisa-
tion à laquelle se livre son mari et qui suscite en elle beaucoup
de perplexité : « elle s’interrogeait dans la glace au sujet de la
ressemblance que Michel désirait qu’elle eût avec un portrait
d’infante, une pure fille de roi » (CB 85). Viennent se ranger
aux côtés de Catherine les deux cousines, Nora et Olivia Atkins,
qui, selon Stevens Brown, ont en commun d’être « [n]i tout à
fait femme ni tout à fait enfant » (FB 245), mais aussi Hélène
Vallières dont les « petits seins » et les « hanches étroites »
évoquent une « créature androgyne » d’une « candeur ineffable »
(ECS 74). Avec ses « mains d’enfant, fines et blanches » (ED 27),
Delphine affiche un corps qui est à l’unisson de son lexique
mais aussi de ses goûts, qui sont ceux d’« un enfant qui craint
les grandes personnes » (ED 43). Ce manque d’épanouissement
physique, ce défaut d’affirmation des formes féminines est donc
la manifestation somatique de personnalités en attente d’une
hypothétique réalisation existentielle, comme celle qu’espère
Olivia Atkins, convaincue d’être « faite pour vivre de la
pointe de ses ongles à la racine de ses cheveux » (FB 205), les
367
Le mal d’origine

unes et les autres attendant d’être « affranchi[es] » (ECS 59),


« débarrass[ées] de [leur] enfance » (ECS 74).
Cet inaccomplissement du corps revêt fréquemment la forme
aggravée de la maigreur, dont l’objet est de signifier un conflit
avec le réel, une présence vide. « [M]uette et raide, longue fille
de terre cuite, au bassin étroit marqué par les os » (CB 103), Lia
illustre parfaitement cette maigreur que Michel « comparait au
pur tranchant de l’esprit » (CB 119), mais qui n’est en vérité
que l’écho somatique d’une songerie introvertie destructrice, la
manifestation d’une impuissance orgueilleuse à vivre les joies
de l’amour et les plaisirs des sens : « Je l’ai quitté, librement, par
fierté, pour une offense qu’il m’a faite sans s’en apercevoir et ni
son cœur, ni son corps n’y étaient pour rien » (CB 112). Cette
confidence de Lia dit assez l’élitisme aristocratique mortifère
dans lequel elle s’enferme, jusqu’à refuser toute nourriture, « le
vin, la viande, le café et tous les condiments » (CB 104), jusqu’à
se « jet[er] sans couverture, sans rêve apparent, comme une morte
sèche en travers du lit » (CB 188). Très éclairante est à cet égard
l’évidente ressemblance que Lia entretient avec cette métaphore
de la mort qu’est Héloïse, dont la « robe de soie rouge, pleine
de volants, étoffe [la] maigreur » (H 97). Même s’il lui arrive
de ne pas être aussi morbide, la maigreur correspond toujours
à une expérience de non-vie, à une vacuité de la présence.
Dépossédée de toute identité par son adoption, « dépouillée jus-
qu’aux os » (PJ 131), Marie Éventurel vit sa maigreur3 comme
un état certes transitoire lié à la maladie, mais qui n’en est
pas moins révélateur de la profonde crise psycho-existentielle
que rappelle son absence de nom. C’est la même détresse que
manifeste la maigreur de Delphine qui, réfugiée dans le lit
d’Édouard Morel, fait « penser à la carcasse d’un petit navire
en perdition » (ED 14). Sa tendance anorexique (ED 97, 125),
qui n’est pas sans rappeler celle de Lia, surdétermine en quelque
368
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

sorte sa maigreur et l’incompatibilité avec le réel que cette


dernière signale.
Plus largement, c’est la sclérose du corps, sa sécheresse,
qui affectent la femme dès lors qu’elle est exclue d’un
quelconque devenir euphorique. Tout juste bonnes à vivre « par
procuration » (K 55) les passions de leur nièce Élisabeth, les
sœurs Lanouette se présentent comme « [t]rois corps d’oiseaux
momifiés dans leurs plumes ternies » (K 97). Irène Jones est
totalement incapable d’installer une relation chaleureuse avec
l’autre, si bien que, des années après son suicide qui n’a fait
que consacrer son inaptitude à la vie, son mari évoquera « sa
vie froide de poisson » (FB 23) et rappellera son absence toute
minérale : « Pourquoi chercher chaleur et réconfort auprès de
cette femme, c’est comme si mon désir glissait sur une pierre »
(FB 44). Même si ce n’est pas pour des raisons vraiment
identiques, les grands-mères et les servantes occupent une place
privilégiée dans ce paradigme de la femme maigre et sèche.
La grand-mère hébertienne avoue par là sa complicité avec un
pouvoir patriarcal4 qui aliène la femme à la source de sa vie, et
dont elle semble vouée à assurer la pérennité. Madame Tassy
présente « le dur visage de la sagesse » (K 79) et, « dressée
de toute sa filiforme et frétillante personne » (K 77), revient
hanter les cauchemars de sa belle-fille. Sa minéralité rigide la
rapproche de madame Éventurel mère, cette « grande vieille
femme, très droite, osseuse et blanche » (PJ 120). Au-delà de
l’absence d’émotivité, ces femmes ont en commun de refuser
toute communication authentique avec autrui, de se refermer
dans un égocentrisme ségrégatif. Quant aux servantes, leur corps
sclérosé n’est que la traduction physique d’une mise à l’écart de
la vie et du réel par des structures sociales aliénantes. Le « corps
sec » (K 32) de la « maigre et efficace » (K 15) Florida répond en
écho à la « poitrine étroite » (K 39) de Léontine Mélançon. Les
369
Le mal d’origine

corps des jumelles Pat et Pam, ces « fins squelettes d’oiseaux »,


sont si sclérosés qu’ils en paraissent quasi asexués et sans âge,
ne semblant pas « tenir compte du temps qui passe » (FB 17).
À l’inverse, en s’affirmant et s’accomplissant dans la beauté
et la majesté de ses formes, le corps féminin témoigne d’une
présence pleine au monde, nourrie de la revendication du droit
de vivre en osmose avec un réel riche de sensations à éprouver.
À la fin des Chambres de bois, Catherine rompt avec le monde
déréalisé et mortifère de Michel, à qui elle abandonne « [u]ne
toute petite bague pour le songe » (CB 190). Par cette référence
intertextuelle à Supervielle5, elle scelle son éloignement défi-
nitif des forces de mort et son adhésion à un monde sensible
enfin hospitalier qui lui permet d’exhiber « l’insolence de sa
vie », « la plénitude de son corps » et « la rondeur de ses joues »
(CB 189). Des jeunes femmes telles que Christine, dans Héloïse,
ou Aline Boudreau, dans L’Enfant chargé de songes, sont d’un
épanouissement physique sans ambiguïté, témoin d’une vie à
l’unisson du monde réel. La première apparaît aux yeux de
Bernard comme une « fille aux joues trop rondes » (H 30) ; son
métier de « coryphée à l’Opéra » (H 14) la rend capable d’une
« délectation profonde » « dans la possession parfaite de ses
gestes et de son corps » (H 15). Aspirée par les « forces joyeuses
de son être » (H 40) et enfermée dans « [s]a bonne odeur de fille
lavée » (H 67), elle veut résister à « [l]’absolue vérité » (H 40)
de Bernard, qui n’est autre que la « mort enclose dans le
secret des os et du sang » (H 67), pour continuer à affirmer
le pouvoir de la vie, à « exult[er] parmi les nourritures terrestres »
(H 113). Sans doute soucieuse d’un ordre beaucoup plus petit-
bourgeois dont témoignent aussi bien « sa chambre qui sentait
l’encaustique et la lessive » (ECS 119) que son écriture « tra-
cée au cordeau » (ECS 151), Aline Boudreau « est enfantine
et joufflue » (ECS 118). Ses vêtements et ses chaussures, qui
370
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

ne sont en l’occurrence que des métonymes du corps, ont des


couleurs crues et voyantes dont l’éclat, certes douteux, est
capable de réveiller « la grisaille ambiante » (ECS 13) d’un
monde à saisir par tous les sens.
Cette plénitude anatomique révèle parfois une présence
plus agressive, voire résolument transgressive. En affirmant le
maintien de la beauté de son corps face aux méfaits du temps
et de l’immoralité, madame Rolland est représentative de ce
paradigme : « Toutes mes dents, des seins et une croupe dure.
Une pouliche de deux ans. Et grande avec ça » (K 10). Et cette
beauté va de pair avec une volonté de jouir du monde dans tout
ce qu’il offre de beau et de bon, que ce soit ces « merveilles »
(K 37) que Florida rapporte du marché, ou bien les délices
de la séduction et du plaisir amoureux, dans l’attitude toute
aristocratique d’une « chair rayonnante », d’une « beauté suffi-
sante » qui « invente ses propres lois » (K 47). Nettement plus
sulfureux, l’épanouissement corporel de sœur Julie atteint un
paroxysme dans la transgression. Si son « visage [...] ne laisse
nullement deviner les joues rondes, escamotées par la coiffe
de toile blanche » (ES 20), sa beauté sauvage, telle qu’elle se
manifeste aux yeux du docteur Painchaud ou du père Flageole,
révèle une énergie vitale quasi animale. Et « [i]l faut bien se
rendre à l’évidence, tout ce rayonnement de la chair éclatante de
sœur Julie dépasse les forces de la nature » (ES 134). Camille
Jouve, dans L’Enfant chargé de songes, profite quant à elle de
la vie, sans arrière-pensée ni préjugé, et offre aux regards des
hommes, avec une désinvolture hédoniste sans souci « pour un
lendemain qui lui importe peu », un corps épanoui « dans sa robe
moulante » (ECS 21). Plus atypique évidemment, Rose-Alba
Almevida se donne en spectacle dans une attitude égotiste et
satisfaite : « Ma tête, mes cheveux, ma face adorée, mes épaules
rondes, ma forte poitrine, mon peignoir de satin rose, tout ce
371
Le mal d’origine

que j’ai de plus beau, je le montre par la fenêtre » (HL 9). Cette
manière d’être extravertie, dans l’éclat d’une bienheureuse opu-
lence physique, se soutient d’un désir inextinguible, tout entier
dans ce nom si éloquent, Almevida, et qui ne trouve guère à
s’assouvir que sur le promenoir du Paradis perdu, dans « [s]on
obscurité complice, sa chaleur animale » (HL 91). Mais avec
ce personnage, Anne Hébert explore une facette nouvelle de la
femme forte et transgressive. Car si Rose-Alba est elle aussi
« pareille à une sorcière sur son bûcher » (HL 90), le prix à payer
pour cette transgression ne fera pas l’économie du ridicule :
« On lui a dit qu’elle était hors normes, opulente et courtaude
[…]. Elle pleure de rage » (HL 74).
L’opposition corps accompli versus corps non accompli
est associée à un second réseau sémantique subséquent qui la
complète, l’enrichit et se structure selon l’axe corps assumé
versus corps non assumé. Ce système signifiant ne repose pas
seulement sur les données morphologiques qui apparaissent
dans les prédicats descriptifs, mais aussi sur des éléments de
syntaxe narrative, autrement dit les « fonctions » (Mitterand,
1980 : 67).
L’expérience traumatisante de la nudité révèle la difficulté à
assumer son propre corps. Au-delà de l’agression que constitue
alors le regard de l’Autre, elle est synonyme de l’inanité de la
présence. Emprisonnée dans les chambres de bois, Catherine
en arrive à livrer elle-même « son corps humilié » (CB 119) à
la nudité dans un geste quasi suicidaire qui consomme la rup-
ture avec le réel imposée par Michel : « Catherine rejeta loin
d’elle draps et chemise, […] devint muette et appela la surdité
comme un baume, tandis que ses narines se pinçaient, refusant
toute odeur » (CB 139). Au tout début de son adoption, « étant
entre deux noms » (PJ 131), Marie Éventurel vit avec son corps
éprouvé par la scarlatine une relation très polémique, qui atteint
372
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

son sommet lors de la séance de décontamination. « Éprouvant


sa nudité comme si elle était écorchée vive » (idem), la fillette
est dans un état de malaise qui, au-delà de la simple réaction de
pudeur outragée, manifeste le sentiment tragique d’un dépouille-
ment de soi, d’une présence pulvérisée6. L’expérience de la
nudité que les adultes imposent à Lydie Bruneau encore enfant
est tout aussi puissamment traumatisante. La mise en scène
d’un spectacle pervers, tout comme la transaction adoptive,
enclenche une aliénante chosification du corps féminin. Devenu
prédateur, le regard de l’Autre constitue une effraction qui
fissure l’édifice de la présence au monde de Lydie, atteint « sa
beauté naissante, jusqu’à ce qui était sacré à l’intérieur même
de cette beauté » (ECS 57). Même si la manière dont Delphine
s’impose chez Édouard semble dépourvue de retenue, la jeune
femme se « déshabill[e] avec une étrange lenteur comme si
chaque pièce des vêtements ôtés lui arrachait l’âme » (ED 11).
C’est qu’il y a toujours une étroite relation entre dévoilement
du corps et dévoilement de l’être, entre nudité dérangeante et
vacuité de la présence. Si bien que la nudité ne peut être, dans
ces cas-là, qu’étrangère à toute forme d’érotisation, comme en
témoigne d’ailleurs l’inquiétude d’Édouard Morel : « Quand elle
a été toute nue, debout au milieu de la pièce, tout ce qui pare,
habille et couvre rejeté loin d’elle, j’ai su que la pure nudité
de Delphine, sa ravageuse pauvreté m’étaient intolérables »
(ED 12).
En revanche, la nudité assumée est l’un des moyens
privilégiés par l’œuvre d’Anne Hébert pour dire la présence
réconciliée, active et sensorielle au monde. C’est la nudité,
différente de la précédente, à laquelle accède Catherine, à la
fin des Chambres de bois, en compagnie de Bruno, dans une
chambre qui « sentait l’encaustique et le linge » (CB 183) et ôte
ainsi toute transgressivité à cette phase ultime de l’aventure de
373
Le mal d’origine

la jeune femme. Même si « [l]a nudité de sa femme le gêne »


(H 59), Bernard ne peut empêcher Christine d’être fière d’un
corps qu’elle sait beau et qu’elle exhibe sans pudeur : « Christine
rejette le peignoir, lève les bras, tourne sur elle-même, esquisse
un pas de danse. Son corps irréprochable, ses jambes superbes »
(H 59-60). Grâce à l’amour que lui porte un homme, Aline
Boudreau cesse d’être réduite à ces « petites mains diligentes
[qui] passent devant Julien, à longueur de journée, tout occu-
pées à leur besogne quotidienne, parmi les lettres de la Poste
centrale » (ECS 118) ; elle n’hésite pas à s’« étir[er], toute nue
devant la fenêtre », persuadée « qu’elle a droit désormais à la
ville tout entière » (ECS 122). Lorsqu’elle est acceptée, voire
souhaitée, la nudité du corps, même partielle, ouvre la voie à
une saisie du monde sensible qui permet de se sentir exister
euphoriquement. De nombreux personnages éprouvent ainsi leur
corps et leur présence au monde en marchant pieds nus. Felicity
Jones « se précipite sur la grève, comme quelqu’un qui a un
rendez-vous », et, « loin des tâches conjugales et domestiques »
(FB 34), profite de ces moments rares. « [A]vec ses mains
inoccupées, ses pieds nus, posés sur le sable, son regard perdu
sur la mer grise » (idem), elle « aborde l’âge d’être grand-mère
comme quelqu’un qui commence à vivre » (FB 36). Le contact
euphorique du corps et de la mer permet d’affirmer, tranquil-
lement et sereinement, au-delà des aléas et des déceptions du
quotidien, une présence osmotique et revitalisante, « plus vive
que le sel » (FB 37), au monde sensible. Dans ce même roman,
le comportement de la jeune Nora Atkins confirme, au seuil
d’une vie nouvelle, l’apport positif de ce contact physique, quasi
animal, avec les choses :
Je ressemble à un chat, l’œil à peine ouvert et déjà en pos-
session de toute l’énergie du monde. D’un bond je saute à

374
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

terre. J’éprouve sous mes pieds nus le doux du petit tapis et


le lisse du plancher (FB 112).
Elle aime tout autant la caresse de la mer et de la grève :
Je marche sur la grève, à la limite de l’eau, pieds nus, mes
running shoes attachés par les lacets, autour de mon cou.
Les petites vagues me lèchent doucement le bout des orteils
(FB 128).
La réconciliation avec un corps assumé passe très souvent
par la quête d’une sensualité jubilatoire et transgressive qui
s’affiche sans ambiguïté. S’ouvre ici un paradigme de per-
sonnages féminins différent de celui dans lequel se rangent
Catherine, Aline et Christine, dont la nudité assumée révèle une
réconciliation existentielle apaisée, sereine, presque un peu trop
aseptique, comme en témoigne le souci maniaque de propreté
domestique. Lors de sa première rencontre avec Antoine Tassy,
Élisabeth ressent puissamment cet appel de la chair auquel
seules les conventions sociales l’empêchent de répondre immé-
diatement : « Et cela me plairait aussi d’être sous lui, me débat-
tant, tandis qu’il m’embrasserait le visage avec de gros baisers
mouillés » (K 67). Nora Atkins n’hésite pas à transformer son
rêve en prière : « Mon Dieu donnez-moi bien vite un garçon de
mon âge qui ne soit pas marié ni pasteur. Pour le fun de
tout mon corps, né pour cela, de la tête aux pieds » (FB 131).
Il est à remarquer que ces femmes vivent cette quête du plaisir
du corps de manière très égocentrique. Camille Jouve attend
Julien alors que « la lumière sourde de son corps flambe en
secret » (ECS 154), et lorsqu’« [i]ls ont fait le nécessaire pour
que s’apaise le désir et vienne la séparation », elle est « attentive
à son seul plaisir » (ECS 157). Son comportement est très
proche de celui de Lydie qui, dans le même récit, s’abandonne
à Alexis Boilard et « réclame tout son plaisir et donne des
375
Le mal d’origine

indications précises » (ECS 91), ou encore de celui de Clara


Laroche, très autonome dans sa vie amoureuse : « Je le ferai.
Je le ferai. Je le ferai. Je serai la femme du Lieutenant anglais »
(AC 67-68).
Cette quête du plaisir physique est indissociable d’une
certaine mise en scène du corps féminin, qui, sûr de son pouvoir
de séduction, se donne à voir dans la splendeur provocante de
ses appâts. C’est là une des fonctions narratives de la danse.
Ainsi, lors du bal du Gouverneur, Élisabeth d’Aulnières
apprend à jouer de ses charmes physiques : « J’ai échancré
mon corsage. La musique, mes jambes. Ma taille, la musique »
(K 64). Le chiasme final suggère mieux qu’un long discours
le « cercle magique de [l]a danse » (FB 99), pour reprendre
les mots de Stevens Brown, ce territoire corporel où le corps
féminin se donne à voir, à toucher et à sentir, au-delà ou en
deçà de toute convention morale ou sociale. À cet égard, la
charge la plus transgressive se trouve sans aucun doute dans
« le fox-trot » que danse sœur Julie, alors qu’il est « interdit
sous peine de péché mortel, dans tout le diocèse de Québec »
(ES 160). Face à Stevens Brown, Olivia dévoile cette part
secrète d’elle-même, « là où sa petite vie de danseuse est libre
et sans défense », dans « [l]a même forte odeur humaine »
(FB 99). La jeune fille « éprouve la musique à même sa peau »
(FB 219), dans sa réalité puissamment vibratoire et son batte-
ment profond qui révèlent au corps l’énergie du désir. De la
même façon, Maud « se charge d’énergie » dans le « magma
de corps ruisselants » d’une discothèque, et se met à « exist[er]
très fort » (PJ 183-184) en face de son ami retrouvé. Rose-Alba
Almevida, elle aussi, « aime beaucoup danser » car, dans la
« trépidation sauvage et joyeuse », son désir s’emballe, soulevé
par la force d’un emportement nourri des échos métaphoriques
de « la marée montante » et de la bestialité tauromachique
376
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

suggérée par les « épées de feu » qui lui « traversent le corps »


(HL 32-33). Et l’ivresse est d’autant plus forte qu’elle conduit
aux fascinantes frontières de l’interdit et de la tentation, là
où frémissent les plus belles promesses d’extases sensuelles
dans les feux brûlants de l’adultère et de « la fureur de vivre »
(HL 63).
Notons pour finir sur ce point que le corps féminin peut se
donner à voir à d’autres occasions et par d’autres moyens que
la danse. Certaines tenues ou attitudes sont ainsi dépourvues
d’ambiguïté. « [C]ambrant les reins, projetant sa poitrine,
un vague sourire sur ses lèvres rouges », Camille Jouve fait
preuve d’une provocation certaine dans sa manière d’être, en
« s’étir[ant], comme si elle était seule au monde, toute sombre
dans la lumière d’été » (ECS 16). « [S]obre et austère de nature »
(ECS 148), elle refuse les bijoux, trouvant dans son corps
seul les ressources de la séduction. Plus maladroite mais tout
aussi soucieuse de donner à son corps les atours d’une femme
désirable, Clara Laroche se présente devant le Lieutenant,
« [c]ostumée et fardée, chapeau, gants et sac à main, juchée sur
sa haute bicyclette » (AC 77). Même si elle n’est finalement que
ridicule et pitoyable, Rose-Alba Almevida ne recule devant rien
pour se mettre physiquement en valeur : cheveux teints « [e]n
blond vénitien » (HL 48), « [f]aux cils et mascara » (HL 79),
robes coûteuses. Dans tous les cas, il y a une théâtralisation
constitutive du régime hébertien de la présence féminine qui
rappelle
la « vanité corporelle » dont Freud fait l’apanage compensa-
toire de la féminité, et paraît confirmer l’analyse lacanienne
selon laquelle « la féminité ne peut s’atteindre que par le
biais d’un semblant. Être femme, c’est, qu’on le veuille ou
non, faire semblant d’être femme. » (Serge André, cité par
Joubert, 1997 : 230.)

377
Le mal d’origine

Formes et couleurs de la chevelure


La chevelure est la deuxième unité de caractérisation mise
en jeu par la représentation hébertienne de la femme. Les mul-
tiples variants de caractérisation qui lui sont attribués en font
un signe qui, inscrit dans les réseaux corrélatifs signifiants
codifiés par la texture discursive et narrative des récits, suggère
différentes formes de présence.
Le premier réseau corrélatif de ce code est constitué par
l’opposition cheveux longs versus cheveux courts. Bien que
revêtant des valeurs sémantiques diversifiées, la chevelure
longue et désordonnée constitue la manière dont l’œuvre héber-
tienne dit une présence euphorique. Elle peut d’abord renvoyer
à l’image de la femme-enfant toute en harmonie avec le monde
environnant. Dans Les Chambres de bois, Catherine et ses
sœurs dorment ensemble, formant une sorte de paysage naturel :
« cela faisait un seul champ de sœurs couchées, la tête de Lucie
pareille à un épi noir parmi les blanches pailles défaites des trois
autres chevelures emmêlées » (CB 32-33). Cette description de
la chevelure en désordre relève du topos hébertien de l’éden de
l’enfance, tel qu’on peut le retrouver encore dans les évocations
des deux cousines Atkins. Les « longs cheveux pendants »
(FB 79) d’Olivia, avec leurs « mèches folles » (FB 97), sont
un écho des « cheveux [...] échevelés dans le vent » (FB 162)
de Nora. Avec « ses longs cheveux noirs en bataille sur ses
épaules et dans son dos » (ECS 18), Lydie Bruneau semble
encore appartenir, pour partie, à ce monde-là, tout comme Clara
Laroche, dont « les cheveux hirsutes » rappellent « un nid de
merle après la tempête » (AC 20). Dans tous les cas, la chevelure
féminine est surdéterminée par des évocations métaphoriques
du monde naturel, le végétal, l’eau, le vent ou le feu, et son
désordre atteste un dynamisme, une énergie vitale irréductible.
378
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

Elle peut dès lors « figurer comme paradigm[e] d’une forêt


originaire, d’une fécondité disséminée », dans un « univers à
la fois plein et indifférencié » (Schneider, 1992 : 147), qui en
fait une émanation de ce principe féminin-maternel originel,
antérieur au processus de différenciation. C’est ce que suggère,
de façon certes paradoxale, l’évocation de la mère d’Olivia qui,
encore jeune, vient de mourir : « Seuls les cheveux en couronne
comme un nid de broussailles vivaient encore » (FB 209). Dans
la pire des dépossessions, la chevelure semble devoir continuer
à rayonner d’une énergie secrète. Et c’est bien cela sans doute
qui pousse Delphine à avouer : « – Mes cheveux, c’est tout ce
que j’aime » (ED 14). D’ailleurs elle le montre en volant « du
shampooing au supermarché » (ED 13) pour « laver ses cheveux
à la fontaine de la place Saint-Sulpice » (ED 14).
Cette puissante vitalité de la chevelure favorise sa contami-
nation sémantique par des connotations telles que la perfection
esthétique ou encore l’érotisme, qui sont les corrélats d’une
farouche volonté de vivre, de s’émanciper des contraintes socia-
les, des tabous moraux et des forces aliénantes. Abandonnée par
son mari, Catherine cherche à compenser sa féminité humiliée
par des jeux qui valorisent son corps en le mettant en scène dans
« le petit cabinet de toilette qui était tout en glaces » (CB 77). Et
« sa chevelure outrageusement parfumée » (idem) tient un rôle
de tout premier plan dans cette réconciliation passagère avec sa
propre image. Il reste que ce roman est, de ce point de vue, très
en retrait par rapport à ceux qui suivront. En effet, à la fin du
récit, Catherine s’abandonne à Bruno, « ses cheveux écroulés
en une seule gerbe » (CB 183) : l’image végétale tempère ici
très fortement la portée transgressive du destin de Catherine.
Son adhésion à la vie conserve une innocence que l’on ne
retrouvera plus chez nombre d’autres personnages féminins dont
la chevelure témoignera, en mettant en valeur le corps, d’une
379
Le mal d’origine

volonté beaucoup plus forte de heurter les conventions sociales


et morales. Ainsi toutes les femmes à la féminité ardente, sou-
cieuses de vivre à tout prix, montrent-elles une chevelure non
plus seulement longue, mais aussi lourde7 et abondante. Lors
de sa première rencontre avec François, « les lourds cheveux »
d’Amica « s’échappent, libres, sur ses épaules » (LT 40) ;
ceux de Lia « tomb[ent] en grosses mèches » (CB 187). La
chevelure d’Élisabeth fait à cet égard l’objet d’un jeu singulier.
Les tantes Lanouette, dont « [l]es rares cheveux plats » sont à
l’image de leur destin de vieilles filles, « s’enchant[ent] » de
la chevelure de leur nièce qui « repouss[e] vertigineusement »
(K 55), pressentant ce que cette chevelure peut signifier
de présence énergique et sensuelle. Et de fait, les cheveux
d’Élisabeth, souvent rassemblés en chignon, semblent s’en
échapper chaque fois que l’héroïne se trouve dans une situation
transgressive. Ainsi, au début du roman, face aux accusations
à peine voilées de son époux mourant, madame Rolland
commence sa mue. « [D]es mèches glissent de son chignon,
ses yeux sont cernés, sa bouche forte se gonfle de sang »
(K 27) : elle tend ainsi à redevenir l’Élisabeth qu’elle n’a
jamais cessé d’être, celle dont la soif de vivre est inextinguible.
Lors de la scène du cri, elle apparaît « [a]vec de grosses
mèches qui retombent » (K 130-131), tout comme d’ailleurs
lorsqu’elle arrive, après l’accident de sleigh, au bal de Saint-
Ours, en compagnie de George Nelson : « J’ai des épingles à
cheveux entre les seins. Mes boucles défaites pendent dans
mon cou ! » (K 138.) Maureen, dans Les Fous de Bassan, n’a
pas encore renoncé aux plaisirs de la vie malgré son veuvage
et offre au regard de Stevens des « cheveux […] magnifiques,
lourds » (FB 67). « [A]u bar du quai Voltaire », Camille Jouve
« continue d’exister hors de la portée de Julien » et « [s]es
cheveux lourds retombent sur ses épaules » (ECS 158). Dans
380
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

Le Premier Jardin enfin, Maud surgit de la mémoire de Raphaël,


« [g]rande et pâle avec des cheveux noirs, raides, très longs
qui lui descendent jusqu’aux fesses. Une vraie splendeur »
(PJ 19). Cette chevelure lourde suscite l’envie et parfois même
la fascination. C’est ce que révèle le plaisir qu’une autre femme
peut prendre à la peigner, comme pour s’approprier un peu de
l’énergie, de la vitalité qui s’y cache. Catherine pense percer
« le secret de l’être qui s’est donné et qui a été reçu » (CB 107)
en participant activement à « la longue coiffure » (CB 108) de
Lia. Hélène Vallières « se précipite sur Lydie, lui arrache des
mains le peigne et la brosse » (ECS 75) pour la coiffer.
Notons pour finir que si la longueur appelle des métaphores
végétales, la lourdeur suscite plutôt des métaphores animales. La
vitalité exceptionnelle de la chevelure d’Élisabeth d’Aulnières
ne peut manquer d’évoquer une « toison fauve8 » (K 55), alors
que Nora Atkins, humiliée par le refus de l’embrasser que lui
oppose son cousin Stevens, « bondit sur la route » « dans un
flamboiement de crinière » (FB 81). Ces connotations animales
sont le plus souvent, il faut le souligner, l’émanation du point
de vue de l’homme. Ainsi la chevelure de Clara Laroche, qui
échappe pour l’essentiel aux codifications discursives qui vien-
nent d’être mises au jour en raison du caractère plutôt apaisé de
son comportement, n’en apparaît pas moins, aux yeux du Lieu-
tenant, chargée d’un érotisme barbare souligné par l’hégémonie
des odeurs et les images cynégétiques, sans commune mesure
avec la vérité de son être :
Il reprend la tête ébouriffée9 dans ses mains. Toute la senteur
de la petite fille dans sa robe rouge lui monte au visage en
effluves chauds, semblables à l’âcre parfum qui s’échappe
des carniers pleins d’oiseaux blessés (AC 80).
Cette corrélation entre la présence féminine et la manière dont
elle est perçue par l’homme se retrouve encore dans Un habit de
381
Le mal d’origine

lumière, où Pedro Almevida se désole de la « crinière sacrifiée »


(HL 82) de son épouse et regrette ses « cheveux longs et noirs »
(HL 95).
Toutes ces valeurs rattachées à la chevelure longue ou
opulente se trouvent confirmées par les oppositions que les
textes déclinent avec les cheveux courts, dont la dysphorie ne
fait pas de doute. Sœur Julie s’est résolue à accepter la claus-
tration du couvent pour sauver son frère Joseph et ses « petits
cheveux raides » qui s’échappent de son « serre-tête de toile »
(ES 13) témoignent de cette aliénation consentie. La mère de
Bob Allen, dans Les Fous de Bassan, donne à cette signification
des cheveux courts une ambivalence qui mérite d’être relevée.
D’un côté, ses rondeurs non parasitées par des éléments mascu-
linisants la rangent dans le paradigme des femmes maternelles
et généreuses. Et pourtant ses « drôles de petits cheveux raides »
(FB 168), comparés à « des brins de balai » (FB 167), nuancent
cette valeur euphorique du personnage et suggèrent la chosifica-
tion latente d’une aliénation domestique. Malgré sa générosité
ou peut-être à cause d’elle, elle n’est qu’une réincarnation de
la Marthe que Lia voit en Catherine (CB 119). Si les cheveux
courts ont donc bel et bien pour objet de dire une féminité
perdue ou en péril, la déstabilisation identitaire ainsi révélée
prend des visages différents selon les textes. Alors qu’elle est
sur le point de revivre l’incendie de l’hospice Saint-Louis, Flora
Fontanges a les « cheveux hérissés sur la tête » (PJ 166). Dans
le même roman, l’ostracisme féministe outrancier de Céleste
Larivière brouille finalement son identité de femme, et l’évo-
cation de sa chevelure se trouve limitée à « [u]ne frange raide
de cheveux jaunes » (PJ 23). Dès le début d’Un enfant chargé
de songes, Pauline Vallières apparaît dans le songe de son fils
Julien, et « [s]es cheveux courts, en épis dressés sur sa tête, lui
donnaient l’air épineux d’un chardon blond vénitien » (ECS 9).
382
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

Les cheveux courts surdéterminent ici l’obésité et participent


ainsi à l’élaboration de la figure de la mère ogresse dont la
perversion est soulignée par l’inversion qui affecte les images
végétales, devenues ici synonymes d’agressivité.
Les cheveux courts ne prennent cependant leur pleine signi-
fication que lorsqu’ils sont surdéterminés par une « fonction »
récurrente dans les nombreuses scènes qui montrent une femme
se couper ou se faire couper les cheveux. Le plus souvent, il
s’agit d’une véritable mutilation dont l’objet est de signifier
une présence contestée, donc profondément instable. Envahis
par les poux, les cheveux de la jeune Élisabeth d’Aulnières
doivent être « coupés ras » (K 52). Or sa toute nouvelle « tête
de petit garçon tondu » semble encourager la « sauvageonne »
Élisabeth dans ses goûts masculins les plus profonds et
les moins conventionnels tels que « la pêche à la barbote »
(K 53). Mais en même temps et paradoxalement, cette tonte
initie la prise de pouvoir des tantes qui ramèneront leur nièce de
la maison paternelle dans le gynécée familial pour « s’occuper
de son éducation. Lui apprendre l’anglais, le catéchisme et les
bonnes manières… » (idem), imposant ainsi à l’héroïne une très
forte tension. Si bien que la remarque qui clôt la scène – « On
dirait un forçat ! » (K 52) – prend une saveur singulière dans
son ironie prospective : les cheveux coupés disent l’ambiguïté
de la nature profonde d’Élisabeth, dont la féminité revendica-
tive, marquée de sa part masculine, ne peut que faire éclater le
paraître bourgeois, soucieux d’ordre et de propreté. Et d’ailleurs,
quand elle s’interrogera sur les moyens de rejoindre son amant
dont elle est séparée, c’est très à propos qu’elle rappellera ce
souvenir : « Me libérer. Retrouver l’enfance libre et forte en
moi. La petite fille aux cheveux tondus s’échappant de la maison
par une fenêtre. [...] Dois-je à nouveau sacrifier ma chevelure ? »
(K 123.) Autrement dit, renouer avec la subversion. Avec son
383
Le mal d’origine

statut de comédienne, Flora Fontanges vit intrinsèquement


l’incertitude identitaire, et « [e]lle a fait couper ses cheveux très
court » pour tenir le rôle de Winnie : « maintenant qu’elle s’est
fait la tête de Jeanne au bûcher, elle pourrait très bien jouer la
passion d’une pucelle de dix-neuf ans que le feu dénude avant
de la réduire en cendres » (PJ 27). Ce rôle de Jeanne, qu’elle
esquissera fugitivement devant les amis de Maud, n’est bien
évidemment qu’une métaphore de celui qu’elle va jouer dans
la mise en scène anamnésique de sa propre histoire. Et si les
cheveux coupés permettent ici l’osmose entre le théâtre de la vie
et celui de la scène, c’est précisément parce qu’ils sont l’écho
quasi rituel d’un ébranlement identitaire, d’une dépossession
première, celle figurée par « [s]on crâne rasé » (PJ 131) et sa
nudité traumatique à la suite de son adoption10.
Les cheveux coupés peuvent être parfois le résultat d’un
choix personnel, sans pour autant que la signification du geste
en soit fondamentalement altérée. Il s’agit, dans ces cas-là,
d’une rupture avec une réalité personnelle que le sujet féminin
ne veut ou ne peut plus assumer. En conflit avec elle-même et
avec le monde, Pauline Vallières s’éloigne progressivement de
sa condition féminine et maternelle. Après que son mari lui a
reproché de sentir « le tabac comme un homme », elle s’enfonce
dans cette lente destruction de soi en se faisant « couper les
cheveux en brosse comme un petit gars qui mène les vaches au
pacage » (ECS 38). Le projet de Rose-Alba Almevida est à cet
égard plus ambigu. Son souci de ressembler à « Claudia Schiffer
en mieux » la conduit chez le coiffeur pour se faire teindre
« [e]n blond vénitien » (HL 48). Mais sa folie des grandeurs n’a
d’égale que sa grande fragilité et elle s’abandonne passivement
aux mains du coiffeur qui lui coupe les cheveux avant de les
teindre. Les images et les comparaisons convoquées dans cette
séquence narrative donnent à l’événement sa véritable portée, à
384
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

la fois sacrificielle et déréalisante. La « tête décapitée » (HL 49),


« sans âme ni corps » (HL 48), suggère un dédoublement iden-
titaire, une fragmentation de soi qui, en cédant aux mirages de
l’« idole resplendissante » (HL 49), fait d’un supposé processus
de libération une déchéance, une perte ontologique.
Un second réseau corrélatif signifiant est constitué par
l’opposition cheveux libres versus cheveux contraints. Les che-
veux laissés libres revêtent des valeurs sémantiques euphoriques
telles que l’innocence de l’enfance ou la féminité naturelle et
heureuse, très proches de celles suggérées par les cheveux longs.
En revanche, l’inverse n’est pas vrai : les cheveux longs ne sont
pas toujours des cheveux libres, et cette absence de réciprocité
engage de façon intéressante les représentations hébertiennes
de la présence féminine.
La contrainte de la chevelure féminine est figurée de deux
manières différentes qui revêtent, au-delà de leurs dissemblan-
ces, des significations très proches : les nattes et le chignon.
Les cheveux nattés ou tressés révèlent une femme qui, ponc-
tuellement ou définitivement, se trouve aux prises avec diffé-
rentes forces de coercition. Nombreuses sont par exemple les
servantes à avoir des cheveux nattés. Dans Les Chambres de
bois, c’est Aline qui, sur une photo, apparaît encore jeune avec
« deux courtes nattes s’échappant comme des cornes de son
bonnet tuyauté » (CB 179). Florida, dans Kamouraska, a quel-
que chose de chevalin avec sa « longue encolure » surmontée
d’« une petite tête nattée qui se balance » (K 29), et « [d]eux
longues nattes de cheveux crépus […] battent le dos » (K 61)
d’Aurélie. Avec leurs « tresses blondes » (FB 17) qu’elles ont
conservées depuis l’enfance, Pam et Pat, sont soumises corps
et âmes au pasteur Nicolas Jones. Plus largement, les cheveux
nattés signalent toute forme d’aliénation féminine. Au début
des Chambres de bois, Catherine doit faire face à l’entretien
385
Le mal d’origine

de la maison paternelle et la « grosse natte de cheveux battant


dans son dos » (CB 41) porte témoignage de cette « enfance
arrachée » (CB 33). Docile, elle semble alors étrangère à tout
projet d’émancipation, à l’inverse de sa sœur Lucie qui n’hésite
pas couper ses nattes pour signifier « qu’elle ne voulait plus
aller à l’école », suscitant la colère du père qui « vit devant lui
la première chevelure tombée, la première enfance insoumise »
(CB 36). Plus tard, dans l’appartement parisien, Catherine
est livrée à une aliénation plus intense et, « [l]e soir, la jeune
femme nattait soigneusement ses cheveux avant de se coucher »
(CB 85). La « natte de cheveux battant l’air » d’Irène Jones,
comparée à « un serpent mort » (FB 130), surdétermine sa
maigreur sclérosée et rappelle que le personnage est hors de la
vie, fait, comme le dit sa nièce Nora, « pour le malheur » (FB
131). Après la longue fuite de sa fille Maud, Flora Fontanges se
réapproprie la fugueuse « et lui fait des tresses de petite fille »
(PJ 180). Mais la « créature libre et indépendante » (PJ 181) se
méfie de la « fine toile d’araignée » (PJ 180) que tisse sa mère
pour la retenir, « défait ses tresses mouillées. Met une mini-
jupe rouge et des bottes blanches », et sort dans des boîtes de
nuit pour « s’éclater, toute seule, dans la musique et le bruit »
(PJ 181). Lydie Bruneau, qui envisage d’affranchir Hélène de la
tutelle maternelle, projette le même geste que celui de Maud :
« Tes nattes de petite fille modèle mériteraient d’être défaites
et peignées dans toute leur longueur, établies au grand jour »
(ECS 69). Après s’être échappée de la villa Anthelme, Delphine
vient dire à Édouard qu’elle ne peut plus supporter cet enfer-
mement parmi les vieux : « Elle joint les mains, se plaint d’une
voix à peine perceptible » (ED 105) et « [s]es cheveux tressés
en deux longues nattes lui tirent les tempes, lui donnent l’air
outragé plus que d’habitude » (ED 104). Les nattes signifient
donc l’enfermement dans une aliénation sans issue, l’exclusion
386
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

hors de toute forme de devenir. L’attitude de Miguel Almevida,


en quête de féminité, prend ainsi une portée singulière. Désireux
de simuler « une chevelure féminine », il se recouvre la tête d’un
« collant noir ». Mais, en ajoutant aussitôt « avec de longues
nattes » (HL 27), le texte prend position et fait de cette mue le
signe non pas d’une conquête mais d’une présence dégradée
placée déjà sous le signe de la dépossession.
En revanche, la contrainte de la chevelure par le chignon
revêt une signification très différente. Elle est plutôt pour la
femme un acte de résistance, une manière de dire une féminité
plus agressive, plus conquérante et plus soucieuse de profiter
de la vie. Après la longue période qui l’a vue natter ses cheveux
dans sa prison des chambres de bois, Catherine finira par dire
son refus de l’univers mortifère que lui impose son mari en
« tord[ant] ses cheveux sur sa tête en un chignon dur comme
une noix » (CB 139). Plus tard, en compagnie de Bruno, elle
s’affirmera de façon plus apaisée, en personne « vivante »
(CB 168), et « [s]es cheveux tirés aux tempes, relevés sur la nuque »
(CB 167), participent de sa résistance active et déterminée.
Élisabeth d’Aulnières fait de cette résistance un combat
flamboyant, sans retenue ni limite. Son « chignon noir » (K 130)
trahit un être ambigu, mi-femme mi-« sorcière » (K 131), toujours
prêt à affirmer sa farouche volonté de vivre. D’ailleurs, au début
du roman, soudain consciente de la menace que fait peser sur
elle l’approche de la mort de son mari, elle se ressaisit : « Elle
redresse son chignon, entoure ses épaules d’un grand châle.
Pourquoi ne pas en prendre son parti ? Se décharger de cet
homme à la fin ? […] Vivre » (K 28)11. Les « cheveux noirs,
très fins, relevés en chignon » (H 22) d’Héloïse exercent sur
un Bernard pétrifié de fascination la même puissante séduction
que « le chignon bas » (ECS 15) de Camille Jouve sur Julien
Vallières. Cette dernière n’existe que par et pour la quête sans
387
Le mal d’origine

