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L’auteur

Archéologue et philologue de formation, Maurice Olender


est historien. Maître de conférences à l’École des hautes
études en sciences sociales (Paris), il y a tenu son séminaire,
entre 1990 et 2014, sous l’intitulé « Savoirs religieux et genèse
des sciences humaines ».
Ses recherches portent sur les manières, historiques et
sociales, de représenter « l’autre », notamment pour le
stigmatiser et/ou l’aduler. En étudiant les mythes et les
sciences, chez les Anciens et les Modernes, il a souligné la
diversité des constructions de l’altérité que ce soit par la
langue, la religion, le sexe ou la race.
Professeur invité de la chaire de littérature et culture
françaises à l’ETH-École polytechnique fédérale de Zurich
(2015), il a également enseigné dans d’autres universités en
Europe, aux États-Unis (Princeton, Johns Hopkins, Harvard,
Columbia), en Israël et à l’Académie des sciences sociales de
Pékin.
Membre de la Société de linguistique de Paris et de la
Société asiatique, il est membre fondateur de la Scuola
Internazionale di Alti Studi « Scienze della Cultura » – l’École
doctorale européenne des hautes études en sciences de la
culture de la Fondazione San Carlo, à Modène, en Italie.
Éditeur, il crée en 1981 (d’abord chez Fayard) la revue Le
Genre humain et, en 1985, chez Hachette, la collection
« Textes du XXe siècle » (une vingtaine de titres). C’est en
1989 qu’il fonde aux Éditions du Seuil « La Librairie du
e
XX siècle » devenue, en janvier 2001, « La Librairie du
e
XXI siècle » (quelque 250 titres, voir ici).
Outre ses nombreuses études savantes, il a publié
notamment :

Les Langues du Paradis, préface de Jean-Pierre Vernant


(Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, « Hautes Études », 1989).
Traduit en une douzaine de langues, couronné par l’Académie
française (1990), ce livre a donné lieu à une édition
augmentée, en 2002, en « Points Essais » (no 294).

Race sans histoire, « Points Essais », no 620, 2009, dont la


première édition, La Chasse aux évidences (Galaade), a obtenu
le prix Roger-Caillois en 2007. Ce livre a été publié sous le
titre Race and Erudition (Harvard University Press, 2009). Il
en existe une édition augmentée en italien, Razza e Destino
(Bompiani, 2014).

Plus récemment, il a publié un essai autobiographique : Un


fantôme dans la bibliothèque, Seuil, « La Librairie du
e
XXI siècle », 2017.
ISBN 978-2-02-145448-2
© Éditions du Seuil, avril 2020
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
TABLE DES MATIÈRES

Titre
Copyright
La fabrique du funambule - par Christine Marcandier
Avertissement
Prendre les mots au sérieux - Entretien avec Laure Adler
Le temps d’un clin d’œil
La séduction à cache-cache - Entretien avec Gérald Cahen
Mythologies modernes de la « race »
Violence d’une catégorie sans histoire - Entretien avec Pierre Nora
De la responsabilité sémantique. Appel à la vigilance - Entretien avec Claire
Mayot
Auschwitz. Un lieu où l’histoire a creusé son trou de mémoire - Entretien avec
William Bourton
Une doctrine du Paradis peut être un Enfer - Entretien avec Nadine Richon
Strange Fruit L’arbre en sang de Billie Holiday - Entretien avec Franck Médioni
Dans l’atelier posthume de Georges Perec
Quelques « minutes » d’une rencontre - Entretien avec Maxime Decout
Entre fiction et anthropologie - Entretien avec Claude Burgelin
Être contemporain de son présent
« Je ne suis pas un éditeur » - Entretien avec Olivier Renault
Une « Librairie » artisanale - Entretien avec Chloé Brendlé
L’archive signe des temps - Entretien avec Claire Mayot
Une archéologie de l’art contemporain
Tester les limites de l’humain - Entretien avec Guillaume de Sardes. Présentation
Alain Rauwel
Une roupie pour l’éternité - Écrit à l’invitation de Catherine Millet
Sources
L’auteur
L’éditrice et préfacière
e
Les livres publiés dans « La Librairie du XX siècle » devenue « La Librairie
e
du XXI siècle »
Ce livre est né de rencontres avec

Laure Adler
William Bourton
Chloé Brendlé
Claude Burgelin
Gérald Cahen
Luc Dardenne
Maxime Decout
Claire Mayot
Franck Médioni
Catherine Millet
Pierre Nora
Alain Rauwel
Olivier Renault
Nadine Richon
Guillaume de Sardes
La fabrique du funambule

par Christine Marcandier


« […] déchiffrer l’univers n’est-ce pas toujours et d’abord
s’élancer en funambule à travers une série
d’échafaudages ? »
Un fantôme dans la bibliothèque, p. 18.

Ce livre est né d’un entretien, devenu une forme de


conversation ininterrompue 1. L’écrire n’est pas dévoiler quoi
que ce soit mais prendre acte de ce qu’est la parole pour
Maurice Olender : un engagement et, avant tout, une forme
dynamique de réflexion. Si son Fantôme dans la bibliothèque
a récemment levé une partie du mystère concernant sa
formation intellectuelle et sa construction personnelle, l’une
indissociable de l’autre, ce livre n’est en aucune manière une
théorie littéraire ou une confession biographique : cette
écriture de soi depuis les autres, fragmentée et rhizomique,
dégage certes un sens mais elle ne se donne jamais les allures
d’une vérité. Le Fantôme est bien plutôt un « savoir toujours
en cours d’élaboration », une œuvre « en mouvement
perpétuel » qui refuse de gommer « les strates des écritures
multiples », comme l’écrit Maurice Olender pour introduire à
L’Encre de la mélancolie de Jean Starobinski 2 : comment ne
pas y lire un autoportrait intellectuel oblique ? Comment
surtout ne pas voir dans cette saisie de soi par une altérité la
manière dont Maurice Olender s’exprime sur ses recherches,
son activité d’éditeur ou les grands sujets qui animent la vie
intellectuelle ? S’il s’engage, se situe et agit, c’est le plus
souvent en mettant les autres en avant – les écrivains et
savants admirés, les grands aînés qu’il dit avoir eu la chance
d’éditer, la jeune génération d’auteurs qu’il publie.
Lors d’une soirée au musée d’Art et d’Histoire du
judaïsme, le 16 janvier 2018, évoquant Paul Celan, Maurice
Olender a rappelé l’alliance sémantique, en allemand comme
en yiddish, des verbes d’action denken und danken 3, « penser
et remercier » : il est « des liens structurels entre le fait de dire
merci et de pouvoir penser, comme si la reconnaissance d’une
dette pouvait engendrer une esthétique de l’existence où la
transmission entre les générations serait plausible ». Et toute
son œuvre est en effet traversée par ce lien fécond entre
remercier, penser et donner à penser – plus largement, par tout
ce qui permet d’indiscipliner et décatégoriser, depuis les
frottements sémantiques et les tensions créatrices. Des apories
premières, ressaisies et dépassées par la création et
l’engagement, sont à l’origine de la trajectoire d’un homme
comme d’une génération d’écrivains et d’artistes hantés par la
Shoah, que l’on pense à Georges Perec, Hélène Cixous ou
Christian Boltanski 4, luttant contre l’oubli, portés par une
transmission et des filiations renouées. L’enfant est habité par
des disparitions tragiques, l’adulte trouvera dans une réflexion
plurielle sur l’altérité, comme dans la passion de l’archive, la
possibilité de fonder un nouveau récit qui soit à la fois
mémoire et « fabrique d’une fiction d’avenir ».
« Ce qu’on dit de soi est toujours poésie », écrivait Ernest
Renan dans la préface de ses Souvenirs d’enfance et de
jeunesse (1883), phrase mystérieuse autant qu’oraculaire dont
on ne retiendra ici que le verbe « dire ». C’est en effet entre
fiction et diction, en répondant aux questions d’universitaires
ou de journalistes, que Maurice Olender a pu donner quelques
clés de son rapport à la lecture, au savoir, à l’édition. Même si
l’on ignore qu’il est né dans une famille « où l’on ne lisait pas,
n’écrivait pas » mais « on en parlait sans arrêt 5 », même si l’on
n’a pas en mémoire le verbe « parler » au centre de la première
phrase de son premier essai, Les Langues du Paradis 6, on ne
peut qu’être frappé en lisant Singulier Pluriel par l’importance
que Maurice Olender accorde à la parole, aux tensions et liens
entre l’oralité et l’écriture : des conversations ont pu faire
naître certains des livres de « La Librairie du XXIe siècle » lors
de rencontres et échanges publics suivant la publication des
livres de la collection ; et lorsque les textes sont rangés dans
les rayonnages de librairies ou les bibliothèques de lecteurs, ils
dialoguent et bruissent d’échos.
Une part de la « fabrique du funambule » semble ainsi
devoir être énoncée, mise à l’essai à travers une parole
réflexive et plurielle, pour échapper à ce que l’écriture
menacerait de figer et recomposer. C’était d’ailleurs, dès 1981,
le programme ouvert par le texte liminaire du grand livre
chapitré que forment tous les numéros de la revue Le Genre
humain : « La science procède par doute et incertitude. Et les
questions ouvrent l’horizon à des réponses inédites qui invitent
à de nouvelles interrogations toujours 7. »
Dans sa vie comme dans son œuvre, Maurice Olender
cultive ainsi le multiple et le mouvement. Il a été cliveur de
diamants avant de devenir savant. Spécialiste des mondes
anciens, des mythes comme de la genèse des sciences
humaines et de l’idée de « race » au XIXe siècle, il est aussi un
passeur de l’extrême contemporain. Il travaille à Paris et se
retire à Bruxelles pour écrire. Il apparie travaux personnels et
projets collectifs – dont la revue Le Genre humain, depuis
1981. Ses déplacements sont temporels, spatiaux, linguistiques
ou plus intimes, lui qui a connu plusieurs nationalités et parle
plusieurs langues. Sa « Librairie » refuse les cadres étroits des
disciplines. Ces mouvements sont bien plus qu’un mode de
vie : une manière d’être au monde, une démarche.
L’histoire et le nom de sa collection aux Éditions du Seuil
l’illustrent : née d’une première expérience éditoriale (« Textes
du XXe siècle » chez Hachette Littérature), « La Librairie du
e
XX siècle » voit le jour en 1989 avant d’enregistrer le
changement de siècle en devenant « La Librairie du
e
XXI siècle ». À l’abri du singulier apparent de son nom, « La

Librairie » est plurielle, ouverte aux langues du monde, elle est


un espace dans lequel se sont croisés et se croisent encore les
grands intellectuels et écrivains des XXe et XXIe siècles. L’autre
évidence de ces déplacements constants se donne à lire dans
l’œuvre de Maurice Olender : lorsque Les Langues du Paradis
(1989), livre traduit en une douzaine de langues, paraît en
poche en 2002, c’est dans une édition revue et augmentée ; La
Chasse aux évidences (Galaade, 2005) devient Race sans
histoire (« Points Essais », 2009), volume enrichi de chapitres
inédits. Si la notion de « race » demeure un point fixe dans les
traductions du livre, le terme qui suit la copule ne cesse de
varier, Race and Erudition (Harvard University Press, 2009)
aux États-Unis, Razza e Destino (Bompiani, 2014) en Italie –
édition augmentée d’un chapitre sur Les Cahiers noirs de
Heidegger. Cette préface à l’édition italienne, inédite en
français, vient justement souligner que le verbe « être » ne
peut se penser en dehors du temps et de l’espace, qu’il doit
être compris comme l’enveloppe d’un devenir et non se voir
figé dans l’immuable du stéréotype, ce matériau des
idéologies. Contre ces stérilisations mortifères, il convient au
contraire d’épouser des mouvements, de traverser des
frontières, de relier pages et disciplines.
Si une vie ou une pensée s’archivent dans ces livres
antérieurs comme dans ces Conversations, c’est donc bien
dans la dynamique d’une actualisation. Maurice Olender, tout
ensemble historien, philologue et archéologue, conçoit la
recherche comme une enquête, attentive au passé et portée
vers un avenir, seule manière d’habiter le présent et d’en être
contemporain. Toujours en mouvement, architecte de
coïncidences (du nom de ces rencontres à la Maison de
l’Amérique latine initiées avec François Vitrani), il n’est pas
de ces êtres qui occupent des positions. Il ne rencontre pas les
auteurs de sa collection dans un bureau mais au café ou dans le
salon d’un hôtel, lieux de passage, de rencontre et espaces
littéraires 8. De même ses livres sont des traversées et
aventures du sens, manière de refuser toute clôture stérilisante
et de privilégier des matériaux de pensée, de produire une
ligne (dis)continue et intempestive.
On sait l’attachement têtu de Maurice Olender aux mots, à
leur polyphonie, au déploiement de leur dynamique
sémantique. « Entretien » est de ces termes féconds, en ce
qu’il fait signe à la fois vers l’oralité, le dialogue et le soin.
Les entretiens sont des échanges qui dérangent les certitudes.
Maurice Olender a lui-même beaucoup pratiqué l’exercice,
rappelons-le : c’est avec lui que Jacques Derrida a fait sa
première radio, en 1977. C’est lui encore qui, pour Le Monde
en 1996, a interrogé Hans Robert Jauss, théoricien de
l’esthétique de la réception, sur son silence retentissant quant à
son passé de Waffen-SS, le mettant face à son histoire et ses
responsabilités. On pourrait encore citer des entretiens avec
Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil, Pierre Vidal-Naquet,
Michel de Certeau, Nicole Loraux, J.-B. Pontalis, Yves
Bonnefoy et tant d’autres. À son tour soumis à la question, il
transforme ce cadre à contraintes en espace de réflexion
comme de récits, faisant entrer les lecteurs dans la fabrique
indisciplinée d’un homme, d’un éditeur, d’un penseur.
Ces Conversations tracent un cheminement intellectuel et
sensible, elles sont le rappel de compagnonnages et d’amitiés
intellectuelles fortes qui traversent le dernier quart du XXe et le
début du XXIe siècle. Maurice Olender est un intellectuel
engagé et vigilant, passionné. Il conçoit l’érudition comme une
forme de poésie et le savoir comme une aventure : c’est
l’exacte expérience qui attend les lecteurs de ces
Conversations, l’histoire de débats et de combats, à travers le
regard singulier et pluriel d’un acteur et témoin de son époque.
Un témoin dit ce qu’il a vu, entendu et vécu. Dans le
vocabulaire de la construction, celui de « la série
d’échafaudages » du « funambule », le témoin est aussi cette
petite pièce de plâtre placée dans une fissure pour surveiller
son évolution. C’est une image qui pourrait définir Maurice
Olender, qui rappelle la citation de Jean-Pierre Vernant en
exergue de Race sans histoire : « Être le grain de sable que les
plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne
réussissent pas à briser 9. »

1. « Un fantôme dans la bibliothèque, un livre où l’auteur s’expose plutôt qu’il


n’expose », entretien de Maurice Olender avec Christine Marcandier, Diacritik,
20 juin 2017.
2. Maurice Olender, texte introductif à L’Encre de la mélancolie de Jean
Starobinski, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2012, p. 7.
3. À ce propos, Maurice Olender, « Between Sciences of Origins and Religions
of the Future : Questions of Philology », dans Philological encounters, vol. 2,
nos 3-4, Leyde, Brill, 2017, p. 201-236 (ici).
4. Voir l’entretien que Christian Boltanski a accordé à Denis Cosnard dans le
cadre de la série « Je ne serais pas arrivé là si… », Le Monde, 5-6 janvier 2020,
p. 20.
5. Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Paris, Seuil, « La
Librairie du XXIe siècle », 2017, p. 13.
6. « Au jardin du Paradis, Adam, Ève, Dieu et le serpent parlent-ils hébreu,
flamand, français ou suédois ? », Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites :
un couple providentiel (1989), préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil,
« Points Essais », no 294, 2002, p. 13.
7. Maurice Olender, « Les périls de l’évidence », Le Genre humain, no 1 : La
Science face au racisme, 1981, p. 9-13. Tous les numéros du Genre humain
sont consultables sur le site Cairn.
8. Et l’on pense bien sûr au volume collectif, dédié à Olivier Rolin, Rooms,
« caravansérail amical » de vingt-huit récits et autant de chambres d’hôtel
publié en 2006 dans « La Librairie du XXIe siècle ». Comme, plus récemment, à
la Suite littéraire du Lutetia, dont la bibliothèque rassemble les quelque deux
cent cinquante titres de la collection et leurs traductions en une quarantaine de
langues.
9. Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points Essais », no 620,
2009, p. 11.
Avertissement
Ce volume pose une question insoluble : ce qui est oral
peut-il devenir écriture ?
Ces Conversations, qui pourraient avoir des tournures
autobiographiques, effleurant la confession, abordent l’une des
ritournelles les plus classiques des écritures anciennes, le
passage de l’oral à l’écrit : comment de la parole, une
conversation où l’échange se joue entre la voix, le regard et les
gestes du corps, peut-elle devenir texte sans s’écraser sur la
page, sans devenir sourde à toute lecture.
On l’aura compris : même si tel ou tel chapitre résulte
d’échanges, à mi-chemin entre la voix et l’écrit, ce livre porte
la marque d’une oralité que la réécriture ne tente pas de
gommer. Cet aspect hybride se retrouve également dans les
propos nés en réponses à des questions qui m’ont incité à
évoquer des sujets appartenant à des registres rarement
présents, côte à côte, dans un même sommaire.
Si ce mélange de genres autorise, quelquefois sur le mode
du lapsus assumé, la mise en évidence de traces biographiques
que peuvent receler des passions érudites aussi bien que des
choix éditoriaux, une approche strictement rationnelle n’admet
pas aisément qu’un chercheur se serve de mythologies
anciennes pour s’exercer à de la bio-fiction. Que ce soit pour
éclairer des formes érotiques hybrides dans l’art contemporain
ou pour analyser les mythologies modernes de la « race ».
Alors que nous avons raison de demander à la « culture » –
cette malle aux innombrables poches que nul voyage ne vient
épuiser – de nous conforter en incitant à rester debout, ce
volume a des allures aussi incertaines qu’une existence.
Résultant de propos discontinus, nés d’une mémoire sans
cesse recomposée, un livre peut-il être presque comme une
vie ? Peut-on conjuguer le singulier au pluriel ? Résister en
affirmant nos incertitudes, se jouant de nos failles avec rigueur
au point d’y larguer toute maîtrise ? Telles seraient les leçons
d’une séduction qui aurait scellé un pacte avec la lucidité –
séduction de soi ? de l’autre ?
Ceci conduit à un dernier mot, où le proche coïncide avec
le lointain : comme si j’étais le passager clandestin de ce livre
dont je suis pourtant l’auteur, alors même que je le dois à tant
d’autres.
Ma dette est entière à l’égard de celles et ceux, nommés par
ordre alphabétique en ouverture, qui ont pu, au fil des ans, au
hasard d’émissions de radio ou de publications diverses 1, me
« faire parler » avec les mots d’une langue sonore souvent
rebelle au silence de l’écriture.

Sans Christine Marcandier, qui a pris l’initiative de réunir


cet ensemble, de l’annoter, ce volume n’aurait pas même été
imaginé. La générosité de sa préface témoigne d’abord de son
regard, de sa manière de déchiffrer les textes, de les
interpréter. À présent, ses propos aident à comprendre ce que
souvent obscurément j’ai tenté de formuler.

Séverine Nikel, directrice du département des Sciences


humaines au Seuil, porte ici une responsabilité substantielle :
celle de l’éditrice qui, après avoir pris connaissance de cet
ensemble composite, a pensé qu’un tel livre donnerait lieu à
des lectures où chacune et chacun pourrait faire glisser son
curseur, rendant ainsi plausible une multiplicité de
cheminements.
Merci à Sophie Tarneaud d’avoir accompagné, avec autant
de précision que de patience, toutes les étapes de l’élaboration
de ce volume.

1. Voir infra, Sources.


Prendre les mots au sérieux

Entretien avec Laure Adler


Vous en avez mis du temps, Maurice Olender, pour raconter
d’où vous venez, avec ce Fantôme dans la bibliothèque qui est
peut-être la confession d’un enfant du siècle. Vous écrivez être
né en 1946 dans « un paysage de cendres » et vous avez peut-
être compris, dès l’enfance, que vous n’aviez pas le droit
d’exister…

… pas le droit d’apprendre à lire et à écrire. Ce livre est né


d’un récit qui donne son titre au livre, Un fantôme dans la
bibliothèque, l’histoire d’un enfant qui n’a envie de rien et ne
sait qu’une chose : de toute sa vie il n’apprendra ni à lire ni à
écrire, pourtant à l’adolescence il sombre dans l’érudition…
sans aucun alphabet.

Ce « il », c’est vous ?

C’est « moi » recomposé par ce livre, bien des années


après. Pour avancer, on vit sans forcément tenter de
comprendre ; ce livre correspond à un moment où je me suis
interrogé à propos de cet enfant analphabète qui a fini érudit.
Dans cette bio-fiction, il s’agit d’un érudit qui ne lit pas. Il va
dans les bibliothèques pour voir et toucher les livres ; on peut
adorer les livres sans jamais les lire. Et il s’aperçoit que
lorsqu’on emprunte un livre, on met à sa place une fiche, une
planchette, un « fantôme ». Sa vie bascule le jour où, dans le
vide creusé par un livre emprunté, « le fantôme » manque. Il
comprend alors que les fantômes mêmes sont absents, que le
manque est manquant, que la mort a pu être abolie 1. Ce livre
est en clair-obscur, comme souvent quand on essaie de dire des
choses intimes, sans esquiver un fait précis : l’alphabet a pu
servir, à certains moments de l’histoire, à rédiger des lois qui
ont autorisé des crimes de masse. Cet enfant a une méfiance
infinie à l’égard des alphabets parce qu’il sent, sans pouvoir se
le formuler, que si cette écriture alphabétique peut se
transformer en chefs-d’œuvre de la littérature elle peut aussi
servir à fabriquer de l’extermination quand des actes
juridiques prescrivent un génocide.

Cet enfant devient aussi cliveur de diamants, vous l’avez


inventé, ça ?

Le narrateur, un certain « Maurice Olender » si vous


préférez, a été cliveur de diamants, entre dix-sept et dix-neuf
ans, à la fin de son adolescence. Dans mes archives à l’IMEC
il y a un contrat, rédigé en flamand, qui atteste l’état de cet
« apprenti cliveur de diamants ». Le jour où j’ai fini mon
apprentissage, j’ai commencé à faire du grec et du latin en
oubliant, un moment, l’hébreu de mon enfance. Un fantôme
dans la bibliothèque est en quelque sorte une biographie
intime à peine voilée.
Arrivé à Paris, pensionnaire étranger à l’ENS de la rue
d’Ulm, en 1975, je comprends mieux certains aspects de ma
vie. Un exemple pratique : sans trop savoir pourquoi, à l’âge
de vingt ans, j’étais devenu végétarien. Or, dans ces années
1970, Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant écrivaient des
textes expliquant pourquoi, il y a près de deux mille cinq cents
ans, certains Grecs avaient fait le choix, à la fois religieux et
philosophique, de devenir végétariens : ils voulaient s’opposer
aux rites alimentaires imposés par la Cité, se mettre en quelque
sorte à l’écart et hors politique 2. Manger autrement pour vivre
autrement. Comme beaucoup d’adolescents je voulais
m’opposer à ma famille, à mon environnement. Devenu
végétarien je ne pouvais plus m’associer aux repas de mes
proches – du moins pas en mangeant comme eux. On voit
comment un détail biographique intime peut être élucidé en se
passionnant pour des textes anciens. Dans ces années 1970 du
siècle dernier, où tant d’amies et d’amis proches étaient en
psychanalyse, j’étais en « autoanalyse historico-
anthropologique » – tout en ayant une profonde sympathie
pour l’œuvre de Freud.

Votre livre est très mystérieux. C’est un grand érudit qui


vient nous dire que finalement il ne saura jamais lire, qu’un
livre est inépuisable, qu’on peut avoir tous les livres du monde
dans une bibliothèque universelle, on ne sait jamais lire.

J’ai sans doute appris à lire pour essayer, en effet, de finir


par ne pas lire… tout en lisant. Mon livre est une fiction mais
vous savez ce que sont les fictions, elles disent une réalité
profonde : cet enfant, avec sa volonté analphabète, finit par
« savoir » ce qu’il y a dans les livres en quelque sorte sans les
lire, sans qu’on puisse savoir pourquoi ni comment, et le texte
dit qu’il sait ce qui se trouve dans les livres mieux que leurs
auteurs mêmes. J’ai de la méfiance, ou plutôt un sens critique
à l’égard de ce qu’on lit – comme si un terme pouvait receler
autre chose que ce qu’il semble signifier. Quand je lis un mot,
je le regarde, je le touche, je prends des lexiques, je le vérifie,
je le traduis en plusieurs langues pour voir si vraiment il veut
dire ce qu’on pense qu’il pourrait vouloir dire.
Vous avez acquis vos propres règles, de méfiance, de
comparatisme et de lecture, « ne jamais tenter de comprendre
quoi que ce soit dans le dos de l’auteur, ne pas savoir mieux.
Son absence de maîtrise lui permettait de retrouver parfois,
sous les doigts de l’auteur, ce qui leur avait à tous deux
échappé 3 ». La lecture est cet acte silencieux, mais à deux.

Yves Bonnefoy a dit un jour, alors qu’on le remerciait pour


son œuvre : « Vous me dites merci mais il ne faut jamais
oublier que l’auteur d’un livre ne fait que la moitié du travail,
vous, lectrices et lecteurs, faites l’autre moitié. » Il arrive
souvent qu’on lise dans un livre ce qu’un auteur ne sait même
pas y avoir mis : sans doute ce qu’un auteur écrit de mieux,
c’est aussi ce qui lui échappe.

Dans cette émission, L’Heure bleue, sur France Inter, on


demande à quelqu’un qui connaît bien le travail de l’invité
d’en parler. Vous ne savez pas qui va être invité : nous avons
choisi un de vos auteurs, qui est cinéaste et écrivain, vous avez
été l’éditeur de ses livres 4, Luc Dardenne.

L. D. : Maurice est un ami, c’est un homme fidèle en amitié


et un intellectuel libre et vigilant, c’est lui qui, avec quelques
amis, a lancé un “Appel à la vigilance”, en 1993 5, face à déjà
l’extrême droite fascistoïde, en France et en Europe. C’est un
éditeur qui est, pour moi, une sorte de magicien qui réunit
dans sa « Librairie » des gens d’horizons différents qui ne se
seraient pas rencontrés sans lui. Il invite à participer au même
atelier, à la même bibliothèque, des gens très érudits, pour
certains, qui expliquent la manière dont ils fabriquent leur
savoir, leur théorie ou leur art. Son dernier livre, Un fantôme
dans la bibliothèque, est surprenant, il a une obscure clarté :
quelque chose résiste à l’emprise du savoir, un peu comme
dans certains livres de Walter Benjamin, ce sont des images de
pensées, des pensées qui ont en même temps une réalité
sensible très forte. Sans doute parce qu’il entremêle
subtilement, avec beaucoup d’émotion, l’archive qui est son
enfance et les archives qui sont celles du savoir, de la chose
collective. Vous m’avez demandé de lui poser une question. Ce
serait de savoir s’il a d’autres textes tels que ceux-là et s’il
n’en a pas, compte-t-il encore en écrire ?

Ce Fantôme dans la bibliothèque a, en effet, amorcé


quelque chose. Depuis que ce livre est terminé, il y a des
pages, dans mon ordinateur, qui s’appellent « post-Fantôme »
ou « Fragments d’un Fantôme à venir ». Il y a aussi des textes,
plus anciens, que j’ai choisi de ne pas inclure dans ce livre-ci.
Ce type d’écriture existe donc. Mais puisqu’on a entendu la
voix de Luc Dardenne, j’aimerais évoquer un souvenir lié au
moment où il m’a confié le premier de ses livres que j’ai
publiés, son journal, le tome I d’Au dos de nos images. Je n’ai
jamais oublié que ce livre s’ouvre sur un verbe : « Résister ».
Pour moi ce verbe, associé ici à la création de l’œuvre d’art,
évoque aussi les liens intenses entre le poétique, le politique et
l’esthétique. Il m’arrive de pleurer en lisant certains livres. Au
dos de nos images en fait partie.

Luc Dardenne vient de nous rappeler que vous aviez signé


cet « Appel à la vigilance » en 1993 où vous disiez que la
démocratie est par essence fragile. Aujourd’hui, quelques
jours après l’élection présidentielle de ce mois de mai 2017,
comment vivez-vous cette nouvelle page de l’histoire ?
Avec soulagement et effroi tout à la fois, avec un parti
extrémiste à plus de 30 %. C’est énorme ! Celles et ceux qui,
par souffrance sociale ou par colère, quelquefois aussi par
haine, veulent protester en votant pour le Front national 6, ou
ailleurs en Europe pour d’autres partis proches, ne
comprennent pas qu’ils en seraient les victimes, si un jour ces
partis devaient prendre le pouvoir – des partis qui n’apprécient
ni les protestations, ni les oppositions, ni la liberté de penser
notamment contre leurs choix idéologiques. Des amis en
Turquie, où les choses sont certes différentes, me disent qu’on
a de la peine à imaginer ce qui se passe lorsqu’un certain type
de régime et d’atmosphère politique s’installe. La vie
quotidienne se métamorphose de manière imperceptible,
insensible, silencieuse ; dans les rues les gens se mettent à
marcher autrement, à parler autrement, à s’écouter – ou ne
plus s’entendre – autrement.

Dans Race sans histoire, vous pourfendez la banalisation, à


travers le langage commun, de certains clichés racistes.