cesse renouvelée du plaisir éphémère de la satisfaction des


sens, et seul le moment qui sépare deux conquêtes la voit avec
une chevelure longue et libre, chargée d’une féminité peut-être
moins conquérante mais plus épanouie : « La voici qui s’installe
de nouveau au bar du quai Voltaire, croise les jambes et se
remet du rouge. Elle n’a pas refait son chignon. Ses cheveux
lourds retombent sur ses épaules » (ECS 158). Le chignon
semble ainsi recéler une part irréductible de l’identité féminine.
C’est pourquoi Lydie Bruneau, humiliée par sa chute de cheval
devant tout le village assemblé, se ressaisit chez les Ouellet et,
soucieuse de réapparaître dignement à l’heure du repas, « peigne
sa chevelure mouillée et l’attache soigneusement sur sa nuque
avec un ruban de velours noir » (ECS 47). Elle constituera même
une sorte de modèle pour la petite Hélène, qui verra dans cette
coiffure une manière d’afficher sa quête d’autonomie : « Les
voici bientôt, toutes les deux, coiffées d’identique façon, les
cheveux attachés sur la nuque avec un ruban de velours noir »
(ECS 76). Si le chignon participe ainsi d’une affirmation de
soi, active et déterminée, on comprend dès lors pourquoi, dans
sa longue et pitoyable série de métamorphoses, Rose-Alba
Almevida n’apparaisse qu’une seule fois avec un chignon.
C’est lors de son mariage, évoqué par son fils, qu’« [e]lle se
contente de porter sa couronne de mariée, bien droite sur sa
tête de corneille noire au chignon extravagant » (HL 95-96).
Mais l’épithète « extravagant » tout comme d’ailleurs le choix
du verbe « se contenter » donnent à ce chignon une valeur anti-
phrastique, comme si l’affirmation féminine était plus le fait de
circonstances favorables, le mariage et ses pompes, que de la
personne même de Rose-Alba.
Si la chevelure féminine doit une part importante de son
sens à sa forme, sa couleur, qui s’inscrit le plus souvent dans un
rapport de surdétermination, contribue largement à l’élaboration
388
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

du code discursif du régime de présence des femmes. Même


si elles ne sont pas exemptes de nuances, les significations
revêtues par la couleur des cheveux peuvent s’organiser selon
un système contrastif structuré autour de deux pôles : brune ou
rousse versus blonde.
Amica, Lucie et Lia, Héloïse, Élisabeth, Aurélie et
Florida, Maureen, Camille Jouve et Lydie Bruneau – la si bien
nommée –, Maud et Flora, Clara, Delphine ou encore Rose-Alba
avant sa folle mue, sont autant de femmes brunes, étrangement
décrites par des adjectifs, des métaphores ou des comparaisons
suggérant plutôt le noir. C’est par exemple Hélène Vallières
qui interpelle Lydie : « Corneille, belle corneille » (ECS 76).
Ou encore Clara, dont les cheveux sont comparés à « un nid
de merle » (AC 20) avant que la jeune fille ne se prétende elle
aussi « noire comme une corneille » (AC 66). Cette noirceur
est parfois renforcée métonymiquement par « un ruban de
velours noir » (ECS 47, 76) que l’on a vu dans les cheveux de
Lydie et d’Hélène. Il arrive même que, lexicalement, les textes
fusionnent le lien et la chevelure, comme c’est le cas avec les
« bandeaux de cheveux noirs » (ECS 16) de Camille Jouve. À
l’instar de tous les autres traits corporels, la chevelure brune
dévoile, par les valeurs qu’elle véhicule, des pans entiers des
représentations identitaires hébertiennes ; elle participe d’un
système typologique féminin immanent au texte, dont le carac-
tère essentiel est l’ambiguïté voire la contradiction, même si
l’on sait que, « comme l’Inconscient, dans lequel il trempe,
l’Idéologique ignore la contradiction » (Picard, 1989 : 73).
La chevelure brune est tout d’abord investie de valeurs
funèbres dont Héloïse est sans aucun doute, par la tonalité fan-
tastique du récit, le personnage le plus emblématique. Tout en
elle, de ses « yeux sombres » (H 21) ou « bistrés » (H 34) à ses
vêtements, contribue à renforcer l’aspect ténébreux, au propre
389
Le mal d’origine

comme au figuré, que lui donne sa chevelure au « reflet bleu


argenté, presque lunaire, qui enchante et inquiète » (H 22). Par
son dégradé vers le bleu et la référence contextuelle à la lune,
ce noir révèle l’immatérialité mortifère ou, si l’on préfère, la
mort telle que l’imaginaire hébertien se la représente, c’est-
à-dire comme une absence au monde sensible, une absorption
dans les profondeurs inconscientes du songe, une troublante
et fascinante descente aux enfers, « aux portes de la mort » (H
100). Et à cet égard, Amica, Lia ou encore Lydie sont sœurs
d’Héloïse. Car toutes, de façon plus ou moins forte, disent la
mort par leur chevelure. François se noiera dans une matière
hybride, faite de l’eau du torrent et des cheveux d’Amica, « en
un long enroulement, plein de fracas noir et bleu » (LT 62) ;
« heureuse » « lorsque Lia, sans sourire, ni parler, déroulait
gravement ses longs cheveux noirs et luisants » (CB 108),
Catherine espère partager dans cette communion capillaire le
secret de sa belle-sœur, « si noire et violente » (CB 51), et si
avide de se perdre elle aussi « [j]usqu’aux portes de la mort »
(CB 111). Quant à Lydie, dont les noirs « cheveux sont froids »
sous les mains étonnées d’Hélène, elle « joue à être infernale »
(ECS 75).
Mais ces exemples invitent à une certaine prudence dans
l’interprétation. Il serait en effet peu pertinent d’affirmer que la
chevelure brune porte en soi des valeurs inferno-mortifères car,
si cela était le cas, il deviendrait impossible de rendre compte
des évolutions présentes dans les constellations sémantiques
et axiologiques liées à ce motif. Il faut donc considérer la
chevelure comme un lieu corporel dans lequel s’expriment le
regard prégnant de l’Autre et son incidence sur le régime de
présence de la femme. D’où une polyvalence et une instabilité
sous-tendues toutefois par une constante. Les cheveux noirs
manifestent en effet la synthèse d’une intention, celle d’être
390
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

soi-même dans l’expression désinhibée de son énergie vitale,


et d’une appréciation de l’Autre que la libération présupposée
ne peut rendre que violemment ségrégative. La chevelure brune
est donc le plus souvent le signe distinctif de l’altérité, de
l’« inquiétante étrangeté » d’une féminité perçue comme érotico-
mortifère. Amica, Lia, Aurélie Caron, Héloïse, dans un registre
bien singulier, Lydie, Camille Jouve et dans une moindre mesure
Delphine et Rose-Alba, sont des étrangères déclinant, chacune
à leur manière, le paradigme de cette femme noire évoquée à
la fin de Kamouraska, de « cette femme, enterrée vive », dont
« la faim de vivre » (K 250) n’a d’égale que la frayeur qu’elle
suscite. « Amica montre une aisance, une habileté dans les
caresses » (LT 46) qui donnent à sa sensualité une fluidité tout
aquatique et la destinent à n’être que le reflet de l’interdit,
l’objectivation personnifiée du délire éthico-névrotique de
François, projeté et cristallisé dans sa chevelure noire, virant
au bleu et autorisant son assimilation au « diable » (LT 44).
On pourrait dire la même chose d’Aurélie Caron, cette Métisse
aux « cheveux crépus » (K 61), dont tout dans le comportement
heurte les conventions et qui n’est, finalement, pas si différente
de sa maîtresse. Condamnée à une sorte d’exil dans son propre
pays par « [l’]acte d’accusation [...] écrit en anglais » (K 32),
Élisabeth éprouve en elle-même le sentiment d’être « étrangère
et malfaisante » (K 129), et son « chignon noir » (K 130) est à
la mesure du spectacle qu’elle offre aux « notables de Sorel »,
celui de « la vie et la mort dans un tourbillon qui les effraye
et les fascine » (K 131). Étrangère, Héloïse l’est aussi mais à
sa manière. C’est en effet en « maîtresse des lieux » qu’elle
« repren[d] possession de ses biens » (H 98), c’est-à-dire de
son appartement dont on suppose qu’elle a été chassée par la
mort. Sans retenue, elle affiche son « propre désir » (H 99) face
à Bernard qui y succombe, « tombe [à ses] pieds » et « enfouit
391
Le mal d’origine

sa tête dans [s]es jupes » (H 100). Avec son « envie de vivre


qui est très grande et la possède comme une fièvre » (ECS 56),
Lydie Bruneau renoue avec une marginalité moins surnaturelle
mais tout aussi périlleuse. Elle pourrait d’ailleurs se faire le
porte-parole de toutes ces femmes brunes, avec cette mise en
garde formulée devant les enfants Vallières : « L’alerte, c’est
moi. Je suis là devant vous en chair et en os. Le danger public,
la sorcière, c’est moi » (ECS 63).
Émanation des « obscurs et sommeillants soubassements
organiques des instincts », comme dirait Péguy, miroir des
identités et plus encore des identifications, la chevelure brune
est axiologiquement un lieu de convergence saturé du désir et
de la peur de ce désir. Reflet d’une angoisse, d’une fascination
terrorisée et finalement d’un refoulement des pulsions qui lui
sont associées, sa diabolisation et son apparentement aux forces
mortifères semblent s’effriter au fil de l’œuvre, comme si la
femme brune se défaisait progressivement de l’inquiétude des
regards, en partie réconciliés avec cette altérité assumée. Maud,
dans Le Premier Jardin, est « tendue dans une espèce de déter-
mination farouche » (PJ 175) et finit par être « tout occupée à
écouter battre son propre cœur » (PJ 188). La « noire et droite »
(ECS 155) Camille Jouve crée certes un sentiment de culpabilité
chez son amant, mais sa manière d’être, « [p]aisible et libre »
(ECS 157), n’a déjà plus la virulence de beaucoup de person-
nages féminins antérieurs, comme si la force de la femme brune,
dépouillée de ses valeurs infernales et mortifères, se réduisait à
un égotisme assumé. Mais c’est surtout avec Clara, dont le nom
semble à lui seul euphémiser la couleur sombre de sa chevelure,
que la femme brune prend une consistance moins transgres-
sive ou, pour être plus exact, dont la transgressivité prend un
tour moins polémique et s’affranchit des regards soucieux
de contester la différence. Et le choix du qualificatif « noir »
392
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

révèle ici toute son efficacité. Peu approprié pour caractériser


une chevelure brune, cet adjectif permet au texte de jouer sur
l’ambivalence symbolique de la couleur et d’assumer l’intelli-
gence qu’elle entretient avec « le cœur noir de la terre » (AC 61)
qui est, comme le dit si justement Ricœur, « le nom mythique
de notre ancrage corporel dans le monde » (1996 : 178). Avec
Clara, la femme brune consent et adhère au « seul mouvement
du sang de la terre en elle et autour d’elle » (AC 45), même si
la pédophilie de Simmons n’est pas de nature à donner à cette
expérience amoureuse une forme totalement réconciliée. Cela
dit, Clara ne laisse pas vraiment d’héritières dans les derniers
textes. Le désir de vivre de Delphine est bien présent mais
il est fragile et incertain. Et d’ailleurs ses cheveux, auxquels
elle attache, on l’a vu, le plus grand prix, se transforment en
« longs fils noirs » et servent surtout à cacher, comme si la jeune
femme avait du mal à exister au-delà de cette chevelure brune
dont « [e]lle ne fait rien pour écarter les mèches de sa figure »
(ED 14). Un habit de lumière met un étrange point d’orgue à
la rêverie hébertienne sur la femme brune. On y retrouve en
effet bon nombre des propriétés que nous avons pu y déceler :
la soif de vivre, une transgression plus ou moins violente, une
affirmation de soi, la cristallisation du regard de l’homme. Et, de
fait, la brune Rose-Alba Almevida, « rose d’Espagne brûlante et
musquée » (HL 12), se perd dans ses rêves les plus fous, prête à
tout pour parvenir à ses fins. Mais en poussant son personnage
dans une lente, pitoyable et tragique dérive qui passera par le
sacrifice de sa chevelure sur l’autel des rêves de jet set, Anne
Hébert explore davantage les risques et les mirages de cette
brune féminité que sa face conquérante.
La chevelure rousse manifeste des valeurs très proches de
celles véhiculées par la chevelure brune, avec surtout une évo-
lution presque parallèle au fur et à mesure du développement
393
Le mal d’origine

de l’œuvre. D’ailleurs quelques récits manifestent dans le


traitement de la couleur une relative instabilité, tout à fait
révélatrice de cette parenté de signification. Ainsi la chevelure
brune d’Élisabeth est-elle caractérisée, ici et là, par l’adjectif
« fauve » (K 31, K 55) qui évoque le roux12. Dans le même
récit, les cheveux d’Aurélie se réduisent à « deux espèces de
lanières noires » « auréolées d’épines roussies dans le soleil » (K
61). Même Nora Atkins, qui pourrait être considérée comme le
prototype de la femme rousse, a, dans les souvenirs de Nicolas
Jones, des « cheveux brun-rouge » (FB 41). Cette contamination
des deux couleurs se trouve renforcée par la connivence que la
femme brune entretient presque toujours avec le rouge, que ce
soit celui du vêtement ou celui du maquillage. Les « [d]oigts si
bruns » d’Amica détonent sur une « jupe rouge » (LT 51), et la
« longue écharpe rouge » (ECS 63) de Lydie sera reprise comme
en écho par le maquillage excessif et les « lèvres rouges » (ECS
16) de Camille Jouve13. Si la chevelure rousse dit la même
menace d’une énergie vitale plus ou moins incontrôlée que les
cheveux noirs, elle y ajoute cependant une plus forte animalité
qui transparaît dans nombre de comparaisons ou de métapho-
res. Présente dans une des connotations de l’adjectif « fauve »,
cette animalisation évoque « les délires de la luxure, la passion
du désir, la chaleur d’en bas, qui consument l’être physique et
spirituel » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 834). Le roux flambe
en effet de tous les feux d’un désir qui s’affiche dans la violence
de son impureté chez la prostituée Mary Fletcher, laquelle ne
laisse d’ailleurs pas Élisabeth indifférente : « l’image carotte de
Mary Fletcher me brûle de curiosité, de jalousie et de désir »
(K 70). Alors qu’elle danse le fox-trot, sœur Julie « clame
qu’elle est une renarde rousse et que le renard, “par l’odeur
alléché”, désire danser avec elle » (ES 160). La rousse Nora
est comparée à un « renar[d] » (FB 43) puis à « un irish setter »
394
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

(FB 163), avant que sa mère ne la mette en garde contre les


chasseurs à cause de ses « cheveux couleur de chevreuil »
(FB 126). S’il paraît ainsi aussi transgressif, mais plus bestial
et donc plus régressif que celui exprimé par les cheveux noirs,
le désir signifié par la chevelure rousse le doit sans doute au
fait qu’il est plus nettement sexualisé. Les « cheveux couleur de
feu » (FB 162) de Nora Atkins ne sont qu’une évocation méto-
nymique de son corps « avide de toute connaissance terrestre et
marine » (FB 116), soucieux d’avancer sans complexe un désir
d’épanouissement plein et entier :
Mon visage, mes bras, mes jambes, mon ventre avec sa petite
fourrure rousse, mes aisselles rousses, mon odeur rousse, mes
cheveux auburn, le cœur de mes os, la voix de mon silence,
j’habite le soleil comme une seconde peau (FB 111).
Mais là encore, c’est dans le jeu des miroirs identificatoires
ouvert par le regard de l’Autre masculin que la rousseur prend
une enveloppe dysphorique qui brouille la sereine certitude de
Nora d’être une « Ève nouvelle » (FB 118). C’est bien en effet
le regard de l’oncle Nicolas Jones et plus encore la « gifle »
(FB 43) qu’il assène à sa nièce qui gangrènent éthiquement le
désir naissant de Nora en l’enfermant dans la lubricité d’une
rousseur partagée. L’épisode d’Aurore, dans Le Premier
Jardin, est encore plus révélateur de cette dégradation axio-
logique induite par un regard qui transporte le soi hors de
soi. Domestique dans une famille aisée, « pleine de rousseur
lumineuse et bonne à mourir de plaisir », Aurore Michaud
devient pour le jeune fils un objet de désir, dans un vertigineux
miroitement d’« éclairs dansants et roux » (PJ 119).
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais
traite la rousseur de manière très originale, qui oriente vers une
forme de vie féminine plus euphorique. Tout en effet dans ce
395
Le mal d’origine

récit semble tendre vers une sorte de sublimation de la rousseur.


« L’institutrice avait les cheveux roux mousseux qui lui faisaient
une auréole dans le soleil, tandis que ses lunettes cerclées d’or
lançaient des éclairs quand elle bougeait la tête » (AC 15).
La particularité essentielle de ce passage tient à sa capacité
à euphémiser le reflet dont on sait qu’il est, dans l’œuvre
d’Anne Hébert, associé à un danger latent. Par l’interaction
contextuelle, le flamboiement de la chevelure rousse devient
précieux : ici, par la métaphore de l’auréole et l’allusion à l’or
des lunettes, ailleurs, par un rapprochement explicite avec les
bijoux : « Clara […] fut éblouie par tant de lueurs s’échappant
à la fois des cheveux roux de la jeune femme, […] et de toutes
ses bagues ». Le secret de « cette rousseur rayonnante » se trouve
précisément dans ces anneaux qui sont le signe « d’alliances
qu’elle aurait eues avec la terre tout entière » (AC 17), scellant
ainsi une présence réconciliée et consentante au monde, à sa
part de lumière comme à sa part d’ombre. Et cela est si vrai que
l’aventure de Clara sera placée, dans ses prémices, sous une aura
lunaire dépouillée de ses valeurs mortifères par une rousseur
libératoire, même si, nous le verrons, elle n’est évidemment pas
totalement inoffensive :
La beauté de la terre sous la lune rousse faisait pression sur
Clara et semblait exiger d’elle en retour le jaillissement de
sa vie hors d’elle-même et le don entier de sa petite personne
singulière et farouche (AC 35).
Relativement peu fréquente dans les réseaux de caractéri-
sation de la chevelure féminine, la blondeur est une couleur elle
aussi largement ambivalente. La signification de son contenu
prédicatif varie selon les supports lexicaux et les contextes
de désignation. Qualifiée par l’adjectif « jaune », la chevelure
blonde se trouve investie de valeurs dysphoriques que vient
396
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

parfois aggraver la lexie péjorative « jaunasse ». Dans Les


Enfants du sabbat, la Goglue a une « tête jaune » (ES 32) et
sœur Julie évoquera, quelques pages plus loin, ses « cheveux
jaunasses » (ES 111). Dans Un habit de lumière, alors que le
drame avance impitoyablement vers son terme, Rose-Alba se
dit « teinte en jaune » (HL 110). La connotation péjorative est
signe d’une réelle disqualification identitaire que renforce la
très forte instabilité dont est alors affectée la couleur. Ainsi
la chevelure de Philomène laisse apparaître « la racine noire,
mêlée de fils blancs » (ES 111). Même ambiguïté chez cet
être hybride qu’est Céleste Larivière dans Le Premier Jardin.
Affublée d’« [u]ne frange raide de cheveux jaunes » (PJ 23),
elle « [s]e promène toute nue. Cheveux blonds, aisselles et pubis
noirs » (PJ 25). Cette indétermination, ce flottement prédicatif
trouvent matière à se renforcer dans certaines convergences.
Ainsi le « blond vénitien » (ECS 9) de Pauline Vallières accom-
pagne-t-il sa transformation virile et sa lente dérive minérale
vers la mort. Rose-Alba Almevida rêve quant à elle de devenir
blonde pour libérer « [t]oute une splendeur dorée sortie de
l’ombre comme un soleil éclatant, trop longtemps tenu captif »
(HL 48). Or, cette teinte, qui n’est qu’un des nombreux simu-
lacres que met en scène ce récit, marque une étape importante
sur le chemin qui conduit de l’identité rêvée de la « vraie star »
(HL 51) à l’identité dévoyée de la « blonde prostituée » (HL 96),
du défaut de présence à la présence abjecte, dont la violence
et la cruauté sont suggérées métaphoriquement par des images
d’agression. Si la tête de Pauline a « l’air épineux d’un chardon
blond vénitien » (ECS 9), la « petite tête blonde » de Rose-Alba
« se dresse et se hérisse » (HL 51). La menace de la blondeur
apparaît encore plus nettement dès lors qu’elle est contaminée
par le blanc. C’est ce qu’illustre, dans Les Fous de Bassan, la
chevelure des jumelles Pat et Pam, dont il est « [i]mpossible de
397
Le mal d’origine

savoir si des cheveux blancs se mêlent aux blonds. Ont toujours


eu ce reflet argenté, presque lunaire » (FB 18). On retrouve ici
la symbolique attachée à la lune et sa profonde connivence avec
la mort que viendra confirmer Perceval lorsqu’il notera : « Le
souffle doux de leur respiration. On pourrait croire qu’elles
ne respirent pas. Leurs tresses blondes, presque blanches, ne
respirent pas non plus » (FB 140).

Le teint féminin
Le teint constitue le dernier invariant de caractérisation mis
en œuvre dans les représentations hébertiennes de la femme.
Il sert de support à un réseau sémantique différentiel à trois
termes : pâle versus coloré ou doré versus mat ou foncé.
La pâleur se trouve convoquée comme élément discriminant
dans les portraits de femmes dont les processus d’identification
sont obérés par les comportements coercitifs d’autrui. Après
de longs mois passés à essayer de ressembler à l’image que
son mari Michel veut lui imposer, Catherine s’écrie : « Ai-
je assez pâli et langui dans ces deux chambres de bois ? »
(CB 91.) On pourrait dire la même chose d’Aurélie, la servante
d’Élisabeth, dont le visage est « d’une blancheur livide »
(K 61), « blême » (K 63), et qui reconnaît « [avoir] toujours
eu un teint de prisonnière » (K 61). La pâleur des jumelles Pat
et Pam, « presque blanches » (FB 140), et de leur tante Irène
Jones, à la « peau blême » (FB 44), surdétermine la sclérose de
leur corps et leurs cheveux contraints, pour signifier la même
aliénation, la même pauvreté de vie, la même non-vie, que
confirme évidemment Héloïse, « [t]rop belle, trop pâle, terrible »
(H 99). La pâleur n’est pas toujours le signe de cette inaptitude
foncière et quasi définitive à la vie. Elle peut, plus largement,
signaler toute forme de souffrance existentielle, de présence
398
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

problématique. Parce qu’il approfondit la méditation héber-


tienne sur « la destinée amère des filles » (PJ 104), Le Premier
Jardin ne peut qu’accorder une place privilégiée à cette pâleur
qu’ont en partage beaucoup de ses personnages féminins, et
dont on pourrait relever les très nombreuses occurrences sous
différents habillages lexicaux (« pâle », « pâleur » ou « blanc »).
En s’opposant au « teint cuivré » (PJ 79) des vrais premiers habi-
tants du pays, cette pâleur témoigne de l’identité perdue et de la
difficulté à vivre l’exil tant géographique que généalogique et
historique. Dans l’Enfant chargé de songes, la mère tyrannique
qu’est Pauline manifeste une « pâleur extrême où les rousseurs
paraissaient sombres » (ECS 9) et se révèle ainsi autant victime
que bourreau. Elle est rejointe dans son aliénation par Delphine
mais aussi par l’homosexuel Miguel Almevida qui ont tous les
deux la même peau « blanche » et « transparente » (ED 59 ;
HL 13) qui dit assez leur fragilité, leur rejet hors de la vie.
À l’opposé de la pâleur, le teint coloré permet l’élaboration
d’un paradigme de femmes non plus lunaires mais solaires,
capables d’affirmer une volonté forte de vivre et de s’épa-
nouir en rompant avec les forces aliénantes d’un environne-
ment contraignant. Exemplaire est à cet égard la mutation de
Catherine. Après s’être « laissée colorer doucement par l’été »
méditerranéen (CB 156), elle reviendra afficher devant son mari
Michel « une joie répandue sur sa peau à l’éclat de capucine »
(CB 189). Avec sa « chair rayonnante » (K 47), Élisabeth
apporte à ce teint coloré une dimension singulière. Nulle trace
ici des effets d’une vie naturelle ensoleillée. D’ailleurs le visage
d’Élisabeth est plus souvent rouge (K 34, 35, 68, etc.) que
vraiment cuivré, comme si s’exaspérait le coloré, plus fortement
marqué par la transgression, dans une dérive qui annonce la
matité. L’une « cuivrée dans le soleil » et l’autre « dorée comme
le miel » (FB 50), Nora et Olivia Atkins manifestent par leur
399
Le mal d’origine

teint lumineux une même présence pleine et une même intense


volonté de vivre. Mais leur trajectoire narrative, inversée par
rapport à celle de Catherine, les conduit à un échec que viendra
sanctionner tout logiquement cette pâleur que les jumelles Pat
et Pam ne manqueront pas de rendre dans les portraits qu’elles
feront d’elles quarante-six ans après leur disparition : « Des
yeux de violette et d’outremer. Des masques blêmes sur des
faces absentes » (FB 37).
Fréquemment associé à la chevelure brune et aux vêtements
noirs, le teint mat permet de constituer le paradigme des
femmes14 dont l’aspiration à la vie, régie par la seule force du
désir, est d’une telle violence qu’elle en devient destructrice.
« [L]ongue fille de terre cuite » (CB 103), Lia est « envahie
par une espèce de stupeur triste qui la ternissait, peu à peu, la
séchait comme un vieux coup de soleil » (CB 104). Sa matité
trouve d’ailleurs un écho dans ses « toiles chaotiques, sanglantes
et charbonneuses » (CB 113) qui, par les références au calciné,
en renforcent les potentialités mortifères que confirme la voix
narrative en comparant le frère et la sœur « à deux santons de
bois noirci » (CB 136). Par sa « peau mate » (ECS 21), Camille
Jouve n’exprime certainement pas cette mélancolie angoissée
voire névrotique, mais son teint et sa silhouette sombres, avec
ses « épaules tendues de noir » (ECS 15), en font, aux yeux de
Julien, un personnage finalement trouble et dérangeant par sa
capacité à assumer un hédonisme affranchi des conventions.
L’œuvre d’Anne Hébert se montre alors d’une très grande cohé-
rence discursive en faisant du teint sombre l’une des propriétés
de la figure de l’étrangère, qui véhicule toutes les menaces d’une
extra-territorialité15 dont on essaie de se protéger, à l’instar
de ces habitants qui ne laissent à la femme noire de la fin de
Kamouraska « que des portes fermées et le désert de terre battue
dont sont faites les rues » (K 250). Il en va ainsi d’Amica, dont
400
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

les « mains colorées » (LT 38) sont indissociables de son statut


de colporteuse, ou encore d’Aurélie Caron, dont le « petit visage
kalmouk » (K 62) dit à sa manière son appartenance au monde
extérieur de Sorel. Étrangère, Clara Laroche le devient bruta-
lement aux yeux de son père. Pour rejoindre le Lieutenant, elle
« file la campagne criblée de soleil, la nuque grillée, les bras,
les mollets » (AC 39), et après son aventure, elle montrera à
Aurélien la « petite face brûlée » d’« une femme étrangère qui
lui était contraire » (AC 86), avec « quelque chose d’ardent et
de consumé » (AC 85). Le teint sombre ne fait qu’exaspérer le
coloré et renoue ainsi, à sa pointe extrême, avec les valeurs du
calciné, pour porter témoignage d’un consentement au monde
ambigu et lourd des menaces de l’individuation, toujours
douloureuse et problématique.

Le corps masculin
Le système de caractérisation de l’homme semble beaucoup
moins complexe que celui de la femme, si bien que face à toute
une typologie de femmes aux multiples paradigmes irréductibles
l’un à l’autre, apparaît une sorte de « modèle », presque unique,
d’homme. L’idéologie hébertienne semble en effet se complaire,
au-delà de quelques spécificités propres à chaque œuvre, dans
une image masculine figée, stéréotypique, telle que l’évoque
madame Rolland : « un seul homme renaissant sans cesse de
ses cendres. Un long serpent unique se reformant sans fin, dans
ses anneaux. L’homme éternel qui me prend et m’abandonne à
mesure » (K 31). Mais là ne s’arrêtent pas les différences. Car
si la femme signifie par tout son corps, ses cheveux, son teint,
qui renvoient à sa nature profonde et révèlent son rapport à soi
et au monde, l’homme hébertien pose sa présence plus par ses
comportements que par sa réalité physique. Pour simplifier, on
401
Le mal d’origine

pourrait dire que la masculinité s’inscrit essentiellement dans


le faire alors que la féminité relève plutôt de l’être.

La morphologie masculine
Le support de caractérisation le plus fréquemment utilisé
concerne la stature, et permet le développement du système
sémantique suivant : longiligne versus tassé versus gras.
L’homme est très généralement grand, maigre, voire
dégingandé. Cela est d’abord vrai des jeunes gens qui sortent
de l’adolescence et abordent l’âge adulte. Ainsi les principaux
personnages masculins des différents romans, Michel (CB 99),
George Nelson (K 125), Joseph (ES 98), Bernard (H 13),
Stevens (FB 28), Raphaël (PJ 184), Julien (ECS 81), ont peu ou
prou la même morphologie que le Lieutenant anglais, « [g]rand,
maigre, osseux » (AC 45), ou encore que Jean-Éphrem de la
Tour, avec « [s]es longues jambes, ses longs bras » (HL 69)16.
Toutefois cette « haute taille » (PJ 184) voit sa valeur sémantique
s’enrichir considérablement dès lors qu’elle apparaît dans les
contenus prédicatifs appliqués à des hommes d’âge plus avancé,
aux pères. Il y a là un trait essentiel de la présence masculine
qui associe la verticalité à la domination et au pouvoir. Pour
se convaincre de cette corrélation, il suffit d’évoquer le père
de Michel, dont la « grande hauteur » est clairement associée
à son statut social de seigneur et à l’autorité paternelle qu’il
exerce sur son fils, « loin derrière, tête basse, accablé sous le
poids de la gibecière » (CB 29). On pense encore au « corps
long et maigre » (ES 65) d’Adélard ou bien à la « haute taille »
(PJ 148) de M. Éventurel.
Cette corrélation entre grande taille et pouvoir masculin
est si forte que si le second est menacé, la première s’efface
et cesse d’être l’attribut de l’homme. Agonisant et tout entier
402
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

soumis au pouvoir de sa femme et de la servante Florida, Jérôme


Rolland, qui était déjà un « petit homme doux » (K 10), « se fait
plus petit encore » (K 14). Humilié par Lydie Bruneau, Alexis
Boilard s’efforce de « retrouv[er] en lui l’image qu’il s’était
toujours faite de sa petite personne ombrageuse et virile » (ECS
53). D’autres personnages de grande taille semblent se tasser
face à ce qui constitue pour eux une perte de pouvoir. Le père
Léo-Z. Flageole « tente de reculer, se recroqueville, les genoux
au menton », devant sœur Julie qui « le domine de toute sa
taille » (ES 102). Le pasteur Nicolas Jones, dont les policiers
menacent l’image auprès des membres de la communauté de
Griffin Creek, se présente alors avec « [s]a haute taille ramassée,
sa grosse tête encore plus près des épaules que d’habitude »
(FB 163). John Brown voit s’effriter son pouvoir paternel,
battu en brèche par l’insolence de son fils Stevens qui le redé-
couvre, à son retour des États-Unis, « plus voûté que jamais »
(FB 159). Le tassement physique est donc aveu de faiblesse,
signe de renoncement à un pouvoir d’homme. Face aux
penchants homosexuels de son fils Miguel et aux foucades de
son épouse, Pedro Almevida affiche un pouvoir masculin qui
est finalement largement incantatoire : « Je suis le Père, le Mari,
le Pater Familias » (HL 36), ou encore : « C’est moi le mari,
le père, le maître de maison » (HL 46). Certes, ses « grandes
moustaches noires, bien effilées » (HL 36), sa main « rude et
virile » (HL 21) et « ses biceps […] à point » (HL 81) pourraient
faire illusion. Mais comme tous les autres personnages, il
n’échappe pas à l’ironie toute flaubertienne de ce récit. Sa
solidité est aussi antiphrastique que son prénom et il doit se
résigner à son propre affaiblissement : « Je ne suis pas le père.
Il n’est pas le fils. Il dort. En rêve, il s’arme contre moi. Il faut
qu’il croisse et que je diminue. C’est écrit » (HL 71). Et c’est
403
Le mal d’origine

« [t]ête basse » (HL 77) qu’il finit par s’endormir au café, « la


tête sur [s]es bras, comme une bête morte » (HL 78).
Face aux hommes grands et longilignes qui forment
l’essentiel du paradigme masculin hébertien, les gros consti-
tuent un groupe moins nombreux et ils sont générateurs d’une
certaine forme de répulsion. Ainsi Antoine Tassy correspond-
il à l’image qu’Élisabeth se faisait des garçons, à savoir des
« petits cochons endimanchés » (K 65). « Ce géant blond »
(K 70), « [u]n peu trop gras peut-être » (ibid.), est d’une sen-
sualité primaire qui ne manque pas d’effrayer sa jeune épouse
tout en la fascinant : « le roi de la vase vient vers moi. Me
traînera par les cheveux, me roulera avec lui dans des fon-
drières énormes, pour me noyer » (K 174). Jérôme Rolland,
« petit homme doux qui réclame son dû presque tous les soirs,
avant de s’endormir, jusqu’à ce qu’il en devienne cardiaque »
(K 10), finit par abandonner « [s]on corps de crucifié trop gras »
(K 38) aux mains de Florida, afin d’« être soi-même, malade
et répugnant » (K 15). Après s’être voûté, tassé, le pasteur
Nicolas Jones poursuit sa lente déchéance et deviendra, seul
dans son presbytère, « [c]et homme […] vieux, grotesque, trop
gros » (FB 34), dont il ne peut parler qu’à la troisième personne
du singulier. Dans le même récit, l’un des deux policiers qui
viennent interroger Stevens est évoqué par Perceval en des
termes exempts de toute nuance : « Gras et luisant dans son
trench-coat sale. Il sent les cabinets » (FB 162).

Verticalité et violence paternelle


Si la grande taille reste l’attribut masculin le plus fréquent,
c’est qu’elle est fortement solidaire de comportements corréla-
tifs qui en explicitent les contenus axiologiques et sont mis en
scène dans cette configuration narrative récurrente du conflit
404
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

père-fils. C’est pourquoi le père hébertien, quand il n’est pas


absent, associe très souvent à sa maigre verticalité une violence
protéiforme dont les fils hériteront. Car le modèle paternel
véhiculé par l’œuvre d’Anne Hébert est consubstantiellement
lié à la polémique et au conflit17. Encore enfant, Michel se
plaint auprès de Catherine d’être malmené par son père qui
« l’obligeait à porter la gibecière lourde d’oiseaux blessés »
(CB 30). Et cette violence, dont le fils n’est pas la seule victime,
est confirmée par l’oncle de Catherine, qui évoque avec colère
« toute la campagne ravagée par un seul seigneur, des bêtes
blessées pourrissant dans les fourrés et des filles pures rendues
mauvaises en une seule nuit » (idem). La violence physique du
père prend un tour paroxystique dans une scène des Fous de
Bassan, sous les yeux apeurés d’Olivia :
Un homme en haut de la falaise siffle très fort entre ses doigts
pour appeler le petit garçon. Sans lever la tête le petit garçon
continue de marcher sur les algues. L’homme siffle de plus
en plus fort. Sa silhouette longue et voûtée se détache en
noir sur le ciel. Il agite maintenant les bras. Le petit garçon
s’obstine à suivre la ligne des algues sur le sable. Il faudrait
le prévenir tout de suite avant que l’ouragan ne se forme
là-haut et ne se mette à dévaler la pente, dans un nuage de
sable et de cailloux. […] John Brown a rejoint son fils, le
saisit au collet. Il le secoue comme un arbre dans la tempête
(FB 206).
Le père, grand et longiligne, apparaît ici comme une émanation
des forces élémentaires dans lesquelles son corps puise une
sauvage et explosive énergie. Le fils en gardera un souvenir
aigu, qui le fera s’interroger, quelques années plus tard, sur la
pérennité de cette agressivité paternelle : « les colères de mon
père le réchauffent-elles toujours, l’empêchant de sombrer
405
Le mal d’origine

tout à fait dans l’ennui et le mépris ? » (FB 61.) La violence


exercée par Pedro Almevida sur son fils Miguel hésite entre
agression proprement physique et contrainte morale. En cassant
la poupée avec laquelle son fils joue (HL 41), le père refuse
toute une évolution de Miguel qui, dans ses rêves, transpose
cette violence matérielle destructrice en brutalités corporelles :
« La nuit, je fais un rêve […]. Je me couche par terre. Je me
prépare à être battu » (HL 56). Il arrive que ce ne soit pas le père
mais des substituts, tels que les enseignants, qui exercent cette
violence. Ainsi dans Kamouraska, « [l]’abbé Foucas, exaspéré
par l’air arrogant et méprisant du garçon [George Nelson], le
bat sauvagement avec un bâton de hockey » (K 125).
Quand elle n’emprunte pas les voies de la répression
physique, la violence paternelle condamne, exclut et rejette,
se faisant le facteur essentiel de la sortie hors de l’éden de
l’enfance. Dans Les Enfants du sabbat, « lorsque le père livre
combat à la mère, il chasse impitoyablement les enfants du sac
de couchage » (ES 85). Même si les motifs du père de George
Nelson ne sont pas sans noblesse, puisqu’il souhaite que sa
descendance reste fidèle à la Couronne britannique, les enfants
vivent leur rejet hors de la maison familiale comme un tour-
ment. Et un tourment d’autant plus fort qu’il est moins dû à la
séparation qu’au très fort sentiment de culpabilité que génère
la relation père-fils. C’est d’ailleurs pourquoi le texte établit
une étroite corrélation entre l’acte du père et une faute (le vol)
qui, pour métaphorique qu’elle soit, n’en donne pas moins à
cet exil une profondeur inattendue : « Chassé, votre père vous
a chassé de la maison paternelle […], avec votre frère et votre
sœur, comme des voleurs. Trois petits enfants innocents, traités
comme des voleurs » (K 128). Dans Les Fous de Bassan, « [l]e
père a usé de son droit de correction et le fils s’est défendu »
(FB 94). Si bien que Stevens doit s’exiler aux États-Unis, car
406
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

« [i]l s’agissait de faire vite avant que le père ne reprenne ses


esprits et ne prononce la sentence de malédiction » (idem). Les
derniers romans d’Anne Hébert tendent à confirmer le rejet
des fils par les pères dans un exil sans doute plus intérieur que
territorial, avec cependant une égale douleur. La faiblesse de
caractère dont fait preuve le Lieutenant anglais le condamne
à être rejeté dans les forêts canadiennes par une communauté
familiale qui revêt, grâce aux réseaux métaphoriques de la
verticalité et des puissances naturelles, tous les attributs de la
présence paternelle :
Un jour, les grandes personnes se sont dressées en une haute
futaie, au cœur d’une noble demeure du West End. On pou-
vait voir leurs têtes d’épouvante hissées au faîte des troncs
immenses. Ne découvraient leurs faces obscures, parmi les
frondaisons du plafond, ne se penchaient sur un petit garçon
malingre qu’en cas de reproche et de courroux (AC 54-55).
Aussi différents que le Lieutenant, même si le contenu de cette
différence n’est pas le même, Édouard Morel puis Miguel
Almevida se heurtent au même ostracisme violent du père. Le
premier, privé de cette « grande taille » qui fait les hommes, est
refusé à la fois par le père et par la mère : « [t]rop petit » (ED 137)
dès sa naissance, il est « trapu et noir » (ED 26), condamné à
l’exil temporo-spatial dans « l’espace vide » (ED 131), « la mer
gelée » (ED 132) de la « médiocrité de [s]oi » (ED 138). Quant
à Miguel, c’est son évolution homosexuelle qui le conduira à
son exclusion, d’abord sous la forme de la fugue, pour fuir « cet
étranger dans la maison » (HL 43) qu’est devenu le père, puis
sous celle, irréparable, du suicide auquel contraint la conscience
d’être « [c]hassé de partout » (HL 136). La verticalité masculine
et surtout paternelle n’en finit donc pas de s’embraser, livrée à
des flambées de violence qui blessent et excluent. « [M]échants
407
Le mal d’origine

par force, eux-mêmes soumis à la force » (FB 87), les pères


s’enferment, et les fils avec eux, dans une rivalité dont le ressort
est, on l’a vu, largement mimétique.
Par ses riches et nombreuses variations prédicatives codi-
fiées par le discours narratif, le corps permet et atteste l’accès
à « l’existence sémiotique » (Landowski, 1989 : 67) grâce à sa
capacité à produire des différences. Or, comme le note Ricœur,
« ce que la sédimentation a contracté, le récit peut le redé-
ployer » (1996 : 148), si bien qu’il convient maintenant de se
déplacer sur le plan syntagmatique pour évaluer la manière dont
le corps participe à cette production de différences au regard
de « [l]a dialectique de l’innovation et de la sédimentation »
(ibid. : 147) inhérente à toute syntaxe identitaire. Le corps est
en effet, chez Anne Hébert, le vecteur de mutations existentiel-
les et ontologiques majeures dès lors qu’il s’inscrit dans des
configurations narratives capables d’inaugurer une présence
euphorique hors de la violence entropique et déstructurante qui
ravage les relations intersubjectives.

LA COLÈRE : VERS DES FORMES DE VIE EUPHORIQUES ?


Comme le rappelle Landowski, « l’assomption, par le sujet,
de sa propre identité en tant que figure distincte et singulière
passe nécessairement par la médiation – le détour – d’une
négation » (1997 : 128). La colère, dont la récurrence dit assez
la richesse et l’intérêt dans l’œuvre d’Anne Hébert, propose
précisément des stratégies et des parcours de négation suscep-
tibles de réorienter certains personnages vers une forme d’agir
corporel soucieux d’échapper à la spirale dissolvante de la
violence indifférenciée. Elle témoigne d’une « intentionnalité,
articulée ou diffuse », qui structure et révèle des « projets de vie
mis en acte » (ibid. : 58) et par là même fondateurs d’un sens
408
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

identitaire. Mais il reste que ce mouvement polémique, dont


les implications émotionnelles, sensibles et somatiques sont
considérables, doit obéir à un certain nombre de conditions,
notamment dans son déroulement syntaxique, pour permettre
« l’émergence du sentiment d’identité » (ibid. : 16).
Comme l’ont démontré Greimas (1983 : 225-246), puis
Fontanille (1997 : 85-120), la figure de la colère repose sur
une organisation syntagmatique mettant en jeu quatre moments
susceptibles de « recevoir [chacun] une définition modale »
(ibid. : 87) et articulés logiquement les uns aux autres :
attente fiduciaire → frustration → mécontentement →
agressivité
La colère révèle par ailleurs « un sujet dont les relations avec
les systèmes de valeurs sont modalisées, aspectualisées et sensi-
bilisées » (ibid. : 85). L’efficacité identitaire de la colère, c’est-
à-dire sa capacité à faire émerger un sujet de faire, actif et pré-
sent à soi et au monde, est donc étroitement corrélée, d’une part,
à la manière dont chaque récit agence les différents constituants
du syntagme et, d’autre part, aux relations axiologiques sous-
jacentes. C’est de l’exploration des potentialités ouvertes par les
parcours modaux des personnages ainsi que des variations des
arrangements syntagmatiques de la colère que l’œuvre d’Anne
Hébert tire une part de sa portée et de son sens.