Il faut prendre les mots au sérieux. Nous vivons de


langages, de signes, de diverses manières, avec ou sans
écriture. Dans Race sans histoire je rappelle l’histoire du mot
« race » – un mot qui a « mal tourné » puisqu’il incarnait la
légitimité même, la lignée, l’ascendance ou la
descendance, etc. 7. Saisie par le savoir académique, la « race »
a par la suite pu légitimer la fabrique de génocides au
e
XX siècle. Même aux États-Unis, où le terme « race » peut être
entendu de manière non pas « biologique » mais « sociale »,
nombreux sont les universitaires qui nous disent que, sous la
notion de « race », quand on gratte un peu, on retrouve bien
vite du « naturel », de l’« essentiel ». Ces dernières années,
tout ce que l’on a pu dire et penser de la « race » est à
rapprocher (et à comparer) de ce qu’on a pu dire et penser du
sexe, que ce soit dans des discours stigmatisant le sexe féminin
ou dans les diverses formes d’homophobies. Dans mes
séminaires du jeudi soir aux Hautes Études, j’ai souvent
abordé ce « couple fonctionnel », à la fois sémantique,
politique, philosophique et religieux, « sexe et race » – un seul
et même mot dans diverses langues (Geschlecht en allemand,
genos en grec).

Ainsi se termine votre livre, Maurice Olender : « Lui savait


qu’il n’avait rien lu mais personne ne le croyait. […]Le rêve
du lecteur analphabète s’était réalisé à son insu. Il était
devenu l’unique fantôme de sa bibliothèque 8 . »

Les livres ne sont pas faits uniquement pour être lus. S’il ne
se vendait et ne s’achetait que des livres lus, il y en aurait
extrêmement peu. Ce qui nourrit le livre, c’est le rêve qu’on en
a, le rêve qui incite à la lecture. J’ai toujours lu peu. J’ai
toujours essayé de lire de manière artisanale, le moins mal
possible. Il me semble qu’il vaut mieux lire peu de pages de
manière intense que de parcourir énormément de pages, « en
diagonale », dit-on, pour ne pas dire « en parallèle » : passant à
côté du texte. Faut-il y ajouter une observation banale ? On
peut avoir une énorme bibliothèque et lire fort peu. Pour citer
une nouvelle fois Yves Bonnefoy, il aimait dire que c’est
tellement rassurant de vivre entouré de livres, on sait qu’on ne
va pas les lire mais on est heureux de savoir qu’ils sont là. Il
n’est pas impossible que le livre ajoute du rêve au rêve pour
finir par donner lieu à une action onirique.
1. À ce propos, voir Maurice Olender, « Outrage à la mort », sur le livre de
Nadine Fresco, La Mort des juifs (Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »,
2008), mis en ligne sur Mediapart, le 16 avril 2010, en écho à un entretien avec
Jorge Semprun.
2. Parmi d’autres titres, Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, La Cuisine du
sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979.
3. Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Paris, Seuil, « La
Librairie du XXIe siècle », 2017, p. 191.
4. Luc Dardenne dans « La Librairie du XXIe siècle » : Au dos de nos images I
(1991-2005), 2005 ; Sur l’affaire humaine, 2012 et Au dos de nos images II
(2005-2014), 2015.
5. L’« Appel à la vigilance », Le Monde, 13 juillet 1993. Texte de cet « Appel »
et bibliographie dans Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points Essais », no 620,
2009, p. 244-248 ; Un fantôme dans la bibliothèque, op. cit., p. 71-74. À ce
propos voir infra, ici et là.
6. Le Front national s’est rebaptisé Rassemblement national le 1er juin 2018.
7. Voir infra, ici sq. et là.
8. Un fantôme dans la bibliothèque, op. cit., p. 192.
LE TEMPS D’UN CLIN D’ŒIL
La séduction à cache-cache

Entretien avec Gérald Cahen


Un mot peut-être d’abord à propos du verbe « séduire » ?

Seducere signifie en latin « conduire à l’écart », « séparer ».


Quand on s’écarte, la rumeur dit qu’on sort du droit chemin.
Longtemps le verbe, donc l’action ou la passion de séduire, a
fait partie de ces mots à double entrée : entre attraction et
répulsion. Mais toujours sous le signe de l’interdit.
Au XIXe siècle, le Grand Larousse renseigne sur les savoirs
partagés de son temps – tout en les orientant. Il souligne, à la
page 478 de l’édition de 1875, que si la séduction peut
constituer « un attentat aux mœurs », pour le Code pénal, « le
monde, beaucoup plus indulgent », associe « l’acte
préparatoire de la séduction » à « une conquête galante ». Et il
poursuit : « Il y a des séductions qui sont de véritables crimes ;
d’autres ne peuvent pas même être considérées comme des
délits, tant celle qui en est la victime offre de bonne volonté. »
Ce qui explique pourquoi il n’est pas simple ici « de trouver
une formule équitable », même si, « depuis 1860, la
jurisprudence des tribunaux français tend […] à considérer la
séduction comme un quasi-délit ».
« Ainsi, écrit Larousse, la législation française ne contient
aucun texte qui prévoie la séduction et qui en organise
directement la répression. » Et un peu plus loin : « Le silence
de la loi dans une matière aussi grave paraît au premier abord
inexplicable. » Pour mieux comprendre ce « silence de la loi »,
et l’abstention du « législateur français », Larousse poursuit :
« Nous avons pensé, dit le rapporteur du Code pénal du
25 septembre 1791, que, lorsqu’il s’agit d’une jeune fille de
seize ans, la séduction, que la nature n’avait pas mise au rang
de crimes, ne pouvait y être placée par la société. Il est si
difficile, à cette époque de la vie où la précocité du sexe ajoute
à une excessive sensibilité, de démêler l’effet de la séduction
de l’abandon volontaire. Quand les atteintes portées au cœur
peuvent être réciproques, comment distinguer le trait qui l’a
blessé ? Comment reconnaître l’agresseur dans un combat où
le vainqueur et le vaincu sont moins ennemis que
complices ? »
Attentif aux valeurs des traditions chrétiennes de son
temps, Larousse rompt le silence et tranche sans hésiter.
« C’est par des raisons de cette nature, qui semblent plutôt
empruntées au code de la galanterie qu’au Code pénal et qui
sont moins du ressort de la morale que de la physiologie, que
les législateurs de 1791 se sont décidés à laisser la faiblesse et
l’inexpérience complètement désarmées en présence des don
Juan et des Turcaret. »
Veut-on une autre illustration soulignant les significations
de la « séduction » en ces temps pas si lointains ? Prenons les
dictionnaires de synonymes, par exemple celui de l’abbé
Girard dont une « nouvelle édition » posthume (ce
grammairien meurt en 1748) est publiée à Paris en 1769. Pour
« séduire » on vous renvoie à « corrompre » et aussi à
« suborner » – quand il s’agit de la séduction d’un témoin.
À vous lire 1 , « toute appréhension de la séduction suppose
une multiplicité d’approches ». Nous sommes dans un univers
« où l’univoque fait place au complexe », où la démarche du
séducteur ressemble à celle du funambule qui, d’un pas
aérien, avance à la rencontre du vide. S’il tient à éviter les
pièges du vertige, il doit aller à l’essentiel, garder l’œil vif
ouvert sur l’horizon et sur l’horizon seul, en oubliant tout le
reste. En un mot, il doit savoir s’abandonner à la grâce de
l’instant : savoir saisir l’occasion quand elle passe. Était-ce
un thème sur lequel vous aviez travaillé avant d’organiser le
colloque de Bruxelles sur la séduction en 1980 2 ?

Je peux dater précisément la « découverte » de la séduction


comme sujet de réflexion dans mon travail. C’était en 1972,
quand je lis, au moment de sa parution, le beau livre que
Marcel Detienne consacre aux Jardins d’Adonis. Ce volume
sera suivi, en 1974, des Ruses de l’intelligence, un traité sur la
pluralité possible des formes grecques de l’intelligence que
Marcel Detienne avait écrit avec Jean-Pierre Vernant 3.
Jusqu’alors la séduction était principalement associée (laissons
de côté la vaste province théologique du péché) à la tromperie,
à la rouerie : en somme, une fort vilaine chose, sans rapport
avec la vérité et l’intelligence.
Or voici qu’apparaît, avec le renouveau des études
grecques, une interrogation non seulement sur le statut de la
séduction, longtemps reléguée dans les études classiques au
rang de sujet futile, mais encore sur les liens complexes noués
depuis longtemps entre séduction et vérité. À cet égard, il faut
rappeler que le mot grec aléthéia, qui signifie la « vérité »,
s’oppose non pas au mensonge ni à l’erreur, mais à l’oubli
(léthé), à ce qui est caché, comme le lumineux s’oppose à
l’obscur. La séduction, qui opère entre l’ombre et la lumière,
entretient, me semble-t-il, des liens intenses avec ce qui peut,
un moment, apparaître comme une épreuve de vérité. Pour ces
liens entre Vérité et Séduction, il faut lire ou relire Les Maîtres
de vérité dans la Grèce archaïque 4 où Marcel Detienne met
également en scène Peitho, figure divine de la persuasion.

À en croire Gorgias, le sophiste grec, la séduction, loin


d’être un péril, est au contraire une chance qu’il faut savoir
saisir. La sagesse n’est pas de lui résister mais de se laisser
convaincre…

Les Grecs ont un mot pour désigner ce moment propice


qu’il faut pouvoir saisir, cette occasion à ne pas rater, le
kairos : ce qui survient, au moment où on ne s’y attend pas,
comme une divine surprise. La séduction est une affaire de
rapidité, ce qui se passe en un clin d’œil – d’autres parleraient
de coup de foudre. Mais pour mieux entendre la voix des
sophistes, c’est Barbara Cassin que l’on doit lire 5.

Ne croyez-vous pas que la situation n’est pas du tout la


même, en termes de pouvoir, selon qu’on séduit ou qu’on est
séduit(e) ?

Sans aucun doute. Prenons un moment congé de


l’anthropologie des Anciens pour envisager la séduction non
plus seulement comme une action produite ou une passion
subie : au-delà ou en deçà de la relation dominant-dominé,
qu’on peut toujours y déceler, ce qui nous intéresse aussi c’est
le processus impliquant un aller-retour continuel, un entre-
deux problématique où chacun est appelé, un moment, à jouer
le rôle de l’autre. On pourrait penser que se trouverait
sollicitée une forme d’intelligence mobile qui incite à
renoncer, ne fût-ce qu’un instant, à l’une de ces innombrables
images de soi, qui fabriquent l’individu tout en le ligotant,
pour donner lieu à de l’imprévisible.
Un tel renoncement serait d’abord celui que l’on assumerait
à l’égard d’une part de sa propre histoire, de ce qu’on imagine
être son identité propre – comme si vraiment nous n’étions pas
toujours multiples, composites, singulier-pluriel. Il s’agirait là
d’une sorte d’infidélité à une série de récits fondateurs de soi,
créant un léger décalage, comme si on pouvait se laisser aller à
ce qui échappe… Mais un tel laisser-aller suppose d’autant
plus de rigueur qu’on avance précisément vers de
l’improbable, entre désir et panique. Face au « danger » de
l’amour comme face à l’imaginaire de la mort.

Ce serait en quelque sorte une question de coup d’œil.


Savoir choisir le bon moment pour prendre des risques, pour
sortir de soi-même…

En cas de péril, réel ou imaginaire, on doit quelquefois sa


survie à la saisie d’un instant fugitif, d’un kairos. Ce terme
grec signifie en effet également un « point vital », un « organe
essentiel », donc le lieu toujours possible d’une atteinte
mortelle qu’un coup d’œil fugace permet d’éviter. Nous
sommes ici dans l’espace labile du politique, ou encore dans la
pratique du thérapeute qui doit son savoir à la saisie de
l’instant propice. Poser un bon diagnostic (politique ou
médical) suppose un art du coup d’œil empirique. Ce qui
frappe dans la pensée du kairos, c’est que la saisie du moment
favorable peut résulter d’une faille infime dans un système de
défense. Dans une lutte, ce qu’on peut appliquer à autrui il faut
aussi parfois se le prescrire à soi.

Vous voulez dire qu’il faut parfois se rendre vulnérable


pour faire face à une situation extrême ? Savoir jouer de ses
propres failles ?

Quelquefois, face à l’extrême, l’instant propice permet


d’échapper à ce qui tourmente par une autre forme d’excès :
sauter à pieds joints dans le vide des images de soi. Après tout,
vivre une vie, autrement dit survivre, c’est peut-être cela aussi.
Dans l’histoire des exclus de tous bords, la séduction n’a-t-elle
pas souvent été également l’arme du pauvre, une manière de
survie en situation de crise ?

Mais n’y a-t-il pas un risque alors pour le sujet de perdre


son identité, ses repères ? Dans votre intervention au colloque
de Bruxelles vous évoquiez le dieu Pan qui sème la panique
sur son passage en jouant de la syrinx 6 . Les marins de même
s’égarent sur la mer lorsque s’élève le chant des sirènes. Mais
jusqu’où peuvent-ils se laisser dériver ainsi sans sombrer ?

On se souvient du beau livre de Philippe Borgeaud,


Recherches sur le dieu Pan, publié en 1979, où la panique et le
désir forment un couple efficace 7. Qu’est-ce qui dans l’adulte
serait capable de s’abandonner, un peu comme le chercheur ou
l’artiste, dans leur créativité, peuvent s’« égarer », sans pour
autant larguer les amarres ? Peut-être tel l’enfant, qu’il a été et
qu’il demeure, le créateur peut-il jouer pour découvrir ses
propres limites, entre peur et espoir, sans craindre de se
perdre ? Comme s’il savait qu’il se retrouverait ensuite,
ailleurs, ni tout à fait différent ni entièrement identique.
Ce qui pourrait conduire à distinguer un type de l’« adulte
enfantin » de celui de l’« adulte infantile ».Le premier
assumerait tous les âges de sa vie. À cinquante ans, il aurait
également trente ans, vingt ans, douze ans, trois ans, mais
néanmoins cinquante ans ; le second, de façon anachronique,
demeurerait définitivement bloqué, crispé, à un seul moment
de sa petite enfance, prisonnier de son miroir imaginaire,
impuissant et, pour cela même, souvent avide, répétant sans
cesse ses jeux sans pouvoir ni en jouir ni en sortir : tout le
contraire de ce que serait la créativité ludique, la recherche et
les découvertes improbables qui s’y attachent. On pourrait
évoquer une séduction donnant lieu à une forme lucide de
« détournement » de soi…

Si je vous suis bien, la séduction ne nous égare qu’en


apparence, mais, en réalité, elle sonne nos retrouvailles avec
nous-mêmes, elle nous reconduit sur nos terres. Mais n’est-ce
pas une vision trop optimiste ? Dans ma question sur le dieu
Pan, j’imaginais à l’inverse une séduction noire, aveugle,
inéluctable qui tenait avant tout de la fascination et nous
renvoyait à notre part obscure. À nos démons…

Vos propos m’évoquent un vers d’Antigone où Sophocle


met en scène une Aphrodite sans pitié, qui frappe
d’impuissance tous ceux dont « elle se joue ». Elle révèle une
« part obscure », irrésistible, hors d’atteinte. Hésiode, dans Les
Travaux et les Jours, dépeint la première femme comme « un
piège abrupt » littéralement amechanos, « sans issue ». Il
existe une vision que l’on pourrait dire « tragique » de la
séduction – comme le sont les nécessités de l’existence et la
mort. C’est vrai qu’Aphrodite aime chasser, jeter des filets
pour piéger ses victimes, user de philtres magiques aussi, de
charmes amoureux qui réduisent ceux qui sont sous l’emprise
de la passion. La séduction frappe alors ses proies de stupeur 8.
Faut-il souligner que les vieux textes grecs racontent la
fascination de l’autre, de la femme, comme « un piège sans
issue », sur le mode androcentré des valeurs d’alors ? On voit
mieux aujourd’hui combien la fascination peut résulter en effet
de ce qui, dans l’altérité, toujours échappe. Et plutôt que
« piège », c’est la femme qui se trouve ici piégée dans un rôle
que d’autres pourraient aussi bien tenir. Car si notre
encyclopédie culturelle, qui se rêve « vérité universelle », aime
répéter que, pour l’homme, la femme est un « continent noir »,
« un mystère insondable », on oublie de rappeler que l’inverse
est tout aussi vrai. Rien n’est plus mystérieux que l’homme
pour la femme – même si cela ne signifie en rien que cette
fascination soit, de part et d’autre, lestée de contenus
équivalents inversés, ou simplement asymétriques. Faut-il
rappeler que « l’Universel » et « la Vérité » se sont longtemps
conjugués au masculin singulier ? Combien de temps faudra-t-
il pour se libérer de cette ornière virile ? Un archaïsme qui ne
semble pas avoir effrayé les penseurs de la modernité.
Ne serait-il pas temps de comprendre un peu mieux
combien chacun est un autre pour l’autre ? Contrairement à ce
que pensent « les hommes », « la femme » ne détient pas le
monopole de l’altérité auquel l’homme l’assigne, quelquefois
sans même s’en apercevoir, suivant la voie que lui a souvent
tracée sa propre mère. Une telle proposition ne peut s’entendre
qu’à condition de ne pas imaginer une naïve symétrie entre
masculin et féminin – pas plus en termes de « rôle social » que
de « fait biologique ». Constamment en interactions, le social,
le biologique, et l’imaginaire qui les « interprète », sont
solidaires dans leurs résultantes : l’être humain est une bête
historique. Ne serait-ce pas, comme souvent, des marges que
viendront les transformations ? Ce sont, me semble-t-il, les
couples trans et homosexuels qui déjà ont contribué à repenser
l’hétérosexualité, les formations et les transformations de soi
et de l’autre : la séduction suppose sans doute des
constructions d’altérité. Loin de l’illusion de retrouvailles avec
nous-mêmes, il s’agirait plutôt, faisant un bon usage de l’oubli
d’une part de soi, de rencontrer cette part de l’autre qui
autorise soudain le surgissement d’une mémoire improbable :
ouverte sur les jeux de l’enfance pour créer de nouvelles
responsabilités adultes.
Si l’on entend la séduction comme une catégorie générale,
comme un espace possible de formation relationnelle, ne peut-
on pas y déceler des liens entre mémoire d’enfance et
recherche ludique de l’autre ? Ne pourrait-on pas penser que la
séduction suppose, à l’insu des protagonistes, un usage
adéquat de l’inconscient, une connivence à bonne distance
avec la folie qui habite l’humain tout en lui échappant (ce que
Freud appelle peut-être le « ça » ?), un usage bien tempéré de
ce qu’on ne maîtrise pas ? La lucidité serait alors, comme chez
certains dieux enfouis dans les vieux mythes, de garder un œil
qui cligne, tantôt ouvert, tantôt fermé.
J’imagine encore une autre figure vitale de la séduction : le
funambule, celui qui pour survivre marche sur une corde raide.
Il doit avoir à la fois l’œil vif, toujours ouvert, mais pas trop,
afin d’éviter les séductions du vertige.

Difficile d’être lucide sans l’être tout en l’étant…


C’est même un impossible pari auquel il vaut mieux ne pas
se soustraire. Pourquoi ne pas jouer avec ce qui nous
échappe ? Le verbe latin qui signifie « jouer », ludere, est
proche d’éluder. L’art du bon joueur, comme l’exercice du
thérapeute, n’est-il pas d’abord le fait de celui qui a le coup
d’œil, qui sait tout de suite comment aller à ce qui lui importe,
à un moment donné, dans un contexte précis, en faisant la part
des choses ? Comme le médecin qui ne se trompe pas de piste
en décelant les signes d’une maladie. Cela exige de la vivacité,
de la souplesse, de l’adéquation sans passion, de savoir
répondre du tac au tac à une situation sans jamais perdre de
vue la liberté qui peut animer nos choix. Ce qui ne suppose pas
de nier les effets de l’inconscient, mais plutôt d’y être attentif
tout en s’en jouant. Tel serait peut-être le prix d’une séduction
adéquate.

Vous préparez un livre sur Priape. Or il y a loin de cette


séduction tout en finesse que vous venez d’évoquer à celle de
ce dieu obscène, mal dégrossi, incapable de plaire en dépit de
ses atouts.

Dans les textes anciens, le dieu Priape donne son nom à


une maladie : le priapisme – une érection douloureuse, sans
issue. Ce dieu est une sorte de paralytique du sexe, incapable
de la moindre relation avec autrui. Bavard solitaire, il est sans
séduction. Sur ce point, Aristote souligne que ce qui
caractérise le membre viril c’est sa mobilité : sans cesse en
érection, ou toujours flaccide, dans les deux cas il est
impotent. Munis d’un tel organe, les mâles ont une sexualité à
deux temps. Le sexe viril ne peut que jouer entre ces deux
limites. Voilà pourquoi Priape, le dieu à l’érection immobile,
son sexe obscène, est un modèle d’antiséduction. Dès 1978,
dans une de mes toutes premières publications sur Priape, je
proposais des analyses soulignant « l’impuissance du
phallocrate » 9.
La séduction suppose une incitation à l’éveil, un désir qui
veut voir ce qui s’y love, ce que recèle la cachette, derrière,
dessous, dessus, sur les côtés. Le paradoxe incarné par Priape
c’est que, d’une certaine manière, il n’y a là finalement jamais
rien à voir. Ne cachant rien, il ne peut pas se dévoiler. Son
vêtement, toujours retroussé, se pétrifie en un sempiternel
geste d’impudeur que les Anciens nomment anasurma – du
verbe anasurô qui signifie « retrousser », « relever son
vêtement », « mettre à nu ». Chez ce dieu, rien à découvrir.
Aucun secret. Nul mystère érotique. Sa virilité extrême, offerte
à tous vents, est pour les Anciens un signe de laideur sociale et
d’impuissance à séduire. En effet, les instruments de la
séduction érotique sont aussi ceux de la pudique dissimulation.
Car la séduction apprécie les jeux de la médiation et des
bonnes convenances en fuyant les excès de la visibilité
immédiate. Les tactiques de l’esquive sont ici à la fois modèles
et stratégies, entre pudeur et audace.
Dieu au sexe tendu, Priape n’a donc rien à dissimuler. Par
son impudeur, il entrave la réalisation de tout désir. Relisons
Les Fastes d’Ovide, chaque fois que ce dieu tente de séduire
une nymphe, il échoue lamentablement. Il reste là, priapique,
la queue en l’air, objet de la risée de tous… Il montre la voie à
ne pas suivre. Son père, Dionysos, qui ne craint pourtant pas
d’insuffler des manies érotiques, demeure pudique. Au cours
de cérémonies qui lui sont consacrées, il fait porter son phallus
par d’autres, ou l’expose dans un van sacré. Le vêtement de
Dionysos le drape dans une pudeur qui voile son phallus.
Si Priape est fils de Dionysos et d’Aphrodite, il est un
enfant indigne, renié par sa mère qui le rejette, se détourne de
lui en raison de sa laideur congénitale : Priape a en effet un
phallus qui souffre d’une taille mal proportionnée à l’ensemble
de son corps d’enfant. Dans une lettre à son ami Wilhelm
Fliess, Sigmund Freud décrit cette scène de la naissance de
Priape qu’il reconnaît, au cours d’une promenade
archéologique à Aquilée, en 1898, sur un bas-relief romain
daté du règne de Trajan (98-117). On y discerne le geste du
refus maternel d’une Aphrodite qui se détourne de l’enfant
ithyphallique. À peine né, Priape est en effet abandonné par
Aphrodite. Face à la beauté de sa mère, à la dignité de son père
Dionysos, que peut donc signifier ce corps obscène, difforme,
« amorphe » disent les textes grecs ? Que peut signaler ce sexe
toujours tendu dans une culture ancienne où la norme suppose
autant de mesure que de maîtrise ? D’emblée, la naissance de
Priape raconte une histoire de regard maternel blessé. Le divin
enfant porte la marque d’un excès de visibilité, d’un outrage
suscitant la honte d’une mère. La belle Aphrodite est
stupéfaite par la laideur de ce nourrisson phallique qui éveille
l’opprobre social, le déshonneur. En outrepassant les règles
ordinaires, la laideur de l’érection amorphe de Priape semble
avoir pour fonction d’indiquer les limites… à ne pas dépasser.

Faut-il en conclure que la séduction ne peut pas opérer là


où la transgression est décidément trop marquée ? qu’elle
préfère le clair-obscur et les sous-entendus ?

Là où la séduction consiste à jouer avec les convenances, à


construire du sens en frôlant les limites, en les transgressant à
peine, brandir un sexe démesuré est une forme d’excès dont
les Anciens décrivent la laideur. En chaque temps, chaque lieu,
différemment pour les hommes et pour les femmes, par
exemple dans le mythe de Baubô 10, exhiber telle ou telle partie
de son corps reste une affaire de syntaxe commune.
En matière de visibilité érotique, tout l’art consiste à
montrer en cachant. C’est une question de nuances et l’histoire
demeure ici maîtresse par excellence – une histoire
comparative qui n’exclut pas le rapprochement entre cultures
différentes. Il vaut la peine de jeter un coup d’œil, notamment
sur les vieux textes sanskrits éclairés par Charles Malamoud,
lorsqu’ils font le récit des aventures indiennes de l’ascète et de
la courtisane 11. On comprend mieux alors combien les
stratégies de la séduction sont liées aux valeurs religieuses,
aux usages et aux coutumes d’un moment : pratiques sociales
parmi d’autres, jouant sur tous les terrains, rongeant les
frontières théologiques déjà si poreuses entre le corps et l’âme,
elles sont aussi une machinerie à produire des indices qu’on
saisit au vol, entre lucidité et passion.

Soit. Mais peut-on pour autant réduire la séduction à une


pure question de stratégie sociale ? N’y entre-t-il pas aussi
une part qui ne doit rien au calcul mais qui tient tout
bonnement à l’apparence physique, à la voix, au regard, au
charme ?

Comme le soulignent certains textes qui disent les gestes


des dieux et des déesses, une des caractéristiques du charme
c’est la splendeur du regard, la lumière qui naît d’une face 12.
La voix peut moduler d’un accent singulier le sens d’une
phrase, traduire ce que la langue articule quelquefois bien mal.
On se souvient de la naissance du téléphone. Soudain,
l’invention d’une technique dessinait de nouveaux espaces
sonores où les liens de séduction allaient se déployer en créant
de nouveaux usages modifiant l’imaginaire partagé : au timbre
de la voix se joignaient les puissances d’évocation liées à
l’absence de l’image de l’autre. Le courrier numérique a
produit des formes épistolaires inattendues, à mi-chemin entre
la parole téléphonique et ce que serait une écriture oralisée.
SMS, WhatsApp et d’autres possibilités d’échanges modifient
nos approches sensibles en construisant de nouvelles altérités
où chacune et chacun tend un nouveau miroir aux autres.
Mais le charisme est également lié à la façon de traverser
l’espace sous le regard public. À chacun sa manière singulière
de se mouvoir : celui-ci, par exemple, donnera le sentiment de
n’habiter qu’à peine son corps, ou de le subir en le portant sur
son dos ; celui-là, au contraire, de décrire à grandes enjambées
une trajectoire où l’improbable échappée de l’existence semble
lui appartenir ; cet autre semblera déambuler en se prenant
pour son ombre ; cet autre encore va évoluer en passager de sa
propre vie. Si le cinéma, et, depuis le milieu du XXe siècle, les
séries, analyse si bien les jeux de la séduction, c’est qu’il
s’attache, mieux qu’aucun art peut-être, à saisir sur le vif ces
gestes minuscules que chacun accomplit sans même s’en
apercevoir, comme cette cravate qu’on réajuste au vol ou ce
sourire qu’on laisse flotter au bord des lèvres, bref, tout ce qui
n’est pas nécessairement dit avec des mots mais qui n’en
affleure pas moins, contribuant à donner du sens. La Fable
cinématographique de Jacques Rancière (2001) jette un regard
nouveau sur l’ère du cinéma, cet art qui a ouvert la voie à la
télévision et aux imageries numériques et qui demeure par
excellence le lieu du mouvement. Et si son extraordinaire
attrait venait de là ?
Sans doute, plutôt que le résultat d’un calcul, la séduction
évoque une manière d’être incertaine, involontaire : une façon
de parler, de marcher, de penser, de lire, d’écrire, de vivre. On
séduirait comme on respire – l’inverse étant plus assuré
encore : à ne jamais séduire on étouffe.

Mais Don Juan, alors ? Il séduit toutes les femmes de la


terre (ou presque : In Italia seicento e quaranta… Ma in
Ispagna son già mille e tre), et pourtant il étouffe, il rage, il est
perpétuellement insatisfait…

Don Juan est un mythe qui explore admirablement les


démons de la part sombre de la séduction. Son activisme
relève d’un régime de frustrations qui s’alimentent à l’infini de
ses propres manques qu’il ne cesse de projeter sur ses
chemins : plus il tente, par ses nouvelles conquêtes, de
combler le manque qui l’habite, plus celui-ci se creuse. Il court
droit à l’abîme en y entraînant quelquefois ses partenaires et il
le sait. Il joue au bras de fer avec la mort. C’est en perdant
qu’il gagne – mais c’est la puissance ultime qu’il affronte dans
son dernier combat. Ce modèle mythique vaut tant pour les
conduites des femmes que pour celle des hommes – sans doute
de manière spécifique pour chaque sexe. Nul n’est supposé
être à l’abri de la découverte d’une part de Don Juan en soi.
Même si le langage courant a tendance à les associer pour
désigner des « séducteurs », Don Juan n’a pas grand-chose à
voir avec Casanova qui déteste la mort. Casanova, c’est l’anti-
Don Juan : au lieu de se servir des femmes, il les sert. Si l’on
relit l’Histoire de ma vie, on voit que l’homme Casanova n’est
pas l’incarnation stéréotypée d’un type mythique 13. C’est un
écrivain, un érudit, un personnage singulier qui aime la
conversation et vante l’intelligence des femmes, un citoyen du
e
XVIII siècle qui a fait de sa vie une œuvre, laissé des milliers

de pages avant de mourir en étant sans doute prêt à


recommencer, da capo. La frustration n’est pas son fort et il
déteste décevoir : il ne s’alimente pas au manque et aime
régaler ses hôtes.
La séduction se confond ici avec l’appétit de vivre, le
plaisir qui résulte du partage généreux. Rien ne ressemble
moins à Casanova que la frustration, l’avarice ou l’inhibition
qui punissent autrui. Ce serait en quelque sorte la « bonne
séduction », celle qui ne pactise pas avec la mort, ni celle de
soi ni celle des autres : une séduction lucide, fascinée par
l’intelligence de son propre fonctionnement, narcissique, sans
doute, mais qui, dans un univers voué à l’anéantissement,
imagine à chaque instant des tactiques de survie. Une
séduction qui se laisse séduire, où chacun se retrouve. Une
manière d’exister qui ne cesse de jouer avec le grand sérieux
des enfants. En sublimant.

Si la séduction a ainsi partie liée avec l’appétit de vivre,


comment expliquez-vous que la première de toutes, celle d’Ève
par le serpent, se soit achevée si mal ?

Pour la commodité on utilise ici un seul vocable, la


« séduction », qui recouvre, dans chaque culture, une grande
variété d’expériences humaines, historiques et sociales, qui
bien sûr doivent être traduites d’une langue à l’autre, tout en
préservant leurs spécificités. À propos du mythe biblique du
jardin d’Éden, au Paradis, l’échange ne s’établit pas d’emblée.
C’est la « séduction », et ce qu’elle induit, qui va propulser
l’animal édénique, qui ne connaît ni sexe ni savoir, vers une
humanité qui découvre sa nudité, la pudeur et la curiosité
intellectuelle.
Plusieurs ruptures scandent l’ouverture du récit biblique.
D’abord, l’expulsion hors d’un jardin d’Orient, Paradis que
Hegel identifie à « un parc où seuls les animaux peuvent
demeurer et non les hommes 14 ». Ensuite, les réaménagements
géolinguistiques : l’effacement des limites tracées sur le sol,
lorsque les eaux du Déluge envahissent tout ; enfin, la grande
brouille de Babel, moment éminemment politique où Dieu
confond les sons et les sens pour contrer un tyran, le séducteur
Nemrod, qui rêve de prendre le pouvoir pour créer une
métropole avec ses tours s’élevant jusqu’aux cieux.
On retrouve là le lien entre séduction, tyrannie et la
puissante attraction que la langue primordiale n’a jamais cessé
d’exercer sur les peuples anciens et modernes 15. Si une nation
pouvait apporter la preuve, notamment à l’aide de
l’étymologie, qu’elle parle la langue primordiale de
l’humanité, alors cette maîtrise de l’origine lui conférerait une
ancienneté lui permettant de dominer les autres en toute
légitimité. Être autochtone, parler une langue qui vient de
l’aube des temps, voilà ce dont a rêvé plus d’un peuple pour se
hisser au-dessus des autres. Alors la séduction politique
devient, comme elle l’est bien souvent encore, l’alliée de la
tyrannie.

Pour peu qu’on transpose votre remarque dans la sphère


privée, cela ne signifie-t-il pas que tout séducteur dissimule au
fond de lui un despote ?

Qu’il y ait du despotique dans la séduction amoureuse ne


fait pas de doute, mais il ne s’agit pas là nécessairement d’une
conduite « dissimulée » : pour séduire, l’enfant peut jouer à
tyranniser ses proches si souvent consentants. D’autre part,
dans la « tyrannie amoureuse », on se tyrannise soi-même
autant, sinon plus, que son ou sa partenaire. Peut-être qu’une
séduction amoureuse adéquate supposerait de l’ascèse, ce qui
serait aussi une ruse ultime : celle qui consisterait à se séduire
d’abord soi-même, avant d’inviter l’autre à une exploration
dont on ne connaît jamais la trajectoire.
Car ce que l’on ne peut faire pour soi, le peut-on pour
autrui ? Dans une relation d’amour, chacun ne s’expose-t-il
pas, à des degrés divers, liquidant une part de son image, la
troquant quelquefois contre celle de l’autre, tout en cherchant
encore et toujours à se découvrir dans son regard 16 ? Dans ce
type de rapport duel, la relation à soi – notamment le
narcissisme qui peut prendre des formes si diverses – demeure
sans doute déterminante. On a beau vouloir se livrer à l’autre,
on n’échappe pas à soi. Et les couples narcissiques ne sont pas
forcément les plus malheureux. Lorsque deux êtres, ainsi
autoséduits, se croisent… alors peut-être, sait-on jamais ?

Finalement, s’il vous fallait, en un mot, résumer tout cela,


que diriez-vous ? Qu’est-ce pour vous, Maurice Olender, que
la « séduction » ?

La « séduction » ? C’est sans doute aussi ce dont je n’ai pas


parlé. Mais comment savoir ? Peut-être s’agit-il d’une manière
de s’approcher de l’autre comme la mémoire joue avec l’oubli
– autant qu’inversement ? Un rêve de fusion, sans confusion,
où un et un font indéfiniment deux.

1. Notamment dans Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Paris,


Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2017, p. 153-181.
2. La Séduction, Jacques Sojcher et Maurice Olender (dir.), Paris, Aubier,
1980.
3. Marcel Detienne, Les Jardins d’Adonis. La Mythologie des aromates en
Grèce, préface J.-P. Vernant, Paris, Gallimard, 1972 (nouv. éd. avec postface,
1989) ; Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La
mètis chez les Grecs, Paris, Flammarion, 1974 (et « Champs », 1978).
4. Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris,
Maspero, 1967 (et Pocket, 1994, avec, en ouverture, « Retour sur la bouche de
la Vérité »).
5. Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.
6. Texte modifié repris dans Maurice Olender, Un fantôme dans la
bibliothèque, op. cit., 165 sq.
7. Maurice Olender, « Tactique de l’absence », dans Francesca Prescendi et
Youri Volokhine (éd.), Dans le laboratoire de l’historien des religions.
Mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève, Labor et Fides, 2011, p. 324-
327.
8. Lire et relire Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de
l’intelligence, op. cit.
9. Maurice Olender, « Les malheurs de Priape. De la fécondité contagieuse à
l’impuissance du phallocrate », Traverses, no 12, Centre Georges-Pompidou,
septembre 1978, p. 36-41. Un livre en cours pourrait voir le jour.
10. Maurice Olender, « Aspects de Baubô. Textes et contextes antiques »,
Revue de l’histoire des religions, 1985, CCII, I, p. 3-55. Et infra, p. 66-67 et
p. 190-194.
11. Charles Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne,
Paris, La Découverte, 1989, p. 163-177.
12. À ce propos, un livre, devenu un classique : Elena Cassin, La Splendeur
divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, Paris-La Haye,
Mouton et Cie, « Civilisations et Sociétés », 1968.
13. Voir des livres qui ont accompagné le bicentenaire de la mort du Vénitien,
notamment Chantal Thomas, Un voyage libertin, Paris Denoël, 1985 (et
« Folio », 1998) ; Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur, Paris,
Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1995 (éd. augmentée, Casanova, l’homme
qui aimait vraiment les femmes, « Points », 2011) ; Philippe Sollers, Casanova
l’admirable, Paris, Plon, 1998 (« Folio », 1999) ; Marie-Françoise Luna,
Casanova mémorialiste, Paris, Champion, 1998 ; Giorgio Ficara, Casanova e la
malinconia, Turin, Einaudi, 1999. Voir aussi infra, ici.
14. Voir Maurice Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites : un
couple providentiel (1989), préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil,
« Points Essais », no 294, 2002, p. 31.
15. Pour d’autres aspects du mythe de Babel, et de la bibliographie, voir
notamment Maurice Olender « La passion des origines : entre langue et
nation », L’Infini, no 103, 2008, p. 112-125.
16. Voir la « Lettre d’amour », dans Maurice Olender, Un fantôme dans la
bibliothèque, op. cit., p. 175-181.
MYTHOLOGIES MODERNES
DE LA « RACE »
Violence d’une catégorie sans
histoire

Entretien avec Pierre Nora


Les idées aussi peuvent comporter un potentiel
meurtrier, celle de « race » étant au premier rang en la
matière. Il y a longtemps que Maurice Olender traque
les sources et les ramifications de ce « mythe
scientifique ». Nous nous entretenons avec lui de la
méthode originale qu’il a élaborée pour l’appréhender.
P. N.
Vous vous réclamez volontiers de Jean-Pierre Vernant, de
Pierre Vidal-Naquet, de Marcel Detienne, de Nicole Loraux
pour l’histoire ancienne, mais aussi, dans d’autres registres,
d’Yves Bonnefoy, de Jean Starobinski ou de Léon Poliakov.
Comment vivez-vous ce multiple héritage ?

Ils m’ont tout appris, en compagnie de quelques autres.


Mais être héritier est périlleux et exige des fidélités qui ne sont
peut-être pas de mise dans les démarches scientifiques, pas
plus que dans les recherches littéraires. Cela supposerait aussi
d’être capable d’assumer un héritage, d’avoir été effectivement
désigné comme « héritier ». Ma reconnaissance à l’égard de
celles et ceux qui m’ont initié prend plutôt la forme d’une
dette – souvent d’une dette infinie. La posture d’héritier
m’inquiéterait. Et me semblerait une charge trop lourde, une
responsabilité démesurée – un autre péril, d’une grande
banalité, serait… la captation d’héritage. Il n’est pas
impossible que, dans la transmission des savoirs, qui se joue
entre générations, la fidélité ne soit pas une garantie de rigueur
ni de créativité – ni même, finalement, de reconnaissance à
l’égard des prédécesseurs. Ou alors cela supposerait des
fidélités plurielles, paradoxales, qui pourraient, jusqu’à un
certain point, être, ou du moins paraître, contradictoires.

On trouve, dans les « Remerciements » des Langues du


Paradis (1989), Georges Dumézil et Léon Poliakov associés
aux débuts de cette enquête sur « Aryens et Sémites : un
couple providentiel », sous-titre de ce livre, préfacé par Jean-
Pierre Vernant, aujourd’hui traduit en une douzaine de
langues.

Dumézil et Poliakov, sans oublier le beau livre de Raymond


Schwab, La Renaissance orientale (1950), ont en effet été les
premières incitations à l’écriture des Langues du Paradis. Que
ce soit au cours de la même année 1975 que je rencontre
Dumézil et Poliakov est plutôt anecdotique. Ce qui a été
déterminant, ce sont les questions qui me sont venues en lisant
leurs travaux : Dumézil proposait une vaste archéologie
intellectuelle des anciennes civilisations indo-européennes,
Poliakov écrivait une histoire des diverses formes
d’antijudaïsme dans l’Occident chrétien puis de
l’antisémitisme moderne, notamment une histoire du Mythe
aryen (1971).
Partant de ces deux massifs, je me suis d’emblée posé des
questions de méthode et d’historiographie des savoirs,
m’efforçant de cerner des problèmes où le poétique et le
politique se trouvent imbriqués. Certaines conceptions
poétiques des savants du XIXe siècle, rêvant de la supériorité
d’un peuple aryen de l’âge d’or 1, doté de toutes les qualités
d’intelligence morale, d’art et de science, ont pu en effet se
transformer en thèmes politiques après 1870, plus encore au
moment de l’affaire Dreyfus puis dans la première moitié du
e
XX siècle.

De manière plus oblique, mais tout aussi fondamentale,


entre mythe, raison, politique et poétique, ce livre porte
également la marque d’échanges intenses, où l’amitié s’est vite
associée au travail, avec Yves Bonnefoy, Jean-Pierre Vernant,
Charles Malamoud, Jacques Le Brun, Pierre Gothot, Nicole
Loraux et Jean Starobinski. Sans eux, ce livre n’aurait sans
doute pas été.
Ce qui pouvait alors tracasser un jeune chercheur ? On
m’avait enseigné à l’université que « la plus scientifique » des
sciences humaines était la linguistique ; mobilisée, dès le
début du XIXe siècle, par les notions de transformation et de
comparaison, cette discipline, baptisée « reine des sciences de
l’homme », avait été le modèle du structuralisme, méthode qui
avait orienté l’ensemble des sciences sociales sous l’influence,
alors prédominante, de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss –
méthode que pratiquaient, de manière critique et autonome,
Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne
avec lesquels je m’exerçais alors à analyser les mythes
anciens. N’est-ce pas aussi le moment que choisit la revue des
Annales pour consacrer un numéro spécial à Histoire et
Structure, au printemps 1971, où on lit des pages de Lévi-
Strauss interrogeant les rôles, sans doute distincts mais
néanmoins plus ou moins comparables, dans des sociétés
différentes, des fonctions du temps mythique et de la
temporalité historique ? Or, au principe de ces analyses
d’anthropologie structurale, on trouve la linguistique
comparée. Celle-ci avait, par ailleurs, donné lieu, entre le
milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe, au développement
d’une fable savante affirmant « scientifiquement » la
supériorité intellectuelle de l’Aryen face à l’infériorité du
Sémite.
Schématisons à l’extrême pour voir comment les problèmes
m’apparaissaient alors : d’une part, les écrits érudits des
spécialistes de l’indo-européen permettaient de prendre la
mesure de la scientificité de la linguistique, fille de la
grammaire comparée de Franz Bopp (1816), qui allait
conduire à Jakobson en passant par Saussure ; d’autre part,
notamment Léon Poliakov, après Raymond Schwab,
démontrait les liens et les filiations historiques entre cette
science indo-européenne et l’idéologie du « mythe aryen », qui
avait joué un rôle déterminant dans la formation esthétique,
éthique et intellectuelle des élites européennes, globalement
jusqu’en 1945. Notons que les termes « aryen », « indo-
européen », « indo-germain », etc., ont longtemps été
synonymes. Renan se sert ainsi, quelquefois indifféremment,
d’« aryen » et d’« indo-européen » ou encore, dans ses
premiers écrits, de « langues indo-germaniques ».
Mon souci était à la fois de cerner, de manière minimaliste,
quelque chose de la généalogie de nos méthodes, dans les
sciences humaines et sociales, tout en soulignant les tensions
qui peuvent exister, à un moment donné, dans un contexte
historique particulier, entre les pratiques scientifiques et les
développements politiques : comprendre, par exemple,
comment, entre 1820 et 1930, « la bonne philologie indo-
européenne », qui pouvait paraître d’une totale neutralité
scientifique, fonctionnait pourtant d’emblée comme une
mythologie de l’« Aryen ».
Nul n’ignore que les termes « aryen » et « sémite » sont
devenus, en plein XXe siècle, au cœur de l’Europe, des
catégories juridiques décrétant la mort ou la vie – suivant que
l’on se trouvait classé d’un côté ou de l’autre de cette frontière
sémantique à la fois académique et mythique qui n’en était pas
moins juridique et politique jusque dans ses conséquences
criminelles.
Si donc, partant notamment des écrits de Dumézil et de
Poliakov, j’imaginais d’abord pouvoir tracer une frontière
distinguant les « bons » philologues, les linguistes et les
« bons » archéologues de l’indo-européen des « mauvais »
érudits de la chose « aryenne », j’ai dû vite me rendre à
l’évidence embarrassante des textes : il n’y a pas eu d’âge d’or
de la science philologique indo-européenne, pas plus que de
« bonne » période érudite, pervertie ensuite par de
« méchants » idéologues aryanisants. Avant même la naissance
de la linguistique moderne, la passion nationale animait la
science des savants européens qui rêvaient d’origines sublimes
pour leurs ancêtres. Même le cosmopolite Leibniz n’y échappe
pas dans ses Deutsche Schriften de 1697 2.
Pourtant, d’emblée, et on ne le souligne pas assez, d’autres
savants, y compris parmi les fondateurs, appellent à la
vigilance – sans être pour autant entendus 3. Ni Franz Bopp,
qui contribue à la mise sur orbite de la grammaire comparée,
quand il exige en vain, dès 1857, que l’on ne se serve plus de
« l’expression “indo-germanique”, ne voyant pas pourquoi
l’on prendrait les Germains pour les représentants de tous les
peuples de notre continent » ; ni quand le jeune Ferdinand
de Saussure réfute la notion de « peuple race » et demande que
l’on cesse de gloser sur ces « Aryas », précisant qu’il ne s’agit
là ni de linguistique, ni d’histoire, mais d’un rêve d’« une
humanité idéale » dans un âge d’or immuable. Nous sommes
alors en 1878 – et le maître de la linguistique moderne
reprendra et développera ces problèmes de « race » et
d’« ethnisme » dans son célèbre Cours (1906-1911). Parmi
bien d’autres exemples possibles, dans ces mêmes années
1870, Gaston Paris, professeur au Collège de France, s’alarme.
Il va ici bien au-delà d’une critique polie, universitaire, de
l’idée de « communauté de race », en écrivant : « Il n’y a pas
de races latines. » Il ajoute encore que « le principe des
nationalités fondées sur l’unité de race [a été] trop facilement
accepté même chez nous », cela dans l’article programme de la
première livraison de sa revue Romania, en 1872. Cet écrit
sera cité, après 1945, par les philologues qui, dans l’Université
allemande, ont voulu prendre leurs distances avec leurs
maîtres, professeurs sous le nazisme, quelquefois peu pressés
d’abandonner leur héritage.
Au départ de ces recherches croisées, où mythes et sciences
s’opposent quelquefois en chiasmes, tout en s’épaulant, on
trouve notamment, mais pas seulement, Poliakov et Dumézil.
Drôle de couple, dira-t-on peut-être ? Ce sont eux, pourtant,
qui m’ont en quelque sorte « déniaisé », m’incitant à porter un
regard intempestif, voire irrespectueux, sur les mondes et les
modes académiques. Ils m’ont encore appris à ne pas me
laisser impressionner par ce qui, depuis, me paraît plutôt
cocasse : l’arrogance du savoir. Toute démarche scientifique
ne se fonde-t-elle pas sur l’évaluation, l’étude et la
connaissance des erreurs ? Avec Michel de Certeau, en 1980,
nous avions un projet déjà assez avancé, jamais réalisé : un
colloque sur « les belles erreurs » dans l’histoire des sciences.
Sous l’unité du personnage il y a bien des « facettes
diverses » puisque, outre l’éditeur, il y a les liens entre
l’érudition dix-neuviémiste que nous venons d’évoquer et le
jeune chercheur qui a d’abord une formation d’archéologue et
de philologue classique… Où donc est passée l’Antiquité
grecque et romaine ?

Le passage entre la lecture des mythes anciens et l’attention


aux méthodes d’analyse dans les sciences humaines est lié à
ceux qui m’ont appris à déceler, dans les fables, divers types
de « raisons » qui sous-tendent des constructions mythiques, y
compris quand « ces raisons d’ailleurs » ne ressemblent pas à
« nos raisons d’ici ». Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant et
Pierre Vidal-Naquet ont joué un rôle déterminant en
m’accueillant dans leur Centre de recherches comparées sur
les sociétés anciennes en 1973… Très vite j’ai rencontré
Nicole Loraux, une grande dame des études grecques, trop tôt
disparue. Dans leurs séminaires, au milieu des années 1970,
entre l’École pratique des hautes études (Ve section des
sciences religieuses, où Mauss, Dumézil, Lévi-Strauss avaient
enseigné avant Vernant et Detienne) et l’École des hautes
études en sciences sociales, où enseignaient Vidal-Naquet et
bientôt Nicole Loraux, tout était imprévisible – comme seul
l’exercice d’un savoir vivant peut l’être. La discipline, la
rigueur étaient ici affaire de recherche, en ébullition constante,
non dénuées de contagion réflexive, liées aux trajectoires si
singulières des uns et des autres, sans jamais oublier l’actualité
au jour le jour qui venait alimenter notre regard sur les mondes
anciens.
Parmi tant d’autres, un souvenir précis lié à Pierre Vidal-
Naquet, à son séminaire à l’EHESS, qui se déroulait alors rue
des Feuillantines : interventions vives dans une atmosphère
d’aquarium, tant il y avait de fumée, Vidal allumant sa
cigarette avec celle qui était sur le point de finir sa course. On
venait là pour apprendre à lire et à penser les textes grecs. Or,
ce spécialiste de la Grèce ancienne, pour nous apprendre à
travailler, pour nous montrer qu’associer des corpus inattendus
pouvait être porteur d’éclairages tout aussi inattendus, passait
de l’étude d’un mythe grec à la critique d’un fait politique lié à
l’actualité ou à un exercice d’analyse structurale d’un film.
On était alors invités à le suivre non plus dans un récit grec
mais au cinéma des mythes politiques contemporains : ainsi,
un jour, a-t-il fait l’analyse du film de Louis Malle, Lacombe
Lucien (1974), scénario coécrit avec Patrick Modiano… Là,
autrement que dans son Chasseur noir (1981), opposant les
règles implicites d’un partage sensible en politique à l’absence
de respect des normes que suppose le braconnage, Vidal-
Naquet faisait savoir à son auditoire que s’occuper des mondes
anciens ne supposait pas d’être aveugle à son propre présent.
Ni à la France de Vichy ni à celle de la guerre d’Algérie, ni au
négationnisme qui avait donné lieu à « Un Eichmann de
papier » – titre de son article en 1980.
Les mondes anciens, grecs et romains, ont ainsi constitué
mes premiers terrains de recherche. Dans ces univers protégés,
de musées et de bibliothèques, qui ont fait rêver des
générations d’esthètes et de philosophes de la « Beauté », des
savants qui, se pensant collègues d’Hérodote et de Cicéron, se
voyaient dans leur propre miroir comme une incarnation
vivante des « classiques », je me suis intéressé à ce que les
Anciens déjà désignaient comme « pas beau », « pas
convenable », bref « pas classique », qu’il ne fallait ni nommer
ni montrer, moins encore voir, tant c’était « inconvenant » : les
aspects extrêmes du sexe des dieux. Ou, plus précisément, en
quoi l’excès était une forme de la laideur classique. En
l’occurrence, la sexualité extrême d’un tout petit dieu, dénué
de séduction, qui a un membre trop grand, toujours en
érection : le vilain Priape.
D’emblée, soucieux de parité, j’étudie alors également les
drames mythiques d’une « bonne femme » qui a fait rire
Déméter en lui exhibant son sexe : Baubô, la déesse vulve 4.
Priape et Baubô, qui ont pu divertir les érudits durant deux
millénaires, ne sont pourtant pas si drôles à fréquenter. Leur
érotisme n’en est pas un. À l’instar de leur sexualité
monomaniaque, ils forment un « couple » de solitaires : aucun
récit antique, nul mythe ne les met en relation. Voilà donc ce
qui a constitué la matière érudite de ma thèse de doctorat –
deux livres promis à Harvard University Press.
Dans ces enquêtes sur la sexualité des dieux antiques, mes
alliés les plus précieux ont été et demeurent les Pères de
l’Église : ils avaient une passion pour le sexe des dieux – une
passion aussi érudite que polémique. Car, pour mieux
démontrer l’inanité des dieux grecs et latins, l’impossible
« religion » de ces polythéismes, les fondateurs de la
chrétienté se transformaient en spécialistes de divinités
incongrues, de mythes sexuels qui, à leurs yeux, devaient
prouver l’obscénité même du fait polythéiste. Pourquoi donc
leurs textes nous sont-ils si précieux ? Simplement parce que,
dans bien des cas, ils sont les seuls à nous avoir conservé ce
type de sources mythologiques. Mais alors, dira-t-on, ils ont
pu défigurer ces mythes pour s’en moquer plus encore. Sans
doute. Mais dans plusieurs cas, quand des papyrus ont été
retrouvés plus récemment, on a pu vérifier les citations des
Pères de l’Église. Or, si la polémique était peut-être leur
premier souci, ils n’oubliaient pas pour autant d’être
philologues et leurs citations sont souvent scrupuleuses, donc
précieuses pour les spécialistes d’aujourd’hui. Sans les écrits
de Clément d’Alexandrie et d’Arnobe, on ne saurait presque
rien des épisodes orphiques de Baubô, la déesse à la vulve
souriante, qui a fait éclater le grand rire de Déméter.
Finalement, côté polythéisme, ils se débrouillaient plutôt
bien. Mais quand les mêmes Pères de l’Église guerroyaient
tout à la fois « pour et contre » le vieil hébreu, abrogeant
l’Ancienne Loi pour lui substituer la Nouvelle Foi, c’était une
autre affaire – qui dure en quelque sorte jusqu’à aujourd’hui 5.
Il suffit de regarder la série d’Arte L’Origine du christianisme,
de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, portant notamment sur
l’archive comme forme de civilisation chrétienne 6, et de lire
les polémiques navrantes des nouveaux Pères de la Sorbonne
contre les deux auteurs de ce grand moment de cinéma
documentaire : on se pince pour se réveiller de tels écrits 7
quand on a eu la chance de voir ces quelque trente heures de
film qui donnent un sens actuel aux travaux de Vatican II
(1962-1965), lesquels semblent ces temps-ci bien fragilisés 8.
C’est de manière convergente que ces recherches m’ont
guidé vers des questions souvent associées à des mythes
d’origine – à des fabriques d’originaire. Que ce soit dans des
constructions imaginaires portant sur le sexe ou dans l’étude
de fables savantes sur la « race », on se trouve souvent face à
des discours qui veulent fonder de l’originaire pour asseoir
leur domination (« sexuelle », « linguistique » « raciale »,
« nationale ») sur « l’autre ». On peut vouloir dominer en
affirmant l’antériorité de sa langue et se servir, dans ce cas
précis, d’une « politique de l’étymologie 9 » pour affirmer à la
fois la pureté de l’idiome et sa primauté, sa supériorité sur les
autres. Cet exemple permet d’entrevoir une problématique
commune à des recherches sur les « constructions d’altérité ».
Comment, affirmant une origine sublime, la sienne propre ou
celle de ses ancêtres, construit-on un « autre », différent au
point de ne plus appartenir au même récit généalogique dont
on peut, dès lors, l’exclure ?
Parti de mythes anciens, je me suis intéressé à quelques
grands récits fondateurs des savoirs de l’âge moderne : d’une
part, les mythologies des Langues du Paradis, qui ont présidé
à plus d’un discours national tout en contribuant à la mise en
place des techniques et des savoirs de la philologie comparée
donnant lieu à la « linguistique » ; d’autre part, j’ai tenté
d’éclairer la genèse et le développement des sciences de la
« race » au XIXe siècle. Autrement dit, entre ma formation
d’archéologue et de philologue classiques et les enquêtes sur la
généalogie de nos sciences humaines, les liens se sont faits de
manière assez intuitive, séparant peu les catégories du sensible
et de l’intelligible. Serait-ce ici un souvenir (plus qu’une
connaissance) de Spinoza, l’influence certaine de Vernant et de
Lévi-Strauss, lui-même proche de Merleau-Ponty ?
Un peu comme les enfants qui posent des questions
incongrues, je souhaitais en savoir plus sur « le comment » et
« le pourquoi » de nos disciplines. Des « pourquoi » qui se
succèdent en embuscade. Pourquoi fait-on de l’histoire ainsi
plutôt qu’autrement ? Pourquoi, en histoire des religions,
quand on analyse des mythes, des rituels, la démarche
« scientifique » suppose-t-elle une forme d’expérimentation
qui rend plausible du comparatisme ? Pourquoi, sans histoire
expérimentale, n’y a-t-il pas de méthode comparative ? Que
faut-il entendre par les usages du « comparable 10 » ? Ou
encore, qu’est-ce que l’« interdisciplinarité », un mot à la
mode dont on trouve si peu d’applications ?
Pour aborder quelques-unes de ces questions, j’ai fait
plusieurs années mon séminaire du jeudi soir à l’EHESS sur
l’histoire et la préhistoire du comparatisme, examinant les
techniques comparatives, notamment grammaticales,
étymologiques, etc., les manières de rapprocher et de
distinguer les idiomes, entre le XIVe et le XIXe siècle. De ce type
d’analyses résulte une « évidence » historique : il est difficile
de séparer les questions de langue de celles de la religion dans
nos civilisations marquées par les diverses lectures de la Bible.
Car, il faut s’en souvenir, à l’aube des temps, tout a été créé
par l’action d’un Verbe primordial qui, par la suite, s’est
incarné dans un Fils divin. Les Pères de l’Église se sont plus
d’une fois posé la question suivante : mais en quelle sorte de
langue Dieu a-t-il dit Fiat Lux ? En hébreu ? en grec ? en
latin ?
Refusant d’écarter de telles questions qui peuvent paraître
anecdotiques, j’ai appris, de façon plus artisanale que
dogmatique, à lire les textes en les restituant à leurs contextes
historique et social, sans nécessairement séparer, plus qu’il ne
faut, les questions de savoir et de croyance : de science et de
foi. Après tout, l’un des projets fondateurs de la chrétienté n’a-
t-il pas été de vouloir démontrer que, contrairement aux fables
et récits farfelus colportés par toutes les autres religions, le
christianisme devait être identifié, par l’œuvre de ses dogmes,
à une « science » ? Et que le Christ était non seulement dans
l’Histoire mais incarnait une réalité consubstantielle à la
temporalité historique ? Que « la science la plus objective » et
« l’Histoire » soient inhérentes à la doctrine chrétienne, Henri-
Irénée Marrou, un des maîtres de Pierre Vidal-Naquet, ne l’a
pas oublié dans sa grande thèse sur saint Augustin 11.
Ces questions sont aujourd’hui d’autant plus difficiles que
beaucoup ont cru, sans doute en raison de la vogue des
diverses formes de positivisme et de rationalisme modernes,
pouvoir définitivement dissocier foi et science comme deux
réalités sociales séparées par une frontière étanche, alors que
celle-ci n’a jamais cessé d’être poreuse tout au long du XIXe et
du XXe siècle.
Cela m’a conduit, tant dans Les Langues du Paradis que
dans Race sans histoire, à ne pas gommer l’impact des
formulations de la foi chrétienne dans la constitution des
sciences humaines et à ne pas esquiver l’importance du
théologique dans l’ordre rationnel de l’historiographie. Faut-il
le rappeler ? Leopold von Ranke, qui meurt en 1886, dont
l’œuvre domine l’école historique de son temps, associe
étroitement une démarche entièrement positive à une
explication radicalement religieuse de l’histoire quand il écrit,
en toute rigueur de son point de vue, que « chaque époque
existe dans un rapport immédiat à Dieu » (Jede Epoche ist
unmittelbar zu Gott) 12. Si l’on veut bien prêter attention à nos
corpus, ils incitent à ne pas séparer trop systématiquement le
mythique du scientifique, tout en distinguant toujours ces deux
approches ; et, en outre, à ne pas dissocier certaines visions
mythiques, voire magiques, qui peuvent paraître archaïques,
d’inventions modernes jusque dans leurs applications
techniques 13. Enfin, comme pour Ranke, si l’on accepte de ne
pas contredire l’œuvre de cet historien en isolant savoir positif
et foi, sans doute peut-on déceler, dans certains récits
fondateurs des sciences les plus laïques au XIXe siècle, autant
d’arguments et de « justifications » mythico-religieuses que
scientifiques.