La colère en échec : dérives et impuissances


Nombreux sont les récits d’Anne Hébert dans lesquels le
substrat idéologique sanctionne dysphoriquement le déploie-
ment et les conséquences de la colère en termes de conquête
identitaire. Quelles sont donc les failles qui rendent inopérant
ce sursaut passionnel ? Sont-elles différentes selon le sexe des
personnages ?
409
Le mal d’origine

Dans « Le Torrent », François est la proie de mouvements


passionnels d’une rare violence rendue par des termes tels que
« révolte » (LT 28) ou encore « haine » (LT 32). Cette agitation
est due à une tension devenue insupportable. En effet, l’attente
propre à toute relation mère-fils suscite nécessairement une
tension liée au manque présupposé par l’attente elle-même,
mais qui reste supportable tant qu’elle demeure équilibrée par la
confiance de l’enfant, escomptant la liquidation de ce manque.
Or Claudine trahit son rôle de mère et annule ainsi tout espoir
de réduction du manque. L’équilibre tensif qu’avait créé l’at-
tente est donc déstabilisé par la frustration, libérant ipso facto
l’énergie inhérente à cette tension de l’attente confiante. Mais
face à l’insatisfaction imposée par sa mère, François n’a pas les
moyens d’affirmer son désir d’émancipation et d’autonomie,
ni même d’orienter son mécontentement vers l’agression.
L’extrême intensité de son état passionnel et surtout sa très
forte charge éthique culpabilisante18 lui imposent de se trou-
ver en quelque sorte un relais modal susceptible notamment
d’assumer les diverses manifestations somatiques de sa
colère et, finalement, de se substituer à lui dans la phase de
l’agression. C’est cette vacance modale que vient combler le
cheval Perceval :
Je ne me rendais pas compte que cela m’était insupportable de
constater une haine aussi mûre et à point, liée et retenue, alors
qu’en moi je sentais la mienne inférieure et lâche (idem).
L’adjectif « insupportable » revêt ici une grande importance
car il permet d’entrer plus à fond dans le drame identitaire de
François par la double dérégulation tensive qu’il induit. À celle
ouverte dans les relations intersubjectives mère/fils s’ajoute
le déséquilibre né du conflit entre deux images de soi, dont le
résultat est précisément de neutraliser l’émergence d’un sujet
410
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

actif. La frustration est en effet toujours plus ou moins liée,


chez Anne Hébert, à une humiliation, à une dévalorisation de
sa personne19, comme si le sujet se sentait responsable et cou-
pable de la rupture du contrat tacite établi par la seule mise en
présence d’une instance parentale et d’un enfant. Nous sommes
là à un point nodal du syntagme de la colère qui peut alors
s’orienter différemment et enchaîner ses constituants de manière
relativement contingente : selon la force de l’état passionnel, la
frustration peut ou bien conduire à la détresse, à l’amertume,
ou bien à la colère proprement dite (Fontanille, 1997 : 86-90).
Or François est incapable d’assumer une relation polémique
compensatoire pleinement personnelle et reste habité par une
énergie désormais privée d’exutoire. Cette tension, devenue en
quelque sorte intransitive, est traduite métaphoriquement dans
le récit par le bruit du torrent, tout entier enfermé dans la tête
du personnage.
Le parcours intersubjectif de François est donc très com-
plexe et explique pour une large part l’ambiguïté même du
récit. Déroutée de son objet, la colère de François n’a d’autre
issue que de se développer en extension et de dériver vers une
violence entropique. Colère errante tout d’abord, impatiente
de se trouver un objet afin de réguler la tension née de la frus-
tration. La querelle avec les colporteurs est à cet égard très
révélatrice : elle n’est en effet pour François qu’un simulacre
passionnel et vicariant dont le but est d’éprouver la tension
du corps, de donner à ce dernier l’occasion de somatiser le
mécontentement :
Je sens mes muscles durs et le souffle robuste de ma poitrine.
Je vais, enfin, pouvoir mesurer ma force en chassant ces in-
trus ! D’un coup d’œil je constate qu’ils ont coupé du petit
bois. Ils campent chez moi ! [...] Ô ma colère, assemble tes
puissances certaines ! (LT 38.)

411
Le mal d’origine

Mais cette colère est au service d’un calcul qui transforme la


relation polémique qu’elle instaure en une vengeance indirecte.
De fait, François projette de « [p]osséder et détruire le corps et
l’âme d’une femme » (LT 37), se maintenant ainsi dans le conflit
axiologique initial imposé par la mère : l’interdit de la chair.
Contaminée par le désir sexuel, la colère de François retrempe
sa tension dans l’énergie première et créatrice, bonne mais
lourde des menaces de l’informe et du désordre originels dont
elle a fait surgir l’Être. Elle entre dans le cercle vicieux de la
violence mimétique, réciproque et collective, si bien qu’Amica
n’apparaît plus que comme un substitut de la communauté
sociale, désireuse de se venger à son tour :
La montagne doit être cernée. Les policiers et leurs chiens-
loups me guettent. Amica m’a vendu. Elle me rend bien la
pareille, la marchandise que j’ai payée argent comptant au
colporteur. Je suis vendu à mon tour (LT 60).
« Je ne perçois pas de stabilisation » (idem), confie alors Fran-
çois. Comment mieux dire l’incapacité de sa colère à rétablir un
équilibre dans la relation : la vengeance de substitution, incer-
taine quant à sa cible, bouleverse définitivement l’ensemble des
échanges humains et ôte à la colère toute valeur résolutoire. Le
désordre entropique qu’elle contribue à perpétuer ne fait qu’ag-
graver sa nature de péché, et l’énergie qui l’a suscitée, impuis-
sante à se fixer, est condamnée au retour sur soi-même dans la
fusion suicidaire avec les forces élémentaires dont elle est issue
et auxquelles elle n’a su ou pu donner visage humain.
La colère de George Nelson, dans Kamouraska, se distingue
de celle de François par la démultiplication et la complexité
de ses rouages. Tout d’abord, le tempérament colérique, voire
révolté, de George Nelson, qui s’insurge contre tout ce qui
heurte ses convictions humaines et morales de médecin, est
412
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

instrumentalisé par Élisabeth. Elle accuse son mari de lui


avoir « donné un coup de poing dans le ventre », espérant une
réaction de son amant : « Plus que son désir, je veux exciter sa
colère. Quand on appréhende ce que cela signifie que la colère
de cet homme. Quand on pressent le déchaînement possible de
cette colère » (K 136). Colère par procuration en somme, qui
s’explique aussi par le fait que les codes sociaux interdisent à
une femme de donner à sa haine les formes envisageables dans
la sphère masculine. Si bien qu’Élisabeth utilise la propension
colérique de George Nelson pour se venger d’Antoine Tassy :
Je voudrais l’apaiser, m’excuser de l’avoir réduit à une telle
extrémité de rage. Et, en même temps, une joie extraordinaire
se lève en moi. Me fait battre le cœur de reconnaissance et
d’espoir. Toute haine épousée, me voici liée à cet homme,
dans une seule passion sauvage (idem).
Or, par son ancrage dans la pseudo-sainteté de Nelson, ce calcul
contractuel, cette « sainte colère partagée » (K 121), imposent à
Élisabeth de donner à sa vengeance le masque, nécessairement
grimaçant et parodique, d’une œuvre juste et compensatoire :
Chassé si tôt de la bonté du monde, allez-vous, d’un coup,
réintégrer votre royaume perdu ? [...] Punir les méchants,
récompenser les bons. Délivrer la princesse suppliciée, ter-
rasser le dragon féroce qui la tient captive. Justice, justice,
justice… (K 164.)
Mais l’équilibre tensif ainsi recherché est totalement inacces-
sible dans la mesure même où le meurtre d’Antoine repose,
pour chacun des deux amants, sur des valeurs incompatibles,
d’autant plus agissantes qu’elles demeurent dissimulées. Ainsi le
moteur de la colère de George Nelson à l’égard d’Antoine Tassy
est la jalousie, mais une jalousie en quelque sorte dédoublée.
413
Le mal d’origine

Car la jalousie de l’amant, cohérente avec le projet d’Élisabeth,


est débordée par la frustration de l’étranger exclu de toute
possession par un autochtone dont le comportement est perçu
comme ségrégatif. C’est dire que, pour George Nelson, le
meurtre d’Antoine Tassy est moins un moyen de libérer
sa maîtresse qu’une tentative mégalomaniaque de justifier
sa présence au monde par l’affirmation d’une possession et plus
encore du pouvoir fou de se rendre enfin « [m]aître de la vie et
de la mort » (K 234). Là s’opère l’ultime conversion : présumées
rééquilibrantes, les forces polémiques mises en mouvement par
Élisabeth se retournent contre elle et sapent tout un versant de
son projet en la privant définitivement de son amant. Car « [l]a
sainte barbarie20 » (K 158) assumée par George Nelson implique,
là aussi, une dérégulation absolue et définitive des échanges.
Loin de réorienter son énergie vers une relation euphorique à
soi et à l’Autre, l’impulsion criminelle l’absorbe au contraire
et la dissout dans cette « étrange alchimie du meurtre entre
les deux partenaires » (K 240), qui laisse « une impression de
dépossession, de faiblesse extrême » (K 222). Consumée et
affaiblie, l’énergie s’évanouit, cédant la place à une présence
solitaire et vide que le texte suggère efficacement par la crainte
d’Élisabeth de voir le suicide se substituer au crime en une
dangereuse équivalence : « Allez-vous encore […] éviter de
sacrifier Antoine ? Tourner l’arme contre vous ? Le crime est
le même » (K 164). Et cette absence à soi que viendra figurer
l’exil territorial de Nelson sera aussi le lot de madame Rolland,
condamnée à une sempiternelle relégation dans le hors-temps
et le hors-lieu du désert de neige et de glace du Kamouraska
de ses fantasmes anamnésiques.
Même si un certain nombre de traits caractéristiques s’y
maintiennent, L’Enfant chargé de songes marque un tournant
dans la manière dont est envisagé l’échec de la colère masculine.
414
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

Ce récit offre en effet l’exemple de colères avortées, dont la


réalisation repose sur des syntagmes incomplets. Contraire-
ment aux autres récits, on doit en effet parler ici des colères
de Julien Vallières, cette démultiplication étant le signe même
de l’impuissance de ce mouvement passionnel à prendre une
valeur inchoative. Par ailleurs, si l’on en juge par le lexique qui
est parfois utilisé, ces colères ont une intensité plutôt faible qui
les rapproche du caprice d’enfant : certains termes de Camille
Jouve, tels que « renfrogné » (ECS 21) ou encore « grognon »
(ECS 143), sont à cet égard significatifs. Considérons, à titre
d’exemple, la première manifestation colérique de Julien.
Installé à une terrasse de café en compagnie de Camille Jouve,
il éclate soudain :
Elle rit si fort qu’il se lève, outragé, et lui jette à la figure
une agressivité retenue depuis son arrivée à Paris et qu’il
déballe très vite.
– Tout est trop ancien, ici, trop vieux, le passé nous
étouffe, c’est trop petit surtout, votre Seine, on dirait un
ruisseau, vos forêts ont l’air de parcs bien ratissés, et puis le
sel n’est pas salé, ni le sucre sucré, trop de monde, trop de
voitures, trop pollué… (ECS 21.)
Le mécontentement échappe momentanément à l’inactivité de la
bouderie, s’exprime somatiquement par le corps qui se lève, et
se trouve relayé par une agression exclusivement verbalisée. Si
l’on s’en tient aux seuls propos explicites de Julien, sa colère est
due à la déception que lui a causée l’environnement parisien et
au rire de Camille qu’il juge ironique. Mais il s’agit de prétextes
qui cachent les vraies causes de cette colère. D’ailleurs Camille
elle-même hésite sur les raisons du mouvement d’humeur de
Julien : « Votre nœud papillon vous gêne ? À moins que ce ne
soit moi qui vous dérange ? » (Idem.) La jeune femme ne croit
415
Le mal d’origine

pas si bien dire ! Car, en vérité, la colère de Julien trouve sa


véritable explication non dans un quelconque comportement
déplaisant de Camille mais dans son être même, et on pourrait
fort bien résumer cette attente déçue de la façon suivante :
Camille n’est pas Lydie. C’est ce qui ressort clairement de la
confrontation implicite des yeux des deux jeunes femmes, qui
précède très directement l’explosion de Julien :
Cette femme a des yeux d’agate, veinés de marron et de
vert. Elle est si près de lui qu’il peut voir le grain de sa peau
mate.
Il s’entend dire très clairement, en détachant chaque mot,
sur le ton d’une déclaration sans appel :
– Lydie avait les yeux parfaitement verts comme des
raisins verts ! (ECS 21.)
Autrement dit, la frustration de Julien tient à ce que Camille
fait l’objet d’une reconstruction qui révèle une attente dont
les présupposés contractuels souffrent d’appartenir à deux
univers incompatibles : le fantasme mémoriel et le réel21. En
confondant le perçu et le rêvé, le mouvement de colère de
Julien ne peut réguler l’énergie d’une tension intérieure née
d’une impossible attente à l’égard de l’autre et se condamne
à l’impuissance. Colère de nostalgie donc, dans laquelle le
souvenir contamine un présent qui, en s’imposant cependant
par bouffées, inhibe l’agression, la réduit aux vagues remords
que Julien éprouve quelques instants plus tard : « Je suis un
sauvage, se répète Julien, franchissant le seuil de son hôtel »
(ECS 22). Les colères de Julien sont une réponse inappropriée
à une tension qu’aucun échange polémique ne peut venir
équilibrer dans la mesure même où elles témoignent d’une
fondamentale inadaptation du personnage au réel. Deux autres
scènes confirment cette disjonction. Après les morts d’Hélène
416
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

et de sa mère, Julien s’enferme dans un « ressentiment » (ECS


114) contre Lydie. Mais ces mouvements d’humeur ne sont
en vérité qu’une manière maladroite et finalement infantile de
compenser un déséquilibre tensif né, là aussi, d’un impossible
travail de deuil :
Il lui arrivait parfois, en rêve, d’éprouver très fort le baiser
de Lydie sur ses lèvres, dans sa bouche, de sentir ses dents
et sa morsure qui le réveillaient brutalement. Ces matins-là
il n’échappait à son trouble bonheur qu’en accusant Lydie à
haute voix de tous les maux de la terre (ECS 116).
Le second passage prend place après l’unique nuit d’amour de
Julien avec Camille Jouve ; il « lui en veut déjà parce qu’elle
est plus belle qu’Aline et n’aurait jamais dû naître » (ECS 157).
Cette rancœur amère, née finalement du manque irréversible
de Lydie, reproduit le même schéma de réalisation, mais en
préférant cette fois se résorber dans la fuite hors du réel, si
bien que Camille Jouve, à ce moment de leur histoire, rejoint
Lydie « dans les hauteurs du songe » (ECS 154). Le ressenti-
ment de Julien est donc toujours et encore décalé, prisonnier
de ses attentes impossibles à satisfaire, tant il est vrai qu’elles
ne savent ou ne peuvent se soumettre au principe de réalité qui
nourrit insidieusement ses mouvements d’humeur.
Le Lieutenant anglais, Édouard Morel et Miguel Almevida
complètent ce paradigme des colères masculines impuissantes
plus ou moins contaminées par une éthique ravageuse, ouvertes
sur le désespoir ou l’amertume et avides parfois de se résoudre
dans l’autodestruction. La colère de Simmons est elle aussi une
colère de substitution. Tournés contre la forêt, ses mouvements
d’humeur sont tellement peu dans son caractère qu’il s’en
étonne lui-même : « Il ne se connaissait pas cette fureur et ce
ressentiment contre les arbres » (AC 54). « [L]a violence de la
417
Le mal d’origine

hache et de l’homme furieux qui tenait la hache » (idem) n’est


jamais qu’une réponse indirecte et inadaptée à une frustration
première, et le texte établit entre les deux un lien métaphori-
que explicite. Jadis, en effet, « les grandes personnes se sont
dressées en une haute futaie » (idem) pour « jug[er] et […]
condamn[er] » (AC 57) l’enfant « lâche » (AC 56) que fut le
Lieutenant. Nullement rééquilibrante, sa colère est une colère
dissipative dans laquelle l’énergie née de l’attente déçue se
consume face à un obstacle anthropomorphisé, avant de se
disséminer dans le « rire féroce » (AC 78) qui prélude au com-
portement pédophile. Inopérants, mal orientés, obérés par ceux
plus prégnants des « figures irritées » (AC 88) du monde adulte,
les mouvements d’humeur du Lieutenant ne peuvent en aucune
manière réguler les échanges intersubjectifs et aboutissent
à une sorte d’effacement du sujet. Nulle tentation suicidaire
explicite comme chez François ou chez Nelson, mais une fuite
à laquelle le texte donne toutes les couleurs de la mort. De fait,
la fin du récit voit le Lieutenant quitter Valcour au « milieu des
ténèbres », à ce « point du sommeil le plus proche de la mort »
(AC 87), pour « entr[er] dans l’opacité de la nuit comme un
voleur » (AC 88). Comment mieux dire une présence sans visée
ni saisie, prisonnière du « brouillard comme au fond de la mer »
(AC 89), réduite à une solitude coupable qui n’est qu’abandon
à cette Grande Nuit originelle et matricielle qui est à l’origine
de la frustration dont le sujet ne peut s’affranchir.
Édouard Morel semble totalement étranger à l’état de colère,
dont il pressent pourtant les possibilités de salut. Face à la
« fureur » de Marianne Chemin, qui n’est pourtant pas dirigée
contre lui, il se sent écrasé, acculé « dos au mur » (ED 84).
Néanmoins il y a quelque chose d’heureusement contagieux
dans ce mouvement passionnel, dans cette énergie « terrifiante »
(ED 86) : « Moi qui suis de vie étriquée et de désir limité,
418
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

j’étouffe avec elle, entre la table et le lit » (ED 84). Le che-


minement d’Édouard fait en quelque sorte l’économie des
enchaînements syntagmatiques propres à la colère. Il se nour-
rit de cet éclat d’emprunt, de sa « consistance esthésique22 »
(Landowski, 2002 : 16) pour se doter à peu de frais, dans la
seule co-présence, d’une vitalité sensible et somatique : « Vais-
je profiter de sa colère, m’y frotter comme une allumette et
flamber à mon tour de vie violente et forte ? » (ED 85.) Mais
dans cette logique des « corps conducteurs » (Landowski, 2002 :
19), l’ajustement des émotions somatisées demeure largement
illusoire : privée en amont d’une énergie propre et en aval d’ob-
jet clairement identifié, la colère d’Édouard n’a pas de fonction
contractuelle régulatrice. Elle est un simulacre par lequel le
personnage tente d’accéder à une identité autre, à une présence
flamboyante bien vite annihilée par l’apaisement de Marianne
Chemin qui, dépouillée de sa tonicité émotionnelle et somatique,
laisse Édouard, « pareil à un insecte comestible » (ED 86),
face à un corps à l’ampleur trop évidemment maternelle et
dévoratrice.
Miguel Almevida constitue à double titre le point ultime
de cette exploration hébertienne des faiblesses de la colère
masculine. D’une part, parce qu’il est le dernier avatar du mas-
culin dans l’ensemble de l’œuvre et, d’autre part, parce que son
impuissance est en quelque sorte mise en relief par un contexte
où la colère semble érigée en principe de vie. Ses parents,
immigrés espagnols en France, ont « l’humeur prompte »
(HL 37) et leurs rapports conjugaux en sont imprégnés au point
que la querelle et les coups font partie de leur quotidien. Ces
éclats, qui mobilisent les corps plus que le verbe, aboutissent
le plus souvent à une pseudo-régulation des échanges dans la
seule convergence des énergies possible : celle que permet
l’acte sexuel. Rose-Alba confie la manière dont se termine
419
Le mal d’origine

l’une de ces disputes : « Et il me prend si fort que je saigne


comme la première fois » (HL 83). Par cette proximité de la
colère et du désir sexuel, que nous avons perçue ici ou là en
filigrane des différents schémas de réalisation examinés précé-
demment, Anne Hébert renoue avec une réalité profondément
ancrée dans notre culture où « la colère aurait […] partie liée
[…] avec l’énergie créatrice elle-même, créatrice du cosmos »
(Fontanille, 1997 : 109). Et cela est si vrai que, lors de leur
première dispute, les époux « cherch[ent], dans les nuées au-
dessus d’eux, le pur courroux du ciel pour s’en emparer et s’en
servir le cas échéant » (HL 23). Cette conjonction de la colère et
du désir explique l’échec et l’impuissance de Miguel car, plus
sans doute qu’à beaucoup d’autres personnages masculins, la
colère lui est en quelque sorte interdite par nature, à cause de son
homosexualité, cette dernière constituant, avec la pédophilie de
John-Christopher Simmons ou la médiocrité d’Édouard Morel,
les symptômes de cette individuation avortée qui condamne à un
affaiblissement de la présence. Si bien que le personnage doit
se résoudre à des colères « d’abstention » (Fontanille, 1997 :
95) telles que la fugue. Et de fait Miguel se livre à une seule
et très brève agression contre Jean-Éphrem : « Soudain le voilà
qui se jette sur moi, comme un chat enragé » (HL 87). Mais
aussitôt il « s’en va dans la rue déserte, sous la pluie » (HL 88),
et restent la détresse et les larmes, puis la tentation suicidaire
qui l’inscrivent dans la longue lignée des personnages masculins
qui ne parviennent pas à liquider leur frustration par la colère
et se condamnent à tourner cette énergie sans objet contre
eux-mêmes, dans une très régressive mort aquatique.
Les échecs auxquels peut être confrontée la colère féminine
prennent des formes très différentes : beaucoup moins
contaminée par l’éthique mais tout aussi inapte à construire une
présence euphorique au monde et à l’Autre, elle participe d’un
420
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

désordre entropique qui ne trouve cependant jamais sa résolu-


tion dans l’autodestruction. Prenons l’exemple des colères de
Nora Atkins, dans Les Fous de Bassan. Face au refus de Stevens
Brown de répondre à ses avances, elle suit le cheminement
classique de la colère, avec, à l’origine, une attente déçue,
puisque à ses yeux « il serait si facile de s’entendre comme
deux personnes, égales entre elles, dans l’égalité de leur désir »
(FB 127). La raison de son mécontentement réside autant dans
le refus de Stevens que dans ce que l’attitude masculine lui
impose d’être et de faire : « j’enrage d’être ainsi tremblante
et suppliante en silence devant lui » (idem). Si bien que son
agitation intérieure, plus ou moins tournée contre elle-même
par cette humiliation, éclate dans une course folle où le désir
frustré se résorbe en une violence masochiste, impuissante à
démêler amertume et agression :
Je cours à perdre haleine. Je me tords les chevilles sur les
corps morts. Je voudrais qu’on me ramasse sur un brancard,
qu’on me porte, qu’on me soigne, qu’on dise des prières
autour de moi (idem).
Progressivement, au contact apaisant mais aussi, on l’a dit,
énergisant de la mer, la colère cède en intensité et se déploie
en extensité dans le calcul froid de la vengeance :
Je reprends souffle. Je continue de marcher quoique plus
lentement. Le floc-floc de mes pas sur le sable et l’eau. Je
crois que je commence à attendre l’événement qui me vengera
de Stevens (FB 128).
Toutefois, l’originalité du parcours intersubjectif de Nora tient à
la maîtrise de soi, voire à la perversité dont elle fait preuve dans
l’échange polémique. Nulle tentation suicidaire donc, comme
chez François, George Nelson ou Miguel, mais une étonnante
421
Le mal d’origine

capacité à réorienter sa colère vers des représailles indirectes


dont le pasteur sera, malgré lui, l’instrument :
J’attends que l’événement se produise.
Le loup y est-y ?
Le loup a la figure de mon oncle Nicolas, son habit noir
et sa corpulence, son air confus d’homme consacré que le
démon tente comme Jésus sur la montagne. Il a bien vu que
j’étais en colère et pas dans mon état normal (idem).
Mais la tranquille assurance dont fait preuve Nora au début de
son projet ne résiste pas à la contradiction essentielle de son
comportement dès qu’elle se trouve en présence de son oncle :
« À partir de ce moment je ne suis plus en colère. Je deviens
compatissante et calme » (FB 129), avoue Nora. C’est dire que
la vengeance se dénature, bornée qu’elle est par la prégnance
d’un instinct amoureux auquel le corps s’asservit. Et Nora
devient à son tour la victime du cercle vicieux de la violence
entropique, auquel elle a largement contribué par la dissémi-
nation de sa colère :
Mon oncle Nicolas s’est relevé d’un bond. Son corps lourd
craque aux jointures. Il dit que je suis mauvaise. Il serre les
poings. Il a l’air de vouloir me battre. Il dit que c’est par moi
que le péché est entré à Griffin Creek (idem).

La colère inchoative : vers une présence différentielle


Malgré sa fin tragique, Nora porte témoignage d’une colère
féminine orientée vers l’affirmation d’une présence différentielle
et qui, dans certains textes, se montre capable de réorienter l’éner-
gie déstabilisée par l’attente frustrée, de réguler les échanges
pour permettre l’accès à une plénitude de l’être réconcilié
avec lui-même. La colère de Catherine, dans Les Chambres de
422
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

bois, et celle de Marie Éventurel, dans Le Premier Jardin, ont


en commun d’associer un échange polémique, dont la dualité
est clairement circonscrite, à une extensité importante qui,
cependant, fuit la vengeance : dans les deux cas, l’irritation, le
désordre passionnel et l’impétuosité plus ou moins irrationnelle
de l’agression, donnent place au jugement, à la réflexion et à la
décision. Il s’agit alors de colères de rupture, de résolution : par
la fracture qu’elle initie, l’agitation sensible échappe au cycle
de la propagation violente.

L’« état sauvage23 » du corps actif


Pour Catherine, tout commence par la frustration d’une
attente, engendrée par la subversion de l’initiation qu’elle atten-
dait de son séjour dans l’appartement parisien de son époux.
Constat d’impuissance, aussi bien modale d’ailleurs que plus
trivialement sexuelle :
Catherine redouta soudain de se trouver enfermée non
loin du corps désarmé de Michel. L’obscurité lui sembla
intolérable [...] « Comme tout me tourmente, ici », pensa-
t-elle (CB 133).
L’agressivité dirigée contre l’autre apparaît alors comme
l’exutoire parfait à cette énergie naissante. Le processus
s’amorce avec l’expression somatique du mécontentement
dont témoigne une mobilisation accrue des sens. Ainsi la jeune
femme passe-t-elle tout un jour « à souffrir des sons et des
odeurs, de tout ce qui se voit, se touche et se goûte » (CB 135).
Quelques pages plus loin, la voix narrative affirme que « [t]out
le mal du monde se piquait en sa chair » (CB 137). Les « cinq
sens frustes et irrités » (CB 141) de Catherine, pour reprendre
les mots de Lia, témoignent de sa souffrance, qui trouve son
423
Le mal d’origine

acmé dans une insupportable impression de brûlure : « Bientôt,


les draps brûlèrent la peau de Catherine » (CB 138). L’émotion
qui naît du processus de dérégulation des échanges est toutefois
ambiguë. La « révolte » (CB 139) de Catherine, dépourvue, au
moins dans un premier temps, d’agression, participe en effet
davantage du désespoir que de la colère proprement dite. La
première tentation de la jeune femme est d’ailleurs de renoncer
aux valeurs qu’elle attendait de son mariage et d’adhérer à
celles, dysphoriques, que poursuit Michel : « Catherine pensait :
“Comme ma mort te charme, Michel”, et elle avait envie de
la douceur de mourir » (CB 140). En vérité, le cheminement
de Catherine oriente la tension non pas spécifiquement contre
l’autre qui a déçu, mais contre les valeurs espérées de l’attente
contractuelle (la vie, l’épanouissement du corps), et finalement
contre elle-même contaminée par ces valeurs. Ainsi s’amorce
un parcours suicidaire dans lequel l’énergie s’auto-consume :
« exposée en sa passion sur un lit de parade » (CB 139), souf-
frante et passive, Catherine ne semble avoir d’autre issue que
de dérouter la tension de son attente vaine contre son corps
lui-même :
Catherine rejeta loin d’elle draps et chemise, tordit ses
cheveux sur sa tête en un chignon dur comme une noix, afin
qu’aucune mèche ne traîne en ce lieu de malheur, ferma les
yeux, devint muette et appela la surdité comme un baume,
tandis que ses narines se pinçaient, refusant toute odeur
(idem).
Mais de cet ébranlement du mécontentement surgit un sujet actif
ou plutôt un corps actif. La tentation suicidaire de Catherine,
bien réelle, n’a pas annihilé son agressivité à l’encontre de
Michel : discontinue, éparse voire chaotique, cette agressivité
s’organise progressivement en un vrai programme d’action.
424
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

Dans un premier temps, Catherine manifeste verbalement son


mécontentement ; il s’agit pour elle de notifier et de confirmer
la rupture du contrat qui l’unissait à Michel, en affirmant
indirectement des systèmes de valeurs opposés :
Catherine se dressa sur son lit et cria « qu’elle était blanche
et blonde, que son ventre sentait la neige fraîche et qu’elle
n’avait que faire parmi la race étrangère de deux romanichels
impuissants, couleur de safran » (CB 131).
Si le cri et le mouvement vertical du corps traduisent sans
ambiguïté un mouvement passionnel caractéristique de la colère,
l’agression demeure encore sans effet. D’ailleurs la voix narrative
ajoute aussitôt : « Personne n’entendit le cri de Catherine »
(idem). Dans un second temps, l’agressivité de la jeune femme
se dirige contre l’environnement de Michel : « Elle exigea que
le piano fût fermé, et elle pria la servante de jeter la clef à la
rue. [...] Catherine fit arracher des murs les toiles du frère et
de la sœur » (CB 138-139). Les tournures syntaxiques ne sont
pas ici indifférentes : si les décisions appartiennent en effet à
Catherine, les actes sont accomplis par la servante, l’héroïne
n’étant pas encore mûre pour l’engagement ultime de son corps
propre dans l’agression compensatoire. Il faudra attendre pour
cela le troisième moment, qui n’interviendra qu’après cette
phrase, dont on ne sait si elle appartient au délire de Catherine,
à Michel lui-même, ou au deux : « Elle est si belle, cette femme,
que je voudrais la noyer. » (CB 141.) L’ambiguïté est ici essen-
tielle et signale discursivement que l’intention mortifère de
Michel est interprétée comme telle par Catherine. C’est cette
appropriation du projet réel ou supposé de son mari qui est
déterminante car elle initie l’explosion de colère proprement
dite qui engage tout le corps : « Catherine jeta un cri perçant,
ouvrit les yeux, aperçut le visage effrayé de Michel penché sur
425
Le mal d’origine

elle. Elle repoussa son mari, en le frappant de ses deux mains,


en pleine poitrine » (idem). L’agression, exprimée par un lexique
très fort (« violence », « rage » (idem), « luttait » (CB 142),
« s’affrontant » (CB 151), etc.), inverse les positions occupées
par les deux sujets et c’est alors au tour de Michel de s’aban-
donner aux larmes : « Les larmes de Michel, sa pâleur livide,
ses gestes affolés, tout rappelait à Catherine l’enfant douloureux
qu’un jour elle s’était promis de consoler » (CB 151).
La colère de Marie Éventurel, dans Le Premier Jardin,
est elle aussi l’occasion d’une mobilisation intense du corps
qui contribue à poser une présence différentielle de l’être par
le refus de l’assimilation destructrice à l’Autre. Elle présente
cependant quelques différences, des nuances, en filigrane
desquelles se dessine une évolution essentielle de l’œuvre
hébertienne elle-même. C’est à l’occasion d’un bal, organisé
par la famille adoptive pour donner un mari à l’orpheline, que
la jeune Marie s’abandonne à un violent mouvement d’humeur.
Narrativement, le contrat qui lie la famille Éventurel et l’enfant
adoptée est clair : la première apporte un toit, une éducation,
une situation sociale et éventuellement une histoire familiale, la
seconde accepte de jouer le jeu de l’agrégation. Selon le point
de vue externe adopté lors de la scène du bal, cette relation
fiduciaire semble se maintenir jusqu’à cette soirée de fête :
Jamais la fille adoptive des époux Éventurel n’a semblé plus
près du cœur de ses parents adoptifs et de leur vœu le plus
cher. Mince et droite, dans sa robe blanche, elle a tout à fait
l’air de vouloir s’intégrer à la société (PJ 161).
La très forte modalisation du discours (« n’a semblé », « a tout à
fait l’air ») trahit pourtant le simulacre et suggère la conversion,
déjà engagée, des relations contractuelles en relations
polémiques. Mais cette modification n’est qu’une réponse à
426
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

une première rupture unilatérale du contrat : celle effectuée


notamment par la grand-mère qui condamnait la fillette à la
transparence, autrement dit à l’inexistence, lorsqu’elle lui
« racontait des histoires » (PJ 120). Reste que l’échange polé-
mique qui se met en place à l’occasion des bals ne prend pas
le caractère explosif de la réaction de Catherine. Avec Marie
Éventurel, le personnage féminin hébertien a conquis une
maîtrise de soi et de son corps, avec comme conséquence une
colère plus largement verbalisée, même si le mécontentement
qu’elle traduit ne perd rien de sa virulence :
Elle vide le fond de son cœur. Elle déclare d’une voix
ferme :
– Je ne veux pas me marier, avec aucun garçon. Je veux
faire du théâtre, et j’ai décidé de partir et de me choisir un
nom qui soit bien à moi.
Elle a été traitée d’ingrate et de dévergondée. Le théâtre
étant une invention du diable, indigne d’une fille de la bonne
société (PJ 162).
Malgré un relatif apaisement somatique, la colère de Marie
est, autant que celle de Catherine, une colère de résolution :
elle n’aveugle pas le personnage, ne consume pas l’énergie qui
l’a suscitée, et maintient face à l’Autre, au-delà du désordre
passionnel, des valeurs susceptibles de construire une différence
existentielle. La colère solde en quelque sorte les mécomptes
de la frustration mais réoriente l’énergie de l’attente trompée
vers un refus affiché et revendiqué des valeurs bourgeoises des
Éventurel. C’est dire que, dans sa colère, Marie déploie la même
énergie, le même égocentrisme salutaire que Catherine, mais sa
plus grande équanimité lui épargne la tentation du suicide au
profit d’une présence assumée qui n’exclut cependant pas une
certaine provocation ou, plus simplement, le malentendu. En
427
Le mal d’origine

effet, l’euphorie que lui procure la danse est interprétée par la


famille Éventurel comme la manifestation d’un plaisir partagé
dans un jeu social accepté, alors qu’elle est exclusivement due
à la jouissance esthétique et sensorielle d’un corps enfin actif
qui exulte :
Elle a dansé tout un hiver, se perdant dans la danse comme
si elle chantait ou disait des poèmes. Son corps devenait de
plus en plus léger, abandonné aux bras de ses danseurs pour
se figer à nouveau, sitôt la danse finie, reprenant alors la pose
des filles bien élevées (PJ 161-162).

Du corps éprouvé à l’assomption de l’être


Les colères de Catherine et de Marie doivent leur originalité
au fait qu’elles débouchent sur une forme de vie constitutive
d’une identité euphorique, caractérisée par une cohérence entre le
vouloir être et l’être. Et, pour cela, le tumulte et l’impétuosité plus
ou moins irrationnels de l’agression physique laissent place à une
rupture réfléchie que vient figurer notamment l’exil territorial.
Dans Les Chambres de bois, la fracture induite par la colère
est soulignée par l’ellipse narrative située entre les deuxième
et troisième parties du roman. À la rupture contractuelle de
Michel répond celle de Catherine, qui engage simultanément
un programme narratif adapté, celui de la rupture spatiale, dont
la nécessité est vitale : « Catherine tremblait. Sa volonté, nouée,
tendue vers un exigeant salut, pouvait s’effriter d’un moment à
l’autre » (CB 151). L’incertitude introduite par la modalisation
de l’expression, « pouvait s’effriter », est vraisemblablement
imputable au point de vue de l’observatrice qu’est la servante,
si bien qu’elle ne saurait masquer la fermeté de la volonté
ici affichée. De plus, cette scène fait l’objet d’une narration
analeptique décalée dans la linéarité diégétique, et le lecteur en
428
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

connaît déjà les conséquences en termes de devenir : les deux


chapitres précédents ont montré l’amorce de cette construction
différentielle de soi que condensera l’expression « l’insolence
de sa vie » (CB 189). La signification étymologique du mot,
insolens, ne laisse aucun doute quant à l’intention de Catherine
de sortir du piège des habitudes mortifères tendu par les visées
assimilatrices de Michel. Si bien que la nouvelle forme de
vie de Catherine se caractérise par une présence différente à
l’environnement spatio-temporel :
La jeune femme vint à la fenêtre dans sa chemise bleue trans-
parente qui parait son corps mince d’un reflet de rivière. Elle
étira le cou et vit que tout le plafond de tuiles rayonnait, peu à
peu, livré à la lumière comme à sa propre couleur saumonée
et juteuse. Elle imagina une belle pastèque, et elle eut soif
et faim (CB 146).
La consécution finale juxtaposée et introduite par « et » évoque
de façon évidente un trait stylistique de la Genèse. Catherine
passe en effet du monde de l’inexistence, évoqué par le bleu,
la transparence, le reflet, la maigreur et l’aquatique, au monde
de l’existence, représenté par la saisie synesthésique d’un
environnement lumineux ; la faim et la soif n’étant que la
traduction de l’adhésion du corps à la réalité sensible. La plé-
nitude existentielle est essentiellement due ici à une ouverture
du champ de présence, suggérée par la fenêtre mais aussi par
l’expression « étira le cou », qui prouve que cette ouverture est
bien le fruit d’une visée, animée désormais d’un vrai désir de
participation, dans une parfaite « coïncidence du je-sujet et de
son espace-temps dans un pur acte de présence l’un à l’autre »
(Landowski, 1997 : 106).
Mais cette mutation, pour rapide qu’elle puisse paraître,
n’en suit pas moins un parcours dont il est possible de décrire
429
Le mal d’origine

le déroulement. Dans un premier temps, le corps actif, promu


par le mouvement passionnel de la colère, s’affirme de façon
militante et combative en affichant une verticalité dynamique :
« Lia ne trouva rien à dire à la servante, tant l’étonnait la haute
taille24 que Catherine dépliait soudain, au sortir de ce lit, comme
au terme d’une ténébreuse adolescence » (CB 152). Mais cette
régulation polémique de l’échange avec l’Autre ne suffit pas. Il
faut encore que le corps s’affirme face à lui-même, dans l’épa-
nouissement de sa condition féminine : si, au début du roman,
Catherine est décrite comme une adolescente « aux genoux mai-
gres » (CB 37), son séjour méditerranéen la réconcilie avec sa
propre « image de femme dressée en face d’elle, dans la glace »
(CB 167). Cette réflexivité est indispensable pour qu’émerge
une vraie conscience d’exister, capable d’imposer à l’Autre une
différence assumée physiquement, dans une relation pacifiée et
pourtant sans concession :
Catherine enleva son chapeau et ses gants, elle défit son
manteau et se tint debout devant Michel, sans rien qui se
retire et se dérobe, ni la plénitude de son corps, ni la rondeur
de ses joues, ni la suffisance de sa joie répandue sur sa peau
à l’éclat de capucine (CB 189).
Le corps s’épanouit dans l’intensité de ses perceptions et se
pose comme un authentique centre de présence ; il est à la fois
le vecteur et la manifestation visible de l’advenue de l’être à
une consistance et à une cohérence éprouvées dans l’acquiesce-
ment immédiat au monde. Pour reprendre les mots de Jacques
Geninasca, « [t]out se passe comme si le sujet, se contemplant
et se connaissant dans le spectacle du monde, avait accès à la
plénitude euphorique d’un sens à la fois intelligible et sensible »
(cité par Landowski, 1997 : 110). Tout commence en effet par
une véritable rééducation des sens, inquiète et un peu hésitante,
430
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

qui procède de l’établissement, au sein même du monde, d’un


système oppositif de valeurs susceptible de donner sens à la
saisie du réel :
Elle pensait aux géraniums dont elle avait envie et en même
temps elle appréhendait la violence de leur odeur. [...] Ca-
therine ferma les yeux avec lassitude, évoquant les odeurs
qui ravissent et celles qui épouvantent (CB 146).
Dès lors, la jeune femme peut investir son environnement sen-
sible afin que son corps y puise de quoi sentir et s’éprouver,
jusques et y compris dans la vie alimentaire :
On leur ouvrit et on leur offrit du pain, du fromage, du vin
et deux petites pêches râpeuses. Bruno mordait le pain à
belles dents, avalait le vin à grandes lampées, en fermant à
demi les yeux. Catherine fit de même, creusée par la faim et
la soif (CB 170).
L’épithète « râpeuse » pourrait laisser croire à une certaine
déconvenue dans la saisie active et dynamique du réel que
suggère le sémantisme des verbes « mordait » et « avalait ». Il
n’en est évidemment rien, mais cette confrontation physique
du sujet au monde sensible est exempte de toute idéalisation.
De fait, à l’image des pêches, le réel peut aussi être corrosif25,
et c’est dans cette ambivalence-là qu’il est pleinement éprouvé
et ressenti par le corps, dont le participe « creusée » souligne
l’ouverture, la capacité d’accueil retrouvée, dans une puissante
jubilation suggérée par les yeux mi-clos. Ainsi s’explique que
la nourriture soit célébrée lors de ce repas partagé par Catherine
et Bruno, et transformé intertextuellement en une authentique
liturgie d’action de grâce :
Le dîner cuisait, plein d’odeurs. Catherine monta à sa
chambre, changea les draps et mit des fleurs sur la commode.
Elle revint dans la salle.