Pour aller au plus simple, mais au plus difficile de votre


œuvre, le racisme est-il pour vous un objet historique ou
transhistorique ? Comment voyez-vous le passage de La
Chasse aux évidences (2005) à Race sans histoire (2009) ?
C’est sur le « sans » que nous voudrions que vous vous
expliquiez.
Au moment de la sortie de La Chasse aux évidences, un
recueil épuisé publié par Galaade, l’éditeur américain des
Langues du Paradis (Harvard University Press) m’invitait à
réorganiser ce volume de quatre cents pages en le réduisant,
tout en m’incitant à écrire de nouveaux chapitres qui
apporteraient des développements inédits, notamment sur « le
silence d’une génération » d’intellectuels nazis 14. J’ai alors
repensé le sommaire de ce qui allait devenir Race and
Erudition (2009). Puis, comme pour les poupées russes qui
naissent les unes des autres, c’est le livre de Harvard qui a
donné lieu à Race sans histoire et à Razza e Destino, chez
Bompiani en 2014.
À la question posée « pour aller au plus simple mais au
plus difficile », la réponse est sans détour : la « race », telle
qu’on l’entend au XIXe siècle, est une invention liée à des
circonstances historiques, dont on peut, de manière diverse
sans doute, retracer à la fois les lieux, les moments et les
sphères de développement, les généalogies intellectuelles. On
peut ainsi, sans encore parler de « race » au sens moderne,
entrevoir du paléo-racial, au milieu du XVe siècle, à Tolède,
quand les auteurs des statuts de la « pureté de sang 15 »
remettent en question les bienfaits de l’éducation chrétienne, et
même les valeurs sociales du baptême, pour lui substituer un
« fluide imaginaire » d’une pureté mythique. La chose est
remarquable dans la mesure où le principe évangélique
garantissait l’égalité à tous les baptisés. Ici, l’originaire d’un
sang transmis va l’emporter sur l’acte du baptême et l’acquis
de l’éducation. On peut trouver d’autres exemples de
« biologisation » plus anciens au Moyen Âge, et certains
savants ont même voulu reconnaître des conceptions de
« race » dans l’Antiquité 16.
e e
Telle qu’elle se déploie, à partir de la fin du XVIII , au XIX

et au XXe siècle, il s’agit d’une construction mentale, d’une


représentation de l’« autre » qui vise à l’enfermer à la fois
dans un « hors temps » et un « hors lieu », en tout cas dans un
univers qui ne serait absolument pas « nôtre ». La particularité
de « l’autre comme race » par rapport aux « autres autres »,
aux autres types d’altérité si l’on préfère, c’est que, dans le cas
présent, l’« autre », l’étranger, le voyageur, celui qui arrive
d’ailleurs, parle une autre langue ou a d’autres croyances,
cesse d’être un humain. Il devient, comme disait Vernant pour
la Gorgone, d’une « extrême altérité », un « autre » de
l’humain, son envers monstrueux. Cela, de façon radicale : si
l’on peut se convertir, passer d’une religion à une autre,
changer de nationalité plus ou moins aisément suivant les
temps et les lieux, au regard d’un raciologue on ne change
jamais de « race », pas plus qu’un chien ne devient un chat ou
l’inverse. On est supposé y demeurer enfermé à tout jamais.
Non seulement de la naissance à la mort mais, dans une
transmission immuable, de génération en génération.
Si les idées de « race » induisent des mécanismes
intellectuels à « idées fixes » qui visent donc à « fixer »
certains groupes humains dans une hérédité irrévocable, c’est
pourtant notamment en raison de la grande diversité des
notions mobilisées par la « race » que celle-ci a connu un
premier succès médiatique, international, au moment de
l’affaire Dreyfus.
Ni le « racisme » ni la « race » ne sont « transhistoriques »,
pas plus qu’ils ne sont des réalités intemporelles inhérentes à
toute société. Et l’histoire de cette notion peut aussi se lire
dans les usages du mot « race ». Dans ce domaine, où la
violence se manifeste d’abord souvent par l’éclat des propos,
où l’on peut passer de l’insulte et de l’injure à la blessure (que
l’anglais injure rappelle) et au meurtre, faire de l’histoire
sémantique ne relève pas d’un luxe inutile.
Au vieux mot de la noblesse qui désigne celui qui est de
« bonne race », comme on est de bonne « gent » ou
« gentilhomme », ont succédé les dérivés modernes,
notamment, en français, « raciste » (1892) et « racisme »
(1902). Souvent, examinant le terme « race », il m’est arrivé
de faire l’histoire d’un mot qui a mal tourné. N’importe quel
dictionnaire en apporte la preuve sémantique : la mémoire
historique de ses synonymes fait savoir combien le mot
« race » a longtemps été non seulement du « bon côté » mais
l’insigne même de la légitimité. « Race » signifiait alors
famille, lignée, filiation, ascendance et descendance, d’où
naissance, postérité, ancêtres et héritiers. S’il fallait une autre
preuve sémantique, il suffirait d’interroger ses ou plutôt son
antonyme. En effet, pour voir le visage de celui qui incarne le
contraire de la « race » il faut débusquer le « bâtard », figure
sans pareille de ce qui est illégitime. Que ce même terme
« race » puisse véhiculer une marque de distinction abstraite,
voire un concept, désignant le « modèle » d’une chose, un
« type », une « catégorie », un « genre » (une nouvelle « race »
de magasins), évoque les liens étymologiques que le vieux
razzo, devenu razza en italien, pourrait avoir avec la ratio
latine, signifiant « système », « procédé ». « Vraie » ou
« fausse », cette étymologie, soutenue notamment par Leo
Spitzer en 1948, illustre l’imaginaire de la « raison raciale »
qui, au XIXe siècle, a voulu « classer » l’humanité, la « penser »
de façon systématique à l’aide des nouvelles catégories
scientifiques élaborées par les sciences de pointe qui avaient
cours alors, légitimant les diverses formes prises par la
raciologie. Entre terreur et humour, dans « Penser/Classer »,
son dernier texte, Georges Perec a mis en évidence la
redoutable logique des classifications 17.

Pourquoi insistez-vous pour que l’on mette des guillemets à


« race » ?

Serait-ce cette formation de philologue et d’archéologue à


laquelle vous avez fait allusion au début de l’entretien ? Quand
les linguistes construisent l’hypothèse, même plausible, d’une
racine linguistique qu’ils n’ont jamais pu repérer dans leurs
sources écrites, ils lui apposent un astérisque 18 pour bien faire
savoir au lecteur que ce terme est une fiction qui, jusqu’à
preuve du contraire, n’existe pas dans les archives – fiction
savante, sans doute, mais fiction néanmoins.
La « race » a été, durant plus d’un siècle, non seulement
une fiction savante mais une réalité « scientifique », légitimée
et admise en tant que telle. Ceux qui s’y sont opposés,
minoritaires dans le monde universitaire d’alors, même s’ils
comptaient parmi les plus grands savants de leurs temps, n’ont
pas été entendus 19. Assumer un minimum de responsabilité
sémantique suppose, me semble-t-il, de signaler aux lecteurs
que le mot « race », dont l’histoire récente a légitimé, jusque
dans les lois écrites par la France de Vichy 20, des crimes réels,
ne recouvrait qu’une « fiction savante » ou, si l’on préfère, une
fantasmagorie. Ces guillemets ont alors peut-être également
une fonction d’alerte, pour rappeler à tous que les phantasmes
les plus loufoques peuvent tuer et, à ce titre, font partie des
réalités de l’histoire. Ces petits crochets anguleux, qui se
mobilisent sous nos yeux, ont alors pour vocation pédagogique
de maintenir vives les tensions entre mémoire et oubli.
Le titre du volume anglais publié par Harvard, Race and
Erudition, souligne les liens entre « race » et « savoir ».
Pourquoi, dans l’édition française, mettre ainsi en évidence la
formule « sans histoire » ? Est-ce pour signaler que le mot
« race » suppose une communauté confinée dans son identité,
à l’arrêt, dans un univers sans transformation, effectivement
« sans histoire » ?

Pendant que j’écrivais le chapitre d’introduction à Race


and Erudition, il m’est apparu un fait important sous forme de
constat d’échec : je n’arrivais pas à dégager, des sources
étudiées, ce que serait le plus petit dénominateur commun aux
innombrables représentations que les sciences du XIXe siècle
construisaient alors pour formuler de la « race ». La vulgate
des imageries raciales insiste souvent sur les différences de
caractères visibles : couleurs de peau, des yeux, formes du
crâne – les craniologues mesurant l’indice céphalique ou
orbito-nasal –, taille des individus, etc. Ces inventaires de
caractères physiques (visibles) avaient principalement pour
fonction de déterminer des taxinomies métaphysiques
(invisibles) visant à déceler des normes morales,
intellectuelles, psychologiques, etc. D’autres savants, comme
Renan, ne croyant ni aux vertus de la craniologie ni à celles du
sang, associent étroitement langue et religion, pour fabriquer
des « races linguistiques », attribuant ainsi aux Hébreux un
« instinct monothéiste 21 ».
Ce ne sont donc pas uniquement les facultés
d’anthropologie physique ou de médecine qui fabriquent les
sciences de la « race ». C’est l’ensemble du monde
académique qui a mis l’Université au service de ces nouvelles
inventions raciales. Pas une discipline ne manque à l’appel, ni
la musicologie ni… l’archéologie.
Face à un tel déploiement d’intelligence scientifique et
d’érudition littéraire, s’illustrant dans tous les domaines du
savoir, je me suis posé les questions suivantes : comment peut-
on comprendre cette pluralité de conceptions de « race » au
regard de ce que serait un fait historique, sans doute multiple
également, mais qui peut néanmoins aujourd’hui trouver une
spécificité sous le vocable « racisme » – dans la mesure où, me
semble-t-il, on peut y reconnaître un type d’exclusion radicale,
différent d’autres formes d’exclusion sociale ? Comment ne
pas être englué par tant de taxinomies variées, traquant la
« race » partout où on peut l’inventer, classant les couleurs de
peau, les langues, les religions, créant des stéréotypes
psychologiques ou imaginant des styles de céramiques qui
seraient la « preuve raciale » de telle ou telle population
préhistorique ? Y aurait-il donc une manière spécifique de
réfléchir, de concevoir des catégories raciales ? Peut-on
trouver un socle minimum, qui présiderait à cette fabrique des
« races » ?
J’ai tenté alors de poser quelques repères permettant de
cerner tel ou tel aspect « racial » dans ces innombrables
bibliothèques que forment les corpus raciologiques européens
entre la fin du XVIIIe siècle et 1950. Notamment ceci : ce qui
semble déterminer, en partie du moins, les manières de penser
de la « race », ce sont les automatismes de corrélation entre
caractère visible et qualité invisible ; l’affirmation de traits
marqués par de l’indélébile (ce qui ne s’efface pas et demeure
perpétuel) ; de l’inamovible et de l’invariable (quand l’identité
prescrit une hérédité immuable, un type fixé une fois pour
toutes) ; du substantiel (comme ce qui appartient à l’essence) ;
de l’essentiel, comme ce qui est par essence, non par accident
mais primordial, originaire, déterminé à demeurer tel quel.
L’ensemble de ces mécanismes de pensée peut conduire à
imaginer une communauté d’identité imperméable au temps de
l’histoire, qu’aucun changement ne pourrait venir altérer : des
« langues d’acier » caractérisant, comme chez Renan, des
« peuples dévoués à l’immobilité ». Peut-être comprend-on
mieux alors pourquoi « raciser » une communauté suppose
d’abord l’affirmation de son immobilité qui lui interdirait toute
évolution, la certitude que l’histoire, porteuse de turbulences et
de changements, ne peut pas l’aider à se transformer. Aux
individus d’une telle communauté racisée on lance alors :
« Vous, vous êtes toujours les mêmes. Rien ne sert de vous
éduquer, de vous apprendre quoi que ce soit. Ni pour vous ni
pour vos enfants, rien jamais ne changera. » Un tel discours
expulse l’autre de toute historicité possible. Constituer de la
« race » c’est alors donner lieu à la violence d’une catégorie
sans histoire.
Mais le titre Race sans histoire s’est imposé en lisant des
auteurs du XIXe siècle qui opposaient « race » et « histoire » –
comme si la première supposait l’exclusion radicale de la
seconde, tant la « race » résultait d’une conception « sans
histoire », où tout était fixe, immuable, « race » donnée une
fois pour toutes et comme incarnant un instinct (animal)
devenu destin (métaphysique), tandis que l’histoire
représentait la mobilité, le changement. Certains auteurs
associent ainsi, d’une part, « race », « sang », « destin »,
« fatalité » et tout ce qui est « conservateur » ; de l’autre,
l’« histoire », la « civilisation », le « libre choix » ou encore ce
qui est, au regard notamment de Gaston Paris, « progressif et
civilisateur » 22. Sans doute faut-il avoir en mémoire à la fois
l’arrière-plan politique et social européen, sans oublier les
événements franco-allemands (1870), et le poids de la raison
coloniale qui oriente l’ensemble des discours – ceux qui
construisent de la « race » et ceux qui, sans être entendus, la
déconstruisent déjà dans cette seconde moitié du XIXe siècle.
Autre aspect : la marque essentielle qui semble caractériser la
« race » va inciter certains discours à naturaliser les rapports
sociaux et politiques d’où pourra résulter une vision
anhistorique des rapports humains : une conception qui pétrifie
l’autre, qui l’incruste dans un destin immobile, sans histoire.
En 1883, quinze ans avant le retentissement de la véritable
affaire Dreyfus, un philologue, professeur de persan au
Collège de France, James Darmesteter, s’inquiète du « danger
social contenu dans ce mot de race ». Avec d’autres,
notamment Renan, il rappelle que toute guerre est un
« accident » historique, parce qu’une guerre n’est ni
« irrémédiable » ni « fatale ». Il souligne encore que la guerre,
phénomène momentané, a un début et une fin : il s’agit
d’hostilités liées à une temporalité historique. C’est alors que,
pour montrer plus encore « le danger social » que suppose le
maniement de « ce mot de race », Darmesteter va souligner
que la « race », qui évide toute historicité de son sens, conduit
non pas à ce que serait une guerre, un « accident » dans
l’histoire, mais à une « extermination » sans fin.
Car, par ce « mot de race », « toute lutte prend un caractère
de haine intime et inexpiable, parce que les combattants se
persuadent qu’il y a entre eux, non une hostilité d’un instant et
d’accident, mais irrémédiable et fatale. La guerre est entre eux
inévitable et éternelle, si la cause est toujours présente et
plonge de tout leur passé dans tout leur avenir. Ce sont deux
organismes, deux instincts, deux âmes inconciliables qui sont
aux prises : ce ne sont plus deux hommes, mais deux vertébrés
d’ordre différent. L’extermination rapide ou lente peut seule
mettre un terme à la lutte 23. » C’est la lecture de Darmesteter
et de quelques autres (dont Renan, Steinthal, Paris, Goldziher,
Saussure, Le Bon, etc.) qui m’a convaincu qu’il n’était pas
impossible de faire l’hypothèse d’une catégorie « sans
histoire » pour caractériser la violence de la « raison raciale ».
Peut-être comprend-on mieux à présent ce qui n’est
paradoxal qu’en apparence : si la « race » n’existe pas dans la
nature, le racisme peut exister, à certains moments, dans
certains lieux, comme fait de société. Un fait, soulignons-le,
qui résulte d’un ensemble de problèmes, lié à des
circonstances historiques précises, inhérent à telle ou telle
société qui engendre du racisme. Si la « race » résulte ainsi
d’une représentation historique, on peut faire observer que
cette notion, pour être efficace, suppose une manipulation de
la notion d’histoire et de ses temporalités. Dans son célèbre
texte de 1952, « Race et histoire », Claude Lévi-Strauss
demande de restituer du temps et de l’espace à tous les
peuples. Et de ne pas confondre un peuple dont l’histoire nous
est inconnue avec un « peuple sans histoire », ce qui n’existe
pas. Même, écrit-il encore, les peuples « qui n’ont pas tenu le
journal de leur enfance et de leur adolescence » sont des
peuples adultes.

Vous avez été l’homme de trois choses liées. D’abord un


« Appel à la vigilance », pourquoi ? Ensuite, quelle
interprétation donnez-vous du « devoir de mémoire » ? Enfin,
le « nazisme silencieux », que vous vous êtes attaché,
justement, à faire parler. Quel est pour vous le sens de cette
activité ?

L’« Appel à la vigilance » du 13 juillet 1993, dans Le


Monde, était un élémentaire rappel aux limites de la
démocratie – rien d’autre. Non pas un appel contre l’extrême
droite ni un appel « contre » qui que ce soit ! C’était un appel
« pour » prendre conscience de la fragilité inhérente à tout
système démocratique. Un appel philologique. Pour être
attentif à la langue, à ce que l’on dit en public, à ce que l’on
écrit, à ce que l’on signe : un appel à la « responsabilité
sémantique 24 » de tous. Il a été mal compris par quelques-uns.
Il s’agissait ici, du moins pour certains d’entre nous, de
souligner les liens, quelquefois périlleux, entre le politique et
le poétique 25.
Le « devoir de mémoire » ? En 1993, j’ai écrit quelques
pages intitulées « Il y a dans la mémoire quelque chose qui
pense l’oubli 26 ». J’ai repris ces questions sensibles en 2010
dans Matériau du rêve 27. On ne peut, me semble-t-il, rien
penser de la mémoire si l’on en gomme l’oubli. Mémoire et
oubli forment un vieux couple fonctionnel. Si j’ai depuis
toujours fait l’éloge de l’oubli ce n’est ni par provocation ni de
manière paradoxale. Il me paraissait être de bonne pédagogie
de rappeler les valeurs positives de l’oubli – tout le contraire
de la négation, de l’amnésie. En effet, le « bon oubli » rend le
sommeil à ceux qui en ont été privés, apaise ceux qui ont
souffert de ce qu’ils ne peuvent souvent pas même formuler.
Cet oubli survient quand la mémoire s’acquitte de son œuvre –
un travail qui prend le temps de se faire dans et par l’écriture
de l’histoire, dans et par les œuvres d’art qui s’élaborent en
jouant avec la représentation de ce qui souvent ne peut pas
l’être de manière commune. La temporalité des œuvres de
mémoire (qui ne doivent pas être nécessairement des
mémoriaux) ne peut pas être prescrite à l’avance : le deuil
suppose le temps de « ruminer » jusqu’à ce qu’un passé, qui
n’a pas pu se transférer par « représentation », soit « digéré »
avant de basculer dans l’« oubli ». On ne « doit » pas faire son
deuil ; au mieux, on peut le laisser opérer, souvent à notre
insu. Le travail de mémoire, individuelle et collective, ne se
décrète pas plus que l’oubli ne peut advenir sous la contrainte.
On ne peut donc pas plus imposer de la mémoire qu’il ne peut
y avoir exigence d’oubli 28.
Le troisième volet de votre question porte sur le dernier
chapitre de Race sans histoire où l’on découvre quelques
portraits de célèbres « taiseux ». Je propose là des éléments
pour une histoire du « silence d’une génération » à propos
d’intellectuels allemands, engagés jeunes, de manière diverse,
dans le nazisme, et qui, par la suite, sont restés silencieux
quelquefois durant plus d’un demi-siècle : notamment
Heidegger, Jauss, Koselleck, Gadamer, Borst, Günter Grass.
Ce chapitre est construit autour d’un long entretien avec Hans
Robert Jauss, pour Le Monde, le 6 septembre 1996, peu avant
sa mort. Le jeune Waffen-SS, né en 1921, est devenu par la
suite spécialiste de Proust, Diderot, Baudelaire, Flaubert,
Charles Perrault, et l’auteur de Pour une esthétique de la
réception, un classique traduit dans une vingtaine de langues,
dont l’édition française, préfacée par Jean Starobinski, paraît
en 1978 chez Gallimard. Achevé en 2009, le chapitre que vous
évoquez répond aux critiques qui m’ont été faites, par des amis
et des collègues, après l’entretien publié dans Le Monde 29.
Cet entretien est un témoignage « signé ». En effet, j’ai
choisi de publier uniquement les pages relues et autorisées par
Jauss. Celles-ci portent principalement sur l’interrogation
suivante :
« Comment expliquer que de grands universitaires
allemands compromis avec le nazisme se soient tus sur leur
passé, n’aient rien pu dire, ou si peu, aux générations
d’étudiants qui se sont succédé depuis plus d’un demi-
siècle ? » Après tout, un professeur a pour vocation de parler,
d’écrire, de transmettre son savoir d’une génération à l’autre.
Autre question posée : « Pouvez-vous en dire plus sur ce
silence d’une génération ? » J’interrogeai encore Jauss sur les
liens possibles entre une « dette sans fin à l’égard des
victimes » et « la honte et la culpabilité » 30.
Que m’ont reproché, de manière en partie justifiée sans
doute, ces amis critiques ? Ils m’ont dit que Jauss ne répondait
à aucune de mes questions ; que, de manière subtile et
rhétorique, il prolongeait le silence de cette génération. Enfin,
parlant de la honte et de la pudeur, il ne disait rien, proposant
des théories sémantiques. Ce à quoi je réponds dans mon livre
en reprenant, notamment, les échanges entre Heidegger et
Jaspers, dans leur correspondance, en évoquant la rencontre
entre Celan et Heidegger en juillet 1967. Ou encore en
démontrant que la célèbre phrase de Heidegger (« la plus
grosse bêtise de ma vie »), si souvent citée et sursollicitée par
des générations de philosophes et de chercheurs, était de
source orale et anonyme. Il s’agit d’une formule, avec ses
variantes, qui lui a été attribuée, pour réduire sa responsabilité
dans son engagement politique, disant donc qu’il avait commis
« la plus grosse bêtise de sa vie 31 ».
Pourquoi tant de précisions ? Parce que ce chapitre pose la
question des significations « Du silence comme forme de
témoignages possibles » et que je propose l’exercice de lecture
suivant : comparer des formes de silence qui seraient
spécifiques, donc différentes. Ainsi, le silence de Heidegger –
qui ne dit rien à Jaspers, rien à Celan, et qui ne prononce peut-
être même pas sa célèbre formule – n’est pas identique au
silence du grand historien Reinhart Koselleck qui, dès 1976,
étudiant les monuments aux morts, s’interroge sur les liens
entre mémoire et « fondation de l’identité des survivants ».
Quant à Jauss, jusqu’à la fin de sa vie, il a voulu poser des
questions sur ce passé qui n’a aucune raison de passer. Quinze
jours avant sa mort, pour une ultime conférence, il écrivait :
« Quand l’inhumain dans l’histoire […] demeure inexplicable,
quand nous ne pouvons pas comprendre […], n’est-ce pas
alors peut-être le mal même qui est l’inexplicable, sur lequel la
compréhension vient buter comme sur une ultime
frontière 32 ? »
Dans ce même chapitre, je fais dialoguer Jauss avec
Koselleck. Amis, ils étaient en désaccord à propos des
traitements de cette mémoire « discontinue », impossible à
soutenir. On peut y découvrir aussi des « dialogues » entre
Günter Grass, Jauss et Koselleck, composés en agençant leurs
propos respectifs.
Ils n’ont « rien » dit, m’a-t-on fait savoir. Mais, d’une
certaine manière, proclamant leur difficulté de mémoire,
explicitant leur impossibilité de comprendre, formulent-ils la
même catégorie de « rien » que le silence de Heidegger ?
Quand Günter Grass, dans Pelures d’oignon, se tait, parle de
honte, de pudeur, de silence, fait de la littérature, le sachant et
l’affirmant, rappelant combien « le souvenir aime le cache-
cache des enfants », dans quel registre s’inscrit son silence, de
quel type de « rien » s’agit-il ici ? Enfin, en supposant même
que Grass ne « dise rien » en quatre cents pages, son silence
pourra sans doute, un jour, au regard des historiens de
l’extermination perpétrée par les nazis, se constituer, sous
forme d’archives, en témoignage possible.
On pourrait suggérer aussi que, pour ces historiens de
demain, les propos de Jauss, qui tiennent en quelque
13 000 signes, imprimés à plus d’un demi-million
d’exemplaires par Le Monde, en supposant même qu’ils ne
disent « rien », constituent en quelque sorte une forme de
silence en relief.
Pourquoi tant d’efforts pour un résultat si ténu ? Parce que,
en rencontrant Jauss, sans savoir bien entendu que nous étions
peu de mois avant sa disparition, il me semblait que ce
discours, explicitant aussi pauvrement que ce soit le silence
d’une génération, manquait. Et, tout autant, parce que je
demeure convaincu que ne « rien dire » à haute et intelligible
voix, ou encore, ne « rien dire », comme Günter Grass, en
écrivant quatre cents pages, ou enfin, comme Koselleck, poser
encore et encore des questions sans même tenter de leur
trouver l’unique et bonne réponse, n’est pas « rien », au regard
d’une historiographie qui reste à construire.

1. Maurice Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple


providentiel (1989), préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil, « Points
Essais », no 294, 2002, notamment le chapitre sur Adolphe Pictet, le premier
maître de Saussure, p. 177-197.
2. Maurice Olender, « Between Sciences of Origins and Religions of the
Future : Questions of Philology », dans Philological encounters, vol. 2, nos 3-4,
Leyde, Brill, 2017, p. 201-236 (pour Leibniz, p. 210-211).
3. À ce propos, ainsi que pour la suite de ce paragraphe, Maurice Olender,
Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points Essais », no 620, 2009, p. 22-23, p. 26-
29, p. 39-43 et p. 117-119. Et id., « Between Sciences of Origins and Religions
of the Future », art. cité, p. 225-228.
4. Voir supra, ici et infra, là.
5. Maurice Olender, « Des aléas de la Parole divine au Verbe performatif »,
dans Barbara Cassin et Carlos Lévy (dir.), Genèse de l’acte de parole dans le
monde grec, romain, médiéval, Turnhout, Brepols, 2010, p. 243-244.
6. Coffret de 12 DVD, 30 heures environ, produit par Denis Freyd (Archipel
33) et la Sept-Arte.
7. Jean-Marie Salamito, Les Chevaliers de l’Apocalypse. Réponse à
MM. Prieur et Mordillat, Paris, Lethielleux-Desclée de Brouwer, 2009.
8. Il vaut la peine de consulter l’Histoire du concile Vatican II, sous la
direction de Giuseppe Alberigo, version française sous la direction d’Étienne
Fouilloux, cinq volumes traduits aux éditions du Cerf-Peeters, 1997-2005.
9. Maurice Olender, « Les mots voyageurs », dans Le Royaume intermédiaire.
Psychanalyse, littérature, autour de J.-B. Pontalis, Colloque de Cerisy-la-Salle,
Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2007, p. 399-415 et n. 492-497.
10. Marcel Detienne a beaucoup contribué à la mise au point de nouvelles
pratiques de comparatisme. Voir, notamment aussi pour de la bibliographie, Le
Genre humain, nos 40-41 : Qui veut prendre la parole ?, Marcel Detienne (dir.),
2003.
11. Henri-Irénée Marrou, Saint-Augustin et la fin de la culture antique (1938),
Paris, éditions de Boccard, 1983. Pour des précisions à ce propos, voir Maurice
Olender, « Ce que le politique doit au poétique », dans Le Genre humain,
no 47 : La Conscience de soi de la poésie. Colloques de la fondation Hugot du
Collège de France (1993-2004), Yves Bonnefoy (dir.), 2008, p. 146 et p. 158,
n. 74.
12. À ce propos, et pour les liens avec Johann Gottfried Herder, voir Les
Langues du Paradis, op. cit., p. 40.
13. L’œuvre d’Henri Atlan est à cet égard éclairante, guidant le lecteur jusqu’à
aujourd’hui, notamment dans les deux tomes des Étincelles du hasard, Paris,
Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1999 et 2003.
14. Il s’agit du dernier chapitre de Race sans histoire, « Le silence d’une
génération », op. cit., p. 249-291 suivi d’un « Post-scriptum pour Günter
Grass », p. 284-291.
15. Ibid., p. 19-20 et, pour des éléments de bibliographie, p. 296-297.
16. Ainsi Benjamin Isaac, The Invention of Racism in Classical Antiquity,
Princeton, Princeton University Press, 2004.
17. Voir infra, ici.
18. Pour un tout autre usage de l’astérisque et de l’obèle chez les Pères de
l’Église, voir Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Paris, Seuil,
« La Librairie du XXIe siècle », 2017, p. 91-105.
19. Voir supra, ici et infra, n. 23.
20. Si, depuis les livres pionniers de Robert Paxton, les enquêtes des historiens
sur Vichy abondent, les travaux de juristes sont longtemps restés plus rares sur
les législations de Vichy. Voir Le Genre humain, no 28 : Juger sous Vichy,
Christian Chomienne (dir.), 1994, et Le Genre humain, nos 30-31 : Le Droit
antisémite de Vichy, Dominique Gros (dir.), 1996.
21. Pour cet « instinct » et les controverses auxquelles l’affirmation de Renan a
donné lieu dès 1859, voir Maurice Olender, Les Langues du Paradis, op. cit.,
p. 106 sq. et 128 sq. ; Race sans histoire, op. cit., p. 25-29.Voir aussi Razza e
Destino, Milan, Bompiani, 2014, l’ensemble du premier chapitre inédit en
français, (p. 7-78), notamment p. 8-20.
22. Les sources des présentes pages se trouvent dans Maurice Olender, Race
sans histoire, op. cit., p. 25 sq., et voir aussi supra la note 21.
23. Ibid., p. 35-36. Pour des propos analogues chez Renan, en 1871, dans un
contexte spécifique, ibid., p. 305, n. 64.
24. Voir le chapitre dédié à Jean Starobinski dans Race sans histoire, op. cit.,
p. 225-232.
25. Voir supra, n. 5, et infra, ici et là.
26. Maurice Olender, Race sans histoire, op. cit., p. 233-237.
27. Désormais dans Un fantôme dans la bibliothèque, op. cit., p. 11-89.
28. Voir infra, ici.
29. Vingt ans après la publication à la une du Monde, en 1996, de cet entretien
avec Hans Robert Jauss, un colloque a eu lieu en 2016, à Berlin, au Centre
Marc-Bloch, à l’occasion de plusieurs événements dont notamment la
publication du livre d’Ottmar Ette, Der Fall Jauss, chez Kadmos (traduit par
Robert Kahn, préface d’Aurélie Barjonet, Mont-Saint-Aignan, Presses
universitaires de Rouen et du Havre, 2019). Plus d’informations à ce propos sur
le site du Centre Marc-Bloch de Berlin, Der Fall Jauss, 16 juin 2016.
30. L’entretien du Monde est intégralement reproduit dans Race sans histoire,
op. cit., p. 258-265.
31. À ce propos, Patrice Loraux, « La grosse bêtise de Heidegger », Po&sie,
no 116, 2006, p. 110-111. Pour des sources et de la bibliographie,
Maurice Olender, Race sans histoire, op. cit., p. 271-275, p. 357-358 et n. 26-
31.
32. Maurice Olender, Race sans histoire, op. cit., p. 280.
De la responsabilité sémantique.
Appel à la vigilance

Entretien avec Claire Mayot


Nous sommes à la Maison de l’Amérique latine, un endroit
que vous avez choisi pour accueillir votre famille
intellectuelle, celle que vous avez réunie autour de vous, au fil
des années et autour de la revue que vous avez créée en 1981,
Le Genre humain, une soixantaine de volumes dont beaucoup
ont été présentés et discutés à la Maison de l’Amérique latine.
Pourquoi avoir choisi ce lieu ?