431
Le mal d’origine

« Comme tout est grave soudain », songeait-elle, dis-


posant le pain, le sel et le vin sur la table (CB 182).
Le jardinage constitue une autre occasion pour le personnage
d’élargir son champ de présence sensible en y ajoutant la profon-
deur temporelle. Par l’humilité des gestes et les contacts qu’elle
exige, cette activité permet en effet à Catherine de renouer avec
cette réalité ouvrière qui fut la sienne et celle de son père26 :
Catherine regarda ses mains et ses pieds maculés de terre.
« Me voilà noire comme mon père à la fin de sa journée
de travail ! » pensait-elle. Et elle pria pour que l’honneur
de vivre lui soit ainsi rendu, humblement, petit à petit, par
l’animation de tout son corps patient (CB 156).
Mais cette épiphanie d’un corps présent au monde sensible
née du refus colérique de l’aliénation imposée par l’Autre, ne
constitue en vérité qu’une étape sur le chemin du devenir iden-
titaire. L’affirmation hébertienne de l’être exige en effet que
soit privilégiée une manière d’être ensemble, non plus sur le
mode de l’assimilation destructrice mais sur celui du respect de
la différence, de l’empathie. À cet égard, les deux chapitres qui
ouvrent la troisième partie du roman sont à la fois explicites et
riches en traductions diverses de cette présence nourrissante de
l’Autre. « Les deux maisons en encoignure s’appuyaient l’une
sur l’autre, étroitement, ainsi que dans une ville populeuse »
(CB 147), note la voix narrative, en décrivant la nouvelle ins-
tallation de Catherine et de la servante au bord de la mer. L’ad-
verbe « étroitement », mis en valeur par la ponctuation, suggère
une promiscuité de bon aloi, dans laquelle l’Autre devient le
sujet d’une préoccupation soucieuse de l’être-avec :
Une fenêtre s’illumina au premier étage de la maison voisine.
Catherine laissa retomber le rideau. Elle vint s’asseoir près de

432
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

la table, sous la lampe, attentive, comme si elle eût cherché


à toucher le mystère d’autrui dans la nuit (CB 149).
Et pour prendre « sa place dans le cortège des promeneurs [...],
heureuse, inexplicablement, de ce que tout destin lui parût à la
fois, anonyme, simple et pathétique » (CB 148), Catherine se
doit de consentir à l’amour de Bruno. « [C]et homme fruste »
(CB 179) relève de ce même principe de réalité qui irradie
l’environnement de Catherine dans la troisième partie du roman.
« [L]ourd et buté » comme « un vrai paysan » (CB 154), avec
« une tête forte, aux cheveux drus, à la nuque puissante de cerf
stupéfié » (CB 155), il apparaît comme l’image de l’énergie
vitale, dépouillée de tout esthétisme et de tout sentimenta-
lisme superflu27. La relation amoureuse avec Bruno exige de
Catherine qu’elle aille jusqu’au bout de son consentement
physique au réel, « comme si le cœur de la terre l’eût sommée
de se rendre » (CB 185)28. C’est à ce prix que, comme l’« enfant
qui va mourir » (CB 183) des scénarios initiatiques, Catherine
meurt à elle-même pour entrer dans une histoire rendue enfin
habitable par la présence de « signes » différents de ceux qui
avaient présidé à son séjour dans les chambres de bois et
qui lui donnent sens et valeur :
Catherine et le jeune homme se retrouvaient maintenant tous
les jours sur la plage, sans qu’aucune parole ne fût échangée
entre eux. Marqués des mêmes signes : huile, soleil, eau et
sel, ils campaient non loin l’un de l’autre, ne perdant rien
des allées et venues de chacun, liés dans le vent comme des
marins taciturnes (CB 161).
Par ces « signes » empruntés au réel sensible et cosmique, les
corps posent une vraie communication qui, pour être en deçà du
langage verbal, n’en est pas moins la manifestation de l’accès
à une signification indispensable à l’émergence identitaire du
433
Le mal d’origine

sujet. Les puissantes connotations baptismales de ces signes


ont pour objet de souligner l’absolue inchoativité de ces
moments : « Soudain un grand chant de coqs éclata comme une
sonnerie de cuivre, et il sembla à Catherine et à Bruno qu’ils
étaient traversés par le cri même du monde à sa naissance »
(CB 184)29. Bien plus, ils consacrent une nouvelle présence à soi
nourrie du regard de l’Autre. Car le regard de Bruno contribue
à l’affirmation euphorique du corps de Catherine. C’est ce
que l’on peut observer notamment au travers de la conversion
que le texte opère dans l’utilisation du motif métaphorique de
la neige. Michel voulait Catherine « fade et fraîche comme la
neige » (CB 83), associant ainsi clairement la neige au désir
sexuel non assouvi. En revanche, au terme du roman, Bruno
« aima le corps léger, dépistant la joie avec soin sous les espaces
dorés par le soleil et les tendres places de neige ou de mousse
à l’odeur secrète » (CB 183).
Le programme narratif né de la colère de Marie Éventurel
présente de nombreuses analogies avec celui de Catherine, tant
dans sa syntaxe que dans les valeurs convoquées. Le prolon-
gement pleinement résolutoire de la colère réside là aussi dans
l’exil territorial qui permet de réorienter l’énergie du corps
vers une affirmation de sa présence. La « rupture » avec sa
famille adoptive permet à Marie Éventurel, tel « un petit lézard,
chauffé par le soleil » (PJ 162), de vivre une nouvelle mue,
sorte de pendant euphorique de celle qu’avait causée la fièvre
scarlatine au moment de son adoption. Bien qu’exprimées de
manière différente, trois valeurs essentielles se retrouvent au
cœur de cette mutation : l’assomption du corps, la patience
et l’humilité. Le corps féminin, dans ce récit, ne s’affiche pas
dans le prestige de ses formes ou dans une sensualité retrouvée,
mais dans cette « légèreté » que l’héroïne a expérimentée lors
des bals et que, devenue Flora Fontanges, elle revendiquera
434
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

fermement : « Ce n’est que beaucoup plus tard, lorsqu’elle


sera devenue Flora Fontanges, au-delà des mers, que son corps
lui sera rendu dans toute sa légèreté » (PJ 152). L’aisance du
corps est ici la traduction somatique d’une liberté existentielle
conquise dans un ailleurs ouvert, rêvé d’abord sous la forme
« d’une piste de danse très grande, sans rien qui limite l’élan
et enferme le cœur » (PJ 162), puis réalisé par l’exil en France.
C’est alors que l’adolescente aux « mouvements étriqués » et
« empêtrée dans ses gestes » (PJ 152) se révélera telle qu’en
elle-même, dans une présence pleine, certifiée par l’auto-
nomination30 et confortée par la convergence et la cohérence
sans cesse réaffirmées du désir et de l’agir : « Apprendre son
métier, être soi-même, tout entière en sa fleur, de tous côtés au
soleil, et trouver quotidiennement l’argent nécessaire à sa vie
la plus rudimentaire » (PJ 163). Nulle trace d’angélisme ou de
triomphalisme simplificateurs dans cette nouvelle forme de pré-
sence au monde, ouverte et conquérante, où tout « était à la fois
plus beau et plus féroce que tout ce qu’elle pouvait imaginer »
(idem). Comme Catherine, Marie n’hésite pas à se livrer à des
tâches de « femme de chambre » (PJ 162) qui font du parcours
de l’affirmation de l’être un parcours d’humilité31.
Mais s’il est vrai que les deux récits déroulent à partir de
la colère des parcours comparables de régulation des échanges
et de réorientation de l’énergie vers le dynamisme corporel,
celui de Marie Éventurel/Flora Fontanges débouche sur une
affirmation de soi différente de celle de Catherine. En effet, si
l’être-ensemble n’est pas exclu de cette quête, il ne prend pas
les formes de la relation amoureuse, mais celles, plus singu-
lières, d’une aventure marquée par un solipsisme ouvert à la
multiplicité. En s’embarquant sur l’Empress of Britain, dont le
nom est si ironique, Marie Éventurel cesse de « jou[er] [...] à
être la fille adoptive parfaite » (PJ 162) et cherche à échapper à
435
Le mal d’origine

l’ordre aliénant d’une ville trop « nettement stratifiée » (PJ 150)


dans laquelle ses parents adoptifs « éprouvaient un contentement
extrême, une sécurité infinie, tant les fils nombreux qui les
rattachaient à la ville étaient évidents et solidement cousus »
(PJ 149). Si le refus de l’assimilation déstructurante passe par
une conquête de l’autonomie et de cette « fierté redoutable de
certains pauvres auxquels il est impossible de faire la charité »
(PJ 135) dont parle le docteur Simard32, c’est bien le métier de
comédienne qui en constitue paradoxalement le moyen le plus
efficace. Placé sous le double signe de la parole et de la démul-
tiplication de soi33, le théâtre n’introduit en apparence aucune
rupture entre le style de vie d’avant et celui d’après l’exil. Flora
Fontanges ne fait que cultiver le talent de « caméléon » (PJ 78)
de Pierrette Paul/Marie Éventurel, celui qui la rendait déjà
désireuse « de ressembler à ces saintes radieuses et extatiques »
(PJ 141) ou encore « à Marie Éventurel, telle qu’on désirait
qu’elle soit » (PJ 137). Cette recherche effrénée de la conjonc-
tion, ressentie comme indispensable à la survie même, cache en
vérité une disjonction fondamentale et essentielle que la colère
du bal a fait éclater au grand jour en rompant un échange fondé
sur des faux-semblants et des simulacres. Si bien que le jeu
théâtral, sans cesse sur la frontière entre le Même et l’Autre, n’a
d’autre fonction que de nourrir « les métamorphoses nécessaires
à sa vie » (PJ 65), afin de continuer à éprouver dans son corps
la densité dynamique qu’a initiée la danse et libérée la colère :
« Flora Fontanges voudrait tant que la passion d’Ophélie en
elle soit juste et déchirante, visible sur toute sa personne, bien
collée sur ses os, comme une seconde peau » (PJ 107-108). Cette
accession à la multiplicité définit ainsi une forme de vie d’une
grande authenticité qui tend à redessiner le statut de l’altérité : à
l’opposé de l’assimilation ségrégative et destructrice de l’Autre
que proposaient les Éventurel, l’empathie théâtrale célèbre une
436
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

assimilation dont la nature puissamment substantielle permet


non de gommer les différences mais de promouvoir l’idéal d’une
osmose attentive du Moi et de l’Autre.
« Je ne suis en colère que lorsque j’écris », disait naguère
Anne Hébert, ajoutant : « Mes personnages traduisent physi-
quement leur douleur [...]. La révolte est tellement obscure,
tellement forte, que c’est le corps qui la prend » (1976 b : 42).
Et de fait, les textes hébertiens inscrivent la colère dans une
authentique rhétorique du corps sensible en quête d’existence
et en font un élément essentiel de leur discours de la présence.
Lieu de rencontre d’un devoir faire attribué à l’Autre et de
l’horizon axiologique propre au sujet, la colère sanctionne la
prise de conscience du hiatus persistant qui sépare ces deux
pôles. Mais force est de constater que les colères impuissantes
à amorcer un devenir euphorique sont nombreuses, que ce soit
les colères anachroniques et disjonctives ou les colères régres-
sives de dispersion. Les premières, qui sont surtout le fait des
hommes, reposent sur un brouillage de la temporalité et du
réel, et conduisent aux tentations suicidaires et à l’absence. Les
secondes, plutôt féminines, plongent leurs racines dans l’énergie
des forces inconscientes et élémentaires, et peuvent condamner
le sujet à la violence entropique lorsque leur impétuosité non
maîtrisée dérive vers la vengeance indirecte. Mais il arrive que
certains personnages féminins parviennent à réorienter l’énergie
qui éclate dans le mouvement passionnel hors de la sphère de
l’intersubjectivité polémique. La colère devient alors résolu-
toire, pleinement inchoative en suscitant un sujet corporellement
actif, soucieux d’échapper aux visées assimilatrices de l’Autre
et d’ouvrir son champ de présence à tous les possibles.

437
Le mal d’origine

Notes
1. En se gardant toutefois, comme le souligne Ricœur, de toute dichotomie
simpliste : « je ne veux pas laisser croire que le critère psychologique aurait
une affinité privilégiée pour l’ipséité et le critère corporel pour la mêmeté.
[...] le critère corporel n’est pas par nature étranger à la problématique
de l’ipséité, dans la mesure où l’appartenance de mon corps à moi-même
constitue le témoignage le plus massif de l’irréductibilité de l’ipséité à la
mêmeté. Aussi semblable à lui-même que demeure un corps [...], ce n’est
pas sa mêmeté qui constitue son ipséité, mais son appartenance à quelqu’un
capable de se désigner lui-même comme celui qui a son corps. » (1996 :
154-155.)
2. Ce faisant, Anne Hébert se situe dans une tradition littéraire québécoise
rappelée en ces termes par Barbara Godard : « l’écriture des femmes
des années soixante-dix a pris pour sujet l’exploration des corps » (dans
Saint-Martin, 1992 : 94).
3. La crise de la présence que manifeste la maigreur prend parfois des tours
plus inattendus. Ainsi, dans ce même roman, la maigreur toute masculine
et un peu ridicule de Céleste Larivière est à sa manière aussi dysphorique.
Au-delà d’un côté sympathique et dynamique qui la fait s’intéresser au sort
des femmes amérindiennes, la jeune amie de Maud et de Raphaël professe
une conception ségrégative de la vie qui l’exclut tout autant qu’elle exclut
l’Autre : « Elle dit “nous les filles”, et elle a l’air de vouloir exclure le reste
de l’humanité » (PJ 23).
4. Pour le rapport entre le père et la maigreur, voir infra, dans ce même
chapitre.
5. Dans « Feux du ciel », Jules Supervielle évoque « [l]a bague opaque des
morts » (1996 : 270).
6. La nudité traumatisante entretient des liens très étroits avec la maigreur.
Cela dit, les portées de l’une et de l’autre ne sont pas tout à fait identiques.
La maigreur est la marque d’une présence aliénée, alors que l’expérience
dysphorique de la nudité est plutôt évocatrice du degré de conscience de
cette aliénation. Ainsi, nous l’avons vu, la maigreur de Céleste Larivière
dit les périls de l’ostracisme féministe que la jeune femme professe. Mais,
à l’inverse de Marie Éventurel, cette façon de s’exclure n’entraîne nulle
mauvaise conscience, si bien que Céleste n’éprouve aucune pudeur et « [s]e
promène toute nue » (PJ 25) dans la chambre d’hôtel de Flora Fontanges.
7. Il convient ici d’établir une forme de gradation entre les femmes qui
affirment leur féminité de façon transgressive et celles qui l’expriment

438
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

de manière plus apaisée, et que ne caractérise pas cette chevelure lourde


et abondante. Ce qui ne veut pas dire qu’elles aient des cheveux courts,
dont la signification les rangerait dans une troisième catégorie que nous
analyserons plus loin. La chevelure adopte alors une forme intermédiaire,
ni courte, ni opulente. Ainsi Aline, dans L’Enfant chargé de songes, et
l’institutrice, dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais,
ont en commun d’avoir des cheveux « mousseux » : les « cheveux décoif-
fés [d’Aline] moussent sur son front, jusque sur son nez » (ECS 129), et
« [l]’institutrice avait les cheveux roux mousseux » (AC 15). Toutefois, si
l’on se fie à une lecture de l’ensemble de l’œuvre romanesque, il ressort que
cette métaphore de la mousse n’est pas exempte d’une discrète connotation
d’émancipation, telle qu’elle apparaît, par exemple, dans Les Chambres de
bois : « L’homme aima le corps léger, dépistant la joie avec soin sous les
espaces dorés par le soleil et les tendres places de neige ou de mousse à
l’odeur secrète » (CB 183). D’ailleurs, dans la littérature québécoise de la
première moitié du 20e siècle, les cheveux mousseux sont souvent associés
au « versant sombre et négatif de la femme dépravée » (Bourbonnais dans
Saint-Martin, 1992 : 97). Les Enfants du sabbat se démarque de l’ensemble
de l’œuvre pour renouer avec cette tradition plus transgressive dans le traite-
ment des cheveux mousseux, plus ou moins associés aux cheveux longs. La
Goglue a des cheveux « jaunasses, en mousse folle, jusque sur ses épaules »
(ES 111), et ceux de sœur Julie repoussent et « retombent sur son front et
dans son cou, mousseux et soyeux » (ES 135).
8. L’épithète engage bien évidemment tout autant la couleur que la connotation
plus strictement animalière. Nous y reviendrons.
9. On peut observer ici une certaine ambiguïté dans les qualifications. De
fait, le qualificatif « ébouriffés » évoque le désordre d’une chevelure
plutôt enfantine alors que « crêpelé », utilisé dans le texte quelques lignes
plus haut, renvoie plutôt à un mode de vie transgressif, parce qu’étranger,
qu’attestent par exemple Aurélie et ses « cheveux crépus » (K 61) dans
Kamouraska.
10. On comprend du coup pourquoi sa fille Maud résiste à la tentation
clairement exprimée de se faire couper les cheveux : elle échappe ainsi au
risque d’aliénation que lui fait courir Flora en tentant de la reprendre dans
le giron maternel (PJ 180-181).
11. Dans ce même roman, le personnage d’Aurélie Caron constitue un cas
intéressant. George Nelson et sa maîtresse s’apprêtent à faire « rêver »
(K 178) la servante en lui donnant les apparences d’une « dame » (K 179)
pour mieux la convaincre d’aller tuer Antoine Tassy. Élisabeth « commence

439
Le mal d’origine

de défaire les tresses d’Aurélie » (K 178), mais la servante, avec sa « blême


figure de morte » (K 179), n’accédera jamais à cette féminité vivante pour
laquelle se bat sa maîtresse. Si bien que le chignon que lui fait Élisabeth ne
peut être qu’une sorte de caricature, « un échafaudage de cheveux rebelles,
ramenés tant bien que mal au sommet de sa tête » (K 183).
12. Par l’instabilité de sa couleur, la chevelure d’Élisabeth suggère la complexité
du personnage. En effet, avant d’être noire (K 130) ou « fauve », la chevelure
de l’enfant qu’elle fut était blonde. Lorsqu’on lui coupe les cheveux pour la
débarrasser des poux, « [l]e plancher de la cuisine est jonché d’une bourre
dorée », et « [l]a Petite fouille sur le tas de balayures pour retrouver ses
boucles blondes » (K 52). Et au terme de sa tragique histoire d’amour, elle
s’adresse à George Nelson, absent : « Dérisoire et vaine, éperdue, voici
la petite femelle blonde et rousse pour laquelle tu as provoqué la mort »
(K 241).
13. Au plan des valeurs symboliques et culturelles, le noir et le rouge peuvent
apparaître comme deux substituts dans une même ambivalence. À la fois
couleurs diaboliques, elles peuvent aussi bien signifier l’association des
forces de mort et des forces de vie. Chevalier et Gheerbrant notent « cette
ambivalence d’où provient tout le pouvoir de fascination de la couleur
rouge, qui porte en elle intimement liées les deux plus profondes pulsions
humaines : action et passion, libération et oppression » (1982 : 831-833).
D’où sa valeur à la fois conquérante et transgressive.
14. On peut remarquer que l’association cheveux noirs/teint mat met l’accent
sur un comportement régi par une dynamique transgressive alors que
l’association cheveux noirs/pâleur dénote plutôt une aliénation dans la
transgression. Ainsi Aurélie Caron est-elle un personnage ambigu : si ses
cheveux bruns – ou, comme on l’a vu, plutôt noirs – révèlent sa dimension
de double démoniaque d’Élisabeth, sa pâleur renvoie plutôt à son aliénation
fondamentale de servante soumise. Dans un contexte différent, Héloïse
révèle par sa pâleur tout ce que son comportement transgressif a d’aliéné,
dans la mesure où elle est obligée de détruire Bernard pour accéder à la vie
éternelle.
15. L’insulte de Catherine à l’encontre de Michel et de Lia, qu’elle compare
à « la race étrangère de deux romanichels impuissants, couleur de safran »
(CB 131), ne peut que renforcer cette interprétation du teint sombre.
16. Miguel Almevida échappe tout naturellement à cette forme de caractéri-
sation. Il apparaît seulement « [m]ince comme une allumette » car, comme
nous l’avons noté, il est attiré par le pôle féminin, avec notamment sa « peau
blanche, transparente » (HL 13).

440
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

17. Même s’il s’agit d’une relation père-fille et non père-fils, la singularité
d’Aurélien Laroche mérite d’être soulignée. Ainsi, « [d]e temps en temps,
Aurélien reprenait Clara contre sa poitrine, pour la consoler d’être seule et
minuscule, égarée au bord d’un champ, au pied d’un sapin » (AC 11-12). Et
cette attitude proprement maternelle n’hésite pas à s’accompagner d’« une
grande fierté » (AC 17).
18. La colère n’est pas seulement affaire de syntaxe narrative ou modale : elle
est puissamment liée à un environnement culturel qui oriente le point de
vue à partir duquel s’évalue sa signification. Les systèmes de valeurs qui
sous-tendent ce récit d’Anne Hébert ont été abondamment décrits et l’on
se contentera ici de rappeler que, dans la sphère judéo-chrétienne, la colère
est considérée comme un péché.
19. Il y a là sans aucun doute une résurgence de l’humiliation qu’ont subi, aux
yeux d’Anne Hébert, les Canadiens français avant les années 1960 : « Ayant
réchappé, tant bien que mal, à un héritage français désuet, professant le
culte d’un passé bien révolu, subissant quotidiennement les assauts d’une
langue étrangère dans la force de l’âge, le Canadien français courbe le dos
et savoure son humiliation. Il persiste comme une épine plantée au cœur
du continent américain » (1960c).
20. Cet oxymore participe de la singularité profondément blasphématoire de la
colère dans ce roman. Comment ne pas voir ici en effet le rappel de l’am-
bivalence fondamentale et essentielle de la colère de Yahvé dans l’Ancien
Testament (voir notamment Les Nombres, 11 1, Isaïe, 51 17).
21. Le mouvement de colère de Bernard, lors de la visite de l’appartement,
repose sur des fonctionnements analogues, et se condamne à être aussi peu
active : « La colère de Bernard est déjà tombée, comme un mauvais feu
qui ne prend plus. Il n’éprouve qu’une immense fatigue, une détresse sans
nom » (H 43).
22. Cet adjectif est dérivé du nom « esthésie », qui désigne un concept développé
par la sémiotique, notamment dans l’analyse du discours en acte, à la suite
de la réflexion de Greimas sur la proprioceptivité : « L’analyse du discours
en acte doit rechercher d’abord les “esthésies”, ces moments de fusion entre
le sujet et le monde sensible ; à cet égard, l’esthésie procure un ancrage
méthodologique à la démarche phénoménologique, puisqu’elle apparaît dans
le texte comme un moment de rencontre avec les “choses mêmes”, avec
quelque chose qui semble émaner de l’être même, qui apparaît au sujet
grâce à la saisie impressive » (Fontanille, 1999 : 229). Nous en reparlerons
dans le chapitre 9.
23. CB 138.

441
Le mal d’origine

24. Il n’est pas indifférent que, ce faisant, la femme emprunte une propriété
physique, la verticalité, éminemment masculine. Cette verticalité se retrouve
dans l’essentiel des manifestations colériques des femmes. Par exemple,
dans Est-ce que je te dérange ?, Delphine vient dire à Édouard sa révolte
devant l’injustice et les humiliations qui sévissent à la pension Anthelme :
« Elle s’allonge sur mon lit, fait siffler ses tresses sur ses épaules comme
des fouets. Se redresse et raconte d’une voix contenue, poussée par je ne
sais quel vent sauvage qui la presse et l’essouffle » (ED 104).
25. Les Chambres de bois, comme d’autres textes, valorisent positivement le
corrosif au détriment du lisse, comme si cette source de souffrance, une fois
dépassée, devenait dans l’alchimie hébertienne un moyen de ressentir le
réel. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque Catherine est enfermée dans
l’univers mortifère de l’appartement parisien, elle recherche des sensations
fortes susceptibles de lui prouver qu’elle est encore vivante : « Catherine
laissa couler l’eau du robinet sur ses mains comme sur des blessures.
Pas un instant elle n’interrompit le petit grignotement de la râpe sur les
légumes » (CB 99). Cette ambivalence bénéfique du réel est évoquée avec
beaucoup d’à-propos par Anne Hébert elle-même lorsqu’elle évoque son
propre environnement lors de son arrivée à Paris : « Peu à peu le Paris de
mes rêves d’enfance s’est effacé. La réalité m’est apparue, rose et épines,
plus intense qu’aucun songe. Images, sons, odeurs, visages » (1976a).
26. Ces retrouvailles avec le père confirment la présence des schémas initia-
tiques dans l’œuvre d’Anne Hébert. Simone Vierne souligne à juste titre
l’importance de ces retrouvailles avec le père dans les rituels initiatiques :
« Mais enfin retrouver le père, c’est tout de même, sur le plan psychique,
l’épreuve et l’initiation typique de l’adolescent. Il ne peut y parvenir que
s’il meurt à son ancienne condition d’enfant, au monde féminin de son
enfance » (1973 : 88).
27. L’évocation de la nuque est ici très révélatrice, éclairée par ce propos de
madame Rolland dans Kamouraska : « J’ai toujours été persuadée que le
siège de la volonté et de l’énergie chez l’homme se trouvait logé dans sa
nuque » (K 200).
28. Cette phrase annonce le destin de Clara Laroche qui, « sans pensée ni
réflexion, […] sera réduite au seul mouvement du sang de la terre en elle »
(AC 45) : mais, « toute une lignée d’ancêtres se pressant dans ses veines
pour lui interdire toute fureur » (AC 48), elle fait l’économie de la colère
pour parvenir à ses fins.
29. Certains critiques ont exprimé des réserves à propos de l’authenticité de
la libération de Catherine dans la troisième partie des Chambres de bois :

442
Rhétorique corporelle et formes de vie différenciées

« Les Chambres de bois représente une étape ou une tendance dans la


réflexion hébertienne sur la libération de la femme. Écrire comme nous
l’avons fait que la troisième partie du roman est celle de la “conquête de
l’indépendance et du bonheur” chez Catherine, c’est peut-être trop taire le
fait que ce personnage semble fortement dépendre, pour évoluer ainsi, de
son rapport avec un homme » (Bishop, 1993 : 265). Ce type d’approche,
peut-être trop « idéologique », ne saurait cependant masquer l’axiologie du
récit.
30. Paul Ricœur a souligné l’importance du nom dans l’affirmation identitaire :
« “Je” est littéralement inscrit, en vertu de la force illocutoire d’un acte de
discours particulier, l’appellation, sur la liste publique des noms propres,
suivant les règles conventionnelles qui régissent l’attribution des patronymes
et des prénoms [...] ; en ce sens, l’appellation est de part en part un acte
d’inscription » (1996 : 71).
31. L’humilité est dans l’œuvre hébertienne un vecteur d’accession à la maîtrise
et à l’épiphanie du corps. C’est ce que tend à prouver la manière dont y sont
traités certains personnages de bonnes : « [l]a grande héroïne de la maîtrise
des techniques du corps, c’est la bonne, investie ici d’un imaginaire dyna-
mique et positif » (Brulotte, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 150).
32. Jaap Lintvelt rapproche à juste titre cette quête de dignité, d’ouverture et
d’autonomie, de celle du Québec lui-même lors de la Révolution tranquille
(2000 : 194).
33. Certains critiques ont vu dans les rôles joués par Flora, tant sur scène que
lors de son séjour dans sa ville natale, un moyen d’atteindre à une multi-
plicité spécifique de l’identité féminine : « Le Premier Jardin décrit plutôt
la quête d’une identité féminine multiple, que Flora Fontanges recherche
[...] par l’évocation des femmes du passé québécois ainsi que par le pouvoir
des métamorphoses de ses rôles de théâtre » (Lintvelt, 2000 : 200-201). Ces
interprétations s’appuient sur un présupposé selon lequel le féminin serait
égal au multiple et nous semblent réduire l’originalité de l’expérience de
Flora Fontanges. Nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

443
CHAPITRE NEUVIÈME

DU SILENCE VAINCU À L’EXALTATION DE


L’ÊTRE : LA CONQUÊTE DU CORPS PARLANT

L’absence et l’aliénation ne peuvent se vaincre, dans l’œuvre


d’Anne Hébert, que « sur le mode de la corporéité » (Ricœur,
1996 : 72). Telle est la conclusion à laquelle nous a conduit le
chapitre précédent. Or la présence identifiante du corps propre
« s’étend du sujet de l’énonciation à l’acte même d’énoncia-
tion » qui apparaît comme l’« expression du sens visé par le
sujet parlant » (idem), et par là même constitutif de son régime
de présence, de son identité même. C’est dire que la réflexion
engagée sur la place et la fonction du corps dans l’assomption
identitaire ne peut faire l’économie d’une étude de la relation
que le sujet établit, en tant que sujet parlant, avec l’Autre et avec
le monde. Et ceci est d’autant plus nécessaire que le personnage
hébertien est menacé à la fois par un silence proliférant et par
l’insignifiance d’une parole altérée. Si bien que l’accès à une
présence pleine semble devoir passer par la conquête d’une
parole qui puisse signifier non seulement par sa capacité à
articuler le monde en elle mais aussi et surtout par son ancrage
445
Le mal d’origine

dans l’ordre du corps et du sensible. Et ce, afin de promouvoir


des « mots-moi », une voix qui serait « promesse d’une présence
pure » (Schneider, 1992 : 119), avec pour horizon « ce qu’on
appelle par euphémisme l’identité mais qui n’est autre, en fait,
que la “vérité du sujet” » (Landowski, 1997 : 215), c’est-à-dire
la saisie lucide du je et de son devenir.

LES MENACES DE L’INSIGNIFIABLE ET DE L’INSIGNIFIANCE

Le silence ou l’échec énonciatif


Traduction privilégiée de l’aliénation du sujet, le silence
occupe une place considérable dans l’œuvre d’Anne Hébert,
comme si toute existence ne pouvait s’y élaborer que sous
la menace permanente d’un basculement dans l’impuissance
langagière1. Comme si toute vie ne pouvait y advenir qu’en
échappant à l’enfermement d’un monde dévitalisé où le sujet-
énonciateur se dissout dans l’absence mutique.
« Au début n’est pas le Verbe, dans la genèse hébertienne,
mais le silence », note très justement Yvan Leclerc (dans
Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 190). De fait, le silence héber-
tien est étroitement solidaire du monde patriarcal et trouve le
plus souvent sa cause dans une autorité parentale qui anni-
hile les velléités énonciatives des enfants. Faut-il d’ailleurs
à cet égard rappeler qu’étymologiquement l’enfant – issu de
infans – désigne celui qui ne parle pas. La grande Claudine,
que ses attributs physiques transforment en une caricature des
puissances patriarcales2, érige le silence en principe d’ordre
intangible et brutalement contraignant, et la parole en faute :
« La parole n’entrait pas dans son ordre. Pour qu’elle dérogeât à
cet ordre, il fallait que le premier j’eusse commis une transgres-
sion quelconque » (LT 8). En agressant sauvagement son fils
446
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

avec un trousseau de clefs, elle sera très directement responsable


de son enfermement dans « [l]e silence lourd de la surdité »
(LT 27). Foisonnant, ce silence régit dès lors toutes les relations
interpersonnelles et notamment celles qu’entretient François
avec Amica, « aussi secrets l’un que l’autre » (LT 45). Au
début des Chambres de bois, « [l]a voix rare du père sonnait
par instants, […] réclamant le silence » (CB 33), et témoigne
d’une souffrance consécutive à la disparition de l’épouse.
Tourné vers « son deuil ancien » (CB 57), il se « reti[re] en sa
solitude » (CB 27) et impose sa claustration silencieuse à toute
la famille. Même s’il s’agit pour elle de protéger ses enfants
contre la présence jugée menaçante de Lydie Bruneau, Pauline
Vallières leur impose silence de façon tout aussi inhibante.
Lydie en fera le constat sur le mode de la dérision :
– Quels drôles de Petits vous faites, figés comme des
statues, muets comme des carpes. Quelqu’un vous a mangé la
langue ? Je gage que c’est la mère renarde, prise de panique,
qui a commencé sa besogne (ECS 63).
Sans doute moins brutal, moins absolu mais finalement plus
désespéré, le silence dans lequel s’enferme Aurélien Laroche
après le décès de sa jeune femme est tel qu’« [à] dix ans,
Clara ne savait ni lire ni écrire et son vocabulaire demeurait
aussi restreint que celui d’un enfant de trois ans » (AC 14). Ce
silence patriarcal varie aussi bien dans les degrés de contraintes
qu’il impose à l’enfant que dans ses causes. Ainsi le silence
d’homme meurtri d’Aurélien est-il aussi nourri par sa méfiance
à l’égard d’« un monde bavard et prétentieux », étranger à la
« vie profonde et noire où les choses ne sont jamais dites et
nommées » (AC 17). On comprend qu’il puisse par ailleurs se
réjouir des talents de « chanteuse d’opéra » (AC 13) de sa fille.
Dans le même récit, John-Christopher Simmons a été une fois
447
Le mal d’origine

pour toutes condamné par des « voix de majesté et d’autorité


qui lui répètent qu’il est un lâche » (AC 56) et, reclus « dans
le silence » (AC 54) d’un abri forestier, éphémère et fragile, il
n’aspire, comme Édouard Morel replié dans son studio parisien,
qu’à « vivre et mourir sans faire de bruit » (ED 33).
Symptôme d’une aliénation socioculturelle fondamentale,
cette défaite de la parole trouve plus largement ses causes dans
des rapports sociaux perturbés, parasités par une violence qui,
sous des formes différentes, détruit toujours la communication
interindividuelle. Dans Les Chambres de bois, face à l’oppression
d’« un seul seigneur » qui abuse de ses droits, le silence de
« l’oncle qui n’aimait rien tant que de se taire » (CB 30)
est difficile à rompre. Au début de ce récit, « [l]e père s’en-
ferma longtemps dans un état de fureur muette qui lui plaisait
assez » (CB 35), partageant avec les autres hommes de la ville
un silence qui n’est que la manifestation, non dénuée d’une
certaine complaisance, de leur impuissance face à la crise du
chômage. Dans Kamouraska, c’est la force répressive d’une
société puissamment normative qui réduit l’aventure d’Élisabeth
et de George Nelson à l’échec et au silence : « Ton silence
à jamais. Ton écriture saisie. Le son de ta voix intercepté »
(K 244). Le hors-temps du révolu auquel est condamnée
madame Rolland prend ainsi toute sa cruauté, car « [l]e silence
double le temps, lui donne sa mesure impitoyable. J’apprends
l’absence, jour après jour, nuit après nuit » (K 247). La vie
conjugale des époux Rolland sera par la suite contaminée par
ce silence, puisque Élisabeth, devenue madame Rolland, aspire
à « [n]e rien donner de soi. Ne rien recevoir. Que les époux
demeurent secrets3, l’un à l’autre. À jamais » (K 16). La vie
du couvent, dans Les Enfants du sabbat, est rythmée par les
cérémonies qui imposent un « grand silence » (ES 82). Et c’est
bien finalement le même pouvoir religieux qui écrase la petite
448
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

communauté autarcique de Griffin Creek dont tous les adultes


n’ont à offrir que « leurs silences de bois mort » (FB 139). Par
exemple Felicity Jones n’a « [n]i une larme ni un cri » en mettant
« au monde des fils et des filles, selon le bon vouloir de son
mari », et, l’âge d’être grand-mère venu, « [r]essemble de plus
en plus à une reine offensée » (FB 34), fuit tous les matins la
maison familiale pour se réfugier dans « son désir de solitude »
(FB 35). « [M]uets par force, frustes par nature » (FB 19),
tous les habitants sont indistinctement acculés au silence, car
« [l]eurs pensées les plus secrètes sont saisies à la source, très
vite ne leur appartiennent plus, n’ont pas le temps de devenir
parole » (FB 31). Même les fureurs passées, comme celle du
père de Stevens Brown, finissent par retourner au silence, « dans
une éternelle, muette grimace » (FB 93). Si bien qu’au soir de
leur vie, Nicolas Jones et Stevens Brown partagent le même
ultime désir : « [n]e plus voir. Ne plus entendre » (FB 49), « [n]e
plus percevoir le plus petit soupir dans la maison endormie »
(FB 235)4. Dans Un habit de lumière, Miguel Almevida entre-
tient avec Jean-Éphrem de la Tour des relations lourdement
obérées par le poids de l’interdit homosexuel, qui le conduit à
cette confidence, « à l’extrême limite du silence absolu » : « – Je
vais me tuer » (HL 117).
Dans ce réseau des forces qui neutralisent la parole, le
pouvoir masculin occupe une place de choix, tant il est vrai qu’il
semble devoir, de toute éternité, annihiler la parole féminine.
Dans leur appartement parisien, « Michel regardait Catherine
sévèrement et la priait de ne pas élever la voix » (CB 73). Il
ne fait ainsi que prolonger l’exigence de silence que le père
de la jeune femme imposait naguère à toute la maisonnée.
Le pasteur Nicolas Jones est sans doute le personnage le plus
emblématique de cette volonté masculine d’asseoir son autorité
sur le monde féminin de sa communauté, n’hésitant pas pour
449
Le mal d’origine

cela à donner à sa propre voix une valeur divine. Alors qu’il


est encore presque un enfant et après avoir révélé le secret de
sa vocation religieuse à sa mère, il s’initie au pouvoir du Verbe
face à cette figure éminemment maternelle qu’est l’océan, pour
tenter de la soumettre :
J’apprends les psaumes de David par cœur. Je les récite,
debout sur un rocher dominant la mer. Je m’adresse à l’eau,
désirant parler plus fort qu’elle, la convaincre de ma force
et de ma puissance. L’amadouer tout à fait. La charmer au
plus profond d’elle-même. Éprouver ma voix sur la mer
(FB 25).
Plus tard il n’aura de cesse de « remettre les femmes à leur
place », dans leur « monde feutré », de les maintenir « cachées
dans leurs maisons fermées » (FB 88). Le projet de Stevens
Brown n’est en cela guère différent de celui de son oncle. En sa
présence, Olivia Atkins est invitée au silence par « une cohorte
de femmes dans l’ombre et le vent la priant de continuer à
repasser comme si de rien n’était » (FB 215). Ce premier silence,
prudent, est appelé à devenir définitif, brutalement imposé
par la violence de l’homme dans le crime : « La source du cri
s’amenuise en un petit filet. Très vite Olivia rejoint Nora à mes
pieds, [...] là où les filles punies ne sont plus que de grandes
pierres couchées » (FB 248). Au-delà des différences impor-
tantes, qui affectent notamment son devenir, Clara Laroche est
invitée elle aussi au silence, même si ce n’est que celui imposé
par le refus de l’interlocution. Ainsi, lorsqu’elle se présente
devant le Lieutenant, elle reste « immobile et muette », comme
le lui prescrit cette « lignée d’ancêtres se pressant dans ses
veines pour lui interdire toute fureur ou jubilation, sauf pour la
prière ou le blasphème » (AC 48).
Dans le monde d’Anne Hébert, le silence se fait sensible,
palpable, tangible, et parfois même visible5, grâce à une écriture
450
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

subtilement synesthésique et métaphorique, avec comme pre-


mière constellation discursive, celle de la dureté minérale. En
refusant momentanément d’adresser la parole à ses nièces,
l’oncle de Catherine « aspirait à devenir un mur bien lisse,
une pierre sourde » (CB 30). Tous les dimanches voient Marie
Éventurel « assise sur un tabouret, aux pieds d’une vieille
femme, dans le silence calcaire de la maison del’Esplanade »
(PJ 124). Après la mort de la petite Hélène, submergée par
une « intolérable douleur » (ECS 115), Pauline Vallières
s’enferme dans une aphasie immobile et n’offre à son fils que
« sa face de pierre » (ECS 114). Anéanti lui aussi par le deuil,
Aurélien Laroche doit son patronyme à « son cœur d’homme,
muet et rocailleux » (AC 16-17), et à sa « peine emmurée »
(AC 29) : « [s]on jeune visage aux larmes sèches n’est plus à
voir et à regarder d’ici qu’il atteigne son âge définitif de pierre
morte » (AC 10). Pour des raisons bien différentes, Édouard
Morel « [s’]emmure à vue d’œil » (ED 112) et, « [s]ec comme
un vieil arbre contre un mur de pierre » (ED 115), il refuse
obstinément la présence envahissante de Delphine. Le second
réseau métaphorique qui donne son intensité à la perception du
silence est celui de l’eau, d’une eau le plus souvent noire ou
épaisse. L’atmosphère pluvieuse qui règne dans les premières
pages de Kamouraska affecte les mouvements perceptifs des
personnages. Ainsi au beau milieu de sa conversation avec
Jérôme Rolland, il semble à Élisabeth qu’« [u]ne flaque de
silence s’affale brusquement » (K 13). À son arrivée à la villa
Anthelme, Delphine ressent physiquement « [l]e silence partout
comme une eau épaisse6 » (ED 97). Dense, épais et profond,
le silence entretient enfin des relations complices avec la nuit,
mais une « nuit visqueuse » (FB 49) que l’imaginaire héber-
tien substantialise. « [L]e silence et l’ombre semblent n’avoir
plus de limites » (H 51) dans « [l]’immeuble modern style »
451
Le mal d’origine

(H 50) que visitent Bernard et Christine. La simple association


lexicale cède souvent la place à l’hypallage. Enfermé dans
son presbytère, le pasteur Nicolas Jones est aux prises avec
« [l]e silence obscur de la nuit comme une haleine » (FB 38).
Il arrive parfois que tous ces réseaux viennent se télescoper,
s’enrichir l’un l’autre dans une réelle complémentarité de
signifiance. Le jour où elle a « accouché d’une chimère »
(ED 92), Delphine « se tait sur son lit d’hôpital. Elle est
complètement muette. Immobile comme une pierre. Plate comme
une limande. Un poisson mort7 » (ED 91). Dans ce récit, le motif
métaphorique de la « glace noire » offre une parfaite synthèse de
toutes les valeurs métaphoriques associées au silence, en ajoutant
à la dureté minérale, à la nuit et à l’eau, le froid mortifère. Et il
en offre aussi sans doute le principe explicatif. En effet, cette
« croûte noire » qui recouvre le « plus profond de la mer »
(ED 134) finira par se fissurer pour empêcher Édouard
« d’exister désormais à la surface de [lui]-même »
(ED 136). Autrement dit, le silence apparaît comme une sorte
de censure qui affecte l’expression des profondeurs de l’être,
de ses blessures originelles – qu’évoque justement la croûte –,
refoulées avec « le sens du monde » (ED 134). Bref, les réseaux
métaphoriques qui surdéterminent le silence l’inscrivent dans
l’expression unifiée de l’absence et de la non-vie.
Le silence hébertien ne se réduit cependant pas, dans sa mise
en discours, à ces dispositifs prédicatifs métaphoriques. S’y
ajoute en effet l’expression d’une dynamique qui, empruntée à
un environnement dont la vacuité ou la consistance se révèlent
dévoratrices, donne au silence sa puissance d’inhibition et
d’étouffement. Christine et Bernard ont emménagé dans
l’appartement que leur a présenté Bottereau, et la jeune femme
« a l’impression d’être une intruse, de déranger l’air autour de
Bernard. Elle marche à tout petits pas, évite de rire ou de parler
452
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

trop fort » (H 61-62). L’« air » est ici un métonyme de ce silence


auquel s’abandonne Bernard, qui « envahit ses poumons » et
« devient son sang, sa vie, ses os » (H 62). Cette force dévorante
du silence apparaît avec une singulière insistance dans Les
Fous de Bassan. À son retour des États-Unis, Stevens Brown
rend visite à contrecœur à ses parents : « Tintements de verres,
passage de la bière, du verre à nos bouches, claquements
de langue, tous ces petits bruits s’étiolent dans l’air épais »
(FB 93-94). Après le meurtre de ses deux cousines, Perceval
participe aux recherches que mène la communauté :
Sentir la nuit fondre en gouttelettes noires sur mes vêtements.
L’air sonore comme dans une grotte. Appeler Nora et Olivia.
Mes appels avalés par la nuit épaisse, avant même qu’ils ne
touchent le sol. Aussitôt nés aussitôt saisis par le silence
(FB 172).
Quelques pages plus loin, il rapporte l’interrogatoire de son frère
Stevens par le policier McKenna, ce « corps à corps [...] dans le
silence épais » (FB 191) : « Les mots de Stevens coulent dans
la mer. Ne seront jamais repêchés dans le vacarme de l’eau »
(FB 194). Une fois de plus le discours de l’innocent donne une
clef pour comprendre cette propension de l’œuvre hébertienne
à faire du silence une puissance dévoratrice. Par son humidité
toute féminine et la comparaison avec la grotte, dans le premier
passage, la nuit apparaît, au plan de l’imaginaire, comme le strict
équivalent de la mer présente dans le second extrait, l’une et
l’autre étant des expressions obliques, à la fois métaphoriques
et métonymiques, du silence. Si bien que le silence dévorateur
semble être une manifestation de l’informe originel auquel
la parole, avalée par ces substances-mères, doit faire retour
à la suite de l’échec de la séparation originelle, du ratage du
processus différenciateur.
453
Le mal d’origine

Le langage semble donc appelé, à l’instar encore du « son


de [l]a voix » de Barbe Abbadie, à être « avalé par l’air du
temps » (PJ 51) dans un mouvement régressif d’absorption
qui crée au cœur de l’espace énonciatif une sorte de non-lieu,
d’u-topie, une béance dans laquelle s’engloutit et s’abolit toute
forme d’expression. L’impossible passion entre Élisabeth
Tassy et George Nelson ouvre le gouffre du non-dit et de la
conscience coupable : « Une sorte de désert se creusant entre
nous. Le silence. Le vide. George s’éloigne de moi à nouveau »
(K 123). Après ses premières rencontres avec Héloïse, Bernard
n’entretient plus les mêmes relations avec Christine, et « [l]e
silence se creuse entre les deux jeunes gens » (H 30). Si bien
que Christine « s’enfon[ce] dans un silence exaspéré » (H 86).
À la villa Anthelme, Delphine déplore « [l]e silence crevé de la
maison », souhaite « recoller le silence » (ED 98) et verra son
« rêve extravagant […] avalé par l’air crayeux d’une journée
d’été » (ED 92). Cette représentation abyssale du silence a
pour inévitable corollaire l’enfouissement et, subséquemment,
l’imprégnation. Ainsi, dans sa cabane de Valcour, la nuit
venue, « John-Christopher Simmons s’emplit peu à peu de nuit
silencieuse, à ras bord, comme un seau inerte qu’on plonge
dans l’eau noire » (AC 54). Et face à son confident Édouard,
Delphine « [s’]imprègne à nouveau de silence » (ED 105). Car si
le silence hébertien est engloutissant, il est aussi invasif, ignore
cette étanchéité qui pourrait en faire une réalité susceptible
d’être circonscrite, à l’écart de laquelle on pourrait se tenir sans
risque de contamination. C’est ce que déplore Édouard Morel
au début de Est-ce que je te dérange ? : « Le silence de la mort
n’est donc pas si étanche que la voix de Delphine persiste dans
la moiteur de la chambre fermée » (ED 10).
Il n’est dès lors guère étonnant de voir le silence prendre
corps, s’incarner dans un bestiaire inquiétant et menaçant. À la
454
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

fin de son aventure, Catherine revient voir Michel pour rompre


définitivement avec lui :
Le silence était dans le chêne de la porte comme un insecte
perdu. [...] Un sursaut se fit soudain à l’intérieur, un bruit
précipité de talons hauts se dirigea vers la porte. Puis
de nouveau le silence. La jeune femme crut qu’une bête
hargneuse la flairait à travers la porte (CB 186).
Perceval Brown voit dans le silence un « énorme sphinx, caché
dans la nuit noire, mangeur de paroles et de cris » (FB 172). Pas
plus étonnantes et en parfaite cohérence avec ce qui précède,
les images de déchirure, de blessure, d’arme blanche rappellent
que cet engloutissement dans et par le silence n’est jamais que
le corrélat d’une « castration symbolique de l’organe de la
parole » (Leclerc, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 190). La
conversation entre madame Rolland et son époux mourant, au
début de Kamouraska, est parcourue de silences plus meurtriers
que les mots les plus violents, plus destructeurs que les allusions
les plus perfides :
– Élisabeth ! Elle s’appelait comment cette fille ?
[...] Le silence. Puis une sorte de cicatrice fraîche sur
le silence. La petite question insidieuse de Jérôme Rolland
se glisse au fond. Le silence refermé. Le silence recousu à
grandes aiguillées (K 26).
Face à Bernard, qui progressivement la considère comme une
étrangère, « Christine ne bouge pas, ne peut bouger, toute atten-
tive et déjà blessée par le silence de Bernard » (H 31). Ce dernier
sera à son tour victime d’un autre « silence [qui] le prend à la
gorge » (H 117) au moment de découvrir le corps de Christine.
Interpellé par Nora, Stevens croit entendre son nom bien vite
pris dans « la multitude des sons confus qui existent dans la
455
Le mal d’origine

forêt » : « [d]ans un autre lieu le silence serait déjà tombé entre


nous, comme un couteau » (FB 90).
Avalée, mais aussi tout simplement ravalée, menacée par
l’extinction avant même son émergence, la parole hébertienne
est très souvent physiquement empêchée, réduite à l’inarticulé
ou à l’inexpressivité. À cet égard, la manière toute métaphorique
dont François évoque le mutisme de sa mère est éclairante :
L’heure des leçons terminée, un mutisme total envahissait
à nouveau le visage de ma mère. Sa bouche se fermait
durement, hermétiquement, comme tenue par un verrou tiré
de l’intérieur (LT 8).
« [L]a voix de Michel [...], usée » (CB 102), est finalement très
proche de « [l]a voix de Catherine, inerte », « blanche », réduite
à « répéter en écho des choses dénuées de toute signification »
(CB 60). L’incertitude qui pèse sur le nom auquel se rapporte
l’adjectif apposé, « inerte », souligne l’étroite corrélation entre
la parole et l’être, l’un révélant l’autre. Ainsi la soumission
sociale de l’oncle, au début des Chambres de bois, transparaît-
elle clairement dans son élocution : « [l]a parole se frayait
de durs chemins à travers le silence de l’oncle ; les veines se
gonflaient à son cou, à ses tempes. Il jura, s’étouffa » (CB 30).
Dans Kamouraska, alors qu’elle s’apprête à s’abandonner à
George Nelson sans même chercher à se cacher, Élisabeth
devient littéralement aphasique, ne peut « articuler aucune
parole », puis seul « [u]n gémissement parvient à sortir de
[sa] gorge » (K 159). Cette mise en mots difficile, parfois
douloureuse, sans cesse au bord de l’impuissance, se retrouve
dans la manière dont les « mots passent mal sur les lèvres de
Bernard », face à « Christine [qui] les devine plutôt qu’elle ne
les entend » (H 57). Plus loin dans le texte, la voix de Bernard
face à Héloïse est décrite dans un système textuel significatif qui
456
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

relève de la didascalie : « presque imperceptible » d’abord,


puis « encore plus éteinte », elle finit « réduite au souffle »
(H 70). Nora Atkins appelle « “Stevens”, ainsi qu’une plainte,
à moitié ravalée » (FB 90), et lors de son interrogatoire
par la police, le jeune assassin, à son tour, « [r]épète pour
la dixième fois, presque tout bas, en mangeant ses mots »
(FB 158). Quant à Julien Vallières, il peine à parler lorsqu’il
veut déclarer sa passion à Lydie Bruneau, « sa voix passant à
peine dans sa gorge serrée, comme s’il avouait à son tour sa
vérité redoutable » (ECS 73).
Tout se passe comme si la parole trouvait dans le corps
un obstacle majeur, un puissant facteur de rétention qui fera
s’interroger Nora au moment où réapparaît Stevens pendant
la tempête : « Est-ce moi qui crie ? Est-ce Olivia ? Le passage
d’un nom, de ma poitrine à ma gorge, s’étouffe sur mes lèvres »
(FB 132). La parole hébertienne est ainsi ramenée aux contrain-
tes du somatique. Que ce soit sous la forme de l’« extinction
de voix » (PJ 157) qui frappe Flora Fontanges ou bien de cette
quasi-suffocation qui affecte la « voix monotone, intarissable »
(ED 122) de Delphine, d’abord « réticente et lointaine » (ED 26),
puis « de plus en plus basse et étouffée » (ED 122), comme si
elle parlait « à bouche fermée » (ED 113).
Menacé par le silence, le sujet hébertien doit donc se
résigner au chuchotement, à cette parole murmurée que les trois
sœurs des Chambres de bois, encore enfants, « échangeaient
[...], le soir à voix basse, lorsque le père était endormi »
(CB 32). « [L]es jumelles retrouvent leurs secrets de jumelles,
des rires étouffés, des gloussements, des caresses furtives »
(FB 19), dès que le pasteur Nicolas Jones a le dos tourné.
Julien et Hélène Vallières sont condamnés au susurrement par
une mère qui n’accepte pas leur relation avec Lydie Bruneau.
Lors d’une collation musicale, « Hélène retient Lydie par
457
Le mal d’origine

son écharpe, se pend à son cou, lui chuchote quelque chose


à l’oreille », et « Julien s’approche à son tour, parle tout bas,
d’une voix oppressée » (ECS 85). Même s’ils ne sont pas
toujours imputables à l’interdit parental, ces mots chuchotés,
affaiblis, en équilibre fragile sur la frontière du silence et de la
parole, sont la manifestation évidente d’une présence incertaine.
Ainsi Pauline ne réussit-elle à montrer, face à la concurrence
déloyale de Lydie, que « sa personne réduite à un petit filet de
voix sauvage » (ECS 82) ; quant à Aline, elle ne laisse entendre
qu’une « voix à moitié ravalée », « [u]n tout petit filet de voix,
à peine perceptible » (ECS 129), tant elle reste surprise et
perplexe devant le retour de Julien. Cette modification de la
parole, diminuée, altérée, s’accompagne discursivement d’un
réseau sémantique contextuel évoquant l’absence sous toutes ses
formes. Élisabeth est « sûre que [sa] mère travaille sa voix qui
devient presque mourante » (K 101) ; après la première appa-
rition d’Héloïse, « [l]a voix de Christine semble […] lointaine,
presque irréelle » (H 52). Et enfin, « [l]a voix de Pauline se fait
mourante, à peine audible » (ECS 61). Le silence signale en
creux tout ce qui échappe au sujet, une béance qui s’alimente
à un amont de la parole, à cette part secrète de l’être qui ne
parvient pas à s’incarner dans la lumière des signes verbalisés,
parce que murée par l’aliénation, la négation de l’Autre ou
encore les ténèbres d’un monde intérieur troublant et indicible.
C’est ce territoire-là, « où tout n’est que danger, rumeurs et
confusion », cette « région interdite » que refuse Maureen,
« [t]oute parole en elle coupée à sa racine » (FB 176), qui
pousse Clara à parler « bouche fermée » (AC 82) ou dans
laquelle se fomentent les pires perversités de Jean-Éphrem
de la Tour, « méditant […] en silence sa prochaine férocité »
(HL 108).
458
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Évitée, évidée, bordée de tous côtés par un silence dévo-


rateur, cette parole précaire se fait très souvent intransitive,
refoulant l’interlocuteur hors de l’espace de l’interlocution. Face
à son épouse Christine, Bernard fait entendre une « petite voix
tranquille [...], indifférente, comme s’il ne s’adressait à personne
en particulier » (H 94). Sur les quais du port de sa ville natale,
Flora Fontanges s’immobilise devant l’emplacement où jadis
était amarré l’Empress of Britain, le paquebot de son exil : « Sa
voix change. Elle a l’air de ne s’adresser à personne, penche
la tête, comme fascinée » (PJ 89). Mouvement de distraction
certes, lié à la plongée mnésique, mais qui n’est pas sans rap-
peler la manière dont la grand-mère Éventurel racontait ses
histoires, « comme si elle s’adressait au mur » (PJ 120). Édouard
Morel ressent cette rupture de communication avec une acuité
particulière : « Delphine est chez moi comme n’y étant point,
en face de moi comme si je n’existais pas » (ED 42). Ce « beau
dialogue de sourds » (ED 122) se renouvelle avec Stéphane, et
l’alternance des verbes introducteurs du discours rapporté direct,
opposant trois occurrences de « Il pense » à deux occurrences
de « Elle dit », est alors très significative de cet échange impos-
sible. D’ailleurs, Édouard en viendra à désirer « tord[re] le cou
à cette idée saugrenue de la conversation » (idem). Cet échec
dialogique, qui n’est jamais qu’une forme du silence mutique,
revêt des traductions métaphoriques privilégiées telles que la
vitre. Ainsi, alors qu’elle a été invitée par les amis de Maud à
fêter le retour de sa fille, Flora Fontanges
les regarde et elle les écoute, ces garçons et ces filles, et sa
propre fille qui est avec eux. On dirait qu’ils parlent et qu’ils
gesticulent derrière une vitre. Elle est de l’autre côté de la
vitre avec sa vie étrangère, comme une monnaie perdue qui
n’a plus cours, dans un pays inconnu (PJ 177).

459
Le mal d’origine

« [P]rivée de ses enfants » par Lydie, Pauline Vallières « les


regarde évoluer comme derrière une vitre » (ECS 84).
Cette abdication énonciative, cette immersion si totale dans
un silence subi, parfois recherché et toujours ressenti, est le
signe certain d’une présence altérée. Mais là ne s’arrête pas
l’échec du verbe, puisque le personnage hébertien voit même
s’effondrer « l’organicité de la parole » (Joubert, 1997 : 181)
dans une régression compulsive vers le cri.

La tentation du cri ou les risques du signifiant fou


Le cri est, chez Anne Hébert, fondamentalement ambivalent.
Mû par une irrépressible mais anarchique énergie instinctive,
il est simultanément l’ultime exutoire d’une force existentielle
en faillite qui renoue avec l’intimité de ses sensations8, et le
témoignage de l’absorption de l’individu dans l’informe : en
se séparant du code du langage articulé, le cri conteste et sape
toute affirmation positive de soi.
Un peu à la manière de ces « cornes de brume » qui
« enchantent et [...] désespèrent » (FB 82) Perceval, dans Les
Fous de Bassan, le cri peut être tout aussi bien source de plaisir
que source de souffrance. Certains sentiments forts donnent au
cri un caractère profondément jubilatoire, mais d’une jubilation
troublée par son excès même. Joies simples et ludiques des
enfants qui, dans Les Chambres de bois, outrepassent l’interdit
paternel pour vivre, malgré la peine et le deuil, « des matins
pleins d’odeur de filles-enfants, des voix aiguës s’affilant les
unes les autres comme des griffes » (CB 33). Délectation pure
d’Olivia et de Nora Atkins qui se baignent dans l’océan avec
leur grand-mère, « en poussant des cris de joie » (FB 71).
Plaisirs de femme, comme celui de la grand-mère Felicity qui,
à la vue de Stevens Brown, son petit-fils, « pouss[e] une sorte
460
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

de cri, plein de mots tendres et sauvages, s’entrechoquant les


uns les autres » (FB 74-75). Comme celui aussi, moins innocent,
de Maureen, dont Stevens perçoit la « joie brutale […], cou-
pante comme un couteau », dans le « cri sourd » (FB 68) qu’il
devine. En deçà cependant des sentiments qu’il exprime, le
cri trouve sa plus profonde justification dans sa profération
même. Ainsi un enfant de madame Rolland pousse-t-il « deux
cris perçants », « juste pour le plaisir de donner toute sa voix,
par-dessus la masse de ses frères et sœurs » qui « piaffent
et piaillent à qui mieux mieux » (K 33). Perceval Brown,
pour qui « [c’]est un plaisir […] de crier dehors, dans tout ce
vacarme » (FB 45), est sans aucun doute le personnage le plus
représentatif de cette recherche du contentement brut dans le
cri proféré.
Cela dit, même euphorique, le cri ne se départit pas d’une
obsédante négativité que suggère, dans les extraits précédents,
la présence cotextuelle de métaphores telles que « griffes » ou
encore « couteau ». Car le cri est, dans son émission même, une
souffrance pleinement physique, un traumatisme somatique.
Élisabeth d’Aulnières « [s]’écorche la poitrine » (K 130) en
criant pour appeler un animal égaré. Christine, abandonnée
par Bernard, voudrait pouvoir laisser s’échapper ce « cri si
longtemps réprimé entre [s]es côtes, comme un couteau qui
[la] déchire » (H 91). Elle annonce en cela Perceval Brown, qui
aspire à « [se] déchirer la poitrine » dans le « hurlement pur »
(FB 151), mais aussi Stevens qui, sur son lit d’hôpital, finira
par renoncer à rivaliser avec les cris des fous de Bassan qui
le hantent : « Crier avec eux pour couvrir leur vacarme n’est
pas une solution, m’épuise et me déchire » (FB 230). Dans
son délire fiévreux, Marie Éventurel « recommence de crier
avec une voix déchirante » (PJ 129). Le rapport névrotique que
Delphine entretient avec la parole et le silence s’explique sans
461
Le mal d’origine

doute largement par son enfance « [d]ardée de cris » (ED 121),


dont le souvenir ne cesse de la poursuivre.
Écorchure, blessure, déchirure, le cri est ce qui reste d’une
présence disloquée, réduite à cet élan purement physiologique,
à cette ultime trace du sentiment d’existence face à l’indicible.
Privé de la prise en charge verbale de son champ de présence
et de ses affects, le sujet est acculé à l’inarticulé et à la faillite
du Code. La piqûre d’aiguille que s’inflige Catherine, dans Les
Chambres de bois, est une métaphore de l’agression de son
environnement qui n’appelle que la réplique impuissante d’« un
long cri aigu de fille poignardée » (CB 82). La lente dérive de
Christine, qui sans doute « doit son nom au cri » (Leclerc, dans
Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 192), est scandée par une longue
suite de cris, qui vont de la révolte devant le refus de vivre que
voudrait lui imposer Bernard jusqu’à l’abdication contrainte,
l’ultime défaite face à Bottereau et à la mort (H 116). Face au
drame de la disparition de ses deux cousines, l’idiot Perceval n’a
certes « [p]as de mots pour dire ce qu’il savait » (FB 21), mais
son impuissance langagière n’est pas pire que celle qu’on trouve
chez d’autres personnages et, comme eux, il « s’est mis à hurler
comme quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir et se trouve déjà
face à face avec l’intolérable » (FB 52). Après la noyade de sa
fille, « [c]e n’est qu’au petit matin, lorsque les premières lueurs
de l’aube sont apparues à travers les carreaux de la fenêtre, que
Pauline s’est mise à hurler, pareille à une louve prise au piège »
(ECS 110). Elle est la sœur de détresse de Rose-Alba Almevida
qui, après le suicide de son fils Miguel, « hurle si fort qu’on
l’entend jusque dans la rue » (HL 137).
Le cri exprime donc l’inexprimable, l’impuissance des
personnages à dire les choses, si bien qu’il n’y a pas vraiment de
solution de continuité entre le silence et le cri, symptômes l’un
et l’autre d’un monde inhabitable, d’une crise de la présence.
462
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Cela est d’ailleurs si vrai que le cri est très souvent associé à
l’envers du monde, dont on sait qu’il n’est que la figuration
discursive de l’absence, d’un champ de présence impossible à
investir, à saisir. Ainsi, dans l’appartement parisien dont elle
est prisonnière, « Catherine criait parfois très fort à Michel
d’une voix [...] qui n’était pas de ce pays calme et mouillé »
(CB 73). Ligotée sur son lit et furieuse de ce qu’elle considère
comme une trahison de la part de son frère Joseph, sœur
Julie s’abandonne elle aussi au cri qui la fait « pass[er] de
l’autre côté du monde », pour ne laisser devant les religieuses
« qu’une défroque couchée, ficelée » (ES 94). Livrée dans ses
cauchemars aux images de l’incendie de l’hospice Saint-Louis,
Marie Éventurel, crie « avec une voix […] qui n’est pas de ce
monde » (PJ 129).
Par la « césure entre psyché et soma » (Joubert, 1997 :
184) qu’il installe, le cri « réactualise [l]e rapport à l’abîme
[…] [du] vide originaire » (Schneider, 1992 : 114) et participe
ainsi d’une puissante et transgressive régression ontologique,
d’« un retour à la non-parole, ou plutôt à la parole première,
irrationnelle, non construite, désarticulée, […] l’anti-signifié par
excellence » (Van den Heuvel, 1985 : 59). Réduit à sa part ins-
tinctive, le sujet se désancre de la sphère de la pensée rationnelle
et d’une possible mise en mots. François Perrault témoigne de
cet éclatement du sujet impuissant à maîtriser la verbalisation :
« Je crie, je hurle. Je ne sais quels mots s’échappent de mon
gosier. Correspondent-ils à ma pensée ? » (LT 38.) Perceval
Brown n’a « [p]as de mots pour […] la vie ordinaire » (FB 140)
et « en vien[t] au hurlement pur, sans mots distincts » ni « syl-
labe distincte » (FB 151), « incontrôlable » (FB 141). Et si le
pasteur utilise l’équivalent anglais de « mots » pour évoquer
le « rapport incohérent » (FB 44), plein de cris, que propose
Perceval à sa tante Irène après la scène de la cabane, c’est par
463
Le mal d’origine

pure antiphrase : « words, words, signifying nothing... » (FB 46.)


La référence intertextuelle transparente, tout comme d’ailleurs
le flou né de l’extension et de la dilatation du pluriel, ne
laissent à cet égard aucun doute : l’expérience du cri dépouille
le personnage de son statut de sujet pensant. Habité par le flux
d’une énergie primaire ambivalente, le corps devient le théâtre
d’un inexorable cheminement ascensionnel, qui éclate dans un
jaillissement instinctif violemment dispersif :
Commence dans mon ventre. Monte dans ma poitrine.
Serre ma gorge. Gicle dans ma bouche. Éclate à l’air libre.
Ne peux m’en empêcher. Un son qui file jusqu’au ciel après
avoir creusé son trou noir dans mes os. Une toute petite
charrue invisible fraie son sillon. Au plus dur de moi. Au
plus profond de moi. Pour le passage du cri. Brisé en mille
éclats. Moi en mille éclats violents, brisés. Par le passage
du cri (FB 141).
Le travail de la phrase, dans ce passage, est tout entier orienté
vers un seul et même objectif : priver le personnage de son
statut de sujet grammatical. L’absence de pronom sujet, l’ac-
cumulation de verbes à la forme active dont le sujet implicite
est le cri lui-même et, enfin, la structure passive conclusive,
reconnaissable au-delà de sa dislocation même (« moi9... brisé...
par le passage du cri »), donnent au cri une autonomie qui
s’établit sur les ruines d’une personnalité éclatée. Par ailleurs,
les verbes employés (« monte », « serre », « gicle », « éclate »)
évoquent une mise en mouvement intense qui ne concerne que
la part proprement organique de l’être (« ventre », « poitrine »,
« gorge », « bouche », « os »)10. C’est tout cela qui explique
l’ambiguïté et le paradoxe du cri : si la tension qui le soutient
l’oriente vers l’éclatement et la dispersion, sa prégnante réalité
corporelle en fait une expérience singulière qui, en même
464
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

temps qu’elle désintègre l’être, l’entaille et dévoile cette part


irréductible de soi qu’est le désir. C’est pourquoi la menace
du cri, qui renoue avec celui, « informe, profond de la bête qui
appelle » (FB 151), est à l’exacte mesure des obstacles dont
sa profération doit s’affranchir : plus il est retenu et contraint
et plus il se met à l’unisson des « bêtes les plus féroces, de la
plaine et de la forêt », qui « se mettent en marche » (K 130)
au cri d’Élisabeth, ou à celui des dynamismes cosmiques que
découvre Stevens Brown lorsqu’il s’« égosille à crier, dans un
fracas d’enfer [...], dans la tempête » (FB 102).
Autrement dit, si le cri est l’émanation du désir, il en dit
finalement surtout « l’impasse » (Paterson, 1985 : 168), la répres-
sion, les interdits. C’est ce qu’illustrent les cris des oiseaux dans
Les Fous de Bassan. Ils forment en effet une sorte de contrepoint
sauvage aux cris des hommes, dont ils éclairent d’une lumière
crue les troubles profondeurs pulsionnelles11 :
[l]es oiseaux sortent de la mer blanche d’écume. Prennent
leur vol sur le ciel gris. […]. Oiseaux d’écume blanche. Nés
de la mer blanche d’écume. Leurs cris perçants sortis de la
vague (FB 166).
La dernière phrase de l’extrait établit une alliance forte entre
le cri et la mer qui est, on le sait, une figuration symbolique
de l’entité originaire, du grand sein maternel et archaïque dont
est issue toute vie différenciée. Mais cette collusion ne prend
son sens que dans la manière dont elle est discursivement
orchestrée au sein d’un dispositif doublement corrélatif. D’un
côté, la récurrence du verbe « sortir » ou d’expressions de même
sens met l’accent sur un mouvement ascensionnel d’émergence
qui rappelle la dynamique du cri. Mais, parallèlement, le texte
abonde en expressions qui disent l’enfermement, l’écrasement
des hommes par ces cris désordonnés : « [a]u-dessus de la mer,
465
Le mal d’origine

entre la mer et le ciel, tendue comme une bâche remuante et


vrombissante, une multitude d’oiseaux blancs, bruns, gris, aux
cris assourdissants » (FB 95). Quelques pages plus loin, Perceval
évoque les « [b]arres jaunes des fous de Bassan » (FB 166). Ainsi
la mise en discours des oiseaux et de leurs mouvements mime-
t-elle cet indicible des forces obscures différenciatrices qui, par
le cri et son expulsion dispersive, se déploie à la recherche d’un
espace d’ancrage, avant de retourner, par la destruction de sa pro-
pre effraction, dans le gouffre originaire, le rien dont il est issu.
Cela est confirmé et condensé par la remémoration de Stevens
qui fait du cri un foyer dans lequel se cristallisent la violence
du désir sexuel et celle de la barbarie guerrière : « Séquelles de
la guerre, mon vieux. Apparitions de fer et de feu, grands cris
d’oiseaux aquatiques, filles hurlantes, violées dans des lueurs
d’incendie, des bruits de marées au galop » (FB 233). Ainsi le cri
ne peut-il que se marier avec le crime12, l’un et l’autre possédant
et traversant l’être pour le conduire au-delà des frontières de
l’humain et du symbolique, là où le langage ne peut que faillir,
anéanti par des pulsions qui, ivres de leur rétention et de leur
incapacité à se trouver un objet, se déchaînent dans la libre et
sauvage circulation des forces naturelles et élémentaires. « Moi
tout entier sorti dans mes cris. Mes cris dépassant mon corps »
(FB 151), s’exclame ainsi Perceval : son cri « file jusqu’au
ciel » (FB 141) et sa « voix poussée à sa limite extrême de voix
vivante » « ricoche contre les rochers », atteint « le monde, les
rochers et la mer » (FB 151). La manière dont Stevens rapporte
le meurtre d’Olivia ne fait que corroborer cette lecture :
Trop de vent. Trop de cris. […] Le fracas de mon sang
s’apaise peu à peu, autour de nous la rumeur du monde se fait
confuse, se retire sur la mer, tandis que monte le cri perçant
d’Olivia. Le cri sous mes doigts, dans sa gorge. [...] La source
du cri s’amenuise en un petit filet (FB 248).

466
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Hésitant entre monde naturel (cris des oiseaux) et monde


humain (cris d’Olivia), les cris et leur superlative omniprésence
sont réduits au silence par le viol et le meurtre qui éteignent,
au moins momentanément, le désir différenciateur, dans une
stupeur qui emprunte le chemin inverse, aussi douloureux, de
celui du cri :
Dans le silence qui suit je comprends tout de suite que le
calme de la nuit, que la beauté de la nuit n’ont pas cessé
d’exister pendant tout ce temps. [...] L’étonnement, rien que
l’étonnement, s’enfonce dans ma poitrine, telle la lame d’un
couteau. Me déchire lentement (FB 248-249).
Par sa rémanence dans les obscurs territoires de la mémoire,
la passion déchirante du cri intervient une seconde fois dans le
parcours identitaire du personnage. Le cri revient alors d’un
au-delà du temps en troquant au passage, dans une sorte de
mouvement involutif, sa dislocation éruptive contre une tarau-
dante et douloureuse intériorisation. Dans ses cauchemars,
madame Rolland est aux prises avec des phénomènes d’échos,
croit entendre les cris de la servante Florida lisant « [l’]acte
d’accusation [...] écrit en anglais » (K 32) : « Quel cri aigu
et guttural à la fois, j’en ai le crâne transpercé. Florida est le
diable. [...] Élisabeth se prend la tête à deux mains. Chaque
cri se change en coup ; je vais mourir » (K 33). L’expé-
rience sensible du cri remémoré est la survivance aiguë de
cette part de soi étrange, abjecte, violemment altérante, que
les références au jugement ne peuvent manquer d’évoquer.
Étouffé, éteint, privé de l’énergie qui en faisait le vecteur
d’une présence sauvage au monde, le cri cède la place au vide
d’une intériorité ravagée, impuissante à exprimer sa défaite :
J’ai beau m’époumoner, elle [Aurélie] ne m’entend plus. Ni
elle ni personne, d’ailleurs. [...] Ne pas appeler en vain, dans

467
Le mal d’origine

ma cage de verre, ouvrir et refermer la bouche comme les


poissons rouges dans leur aquarium (K 186).
D’où l’appel récurrent à des expédients tels que les mains
placées en porte-voix. Ainsi, lorsque Élisabeth évoque sa
curiosité pour les garçons qu’elle confiait à Aurélie : « Il me
semble que je crie, les mains en porte-voix. Aurélie m’échappe »
(K 63). Et encore, quelques pages plus loin : « Ouvrir les yeux,
enfin. Hurler, les mains en porte-voix : je suis Mme Rolland ! »
(K 115.) Le pasteur Nicolas Jones s’interroge en ces termes :
« La voix de Perceval siffle à mes oreilles. [...] D’où vient que
sa voix perçante persiste encore dans ma tête, en dépit du temps
qui passe ? » (FB 50.) La folie dans laquelle sombre Stevens
est d’ailleurs très directement corrélée à cette rémanence qui
suggère le désert intérieur d’un être toujours tenté par le retour
à l’informe du cri, au « vieil héritage de famille » (FB 232),
mais désormais livré au refoulement dévastateur d’un désir
inaccessible à toute forme d’expression :
Vais-je hurler au risque de réveiller toute la maisonnée ?
Plutôt me taire jusqu’au matin. […] Feindre d’ignorer les
battements d’ailes claquant dans toute la chambre. Toiture
et plafond à présent ouverts et défoncés à coups de becs durs
(FB 237).
Organique et constrictif, habité par l’innommable et tra-
versé par l’informe, le cri apparaît donc dans l’œuvre d’Anne
Hébert comme la manifestation d’un mode de présence à soi
placé sous le double signe contradictoire de la force désirante
et de sa répression. Sa mise en œuvre discursive relève de ces
stratégies qui donnent au texte littéraire le singulier pouvoir
d’exhiber l’indicible et de dévoiler une profonde crise du
sens que confirme la parole étrangère, hésitant entre altérité et
altération.
468
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

La parole étrangère : entre altérité et altération


Dans les jeux sonores sur lesquels rêve l’œuvre d’Anne
Hébert, le cri est en effet rejoint par la parole étrangère13. Par
la profonde connivence de leurs prédicats et de leurs fonctions,
l’un et l’autre relèvent de « l’anti-signifié par excellence »
(Van den Heuvel, 1985 : 59) et tissent l’espace intersubjectif
de l’altérité effractive et transgressive où règnent les signifiants
a-symboliques.
Le premier élément de liaison entre la parole étrangère et
le cri est sans aucun doute cette verticalité organique qui fait
émerger l’un et l’autre des profondeurs physiologiques de
l’être. La voix de Bottereau, dans Héloïse, « s’échappe de la
poitrine asthmatique » (H 22). Étrangère à la communauté de
Duchesnay et à l’étroite cellule familiale des Vallières, Lydie
Bruneau a une « voix [...] basse et profonde » (ECS 81) ; lors
de sa première rencontre avec Clara, « [l]a voix anglaise du
Lieutenant est profonde comme si elle lui sortait du ventre »
(AC 48), et Delphine, se racontant à Édouard, « sort sa vie
d’entre ses côtes, à petits coups » (ED 120) : « [d]es mots à peine
audibles s’échappent d’elle, […] comme une buée chaude »
(ED 110). L’organicité de la parole de l’Autre tient également
à sa très fréquente raucité. François Perrault entend encore
dans sa mémoire la « voix éraillée » (LT 19) de l’étranger
qu’il a rencontré sur la grand-route et qui lui a appris le nom
de sa mère. Aux prises elle aussi avec sa mémoire, madame
Rolland est hantée par les voix des témoins du meurtre, « [d]es
voix […] rauques et graves » qui l’accablent, « [p]areilles à un
essaim d’abeilles sauvages » (K 203). « [L]égèrement enrouée »
(H 72), la voix d’Héloïse rappelle celle de Bottereau, « enrouée,
sifflante » (H 22), et Stevens Brown, à la fois autre et étranger
depuis son périple aux États-Unis, est persuadé, au cœur de
469
Le mal d’origine

la tempête, que « [p]ersonne ne peut [...] entendre [...] le cri


rauque14 qui s’échappe de [s]a gorge » (FB 102). Face à Nora,
la voix du pasteur Nicolas Jones est « rauque et tendre à la
fois » (FB 128-129), trahissant une altérité potentiellement
transgressive, comme celle de Lydie Bruneau dont la voix est
« râpeuse » (ECS 55), « rude » (ECS 56), « un peu [...] rauque »
(ECS 53), ou encore celle de John-Christopher Simmons, à la
« rauque douceur étrangère » (AC 51).
La raucité, l’éraillement ne peuvent évidemment qu’affecter
également la voix d’un sujet qui se découvre autre au cours de
son cheminement identitaire. « Ma voix brève, rauque, m’était
toujours pénible, irritante à entendre » (LT 23-24), avoue
François Perrault. Alors qu’elle est sur le point de rencontrer
le Lieutenant anglais dans une campagne écrasée de soleil,
Clara Laroche, « va et vient d’une maison à l’autre. Sa voix
rauque, à moitié ravalée, à peine audible, débite sa chanson
inlassablement » (AC 39). Cette transformation de la voix cor-
respond à un changement de régime de présence, à l’instauration
d’une dualité identitaire plus ou moins conflictuelle qui peut
aller jusqu’au dédoublement de la parole. Bientôt convaincu
d’« entendre la voix d’un autre », « la voix d’un homme »
(LT 26), François Perrault acquiert la « certitude [qu’il] ne
conserve aucune maîtrise sur [sa] voix » (LT 56). Il « n’est
plus tant sujet parlant que “sujet parlé”, selon la formule laca-
nienne : [il] n’est plus sujet de parole mais reste suj[et] à la
langue » (Joubert, 1997 : 213). Élisabeth Rolland « appren[d] à
[s]’absenter de [ses] paroles et de [ses] gestes, sans qu’aucune
parole ou geste paraisse en souffrir » (K 196). Malgré le
contexte différent, la parole de cet « ancien frère prêcheur »
(PJ 57) qu’est Éric, le gourou de la commune dans Le Premier
Jardin, manifeste des traits similaires. « Sa voix rauque bute
parfois sur des mots qu’il ravale en désordre » (idem), trahissant
470
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

une parole « encombré[e] » « par d’autres voix que la sienne »,


ces « voix sauvages » « [d]es vivants et [d]es morts » (PJ 71),
qui « continuent de crier en lui avec des voix toutes cassées »
(PJ 72). Lorsque Delphine « a repris sa voix d’étrangère, tout
bas, l’âme et le cœur si loin » (ED 108), et qu’elle semble elle-
même « à l’écoute d’une voix [...] reprise en écho dans le vide
absolu de la chambre » (ED 113), Édouard « croi[t] l’entendre
en rêve » (ED 108). Cette disjonction entre le sujet et la parole
devenue autre s’exprime très fréquemment par le recours à une
structure syntaxique, si spécifiquement hébertienne, qui consiste
à associer un verbe déclaratif au verbe « entendre », souvent à la
forme réfléchie. Élisabeth Rolland « enten[d] [sa] propre15 voix
pâteuse qui explique qu’il faut deux petites assiettes creuses,
en verre taillé » (K 162). Devant l’insistance de Christine,
« Bernard s’entend dire : – Allons au Pierrot Gourmand »
(H 32). Face à Raphaël, Flora Fontanges cherche à comprendre
les raisons de la fugue de Maud : « Elle s’entend dire : – Vous
vous êtes disputés, tous les deux ? » (PJ 17.) Ces constructions
phrastiques sont concurrencées dans cette fonction distanciatrice
par l’image, tout aussi récurrente, du ventriloque. Bernard parle
« avec une voix fausse de ventriloque » (H 51) ; « [l]a Fantine
de Flora Fontanges parle comme si elle était ventriloque, elle
gesticule comme une automate » (PJ 111) ; Julien Vallières
interroge Lydie au sujet d’Alexis Boilard avec « une voix méca-
nique qui ne semble pas lui appartenir » (ECS 93), et Delphine
se confie à Édouard et Stéphane avec une « voix de ventriloque,
lointaine et sourde » (ED 58). Par l’inauthenticité existentielle
qu’il suggère, ce motif métaphorique de la ventriloquie confirme
« la défaite du sujet [...] qui se soumet à la dénégation du corps
par le code » (Joubert, 1997 : 185). Ainsi la voix de l’autre en
soi et la parole étrangère tissent-elles subtilement leurs réseaux
471
Le mal d’origine

prédicatifs et sémantiques pour suggérer une présence contestée


par une impossible phonation.
La langue que convoque la parole étrangère est habitée par
l’indifférencié et offre avec ce caractère fondamentalement insi-
gnifiant un second point d’intersection avec le cri. Le « langage
incohérent, haletant, impudent et cru » (K 103) d’Aurélie Caron
rend toute compréhension difficile, voire impossible, non pas
tant à cause d’un quelconque déplacement du code que par son
désordre. La voix d’Héloïse « émerge peu à peu du fracas du
métro » (H 19) et celle de Bottereau du « tumulte » (H 46) de sa
boutique, l’une et l’autre contaminées et sans cesse menacées
par l’informe dont elles semblent émaner. C’est bien encore
une altération du signifiant qui affecte la manière de parler de
Michaël Hotchkiss, avec sa « façon d’escamoter les r et de rire
en parlant, ce qui rendait incompréhensibles toutes [s]es phrases
inachevées » (FB 58-59), ou celle du Lieutenant anglais qui
s’exprime dans une langue « étrangère dénuée de sens, sans
mots perceptibles » (AC 51). La parole de Delphine, d’« une
douceur excessive, quasiment insupportable » (ED 27), est elle
aussi minée de l’intérieur. « Son histoire sans commencement
ni fin » échappe à toute préoccupation autre que la prolixité
répétitive d’une « voix monotone, intarissable » (ED 122). Si
bien qu’Édouard « répon[d] avec la brutalité des sourds qui
n’entendent rien et ne mesurent ni voix ni parole » (ED 121).
Jean-Éphrem de la Tour a quant à lui « [t]rop lu sans doute
de livres au-dessus de [s]a portée » et « [r]etenu au hasard des
mots peu ordinaires » (HL 117). « [I]l se grise de mots tristes »
(HL 102) empruntés aussi bien à la Bible qu’à Baudelaire ou
Pascal, et Miguel « ne compren[d] pas ce qu’il dit » (HL 106),
condamné au ressassement de formes au sens incertain : « Loft,
loft, loft16, mot étrange dans ma bouche, comme un caramel
mou, mâché et remâché » (HL 88). Troublante rengaine, qui
472
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

est le signe certain d’une impuissance à donner du sens à la


relation avec l’Autre.
Il arrive ainsi que, face à la parole étrangère, le sujet
hébertien s’annihile dans une écoute soumise à la musicalité
d’un signifiant sans contenu qui impose un recul de l’activité
rationnelle. Les sens se substituent alors au sens, ouvrant un
espace autre, un espace de réverbération identitaire, fascinant
et inquiétant, dans lequel le je aspire à se reconnaître et à se
perdre. Dans Les Chambres de bois,
Catherine n’était pas sûre de croire aux paroles de Michel,
mais la voix du jeune homme devenait si prenante, s’en-
chantant à mesure, qu’elle écoutait, les coudes aux genoux,
le menton dans ses paumes (CB 90).
Madame Rolland se souvient de la voix de son amant : « [l]a plus
poignante et la plus prenante d’entre toutes les voix (son léger
accent américain) » (K 233). « [G]uidé par la voix d’Héloïse »
(H 68), qui est « faite pour être longuement attendue et désirée,
devinée », mais « difficile à saisir » (H 72), Bernard est attiré
par ce qui n’est finalement qu’une expression de l’inconnu
et de l’innommable qui surgit simultanément en lui. « [V]ide
de tout contenu, basse et virile, fluide comme de la fumée »,
« la belle voix de l’oncle Nicolas comme une écale brillante »
(FB 30), désertée par son message religieux, fascine la jeune
Nora Atkins. Lydie Bruneau « bouleverse inexplicablement »
(ECS 53) Julien mais aussi sa sœur Hélène, subjugués l’un et
l’autre par cette manière de s’exprimer qui les tient « sous le
charme » (ECS 63) : sa « voix est de nouveau prenante, s’en-
toure de silence entre chaque mot, n’en finit pas de les atteindre
et de les blesser » (ECS 64).
La parole étrangère n’est donc pas sans danger, entrouverte
qu’elle est sur le troublant « mystère d’autrui » (ED 96) qui est
473
Le mal d’origine

aussi, bien sûr, celui du sujet. Et la voix du Lieutenant, dont


« l’enchantement […] accompagne Clara » (AC 51), est indis-
sociable de « l’éclat de ses dents blanches » (AC 49), autrement
dit de ce pouvoir de dévoration que partage l’« anorexique »
Delphine, transformée par sa parole en une « petite ogresse »
(ED 125). Mais l’imaginaire hébertien ne manque pas de res-
sources pour suggérer cette menace de la parole étrangère, dont
le timbre peut devenir à tout moment insupportable. Avec sa
tonalité d’abord « [a]cidulée » (H 19) puis franchement « acide »
(H 68), la voix d’Héloïse témoigne d’une authentique agression
sensorielle, tout comme le passage, récurrent, à l’aigu, voire
au suraigu. De nombreux passages de Kamouraska rappellent
la propension de la voix d’Aurélie Caron, dans les fantasmes
de madame Rolland, à dégénérer vers l’aigu, perdant ainsi
tout caractère humain : « Cela vient de quelque part dans la
maison. Perce les murs. On doit l’entendre de dehors. Cette
voix en vrille, un ton au-dessus de la voix humaine » (K 107).
La « voix haut perchée » de Christine « gêne terriblement »
(H 49) Bernard, comme si elle ne faisait que confirmer le pas-
sage progressif de la jeune femme dans un univers désormais
étranger pour son fiancé, celui d’une « vie antérieure, évoquée
à grand renfort de mots creux » (H 32). La corrélation entre le
suraigu corrosif et l’altérité destructrice se trouve corroborée
dans l’ultime scène d’amour entre Héloïse et Bernard : « [l]a
voix d’Héloïse s’éraille, se casse, dégénère en notes hautes,
furieuses. Tandis qu’elle déboutonne son corsage » (H 100).
L’aigu et la raucité conjuguent ainsi leurs effets au moment
précis où le protagoniste s’apprête à vivre la plus absolue des
expériences de l’altérité en passant dans cet au-delà où doivent
fusionner Éros et Thanatos.
La voix de l’Autre se caractérise donc, comme le cri, par
sa très grande puissance effractive, sa capacité à révéler un
474
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

« pays sauvage », une « inconcevable contrée » (Hélène Cixous,


citée par Joubert, 1997 : 219). Un « pays de fièvre » (K 233),
comme celui dans lequel la voix de George Nelson « tente [...]
de [...] retenir Élisabeth » (idem), où le sujet fait l’expérience du
« je suis [un] autre » (K 115). Voix de l’inconscient et du refoulé,
du désir mortifère et de la déchirure originelle. « On pourrait
croire que j’attends de Delphine un signe, une explication, l’aveu
d’un secret » (ED 10), note Édouard Morel au début de Est-ce
que je te dérange ? Et presque au terme de leur pseudo-dialogue :
« je crains je ne sais quel pouvoir obscur de sa petite personne
livrée, parmi les ténèbres, aux vieux démons qui la tourmentent »
(ED 109). Et il a raison de se méfier, car la parole de Delphine,
qui occupe l’essentiel de sa narration homodiégétique, appelle
sa « propre histoire tout au fond de [lui] » (ED 122) et, avec
elle, le « secret » (ED 18) dont il a tout à craindre.