Quand vous parlez de « ma » famille intellectuelle, il


faudrait préciser qu’il s’agit d’une famille intellectuelle qui
m’a fabriqué. Elle n’est pas mienne, je lui appartiens par
affinité et amitié. Le Genre humain, en 1981, c’était Léon
Poliakov, Colette Guillaumin, Albert Jacquard, Nadine Fresco,
Alain Schnapp. Il y avait aussi le « Comité » avec François
Jacob, Jacques Le Goff, Jean Bernard, Jean-Pierre Vernant :
ces savants avaient écrit leur œuvre bien avant que je ne les
rencontre.
Vous avez tout à fait raison de parler de l’importance de la
Maison de l’Amérique latine. Ça s’est passé de manière très
simple : un jour de 1999, Michel Deguy, le poète, l’ami, m’en
parle et il me dit que François Vitrani, qui la dirige, et moi
sommes faits pour nous entendre ; je ne connaissais pas la
Maison de l’Amérique latine. Moins d’une semaine plus tard,
nous prenons un café : François Vitrani avait tout lu, les livres
de Starobinski, de Bonnefoy, de Vernant, mon premier livre
Les Langues du Paradis, la revue Le Genre humain. Il savait
tout et moi rien, je le dis sans forfanterie. Je suis arrivé à Paris,
dans un univers accueillant. Philippe Sollers avait
généreusement choisi de publier un de mes premiers textes,
une étude sur Justin le Gnostique, dans Tel Quel, en 1979.
C’est bien tard que j’ai découvert que la Maison de
l’Amérique latine avait été créée par des résistants, Paul Rivet,
fondateur du musée de l’Homme en 1937, Jean Cassou et Luiz
de Souza Dantas, ambassadeur du Brésil en France depuis
1922, qui, entre 1940 et son arrestation par la Gestapo début
1943, a bravé l’interdiction de son gouvernement et délivré
plusieurs centaines de visas qui ont permis à plus de huit cents
personnes de fuir les persécutions nazies. Une fois rentré à
Paris, cet ambassadeur de la Résistance a été l’un des
fondateurs de la Maison de l’Amérique latine.
Un des bonheurs dans l’existence n’est-ce pas lorsque, sans
rien prévoir ni programmer, sans même s’en apercevoir, après
coup, on découvre qu’on ne s’est pas trop trompé ; et que les
histoires dans lesquelles on s’est lancé, sans savoir vers où ni
pourquoi, avaient une forme de cohérence, quelquefois même
presque du sens. La rencontre avec François Vitrani, pour moi
c’est ça : du presque rien qui devient du presque tout.
À propos de la Maison de l’Amérique latine, rappelons que
plusieurs livres sont nés lors de nos rencontres baptisées
« Coïncidences », notamment des recueils de poètes latino-
américains, César Vallejo, Nicanor Parra, Ida Vitale 1 – et
bientôt Fabio Morábito. C’est une chance pour moi de les
accueillir dans « La Librairie du XXIe siècle ». Un autre
souvenir : après avoir publié un des romans d’Olivier Rolin,
Suite à l’hôtel Crystal 2, nous avons envisagé, avec Vitrani,
d’en faire une présentation à la Maison de l’Amérique latine.
Olivier Rolin me dit qu’il serait heureux que Jorge Semprun
participe à cette soirée. Lors de la séance, où nous parlons du
livre d’Olivier Rolin, faisant le récit des aventures qui se
déroulent dans des chambres d’hôtels, Semprun – du moins
c’est ainsi que cela me revient – se tourne vers moi et
chuchote : « Nous aussi on pourrait “écrire une chambre
d’hôtel”. » Lors du dîner qui a suivi la rencontre j’interroge
Rolin pour savoir si un volume où des amis lui offriraient
chacun une chambre d’hôtel lui ferait plaisir… C’est devenu
un livre. D’une soirée, restée dans la mémoire d’une centaine
de personnes, est né un livre sous la direction d’Olivier Rolin,
Rooms 3. À sa demande, j’ai fait le récit des aventures qui se
passent dans la chambre d’un cliveur de diamants, une fiction
« politique » et « érotique » devenue un chapitre d’Un fantôme
dans la bibliothèque 4.

Vous parliez de résistance, est-ce que c’est un mot qu’on


peut poser sur le projet de cette revue, Le Genre humain ?

Née en 1981 d’une aventure collective, cette publication


avait d’emblée une vocation d’interdisciplinarité, associant la
littérature et la poésie à des questions scientifiques. Dans
l’ouverture du premier volume on peut lire : « C’est entre
science et société encore que l’on pourra découvrir
régulièrement un texte d’écrivain, de poète, qui explorera les
arcanes de la langue, grande révélatrice des représentations
sociales et laboratoire des catégories de la pensée 5. » On a
donc sollicité des écrivains et des poètes 6, les invitant à écrire
dans la revue. Pour le volume numéro 2 (1982), j’avais
demandé un texte à Georges Perec, sur le thème Penser
Classer, devenu par la suite un emblème de l’œuvre de
l’écrivain disparu peu de jours après la parution du volume 7.
Vous avez raison d’évoquer l’engagement de la revue qui
n’a cessé de mettre en évidence les liens et les tensions entre
sciences et société.
Dans la même ouverture du premier numéro j’écrivais :
« Traquer les préjugés où ils sont, même et surtout lorsqu’ils
se manifestent “au nom de la science”. Saisir les grands débats
qui informent la rumeur publique, même et surtout lorsque
celle-ci se déploie “au nom de la science”. […] Mais pourquoi
cette inquiétude soudaine et cette exigence de rigueur et de
lucidité critique au sein de la communauté scientifique ? Sans
doute la femme et l’homme de science ne croient-ils plus à la
neutralité de leur métier 8. » On est frappé, quand le temps
passe, de voir à quel point les débats se répètent, à quel point il
y a une sorte de « ressassement historique » qui n’est pas
encourageant. Faut-il vraiment se transformer en « machine à
ressasser » ?

Il faut d’ailleurs rappeler le contexte intellectuel de


l’époque. En 1981 on est en pleine explosion médiatique de ce
que l’on a appelé la « Nouvelle Droite » emmenée par Alain
de Benoist ; quelques années plus tôt, à la fin des années
1960, à Paris, apparaissaient le Groupement de recherches et
d’études pour la civilisation européenne, le GRECE, et sa
revue, Nouvelle École, où on voit ré-émerger des « Usages
“politiques” de la préhistoire indo-européenne ». Les thèses
de Dumézil étaient largement citées, voire récupérées. Est-ce
que Le Genre humain est né, aussi, du désir d’allumer un
contre-feu ?
Sans doute, mais cela suppose de faire un détour par le
début des années 1970. Étudiant, jeune lecteur de Dumézil, je
découvre en 1972, dans le volume de Nouvelle École qui lui
est consacré, un usage anachronique, démodé, des études indo-
européennes, qui évoque les savoirs « aryens » du XIXe siècle 9
que j’allais plus tard étudier dans Les Langues du Paradis
(1989) et Race sans histoire (2009). Je prenais soudain
conscience des usages politiques qui pouvaient être faits de
toute science, de tout savoir.
Comme vous évoquez le début des années 1980 qui a vu
naître la revue Le Genre humain, si c’était à refaire, j’aurais
proposé à la rédaction d’alors de mettre en exergue du premier
volume, intitulé La Science face au racisme, la phrase suivante
écrite en 1918 par le philologue Leo Spitzer : « C’est quand
les instincts bestiaux de l’homme ont la possibilité d’invoquer
un prétexte scientifique qu’ils sont les plus dangereux : car
rien n’impressionne autant la bête humaine que la
“science” 10. »

Puisque vous acceptez l’idée d’une revue résistante,


militante, j’aimerais revenir sur un moment fort de votre
trajectoire. Il est impossible de parler de votre engagement
intellectuel sans évoquer l’« Appel à la vigilance » dont on
vous attribue la paternité. On est le 13 juillet 1993 et vous
publiez, dans Le Monde, une tribune signée au départ par
quarante personnalités. À quoi fallait-il être vigilant à
l’époque 11 ?

Oui, un appel signé par quarante personnes le 13 juillet


1993 dans Le Monde, et l’année suivante, il y avait entre mille
cinq cents et deux mille signataires de toute l’Europe, sur une
pleine page imprimée par ordre alphabétique. Le premier
moment de cet « Appel à la vigilance » a lieu lors d’une soirée
amicale avec Yves Bonnefoy. Il raconte comment cela s’est
passé dans un texte de 2013 12. On parlait ensemble, avec son
épouse Lucy Vines, et il m’a dit qu’il fallait agir. J’ai proposé
alors de faire autre chose qu’une pétition de plus contre
l’extrême droite. Il nous fallait mettre en évidence la fragilité
de toute démocratie pour dire qu’il y a des limites qu’il serait
périlleux de dépasser. Il y avait à l’époque plusieurs revues et
publications, en France, en Europe, aux États-Unis, dirigées
par des éditeurs que ni les extrêmes droites ni le
négationnisme n’inquiétaient. Ils avaient sollicité et obtenu la
signature d’auteurs qui pouvaient, à l’occasion, nous être
proches. Or, lorsque des noms se trouvent dans un même
sommaire, apportant leur caution en s’associant à un projet
intellectuel, le contexte éditorial opère comme lieu commun,
générant de la légitimité. C’est ce qui nous a incités à lancer
cet « Appel à la vigilance ». À l’origine, lors des premières
réunions, il y avait en effet Yves Bonnefoy mais aussi
Umberto Eco, Arlette Farge, Nadine Fresco, Michel Deguy,
Lucy Vines, Nicole et Patrice Loraux, Jean-Pierre Vernant,
Lydia Flem, Françoise Héritier…
Nous nous sommes donc réunis en un premier temps non
pas pour rédiger une pétition mais pour réfléchir ensemble à ce
que suppose la responsabilité de signer un texte dans telle ou
telle publication. Chacun de nous avait sans doute sa propre
vision de cet « Appel » qui résultait d’engagements singuliers,
personnels, et non d’un groupe constitué quel qu’il soit. Ce qui
m’importait c’était en effet la « responsabilité sémantique ». Il
faut s’en souvenir : certains philologues ont pu jouer un rôle
crucial pendant l’affaire Dreyfus – ainsi Louis Havet, le
fondateur de la série des classiques grecs et latins dite
« Collection Budé », qui, avec d’autres, a contribué à
démontrer que le bordereau porté à charge contre Dreyfus était
un faux. L’écriture n’est pas seulement ce qui reste en
traversant les générations : les mots peuvent blesser en
devenant des « injures ». L’étymologie de ce dernier terme
évoque l’offense, l’humiliation, le sang qui peut couler quand
il y a « blessure » (injuria en latin dont l’anglais injure a
conservé la mémoire vive).
Lorsqu’on signe un texte, une œuvre, dans un contexte
donné, on a une responsabilité face à ceux qui vont nous lire.
La signature inscrit non seulement les mots d’un « pur esprit »
mais aussi ceux d’un corps sensible qui pense, qui connaît ses
limites et celles des autres. Cet « Appel à la vigilance » est né
de notre prise de conscience que des publications, dirigées par
des gens liés aux extrêmes droites en France et en Europe, ont
pu « piéger » tel ou tel d’entre nous – ce qui fut le cas. Il
s’agissait de se réveiller en sortant certains de nos amis de la
torpeur… voire du rêve, avant qu’il devienne cauchemar.

Ce texte n’a pas forcément été très bien compris à


l’époque, il a suscité beaucoup de polémiques, si bien que je
m’interroge : jusqu’alors vous meniez vos combats dans un
cadre académique, presque confortable avec cette famille que
vous vous étiez choisie. Comment et pourquoi décide-t-on de
s’exposer, de combattre sur la place publique, depuis quelle
urgence ?

L’urgence était liée au fait qu’il ne s’agissait pas de tel ou


tel groupe négationniste, telle ou telle forme d’idéologie
d’extrême droite s’exprimant dans leurs propres publications.
Nous étions à présent à l’intérieur d’un univers, dont les codes
et les règles paraissent « démocratiques », où il y avait
désormais une telle porosité que des chercheurs, qui se sont
reconnus par la suite « piégés », se sont trouvés associés à des
publications, qu’ils ne connaissaient pas ou peu, en quête de
« légitimité démocratique », proches de courants politiques
perméables aux idées des extrêmes droites européennes.
Or, c’est bien connu, il peut y avoir une prise de pouvoir
par des responsables qui, le moment venu, tout en se servant
des outils juridiques démocratiques, ruinent ce pouvoir de
l’intérieur.
Autrement dit, l’« Appel à la vigilance » n’était pas un
Appel « contre » mais un Appel « pour ». Notamment « pour »
se faire du souci, « pour » être attentif, « pour » dire qu’il y
avait une « responsabilité sémantique » liée à la « signature »
qui, historiens et archéologues s’en souviennent, porte
l’antique marque de l’empreinte du corps humain 13. Ici donc
nulle exclusion ni censure. Il s’agissait de faire le libre choix
de s’inclure, ou non, en s’associant ou pas, en cautionnant ou
pas, des courants de pensée auxquels on se sentait étranger.
Je me souviens d’Umberto Eco. Il faisait cette année-là ses
cours au Collège de France à la chaire européenne (1992-
1993). Même quand il n’était pas à Paris, il venait, de Bologne
ou de Milan, à nos réunions mensuelles – entre janvier et
juin 1993. Roger-Pol Droit lui avait demandé pour Le Monde
ce que signifiait l’« Appel à la vigilance », comment on
pouvait savoir où était la « limite », « la ligne rouge » à ne pas
dépasser. Quels seraient le curseur, la règle, la bonne distance
à respecter et peut-il y en avoir une sans enfreindre la liberté
intellectuelle de tout un chacun ?
Eco précise d’abord que « cette démarche constitue un
choix : refuser notre participation à toute entreprise
intellectuelle, éditoriale ou médiatique liée à l’extrême droite.
Chacun a le droit de dire non à ce qu’il n’aime pas ! »
À la question de Roger-Pol Droit « Et si l’on vous dit que
votre attitude est intolérante ? » Eco réplique : « Pour être
tolérant il faut fixer les limites de l’intolérable. »
Il vaut la peine de citer la suite :
« Pour fixer ces limites, ne faut-il pas détenir la vérité ? »
Eco répond sans hésiter : « Non, ça n’a rien à voir. Je ne veux
pas employer le mot “vrai”. Il y a seulement des opinions qui
sont préférables à d’autres. Mais on ne peut pas dire : “Ah,
puisque c’est seulement préférable, je m’en fous !” Sur ce
préférable se jouent notre vie et celle des autres. On peut
mourir pour une opinion seulement préférable. […]. Si l’on
croit se battre pour le vrai, on a parfois la tentation de tuer ses
ennemis. En se battant pour ce qui est préférable, on peut être
tolérant, tout en refusant l’intolérable. »
Roger-Pol Droit lui pose alors une question névralgique :
« S’il n’y a que des préférences et non des vérités, sur quoi
peut-on fonder l’affirmation qu’il y aurait un intolérable que
tout le monde reconnaîtrait comme tel, indépendamment de la
diversité des cultures, des éducations, des croyances ? » La
réponse d’Umberto Eco est sans détour :
« Sur le respect du corps. On peut constituer une éthique
sur le respect des activités du corps : manger, boire, pisser,
chier, dormir, faire l’amour, parler, entendre, etc. Empêcher
quelqu’un de se coucher la nuit, ou l’obliger à vivre la tête en
bas, c’est une forme de torture intolérable. […] Le viol ne
respecte pas le corps de l’autre. Toutes les formes de racisme
et d’exclusion sont finalement des manières de nier le corps de
l’autre. On pourrait relire toute l’histoire de l’éthique sous
l’angle des droits du corps, et des rapports de notre corps au
monde 14… » L’« Appel à la vigilance » incitait nos amis, nos
collègues, à ne pas écrire, ne pas signer de textes dans des
publications dont les traditions intellectuelles n’hésitaient pas
à relayer des idées proches de « courants antidémocratiques
d’extrême droite ». En précisant que les « propos de l’extrême
droite » ne sont pas « des idées parmi d’autres, mais des
incitations à l’exclusion, à la violence, au crime », notre
volonté était explicite : souligner, en les mettant en évidence,
les stratégies de « légitimation de l’extrême droite, qui fait feu
de tout bois ».
Rappelons les premiers mots de cette tribune du 13 juillet
1993 dans Le Monde : « Nous sommes préoccupés par la
résurgence, dans la vie intellectuelle française et européenne,
de courants antidémocratiques d’extrême droite. Nous sommes
inquiets du manque de vigilance et de réflexion à ce sujet. […]
Que des idéologues d’extrême droite déploient une activité
d’auteurs et d’éditeurs au sein de réseaux antidémocrates et
néonazis n’est pas un fait nouveau. […] Or les mêmes gens
ont entrepris depuis un certain temps de faire croire qu’ils
avaient changé. Ils mènent pour cela une large opération de
séduction visant des personnalités démocrates et des
intellectuels, dont certains connus pour être de gauche. […] À
la faveur de ces complicités involontaires, nous craignons de
voir prochainement se banaliser dans notre vie intellectuelle la
présence de discours qui doivent être combattus parce qu’ils
menacent tout à la fois la démocratie et les vies humaines.
Nous ne pouvons en effet oublier que les propos de l’extrême
droite ne sont pas simplement des idées parmi d’autres, mais
des incitations à l’exclusion, à la violence et au crime. […]
Nous nous engageons à refuser toute collaboration à des
revues, des ouvrages collectifs, des émissions de radio et de
télévision, des colloques dirigés ou organisés par des
personnes dont les liens avec l’extrême droite seraient
avérés 15. »

Signeriez-vous dans les mêmes termes aujourd’hui ?

C’est un texte adéquat. Oui, je le signerais comme en 1993.


Faut-il le rappeler une fois de plus ? C’était un texte
volontaire, positif, une position prise « pour » et pas
« contre ». Nulle censure – contrairement à ce qu’on a pu lire
ensuite dans les polémiques. Comme Eco l’a dit et redit : « On
peut être tolérant, tout en refusant l’intolérable. »
Dans le même entretien, Umberto Eco rappelait clairement
ce qui nous avait incités à rédiger et à signer cet « Appel » :
« En s’engageant à refuser de participer aux revues, aux
émissions de radio ou de télévision, aux colloques organisés
par des gens liés à l’extrême droite, ceux qui signent cet
“Appel” ne refusent donc pas tout ce qui a changé dans le
monde, ni tout ce qui est à repenser ! Ils expriment leur choix
de ne pas cautionner des courants qu’ils jugent dangereux pour
la démocratie. »
Vous posez la question de l’actualité de cet « Appel ». Il y
allait, comme il y va encore aujourd’hui, de la responsabilité
d’une pensée critique. En raison de la simplicité et de la
pertinence de sa formulation, je cite une fois encore l’ami
disparu : « “Appeler à la vigilance” […] pour moi, c’est
simplement le travail de la pensée. La tâche de discernement et
de critique, qui est celle des intellectuels, trouve là de
nouvelles extensions. En ce sens, la pensée est une vigilance
continuelle, un effort pour discerner ce qui est dangereux
même dans des circonstances et des discours en apparence
innocents. »
Reste un point, paradoxal, que personne ne semble avoir
souligné : historiquement, toute cette « affaire » était
« microscopique », puisque liée à des publications dont
personne ou presque ne connaissait le nom.
Or il arrive que ce qui est « microscopique », à un moment
donné, se révèle, à la faveur d’événements imprévisibles,
« macrosignifiant ».
Les questions que posait cet « Appel » demeurent, en les
adaptant aux réalités présentes, sans doute actuelles, peut-être
avec plus d’urgence encore à l’heure où le numérique et les
réseaux sociaux amplifient l’écho de l’antique déesse qui a
pour nom la « Rumeur » 16.

1. César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce calice, préface


de Jorge Semprun, trad. François Maspero, 2011 ; Nicanor Parra, Poèmes et
Antipoèmes et Anthologie 1937-2014, préface Philippe Lançon, éd. Felipe
Tupper, trad. Bernard Pautrat, avec la collaboration de F. Tupper, 2017 ; Ida
Vitale, Ni plus ni moins, trad. François Maspero et Silvia Baron Supervielle,
2016. En édition bilingue, chacun de ces livres est publié avec le soutien de la
Maison de l’Amérique latine, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle ».
2. Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal, Paris, Seuil, « La Librairie du
e
XXI siècle », 2004.

3. On peut découvrir, avec des variantes, cette anecdote sous la plume


d’Olivier Rolin dans les pages liminaires de Rooms sous le titre « Un
caravansérail amical » : « Lors de la parution de Suite à l’hôtel Crystal, Jorge
Semprun me fit l’honneur de venir en parler à l’une de ces rencontres que la
Maison de l’Amérique latine organise avec Maurice Olender pour les auteurs
de la “Librairie du XXIe siècle”. […] “Chacun de tes amis, lança-t-il après la
réunion, pourrait inventer une histoire de chambre d’hôtel. […]”. L’oreille de
Maurice Olender n’est pas celle d’un sourd et sa mémoire est excellente. Un an
et demi après, voici le résultat d’une boutade. Suite à l’hôtel Crystal (suite), en
somme », Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2006, p. 7.
4. Un fantôme dans la bibliothèque, Paris, Seuil, « La Librairie du
e
XXI siècle », 2017, p. 117-131.

5. Maurice Olender, « Les périls de l’évidence », Le Genre humain, no 1 : La


Science face au racisme, 1981, p. 11. Tous les numéros du Genre humain sont
consultables sur le site Cairn.
6. Pour quelques noms, voir infra, n. 3.
7. Pour ce texte par Perec et les liens singuliers avec cet auteur, voir infra, ici.
8. « Les périls de l’évidence », art. cité, p. 9.
9. Voir le chapitre qui apporte des témoignages et des éléments d’analyse
historiographique sur cette période, dans Race sans histoire, Paris, Seuil,
« Points Essais », no 620, 2009, p. 95-137. Depuis, voir la somme de Jean-Paul
Demoule, développant bien d’autres chapitres liés à ces questions : Mais où
sont passés les Indo-Européens ? Le Mythe d’origine de l’Occident, Paris,
Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2014.
10. À ce propos, voir Maurice Olender, Razza e Destino, Milan, Bompiani,
2014, p. 7 et la longue note 1, p. 57.
11. Pour les textes et contextes historiques précis, et les sources relatives à la
généalogie intellectuelle de cet « Appel », de la bibliographie aussi, voir Race
sans histoire, op. cit., p. 95-174 ; pour le texte de l’« Appel », ses premiers
signataires et de la bibliographie, p. 244-248. Les archives de cet « Appel » se
trouvent à l’IMEC.
12. Dans un texte dédié à Jean-Pierre Vernant, Yves Bonnefoy écrit : « C’était
en janvier 1993, il nous vint à l’esprit, à tous les trois [Maurice Olender, Yves
Bonnefoy, Lucy Vines], qu’il était grand temps de faire quelque chose, et que
cela pourrait être la création d’un comité de vigilance, pour mettre en garde
[…] et recueillir le soutien de tous ceux qui étaient faits pour s’en indigner.
Maurice se mit aussitôt au travail, et bientôt le comité fut en place », Yves
Bonnefoy, « Jean-Pierre Vernant et la poésie », Le Genre humain, no 53 : Jean-
Pierre Vernant. Dedans dehors, 2013, p. 107 sq.
13. Par exemple dans les cas d’adoption, pour marquer des liens de filiation,
dans l’ancien droit mésopotamien – mais aussi dans d’autres cultures, en
d’autres temps. Ainsi, pour ce type de relations entre la signature, l’empreinte
du corps, le sceau et la filiation biologique, voir le beau livre d’Elena Cassin,
Le Sembable et le Différent. Symbolismes du pouvoir dans le Proche-Orient
ancien, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1987, p. 10-14, p. 294-303.
14. Le Monde, 5 octobre 1993. On peut lire encore, dans Le Monde, d’autres
prises de position des premiers signataires de ce même « Appel à la
vigilance » : Jean-Pierre Vernant (8 juin 1993), Arlette Farge (24 novembre
1993), Yves Bonnefoy (7 juin 1994), Nicole Loraux (13 septembre 1994). Les
entretiens avec Umberto Eco, Jean-Pierre Vernant et Nicole Loraux ont été
repris dans Roger-Pol Droit, La Compagnie des contemporains. Rencontres
avec des penseurs d’aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2002.
15. Pour le texte intégral de l’« Appel », voir Race sans histoire, op. cit.,
p. 244-246.
16. Marcel Detienne, « La Rumeur, elle aussi, est une déesse », Le Genre
humain, no 5 : La Rumeur, 1982, p. 71-80.
Auschwitz. Un lieu où l’histoire
a creusé son trou de mémoire

Entretien avec William Bourton


Pour vous, de quoi Auschwitz est-il le nom ?

Auschwitz est le nom d’une réalité fabriquée par des


humains pour détruire d’autres humains. À l’occasion du
soixante-cinquième anniversaire de la libération du camp
d’extermination nazi d’Auschwitz, la presse pose ces jours-ci
la question de la mémoire alors que les derniers témoins sont
très âgés. Et vous soulevez les problèmes posés par la
transmission des faits à l’histoire des générations à venir.
Cette transmission me paraît aujourd’hui à la fois assurée et
pourtant toujours menacée. Pourquoi ? Quiconque veut
s’informer le peut. La bibliographie, qui traverse toutes les
disciplines des savoirs, est diversifiée et abondante tout
comme les témoignages, la littérature, la poésie, la
filmographie et d’autres formes d’art. On sait que ce génocide
n’a pas été une explosion de « sauvagerie » pulsionnelle. Ces
massacres de millions d’êtres humains, dans une Europe qui
exaltait la notion de « civilisation », qu’elle théorisait et à
laquelle elle s’identifiait, étaient légitimés par un cadre
juridique. En outre, l’ensemble des savoirs universitaires 1 a
joué un rôle important, soutenant une vision du monde, une
idéologie, qui imaginait, de diverses manières, une « race
supérieure » (les Aryens) et ceux qui devaient leur être soumis
et exterminés (les Juifs et les Tziganes). Ce ne sont pas des
militants, ni des opposants à un régime politique, qui ont été
assassinés à Auschwitz mais des enfants, des femmes, des
hommes, uniquement parce qu’ils étaient nés dans une famille
du genre humain « à exterminer ».
Vous m’interrogez aussi à propos de la transformation de la
mémoire soixante-cinq ans après la libération du camp
d’Auschwitz. En me demandant « de quoi est-il le nom ? »…
Voici, sans compétence particulière à ce propos, ma réponse de
citoyen : les nourrissons et les enfants morts dans les camps
d’extermination étaient des enfants d’humains. Environ un
million et demi d’enfants ont été exterminés.
Il y a eu d’autres camps d’extermination, des « centres de
mise à mort » (notamment Belzec, Sobibor, Treblinka) dont
Auschwitz est devenu « le nom commun » d’une terreur
toujours possible. Pour qui ? Pour tout groupe humain : pas
uniquement pour des enfants et des adultes désignés comme
nés juifs mais aussi pour n’importe quelle autre population qui
serait exclue de l’histoire du genre humain pour cause de
naissance. Autrement dit il y a une différence non pas
d’échelle mais de nature entre un « génocide », une
« extermination », et un conflit militaire. Aussi terrifiant soit-
il, celui-ci demeure « politique ». Toute « guerre » peut donner
lieu à la suspension des hostilités, à des échanges, des
transactions, accords de paix, armistice ou capitulation, et
avoir ainsi une fin.
Auschwitz n’a pas été un champ de bataille. Une des
spécificités majeures de ce génocide c’est que, dans son
intention explicite, il se voulait sans limite, sans aucune fin, ni
dans le temps, ni dans l’espace. Il ne s’agissait ni d’une guerre
des religions, visant à convertir les « autres » à une « foi
unique », ni d’une lutte territoriale, ni d’un déplacement de
populations. Sans temps ni lieu, on observe ici un programme
d’extermination « hors sol », impliquant une volonté
d’effacement de toutes traces, imposant un silence sans
histoire. Auschwitz restera le nom d’un lieu où l’histoire a
creusé son propre trou de mémoire.