Le rire
À côté du cri et de la parole a-signifiante, le rire constitue
la troisième manifestation figurative de la confrontation
avec l’altérité transgressive : « Le cri et le rire sont des
paroles extrêmes, que Blanchot compare quelque part à des
“bourreaux” qui annihilent leur “victime”, la parole normative »
(Van den Heuvel, 1985 : 60). S’y trouvent exhibées la même
agression et la même dérive du sens, dans une sorte de « parole
sauvage » (idem). Évoquant son ami américain Michaël
Hotchkiss, Stevens Brown note : « Le rire t’avait couturé
d’un réseau très fin de cicatrices nacrées, à l’abri du soleil »
(FB 59). Fort peu anodines, ces « cicatrices » sont la trace d’une
éruption brutale, d’un débordement violent, qui inscrivent le
rire dans le paradigme de l’expression somatique de l’énergie,
fascinante et dérangeante, de l’Autre. Ainsi madame Rolland se
475
Le mal d’origine

souvient-elle : « Le rire fou d’Aurélie éclate. Tout contre moi.


Vibre un instant. Se brise. M’écorche la joue » (K 58). Comme
le cri, le rire s’affiche dans une quasi-matérialité et se montre
capable de blesser, de détruire, dans la mesure où, lui aussi,
s’alimente à une énergie élémentaire. C’est ce que suggère ce
passage qui suit l’aveu désarmant de naïveté des trois tantes
Lanouette devant le juge :
La foule [...] éclate de rire. Gradin par gradin le rire fracassant
s’étend, comme un incendie qui prend, de branche en branche.
Les trois petites Lanouette sous cet orage de rire sortent de
l’arène, à la queue leu leu (K 48).
Quelques lignes plus loin, Élisabeth comparera les « rires
gras, épais, déployés » de la foule à « [u]ne grêle pourrie »
(K 49). Dans Les Enfants du sabbat, c’est le rire du diable qui
« déferle, tel un ouragan » (ES 104), et dans L’Enfant chargé
de songes, « le rire féroce qui secoue le forgeron, pareil à une
tempête » (ECS 73), poursuit Julien hors de la forge après sa
déclaration d’amour. Tout autant que le cri et plus que la voix
suraiguë, le rire manifeste l’ambiguïté de l’énergie à laquelle
il sert d’exutoire. Il se situe en effet à l’intersection de deux
sphères sémantiques, celle de la folie et celle de la subversion,
dont la cohabitation anime tout un pan de la vision du monde
hébertienne. Lorsqu’il s’accompagne de comportements
désordonnés ou extravagants, le rire devient proprement insensé.
Ainsi, apprenant le dénouement de la procédure judiciaire
engagé contre sa maîtresse, « Aurélie répète avec application
“désistement” [...]. Puis ce mot l’illumine toute. La fait rire
aux éclats. [...] Aurélie tout essoufflée de rire, se laisse tomber
à terre » (K 62). Sous l’emprise d’une ivresse qui doit sans
doute plus à l’alcool qu’à une véritable folie, Antoine Tassy
s’apprête à se pendre avec sa femme, dans une scène finalement
476
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

plus dérisoire que comique : « Il rit à gorge déployée tandis


qu’il essaye de me passer le nœud coulant autour du cou. Je
me débats, feignant de rire aussi. Il finit par perdre l’équilibre
et tombe sur la paille » (K 88). Le rire est donc un « mode
particulier d’extériorisation de l’homme » (Bakhtine, 1997 :
306), de cette part qui se désolidarise de l’ordre établi et des
conventions. Ainsi le rire d’Antoine rompt-il l’ordre de la petite
noblesse francophone représentée par madame Tassy mère
qui, elle, « ne rit jamais » (K 79). Lorsque Élisabeth se rend
chez le docteur Nelson à une heure indue, au vu et au su de
tous, le rire est à nouveau convoqué : « L’imprudence absolue.
Risquer toute son âme. Afficher, aux yeux de tous, son âme
en péril. Dans un grand éclat de rire. Je décide de te pousser à
bout » (K 157). Et d’ailleurs, plus le projet du meurtre se précise
et plus Élisabeth se laisse submerger par ce rire incontrôlable
dans lequel elle communie avec son amant et sa servante : « Le
crime dont nous rêvons, tous les trois, personne à part nous,
n’oserait en rire si joyeusement » (K 177). Par le rire, Élisabeth
scelle ses noces avec la démesure propre à cette altérité du
désir qui la ravage corps et âme jusqu’à détruire l’objet même
de ce désir :
Un instant, les épaules sont secouées par un rire déchirant
comme celui des idiots.
Il se tourne vers moi. Mon Dieu, est-ce ainsi que je vais
retrouver son beau visage, envahi, trituré, détruit par le rire ?
(K 240.)
Le rire, comme le cri, renvoie donc à une non-parole, irration-
nelle et non-construite, où seuls comptent « l’effort physique de
l’expulsion vocale et son effet de délivrance » (Van den Heuvel,
1985 : 59), face à l’indicible d’un désir impossible à assumer
et source d’un mal-être agressif. Lors de la scène de chasse, le
477
Le mal d’origine

pasteur Nicolas Jones « rit plus fort que les autres » et appelle
Nora « « sa petite chatte » » (FB 126). Le Lieutenant anglais
« retrouve le rire féroce et joyeux des après-midi de cirque de
son enfance » pour se moquer de Clara, qui « ne bouge pas sous
le rire qui déboule sur elle et l’outrage » (AC 78). On pense aussi
aux nombreux éclats de rire de Jean-Éphrem de la Tour qui
scandent ses échanges avec Miguel et l’enferment dans la déri-
sion et le cynisme. « [R]éveillé sur ses dents blanches », « son
grand rire » (HL 101) postule, bien au-delà du déni subversif de
l’autre et de ses valeurs, un « recours tragique aux domaines du
non-dire et du non-savoir » (Van den Heuvel, 1985 : 60).
Si Anne Hébert se plaît ainsi à prendre l’expression « éclater
de rire » à la lettre afin de suggérer une présence disloquée et
anarchique, force est de constater que son œuvre décline le rire
sous de nombreuses formes allant de la pure bouffonnerie à
l’ironie douce-amère, en passant par la parodie17. Cette dernière
apparaît surtout dans les romans où la tonalité fantastique s’ac-
commode de jeux quasi carnavalesques. Sœur Julie conteste par
son rire les valeurs les plus sacrées du couvent, de la vie et de la
mort : après avoir incité sœur Gemma à mettre à dégeler entre
ses cuisses une « pièce de bœuf énorme et frigorifiée », « [l]e rire
de sœur Julie éclate et résonne, fauve et sonore, dans l’air glacé »
(ES 146). Héloïse affiche un sens de la dérision tout aussi affûté.
Lors de leur première rencontre, « elle regarde Bernard d’un air
moqueur » (H 37). Quelques pages plus loin, lorsqu’elle arrive
au rendez-vous, elle « parle, férocement joyeuse, en se moquant »
(H 77), et devient « [c]ondescendante, persifleuse » (H 78). Le rire
jaillit de la confrontation de deux univers incompatibles. Ainsi,
lorsque Bernard s’inquiète pour Héloïse :
– Vous auriez pu vous tuer en escaladant cette grille.
Rire d’Héloïse qui met la main devant sa bouche.

478
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

– On ne meurt qu’une fois, vous savez (idem).


Dans les romans postérieurs, le rire semble s’éloigner du car-
navalesque, du délire de la folie ou des excès du fantastique,
sans pour autant se départir d’un halo de menace plus ou moins
diffuse, liée à toutes les formes d’expression infra-verbale. Dans
Les Fous de Bassan, le rire apparaît comme une des expressions
privilégiées de la jubilation de l’enfance innocente. Ainsi les
cousines Atkins jouent-elles dans l’eau avec leur grand-mère,
et « des rires aigus se mêlent au vent, à la clameur déchirante
des oiseaux » (FB 39). Dans leur solitude complice et encore
enfantine, Pat et Pam « retrouvent leurs secrets de jumelles, des
rires étouffés, des gloussements » (FB 19). Mais « la clameur des
oiseaux » comme l’étouffement des rires des jumelles viennent
nuancer ce que le rire pourrait signifier de présence euphorique,
dépouillée de toute ambiguïté. Et si la citation d’Hélène Cixous
mise en exergue au « Livre de Nora » – « rit à torrent et ventre
à terre / et à toute volée et à tire d’aile et à flots / et comme elle
l’entend » (FB 109) – suggère un rire joyeux, la liberté dont ce
dernier témoigne en fait, envers et contre tout, un « défi anticon-
formiste » (Van den Heuvel, 1985 : 60). Si bien d’ailleurs que le
geste criminel de Stevens semble n’avoir d’autre intention que
l’anéantissement de ce rire qui, aux yeux de l’homme, signifie
le désordre du désir fou :
Son rire de gorge en cascade. Désir fruste. Mes deux mains
sur son cou pour une caresse apaisante. Son rire hystérique
sous mes doigts. Cette fille est folle. La boule dure du rire,
dans sa gorge, sous mes doigts. Simple pression des doigts
(FB 244).
Dans L’Enfant chargé de songes, le rire unit ces deux
figures féminines transgressives que sont Lydie Bruneau et
Camille Jouve dans une même insolence, le mot étant pris, là
479
Le mal d’origine

encore, dans toute la densité de son acception étymologique. La


première a trouvé très tôt dans le rire un moyen de combattre
l’aliénation qui lui était imposée, alors qu’elle était enfant,
par des adultes sans scrupules : « Elle les injuriait alors de
toutes ses forces, se moquant d’eux avec un art de la dérision
qui les étonnait » (ECS 57). Lors de son séjour à Duchesnay,
elle poursuit les enfants Vallières de son « rire moqueur », et
« son rire en cascade » ponctue ses mises en garde ironiques :
« L’alerte, c’est moi. Je suis là devant vous en chair et en os. Le
danger public, la sorcière, c’est moi » (ECS 63). Même si son
ironie est plus adulte, Camille Jouve est tout aussi insolente,
s’« étouff[ant] de rire » (ECS 21) devant l’accent de Julien
qui lui « rappelle la campagne profonde » (ECS 22). Cela dit,
comme le souligne l’instance narrative, « [s]on rire est léger »
(ECS 143) et incite moins à la transgression violente qu’au
laisser-aller, à une liberté vaguement épicurienne et contagieuse
qui incite Julien à souhaiter « n’avoir ni passé ni tourment, que
des félicités mesurables et des chagrins guérissables, comme
cette femme tout contre lui qui n’en finit pas de rire » (idem).
Ainsi le rire abandonne-t-il une part de sa charge dysphorique
pour signifier une adhésion, certes momentanée, parfois fragile,
mais simple et jubilatoire à la vie, comme celle de Christine
qui « se secoua pareille à un chat qui reçoit des gouttes d’eau.
Elle était essoufflée. Elle riait. En un instant elle fut présente et
radieuse » (H 16). Ou encore celle d’Aline qui, retrouvant Julien,
« dit des riens en pouffant de rire » (ECS 134). Clara Laroche
prolonge cette même expérience en y mettant cependant plus
de continuité sereine et de constance apaisée. C’est d’ailleurs
avec un rire plutôt intérieur qu’elle accueille en elle le projet de
devenir « la femme du Lieutenant anglais » (AC 68), « détachant
les syllabes les unes des autres, se retenant d’éclater de rire, à
480
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

mesure que les paroles inouïes sont chuchotées, dans le silence


de la cuisine déserte » (AC 67).
Pris en tenaille entre, d’un côté, un silence aliénant et,
de l’autre, le cri instinctif ou la parole altérée réduite au seul
signifiant, le sujet hébertien est confronté à une défaite identitaire
majeure. Et pourtant certains personnages ne se résignent pas
à cette présence confuse à laquelle contraint l’absence d’un
langage signifiant capable de dire le sous-monde du corps.

PRATIQUE DES SIGNES ET CONSTRUCTION DU « JE » :


UNE DIFFICILE CONVERGENCE

Le plus souvent dissous dans un dire perdu, le sujet


hébertien « semble bien [...] se livrer [...] à nu à [...] la terreur
de l’expression » (Rabaté, 1999 : 210), à ce « [m]oment ambigu
et difficile qui, tout à la fois, conjure et rappelle l’innommable,
le médiatise et le représente, le divise et l’énonce, le produit
dans sa nouveauté et l’intègre à un ordre » (Jenny, 1982 : 27).
L’œuvre d’Anne Hébert explore avec obstination les rapports
que ses personnages entretiennent avec les signes et les diverses
formes de mises en discours. Par cette mise à l’épreuve du je,
la problématique identitaire s’élève d’un degré : au-delà des
processus différenciatoires, il s’agit donc de s’attacher à ces
lieux des textes où se cristallise et s’actualise un faire discursif,
quelles qu’en soient les formes, verbales ou non verbales, et
d’évaluer son éventuelle capacité à permettre « [l]’émergence du
sens » (Landowski, 1997 : 220), nécessaire à toute assomption
identitaire, « par un détour à travers différents signes culturels »
(Ricœur, 1991 d : 44). Car,
loin d’être astrein[te] à n’exprimer ou à ne manifester que
des identités constituées par avance, l’énonciation est capable
de faire naître, comme autant de formes sémiotiques, de

481
Le mal d’origine

véritables sujets qui n’« existaient pas » préalablement et


qui, par conséquent, ne « se connaissaient » pas non plus
(Landowski, 1997 : 214).

Les « signes vides18 »


Nombreux sont les personnages d’Anne Hébert qui tendent
à se constituer en instance discursive pour s’exprimer, se dire
ou s’épancher, dans des cahiers, des lettres, des calepins, pour
écrire des poèmes, instaurer des correspondances ou encore
peindre des tableaux. Se livrant ainsi à une « exploration assidue
de la textualité même [...] de l’être » (Joubert, 1997 : 16), ils
en subissent le caractère paradoxal. De fait, cette approche
médiate de soi constitue bel et bien « une prise de distance
objectivante », susceptible « de transformer les “faits bruts”
en séquences d’un devenir et d’une Histoire plus ou moins
compréhensibles » (Landowski, 1997 : 221), et donc de réguler
la structuration identitaire. Mais cette « lutte que chaque sujet
doit mener tout au long de son histoire personnelle pour se
séparer, c’est-à-dire devenir sujet parlant et/ou sujet à la Loi »
(Kristeva, 1983 : 113), est, dans l’œuvre d’Anne Hébert,
largement obérée par un certain nombre de dévoiements,
d’impasses et d’échecs.
Dans « Le Torrent », François Perrault découvre « un petit
calepin ayant appartenu à [sa] mère » et dans lequel « [l]’horaire
de ses journées […] était soigneusement inscrit » (LT 10). Ni
journal intime ni livre de bord, le « calepin » de « la grande
Claudine » semble se réduire à une succession d’injonctions :
« Blanchir les draps », « Battre François » (idem). À la fois
absorbée dans une action détemporalisée par le recours aux
infinitifs et dépersonnalisée par l’absence de pronom sujet,
la grande Claudine révèle son impuissance à se sortir de la
482
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

substance même de son aliénation. Son rapport au langage


trahit l’absolue discontinuité d’un non-sujet annihilé au profit
d’actes devenus proprement insignifiants par leur absence
de chronologie. C’est ce que confirme, sur un autre mode, le
« grand livre de comptes » (LT 61) qu’elle tient pour racheter
sa faute morale. On reconnaît là, prise au pied de la lettre, la
thématique catholique du rachat. Mais le recours névrotique à
ces signes décalés que sont les chiffres, au détriment de mots
susceptibles de conduire à une véritable introspection, est
une manière oblique et inappropriée de combler les trous du
« calepin ». Il dit en effet l’impuissance d’étreindre une vérité
intime insupportable et instaure un abîme, dont François sera
finalement la victime, entre les modalités de représentation de
soi et un je rendu opaque à lui-même par la culpabilité.
Le pasteur Nicolas Jones donne un visage singulier à ce
différend que le personnage hébertien entretient avec les signes.
En formant le projet d’« installer une galerie des ancêtres, afin
d’affirmer la pérennité de [s]on sang » (FB 14), le pasteur se
livre à une activité picturale potentiellement signifiante. Et
pourtant cette opération de représentation est elle aussi menacée
de faillite. En effet, la « galerie des ancêtres » est proprement
et dans tous les sens du terme un espace de réflexion : « je
me suis bien regardé dans la glace », confie le pasteur, et
« [j]’engendre mon père à mon image et à ma ressemblance »
(FB 15). Cette projection démultipliée de soi, réduite à la
mêmeté et à l’indifférencié, constitue une dénaturation, une
perversion du signe dans sa capacité à discriminer le réel.
Bien plus, elle enferme le personnage dans une dangereuse
circularité temporelle, suggérée par les « chiffres, toujours les
mêmes, liés les uns aux autres, en un seul graffiti interminable :
1936193619361936193619361936 » (FB 17), ajoutés par les
servantes Pam et Pat19.
483
Le mal d’origine

Par sa pratique d’un langage réduit à n’être que le reflet de


l’absence d’un non-sujet, Édouard Morel, est confronté, comme
la grande Claudine, à la tragédie d’une parole désertée. Enfermé
avec « [t]out juste de quoi respirer entre les pages d’un catalogue
de vente par correspondance » (ED 132), et « libre de n’être
rien ni personne » (ED 33), il rédige des textes commerciaux à
la référentialité asphyxiante. Il s’abandonne ainsi à une langue
réduite à l’utilitarisme le plus trivial, qui exclut toute forme de
réflexivité et d’introspection : « Retrouver le fil d’un texte com-
mencé la veille. Aligner des mots au bas de photos réalistes20 et
en couleurs » (ED 21). Le rapport problématique au langage que
révèle le simulacre énonciatif de ce « travail inepte » (ED 131)
est le signe le plus certain de la fragilité psycho-existentielle du
personnage, soucieux de vivre, à l’image des meubles qu’il décrit,
« à la surface de [lui]-même » (ED 136), dans l’insignifiance de sa
production scripturale : « Les mots “surfacées” et “mélaminées”
me réjouissent comme si j’atteignais d’un coup la perfection de
mon âme la plus grotesque » (ED 21). Il y a là comme une para-
base ironique et cruelle entre la lucidité du personnage-narrateur21
et « l’opacité » (ED 131) dans laquelle s’enferme le personnage-
acteur, les distorsions des conventions narratives créant un champ
de tension énonciative dont l’enjeu est, nous y reviendrons plus
loin, une éventuelle présence à soi-même.
L’impuissance à configurer un je et à affirmer une présence
pleine par la médiation des signes culturels d’une pratique signi-
fiante se retrouve encore, avec un tour particulièrement aigu,
dans ce que l’on pourrait appeler la stérilité créatrice. Dans Les
Chambres de bois, la voix narrative évoque « la musique qui
souvent venait à manquer sous [les] doigts » (CB 74) de Michel,
ou encore l’inhibition de Lia, qui « ne terminait jamais ses grandes
toiles chaotiques, sanglantes et charbonneuses » (CB 113). Même
s’il a « renoncé à écrire des poèmes et à toutes sortes de rêveries
484
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

pour étudier le droit » (H 13), Bernard n’en manifestera pas moins


une « velléité de poète » (H 62), menacé par « [l]a page blanche »
(H 42) et plus encore par la perte du sens :
On peut lire en outre sur le bloc de Bernard : « Tout homme
trouvé en état d’ivresse sera mis en état d’arrestation. Qui a
bu boira. Dent pour dent, œil pour œil. Son œil sombre, ses
dents blanches. La fille aux cheveux de nuit s’est volatilisée.
Bien fin qui la trouvera. Rien ne sert de courir il faut partir
à temps. » (H 27.)
Julien Vallières « voudrait pouvoir mêler sa voix aux chants
les plus désespérés de la terre » (ECS 124), mais il « rabâche
les mots anciens », et sa création, toute proche en cela de celle
du pasteur, se limite pour l’essentiel à un « unique poème »
(ECS 127). Réduit au silence, « [i]l implore la grâce. Il espère
le poème. Il griffonne des pages entières qu’il déchire aussitôt »
(idem)22.
Cette subversion de l’ordre artistique dans sa capacité à
dire et à construire une présence identitaire se trouve sous une
forme originale dans le dernier texte d’Anne Hébert. Après la
musique, la poésie et la peinture, Un habit de lumière aborde
la danse et nous donne à voir l’échec artistique de Jean-Éphrem
de la Tour : « Pas levé la jambe assez haut, cette crampe dans
ma cuisse droite, perdu le tempo. Grand affolement dans tout
mon corps » (HL 100-101). C’est bien la même impuissance
à exister par les signes puisque Jean-Éphrem s’anéantit dans
cet échec : « Je fonds sous les spots, comme un cierge dans les
églises » (HL 101).
Le conflit avec les signes prend un relief très spécifique
chez la femme jeune, à l’orée de sa vie adulte, et condamnée
par ses multiples défaillances dans l’ordre du Symbolique à
une profonde aliénation par rapport au code du langage. Ainsi
485
Le mal d’origine

Catherine manifeste-t-elle une incomplétude langagière fonda-


mentale, traduite par ses déficiences en lecture qui la chassent
hors des conventions qu’ont en partage Michel et Lia. Et lors-
qu’elle affiche son « désespoir », Catherine s’entend rappeler
par son époux, sans autre forme de commentaire, le conte de
« La princesse et du pois » (CB 112), autrement dit la présence
d’un code littéraire qui lui échappe totalement. Dans Les Fous
de Bassan, Nora Atkins reconnaît : « Le Verbe en moi est sans
parole prononcée, ou écrite, réduit à un murmure secret dans
mes veines » (FB 118). Dans cette affirmation se dessine en
creux le rejet de la jeune fille hors de la parole phallocratique de
son oncle, le pasteur Nicolas Jones, et d’un pouvoir patriarcal23
placé ici sous l’autorité de la Bible. Marie Éventurel et Clara
Laroche sont elles aussi, au-delà des tonalités propres à chacun
des deux récits, exclues d’un « code expressif » (Jenny, 1982 :
25). La première se découvre étrangère au code socio-langagier
anglophile de sa grand-mère adoptive face à laquelle « elle deve-
nait une sorte d’ombre transparente » (PJ 139). La seconde se
trouve certes, dans les premières pages du roman, en symbiose
avec le chant du monde : « Bien avant toute parole humaine,
la petite fille sut gazouiller, caqueter, ronronner, roucouler,
meugler, aboyer et glapir » (AC 13). Mais l’euphorie de cette
complicité ne doit pas faire illusion : ce chant originaire-
indifférencié se réduit à la musicalité d’un signifiant placé sous
le signe de « l’imitation » (idem), et ne saurait, pour reprendre
les mots de Julia Kristeva, se « confon[dre] [...] avec les signes
du langage » (1994 : 284). C’est ce que corrobore la remarque
de l’institutrice :
– Vous comprenez, monsieur Laroche, votre fille est belle
comme le soleil et la lune ensemble, mais son esprit, dans sa
tête frisée, demeure en friche, en friche...

486
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Elle répétait « en friche » avec désespoir, et Clara croyait


entendre, sous les feuilles, la plainte étouffée d’une bête
inconnue (AC 16).
Défaits, confrontés à une crise des signes plus ou moins
violente, les personnages hébertiens sont finalement nombreux
à être acculés au constat que formule lucidement François Per-
rault : « J’ai perdu le son et le chant. La parole n’existe plus. Elle
est devenue grimace muette » (LT 36). Tous les comportements
observés, l’oblique, l’insignifiant, l’indifférencié, que ce soit
celui de la page vertigineusement blanche ou encore celui des
signes non discrets, relèvent de la même impuissance à exister
hors de « la perméabilité [...] [du] chaos antérieur » (Kristeva,
1983 : 76). Car si l’ordre symbolique que représente le langage
« est un dispositif de discriminations, de différences » (ibid. :
84), ces vaines tentatives d’accéder à l’autonomie langagière
et de maîtriser un code rhétorique capable de signifier, sont
autant de preuves d’une impuissance à se « démarquer de l’entité
maternelle » (ibid. : 20). En déroulant ainsi les conséquences
du « manque fondateur de tout être » (ibid. : 13), cette faillite
du sens replace le sujet sous l’« autorité archaïque » (ibid. : 90)
de l’informe et ressortit pleinement à l’expérience de l’abject.
Et c’est bien pour cela que ces pratiques langagières inabouties
ne suscitent, au-delà de l’incompréhension, que fascination
inquiète. Que l’on songe à cette « parole légère, elliptique, dont
Catherine se trouvait exclue, mais qui s’inscrivait dans son cœur
comme les signes farouches et sacrés du mystère de Michel »
(CB 101), ou encore à l’attitude d’Aline, lorsque Julien se risque
à lui lire ses textes :
Elle écoute, les sourcils froncés, au comble de l’attention,
fascinée par ce langage étrange qu’elle ne comprend pas plus
que le latin d’Église qui a bercé son enfance. Est-il possible

487
Le mal d’origine

que toutes ces fantaisies écrites par Julien ne soient, comme


le latin, que les signes obscurs de la parole de Dieu ? [...] Le
mystère de Julien la gêne et l’effraie comme s’il était sacré
(ECS 133).

Crise du verbe et violence de l’informe


La contestation des pratiques discursives dont témoigne
l’expérience vive des personnages ouvre l’espace romanesque
sur l’informe et l’indicible. Par cette « fréquentation périlleuse
de l’en deçà des signes » (Jenny, 1982 : 27), l’œuvre d’Anne
Hébert nous conduit au « noyau d’innommable et d’opacité »
(idem) qui a partie liée avec la prégnance de l’indifférencié
originaire et la résurgence dévastatrice du drame sauvage et
archaïque de l’individuation et de la perte de soi.
Les Fous de Bassan décline la violence menaçante de
l’informe sur le mode de la « tragédie tonitruante » (ED
138). Isolé dans sa chambre d’hôtel, Stevens Brown écrit une
« dernière lettre » à son ami Michaël Hotchkiss. « Histoire
d’un été plutôt que lettres véritables puisque le destinataire ne
répond jamais » (FB 82). « Une longue lettre écrite, page après
page, dans un cahier d’écolier à la couverture de toile noire »
(FB 233). C’est dire que l’intérêt de cette lettre n’est pas dans
l’espace d’interlocution24 qu’elle pourrait engendrer mais dans
sa forme, sa matérialité, tout à fait étranges. Elle donne en
effet à son auteur « l’impression d’écrire devant un miroir qui
[lui] renvoie aussitôt [s]es pattes de mouches inversées, illi-
sibles » (FB 82). Les deux derniers adjectifs sont essentiels :
ils suggèrent une écriture autotélique et informe, une parole
paradoxale, « non parlante » (Van den Heuvel, 1985 : 61), qui
bascule, par son refus énonciatif, dans « un autre code, […],
celui de l’écriture “catastrophique” » (ibid. : 84), seule capable
488
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

de témoigner de « la plus grande sauvagerie de tout [l’] être »


(FB 229). Stevens annonce sur ce point Julien Vallières, l’un et
l’autre écrivant « comme on s’ouvre les veines » (ECS 86) :
Habiter un espace nu. Une sorte de page blanche et que les
mots viennent à mon appel pour dire la guerre et tout le reste.
Je les attends, un par un, pleins d’encre et de sang, qu’ils
s’alignent sur le papier, dans l’ordre et dans le désordre,
mais que les mots se pointent et me délivrent de ma mémoire
(FB 233).
Incapable de se séparer par un assujettissement au code,
Stevens s’abandonne à une expérience ontologico-verbale
régressive qui « ressource le moi aux limites abominables dont,
pour être, le moi s’est détaché [...], au non-moi, à la pulsion, à
la mort » (Kristeva, 1983 : 22). Avant son très probable suicide,
il « mâche [s]es mots comme des herbes, semblable aux vaches
qui ont de la salive verte plein les dents » (FB 235). Se révèle
ainsi le caractère archaïque d’une écriture chaotique qui renoue,
par cette dévoration du langage, avec une énergie primitive et
élémentaire. Stevens pourrait prendre à son compte ces mots
de Kristeva : « Par la bouche que je remplis de mots plutôt que
de ma mère qui me manque désormais plus que jamais, j’éla-
bore ce manque et l’agressivité qui l’accompagne, en disant »
(1983 : 52). Parole ambiguë donc, qui suscite terreur et fasci-
nation : « Faire venir le démon sur mon cahier, si la fantaisie
m’en prend. Employer les mots qu’il faut pour cela. User de
ma douce langue natale à cet effet » (FB 234). C’est dans la
relation oxymorique qui unit la « douceur » antiphrastique du
signifiant et le caractère démoniaque du signifié que gît la crise
de la parole : à la douceur perdue dans le tragique processus
de l’individuation, se substitue la « fureur » (FB 244) d’une
langue désormais éclatée, ainsi que l’atteste la construction
489
Le mal d’origine

même du roman, partagé entre des voix qui se succèdent sans


communiquer. En voulant renouer avec « [l]a racine du cri vrillé
dans [s]a poitrine » (FB 232), Stevens s’abandonne à une parole
régressive25, minée par le « [d]ésir fruste » (FB 244) et originaire
de l’état pré-différenciatoire métaphorisé par « le fracas de la
haute mer en marche » (FB 245), par « [l’]abîme de la mer [qui]
nous contient tous, nous possède tous et nous résorbe à mesure,
dans son grand mouvement sonore » (FB 247). Bref, Stevens
est, dans son rapport au langage, « contesté par la tyrannie de
l’archaïque et la violence des pulsions » (Rabaté, 1999 : 201).
Il est conduit aux confins de l’indicible, figuré dans ce récit par
les restes de Nora, rejetés par la mer et réduits désormais à un
« [ç]a », « [u]ne chose qui n’a pas de nom. Ne peut en avoir.
Innommable » (FB 188). Il tend donc vers une inaccessible
Vérité, non la vérité factuelle à laquelle pourraient laisser pen-
ser les allures policières du roman, mais sa Vérité ontologique,
dans une saisie narcissique de soi : « Ce que j’ai à faire, ce que
je me suis juré de faire est au-dessus de mes forces. Te dire la
vérité, old Mic, toute la vérité, rien que la vérité » (FB 237). Et
cette vérité est celle d’un homme que la perte confronte à un en
deçà du langage, là où les sens résistent à toute symbolisation
signifiante, là où s’immole toute raison :
Cela vient sans doute de ce que mes yeux ont vu, de ce que
mon nez a senti, de ce que mes oreilles ont entendu, de ce
que mon palais a dégusté, de ce que mes mains ont fait, avec
et sans fusil. Un vrai régal pour tous les sens. Les nerfs à vif.
La raison qui persiste alors qu’elle aurait dû crever depuis
longtemps, sous le choc répété des images, des odeurs et des
sons aux becs acérés (FB 230).
En s’attachant plutôt au drame de l’impossible profération,
Est-ce que je te dérange ? propose un tout autre « cheminement
490
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

dans la terreur » (Jenny, 1982 : 159) de l’expression. Après la


mort de Delphine, Édouard Morel tente de renouer avec ses
catalogues dans un « ordre » (ED 131) apparemment retrouvé.
Mais le caractère illusoire de cette réconciliation, qui tient plutôt
de la rétention existentielle, s’impose d’autant plus fortement
que l’écran de signes du discours des catalogues est impuissant
à cacher le chaos « des gouffres imaginaires qui se referment
sur d’étranges mémoires brisées », à l’instar de cette « croûte
noire », qui cache mal le « plus profond de la mer » (ED 134).
Édouard Morel est entraîné par « le scandale de la mort de
Delphine » (ED 18) dans le hors-temps d’une « mémoire figée
comme s’il n’y avait plus ni passé ni présent, ni même d’avenir
possible » (ED 136). Tel une poupée-gigogne habitée par la
mémoire puissamment altérante de l’Autre, le sujet n’en a
jamais fini avec une vérité qui gît au cœur des ténèbres et vient
grever tout projet discursif. De fait, l’échec d’Édouard n’est que
la réduplication de la première différenciation, le premier et
« plus grand dérangement du monde » (ED 133) qui hante toute
l’œuvre d’Anne Hébert, et qui réapparaît métaphoriquement
dans l’évocation du fracas des trains traversant la bien nommée
Saint-Pierre-des-Corps, « la terre vivante qui se laboure comme
un champ sous la charrue » (ED 136). La comparaison26 donne
au drame d’Édouard sa juste perspective. Elle l’établit au plus
près de l’abîme de l’indicible, dans la souffrance originaire de
la Création qui vit la séparation différenciatrice sur le mode de
la déchirure. L’impuissance langagière à laquelle est livré Édouard
Morel n’est en vérité que la manifestation de son abolition « dans
l’opacité de la terre » (ED 95), dans le « trou noir » (ED 87)
d’une impossible présence individuée, que le texte décline sous
la forme de la « médiocrité » (ED 138). Si bien que la perte et
le manque, que le discours factice des catalogues cherchait à
491
Le mal d’origine

occulter, reviennent en force dans le vide d’une parole phago-


cytée et proprement altérée par l’omniprésence de Delphine.

L’émergence d’une parole esthésique27 signifiante


Mais, paradoxalement, comme le souligne Laurent Jenny,
« c’est la confrontation à cette inhumanité de l’innommable
qui fonde l’humanité de l’expression » (1982 : 27). Et c’est
bien dans l’affleurement, puissamment ambigu, de l’informe
auquel est tendanciellement ramené le sujet hébertien que se
joue proprement l’Être. Car, par leur subversion insensée, les
diverses pratiques d’expression que nous avons rencontrées ont
pour effet de restaurer l’organicité de la parole, rappelée ainsi
à l’ordre d’une sensorialité dont la réappropriation et la réinté-
gration dans l’univers des signes peuvent seules combattre les
risques de déréliction.
Catherine propose sans doute l’illustration la plus naïve de
cette somatisation du langage. En réponse à l’exclusion que lui
font subir Michel et Lia, elle se réfugie dans le plaisir des sons
qui euphémisent le cri :
La servante partie, il lui arrivait de crier, les mains en porte-
voix, mordant dans les mots, selon le rythme et la rude in-
tonation du marchand de fraises qui passait en juin sous ses
fenêtres (CB 78).
Il faudra toutefois attendre son séjour libérateur près de la
Méditerranée pour que cette parole charnelle acquière son véri-
table pouvoir : « Les noms surgissaient tour à tour, se rompant
presque aussitôt sur la langue, descellant leur parfum intact :
marjolaine, basilic, romarin, laurier, sauge... » (CB 105.) Le
corps et le code s’associent dans cette puissante volonté de
nomination qui permet au sujet de s’approprier le monde dans
la plénitude de l’être réconcilié avec lui-même.
492
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Cette présence sensible relayée par le langage suppose que


la figure de la mère, dans laquelle se cristallise la différenciation
catastrophique originaire, fasse l’objet d’une transfiguration qui
en permette finalement le deuil, « condition sine qua non de
l’individuation » (Kristeva, citée par Joubert, 1997 : 174). C’est
le rôle et la portée de la séquence narrative qui relate la mort
puis les obsèques de la servante Aline. Par les prédicats qui lui
sont attachés, et notamment ceux de l’agression et de la vacuité,
la servante, devenue « déserte, sans reproche, ni colère, ni par-
don, sans rien qui ressemblât à de la vie » (CB 168), est à la fois
une représentation de la mère inaccessible, auprès de laquelle
Catherine n’a pu trouver refuge, et une émanation des valeurs
dysphoriques spécifiques des chambres de bois. « Tu n’es pas de
ce pays et tu ne te mêles guère aux gens d’ici ? » (CB 159), note
Catherine à l’adresse de sa servante, soulignant ainsi sa radicale
étrangeté à l’univers qui sert de cadre à sa propre résurrection. Ses
souffrances passées et présentes, ses privations, son aliénation,
font de sa mort une passion bénéfique, un puissant facteur de
l’installation de Catherine dans sa propre histoire. Car, comme
le rappelle Gilbert Durand, « [la] substitution sacrificielle permet,
par la répétition, l’échange du passé contre l’avenir, la domesti-
cation de Kronos » (1969 : 357). Cette substitution repose « sur
un déplacement de forces » (ibid. : 356) qui permet à la violence
maternelle de se convertir en une relation positive illustrée par
l’ultime confusion de la servante : « La femme regarda Catherine,
murmura encore “Marie”, son visage s’illumina un instant comme
si on lui eût rendu sa fille, et elle mourut » (CB 176). L’« échange
vicariant » qui fait « l’essence du sacrifice » (Durand, 1969 : 357)
se trouve confirmé par l’enterrement d’Aline :
La vieille ville portait ainsi ses morts, sous le feu, à travers
le dédale des rues étroites et montantes, au-delà des murs,

493
Le mal d’origine

au sommet de la montagne. Et les morts plantés à la pointe


de la terre, contre le cœur vif du soleil, debout comme des
lances, en cet espace étroit et rocailleux évoquant la pierre
d’autel, conjuraient la foudre du ciel en faveur des vivants
(CB 177).
Ces obsèques nient les rites d’ensevelissement et revêtent un
caractère éminemment combatif, grâce à la présence d’un lexi-
que signifiant la verticalité (« plantés », « debout »), l’ascension
(« montantes », « au sommet ») et enfin le tranchant (« pointe »,
28
« comme des lances ») . Grâce à la mort d’Aline, enterrée sur
une montagne parmi des morts dressés comme des glaives,
Catherine « annexe la puissance, la virilité du Destin, en sépare
la traîtresse féminité » (Durand, 1969 : 137). Grâce à cette mar-
che funèbre, qui est l’exact contrepoint inversé de son aventure
dans les chambres de bois, elle accède à la conscience et à la
lucidité. La destruction sacrificielle de la figure de la mère
mortifère inaugure pour Catherine des temps nouveaux, placés
sous le signe du refus d’un ordre religieux29 aliénant. C’est ce
que suggère le glissement sémantique qui affecte le thème de la
lumière, opposant clairement le « feu » et la « foudre du ciel »
au « cœur vif du soleil ». Ainsi devient-il possible de vivre un
désir déculpabilisé dans le monde des vivants replacé dans
l’ordre des choses sensibles.
Le déploiement d’une parole esthésique authentique s’ac-
compagne d’un processus d’agrégation, dans la différence
reconnue et assumée, comme si l’Autre devenait alors pour
le sujet le catalyseur d’une « part insoupçonnée de sa propre
identité » (Landowski, 1997 : 24). Ainsi, après leur baignade,
Bruno et Catherine se rhabillent, « Bruno lui faisant face et
tenant la glace » (CB 182). Ce geste, qui ne peut manquer de
rappeler la volonté qu’avait jadis Michel de faire le portrait de
Catherine, marque la fin du processus destructeur d’assimilation
494
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

qui sévissait dans les chambres de bois. Car, contrairement à


Michel qui « assur[ait] Catherine qu’elle n’avait pas fini de
ressembler à son image » (CB 73), Bruno s’efface devant un
reflet fidèle de l’Autre. Bien plus qu’une aventure amoureuse, la
relation avec Bruno engage un processus d’identification qui fait
que le soi se nourrit de la vérité dont l’Autre est porteur : « La
voix obstinée du garçon continuait, ajoutant “qu’il n’avait pas
eu tant de choses sûres dans sa vie, mais qu’il savait reconnaître
la vérité”. » (CB 171.) Cette vérité de l’être qui est au cœur
de toute aventure identitaire n’est jamais que le consentement
solidaire à l’ordre du monde vivant. Ainsi Bruno encourage-
t-il Catherine à « laiss[er] les morts s’occuper des morts », et
s’emploie-t-il à survaloriser le monde extérieur en emmenant la
jeune femme « sous les oliviers » (CB 180) avant de la conduire
« faire le marché » (CB 181). Cette adhésion au monde sensible
s’accomplit totalement avec le plaisir de nager ensemble, dans
la communion des corps et dans un silence devenu euphorique.
« [S]ans qu’aucune parole ne fût échangée entre eux », Catherine
découvre des « signes » essentiellement somatiques, « huile,
soleil, eau et sel » (CB 161), différents de l’« amère poésie
de la mort » (CB 180) que professaient Michel et Lia dans les
chambres de bois. Par ces « signes » empruntés au réel, les
corps posent une vraie communication qui, pour être en deçà du
langage verbal, n’en est pas moins la manifestation de l’accès
à une signification indispensable à l’émergence identitaire du
sujet dans une économie euphorique de la différenciation, riche
de la compassion dont témoigne le jeune homme à l’égard de
la servante agonisante. Catherine peut alors accéder à cet « acte
de présence à soi à travers l’autre » (Landowski, 1997 : 211),
en répondant à la « générosité » de Bruno, par sa « seule joie
d’être avec lui, parmi les choses vivantes » (CB 182).
495
Le mal d’origine

Le renversement dans la confrontation avec les signes du


langage prend un tour plus complexe dans Les Fous de Bas-
san. Tout comme la parole de Stevens, redevenue phoné sortie
du code, aspire à régresser vers la « voix primaire de l’idiot »
(FB 232) qu’est son frère Perceval, celle d’Olivia de la Haute
Mer donne à entendre « des voix de femmes patientes, repas-
seuses, laveuses, cuisinières, épouses, grossissantes, enfantantes,
mères des vivants et des morts, désirantes et désirées dans le vent
amer » (FB 215). Ces « voix de femmes », précisément parce
qu’elles ne sont que des voix30 et non des paroles, signalent une
altération fondamentale de l’être, réduit à n’être qu’« une bulle,
écume de mer salée, plus rapide que la pensée, plus agile que
le songe » (FB 204). Et cependant, elles permettent à Olivia de
renouer avec sa « douce langue natale » :
Les grandes femmes crayeuses, couchées dans le petit
cimetière de Griffin Creek, depuis longtemps ont l’âme lé-
gère, partie sur la mer, changée en souffle et buée. Ma mère,
parmi elles, la plus fraîche et la plus salée à la fois, me parle
en secret ma douce langue natale et me dit de me méfier de
Stevens (FB 217).
Cette « langue natale », également convoquée, on l’a vu, par
Stevens, fait ici l’objet d’un investissement thymique stricte-
ment inverse, donnant sans doute une des clefs de la rêverie
hébertienne sur la parole. Car la régression vers la phoné dont
témoigne Olivia, n’est qu’une manière de signifier la singu-
larité du désir d’être féminin par opposition au désir d’être
masculin. Si le dernier, replié sur lui-même dans sa violente
intransitivité, n’est que l’expression d’un sujet tragiquement
individué, réduit au viol et au meurtre, le premier, au contraire,
est habité par une tension dialectique qui euphorise les forces
élémentaires dans lesquelles il s’ancre pour s’ouvrir à une
496
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

universelle communication placée sous les auspices poétiques


de l’intertextualité baudelairienne :
L’amour seul pourrait faire que je devienne femme à part
entière et communique d’égale à égale avec mes mère et
grand-mères, dans l’ombre et le vent, à mots couverts,
d’un air entendu, du mystère qui me ravage, corps et âme
(FB 216).
Dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant
anglais, c’est sur un mode plus apaisé que le sujet conquiert la
possibilité de dire le monde en se sortant de l’espace pré-verbal
de l’impersonnel, de « la vie profonde et noire où les choses
ne sont jamais dites et nommées » (AC 17). L’institutrice de
Sainte-Clotilde réussit à convaincre Aurélien Laroche de lais-
ser sa fille aller à l’école du village, là où « la possession de la
terre [...] était promise aux enfants de bonne volonté » (AC 16).
Gages de cette promesse, les nombreuses bagues31 qui ornent
les doigts de la jeune femme témoignent d’« alliances qu’elle
aurait eues avec la terre tout entière » (AC 17). Au service
d’un engagement absolu, d’une sorte de mysticisme32 laïque, la
parole est ici protéiforme. Au plaisir auditif que procure à Clara
« la forme sonore des mots nouveaux, dans la bouche de son
institutrice » (AC 18), s’ajoute le pouvoir libérateur du savoir
que cette parole peut véhiculer. Retrouvant sa juste place dans
des pratiques signifiantes multiples, le langage s’inscrit dans
une démarche proprement initiatique. Forte de cet héritage,
Clara pourra alors dresser « l’inventaire de sa personne », qui
constitue le point nodal de son aventure identitaire. En effet, en
« pens[ant] très fort, comme si elle écrivait soigneusement dans
un cahier d’écolière » (AC 65), Clara place cet « inventaire »
dans les voies ouvertes par les savoirs construits à l’école. Mais,
à la différence de l’apprentissage scolaire et artistique, orienté
497
Le mal d’origine

vers une appropriation du monde, ce retour sur soi est effectué


sur le mode de l’introspection, destinée à « voir un peu clair dans
la nuit grandissante », dans ces « obscurités qui la dérangent »
(idem). Cette prise de parole, profondément jubilatoire, permet
d’accéder au statut de sujet, ainsi qu’en témoigne l’anaphore du
pronom personnel de la première personne du singulier :
Elle regarde le mur vide devant elle et murmure, se parlant à
elle-même, comme si elle ne pouvait s’empêcher de le faire,
à mi-voix, doucement, pour elle seule, détachant les syllabes
les unes des autres […] : « Je le ferai. Je le ferai. Je le ferai.
Je serai la femme du Lieutenant anglais. » (AC 67-68.)
L’héroïne se trouve plongée dans un univers où tout devient
parole, y compris les objets aliénants du travail féminin silen-
cieux :
Chaque petit point égal et droit qu’elle pique inlassablement
dans l’étoffe semble prendre la parole à sa place et répète
comme une litanie monotone : « Je le ferai. Je le ferai. Je le
ferai. » (AC 67.)
En « détachant les syllabes les unes des autres », Clara fuit le
langage indifférencié pour le mettre, dans la lignée de Blandine
Cramail, mais sur un autre mode, au service d’un consentement
au monde :
La beauté de la terre sous la lune rousse faisait pression sur
Clara et semblait exiger d’elle en retour le jaillissement de
sa vie hors d’elle-même et le don entier de sa petite personne
singulière et farouche (AC 35).
Pour accomplir son sens, cette parole n’a plus qu’à se
mettre en acte en entrant dans le jeu d’une économie sexuelle
euphoriquement assumée, mais qu’Anne Hébert veut sans
illusion, comme si la conquête de soi, même quand elle semble
498
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

possible, devait inéluctablement buter sur l’opacité des relations


intersubjectives. En se présentant devant le Lieutenant « attifée
et peinturlurée » (AC 78), Clara fait appel à d’autres signes, de
nature corporelle, par lesquels elle s’affiche « plus femme que
nature » (André, cité par Joubert, 1997 : 230). En fin de compte,
l’entrée dans les signes et la présence pleine qu’elle autorise ne
vont pas sans un certain pessimisme quant à la manière dont
peut être vécue la différence individuante. Et Anne Hébert de
conclure : « Le Lieutenant ne connaîtra pas le rêve de Clara,
pas plus qu’elle ne connaîtra le sien » (AC 83).
Perdu dans les pages de ses catalogues et dans sa rêverie
intérieure, Édouard Morel se laisse lui aussi bientôt envahir par
d’autres mots puissamment oralisés :
Des sons (rien que des sons) surgissent, des syllabes
s’assemblent, prenant plaisir à des accouplements étranges.
Encore un peu les mots vont poindre tout nets et clairs, bientôt
formeront des phrases entières et le sens du monde, disparu
depuis longtemps, rejeté dans les ténèbres, deviendra limpide
comme de l’eau de roche puisée au plus profond de la mer
dont se casse la croûte noire en morceaux (ED 134).
L’usage de la parenthèse est ici très éclairant : il sert à mettre en
évidence la forme toute particulière de ce langage qui s’impose
au sujet malgré lui. L’effort « pour que passe le son » (ED 135)
est accompagné par une surattention portée aux sens : ainsi
les sons véhiculent-ils avec eux « les odeurs perdues en bottes
fraîches » (ED 136), « [u]ne odeur de copeaux blonds, rongés
par des effluves de colle et de vernis » (ED 137). Ce langage
synesthésique devient le vecteur d’une réintégration signifiante
de tout ce qui échappait au sujet, de tout ce qui se refusait en
lui : « Et si la chaleur de ma mère se réveillait, la douce chaleur
de sa tendre, douce, chaude poitrine là où j’appuie ma joue en
499
Le mal d’origine

rêve, toute la vie me serait rendue d’un coup » (ED 136). Il y a


là, sans doute, les prémices d’une réappropriation conjuratoire
de soi placée sous le signe de la compassion, car « [l]a vraie
terreur, c’est que l’ombre de la pitié de Dieu se trouve bel et
bien perdue au plus creux des ténèbres amassées » (ED 132-
133). Et il est vrai que, malgré toutes ses réticences, Édouard
se prend parfois « en flagrant délit d’écoute et d’attention » (ED
108). Il rompt ainsi avec le discours stérile des catalogues du
personnage-acteur et annonce la naissance de la parole homodié-
gétique, introspective et clairvoyante, du personnage-narrateur,
qui seule peut dire l’indicible et exorciser la perte en donnant
un sens, fût-il sombre, à un destin. Cela dit, cette parole mas-
culine, précisément parce qu’elle se confond avec l’instance de
narration, n’a pas de vraie autonomie. Fragile par sa propension
à se laisser « gruger » (ED 126), elle demeure régressive, comme
envahie par cette présence-absence maternelle-féminine dont
Édouard ne parvient pas à se libérer vraiment.
Ainsi, dans son rapport convulsif avec les signes, le per-
sonnage hébertien parvient parfois à inventer un langage dans
lequel « l’acte d’énonciation est plus corporel que sémantique,
et la parole, voix et plaisir de bouche plutôt que message », et
qui, pour régressif et dangereux qu’il soit, « fait coller le signe
au corps » (Joubert, 1997 : 221). En euphorisant la phoné par la
coalescence du mot et du corps, ce langage singulier, différent
du « modèle masculin de la langue comme communication »
(idem), ouvre l’accès à une nouvelle forme d’être-au-monde, à
une présence pleine et consentante au monde, enfin configurée
de façon signifiante.