Dans votre essai Race sans histoire, il y a un chapitre qui


fait l’éloge de l’oubli… comment faut-il l’entendre ? Est-il par
exemple imaginable que l’on rase un jour la sinistre carcasse
du camp d’Auschwitz ?
Raser Auschwitz rendrait impossible tout oubli. Qu’est-ce à
dire ? L’oubli n’est pas un « cadre vide ». Il s’y met en œuvre
des processus d’élaboration. L’oubli porte en soi des poches de
mémoire. Pour qu’il puisse y avoir de la mémoire, il faut
rendre de l’oubli possible – comme le sommeil permet la
veille. Il s’agit ici d’une forme d’oubli qui assure de la
mémoire vive. Mais un tel oubli d’un passé insoutenable n’est
possible que quand la mémoire a fait son œuvre. Parce que
vous assumez la mémoire des morts et portez en vous les
disparus, y compris à votre insu, vous pouvez dormir en paix.
La mémoire est aussi un lieu d’oubli. Mais c’est un oubli qui
n’efface rien.

Il y a quelques années, dans Le Soir du 30 juin 2005, le


philosophe Alain Finkielkraut arrivait au constat navré que
plus on parle d’Auschwitz, « plus augmente le ressentiment
d’un certain nombre de minorités ou de communautés qui
pensent que les Juifs sont devenus “les rois du monde” ».
« Nous sommes au volant d’un véhicule dont nous ignorons
tout ; nous croyions, en rappelant Auschwitz, appuyer sur le
frein, en fait nous avons appuyé sur l’accélérateur », disait-il.
En somme, l’antisémitisme serait relancé et non inhibé par la
mémoire. Qu’en pensez-vous ?

Ce qu’un moment on a appelé « le devoir de mémoire » –


les formules simples ont du succès – a du sens. Mais ça ne
fonctionne pas comme on le pense. La mémoire, qui se décline
en diverses sortes d’archives, mais aussi en creux, en gouffre,
en abîme, est une nécessité anthropologique pour toute
communauté humaine. Né en 1946, dans une famille juive
polonaise, installée en Belgique depuis 1930, j’étais un enfant
habité par une impossible mémoire. Mes rêves étaient des
cauchemars peuplés de trains qui partaient sans retour, pour
s’anéantir dans un nulle part. Il me semble pourtant qu’il n’y a
pas de mémoire sans oubli. Autrement dit que la mémoire est
absolument nécessaire pour… oublier.
Qu’il n’y ait pas ici de malentendu : cet oubli est non
seulement garant de mémoire mais porte de la mémoire en soi
– une mémoire qui ne bégaye pas, une mémoire créatrice
d’avenir. Les livres d’histoire sont irremplaçables, ils sont faits
de savoir objectif, vérifiable par tous. L’alliage subtil de
mémoire et d’oubli a d’autres fonctions d’où naissent les
œuvres d’art qui à leur tour vont générer des formes de
conscience et de savoir spécifiques. Par ailleurs, alors que dans
les conflits géopolitiques, dans les guerres économiques ou
autres, il y a des enjeux singuliers, liés à des crises de
l’histoire, qu’on peut localiser, analyser, auxquels on peut
tenter de répondre politiquement, dans le cas d’un génocide, il
n’y a que des perdants. L’Allemagne nazie, faut-il le rappeler,
a tout perdu dans son délire qui n’était pas un programme
« politique » mais une « mystique » – quels qu’aient pu être
les aspects d’avant-garde de leur machinerie médiatique et le
haut degré de technicité moderne de leur industrie de la mort.
Dans le propos de 2005 que vous rapportez, Alain
Finkielkraut a raison de souligner le poids du ressentiment.
Dans mes séminaires à l’École des hautes études, j’ai montré
la nécessité de comparer les génocides sans jamais les rendre
équivalents : la comparaison suppose de mettre en évidence
autant les points communs que les différences. Et de ne jamais
gommer les spécificités historiques qui demeurent la clé de
toute compréhension. La destruction des Juifs d’Europe fait
désormais partie de l’histoire humaine. Il ne s’agit pas d’un
« problème juif ». Ce ne sont pas les victimes qui peuvent être
mises en cause… pas plus qu’elles n’ont à répondre d’un
crime qu’elles ont subi. Pour tenter d’approcher le
fonctionnement d’un tel génocide, de son absolue singularité
historique, il ne faut pas craindre de comparer les diverses
formes d’extermination, au cas par cas, notamment à
Auschwitz, au Rwanda, au Cambodge.
« Contextualiser » ne signifie pas « relativiser » : il faut à
ce propos demeurer attentif, sans jamais glisser d’un verbe à
l’autre. Seule une histoire expérimentale, interdisciplinaire,
pourrait donner lieu à un comparatisme rigoureux respectant, il
faut le souligner sans répit, les spécificités historiques de
chaque cas étudié.
Suivant un précepte ancien disant que le pessimisme serait
une manière de mettre des limites à l’horreur, de circonscrire,
voire de restreindre, le pire, la version optimiste de l’histoire
serait ici que l’analyse des mécanismes inhumains de l’humain
puisse contribuer à délimiter l’ombre noire de toute
civilisation afin de tenter d’en atténuer les effets.
Revenons à ce que vous a dit Finkielkraut. Le problème
qu’il pose avec justesse est aussi légitime que douloureux.
C’est à sa manière ce qu’affirmait l’historien Léon Poliakov :
« Écrire l’histoire de l’antisémitisme, c’est écrire l’histoire
d’une persécution qui, au sein de la société occidentale, fut
liée aux valeurs suprêmes de cette société, car elle s’est
poursuivie en leur nom ; donner tort aux persécuteurs,
demander (pour reprendre une formule de François Mauriac)
ses comptes à la chrétienté, c’est mettre en question cette
société et ses valeurs […]. C’est pourquoi on peut se demander
si une entreprise qui bien souvent prend l’allure d’un
réquisitoire ne risque pas […] de ranimer de sourdes
animosités, si même le rappel des torts causés aux Juifs ne
contribue pas à entretenir un climat qui un jour pourrait faire
surgir […] des menaces nouvelles 2. »
Une fois de plus, on peut faire ici un constat qui sans être
nouveau surprend toujours : c’est aux victimes que la société
impose le silence. Et le jour où, souvent bien tard, leur parole
devient audible, on la dénonce comme « obscène ». On
reproche alors aux victimes de venir perturber l’ordre public…
rompant un silence commun qui avait pour fonction de
protéger le mensonge de tous.

1. Quelques informations dans Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points


Essais », no 620, 2009, p. 21-24. Voir un document historiographique, écrit en
yiddish, entre 1945 et 1946 : Max Weinreich, Hitler et les professeurs. Le rôle
des universitaires allemands dans les crimes commis contre le peuple juif
(YIVO, 1946 en yiddish, accessible en ligne ; en 1999, en anglais, Yale
University Press), traduit de l’anglais et de l’original yiddish par Isabelle
Rozenbaumas, avant-propos de Samuel Kassow, préface de sir Martin Gilbert,
Paris, Les Belles Lettres 2013. Plus récemment, avec de nombreuses sources et
de la bibliographie, voir notamment Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser
et agir en nazi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2014.
2. Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, t. II, Paris, Calmann-Lévy, 1961,
p. IX-X.
Une doctrine du Paradis peut être
un Enfer

Entretien avec Nadine Richon


Les langues du Paradis : comment aborder cette question
aujourd’hui ?

Dans son célèbre traité De l’éloquence en vulgaire, Dante,


au tout début du XIVe siècle, se moque de ceux qui disent que
leur langue maternelle est une langue du Paradis, « la même
que celle dont usa Adam », écrit-il. L’identification de la
langue maternelle à une langue culte, à une langue icône, à une
langue du Paradis, prend un nouvel essor entre le XVIe et le
e
XIX siècle, épaulant le développement des réveils nationaux.
Pas un coin d’Europe ne s’est privé d’imaginer que sa langue
nationale était la langue adamique du Paradis, que ce soit le
français, le suédois, le flamand, le toscan, l’allemand – quand
Leibniz fait l’éloge de la Teutschen uralten Sprache 1. Ces
exercices d’admiration collective ont pu allier politisation et
messianisation de telle ou telle langue de référence en Europe
centrale et orientale aux XVIIIe et XIXe siècles. Pour « faire la
preuve » de l’origine primordiale de leur idiome, toutes les
régions s’adonnent à des querelles d’étymologie picrocholines.
Microscopiques en apparence, ces débats furent souvent
lourds de conséquences : à la fois pour l’histoire des savoirs
linguistiques et des reliefs politiques de l’Europe qu’avec
d’autres savants Marc Crépon, Umberto Eco et Daniel Droixhe
ont étudiés. Aujourd’hui, dans de nombreuses régions, au cœur
de l’Europe centrale mais ailleurs aussi – notamment le
conflit, dans la république du Sri Lanka, entre la minorité
tamoule et la majorité singhalaise 2 –, le phantasme d’une
langue originelle autochtone opère autrement encore. Comme
si des institutions politiques, fragilisées par un devenir
économique incertain, incitaient les communautés
concurrentes à vouloir éradiquer les valeurs « étrangères » en
rendant un culte au funeste trio composé par la pureté de la
langue, de la religion et de la terre. Même quand les
incertitudes économiques sont avérées, c’est l’usage (pour ne
pas dire l’abus) politique qui remet en selle un mécanisme
social parmi les plus archaïques : la fabrique du bouc
émissaire. Là où certains imaginent naïvement que le bouc
émissaire est « un mécanisme d’autodéfense », l’histoire
montre que les sociétés qui s’adonnent à ce jeu dangereux
s’autodétruisent.
Si l’on veut prendre la mesure de la puissance, tant onirique
que politique, de l’autochtonie linguistique (le fait de rêver
que chaque patelin est le lieu de « la » langue adamique du
Paradis), il suffit de jeter un coup d’œil sur les chapitres
d’étymologie classique, en relisant, par exemple, Pierre
Larousse. Ici, de la même manière que l’homme se dit
« autochtone », né de sa « propre » terre, il s’imagine que la
langue qu’il parle est composée de mots « enracinés » dont
l’étymologie ne tolérerait aucune « racine » étrangère. La
doctrine de ce Paradis est un Enfer : pas plus de mixité
génétique et sociale que de mélange linguistique. À l’horizon,
le pur azur d’un poème du Paradis qui – quand les
circonstances historiques opèrent un passage du poétique au
politique – se transforme en ramifications diverses qui souvent
peuvent s’épauler pour induire des phantasmes, et parfois des
pratiques de purification. Le linguistique, le religieux,
l’ethnique se politisent alors quelquefois même en se
« racisant ».

Le colloque que vous allez inaugurer à l’université de


Lausanne porte sur les « figures de référence », les idoles
laïques et religieuses… les divinités sont-elles selon vous
condamnées à nous décevoir ?

Les divinités sont diverses dans les temps et les cultures.


Mais ce que l’on entend communément sous le vocable
« divin », dans nos sociétés nourries des Écritures saintes, ne
déçoit jamais : parce que la fonction de ce type de divinité est
de répondre aux questions que se pose l’humain sans qu’il ne
puisse jamais totalement et absolument y répondre. Il y a
toujours un manque, une lacune dans les formulations
humaines et c’est dans ce manque que les discours religieux, et
les institutions qui les exaltent, s’engouffrent. Cela dit, on le
sait depuis longtemps, bien des scientifiques fonctionnent
comme des savants qui joueraient à cache-cache : en disposant
au creux de leurs questions les réponses attendues. Plutôt que
de poser un problème, d’étudier comment il se construit, se
transforme puis se défait dans le temps et dans l’espace, on
préfère souvent apporter des pseudo-réponses préinscrites
(voire prescrites), tracées par d’anciennes ornières.
Pourtant les pratiques scientifiques, dans les sciences
humaines comme dans les disciplines dites strictes, montrent
la richesse des méthodes d’incertitude, la fécondité de
l’ouverture aux questions improbables porteuses de résultats
inattendus. Voyez l’histoire de la médecine où les découvertes
se succèdent et ne se ressemblent pas.
Autrement dit, et cela peut paraître paradoxal : il y a des
croyants, tendus vers une foi qui, en toute rigueur, leur
échappe toujours, y compris dans l’expérience mystique dont
ils savent qu’elle les déborde ; or il arrive que ceux-ci ne
confondent pas l’exercice pratique de la religion avec les
expertises de la science. Leurs approches peuvent quelquefois
être plus « scientifiques » que celle de savants qui explorent un
même domaine de savoir, se sentant à l’abri de tout préjugé
par leur « laïcité », de manière trop assurée, dogmatique. Sans
doute agissent-ils de bonne foi, en militants d’une laïcité qui
souvent ignore son histoire et son héritage « religieux ». La
démarche scientifique ne relève pas uniquement du doute : elle
s’ancre dans une incertitude où toute découverte n’est qu’un
moment d’un cheminement exploratoire, d’une « démarche »
(en grec le mot est « méthode ») tâtonnante qui se construit
collectivement de génération en génération. Tant dans les
sciences humaines que dans les sciences expérimentales.
À la question posée sur les « idoles laïques et religieuses »,
on peut proposer en toute incertitude ceci : ce qui ferait la
différence, la distinction pertinente, entre « idoles laïques et
religieuses » tiendrait souvent au fait de « l’idole » ou,
pourrait-on dire, aux mécanismes, notamment institutionnels,
politiques, religieux, qui incitent à « idolâtrer », plus qu’aux
innombrables modes du religieux et/ou du laïc. Il me revient à
ce propos un souvenir… À la question, posée par un enfant, de
savoir ce qu’il avait le plus en aversion, Jean-Pierre Vernant, le
savant historien des religions mais aussi celui qui avait connu
de l’intérieur les croyances politiques du communisme, a un
jour répondu : « les idoles ».
Pourquoi est-ce si important de comprendre l’origine et le
devenir des mots de la langue courante ?

Sans doute le mot « origine » est-il problématique. Il


semble désigner une source vive, une racine, un absolu
« radical ». Peut-être vaut-il mieux souligner la genèse et le
développement d’un processus que d’affirmer une « origine »
dont on ne peut rien savoir de probant – pas plus pour le
premier humain que pour le premier vocable. Peut-être aussi
que les théories des origines nous ont tellement « baladés »
(souvenez-vous de Mircea Eliade et ses nombreux disciples)
que les sciences humaines ont préféré, depuis Saussure – mais
aussi Marx, Nietzsche et Freud –, s’occuper des processus de
transformation. Ainsi vaut-il mieux, du moins dans le champ
des savoirs plus ou moins positifs, se demander non pas
« d’où » vient une langue, ni quelle est son aura paradisiaque,
mais, par exemple, « comment » elle s’est transformée.
L’histoire, voire l’archéologie des langues, n’est-elle pas avant
tout l’étude de leurs transformations ?
Rivarol, l’éminent réactionnaire, l’homme du célèbre
Discours sur l’universalité de la langue française de 1784, où
il a pu identifier « le français » à « la raison », répond à
merveille à la question de l’origine des mots et des langues. Il
nous éclaire aussi sur le statut de cette « langue primitive et
parfaite », que « certains théologiens ont affirmé » être la
langue du Paradis « que parla le premier homme ». Dans ses
Notes, souvent oubliées, éditées à Hambourg, en 1797, en
annexe à son Discours, il s’oppose résolument à ceux qui
veulent « se flatter d’avoir trouvé la vraie racine d’un mot », à
tous ceux, nombreux, qui rêvent de concevoir les langues hors
de toute historicité pour y déceler une origine sublime, de la
pureté et de l’inaltérable. Rivarol écrit : « Les langues les plus
simples et les plus près de leur origine sont déjà très altérées. Il
n’y a jamais eu sur la terre ni sang pur ni langue sans alliage. »
Autre chose encore. À propos de l’ouverture de ce
colloque, vos questions portent sur les savoirs et les sciences
d’aujourd’hui. Si l’on déplace les problématiques de
« l’origine » sur son versant poétique, le curseur doit suivre le
mouvement. Ainsi, le corpus des thèmes lié aux langues du
Paradis n’est pas le même suivant les usages qu’en font les
auteurs : théologiques, politiques ou… poétiques. Bien
souvent, il y a pourtant chevauchements de ces démarches,
tant, vous le savez, la vie mentale et les activités intellectuelles
des humains ne sont pas dénuées d’associations diverses. Il
n’empêche : il peut y avoir, comme Yves Bonnefoy l’écrit
dans La Conscience de soi de la poésie, « une autonomie du
poétique 3 ». Tant par rapport au religieux qu’au politique.
Cette autonomie ne suppose pas pour autant que, dans ses
pratiques singulières, le domaine poétique soit étanche, qu’il
n’y ait pas de porosité historique. Pourtant, à tel ou tel
moment, dans tel ou tel contexte précis, on peut déceler des
formes de « résistance » du poétique face à divers types
d’autorité absolue longtemps appelée « tyrannie ».

Pensez-vous que les sciences humaines sont bien armées


aujourd’hui pour anticiper les effets des connaissances
produites sur la société ?

Prenons un seul exemple, lié à l’actualité des techniques et


des savoirs. Nous sommes depuis peu immergés dans des
univers numériques que nous découvrons en marchant. Ces
problèmes actuels nous importent quand Milad Doueihi
propose une anthropologie du numérique 4. Il nous montre
aussi comment nos démocraties sont mobilisées par ces
questions. C’est pourquoi Laurence Favier a eu raison
d’examiner ces problèmes, avec un collectif de spécialistes, en
abordant La Démocratie dématérialisée, notamment à propos
du Vote électronique 5.
La pratique des nouvelles technologies du numérique
s’infiltre dans les interstices de nos existences quotidiennes –
abrasant les frontières entre le privé et le public. Tout s’y
bouscule et notre mémoire même se transforme tant l’oubli est
devenu impossible. Facebook retient tout. Devenue
inoubliable, l’archive est désormais ineffaçable.

Vous parlez de « pédagogie par l’esthétique »… pouvez-


vous nous en dire plus ?

Pourquoi ne pas évoquer un érudit que les universitaires ont


longtemps lu en cachette, un écrivain que le grand public n’a
toujours pas découvert (alors qu’il a été célébré par Stefan
Zweig et d’autres grands écrivains), tant la rumeur de son
profil social l’a métamorphosé en idole, faisant écran, entre
mépris et admiration : Giacomo Casanova 6. Cet homme du
e
XVIII siècle meurt en 1798. Sa vie et son œuvre ont été
célébrées par la Bibliothèque nationale de France lors d’une
grande exposition au titre évocateur : Casanova, la passion de
la liberté 7. Pourquoi Casanova à propos de « pédagogie par
l’esthétique » – si l’on veut bien entendre sous le terme
« esthétique » une méthode, une « démarche » expérimentale
de vie, une pratique ? Parce que son œuvre (du moins son
Histoire de ma vie) résulte précisément d’une traversée où le
cœur et l’esprit sont saisis par une ascèse dont la règle serait :
communiquer une pratique, une esthétique du bonheur dans et
par une liberté de penser, une conduite d’insoumission. Il écrit
comme il respire.
Si vous relisez L’Univers, les Dieux, les Hommes de Jean-
Pierre Vernant 8, vous verrez comment dans un savoir tout en
nuances, mis en œuvre par un grand historien des religions,
une pédagogie par l’esthétique est possible dès lors que le
corps et la tête donnent lieu à une sensibilité commune.
L’œuvre de Lévi-Strauss, à la fois les problèmes que
l’anthropologue a choisi d’aborder et la façon qu’il a eue de
les explorer, en serait une merveilleuse illustration – lisez
notamment L’Anthropologie face au problème du monde
moderne 9 ou encore lisez et relisez les merveilleuses pages
qu’il a consacrées à Marcel Mauss 10 où Lévi-Strauss dit
l’importance de penser les pratiques du corps pour décrire et
comprendre les sociétés humaines. Dans ces mêmes pages,
Lévi-Strauss souligne, évoquant Malebranche, la part de
l’émotion (« le cœur battant, la tête bouillonnante ») qui nous
anime au moment où on assiste à « un événement décisif de
l’évolution scientifique 11 ». Cette manière toute spinoziste de
ne pas séparer « le cœur » de « la tête », on la retrouve
autrement sans doute chez Casanova – qui avait, on le sait, lu
Spinoza.
C’est ce que montre un autre ouvrage où la pédagogie se
fait par une esthétique du savoir, ici littéraire : le Casanova de
Lydia Flem 12 est non seulement un éloge des leçons de liberté
que les écrits de Casanova peuvent véhiculer mais aussi de son
art de faire le récit du bonheur au quotidien.
À votre question sur « la pédagogie par l’esthétique » j’ai
en quelque sorte répondu en évoquant « une pédagogie par le
bonheur ». Il ne faut pas entendre ici le bonheur comme
résultante exclusive de pratiques sensuelles qui s’opposeraient
aux joies intellectuelles. La tentative d’une telle pédagogie,
qui serait aussi, en partie du moins, une pratique intuitive du
savoir, pourrait inciter à entrevoir l’intelligence humaine
comme lieu de rigueur sensible. Dualiser le corps et l’esprit,
vouloir à tout prix maintenir une cloison étanche entre ces
deux « lieux », relèverait d’une soif de maîtrise inavouée.
Comment séparer le son du sens ? la voix sonore et charnelle
où résonnent – et raisonnent – des significations mentales ? Ce
pas de deux, fait de mobilité et de circulation entre corps et
esprit, n’est-il pas un des aspects de la spécificité humaine ?
Peut-être vaut-il la peine aussi de se souvenir que les
frontières entre raison et irraison sont poreuses comme le sont
les limites entre la peau et les mots. Ce dualisme, socle dur de
plus d’un système de pensée, n’a-t-il pas été l’une des
« croyances » lourdes de l’Occident ancien – un dogme
religieux qui a pu, ici ou là, trouver sa traduction moderne
dans un culte ancien rendu aux idoles du scientisme ?

1. Maurice Olender, « Between Sciences of Origins and Religions of the


Future : Questions of Philology », dans Philological encounters, vol. 2, nos 3-4,
Leyde, Brill, 2017, p. 210.
2. Des informations dans Maurice Olender, « La passion des origines : entre
langue et nation », L’Infini, no 103, 2008, p. 112-125.
3. Le Genre humain, no 47 : La Conscience de soi de la poésie. Colloques de la
fondation Hugot du Collège de France (1993-2004), Yves Bonnefoy (dir.),
2008, notamment p. 372-373. Voir aussi p. 136-138.
4. Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique, trad. de l’anglais par
Paul Chemla, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2008 et Pour un
humanisme numérique, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2011.
5. Le Genre humain, no 51 : La Démocratie dématérialisée. Enjeux du vote
électronique, Laurence Favier (dir.), avant-propos de Milad Doueihi, 2011.
6. Voir supra, ici.
7. L’exposition s’est tenue du 15 novembre 2011 au 19 février 2012. On peut
désormais visiter l’exposition virtuelle Casanova sur le site de la BNF.
8. Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des
origines, Paris, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1999.
9. Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde
moderne, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2011.
10. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie. Précédé de « Introduction à
l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss (1950), Paris, PUF, 2013.
11. À ce propos, voir Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil,
« Points Essais », no 620, 2009, p. 197.
12. Lydia Flem, Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, Paris,
Seuil, « Points », 2011, version augmentée d’un chapitre inédit du livre paru
sous le titre Casanova ou l’Exercice du bonheur dans « La Librairie du
e
XX siècle » en 1995.
Strange Fruit
L’arbre en sang de Billie Holiday

Entretien avec Franck Médioni


Quelle a été votre rencontre avec le jazz ?

À l’origine, il n’y a pas eu « une » rencontre avec le jazz.


Pourtant, le degré zéro du jazz n’a jamais existé. Au fil des
ans, les initiations furent multiples, inattendues. Tout s’est
déployé dans un univers pluriel, orienté au gré des lieux et des
moments.
Entre la lecture des livres, que je ne lisais pas, et les
musiques dont je ne savais rien, que j’écoutais en boucle
souvent jour et nuit (78 tours, puis 45, puis 33 tours avant les
divers supports immatériels d’aujourd’hui), mon existence
pourrait évoquer un univers sonore où j’ai souvent tenté de
m’immerger – en y parvenant. Chaque fois qu’il m’a été donné
d’écouter, d’entendre, de danser mais aussi de vouloir en
savoir plus, sur les innombrables formes, historiques et
sociales, du jazz, j’ai été fasciné par la richesse des
implications politiques, religieuses et la multiplicité des
traditions musicales qui nourrissent le moindre rythme, qu’il
soit ou non improvisé. Alors que je n’y connais rien, le jazz, et
ses sources plus anciennes, a pu m’apparaître comme un lieu
géométrique de nombreuses traditions culturelles, musicales,
au croisement de plusieurs continents – pas seulement de
l’Afrique, des Amériques et de l’Europe – et de diverses
formes d’art au XXe siècle où le cinéma a pu jouer un rôle
« quasi fondateur ».
Enfant, j’ai entendu Sidney Bechet, Petite fleur, Si tu vois
ma mère ou encore Mahalia Jackson, Ray Charles, Ella
Fitzgerald, Louis Armstrong, Miles Davis… Puis, soudain, la
fin de l’adolescence fait basculer toutes les valeurs : je me
lance alors dans une course vers ce qui échappe. Ce qui
m’importait, c’était d’abord (marque du Nathanaël des
Nourritures terrestres ?) de sortir de ma famille, d’aller
ailleurs – le plus loin possible dans le temps et dans l’espace.
Dans ces années-là, j’écoute les montages sonores des débuts
de la polyphonie occidentale, à Notre-Dame, quand vers la fin
du XIIe siècle le chant grégorien se transforme et que les
novateurs ont pour noms Léonin et Pérotin. Allez savoir
pourquoi à la même époque je découvre Bix Beiderbecke et
Billie Holiday, Strange Fruit.
Faut-il, pour s’éloigner des siens, pour sortir de chez soi,
découvrir ou même s’inventer un monde inouï où tant de
choses, qui paraissent d’abord lointaines, finissent par se
révéler si proches, inhérentes à notre mémoire qui se nourrit
d’oubli ? Quoi qu’il en soit, j’ai migré, sans quitter ni l’un ni
l’autre pôle, de la polyphonie aride de Notre-Dame à
l’intensité de l’arbre en sang de Billie Holiday. Plutôt que de
se maîtriser, il fallait être capable de se laisser aller. Le jeune
homme était tendu vers les univers où le sonore et le visible, le
sensible et l’intelligible, s’épaulent sans pour autant sombrer
dans la fusion. Ce fut aussi le temps des rencontres avec Count
Basie, Charlie Parker, Lionel Hampton.
Est-ce parce que je lisais alors Novalis, et des écrits
poétiques dont j’ai compris, bien plus tard, qu’ils faisaient
œuvre « d’obscurité », que j’aspirais à un monde où tout
savoir, toute culture, seraient en mouvement, où l’Esprit ne
jouerait plus à cache-cache avec la sensualité des corps
sonores ? Comme quand les doigts font semblant de ne pas
savoir où ils vont, sur le clavier de Glenn Gould, mais aussi
d’Alfred Brendel, pour interpréter les sonates de Haydn. Dans
les années suivantes, j’ai découvert John Coltrane – A Love
Supreme –, entendu Keith Jarrett, son célèbre concert à
Cologne, son Clavier bien tempéré et ses Variations Goldberg
de Bach.
Pour celles et ceux – plus nombreux qu’on ne le pense –
qui ont longtemps eu des difficultés à accepter les limites, les
cadres, les formes polies et conformes, les contraintes
imposées (que tant d’écrivains et d’artistes affectionnent ne
fût-ce que pour les mettre à l’épreuve), la découverte du free-
jazz aura été l’occasion d’éprouver un rêve palpable où
l’intelligence sensible se double d’une illusion sans nom.
Rêve, car le free-jazz, du moins ce que j’en imaginais, permet
de vérifier qu’il existe un espace de jeu entre la contrainte
imposée par un système quel qu’il soit (ici rythmique,
mélodique) et la liberté créatrice. Illusion, parce que le travail
à l’œuvre, l’exercice (le grec dit « ascèse ») que suppose
l’interprétation sonore d’une pièce, s’inscrit dans une
temporalité contraignante qui pourtant nous échappe. Comme
si l’intensité de vie pouvait soudain se jouer de l’intensité de
mort. Comme si l’absence signifiait de la présence.
Si j’ai souvent rêvé d’une partition sans écriture c’est peut-
être parce que mes souvenirs de musique vocale les plus
anciens viennent d’une enfance où mes parents, qui n’avaient
foi en aucun dieu, m’emmenaient à la synagogue pour
entendre le chant du samedi matin – ou le soir de Kippour
pour écouter le Kol Nidré. Il se fait que là où les adultes
pouvaient reconnaître des chants liturgiques, le petit enfant
n’entendait que pleurs, larmes, d’autant plus que je savais les
souffrances récentes (on était au début des années 1950) subies
par ma famille et les proches. Je demandais chaque samedi à
mon père pourquoi le chantre pleurait. J’avais très peur pour
lui qu’il souffre trop en chantant ses lamentations sans fin.
Enfant – je devais avoir quatre ou cinq ans –, mon père n’a
jamais pu me convaincre qu’il s’agissait de bénédictions, de
chants liturgiques liés à de vieux cultes hébraïques, de rituels
faisant office de cérémonie sociale, une manière de se
rencontrer autour de mémoires communes.
Longtemps j’ai été convaincu que j’assistais au chant d’un
peuple assassiné qui ne pouvait même pas être en deuil tant sa
douleur était liée non pas à la mort d’ancêtres immédiats mais
à une disparition irrémédiable de la mort 1. Comme si, lors
d’un génocide, c’est la mort même, devenue impossible, qu’on
éradiquait. En « tuant à mort ».
Quand ces impressions me reviennent aujourd’hui je me dis
que l’enfant a pu, sans pouvoir le formuler, savoir quelque
chose de ce poison étrange qui ne tue pas des humains mais
leur ôte toute possibilité d’être humain, d’être mortel : d’avoir
le droit de mourir. Ce poison racial impose une dissolution de
l’humain en défaisant le lien social inscrit aussi par la mort de
soi et des autres. Lorsqu’à la fin de mon adolescence je
découvre Billie Holiday, je ne savais pas que Strange Fruit
était un hymne contre le racisme. Pourtant, aujourd’hui, en
l’écoutant, reviennent les larmes de l’enfant qui tentait de
déchiffrer sur les lèvres du hazan – le chantre en hébreu – ces
pleurs nés de la métamorphose des voyelles de l’hébreu
biblique.
Ce souvenir d’enfance je l’ai retrouvé, bien plus tard, en
découvrant The Jazz Singer, considéré comme le premier film
parlant et à ce titre traité en « document », en « archive » de
filmographie sans plus, alors qu’il s’agit d’un vrai film à voir
ou à revoir – la question n’est pas ici de savoir si c’était un
« bon » ou « mauvais » film. Nous sommes en 1927. Al
Jolson, acteur et chanteur, y tient le rôle d’un fils de hazan,
appelé à succéder à son père, mais qui fuit son univers familial
pour devenir un autre genre de hazan : chanteur de jazz. Un
soir de première à Broadway, il est appelé au chevet de son
père mourant qui lui demande de chanter à sa place le Kol
Nidré de Kippour à la synagogue. Dans cette scène du film, Al
Jolson est doublé par Yossele Rosenblatt, le plus célèbre
chantre du XXe siècle. Ce soir de Kippour, le fils choisit la
tradition de ses ancêtres sans pour autant renier sa vocation de
jazz singer qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1950 en vedette
du music-hall.
Outre cette fiction sonore, devenue historique, il se fait que
le chanteur américain Al Jolson, né en Lituanie en 1886, était
fils de chantre.

1. Maurice Olender, « Outrage à la mort », à propos du livre de Nadine Fresco,


La Mort des juifs (Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2008), mis en
ligne sur Mediapart, le 16 avril 2010, en écho à un entretien avec Jorge
Semprun.
DANS L’ATELIER POSTHUME
DE GEORGES PEREC
Quelques « minutes » d’une
rencontre

Entretien avec Maxime Decout


En 1982, année de sa mort, Georges Perec est l’auteur
d’une œuvre considérable, principalement romanesque, mais
aussi poétique et théâtrale. Vous avez, par la suite, édité
plusieurs de ses textes épars, souvent parus de façon
confidentielle en revue ou des posthumes qui ont fait découvrir
au grand public une autre facette de son œuvre. Pouvez-vous
nous expliquer comment ce projet de publication s’est formé ?
Votre rencontre avec l’écrivain a-t-elle joué un rôle
important et celui-ci a-t-il, d’une façon ou d’une autre,
contribué au projet ?

Il faut se souvenir de deux moments distincts que l’histoire


peut désormais relier : d’abord la publication, dans la revue Le
Genre humain, de l’article « Penser/Classer ». Il s’agit du
dernier texte de Georges Perec, publié de son vivant. Plusieurs
années après, j’ai édité, sous le titre Penser/Classer, avec une
brève préface, un volume devenu (mais je ne pouvais pas le
savoir alors) le premier d’une série de recueils posthumes de
Perec. C’était à l’automne 1985, dans ma collection « Textes
du XXe siècle 1 », qui venait de naître à l’initiative de Jean-Paul
Enthoven, alors directeur chez Hachette Littérature.
En réponse à vos questions, voici, de manière sans doute
très incomplète, quelques « minutes » d’une rencontre telles
que j’ai pu les reconstituer.
Le premier moment doit tout au poète Claude Royet-
Journoud, un ami de toujours. Je me souviens d’un soir où je
lui ai parlé d’une revue en devenir : la rédaction préparait alors
les trois premiers numéros (La Science face au racisme,
Penser Classer et La Transmission). J’ai dû lui dire (comme je
le faisais souvent) que, dans cette publication de sciences
sociales, l’interdisciplinarité ne se limiterait pas aux champs
universitaires : entre sciences et tensions sociales 2,
l’exploration, notamment sémantique, ne se priverait ni du
politique ni du poétique ; autrement dit, nous souhaitions y
publier, en même temps que des chercheurs universitaires, des
écrivains et des poètes 3. Claude Royet-Journoud m’a alors
incité à rencontrer Georges Perec.
Pour répondre à votre question sans me fier à la seule
mémoire, j’ai repris mes carnets. Si ce qui s’y trouve noté est
exact, j’ai téléphoné à Georges Perec le vendredi 30 mai 1980
– le rendez-vous a suivi de peu puisque le même agenda
précise que notre rencontre a eu lieu, rue Linné, le lundi
suivant, 2 juin, à 18 heures. J’ai dû lui parler du projet de cette
publication scientifique, de sa vocation à lutter contre toutes
les formes de discriminations sociales, tous les préjugés, sans
oublier ceux qui se manifestent « au nom de la science 4 », tout
en justifiant le souhait de publier des « écrivains » et des
« poètes » – dans cette revue en gestation au 54 boulevard
Raspail, entre la Maison des sciences de l’homme, avec
Clemens Heller, et l’École des hautes études en sciences
sociales, présidée alors par François Furet. Mon petit topo
achevé, j’imagine que j’étais sans doute dans une attente
inquiète… Il m’a simplement dit « oui », qu’il ferait son texte :
cela lui paraissait évident de contribuer ainsi à la naissance
d’une publication destinée à analyser toutes les formes de
racisme, toutes les formes d’exclusion. Il a inscrit alors ce
projet sur son grand tableau de travaux en cours 5.
Quelques mois plus tard, après m’avoir adressé ses
« vœux 6 », Georges Perec m’envoie une lettre, datée du
5 janvier 1981, pour me dire que l’écriture d’un « scénario »
lui « bouffe tout son temps » : il ne pourra donc pas écrire le
texte promis dans les délais prévus. J’ai dû alors l’appeler pour
lui faire savoir que nous avions également pris du retard… et
que, quoi qu’il en soit, j’attendrais sa contribution.
Souvent dans la vie, on fait tout à la fois. Ainsi une
rencontre avait été prévue à Bruxelles le 21 janvier 1981, au
Centre culturel et laïc juif (CCLJ), pour présenter Ellis Island,
le film, mais aussi le livre de Perec 7, fait avec son ami Robert
Bober : nous étions là à trois, non loin de la gare du Midi à
Bruxelles. Je ne sais plus ce qui, hors de la rencontre publique,
s’est dit ce soir-là.
Le jeudi 2 juillet 1981, à 10 h 30, rue Linné, Georges Perec
me remettait son texte – j’étais en compagnie de Lydia Flem,
témoin de la scène. Comme sur le timbre qui l’a immortalisé,
il avait ce jour-là son chat sur l’épaule. Quand il m’a donné les
pages de sa contribution, intitulée « Penser/Classer », je lui ai
dit qu’il y avait là sans doute une petite confusion sans grande
importance, qu’on trouverait un autre titre dans la mesure où
Penser Classer était le sujet choisi pour l’ensemble du volume
– je lui avais en effet donné ce titre au moment de ma
demande pour l’informer du thème du numéro. Il m’a répondu,
avec autant de douceur que de fermeté, que « non », il n’y
avait là aucune confusion ; il avait transformé notre titre,
l’encadrant de guillemets, séparant les deux verbes par une
barre oblique ; notre Penser Classer était devenu son
« Penser/Classer ». C’est donc sous ce titre que ce texte a été
publié dans la revue Le Genre humain.
Durant l’année 1981, le nom de Perec apparaît à plusieurs
reprises dans mon agenda, indiquant tel ou tel rendez-vous
téléphonique possible : le 3 mars ; le 15 juin ; le 18 juin
(« tel ») ; le 1er juillet (« tel ») ; le 2 juillet à 10 h 15 ; le
7 juillet ; le lundi 30 novembre à 11 h (« tel ») ; le vendredi
4 décembre à 17 h ; le dimanche 6 décembre à 18 h.
À l’occasion de la publication de Penser Classer, dans la
deuxième livraison de la revue Le Genre humain, imprimée en
février 1982, une « Conversation-Rencontre » avait été
programmée à Beaubourg le vendredi 12 mars « Pour réfléchir
à la notion de hiérarchie ». Par ordre alphabétique sont
annoncés : Nadine Fresco, Albert Jacquard, Maurice Olender,
Georges Perec, Léon Poliakov, Jean Pouillon, Alain Schnapp.
Mon carnet indique un appel téléphonique le 23 février 1982 à
11 h 30. Ce jour-là, j’ai notamment demandé à Perec s’il avait
vu L’Express de la semaine, où se trouvait un compte rendu du
volume. Il m’a répondu que je lui apprenais la chose, précisant
qu’il allait immédiatement descendre l’acheter. Il a pu lire,
sous la plume d’Yves Hersant, que « depuis “L’encyclopédie
chinoise” de Borges, on n’a rien écrit de plus troublant et de
plus drôle que l’article de Perec sur le vertige taxinomique 8 ».
Dans la suite de notre échange, il évoque son mal, me dit
qu’il espère terminer un livre de mots croisés avant l’été. Au
moment de raccrocher, il précise que rien ne devrait
l’empêcher d’être parmi nous à Beaubourg, le 12 mars à
20 h 30, pour parler de la parution de Penser Classer.
Telle a été ma dernière conversation avec Georges Perec.
Il est mort le 3 mars 1982.
Informé par la presse, j’ai appelé Marcel Bénabou pour
l’inviter à évoquer l’œuvre de Perec, en compagnie d’autres
amis de l’Oulipo. Dans la Petite Salle du centre Georges-
Pompidou, j’ai « improvisé » ce soir-là, le 12 mars 1982, ce
qui restera comme un premier hommage posthume rendu à
Georges Perec.
Vous posez la question de l’importance de ma « rencontre
avec l’écrivain » ? Elle a été déterminante. Au moment où je
l’ai croisé, je connaissais fort peu l’œuvre de Perec – dont je
ne suis pas devenu spécialiste. Je ne savais rien de sa
biographie, rien de l’histoire de sa famille. Autrement dit, et ce
qui suit a son importance dans la mesure où la revue Le Genre
humain se donnait pour but de lutter contre toutes les formes
d’exclusion et de violence légitimées par les théories raciales :
c’est parce que Perec avait joué avec les modes de
classification, et privilégié les taxinomies, dans ses écrits, que
j’étais allé le voir, et non – je n’en savais rien alors – comme
orphelin d’une destruction raciale, et l’auteur d’une œuvre née,
en partie du moins, de la « marque indélébile » d’un génocide.
Je n’avais pas encore lu alors cette page désormais célèbre de
W ou le Souvenir d’enfance : « J’écris : j’écris parce que nous
avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre
au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris
parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la
trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ;
l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma
vie 9. »

À la lecture de Penser/Classer, L’Infra-ordinaire ou Je suis


né, on constate que les textes de Perec sont très divers même
s’ils se font parfois écho. Perec y décrit par exemple différents
lieux avec un regard scrupuleux et singulier (Beaubourg,
Londres, la rue Vilin, trois chambres où il a dormi), il esquisse
une analyse de nos mythologies quotidiennes dans la lignée de
Barthes (concernant la mode par exemple), il propose une
nouvelle forme d’anthropologie du quotidien (sur les lunettes,
la lecture), il cherche à penser et classer ce qui échappe
usuellement à notre perception, il interroge son écriture, il
joue avec nos stéréotypes les plus familiers (avec des cartes
postales ou des fiches de cuisine). Classer des textes aussi
variés, chez un écrivain qui était obsédé par le classement et
en avait toujours montré l’impossibilité, ne vous a-t-il pas
semblé une tâche démesurée, voire impossible et pourtant
nécessaire ? Quelle logique a présidé au choix des textes, aux
regroupements effectués ?

Le premier moment résultait, on l’a vu, de ma rencontre


avec Georges Perec en 1980 : la revue Le Genre humain était
sur le point de naître. Le second moment prend place, bien
plus tard, presque par hasard. Il faut se souvenir que Paul
Otchakovsky-Laurens était son éditeur depuis 1978. Je n’avais
jamais pensé faire de l’édition jusqu’au jour où Jean-Paul
Enthoven, alors directeur de Hachette Littérature, m’a
demandé de créer une collection, qui allait devenir « Textes du
e
XX siècle ». Préparant les premiers titres à paraître, j’ai

demandé conseil à Marcel Bénabou, lui posant la question


suivante : pourrait-on songer à un volume qui regrouperait,
autour du texte « Penser/Classer », que j’avais publié en 1982,
un ensemble d’écrits de Perec portant sur le même thème. Sa
réponse a été affirmative. Avec l’accord d’Ela Bienenfeld,
l’aide de Bénabou, d’Ewa Pawlikowska et d’Éric Beaumatin,
Penser/Classer est paru en 1985. Par la suite, d’autres volumes
ont été édités avec l’appui de Bénabou, de Beaumatin, mais
aussi de Claude Burgelin, Bernard Magné et Philippe Lejeune.
En mars 2012 paraît le dixième titre de Perec dans ma
« Librairie » : Le Condottière, un roman de jeunesse. Dans sa
préface, Claude Burgelin souligne l’importance de ce récit
inédit où toute l’œuvre de Perec peut désormais se lire en
puissance.
Vous m’interrogez sur « la logique » de ces publications
posthumes : il s’agit avant tout d’une « logique » plurielle, à
géométrie variable, à la rigueur sensible, comme le regard de
Perec a pu l’être sur les choses de la vie. Ainsi, ces volumes
sont nés de plusieurs regards conjoints, sous l’œil vigilant et
amical d’Ela Bienenfeld, sa cousine, sa sœur d’adoption.

Perec, dans les textes que vous avez rassemblés dans « La


Librairie du XXIe siècle », rêve d’esquisser une sorte de
nouvelle anthropologie du quotidien, notamment en référence
à la pensée de Marcel Mauss. Son attention à l’infra-ordinaire
s’inscrit dans la même optique, en lien avec la sémiologie de
nos sociétés qu’a pu proposer Roland Barthes. De même
Perec semble utiliser les ressources de la linguistique, une
discipline dont la place fondatrice dans les sciences humaines
est évidente. Pourtant, ce qui frappe, c’est toujours chez lui la
conjonction surprenante du sérieux et de la désinvolture, du
ludique, refusant tout dogmatisme. Comment, dans vos livres,
ou vos séminaires à l’EHESS, partant de votre lecture des
mythes et de votre étude des méthodes d’analyse utilisées dans
les sciences humaines, comprenez-vous la singularité d’un tel
projet de regard porté sur le réel, les sociétés ou nos
mythologies modernes ?

L’importance de l’œuvre de Perec pour les sciences


humaines me paraît capitale. Marc Augé, président de
l’EHESS entre 1985 et 1995, aimait rappeler tout ce que
l’anthropologie du quotidien doit, et pour longtemps, à Perec –
et vous avez raison d’évoquer Marcel Mauss, pour sa
démarche, donc sa méthode, sa poétique et sa politique. Ce
que l’auteur de Penser/Classer a mobilisé, entre champ visuel
(vous parlez de lunettes) et univers sémantique, bouleverse les
catégories reçues tout en proposant de nouvelles options – la
linguistique des « professeurs » a ici beaucoup à apprendre.
Que ce soit à propos de mes enquêtes sur les constructions
d’altérité, portant sur le sexe des dieux, dans les mythes grecs
ou romains, ou sur l’invention académique des idées
d’« altérité raciale » au XIXe siècle 10, le travail de décalage
intellectuel entrepris par Perec m’a toujours été précieux.
Notamment quand il a fait exploser les stéréotypes, proposant
de reformuler ce qui souvent échappe à la perception
première : sa rigueur est une poétique. Si les écrits de Perec
apparaissent désormais comme des classiques pour notre
temps, ce n’est pas seulement en raison des systèmes de
contraintes qu’il se donnait, mais aussi parce qu’il incite à
déceler les liens nécessaires entre forme et sens, politique et
poétique ; il explore les limites de la norme, au sens grec de la
« beauté » ou de la « bonne forme » politique. Enfin, Perec
n’esquive pas les contraintes inhérentes aux dérives
esthétiques, nécessaires pour élaborer un laboratoire poétique
qui pourrait contenir l’humanité de l’humain, à l’écart de la
barbarie qui l’abîme.
Perec est l’écrivain que l’on sait – mais il est plus que cela.
Il est l’inventeur d’une « machine à écrire » qui rappelle à
l’humain que jamais il ne pourra se passer de sa propre
humanité pour fabriquer ses propres machines à creuser une
nécessaire mémoire d’avenir. En tant que tel, et on peut le
vérifier par l’hyper-présence de l’œuvre de Perec sur le Web,
l’auteur du Voyage d’hiver (le livre le plus court de « La
Librairie du XXIe siècle 11 ») incite aussi à comprendre
autrement, dès à présent, les cultures du numérique. Il nous
rappelle encore que l’humanité n’a d’autre destin que sa
propre plasticité. Le reste n’est que rêve d’âge d’or sans issue.

On raconte, ici ou là, que c’est vous qui êtes à l’origine du


timbre à l’effigie de Georges Perec émis à l’occasion du
vingtième anniversaire de sa disparition. Qu’en est-il ?

C’est sa cousine Ela Bienenfeld, qui m’a dit un jour qu’elle


avait un rêve : que Perec ait son « timbre ». Lionel Jospin était
alors à Matignon. J’ai posé la question au directeur de cabinet
du Premier ministre, Olivier Schrameck. À peine ai-je eu le
temps de formuler le souhait d’Ela Bienenfeld que le projet
philatélique s’est mis en marche. Et le timbre est arrivé à
l’heure pour l’anniversaire des vingt ans de la mort de Perec,
célébré, à l’invitation de François Vitrani, à la Maison de
l’Amérique latine, le samedi 21 septembre 2002.
Autrement dit, à votre question il n’y a qu’une seule
réponse : l’initiative de ce timbre revient entièrement à Ela
Bienenfeld. C’est elle aussi qui a suivi toutes les étapes, si
délicates, de la fabrication de ce petit objet friable qui
désormais évoque pour moi ce jour de l’été 1981 où il m’a
confié, son chat sur l’épaule, le dernier texte qu’il ait vu
paraître de son vivant. Son ultime publication non posthume :
« Penser/Classer ».

1. Depuis 2003, ce volume a rejoint les autres titres de Perec dans « La


Librairie du XXIe siècle », au Seuil.
2. Tel était, avant sa naissance, le premier titre de la revue Le Genre humain.
Voir aussi ici.
3. Ainsi a-t-on pu lire, dans la revue Le Genre humain, au fil des ans,
notamment les écrivains et poètes suivants (par ordre d’apparition dans les
volumes) : Georges Perec, Monique Wittig, Pierre Mertens, Paul Celan,
Ferdinando Camon, Bernard Noël, Andreï Siniavski, Gôzô Yoshimasu, Anne-
Marie Albiach, Mathieu Bénézet, Emmanuel Hocquard, Dominique Rolin,
René Char, Michel Deguy, Marcel Bénabou, Claude Royet-Journoud, Italo
Calvino, Lydia Flem, Dominique Fourcade, Jacques Roubaud, Pierre-Albert
Jourdan, Yves Bonnefoy, Antonio Tabucchi, Lokenath Bhattacharya… Tous les
numéros du Genre humain sont consultables sur le site Cairn.
4. Voir supra, ici.
5. La mémoire est un jouet incertain. J’ai donc demandé à Marcel Bénabou
quel était son souvenir de ce tableau. Voici sa réponse écrite : « Perec avait
affiché, tout près de son bureau, un grand tableau de papier blanc quadrillé dans
les cases duquel il inscrivait (à l’encre ou au crayon, je ne sais plus) tous ses
projets d’écriture. Il tenait ce tableau à jour avec beaucoup de soin. »
6. Publiés depuis dans « La Librairie du XXe siècle », en 1989. La lettre de
Perec du 5 janvier 1981, signalée ici, se trouve dans le fonds Maurice Olender à
l’IMEC.
7. Publié aux éditions du Sorbier, dernier trimestre 1979 ; repris chez P.O.L en
1995.
8. Yves Hersant, « Bécassine et le racisme », à propos de Penser Classer, Le
Genre humain, no 2, dans L’Express, 18 février 1982, p. 48.
9. Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, p. 59
(Gallimard, « L’Imaginaire », 1993, p. 63-64).
10. Voir notamment supra, ici sq et infra, là sq.
11. Georges Perec, Le Voyage d’hiver, Paris, Seuil, « La Librairie du
e
XX siècle », 1993, 48 pages.
Entre fiction et anthropologie

Entretien avec Claude Burgelin


En 2012, Maurice Olender racontait 1, comment il avait
rencontré Georges Perec, en juin 1980, rue Linné, pour
lui demander de participer à un volume consacré au
thème Penser Classer – pour la revue Le Genre humain.
Ayant sollicité sa contribution, il fut surpris, un jour de
juillet 1981 où (toujours rue Linné) Perec lui remit son
article, de voir qu’il avait justement pour titre
« Penser/Classer ». Olender crut à un malentendu. Mais
Perec lui fit remarquer que les guillemets et la barre
transverse montraient bien que le titre de son article ne
se confondait pas avec le thème proposé.
En 1985, Maurice Olender publiait dans sa collection
« Textes du XXe siècle », chez Hachette, le recueil de
textes de Perec Penser/Classer. Puis, au Seuil, dans « La
Librairie du XXe siècle » devenue celle du « XXIe »,
successivement l’infra-ordinaire (1989), Vœux (1989),
Je suis né (1990), Cantatrix Sopranica L. et autres écrits
scientifiques (1991), L.G. Une aventure des années
soixante (1992), Le Voyage d’hiver (1993), Beaux
présents belles absentes (1994) – tout en reprenant dans
sa « Librairie », au Seuil, Un Cabinet d’amateur (1994,
1re édition 1979) et, en 2003, le Penser/Classer de 1985.
Cette série de textes posthumes a été complétée par
deux œuvres de jeunesse inédites, Le Condottière en
2012, L’Attentat de Sarajevo en 2016.
Plusieurs de ces textes ont profondément modifié
l’image qu’on se faisait de Georges Perec. Et, à bien des
égards, le sens de son œuvre. À côté du Perec romancier
ou du Perec oulipien, apparaissaient, dans toute sa
complexité, un Perec essayiste et un Perec chercheur en
sciences humaines. Pas à la façon dont on entend en
général ces mots, mais un Perec qui se glisse à travers
les catégories pour les détourner ou les penser avec
d’autres mots. Un Perec qui, en restant écrivain, homme
du récit ou du jeu littéraire, faisait œuvre de
sémiologue ? de sociologue ? d’anthropologue ? Passant
outre les définitions et les projets de ces disciplines, il
les abordait par l’expérience concrète, par le lexique du
quotidien, des interrogations comme enfantines
(« questionnez vos petites cuillers »), par la singularité
comme inapparente de sa mise en mots, la simplicité de
ses inventaires et classements.
Ce faisant, Perec aura lancé, entre les sciences humaines
et la littérature, toutes sortes de passerelles, revitalisé et
popularisé des notions (« l’infra-ordinaire »), ouvert des
pistes. Son propos sur la psychanalyse (« Les lieux
d’une ruse », dans Penser/Classer) offre un texte d’une
rare acuité sur cette expérience, en demeurant pour
l’essentiel dans l’évocation la plus simple des lieux (le
cadre) et des temps (une monotonie ponctuée de
quelques instants décisifs). Et, dans l’avenir, c’est
l’ultime chantier inédit de Perec que l’on pourra lire
dans la « La Librairie du XXIe siècle » quand sera publié
le volume intitulé Lieux.
Le romancier Perec est devenu, tel le peintre Valène de
La Vie mode d’emploi, le petit homme à peine visible et
pourtant organisateur de la représentation, une figure
essentielle de la pensée, tout en restant à sa place en
retrait et presque silencieuse.
Cette transformation de la figure de Georges Perec, on
la doit pour beaucoup au travail éditorial de l’historien
Maurice Olender. En additionnant par touches
successives ces divers textes, il a mis en scène et
assemblé – on va encore recourir à l’image du puzzle –
ces visages, ces composantes de Perec, qui risquaient de
rester dispersés dans l’éparpillement de revues parfois
introuvables. Depuis sa mort en 1982, l’œuvre de Perec
s’est ainsi élargie, comme si de nouvelles ailes s’étaient
ajoutées au bâtiment primitif.
De cette construction, Maurice Olender a su être
l’architecte efficace et discret.
C. B.
L’article intitulé « Penser/Classer », publié par Perec peu
de jours avant sa disparition, le 3 mars 1982, semble avoir
joué un rôle crucial non seulement dans votre trajectoire
éditoriale, mais aussi dans celle du jeune chercheur que vous
étiez alors. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dans les sciences humaines, historiques et sociales, qui


s’efforcent régulièrement de formuler des « méthodes », un
peu de rigueur supposerait de dire ce que l’on tente de faire :
une « méthode », on le sait, c’est une démarche. Il s’agirait,
avant donc d’affirmer uniquement « comment ça marche », de
dire peut-être quelque chose de la « démarche », des voies
choisies, des traverses où il a pu être profitable de s’égarer, des
tâtonnements, des mécanismes de formation intellectuelle de
tel ou tel type de savoir.
Dans son texte de 1982, « Penser/Classer », Perec s’y
emploie, avec autant de rigueur que de drôlerie, quand il
évoque les « différentes étapes de l’élaboration de ce travail
[…], pour que cet “article” cesse un jour enfin d’être
seulement un projet vague […] 2 ». Il rappelle alors qu’il
répond à une demande initiale (« le thème qui m’était ici
proposé »), en précisant que « l’interrogation déclenchée par
ce “PENSER-CLASSER ?” avait mis en question le pensable et le
classable » (p. 150). Il consacre ensuite une (brève) section à
la question première : « Que me demande-t-on, au juste ? »
(p. 151) et y revient vers la fin en écrivant : « Comment je
pense quand je pense ? Comment je pense quand je ne pense
pas ? » (p. 170). Il rappelle aussi combien, dans toute
énumération, il peut y avoir une pulsion à vouloir tout
maîtriser – alors que l’oubli, l’inachèvement, sont également à
l’œuvre. Sans repère l’humanité s’égare. Pourtant vouloir tout
recenser peut conduire à une taxinomie mortifère : « Il y a
dans l’idée que rien au monde n’est assez unique pour ne pas
pouvoir rentrer dans une liste, quelque chose d’exaltant et de
terrifiant à la fois » (p. 164).
Dans cet article, ultime texte publié de son vivant mais que
Perec a failli ne jamais écrire 3, penser et classer sont associés
à un troisième verbe, hiérarchiser. On découvre dans ces
pages, entre fiction et anthropologie, une pratique du savoir où
la rigueur et le sensible sont indissociables. Perec peut être
rapproché ici du Jean Starobinski « politique », auteur
d’Action et Réaction 4, penseur de la civilisation « inséparable
de son revers » la barbarie.
Vous aviez fait le choix, en 1985, d’inaugurer votre
première collection chez Hachette, qui s’est prolongée dès
1989 au Seuil, principalement avec des auteurs que les
bibliothèques classent dans leurs rayons « sciences
humaines » ou « essais ». Mais d’emblée il y avait aussi des
écrivains. Et, parmi les premiers titres, le Penser/Classer de
Perec, pourquoi ?

Quand on avance dans l’existence, on pose souvent un pied


devant l’autre sans trop savoir pourquoi ni comment. Ensuite,
le temps passe. Il arrive alors qu’on adopte un regard
rétrospectif pour se raconter des histoires qui prennent l’allure
d’une démarche volontaire, maîtrisée, cohérente. Avant
d’avoir eu la moindre expérience éditoriale, mes premiers
écrits pourraient témoigner de la nécessité de souligner une
tension dynamique entre littérature et savoir 5. Par la suite, mes
intuitions éditoriales ont toujours correspondu à une approche
ne prenant pas au sérieux les cloisons disciplinaires élevées
entre les pratiques intellectuelles : comme si,
l’interdisciplinarité, incluant les arts, les savoirs et les
techniques, répondait à une démarche nécessaire sans laquelle
il serait malaisé de conférer un minimum de sens humain à ce
qui arrive aux mortels. Comme si on ne pouvait rien
comprendre à l’histoire politique et sociale d’une période sans
tenir compte des arts, des sciences et des croyances de ce
temps – et vice versa. Peut-être que le jeune historien des
religions, sous prétexte d’étudier les mythologies modernes et
les fables savantes liées aux Langues du Paradis,
s’interrogeait : et si les conduites des théologiens et des
scientifiques au XIXe siècle répondaient à des choix non pas
identiques mais comparables ? Et si les dogmes religieux des
premiers pouvaient être non pas identifiables mais là encore
comparables aux certitudes scientifiques des seconds ?
Autrement dit, dans la démarche du chercheur, comme dans
celle de l’éditeur, c’est sans doute une attention à ce qui
autorise le passage, la circulation d’un lieu à un autre, qui m’a
motivé.
Quand Perec, s’adressant au grand public, le 8 décembre
1978 (il est invité à la télévision ce soir-là, par Bernard Pivot,
à l’émission Apostrophes), parle « d’érudition », il le fait de
manière ludique, affirmant que son roman, La Vie mode
d’emploi, suppose l’intégration des savoirs et des techniques
de son temps. Comme les livres des grands romanciers du
e
XIX siècle, auxquels il se réfère, notamment Jules Verne pour
La Vie mode d’emploi, l’œuvre de Perec peut fournir les outils
critiques permettant d’éclairer les sciences sociales – on insiste
plus souvent sur l’inverse. On parle ici de littérature. Mais il
faut se souvenir que le cinéma ne s’est pas moins nourri des
savoirs des temps présents et passés ; sans oublier les liens,
souvent étudiés, entre cinéma et psychanalyse, entre cinéma et
philosophie.