La vérité de l’être lucide magnifiée par l’art33


L’épiphanie de l’Être dans une parole esthésique soucieuse
de donner forme à l’informe en réconciliant le corps et le Verbe
500
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

apparaît avec le plus de force dans la propension de l’œuvre


hébertienne à mimer parfois le mouvement de l’écriture elle-
même. Deux romans, Le premier jardin et Aurélien, Clara,
Mademoiselle et le Lieutenant anglais, orchestrent cette mise
en abyme de façon tout à fait éclairante. L’un et l’autre font de
l’énonciation le lieu où le sujet relève le défi d’une quête de
soi, au plus près des vertiges de cet indicible auquel l’art s’ef-
force de donner une forme cathartique et signifiante. Comme le
disait Anne Hébert elle-même, « ce n’est pas une mince affaire
que de demeurer fidèle à sa plus profonde vérité, si redoutable
soit-elle, de lui livrer passage et de lui donner forme » (Hébert,
1992a : 61).
Dépossédée de tout, confrontée à l’absence existentielle,
Marie Éventurel pressent très tôt les pouvoirs d’une parole
esthésique :
Au moment de réciter un poème en classe ou d’expliquer
un texte, elle se prenait à aimer follement les sons et les
paroles qui se formaient dans sa bouche, sur sa langue et
sur ses dents. […] Elle fermait les yeux, et son visage res-
plendissait. L’espace de quelques instants, elle possédait la
terre (PJ 138).
C’est pourquoi elle « deviendra actrice et fera éclater son cœur
en cent morceaux brillants comme des soleils » (PJ 64), afin
d’« être soi-même, tout entière en sa fleur, de tous côtés au
soleil » (PJ 163). Avec son « pouvoir de changer les mots ordi-
naires en paroles sonores et vivifiantes » (PJ 30), le jeu théâtral,
de nature profondément féminine et maternelle, est ici considéré
comme une « vivifiante hystérie » (PJ 35), un véritable creuset
matriciel, capable d’insuffler la vie, à la manière de ce « rôle de
Fantine » que Flora Fontanges « jure [...] de [...] faire crier dans
sa gorge et par tous les pores de sa peau » (PJ 112). C’est ainsi
501
Le mal d’origine

que tous les passages dans lesquels la comédienne fait revivre


les femmes du pays offrent une remarquable récurrence de
termes porteurs du sème métaphorique de la physiologie nour-
ricière. Citons, à titre d’exemple, cet extrait dans lequel Flora
Fontanges, soucieuse de faire revivre Barbe Abbadie, étanche
finalement sa soif de « bonté maternelle absolue » (PJ 100) :
Elle rêve de s’approprier le cœur desséché de Barbe Abbadie,
de l’accrocher entre ses côtes, de le rendre vivant à nouveau,
comme un cœur de surcroît, de lui faire pomper un sang
vermeil à même sa propre poitrine (PJ 51).
Fascinante dialectique que celle initiée par cette parole qui
se creuse, accueille en son sein34 toute une lignée de femmes
dépossédées, et les place sous les auspices protecteurs de cette
construction verbale et mythique qu’est l’Ève hébertienne. Les
nombreuses litanies qui émaillent le texte apparaissent à bien
des égards comme la quintessence de cette parole hystérique
en inscrivant dans une seule et même lignée les filles du Roi
(PJ 105) et les compagnes de Pierrette Paul mortes lors de
l’incendie (PJ 127). Ces litanies célèbrent et commémorent la
souffrance des femmes du passé en leur rendant l’hommage
d’une nomination qui les réintègre dans leur statut de sujet :
Ce n’est rien pour Flora Fontanges et pour Raphaël de réciter
un chapelet de noms de filles, de leur rendre hommage, de
les saluer au passage, de les ramener sur le rivage, dans leurs
cendres légères, de les faire s’incarner à nouveau, le temps
d’une salutation amicale (PJ 103).
Mais, plus encore, ce chant d’amour et de vie ouvre au cœur de
la mémoire de l’héroïne un espace enfin habitable qui lui permet,
en constituant une généalogie de substitution, de dominer les
méfaits du temps circulaire et d’« accepter [...] le poids de toute
502
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

sa vie dans la nuit de sa chair » (PJ 117), justifiée35 qu’elle est


désormais, comme on le dit d’une ligne, par ces destins antécé-
dents. Les créatures fictives incarnées par Flora Fontanges sont
en effet nourries du « grand feu barbare » (PJ 27) qui la hante,
et offrent le spectacle de sa propre part d’ombre. Mais d’une
part d’ombre euphémisée et conjurée grâce au pouvoir de cette
« alchimie [...], brassant larmes et cris pour n’en faire qu’une
parole juste et cristalline qui s’enchante de sa propre sonorité »
(PJ 144). En s’interrogeant tout au long de ses différents rôles
« au sujet de la destinée amère des filles » (PJ 104), et en se
faisant leur porte-voix, Flora Fontanges magnifie par l’art sa
propre disjonction ontologique et conquiert, au cœur même de
la diffraction inhérente au jeu théâtral, le « point le plus haut
de sa vie », pour, enfin, « [ê]tre soi-même, un instant, ce point
lumineux, en équilibre sur l’horizon, qui vacille et retombe en
une gerbe d’écume » (PJ 30), dans une réelle assomption identi-
taire. Car « telle est la transposition inespérée provoquée par le
beau : rendre concevable, rendre présent, un commencement »
(Schneider, 1992 : 92). Par la synthèse dialectique du feu et de
la lumière qu’elle autorise, la parole artistique engage en effet
une authentique conversion qui substitue au pouvoir destructeur
de l’un la puissance vitale de l’autre, car « la parole, comme
la lumière, est hypostase symbolique de la Toute-Puissance »
(Durand, 1969 : 173). Si bien que le théâtre et ses métamorpho-
ses permettent à l’héroïne d’assouvir indirectement une pulsion
existentielle d’autant plus violente que l’incomplétude première
a été tragiquement ressentie. C’est en s’altérant que Flora Fon-
tanges accède à une « économie différente du dire » (Joubert,
1997 : 221), habitée par la conviction toute proustienne selon
laquelle l’art est le seul antidote à l’identité perdue. Par la subli-
mation du deuil qu’elle permet, la pratique artistique crée, à la
manière de l’énonciation mystique, « un lieu d’origine pour des
503
Le mal d’origine

“effets d’amour” » (Michel de Certeau, cité par Joubert, 1997 :


59)36. Ainsi la parole théâtrale a-t-elle le pouvoir de magnifier
le silence qui n’est plus alors signe d’aliénation mais « silence
vivant », complément heureux de toute « voix claire [...] rompue
au chant et à la parole » (PJ 19).
La parole artistique telle qu’elle s’esquisse ici est cependant
une parole fondamentalement orphique, à la fois euphorique et
dysphorique. Car couler l’indicible dans les formes d’un langage
artistique reste une entreprise risquée, terrorisante, sans cesse
menacée par « l’envers du monde ». D’ailleurs Flora Fontanges
« souffre mille morts » (PJ 85) pour entrer dans un rôle,
même si elle en éprouve aussi « plénitude et […] jouissance »
(PJ 47), dans la « jubilation incomparable de passer à travers le
noyau éclaté de son cœur, en flammèches ardentes » (PJ 171).
Tout de suite après le dernier récit du drame de l’incendie de
l’hospice Saint-Louis, le texte établit un parallèle très éloquent
entre l’expérience inaugurale du feu et le jeu théâtral, par
lequel Flora Fontanges « prouvera [...] que ce n’est jamais fini
de sauter au milieu des flammes » (idem). Et, de fait, « les feux
des projecteurs » (PJ 11) ne sont qu’une manière de rappeler
que l’héroïne doit vivre « [l]’épreuve du feu à nouveau » et
que l’expérience théâtrale est finalement tout aussi chargée de
« périls » (PJ 171) que la tragédie initiale. Cela est si vrai que
le lexique et les images concourent à faire du spectacle théâtral
un jeu cruel, à la fois « corrida » (PJ 12, 69) et « cirque » (PJ
171), qui met l’artiste en « danger de mort » (PJ 47) et l’expose
à revivre l’horreur de l’ineffable. Et même si la parole théâtrale
permet, le temps d’une mise en scène, d’afficher une présence
pleine, riche de sa propre vérité scellée par l’art, et d’élever son
propre malaise existentiel à un degré supérieur, elle demeure
menacée par cela même qu’elle cherche à inscrire dans ses
formes.
504
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Par sa profonde connivence avec la lumière, la parole


« chaude » et « claire » (PJ 19) est donc avant tout celle d’une
extrême lucidité que l’écrivaine Anne Hébert revendiquait pour
elle-même37 en rappelant l’admirable formule de René Char :
« la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (Hébert,
1992a : 61). Car, si cette parole demeure bel et bien « comme
un instrument de musique qu’on touche à peine de la main,
et qui vibre en secret, parmi le silence de la terre » (PJ 189),
c’est pour chanter le « monde entier déployé dans sa terrible
magnificence » (PJ 137)38 et, par cette recherche artistique
sans complaisance, lui donner forme signifiante39. Même si
cette forme a la ténuité de ce « fil du désespoir, qui lie les unes
aux autres les petites phrases simples, en un collier dérisoire »
(PJ 172), du texte de Beckett. Cette prise de conscience effec-
tuée, Flora Fontanges peut entrer dans son « arrière-saison en
toute connaissance de cause » (PJ 153), s’abandonner à cette
métaphore du temps destructeur qu’est le tas de sable beckettien
et se regarder en quelque sorte mourir : elle a reconnu et dit
l’inexorabilité de la dissolution existentielle inaugurée par la
« blessure initiale » (PJ 101) et dont continuera à témoigner la
folie de cette autre elle-même qu’est madame Frola, dont le nom
est si proche du sien, dans une pièce au titre emblématique :
Chacun sa vérité.
De manière analogue, dans Aurélien, Clara, Mademoiselle et
le Lieutenant anglais, si les « contes et poèmes » sont « substance
même de cette flamme singulière qui brûlait Mademoiselle »
(AC 25), c’est que le feu de cette parole communiquée par
l’institutrice, véritable Prométhée féminin, est un feu potentiel-
lement destructeur. En témoignent « la consomption galopante »
(AC 28) qui la tue et son nom lui-même, Cramail, qui évoque
le calciné et toutes les valeurs dysphoriques qu’il induit dans
l’univers hébertien. Son prénom, Blandine, fait d’elle une
505
Le mal d’origine

martyre sur l’autel de la renonciation élocutoire, et elle meurt


pour passer le flambeau de l’art sous toutes ses formes afin
d’inaugurer une généalogie intellectuelle et spirituelle :
Quand la petite fille sut turluter, moduler et faire des trilles
et des roulades tout à son aise sur la flûte, Mademoiselle
dit que c’en était fait de son temps d’institutrice et qu’elle
n’avait plus rien à donner à Clara, sauf son sang vermeil de
vivante, et que ce serait bientôt fait. Elle souriait en disant
cela (AC 26-27).
La sérénité de l’institutrice, offrant dans un même mouvement
sa vie et ses multiples talents artistiques, n’est que la mani-
festation fictionnelle de l’exigence quasi éthique à laquelle
est confronté l’écrivain. Comme le « souffle rauque » de la
maîtresse d’école devient « pur et limpide » en « s’échappant
de la flûte enchantée » (AC 26), la tâche du romancier est de
rester fidèle « à l’appel du don en lui » et de relever le défi des
« ténèbres » de « la terre muette », autrement dit de l’informe,
« n’ayant de cesse qu’il n’ait trouvé une voix juste et belle pour
chanter les noces de l’homme avec la terre », « au risque même
de périr » (Hébert, 1992a : 59-61). Ainsi, dans son entreprise
de symbolisation qui vise à informer l’informe, à magnifier
l’abject, à transfigurer la perte, la parole artistique s’inquiète de
l’horreur qui l’alimente et s’exalte dans la précieuse conversion
cathartique qu’elle est capable, envers et contre tout, d’initier.
Mais l’on ne saurait oublier que cette exigence, lourde de ses
libertés acquises, est fondamentalement transgressive, à l’image
de la « rousseur rayonnante » (AC 17) de l’institutrice. Ainsi, à
la mort de Mademoiselle,
Clara improvisa sur la flûte une musique funèbre, si pure
et déchirante que la peine emmurée d’Aurélien se réveilla
comme aux premiers jours de son veuvage. Il n’y eut plus

506
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

alors qu’un seul deuil, célébré par un son de flûte, celui du


père et de la fille, sur la terre gelée, au bord de la rivière
blanche, pareille à un champ d’écume blanche renversée
(AC 28-29).
Tout le don de l’institutrice se trouve condensé dans le verbe
« improviser » : parole et musique ont construit une liberté ina-
liénable de l’être, que même le retour au silence dans la maison
paternelle ne saurait annihiler. Aussi n’y a-t-il aucune solution
de continuité entre l’initiation de Mademoiselle et l’expérience
que Clara vivra avec le Lieutenant anglais, expérience dont le
texte souligne le caractère nécessaire par un recours tout à fait
significatif au passé composé et à des modalisateurs explicites :
« Elle a appris de lui ce qu’elle devait apprendre de lui, de toute
éternité » (AC 81).
Dans ces mises en abyme de l’acte créateur lui-même, que
l’on retrouve dans beaucoup d’autres textes d’Anne Hébert40,
la mise à l’épreuve du Je par la crise des signes trouve sa por-
tée la plus intéressante et, en même temps, sa limite la plus
absolue. Par les jeux dialogiques et les constructions fuguées
d’une énonciation polyphonique, les textes hébertiens miment
les identités floues de leurs personnages, confirmant ainsi les
propos de Julia Kristeva :
À y regarder de près, toute littérature est probablement une
version de cette apocalypse qui me paraît s’enraciner, quelles
qu’en soient les conditions sociohistoriques, dans la frontière
fragile [...] où les identités [...] ne sont pas ou ne sont qu’à
peine – doubles, floues, hétérogènes, animales, métamor-
phosées, altérées, abjectes (1983 : 245).
Par ces simulacres énonciatifs, la romancière peut s’abandonner
à une vertigineuse et jubilatoire41 exploration de l’indifférencié
né de l’unité et de la totalité perdues : elle sait qu’en dernier
507
Le mal d’origine

recours, « la grande voix invincible » (P. Michon, 1997 : 83) de


l’art, la « tyrannie énonciative » (ibid. : 84) de l’œuvre, dominant
l’ensemble des voix, leur redonnent une unité secrète dans l’or-
dre du Symbolique pour permettre à l’écrivain de « ressusciter
dans les signes » (Kristeva, 1983 : 49). Car
l’œuvre est du deuil, mais exulte dans le deuil : et ceci sans
masochisme ni romantisme, dans une sorte de jeu, où on joue
à la perte et à la sublimation de la perte par l’ivresse du verbe,
dans un fort und da – et à ce jeu en dernier ressort on gagne,
car le texte gagne toujours (P. Michon, 1997 : 86).
C’est ce que dit plus sommairement et plus prosaïquement
Christine, dans Héloïse : « C’est fort, tu sais, le pouvoir de la
parole » (H 111).
Tout au long de son parcours identitaire, le sujet hébertien
est menacé par la faillite du verbe, miné et brouillé par la vio-
lente résurgence de l’indicible, avec, d’un côté, le silence, si
substantiellement et synesthésiquement présent qu’il se trans-
forme en une sorte de non-lieu, de gouffre dans lequel s’annihile
toute présence au monde, et, de l’autre, le langage altéré, cri
ou parole incompréhensible, qui subvertit la référence au profit
d’une prolifération d’un signifiant étranger au code et imper-
méable au sens. Forts toutefois de cette conviction que « [n]ous
ne sommes jamais présents à l’insignifiance » (Landowski,
1997 : 7), certains personnages féminins ne se résignent pas à
ce que la parole se réduise à n’être que le lieu de la disjonction
ou de l’altération, et s’engagent sur le difficile chemin qui vise
précisément à la restauration du sens. Mais, dans ce domaine
comme dans d’autres, la grande richesse de l’œuvre d’Anne
Hébert tient à ce qu’elle ne propose pas d’orgueilleuses ruptu-
res mais bien plutôt des glissements soucieux de ne pas faire
l’économie des affrontements et des ambiguïtés. Il s’agit, en
508
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

vérité, de retrouver le signifié perdu dans toute son ambiva-


lence, de conjurer la menace de l’informe en réconciliant le
code et la phoné, en associant dans une subtile alchimie corps
et verbe, pour donner du monde une image juste, rassemblée
et généreuse. Étroitement liées à l’assomption d’un corps actif
et sentant, les pratiques langagières dans lesquelles s’installent
ces femmes permettent l’affirmation d’une présence différen-
tielle au monde, et sont d’autant plus chargées de sens que s’y
lit une représentation métaphorique de la démarche créatrice
de l’écrivain. Reflets et mises en abyme animent ainsi cette
syntaxe identitaire qui est, par l’aventure de l’expression qui la
sous-tend, une quête de sens mais aussi une quête de lucidité
et de vérité.

Notes
1. Le silence et l’impuissance à communiquer sont des hantises de nombreux
écrivains de la génération d’Anne Hébert (voir J. Michon, dans Ducrocq-
Poirier et alii, 1997 : 27-28). Cette angoisse rejoint d’une certaine manière
l’oppression dont était victime la communauté des Canadiens français avant
1960 et qu’Anne Hébert évoque en ces termes : « Pendant des générations
nous nous sommes plus ou moins tus comme des trappistes contrariés »
(1960 c).
2. On pourrait dire la même chose de la grand-mère Éventurel, qui condamne
sa petite-fille adoptive à être « muette comme une carpe » (PJ 125) :
« Mais là où la petite fille tombait de son haut, c’était lorsque la dame
de l’Esplanade abandonnait sa voix prenante de conteuse passionnée et
retrouvait son timbre métallique de tous les jours pour s’adresser à M. et
Mme Éventurel, de retour de leurs visites dominicales » (idem). On notera
au passage que sa voix renoue métaphoriquement avec la dureté métallique
des clefs avec lesquelles Claudine frappe son fils.
3. Le silence entretient bien évidemment des liens avec le secret. Sur ce point,
on se reportera à Brochu, 2000.

509
Le mal d’origine

4. D’autres communautés associent le silence à l’oppression. Que l’on songe


par exemple à la villa Anthelme, dans Est-ce que je te dérange ?, qui est
placée sous l’autorité de ce « dompteur » (ED 105) qu’est Farida.
5. Le visage est le support privilégié de ce mutisme visible. Ainsi François
Perrault constatera-t-il que « [l]a parole n’existe plus. Elle est devenue
grimace muette » (LT 36). Après son aventure amoureuse, Clara Laroche
affiche, face à son père, un « visage muet » (AC 85).
6. Le motif de la brume, dont on a vu la proximité avec celui de l’eau, peut
être ici convoqué avec des effets comparables. Dans Héloïse, par exemple :
« Autour de l’appartement le silence s’accumule comme des bancs de
brume, l’isolant tout à fait du reste du monde » (H 61).
7. Cette évocation n’est pas sans rappeler celle d’Irène Jones dans Les Fous
de Bassan, « pareille à un poisson mort » (FB 23) et à « une pierre »
(FB 44).
8. Nous serons sur ce point tout à fait d’accord avec l’analyse que propose
Yvan Leclerc. De fait, « chaque personnage [d’Anne Hébert] pourrait
adopter comme équivalent de cogito : “Je crie, donc je suis” » (dans
Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 191).
9. On notera que même dans cette structure passive disloquée, le sujet est
exprimé par la forme disjointe du pronom personnel. C’est dire combien
le personnage est agi plus qu’il n’agit.
10. Une étude du passage dans lequel est évoqué le cri d’Élisabeth d’Aulnières
(K 130) aboutirait à des conclusions identiques. Seul le cri est en position
de sujet actif : « Le cri qui s’échappe de moi... » ; « il m’écorche la poitrine
et me cloue de terreur » ; « mon cri retentit dans la campagne ». Et lorsque
le personnage devient sujet, les verbes passent à la forme négative : « je
ne puis m’empêcher… » ; « Sans que je puisse ni l’arrêter, ni en diminuer
l’intensité grandissante ».
11. Voir supra, ch. 5.
12. Sur ce point de la proximité des signifiants et de sa signification, voir
Leclerc, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 192-193.
13. L’acception de l’adjectif doit être comprise en extension : l’étranger se
définit par toute forme d’altérité par rapport au sentiment d’appartenance
du sujet (voir supra, ch. 5).
14. La raucité et le cri s’inscrivent ici, de manière exemplaire, dans le même
paradigme de l’énergie originelle, violente et troublante, que condense « le
souffle rauque de la mer » (FB 186).
15. L’adjectif « propre » vient ici remplacer la forme réfléchie.
16. Ce ressassement d’un lexique étrange n’est pas sans rappeler les propos
du coiffeur devant Rose-Alba : « – Cash, cash, cash, cash, ma toute belle »

510
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

(HL 50). Dans les deux cas, il s’agit de mettre en scène la confrontation
avec une altérité langagière qui n’est que le symptôme d’une altérité axio-
logique plus fondamentale.
17. Nous ne nous attachons ici qu’aux formes diégétiques du rire. Cela ne veut
pas dire que sont méconnues celles qui relèvent plus spécifiquement de
l’instance de narration et de sa connivence avec le lecteur. L’œuvre d’Anne
Hébert ne manque ni d’humour ni de désinvolture souriante, comme en
témoignent par exemple certains jeux de mots. On songe, pour s’en tenir à
quelques exemples, au « bloody-mary » (H 79) que commande Héloïse ou
encore à « la rue Gît-le-Cœur » (H 78) où se situent le cabaret dans lequel
se retrouvent Bernard et Héloïse, mais aussi l’hôtel où séjournera Delphine
dans Est-ce que je te dérange ?
18. LT 34.
19. Voir Ancrenat, 1999 : 9-28.
20. L’adjectif est ici très ironique puisque cette écriture est justement sans prise
sur le réel existentiel et ontologique. C’est ce que vient rappeler l’encre
avec laquelle écrit Édouard et dont la couleur bleue est lourde des valeurs
qu’une telle couleur revêt dans le code hébertien de l’irréalité : « Je laisse
tomber mon stylo par terre. L’encre bleue fait une toute petite tache sombre
sur le tapis bleu. Comme s’il ne s’agissait que de l’ombre du stylo tombé »
(ED 68).
21. Notre analyse ne porte que sur la parole thématisée. Pour l’étude des rap-
ports entre les diverses modalités énonciatives de la voix narrative et la
problématique identitaire, voir Lintvelt, 2000 : 143-159.
22. Voir Gauvin, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 225.
23. Voir notamment Randall, 1989 : 66-82.
24. Ce refus de l’interlocution, cette intransitivité de l’expression épistolaire
sont récurrents dans l’œuvre d’Anne Hébert. Au moment d’abandonner
Miguel, Jean-Éphrem de la Tour lui écrit une lettre qui se termine par ces
mots : « Sans rompre aucun silence, tout à toi » (HL 118). Et de fait, sa
lettre est sans destinataire véritable : « Je te cherche partout. Tu ne le sauras
sans doute jamais. J’écris pour moi tout seul » (idem).
25. Comme le souligne Stevens, ce langage pré-verbal et la vérité qu’il véhicule
pourraient tout aussi bien passer par la peinture, avec la même dualité du
plaisir et de la destruction : « La vérité finirait bien par passer sur ma toile,
sans que j’aie à décrire quoi que ce soit. Sans que personne reconnaisse
quoi que ce soit. Je créerais des sortes de fleurs vénéneuses, toutes plates
sur la toile, sans odeur et sans éclat, juste pour mon plaisir, et tu ne saurais
jamais rien ainsi, old brother » (FB 235).

511
Le mal d’origine

26. Voir supra, ch. 5. Il est à remarquer que la signification de cette image
du labour, dont on a noté la récurrence, justifie qu’elle réapparaisse dans
l’évocation du cri : « Un son qui file jusqu’au ciel après avoir creusé son
trou noir dans mes os. Une toute petite charrue invisible fraie son sillon »
(FB 141).
27. Pour la définition de cette notion, voir supra, ch. 8.
28. On remarquera que la servante fait à cet égard l’objet d’une inversion de
valeurs symboliques tout à fait significative. Par l’intermédiaire du motif des
épingles, elle était la figure de la mère destructrice. Or sa mort transforme
le piquant en tranchant c’est-à-dire ici en puissance protectrice.
29. D’ailleurs, Aline « refus[e] avec violence d’aller en Paradis servir Dieu, la
Vierge et les saints » (CB 176).
30. Sur ce point, voir Bishop, 1984 : 128.
31. On ne peut manquer de voir dans ces bijoux l’écho euphémisé de la « toute
petite bague » (CB 190) que Catherine rend à Michel, à la fin des Chambres
de bois, en signe de renoncement à l’univers du « songe » dans lequel la
parole dévoyée est complice de la mort.
32. Ce dont témoignent ses « cheveux […] qui lui faisaient une auréole dans
le soleil » (AC 15).
33. Pour la place de l’art dans la quête identitaire du Québec des années 1950,
voir J. Michon, dans Ducrocq-Poirier et alii, 1997 : 26.
34. L’écriture, la forme narrative ne sont, on le sait, que le reflet des contenus
diégétiques, si bien que cette parole hystérique qui se creuse trouve un
écho dans la présence massive de l’intertextualité dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert, qui fait largement appel à sa propre œuvre poétique, à la
Bible, à d’autres textes littéraires ou encore à des œuvres musicales.
35. Il s’agit bien là de la mission qu’Anne Hébert confie à l’art en général et
aux poètes en particulier : « Que celui qui a reçu fonction de la parole vous
prenne en charge comme un cœur ténébreux de surcroît, et n’ait de cesse
que soient justifiés les vivants et les morts en un seul chant parmi l’aube
et les herbes » (1992a : 66).
36. Dans L’Enfant chargé de songes, c’est la musique qui, momentanément,
euphémise l’enfermement en créant « un cercle enchanté » (ECS 84), un lieu
d’échange dans lequel les corps vivants, « réduit[s] à la même respiration, à
la même délectation partagée » (ECS 15), peuvent communiquer par « ces
ondes jubilantes » (ECS 83) qui parcourent les visages.
37. Certaines confidences de la romancière autorise ce rapprochement entre
l’auteure et son personnage : « En écrivant l’histoire de Flora Fontanges,
j’ai en quelque sorte transposé une vie d’écrivain en une vie de comédienne.

512
Du silence vaincu à l’exaltation de l’être

Elle entre dans ses rôles de la même façon que moi j’essaie de m’incarner
dans mes personnages » (Anne Hébert auprès de Hétu, 1989 : 42).
38. Pour la conception hébertienne de l’art, voir notamment Hébert, 1967 :
16-17.
39. La musique joue un rôle analogue dans L’Enfant chargé de songes : « Aucun
préambule ni présentation, d’emblée c’est le chant qui s’élève des ténèbres
de la terre, sans les éviter ni les contourner, s’en emparant plutôt pour leur
donner forme et visage dans la lumière » (ECS 14-15).
40. Cette mise en abyme de l’acte créateur réapparaît de façon plus ponctuelle
dans de nombreux autres textes et l’œuvre d’art thématisée est souvent
partie prenante de ces moments-clefs de la syntaxe identitaire où le devenir
s’efforce de prendre une cohérence signifiante, fût-elle dramatique. Voir
LT 22, 31, H 42, ECS 14-15. Certains critiques se sont intéressés à ces
reflets de l’écriture dans Les Fous de Bassan : voir Paterson, 1984 b : 149 ;
1985 : 175 ; Smart, 1990 : 261.
41. À propos des Fous de Bassan, Anne Hébert elle-même a avoué que, dès
lors qu’elle a eu « l’idée de faire voir les mêmes événements, les mêmes
aventures par chacun des différents personnages », elle a écrit « avec une
certaine jubilation, dans un véritable bonheur » (Royer, cité par Lintvelt,
2000 : 175).

513
CONCLUSION

Lire c’est choisir. Cette vérité étymologique prend, au terme


de notre parcours, un relief tout particulier, convaincu que nous
sommes que l’apparente simplicité de l’écriture hébertienne
cache une redoutable complexité, tant cette œuvre est riche de
signifiance dans sa modernité. Aussi, dans ce champ immense
et ouvert, pour reprendre une métaphore récurrente sous la
plume d’Anne Hébert, n’avons-nous creusé qu’un seul sillon,
guidé par l’intuition selon laquelle cette œuvre romanesque doit
une large part de son originalité au fait qu’elle offre au lecteur
le spectacle fascinant et cruel de personnages contraints à la
dissidence identitaire. Sauvage et sulfureuse souvent, sereine et
apaisée rarement, toujours lucide, cette dissidence est de nature
fondamentalement ontologique, étant celle de sujets confrontés
à la séparation, comme malgré eux, dans la stupeur de l’ab-
sence. Et c’est ainsi qu’au-delà des humeurs et des agacements
que sa manière de vivre sa relation avec son espace natal a pu
faire naître, Anne Hébert a nourri son œuvre de sa viscérale
appartenance québécoise pour aller explorer des territoires plus
vastes, les espaces universels de la désunion identitaire, là où
« [l]a terre, les saisons, les heures du jour sont palimpsestes
où réaffleurent des vies anciennes, où se profilent des ombres et
515
Le mal d’origine

des doubles, – intimes étrangers, inquiétante et chagrine fratrie »


(Germain, 1997 : 49).
L’affirmation de Ricœur selon laquelle la littérature est un
« vaste laboratoire [...] où sont mises à l’épreuve du récit les
ressources de l’identité narrative » (1996 : 176) trouve dans
l’œuvre d’Anne Hébert une illustration d’une remarquable
pertinence. Évaluée à l’aune de la discordance concordante de
la mise en intrigue qui la rend lisible, l’expérimentation héber-
tienne doit sa vigueur singulière à ce que la problématique du soi
confronté à une inaccessible ipséité est tout entière déterminée
par la manière dont les personnages vivent et se représentent
le temps. Par des jeux de réduplication et de circularité, les
configurations temporelles narratives démontrent à l’envi
qu’il n’est point ici question de durée rectilinéaire gouvernée
par le strict « temps des horloges », mais bien plutôt de saisies
rétrospectives d’existences se découvrant scindées, fragmentées,
éclatées, de moments recouverts sitôt qu’apparus par une autre
temporalité qui les taraude jusqu’à l’anéantissement. La porosité
du présent harcelé par un autrefois ravageur contribue à la
fragilisation d’un réel qui se dérobe face aux approches d’un
sujet dont l’être se trouve ainsi mis en question par une trop
incertaine présence à l’instant. C’est pourquoi l’œuvre d’Anne
Hébert inscrit discursivement le devenir dans des réseaux
métaphoriques tels que la destruction ignée ou la dissolution
automnale, qui ont en commun de dire la même horreur face à
la mutation temporelle. La devise québécoise « Je me souviens »
trouve là un écho tout particulier. Car, s’il se souvient, le sujet
hébertien le fait en fermant son champ de présence au réel au
profit d’une profondeur intérieure et temporelle que scrute une
mémoire contaminée par la voyance et soutenue par les sens
jusqu’à être proprement incorporée. Ainsi s’installe le ressas-
sement qui abolit le devenir, enferme les personnages dans le
516
Conclusion

sempiternel d’un hors-temps spatialisé et glacé, tout enténébré


des méfaits de la frustration de ne pouvoir être soi avec l’Autre,
d’être livré à une dissolution originaire de soi.
Mais ces espaces de l’avant ne sont pas dépourvus d’une
certaine ambiguïté. Car ils renouent d’une certaine manière avec
le centre gravitationnel de la Totalité originelle et primitive aux
couleurs quasi néoplatoniciennes : le premier jardin, la figure
d’Ève, l’enfance édénique sont autant de manières complémen-
taires de décliner ce paradigme des lieux mythiques d’origine
suscités par une profonde nostalgie. Immobilisées dans une
précaire atemporalité, reperdues aussitôt que retrouvées, ces
résonances fragiles signalent en creux un manque fondamental
que vient figurer l’obsédant motif de la mère absente, dont les
potentialités fusionnelles confondent la chaleur matricielle et
l’amère dévoration. L’ensemble de l’œuvre d’Anne Hébert est
hanté par cette rêverie universelle sur l’unité perdue, sur la
séparation et l’individuation désastreuses, sur l’horreur d’être
né et divisé, que le destin collectif québécois a brutalement
réactualisée à sa manière et qui ne va pas sans un puissant
sentiment de culpabilité. C’est de cet arrière-plan mythique,
qui n’est en vérité qu’une variation sur l’éternel mythe de la
Chute, que procède l’essentiel de la problématique identitaire.
Tout comme l’analepse creuse la diégèse, le temps corrode
l’être en devenir, le confronte à l’abjection de la différenciation.
Car le drame du sujet hébertien vient de ce qu’entrant dans
la durée il se découvre autre, travaillé par une altérité dont
il faut s’accommoder dans une improbable catharsis. C’est à
l’exploration de ces espaces frontaliers où le « je » est sans cesse
menacé dans son intégrité et dans son histoire que s’emploie
l’œuvre d’Anne Hébert.
Coulée dans un signifiant narratif, cette exploration nous
est apparue susceptible d’être modélisée, afin d’en dégager,
517
Le mal d’origine

à travers des constantes paradigmatiques et syntagmatiques,


ce que nous avons appelé la syntaxe identitaire hébertienne,
autrement dit la manière dont les récits codifient ces chemins
que les sujets réussissent ou échouent à se frayer pour accéder
à cette convergence axiologique entre le vouloir être, l’agir et
l’être, qui détermine toute quête d’identité.
La première spécificité de cette syntaxe tient à ce que
l’œuvre hébertienne ne dissocie pas l’être et son devenir de la
spatialité mise en place par les contenus diégétiques. Attentifs à
ces moments où les personnages sortent de l’enfance, les romans
d’Anne Hébert convoquent le monde sensible et sa saisie sen-
sorielle pour dire l’affleurement trouble, confus mais inflexible
d’une altérité intérieure. C’est notamment l’une des fonctions
de l’eau que de s’élaborer discursivement en une configuration
identifiante par laquelle, grâce aux réseaux métaphoriques qui la
parcourent et à sa place dans l’économie actantielle des récits,
le sujet construit son rapport à lui-même à travers les modalités
de sa présence face à cet espace aquatique. Projection objec-
tivée de « l’inquiétante étrangeté » des pulsions intérieures et
inconscientes que le sujet reconnaît plus ou moins clairement
comme siennes, le monde féminoïde de l’eau substantialisée
suscite des trajectoires narratives dans lesquelles hommes et
femmes ne sont pas égaux : si les uns semblent plus souvent
enclins, comme François Perrault, Stevens Brown ou encore
Miguel Almevida, à s’abandonner à des noyades puissamment
régressives, les autres voient parfois s’ouvrir devant elles,
comme Clara Laroche, les voies d’une adhésion plus apaisée.
Mais cette altérité intérieure fait partie intégrante de
l’univers plus vaste du non-soi, dans lequel se trouve par ailleurs
la figure de l’Autre dont les textes hébertiens proposent une
élaboration discursive organisée en traits différentiels parfai-
tement repérables. Si l’extra-territorialité voire la marginalité
518
Conclusion

apparaissent sans conteste comme des caractéristiques discrètes


de l’altérité, ce sont surtout les investissements axiologiques
et modaux qui lui donnent une cohérence signifiante et lui
permettent de tenir son rôle dans le parcours identitaire du soi.
Car le sujet voit dans le pouvoir et le savoir que détient l’Autre
un moyen d’accéder à son idéal identitaire, d’actualiser son
vouloir être exprimé sur le mode de l’intentionnalité rêvée ou
fantasmée. Or, subvertissant les modèles des récits initiatiques
primitifs, les récits d’Anne Hébert placent ces rencontres inau-
gurales avec l’Autre sous le signe de la dispersion identitaire,
de l’impossible identification. Au lieu de permettre l’émergence
d’une altérité du soi constitutive du sentiment d’identité, ces
rencontres avec l’Autre conduisent le plus souvent, à travers
des comportements de ségrégation violente ou d’assimilation
dévastatrice, à une profonde altération de l’être, désormais dis-
joint de son propre horizon axiologique. Le sujet devient alors
une figure de l’absence, que le discours hébertien décline de
différentes manières, pétrification, transparence, réification,
fragmentation, qui toutes disent la cruelle impuissance à s’in-
tégrer au monde, qui fut par ailleurs celle de tout un peuple.
La polyphonie narrative à laquelle Anne Hébert a fréquemment
recours pour faire cohabiter des voix qui parlent sans se parler
vient soutenir l’image d’un monde où la relation intersubjective
est vécue sur le mode cacophonique de la scission.
La crise identitaire révèle alors son vrai visage qui est celui
d’une violente dissolution des différences dans l’abandon à
une mêmeté fallacieuse et destructrice, dans l’abolition des
frontières identitaires, anéanties par le retour du refoulé d’une
altérité refusée par une Culture dont les rigidités s’accommodent
mal des forces naturelles. Avec son refus des formes littéraires
classiques, ses transgressions dans la mise en œuvre des voix
narratives, l’œuvre d’Anne Hébert semble s’abandonner
519
Le mal d’origine

vertigineusement au jeu terrible des échos, des reflets, des


redoublements, des effets de miroir, où tout se confond dans
l’informe d’un flou hétérogène : l’homme s’infantilise, la
femme veut assumer son désir à l’égal de l’homme, l’inceste
et le viol tuent la différence.
Ainsi se dessine un être tout en tension dont l’aspiration à
une présence euphorique et sensorielle au monde est contestée
de toutes parts, condamné qu’il est à un exil ontologique et
existentiel que figure la relation polémique avec la ville. Située
sur l’un ou l’autre bord de l’Atlantique, la ville n’est en effet
qu’une manière de territorialiser la division qui affecte l’être du
sujet, ou plutôt les termes de son conflit intérieur. Car la ville
hébertienne n’est qu’une métaphore de la chair du monde dans
ce qu’elle a de désirable pour un sujet assoiffé de vie senso-
rielle voire sensuelle, mais aussi dans ce qu’elle a d’ab-jectant
et de culpabilisant par la transgression qu’induit sa puissante
connivence métaphorique avec l’entité féminine-maternelle
originaire.
En vérité, le sujet hébertien, notamment féminin, est acculé
à ce que Catherine Clément appelle dans sa correspondance
avec Julia Kristeva « une position minorée », et dont elle dit
aussitôt : « les minoritaires savent comment se rebeller : avec
le corps » (1998 : 281). Car Anne Hébert partage la conviction
de Camus selon laquelle « [u]ne littérature désespérée est une
contradiction dans les termes » (1960a : 71). Et si le corps peut
constituer à la fois la source et l’instrument de toute assomption
identitaire, c’est d’abord parce que les textes hébertiens en
proposent une représentation au maillage si serré qu’il constitue
un langage d’une densité sémiotique forte. Par sa capacité à se
mobiliser dans un agir suscité par la colère, il refuse dans un
même mouvement le pouvoir aliénant de l’Autre et la dérive
vers la violence entropique. Certaines femmes hébertiennes
520
Conclusion

peuvent alors accéder à une nouvelle forme de vie, réconciliée,


qui s’approprie le réel sensible, mais tout le réel, « rose et
épines » (Hébert, 1976 a), s’installe dans un devenir et restaure
un espace intersubjectif euphorique dans lequel la compassion
détermine un rapport d’acceptation solidaire et mutuelle, sans
assimilation ni ségrégation dévastatrices. Admirablement
synesthésique, l’écriture d’Anne Hébert soutient et conforte
la place considérable des sensations dans cette réconciliation
du sujet avec son corps, dans une présence pleine qui se dote
d’un langage pour vaincre le silence de l’aliénation, dépasser
les risques de l’insignifiance et réconcilier le symbolique et le
réel par l’alchimie d’une parole esthésique, soucieuse de dire
la perte dans la jubilation d’un dire qui scelle les retrouvailles
lucides et cathartiques avec Soi.

521
BIBLIOGRAPHIE

1. ŒUVRES D’ANNE HÉBERT


Le Torrent, Montréal, [Beauchemin, 1950], Éditions HMH, 1963,
rééd., Paris, Éditions du Seuil, 1965 (édition réservée à l’Europe,
comprend : « Le Torrent », « La Robe corail », « Le Printemps de
Catherine », « La Maison de l’Esplanade », « Un grand mariage »,
« La Mort de Stella »).
Les Chambres de bois, Paris, Éditions du Seuil, 1958, rééd. coll.
« Points Roman » n° 203, 1985.
« La Robe corail », dans Le Torrent, Paris, Éditions du Seuil, 1965.
« Le Printemps de Catherine », dans Le Torrent, Paris, Éditions du
Seuil, 1965.
« La Maison de l’Esplanade », dans Le Torrent, Paris, Éditions du
Seuil, 1965.
« Un grand mariage », dans Le Torrent, Paris, Éditions du Seuil,
1965.
« La Mort de Stella », dans Le Torrent, Paris, Éditions du Seuil,
1965.
Kamouraska, Paris, Éditions du Seuil, 1970, rééd. coll. « Points
Roman » n° 67, 1982.
Les Enfants du sabbat, Paris, Éditions du Seuil, 1975.
Héloïse, Paris, Éditions du Seuil, 1980.
Les Fous de Bassan, Paris, Éditions du Seuil, 1982, rééd. coll. « Points
Roman » n° 141, 1984.

523
Le mal d’origine

Le Premier Jardin, Paris, Éditions du Seuil, 1988, rééd. coll. « Points


Roman » n° 358, 1989.
L’Enfant chargé de songes, Paris, Éditions du Seuil, 1992, rééd. coll.
« Points Roman » n° 626, 1993.
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, Paris,
Éditions du Seuil, 1995.
Est-ce que je te dérange ?, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
Un habit de lumière, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

2. AUTRES TEXTES D’ANNE HÉBERT


Le Temps sauvage, Montréal, Éditions Hurtubise, 1967, rééd.
« Bibliothèque québécoise », 1996.
Poèmes, Paris, Éditions du Seuil, 1960a.
Œuvre poétique 1950-1990, Montréal/Paris, Boréal/Éditions du
Seuil, 1992a.
*****
« De Saint-Denys Garneau et le paysage », La Nouvelle Relève,
décembre 1944, p. 523.
Saint-Denys Garneau, scénario et commentaire de film, O.N.F.,
1960b.
« Quand il est question de nommer la vie tout court, nous ne pouvons
que balbutier », Le Devoir, samedi 22 octobre 1960c.
« Le Québec, cette aventure démesurée », La Presse, Cahier « Un
siècle 1867-1967 : l’épopée canadienne », 13 février 1967,
p. 16-17.
« Mon cœur sauvage je le dis en français », Les Nouvelles littéraires,
vol. 54, n° 2517, janvier 1976a, p. 22.

3. ENTRETIENS AVEC ANNE HÉBERT


« “Je ne suis en colère que lorsque j’écris” », Châtelaine, vol. 17,
n° 11, novembre 1976b.

524
Bibliographie

« Anne Hébert et les eaux troubles de l’imaginaire » (Entretien et


compte rendu de Donald SMITH), Lettres québécoises, hiver
1980-81, p. 65-73.
« Anne Hébert : « “J’aurais aimé être avocate, peintre, comédienne...
Mais écrire résume tout cela.” », L’Actualité, vol. 8, n° 2, février
1983.
« Anne Hébert. Entre la mer et l’eau douce » (Entrevue de Pierre
HÉTU), Nuit Blanche, Vol. 34, déc. 88–janv. 89, p. 40-43.
« Fragile et grande Anne Hébert » (Entretien et compte rendu de Lise
GAUVIN), Le Devoir, samedi 23 mai 1992b.
« Anne Hébert : les secrets de l’âme » (Entretien et compte rendu de
Josette PRATTE), Châtelaine, juin 1992c.
« Une sensibilité universelle » (entretien et compte rendu de Jean-
François NADEAU), Le Devoir, samedi 4 et dimanche 5 février
1995.
« Une entrevue avec Anne Hébert » (entretien de Lise GAUVIN),
dans DUCROCQ-POIRIER et alii, Anne Hébert, parcours d’une
œuvre, 1997, p. 223-228.
« Anne Hébert – Dérangeante » (entretien et compte rendu de
Marie-Andrée CHOUINARD), Le Devoir, 28 février 1998.

4. TEXTES LITTÉRAIRES D’AUTRES AUTEURS


BERGOUNIOUX, Pierre, Le Matin des origines, Lagrasse, Éditions
Verdier, 1992.
––– Jusqu’à Faulkner, Paris, Éditions Gallimard, 2002.
Bible de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1973.
CARROLL, Lewis, « Un thé chez les fous », Les Aventures d’Alice
au Pays des Merveilles, Tout Alice, Paris, Flammarion, 1979.
GARNEAU, Hector de Saint-Denys, Poésies, Montréal, Éditions
Fides, 1949, rééd. 1972.
––– Œuvres, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1971.
GERMAIN, Sylvie, Céphalophores, Paris, Éditions Gallimard, 1997.

525
Le mal d’origine

MICHON, Pierre, Trois auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997.


PROUST, Marcel, Du Côté de chez Swann, Paris, Gallimard, rééd.
coll. « La Pléiade », 1968.
––– Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, rééd. coll. « La Pléiade »,
1969.
SUPERVIELLE, Jules, « Intermittences de la terre », Le Forçat
innocent, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, rééd.
coll. « La Pléiade », 1996.

5. ÉTUDES CRITIQUES SUR L’ŒUVRE


D’ANNE HÉBERT

5.1 Essais, actes de colloque


ANCRENAT, Anne, De mémoire de femmes. « La mémoire
archaïque » dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert, Québec,
Nota bene, 2002.
BISHOP, Neil B., Anne Hébert, son œuvre, leurs exils, Bordeaux,
Presses Universitaires de Bordeaux, 1993.
BOUCHARD, Denis, Une Lecture d’Anne Hébert, Montréal,
Hurtubise HMH, 1977.
BROCHU, André, Anne Hébert. Le secret de vie et de mort, Ottawa,
Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2000.
DUCROCQ-POIRIER, Madeleine, Bernard BARITAUD, Robert
JOUANNY, Jean-Michel LACROIX, Jacques LECLAIRE et
André MAINDRON (sous la direction de), Anne Hébert, parcours
d’une œuvre (Actes du colloque de la Sorbonne, mai 1996),
Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1997.
ÉMOND, Maurice, La Femme à la fenêtre. L’Univers symbolique
d’Anne Hébert dans « Les Chambres de bois », « Kamouraska » et
« Les Enfants du sabbat », Sainte-Foy, Les Presses de l’Université
Laval, 1984.
GARANT, France Nazair, Ève et le cheval de grève. Contribution
à l’étude de l’imaginaire d’Anne Hébert, Québec, Nuit Blanche
Éditeur (CRELIQ), 1988.

526
Bibliographie

HARVEY, Robert, « Kamouraska » d’Anne Hébert : une écriture de


la passion, Montréal, Hurtubise, 1982.
––– Poétique d’Anne Hébert : jeunesse et genèse, suivi de Lecture du
Tombeau des rois, Québec, L’instant même, 2000.
LACOTE, René, Anne Hébert, Paris, Seghers, coll. « Poètes
d’aujourd’hui », 1969.
MAJOR, Jean-Louis, Anne Hébert et le miracle de la parole,
Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1976.
PATERSON, Janet, Anne Hébert : Architexture romanesque, Ottawa,
Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1985.
ROBERT, Guy, La Poétique du songe. Introduction à l’œuvre d’Anne
Hébert, AGEUM, Cahier n° 4, 1962.
THÉRIAULT, Serge A., La Quête d’équilibre dans l’œuvre roma-
nesque d’Anne Hébert, Université du Québec. Centre d’études
universitaires dans l’ouest québécois, Hull, Asticou, 1980.

5.2 Périodiques – articles – contributions


5.2 à des ouvrages collectifs
ALLARD, Jacques, « Au bord de la rivière », Le Devoir, 11-12 février
1995.
AMPRIMOZ, Alexandre L., « Sémiotique de la segmentation d’un
texte narratif : “La Mort de Stella” d’Anne Hébert », Présence
francophone, n° 19, automne 1979, p. 97-105.
ANCRENAT, Anne, « La galerie des portraits dans Les Fous de
Bassan », Les Cahiers Anne Hébert n° 1. Lectures d’Anne Hébert.
Aliénation et contestation, Montréal, Éditions Fides, 1999,
p. 9-28.
BISHOP, Neil B., « Énergie textuelle et production de sens : images
de l’énergie dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert », University
of Toronto Quaterly, volume 54, number 2, Winter 1984-85,
p. 178-199.
––– « Distance, point de vue, voix et idéologie dans Les Fous de
Bassan d’Anne Hébert », Voix et images, vol. IX, n° 2, hiver
1984, p. 113-129.

527
Le mal d’origine

––– « L’évolution de la critique hébertienne », Critique et littérature


québécoise (sous la direction d’Annette HAYWARD et
Agnès WHITFIELD), Montréal, Éditions Triptyque, 1992,
p. 255-274.
––– « Guerres, errances et exils dans l’œuvre d’Anne Hébert » dans
DUCROCQ-POIRIER et alii, Anne Hébert, parcours d’une
œuvre, 1997, p. 163-174.
BRULOTTE, Gaëtan, « La représentation du corps chez Anne
Hébert » dans DUCROCQ-POIRIER et alii, Anne Hébert,
parcours d’une œuvre, 1997, p. 149-161.
COHEN, Henry, « Le rôle du mythe dans Kamouraska d’Anne Hébert »,
Présence francophone, printemps 76, n° 12, p. 103-111.
CÔTÉ, Paul Raymond, « Le Premier Jardin d’Anne Hébert ou le
faux double dénoncé », American Review of Canadian Studies,
1989, vol. XIX, n° 1, p. 83-93.
––– « Kamouraska ou l’influence d’une tradition », The French
Review, vol. 63, n° 1, octobre 1989, p. 99-110.
EWING, Ronald, « Griffin Creek : the English world of Anne
Hébert », Canadian Literature, poets and politics, 1985, n° 105,
p. 100-110.
FRANCŒUR, Louis, « Le monologue intérieur narratif (sa syntaxe,
sa sémantique et sa pragmatique) », Études littéraires, n° 9, 1976,
p. 341-365.
FRANCOLI, Yvette, « Griffin Creek : refuge des fous de Bassan et
des bessons fous », Études littéraires, vol. 17, n° 1, avril 1984,
p. 131-142.
GIROUX, Robert, « Lecture de “La Fille maigre” d’Anne-
Hébert » , Présence francophone, n° 10, Printemps 1975,
p. 70-89.
GOULD, Karen, « Absence and meaning in Anne Hébert’s Les Fous
de Bassan », The French Review, vol. LIX, n° 6, may 1986,
p. 921-930.

528
Bibliographie

HARGER-GRINLING, Virginia, « Le personnage en marge chez


Hébert et Langevin », Études canadiennes, 1986, vol. 21,
n° 1, p. 293-297.
LECLERC, Yvan, « Voix narratives et poétique de la voix dans les
romans d’Anne Hébert » dans DUCROCQ-POIRIER et alii, Anne
Hébert, parcours d’une œuvre, 1997, p. 185-197.
LE GRAND, Albert, « Anne Hébert : de l’exil au royaume », Litté-
rature canadienne-française, Conférence J.A. de Sève, Presses
de l’Université de Montréal, 1969, p. 181-213.
––– « Kamouraska ou l’Ange et la Bête », Études françaises, vol.VII,
n° 2, 1971, p. 119-143.
Les Cahiers Anne Hébert, n° 1, « Lectures d’Anne Hébert – Aliénation
et contestation », Université de Sherbrooke, Ville Saint-Laurent,
Fides, 1999.
––– n° 2, « Anne Hébert et la modernité », Université de Sherbrooke,
Ville Saint-Laurent, Fides, 2000.
––– n° 3, « Traductions d’Anne Hébert », Université de Sherbrooke,
Ville Saint-Laurent, Fides, 2001.
––– n° 4, « Anne Hébert et la critique », Université de Sherbrooke,
Ville Saint-Laurent, Fides, 2003.
––– n° 5, « Dimensions poétiques de l’œuvre d’Anne Hébert », Uni-
versité de Sherbrooke, Ville Saint-Laurent, Fides, 2004.
LINTVELT, Jaap, « Anne Hébert : narration transgressive, théma-
tique, idéologie et quête identitaire », Aspects de la narration
– Thématique, idéologie et identité, Québec, Éditions Nota Bene,
Paris, Éditions L’Harmattan, 2000, p. 142-213.
MACCABÉE-IQBAL, Françoise, « Kamouraska, la fausse repré-
sentation démasquée », Voix et Images, 1979, vol. 4, n° 3,
p. 460-478.
MAJOR, Ruth, « Kamouraska et Les Enfants du sabbat : faire jouer
la transparence », Voix et images, vol VII, n° 3, p. 459-470.
MARCOTTE, Gilles, « Anne Hébert et la sirène du métro » ,
L’Actualité, juin 1980, p. 82.

529
Le mal d’origine

MESAVAGE, Ruth M., « L’archéologie d’un mythe : Le Premier


Jardin d’Anne Hébert », Québec studies, vol. 10, p. 69-78.
MICHON, Jacques, « Perception et réception des premières œuvres
d’Anne Hébert (jusqu’en 1960) » dans DUCROCQ-POIRIER et
alii, Anne Hébert, parcours d’une œuvre, 1997, p. 21-32.
OUELLETTE, Gabriel-Pierre, « Espace et délire dans Kamouraska
d’Anne Hébert », Voix et images, n° 1, 1975, p. 241-264.
PASCAL-SMITH, Gabrielle, « La condition féminine dans
Kamouraska d’Anne Hébert », The French Review, n° 1, octobre
1980, p. 85-92.
PATERSON, Janet M., « L’écriture de la jouissance dans l’œuvre
d’Anne Hébert », Revue de l’Université d’Ottawa, vol. 50, n° 1,
1980, p. 69-73.
––– « Anne Hébert and the Discourse of the Unreal », Yale French
Studies, vol. 65, 1983, p. 172-186.
––– « Reflet(s) et rupture dans l’écriture d’Anne Hébert », Québec
Studies, vol. 2, 1984a, p. 118-124.
––– « L’envolée de l’écriture – Les Fous de Bassan d’Anne Hébert »,
Voix et images, vol. 9, n° 3, 1984b, p. 143-151.
––– « Anne Hébert : une poétique de l’anaphore », Le Roman contem-
porain au Québec (1960-1985), Archives des Lettres canadiennes,
tome VIII, Montréal, Fides, 1992, p. 287-302.
––– « À la source de l’énigme : “Le Torrent” d’Anne Hébert »,
Tangence, n° 50, mars 1996, p. 7-19.
POULIN, Gabrielle, « L’écriture enchantée », Lettres québécoises,
n° 28, hiver 1982-83, p. 15-18.
RANDALL, Marilyn, « Les énigmes des Fous de Bassan : féminisme,
narration et clôture », Voix et images, n° 43, automne 1989,
p. 66-82.
ROY-HEWITSON, Lucille, « Anne Hébert : Le Torrent ou l’inté-
gration au cosmos », The French Review, vol. LIII, n° 6, May
1980, p. 826-833.
SAINT-MARTIN, Lori, « Les premières nouvelles d’Anne Hébert :
tremplin ou faux départ ? », La Nouvelle : écriture(s) et lecture(s)

530
Bibliographie

(sous la direction d’Agnès WHITFIELD et Jacques COTNAM),


Montréal, XYZ Éditeur, 1993, p. 129-136.
SMART, Patricia, « La poésie d’Anne Hébert : une perspective fémi-
niste », dans SAINT-MARTIN, L’autre lecture. La critique au
féminin et les textes québécois, 1992, p. 177-184.

6. ÉTUDES SUR LE QUÉBEC ET


LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE

6.1 Livres, parties d’ouvrages


ALLARD, Jacques, Traverses – De la critique littéraire au Québec,
Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1991.
BOURBONNAIS, Nicole, « Gabrielle Roy : la représentation du
corps féminin », dans SAINT-MARTIN, L’autre lecture. La
critique au féminin et les textes québécois, 1992, p. 97-116.
BROWN, Anne, « Brèves réflexions sur le roman féminin québécois
à l’heure de la Révolution tranquille », dans SAINT-MARTIN,
L’autre lecture. La critique au féminin et les textes québécois,
1992, p. 139-153.
ELBAZ, Mikhaël, Andrée FORTIN et Guy LAFOREST, Les Fron-
tières de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec,
Sainte-Foy, les Presses de l’Université Laval, Paris, L’Harmattan,
1996.
FORTIN, Nicole et Jean MORENCY, Littérature québécoise : les
nouvelles voix de la recherche, Québec, Nuit Blanche Éditeur,
CRELIQ, 1994.
GASQUY-RESCH, Yannick (sous la direction de), Littérature du
Québec, Vanves, EDICEF, 1994.
GODARD, Barbara, « Transgressions » dans SAINT-MARTIN,
L’Autre lecture, 1992, p. 85-95.
HAREL, Simon, Le Voleur de parcours. Identité et cosmopolitisme
dans la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Le
Préambule, coll. « L’univers des discours », 1989.

531
Le mal d’origine

HAYWARD, Annette et Agnès WHITFIELD (sous la direction de),


Critique et littérature québécoise – Critique de la littérature/
Littérature de la critique, Montréal, Éditions Triptyque, 1992.
LAROCHE, Maximilien, Le Miracle et la métamorphose. Essai sur
les littératures du Québec et d’Haïti, Montréal, Le Jour, 1970.
LÉTOURNEAU, Jocelyn et Roger BERNARD, La Question iden-
titaire au Canada francophone. Récits, parcours, enjeux, hors-
lieux. CEFAN, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval,
1994.
LINTVELT, Jaap et alii (sous la direction de), Roman contemporain
et identité culturelle en Amérique du Nord, Québec, Nota bene,
1998.
MARCOTTE, Gilles, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur
la littérature canadienne-française, Montréal, Éditions HMH,
1968.
––– Le Roman à l’imparfait, Montréal, La Presse, 1976, rééd. coll.
« Typo Essai » n° 32, 1989.
MILOT, Louise et Jaap LINTVELT, Le Roman québécois depuis
1960. Méthodes et analyses, Sainte-Foy, Les Presses de
l’Université Laval, 1992.
PATERSON, Janet M., Figures de l’autre dans le roman québécois,
Québec, Éditions Nota bene, 2004.
PICCIONE, Marie-Lyne, « Regards sur la littérature québécoise »
(Chapitre VII, p. 299-362), dans LACROIX, Jean-Michel,
Canada et Canadiens, Bordeaux, Presses Universitaires de
Bordeaux, 1994.
––– « Québec », dans CORZANI, Jack, Léon-François HOFFMANN,
Marie-Lyne PICCIONE, Littératures francophones II. Les Amé-
riques – Haïti, Antilles-Guyanne, Québec, Paris, Belin, coll.
« Lettres Belin Sup », 1998, p. 186-285.
PONT-HUMBERT, Catherine, Littérature du Québec, Paris, Nathan-
Université, coll. « Lettres-128 », 1998.
SAINT-MARTIN, Lori (sous la direction de), L’autre lecture. La
critique au féminin et les textes québécois, tome 1, Montréal,
XYZ Éditeur, 1992.

532
Bibliographie

––– Le Nom de la mère. Mères, filles et écriture dans la littérature


québécoise au féminin, Québec, Nota bene, 1999.
SIMON, Sherry (sous la direction de), Fictions de l’identitaire au
Québec, Montréal, XYZ, 1991.
SIROIS, Antoine, Mythes et symboles dans la littérature québécoise,
Montréal, Éditions Triptyque, 1992.
SMART, Patricia, Écrire dans la maison du père. L’Émergence du
féminin dans la tradition littéraire du Québec, Montréal, Éditions
Québec/Amérique, Nouvelle édition revue et augmentée, 1990.
SCHWARTZWALD, Robert, « (Homo)sexualité et problématique
identitaire », dans SIMON, Sherry, Pierre L’HÉRAULT, Robert
SCHWARTZWALD et Alexis NOUSS, (sous la direction de),
Fictions de l’identitaire au Québec, Montréal, XYZ, 1991,
p. 115-150.
WHITFIELD, Agnès, Le Je(u) illocutoire. Forme et contestation
dans le nouveau roman québécois, Sainte-Foy, Les Presses de
l’Université Laval, 1987.

6.2 Articles
AMPRIMOZ, Alexandre L., « Quelques notes sur le roman québécois
contemporain », Présence francophone, n° 13, automne 1976,
p. 73-81.
PATERSON, Janet M., « L’altérité : le fou et le diable », Voix et
images, n° 1, vol. 46, 1990, p. 173-176.

7. OUVRAGES THÉORIQUES
7.1 Livres
ANCELOVICI, Marcos et Francis DUPUIS-DÉRI, L’Archipel
identitaire, Montréal, Boréal, 1997.
ANZIEU, Didier, Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, coll.
« Connaissance de l’inconscient », 1981.

533
Le mal d’origine

BACHELARD, Gaston, L’Intuition de l’instant, Paris, Éditions Stock,


1931, rééd. coll. « Biblio Essais » n° 4197, 1992.
––– L’Eau et les rêves – Essai sur l’imagination de la matière, Paris,
José Corti, 1942, rééd. coll. « Biblio Essais » n° 4160, 1996.
––– La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, rééd. coll. « Folio
Essais » n° 25, 1985.
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris,
Gallimard, 1978 (trad. franç.), rééd. coll. « Tel Gallimard »,
n° 120, 1997.
BARTHES, Roland, Sur Racine, Paris, Éditions du Seuil, 1974, rééd.
coll. « Points », 1997.
BATAILLE, Georges, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard,
1957, rééd. coll. « Folio Essais » n° 148, 1994.
BERNARD, Michel, Le Corps, Paris, Éditions Jean-Pierre Delarge,
1976, rééd. coll. « Points Essais » n° 317, 1995.
BERQUE, Jacques, Dépossession du monde, Paris, Éditions du Seuil,
1964.
BRES, Jacques, Récit oral et production d’identité sociale, Groupe de
recherche en linguistique praxématique, Université Paul-Valéry,
Montpellier, Praxiling, 1993.
CAILLOIS, Roger, Le Mythe et l’homme, Paris, Éditions Gallimard,
1938, rééd. coll. « Idées » n° 262, 1981.
––– L’Homme et le sacré, Paris, Éditions Gallimard, 1959, coll.
« Folio Essais » n° 84, 1988.
CAQUET, Emmanuel et Diane DEBAILLEUX, Leçon littéraire sur
le temps, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
CHEBEL, Malek, La Formation de l’identité politique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1985.
CHEVALIER, Jean et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des
symboles – Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, cou-
leurs, nombres, Paris, Robert Laffont/Jupiter, Coll. « Bouquins »,
1982.
CHRÉTIEN, Jean-Louis, L’Arche de la parole, Paris, Presses
Universitaires de France, 1998.

534
Bibliographie

CLÉMENT, Catherine et Julia KRISTEVA, Le Féminin et le sacré,


Paris, Stock, 1998.
COHN, Dorrit, La Transparence intérieure. Modes de représentation
de la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil, 1981
(trad. franç.).
DADOUN, Roger, La Violence. Essai sur l’« homo violens », Paris,
Hatier, coll. « Optiques Philosophie », 1993.
DURAND, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire,
Paris, Dunod, 1969.
––– L’Imagination symbolique, Paris, Presses Universitaires de
France, 1984 (4e éd.).
DURAND, Gilbert (sous la direction de), Le Mythe et le mythique
(Colloque de Cerisy-la-Salle de juillet 1987), Paris, Albin-Michel,
1987.
ECO, Umberto, Lector in fabula – Le rôle du lecteur ou la
coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset
et Fasquelle, 1985 (trad. franç.), rééd. coll. « Biblio Essais »
n° 315, 1993.
ELIADE, Mircea, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances
mystiques. Essai sur quelques types d’initiation, Paris, Gallimard,
1959, rééd. coll. « Folio Essais » n° 196, 1992.
––– Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962, rééd.
coll. « Folio Essais » n° 270, 1995.
––– Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, rééd. coll. « Idées
Gallimard » n° 32, 1983.
––– Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétitions, Paris,
Gallimard, 1969, rééd. coll. « Idées Gallimard » n° 191, 1981.
FERRET, Stéphane, Le Philosophe et son scalpel. Le Problème de
l’identité personnelle, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993.
––– Le Bateau de Thésée. Les Problèmes de l’identité à travers le
temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1996.
––– L’Identité, Paris, Flammarion, 1998.
FONTANILLE, Jacques et Claude ZILBERBERG, Tension et signi-
fication, Liège, Pierre Mardaga, 1998.

535
Le mal d’origine

FONTANILLE, Jacques, Sémiotique et littérature. Essais de méthode,


Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
GIRARD, René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris,
Grasset, 1961, rééd. coll. « Pluriel » n° 8472, 1992.
––– La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, rééd. coll. « Pluriel »
n° 8461, 1987.
––– La voix méconnue du réel. Une théorie des mythes archaïques
et modernes, Paris, Grasset, 2002.
GREIMAS, Algirdas Julien, Du sens – Essais sémiotiques, Paris,
Éditions du Seuil, 1970.
––– Maupassant. La Sémiotique du texte : exercices pratiques, Paris,
Éditions du Seuil, 1976.
––– Du sens II – Essais sémiotiques, Paris, Éditions du Seuil, 1983.
HAMON, Philippe, Du Descriptif, Paris, Hachette Supérieur, 1993.
HARTOG, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expé-
riences du temps, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du
XXIe siècle », 2003.
HERSCH, Jeanne et René POIRIER (sous la direction de), Entretiens
sur le temps (Colloque de Cerisy-la-Salle du 14 au 23 juillet
1964), Paris, Mouton, 1967.
JACQUES, Francis, L’Espace logique de l’interlocution, Dialogiques II,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophie
d’aujourd’hui », 1985.
JENNY, Laurent, La Terreur et les signes. Poétiques de rupture,
Paris, Éditions Gallimard, coll. « Les Essais CCXXII », 1982.
––– L’Expérience de la chute. De Montaigne à Michaux, Paris,
Presses Universitaires de France, 1997.
JOUBERT, Claire, Lire le féminin, Dorothy Richardson, Katherine
Mansfield, Jean Rhys, Paris, Éditions Messene, 1997.
JOUVE, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses
Universitaires de France, 1992.
KRISTEVA, Julia, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Éditions du Seuil,
1980, rééd. coll. « Points Essais » n° 152, 1983.

536
Bibliographie

––– Étrangers à nous-mêmes, Paris, Librairie Arthème Fayard 1988,


rééd. coll. « Folio Essais » n° 156, 1996 .
––– Le Temps sensible – Proust et l’expérience littéraire, Paris,
Gallimard, 1994.
LANDOWSKI, Éric, La Société réfléchie. Essais de socio-sémiotique,
Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1989.
––– Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, Presses
Universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 1997.
––– En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse,
Nouveaux Actes sémiotiques, n° 83, Limoges, PULIM, 2002.
––– Passions sans nom, Paris, Presses Universitaires de France,
2004.
LE BRETON, David, Corps et société. Essai de sociologie et d’an-
thropologie du corps, Paris, Éditions Méridiens Klincksieck,
1994.
LEMELIN, Jean-Marc, Le Sujet – Inconscient, origine, énonciation
ou Du nom propre, Montréal, Triptyque, 1996.
LOTMAN, Youri, La Sémiosphère, Limoges, PULIM, coll.
« Nouveaux Actes Sémiotiques », 1999 [texte original : L’Univers
de l’Esprit, Moscou, Université de Tartu, coll. « Les Langages de
la culture russe », Moscou, 1966, trad. d’Anka LEDENKO].
MARQUET, Jean-François, Miroirs de l’identité. La littérature
hantée par la philosophie, Paris, Hermann, 1996.
MITTERAND, Henri, Le Discours du roman, Paris, Presses Univer-
sitaires de France, 1980.
MORFAUX, Louis-Marie, Vocabulaire de philosophie et des sciences
humaines, Paris, Armand Colin, 1980.
MUCCHIELLI, Alex, L’Identité, Paris, Presses Universitaires de
France, coll. « Que sais-je ? » n° 2288, 1994.
NASIO, Juan David, Enseignement de sept concepts cruciaux de la
psychanalyse, Paris, Éditions Rivages, 1988, rééd. Petite Biblio-
thèque Payot, 1992.
OGILVIE, Bertrand, Lacan. La Formation du concept de sujet,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophies »
n° 12, 1987.

537
Le mal d’origine

PICARD, Michel, Lire le temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.


« Critique », 1989.
PONTALIS, Jean-Bertrand, Ce Temps qui ne passe pas, suivi de
Le Compartiment de chemin de fer, Paris, Gallimard, coll.
« Connaissance de l’inconscient », 1997.
POULET, Georges, Études sur le temps humain, tome 1, Paris,
Librairie Plon, 1952, rééd. coll. « Pocket Agora » n° 43, 1989.
RABATÉ, Dominique, Poétiques de la voix, Paris, José Corti,
1999.
RANK, Otto, Don Juan et le double, Paris, Denoël, 1932, rééd.
« Petite Bibliothèque Payot », 1973.
RICŒUR, Paul, Temps et récit. 1. L’Intrigue et le récit historique,
Paris, Éditions du Seuil, 1983, rééd. coll. « Points Essais »
n° 227, 1991a.
––– Temps et récit. 2. La Configuration dans le récit de fiction,
Paris, Éditions du Seuil 1984, rééd. coll. « Points Essais »
n° 228, 1991b.
––– Temps et récit. 3. Le Temps raconté, Paris, Éditions du Seuil,
1985, rééd. coll. « Points Essais » n° 229, 1991c.
––– Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, rééd.
coll. « Points Essais » n° 330, 1996.
––– La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000,
rééd. coll. « Points Essais », n° 494, 2003.
ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris,
Grasset, 1972, rééd. coll. « Tel Gallimard », n° 13, 1976.
ROBIN, Régine, Le Roman mémoriel – De l’histoire à l’écriture
du hors-lieu, Montréal, Le Préambule, coll. « L’Univers des
discours », 1989.
ROUSSET, Jean, Forme et signification : essais sur les structures
littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, rééd.
de 1973.
SAINT-MARTIN, Lori, Contre-Voix. Essais de critique au féminin,
Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1997.
SARTRE, Jean-Paul, Saint Genêt comédien et martyr, Paris, Éditions
Gallimard, 1952.

538
Bibliographie

SCHNEIDER, Monique, La Part de l’ombre – Approche d’un trauma


féminin, Paris, Aubier, 1992.
TAP, Pierre (sous la direction de), Production et affirmation de l’iden-
tité. Identité individuelle et personnalisation (Actes du Colloque
international de Toulouse – septembre 1979), Toulouse, Privat,
1980, rééd. 1986.
TOURAINE, Alain, Pour la sociologie, Paris, Éditions du Seuil,
1974.
VAN DEN HEUVEL, Pierre, Parole – Mot – Silence. Pour une
poétique de l’énonciation, Paris, Librairie José Corti, 1985.
VAREILLE, Jean-Claude, Fragments d’un imaginaire contemporain,
Pinget, Robbe-Grillet, Simon, Paris, José Corti, 1989.
VIERNE, Simone, Jules Verne et le roman initiatique – Contribution
à l’étude de l’imaginaire, Paris, Les Éditions du Serac, 1973.
WYCZYNSKI, Paul, Poésie et symbole. Perspectives du symbolisme,
Montréal, Librairie DEOM, 1965, 252 p.

7.2 Périodiques – articles théoriques – contributions


7.2 à des ouvrages collectifs
ACHARD-BAYLE, Guy, « La désignation des personnages de
fiction », Poétique n° 107, septembre 1996, p. 323-351.
BENOÎT, P., Introduction aux « Épîtres de saint Paul », dans La Bible
de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1973, p. 1615-1624.
CZECHOWSKI, Nicole et Jean-Marc TERRASSE, La Mère,
Autrement, série « Mutations » n° 90, mai 1987.
FONTANILLE, Jacques, « Dérobade d’amour. Sémiotique des
passions : exercices pratiques », Le roman sentimental, tome 2,
Limoges, PULIM, 1991, p. 97-115.
FONTANILLE, Jacques et Isabelle KLOCK-FONTANILLE, « La
colère : passion, péché, forme de vie. De la “colère à la française”
à la colère “indo-européenne” », Lire Greimas (sous la direction
d’Éric LANDOWSKI), Limoges, PULIM, 1997, p. 85-120.
GATTI, Luca (sous la direction de), Identités, cultures et créativité,
Diogène, n° 177, Paris, Gallimard, 1997.

539
Le mal d’origine

GIROUX, Robert et Lysanne LANGEVIN, « La Mémoire », Mœbius,


n° 69-70, Montréal, Éditions Triptyque, 1996.
HAMON, Philippe, « Du savoir dans le texte », Revue des Sciences
humaines, n° 160, 1975-4, p. 489-499.
LE BOZEC, Yves, « L’hypotypose : un essai de définition formelle »,
L’Information grammaticale, n° 92, janvier 2002, p. 3-7.
MEMMI, Albert, « Les fluctuations de l’identité culturelle », Esprit,
La Fièvre identitaire, n° 1, janvier 1997, p. 92-106.
PERRIN, Jean-François, « La scène de réminiscence avant Proust »,
Poétique, n° 102, avril 1995, p. 193-213.
RICŒUR, Paul, « Entre herméneutique et sémiotique », Entre
herméneutique et sémiotique, Nouveaux Actes Sémiotiques, 7,
Université de Limoges, PULIM, 1990, p. 3-20.
––– « L’identité narrative », Revue des Sciences humaines, tome
LXXXXV, n° 221, janvier-mars 1991d, p. 35-47.
TUZET, Hélène, « Essai pour dégager les constantes et la fonction
d’un mythe : Adonis », Mythes – Images – Représentations, Actes
du XIVe congrès de Littérature générale et comparée, Limoges,
Trames, 1977, p. 51-60.
VIART, Dominique, « Mémoires du récit : questions à la modernité »,
La Revue des lettres modernes – Écritures contemporaines 1
– Mémoires du récit, Dominique Viart (dir.), Paris-Caen, Minard,
1998, p. 3-27.

540
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 9

PREMIÈRE PARTIE
DES CONFIGURATIONS NARRATIVES À L’EXPÉRIENCE
TEMPORELLE FICTIVE

Chapitre 1 : Les configurations narratives de


la prolifération anamnésique 23
LES CONFIGURATIONS ANALEPTIQUES 24
LA MISE EN SCÈNE ANAMNÉSIQUE 29
La modalisation du personnage-voyant 30
Rejet du réel et claustration 37
Du corps souffrant à la défaite de la volonté 45
Quand se souvenir c’est voir 51
Le réel parasité 56

Chapitre 2 : L’épreuve du « temps sauvage » 65


« LA PAUVRETÉ EXTRÊME DE L’INSTANT » 65
L’EXPÉRIENCE DU TEMPS DISSOLVANT 74
LE DRAME TEMPOREL ET SES SURDÉTERMINATIONS
MYTHIQUES 81
541
L’automne ou le passage à l’« aigre saison » 81
Le feu ou l’introduction dans l’ère du calciné 88
Le paradigme des agents du temps destructeur 99

Chapitre 3 : La mémoire et le temps circulaire :


de l’ontologique à l’analogique 107
LE TEMPS REMÉMORÉ COMME EXPÉRIENCE ONTOLOGIQUE 108
La mémoire incorporée 109
S’affranchir du temps par la mémoire ou l’illusoire
et éphémère réconciliation avec soi-même 114
TEMPS APOCALYPTIQUE ET CRISE SEMPITERNELLE 119
« [R]épétition minutieuse », « [r]épétition à satiété » 119
Du désordre de la répétition à l’absence
sempiternelle 122
Temps et hors-temps dans Kamouraska 123
Olivia de la Haute Mer : de l’histoire confisquée
à la dissolution dans les forces cosmiques 130
Le Premier Jardin et ses fables palimpsestes :
une poétique de l’Histoire 136
La mémoire et la « loi profonde » de la fuite 140

DEUXIÈME PARTIE
CRISE DES ORIGINES ET DISPERSION IDENTITAIRE

Chapitre 4 : L’enfance aux prises avec le monde


sensible et le temps : les périls de la différenciation 151
LES REPRÉSENTATIONS HÉBERTIENNES DE LA MÈRE 152
Les formes de l’absence maternelle 152
La mère mortifère 156
La mère coupable et l’héritage de la faute 160
Le mythe de la Séparation originelle 166
542
DE L’ENFANCE FUSIONNELLE À LA CHUTE DANS
L’INDIVIDUATION 171
Jardins et maisons d’enfance : la spatialisation
d’un éden menacé 172
Les eaux vives : une configuration identifiante
ambiguë 176
La sémantique du cours d’eau 177
La fonction dramatique du cours d’eau 182
L’eau déclinée sur le mode maritime :
Les Fous de Bassan 190
VERS UN ÉLARGISSEMENT DE LA CONFIGURATION
IDENTIFIANTE AQUATIQUE 196
La pluie comme prélude ambigu au drame aquatique 196
Le cheval et la révélation de la vie profonde 202
Chapitre 5 : L’initiation subvertie : de l’altérité
à l’altération identitaire 215
LE TOPOS DE L’EXPÉRIENCE INAUGURALE 216
LES PARCOURS MODAUX DE L’INITIATION 218
LA CONFRONTATION INITIATIQUE AVEC LA « PUISSANCE
SOUVERAINE » DE L’AUTRE 225
LA TOPOLOGIE INITIATIQUE 233
La route, le sentier, le voyage : l’ailleurs de l’Autre 234
L’espace du désir et les lieux clos 239
DE L’ALTÉRITÉ DÉVASTATRICE À L’ABSENCE ONTOLOGIQUE 253
La fascinante rencontre de l’Autre 253
De l’altérité à l’altération de l’être 256
Chapitre 6 : La perte tragique des repères
d’identification : l’entrée dans la violence réciproque 271
LA « CRISE DES DIFFÉRENCES » 272
Les fratries et le foisonnement du Même 273
543
L’effacement des différences sexuelles 277
Confusion culturelle et transgression 284
Les manifestations métaphoriques de la
« crise des différences » 289
DÉSIR MIMÉTIQUE ET VIOLENCE RÉCIPROQUE 292
Le reflux de la justice des hommes 292
La rivalité mimétique 294
La réciprocité violente 302
L’émergence du « double monstrueux » 303
Prédation amoureuse et violence cynégétique 308
L’inceste ou le paroxysme de l’indistinction
violente 314
Vers l’effondrement de l’édifice culturel 321
Chapitre 7 : Le difficile enracinement territorial :
la ville-mère interdite 329
LE CONFLIT MODAL 331
LA MISE À DISTANCE DE LA VILLE 340
LA TROUBLE SENSUALITÉ URBAINE 344
ESPACE URBAIN ET RÉGIMES DE PRÉSENCE 352

TROISIÈME PARTIE
LES CHEMINS DE L’ASSOMPTION IDENTITAIRE

Chapitre 8 : Rhétorique corporelle et formes de vie


différenciées : vivre le devenir par l’affirmation
du corps 365
LE CORPS COMME LIEU D’IDENTIFICATION 366
Le corps féminin 366
Corps et régimes de présence 366
Formes et couleurs de la chevelure 378
544
Le teint féminin 398
Le corps masculin 401
La morphologie masculine 402
Verticalité et violence paternelle 404
LA COLÈRE : VERS DES FORMES DE VIE EUPHORIQUES ? 408
La colère en échec : dérives et impuissances 409
La colère inchoative : vers une présence différentielle 422
L’« état sauvage » du corps actif 423
Du corps éprouvé à l’assomption de l’être 428
Chapitre 9 : Du silence vaincu à l’exaltation de l’être :
la conquête du corps parlant 445
LES MENACES DE L’INSIGNIFIABLE ET DE L’INSIGNIFIANCE 446
Le silence ou l’échec énonciatif 446
La tentation du cri ou les risques du signifiant fou 460
La parole étrangère : entre altérité et altération 469
Le rire 475
PRATIQUE DES SIGNES ET CONSTRUCTION DU « JE » :
UNE DIFFICILE CONVERGENCE 481
Les « signes vides » 482
Crise du verbe et violence de l’informe 488
L’émergence d’une parole esthésique signifiante 492
La vérité de l’être lucide magnifiée par l’art 500
CONCLUSION 515
BIBLIOGRAPHIE 523

545

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