On comprend mieux à présent comment les livres, essais et


romans de Perec se retrouvent dans cette même « Librairie » à
la fois à côté de Tabucchi, Luc Dardenne, Del Giudice, Olivier
Rolin, Lydia Flem, Camille de Toledo et de Borges, sublime
professeur de littérature anglaise, d’Arlette Farge, Michel
Pastoureau, Ivan Jablonka, Nicole Loraux, Michelle Perrot,
Jacques Rancière, Jean-Pierre Vernant, Nadine Fresco,
Jacques Roubaud…

C’est encore la voix de Perec qui permet ici d’établir des


passerelles entre ceux qui lui étaient proches, que je souhaitais
publier dans cette même « Librairie », notamment ses amis de
l’Oulipo 6. Mais il y a autre chose encore : c’est sans doute
aussi la présence de Perec qui m’a d’emblée incité, tant dans la
revue Le Genre humain que dans « La Librairie du
e
XXI siècle », à publier de la poésie. Yves Bonnefoy, Paul

Celan, depuis peu de la littérature latino-américaine, grâce aux


choix de François Maspero, traduisant d’abord le grand
Péruvien César Vallejo (1892-1938) puis, avec Silvia Baron
Supervielle, Ida Vitale, poétesse uruguayenne née en 1923.
Grâce à l’amicale complicité de François Vitrani, qui dirige la
Maison de l’Amérique latine, j’ai publié la poésie de Nicanor
Parra, poète chilien mort plus que centenaire (1914-2018),
dont le traducteur est Bernard Pautrat – celui-là même qui a
traduit et annoté, en 1988 au Seuil, une édition bilingue (latin-
français), de l’Éthique de Spinoza. Je ne suis pas philosophe
de formation. J’ai toujours lu Spinoza comme une poétique
des savoirs, une géométrie sensible qui refuse de
compartimenter les registres de l’intelligence humaine.

Dans les choix d’auteurs que vous faites, posthumes ou


jeunes écrivains, y aurait-il un « fil rouge », une tonalité que
les lecteurs pourraient déceler en parcourant les quelque deux
cents titres de votre collection ? Le lieu géométrique de votre
« Librairie du XXIe siècle » serait-il non seulement le résultat
de vos choix éditoriaux, mais aussi de vos recherches et de vos
propres écrits ?

Aucun lien ne semble apparenter les auteurs et autrices de


« La Librairie » qu’il faudrait tous désigner en les nommant,
non pas pour faire de l’étalage bibliographique ni du « lâcher
de noms », du name dropping, mais parce qu’une collection, si
tant est qu’elle existe, ne peut être que la résultante des auteurs
qui s’y trouvent publiés 7. Peut-on y déceler une géométrie
sensible ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas
d’une « famille » d’auteurs aux orientations communes.
Chaque créatrice, chaque créateur est unique. Toute œuvre est
spécifique. Elle porte la double marque d’une histoire, souvent
secrète, singulière, et de celle de son temps. Si je devais
néanmoins indiquer un « fil rouge », on pourrait peut-être
deviner, dans mes écrits, la représentation d’un univers brisé,
chaotique, sans cesse à réparer, d’une humanité qui, à chaque
instant, doit se ressaisir pour exister. Sans autre arrière-pays
que l’avenir – même si celui-ci ne peut se concevoir, en partie
du moins, qu’à l’aide d’innombrables miroirs tendus vers un
passé imaginaire, brouillé, à repriser indéfiniment. Bref,
l’avenir comme mode d’emploi du passé – plutôt que
l’inverse.

Après avoir publié le recueil Penser/Classer, en 1985, Ela


Bienenfeld vous a recontacté pour vous proposer de
poursuivre avec elle… Il me semble qu’il y a eu là un travail
original entre un éditeur et celle qui fut, jusqu’en
janvier 2016, la gardienne de l’œuvre de Perec. Dans votre
collection, il y a d’autres œuvres posthumes, celles de Claude
Lévi-Strauss, de Paul Celan. Or la question des liens entre un
éditeur et l’ayant droit d’une œuvre posthume est rarement
abordée.

En ouverture de L’Attentat de Sarajevo, paru au printemps


2016, j’ai choisi de dédier l’ensemble des volumes de Georges
Perec, publiés dans « La Librairie du XXIe siècle », à Ela
Bienenfeld. Pourquoi ? Ce n’était ni par politesse, ni par
courtoisie à l’égard de ses deux nièces, Sylvia Richardson et
Marianne Saluden. La douzaine de volumes de Perec dans ma
collection, quelquefois préfacés et annotés par des spécialistes,
je sais que je les lui dois. Je ne pense pas ici à l’ayant droit qui
signe un contrat. L’éditrice, l’inspiratrice de cette œuvre
posthume, c’était elle – moi j’apprenais en l’écoutant. De la
même manière, il m’arrivait de lui demander conseil… N’a-t-
elle pas été, en décembre 2015, une première lectrice de Je me
souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes
vingt ans de Lydia Flem ? Autrement dit, la relation avec les
ayants droit, avec Ela Bienenfeld, avec Monique Lévi-Strauss
ou avec Éric Celan et Bertrand Badiou, n’est pas, dans ces cas
précis, de nature différente des liens tissés avec la majorité des
auteurs. À ces femmes, à ces hommes, qui m’ont confié leurs
écrits ou les œuvres posthumes dont ils avaient la charge, je
dois tout. J’ai simplement la chance d’être un premier lecteur.
Désormais, si l’on suspend un instant les manières de
classer les livres en les réduisant à un genre, en les enfermant
dans une discipline (Relisons les « Notes brèves sur l’art et la
manière de ranger ses livres 8 »), cette « Librairie du
e
XXI siècle » pourrait peut-être faire office de « laboratoire »
expérimental pour le chercheur. Des interrogations surgissent.
Ainsi, publiant Perec et Celan, une question, liée sans doute à
mon ignorance, aurait pu être : que peut-on dire de leur
conception, ou mieux encore, de leur façon de désigner, de
formuler, du « silence », de l’« absence » ? Pour Celan, outre
les précieuses éditions annotées par Bertrand Badiou en
France, des études ont été publiées. Pour Perec, cette question
des judéités a été posée notamment par Marcel Bénabou,
Claude Burgelin, Régine Robin et Maxime Decout.
Une autre interrogation encore pourrait présider à de telles
lectures comparées de Celan et de Perec : comment
comprendre, pour ces deux œuvres si spécifiques, ce que
serait, plutôt que du marranisme ou une autre forme de
bilinguisme culturel, un judaïsme au pluriel répondant à des
exigences internes à leurs œuvres. Ce judaïsme sans religion,
aux accents multiples, résulterait d’opérations littéraires
construisant des judéités, propres ici à Celan et à Perec – ce
qui est le cas pour bien d’autres encore, dans leurs existences
comme dans leurs œuvres.
La diversité de ces judéités, plus ou moins contraintes,
porte la marque de la seconde moitié du XXe siècle. Faut-il
rappeler que nous sommes alors après un génocide dont le
« protocole » explicite fut une extermination des Juifs, tant
physique que métaphysique : l’annihilation de toute mémoire
liée à quelque judéité que ce soit avec une volonté
d’éradication incluant toute trace de cette extermination. Celan
et Perec inscrivent, en relief, du silence, de l’absence, de la
disparition. Certains de leurs écrits constituent des archives
littéraires qui témoignent, au regard des historiens, de formes
matérielles de l’effacement.

1. Voir supra, ici.


2. Penser/Classer, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2003, p. 149-
150. Dans la suite, les chiffres entre parenthèses renvoient à cette édition.
3. Voir supra, sa lettre du 5 janvier 1981, ici et n. 6.
4. Jean Starobinski, Action et Réaction, Paris, Seuil, « La Librairie du
e
XX siècle », 1999. Et voir supra , n. 24.

5. Voir Un fantôme dans la bibliothèque, Paris, Seuil, « La Librairie du


e
XXI siècle », 2017, notamment p. 135 sq., p. 155 sq.

6. Georges Perec/OuLiPo, Le Voyage d’hiver & ses suites, Paris, Seuil, « La


Librairie du XXIe siècle », 2013.
7. Pour les auteurs publiés dans les deux collections, voir infra, ici.
8. Georges Perec, Penser/Classer, op. cit., p. 31-42.
ÊTRE CONTEMPORAIN
DE SON PRÉSENT
« Je ne suis pas un éditeur »

Entretien avec Olivier Renault


Ambiance : bar du Lutetia, 17 heures. Janvier 2009.
Maurice Olender est assis à sa table un peu à l’écart. En
arrière-fond sonore, du jazz : John Coltrane, Miles
Davis, Clifford Brown… Il prend la parole.
Vous nous enregistrez ? Un jour quelqu’un, aux archives de
l’IMEC ou ailleurs, entendra peut-être ce que nous allons dire,
mais ce que nous buvons il ne pourra que le deviner… Nos
gestes et les mouvements de nos corps, on n’en saura rien. On
pourra savoir que nous sommes au bar du Lutetia, si je le dis.
C’est un peu comme dans les livres. Il y a ce que l’on peut y
déchiffrer, puis ce qui reste à deviner, à lire à la fois dans le
corps noir des mots, et, dans l’espace aérien, entre les lignes.
Lire fait partie de la vie, c’est une manière de découvrir
l’univers pour se l’approprier – de l’explorer du dedans, alors
que nous sommes souvent comme jetés « hors du monde ».
Qui dira un jour ce qu’est « une chose » ? Pardonnez le grand
écart : lisez à la fois un petit traité de Spinoza, sans vous
laisser impressionner outre mesure par le titre, Traité pour la
réforme de l’entendement et de la voie qui mène à la vraie
connaissance des choses et Les Choses de Perec – sans oublier
son lumineux Penser/Classer.
Lire est une activité intense, un acte. Chaque sujet lit avec
son corps, son histoire personnelle. Cela rend créatif. Vous
dites que l’éditeur est « un lecteur un peu particulier ». Mais il
est également plus, et plus qu’un passeur, il est aussi un
créateur.

Mon métier premier est avant tout la recherche et


l’enseignement de l’histoire, notamment pour tenter de saisir
comment on passe des savoirs traditionnels et religieux aux
discours scientifiques dans les sciences sociales. Ou alors pour
cerner comment mythes et sciences se croisent, voire
s’épaulent, par exemple dans les sciences de la « race » au XIXe
et au XXe siècle – sujet de Race sans histoire (2009). Si j’ai
détourné votre question, c’est sans doute parce que, éditeur, je
suis d’abord auteur, chercheur, et par là aussi un lecteur un peu
particulier. L’édition est un vrai métier. Je le respecte mais ne
le pratique pas comme le faisaient François Wahl, jadis au
Seuil, ou aujourd’hui, chez Gallimard, Pierre Nora dont j’ai
tant appris… et, il n’y a pas si longtemps, Claude Durand chez
Fayard sans oublier Jérôme Lindon ou Christian Bourgois – le
premier éditeur que j’ai connu et qui m’a sans doute
profondément marqué. Même si cela peut paraître insolite, il
faut le redire : je ne suis pas un éditeur. Simplement parce que
je ne me suis jamais « identifié » ou « pris pour » un éditeur.
Ensuite, je ne reçois pas de manuscrits : tous les livres publiés
dans « La Librairie du XXIe siècle » sont des livres de
« demande » (non de « commande ») y compris, pourrait-on
dire, pour les posthumes, quand j’en parle avec les ayants
droit.
Ma démarche a toujours été liée à un choix d’auteur. Les
livres, leur aspect esthétique, la manière de les imprimer sont –
du moins pour les écrivains et chercheurs que je publie – des
choix d’auteurs. C’est avec les premiers auteurs de la
collection que j’ai discuté du type de couverture que nous
allions privilégier.
J’ai à ce propos des souvenirs de « différends » avec le
Seuil… Ce serait trop long à raconter ici.
Un volume peut être fort distinct d’un autre dans cette
« Librairie », parce qu’un auteur formule telle ou telle
nécessité – regardez les deux tomes des Étincelles de hasard
d’Henri Atlan ou les mille cinq cents pages des deux volumes
de la Correspondance de Celan, ou Le Voyage d’hiver de
Perec (le livre le plus bref de la collection) : côte à côte, ces
livres interagissent au regard des lecteurs qui y discernent un
fil rouge tissé de savoirs et de fictions.
Quand Michel Chodkiewicz, alors épaulé par Olivier
Bétourné, m’a accueilli au Seuil en 1988 – j’arrivais de chez
Hachette –, je lui ai dit mon souhait de mettre en œuvre un
artisanat méticuleux, minuscule même, dans une grande
maison d’édition assurant aux auteurs une large diffusion.
Mais votre question évoque autre chose encore : la
difficulté de lire. On veut oublier l’analphabétisme qui reste
une infirmité mondiale ; il y a des liens anciens entre lecture et
démocratie. Lire c’est aussi d’abord savoir lire la Loi – ou
entendre le poème antique qui en fut souvent sa première
formulation : lire pour connaître la Loi, ou les manières de
vivre ensemble. Le rapport à la lecture mobilise du poétique et
du politique – voyez Notre besoin de Rimbaud d’Yves
Bonnefoy. Peut-être faut-il rappeler un vieux mot grec, nomos,
qui signifiait à la fois une mesure poétique et une mesure
juridique : une scansion qui donne du sens à la vie commune.
On retrouve ici le corps et ses rythmes que nous venons
d’évoquer : lire avec son corps incite l’intelligence au sensible.
Lire peut donc être une manière d’associer sa tête et son corps
non en un lieu fixe, mais dans un geste vivant où le rythme
scande de la pensée sensible. Voilà sans doute pourquoi le
numérique plutôt que d’écarter du livre peut nous en
rapprocher : plus on découvre de textes sur l’écran, et quand
on voyage cela peut être bien pratique, même s’il est tactile
comme sur les iPod, iPhone ou iPad, plus on aime toucher le
papier, prendre le livre en main.

Votre collection s’appelle « La Librairie du XXe siècle » puis


« du XXIe siècle » depuis 2001. Pourquoi « librairie » et non
« bibliothèque » par exemple ?

J’aime le jeu du temps qui passe entre ces deux mots :


jusqu’au XVIIe siècle, « la librairie » est ce que nous désignons
aujourd’hui par « bibliothèque » – d’où la « librairie de
Montaigne ». Mais dès le XVIe siècle, vous le savez,
« librairie » signifie déjà « le commerce des livres » – en
anglais, ces mots ont eu une autre histoire puisque library dit
la bibliothèque, distincte du bookshop… Il y a aussi des liens
historiques entre monnaie et lecture – non seulement parce que
les lettres de l’alphabet ont pu être une manière d’épeler les
nombres (a = 1 ; b = 2 ; c = 3, etc.), donc de calculer et de
compter les monnaies, mais aussi parce que, à côté de la
lecture et de la loi commune, la monnaie demeure un
instrument d’échange démocratique – à condition, comme
disaient les Anciens, que l’institution garante (jadis le Prince)
ne triche pas sur la monnaie commune, sans quoi c’est tout un
chacun qui se trouve « violé » par les pouvoirs publics. J’aime
dans le mot « librairie » l’espace d’échange qu’il nous offre :
un commerce où les mots et les monnaies circulent, créant du
sens humain. Tout ceci peut évoquer aussi la conversation,
cette forme d’échange où le commerce peut être à la fois
intellectuel et sensuel… notamment en librairie.

Ce qui me touche beaucoup, c’est l’importance que vous


accordez au plaisir dans ses dimensions multiformes. On sent
chez vous une gourmandise généreuse.

Vous avez raison pour le plaisir, sous ses formes diverses,


souvent impalpables, qui a guidé ma démarche d’auteur, de
lecteur et d’éditeur. Pourquoi ? Enfant, j’ai eu pas mal de
difficultés à apprendre à lire, à écrire. Ni la lecture, ni
l’écriture, ni ensuite la recherche, ni l’édition ne furent des
vocations. Je n’ai pas été « appelé » ; j’y suis allé sans me
soucier de savoir où cela allait me mener. J’ai en quelque sorte
beaucoup travaillé pour apprendre à apprendre ; puis à trouver
du plaisir dans ce qui résulte de ces apprentissages. Il
m’importe de le dire parce qu’il y a, si vous prenez la
population française dans son ensemble, peu de gens qui
passent la porte d’une librairie. Or, ce ne sont pas
nécessairement des problèmes économiques qui gouvernent
cette entrave. Il faut dire qu’il existe une manière d’arrogance
dans ce qui touche aux savoirs et aux arts, qui sont souvent
plus le fait de la prétention que de la création. Mais il existe
aussi une peur liée aux œuvres associées à de « l’intelligence »
et aux « créations d’art » – sinon pourquoi avoir peur d’inviter
le compositeur Dusapin au 20 heures quand la Cité de la
Musique lui consacre quinze jours de rétrospective ?
Il est urgent de faire savoir qu’on a le droit de trouver un
livre, un film, une musique « difficiles » ; on a le droit de lire
un livre sans tout maîtriser – d’ailleurs c’est ce qui se passe
pour chacun de nous. À ce propos, une anecdote. Nous
sommes à Berne, lors d’une cérémonie dédiée à Jean
Starobinski, au moment de la parution des Enchanteresses
(2005) – un livre où il est question de magie à l’opéra, de
désir, de passion, mais aussi d’un XIXe siècle romantique où la
sacralisation de l’art répond à l’esthétisation du religieux, le
tout agrémenté d’une bonne dose de politique. La bourgeoisie
de Berne va donc à cette soirée où il y a un concert, pour fêter
précisément Les Enchanteresses (qu’on classerait où,
d’ailleurs, en librairie ? Au rayon musique ? mythologie ?
histoire ? politique ? opéra ?).
Deux dames sont en conversation dans mon dos. Je
n’entends que leurs voix. L’une interroge l’autre : « C’est un
beau livre ? Tu as lu Les Enchanteresses de Jean Starobinski ?
C’est difficile ? » Je me retourne, je vois deux belles femmes,
la jeune soixantaine. Je leur dis avoir eu une oreille indiscrète
et leur demande si à mon tour je peux m’adresser à elles.
Elles y consentent et je leur dis : « Oui, c’est un beau livre,
oui, il est difficile. » Et je poursuis : « Puis-je à mon tour vous
poser une question ? Et l’amour, mesdames, c’est facile ?
(Sourires polis, embarrassés.) Eh bien, ce livre, il est aussi
difficile, aussi exigeant que l’amour ».

C’est donc ça les volumes de votre « Librairie », des livres


aussi exigeants que l’amour peut l’être ?

On aime les autres pour se comprendre soi-même. On va au


dehors pour se découvrir de l’intérieur. Depuis Les Langues du
Paradis, une partie de mon travail porte sur l’histoire des
savoirs. Or, ce qui m’a frappé, c’est à quel point une œuvre est
rarement contemporaine de son présent. Par exemple, entre
1960 et 1975, vous avez des auteurs qui continuent à faire des
analyses comme on les pratiquait au XIXe siècle. Puis vous
avez des chercheurs comme Lévi-Strauss, Benveniste, Barthes,
Arlette Farge, Le Goff, Vernant, Michelle Perrot, Starobinski,
Nicole Loraux, d’autres encore, qui travaillent « au présent ».
Le rêve de cette collection serait de ne publier que des auteurs
qui seraient contemporains de leur présent – ce qui assure
peut-être également une mémoire plus rigoureuse du passé.
Au tout début, en 1989, quand on me demandait pourquoi
« XXe siècle » dans « La Librairie du… », je répondais,
candide : « C’est dans l’espoir, sans doute un peu fou, de ne
publier que des livres qui nous seraient contemporains. » Ne
pensez-vous pas qu’un certain nombre de livres qui s’écrivent
aujourd’hui sont des livres déjà « vieux » avant de paraître ? Il
n’est jamais simple d’être présent au présent – en échappant au
magistère des représentations.
Peut-être le contemporain serait-il la résultante de ces deux
limites : inscrire de l’inactuel pour assurer de l’avenir.
Une « Librairie » artisanale

Entretien avec Chloé Brendlé


Maurice Olender, vous dirigez la collection « La Librairie
du XXIe siècle », nommée ainsi en référence à la librairie de
Montaigne. Peut-on être un éditeur de son temps ?

Rien n’est plus improbable que d’être contemporain de son


présent : quand on porte son regard sur l’histoire, et ses passés
successifs, on est frappé de voir combien les
« contemporains » des temps anciens sont peu présents à leur
propre présent. Comme si on voulait s’arrêter de vieillir, borné
« au présent de notre passé », refusant d’adopter notre
environnement, d’assimiler le temps qui passe et ses
transformations en nous. Ce qui explique le nombre de
contemporains qui vivent à contretemps, le regard masqué,
muni d’un rétroviseur pour toute mémoire d’avenir.
Si je formulais un rêve, sans doute utopique, ce serait :
auteur, d’écrire des livres « au présent » ; éditeur, de
privilégier la publication d’écrits contemporains de leur propre
présent – des livres qui ne se résument pas aux leitmotivs
d’une histoire circulaire, ni au rêve d’un âge d’or. Pour s’en
tenir à un optimisme plausible mieux vaut s’accorder, de façon
adéquate, à un pessimisme tonique. Lisez n’importe quelle
page du Zibaldone de Leopardi, merveilleusement présenté et
traduit par Bernard Schefer aux éditions Allia : une écriture
puissante, où chaque mot, où la pâte sémantique même, incite
à aiguiser l’humanité de l’humain.

Vous sentez-vous proche d’éditeurs comme Allia ou


Galilée ?

Quand je suis arrivé chez Hachette, puis au Seuil, je n’ai eu


qu’une seule exigence : pouvoir m’appuyer sur un artisanat
éditorial, ce qui suppose des gestes minutieux, minuscules,
faits par des artisans du livre à qui on donne le temps
nécessaire à leur ouvrage. Tout texte – sur papier comme en
lecture numérique – résulte d’une stricte philologie, de la mise
en place de points, de virgules, d’espacements qui, autant que
les mots, produisent une émotion, du sens ou même une
esthétique du non-sens. Ma demande, mon exigence a toujours
été : pouvoir, dans une grande entreprise du livre, poursuivre
avec minutie cet artisanat qui est peut-être moins éloigné que
je n’aurais pu l’imaginer de mon travail, quand à dix-huit ans
j’étais apprenti cliveur de diamants 1. Donc oui, on peut se
sentir proche des deux éditeurs que vous nommez et de
William Blake and Co., comme je l’ai été jadis d’Orange
Export Ltd (1969-1986), créé par Emmanuel Hocquard et
Raquel, pour leurs choix éditoriaux, de P.O.L, Verdier, Éric
Pesty Éditeur… J’ai en quelque sorte tenté de donner lieu au
rêve du grand écart : montrer qu’on pouvait aujourd’hui
publier une collection aussi artisanale que « La Librairie du
e
XXI siècle » au Seuil, dans un grand groupe éditorial.

Autrement dit allier la minutie à l’industrie globalisée. N’est-


on pas tenu d’être attentif à chaque signe d’un livre, comme
toute démocratie se doit de protéger chaque citoyen au sein de
structures étatiques où les équipements collectifs, nécessaires
au plus grand nombre, ne menaceraient pas les individus les
plus vulnérables ?

De Perec, l’un des auteurs phare de votre collection, vous


publiez Le Voyage d’hiver accompagné de ses suites
oulipiennes. Quel est l’intérêt de le publier aujourd’hui ?

Évoquant mes rencontres avec Georges Perec 2, j’ai


rapporté les « aventures » de « Penser/Classer », son dernier
texte édité en 1982, quelques jours avant sa mort, dans la
deuxième livraison de la revue Le Genre humain. Perec est à la
fois célèbre et pourtant son œuvre reste à découvrir. Les
jeunes, entre vingt et trente-cinq ans, me disent par exemple
l’importance pour eux des Choses – dont il faut se souvenir
que le sous-titre est « Une histoire des années soixante » !
Dans un univers où le design est devenu structurel (voyez
Apple dont l’esthétique s’est identifiée à un destin numérique),
où les plus pauvres, dans un quart-monde qui ne dit plus son
nom, se ruinent pour un transistor, l’œuvre de Perec nous
éclaire. Peut-être parce que, tout en faisant le récit
expérimental d’un univers « mode d’emploi », il propose aux
lecteurs une poétique qui dit du politique.
Prenez Le Voyage d’hiver, à l’origine, un roman qui tient
sur une seule page. Lorsque, jeune chercheur en archéologie et
histoire des religions, je passais mes soirées avec des amis
poètes – Mathieu Bénézet, Alain Veinstein, Emmanuel
Hocquard, Bernard Noël, Jean Daive, Claude Royet-Journoud
qui, le premier, m’a parlé de Perec –, j’ai très vite « vu »
pourquoi une seule page peut être « un » vrai livre alors que
mille pages peuvent n’en être pas « un ». Ce sont eux, ces amis
poètes, dans les années 1970, lors de mon arrivée à la rue
d’Ulm comme pensionnaire étranger, qui m’ont tant appris du
rapport contraignant entre texte et livre. Telle a été ma
formation à une poétique matérielle, aux liens entre le son, le
sens et l’image d’un texte s’inscrivant sur une surface, page de
papier ou écorce numérique. J’ai appris aussi combien les
blancs ne sont pas moins loquaces que les mots imprimés.
Dans ces mêmes années, proche de Jean-Pierre Vernant,
Marcel Detienne, Pierre Vidal-Naquet et Nicole Loraux,
Michel de Certeau, Jean Starobinski, Pontalis, Charles
Malamoud et Yves Bonnefoy, déplaçant à peine le curseur
entre poétique, politique et pratiques interdisciplinaires, j’ai
exploré ce que serait une esthétique de la philologie. Mais
pourquoi insister sur la « lettre » du philologue comme si le
sens de « l’esprit » était moins important, alors qu’il s’agit des
deux faces d’une même monnaie ? Peut-être parce que l’esprit
nous file entre les doigts. D’un texte, la seule chose
« palpable » est le relief de la lettre et non sa signification,
sans cesse à interpréter, à lire et à relire, toujours modulable.
La lettre n’est-elle pas le goulot, le passage contraignant qui
s’offre comme un seuil, sorte de tourniquet qui donne accès
aux joies et aux conflits de toute interprétation ?
Est-ce en raison de ce que l’histoire nous apprend du
couple civilisation-barbarie, de la porosité de toute culture aux
violences passées et présentes, que je suis attentif au texte et
au contexte, aux contours de l’écriture des livres, comme
l’artisan menuisier qui taille un escabeau, s’assurant qu’on
puisse s’en servir sans se briser les os ?

De ces vingt-cinq ans de publication (sans compter les


deux années de « Textes du XXe siècle » chez Hachette), il
semble qu’il se dégage le thème d’une filiation, d’un héritage,
d’une trace…

Adolescent, le désir de ne pas perdre pied, dans un monde


qui m’échappait, m’a incité à explorer bien des possibles, sans
doute au-delà du raisonnable. Mes premiers guides ont été,
comme pour tant d’autodidactes, des lectures « sauvages ». Je
m’exerçais à y déceler ce que je pouvais y trouver, sans
aucune maîtrise : Nietzsche, Spinoza, maître Eckhart, Novalis,
Goethe, Platon ou Plotin et Shakespeare étaient des œuvres qui
me transportaient tout en m’orientant. Un peu comme une
musique qui résonne en vous, fait délirer ou apaise, sans que
vous puissiez savoir ni pourquoi ni comment : Buxtehude,
Bach, Fauré, Xenakis ou des musiques rapportées de quelques
îles lointaines par des ethnologues des années 1960.
Autrement dit, mes premiers contacts avec ce qu’on
désigne, de manière souvent naïve, par « culture », ont été non
pas des apprentissages studieux (je n’ai presque pas ou si peu
été scolarisé) mais des approches d’œuvres qui se dérobaient
tout en me façonnant : comme un vide en soi qu’on ne tente
pas de combler tout en le meublant.
Avec l’ardeur de l’enfant qui joue à cache-cache pour tester
les limites de l’univers, j’ai pratiqué une ascèse aux rigueurs
ludiques. Sans imaginer ce qu’était un monde universitaire, ni
ce que pouvait être l’univers de l’édition – ni même qu’éditeur
pouvait être un métier. Une longue adolescence (s’achève-t-
elle jamais ?) m’a permis de découvrir que, même en faisant
des fautes d’orthographe, on avait le droit d’apprendre à lire et
à écrire. Je me suis ainsi initié au grec, au latin, à l’hébreu et
trop peu au sanskrit. Sans aucune raison (consciente du moins)
autre que pour s’exercer à mettre toute chose à l’épreuve de
soi. À l’image du funambule qui tend sa corde pour prendre la
mesure du péril. Car apprendre à lire et à écrire est dangereux
et suppose une responsabilité publique.
Mes recherches, mes séminaires du jeudi soir à l’École des
hautes études, portent la marque d’un enfant qui avait la
volonté de ne pas apprendre à lire et à écrire. Par la suite j’ai
tenté de traverser lectures et écritures en préservant, dans le
regard, ce qui toujours échappe dans la connaissance de soi et
de l’autre, ou encore, ce qui, dans la lecture d’un texte,
résiste : une forme d’incertitude, pourtant affirmative, une
assurance qui n’oublie rien de sa fragilité.

1. Voir Un fantôme dans la bibliothèque, Paris, Seuil, « La Librairie du


e
XXI siècle », 2017, p. 117-131.

2. Voir supra, ici.


L’archive signe des temps

Entretien avec Claire Mayot


Vous êtes devenu, au fil des années, une véritable fabrique
d’archives : c’est l’IMEC (Institut mémoires de l’édition
contemporaine), qui abrite depuis 2004 le « fonds Maurice
Olender ». Que trouve-t-on dans ces quelque 600 boîtes
d’archives, qu’y avez-vous déposé ?

Si j’y ai déposé des choses, c’est justement pour pouvoir


les oublier, alors vous n’allez pas me demander de dire ce que
je ne sais pas… L’IMEC est un haut lieu d’archives, celles de
Derrida, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Jean-Pierre
Vernant, Michel Deguy, tant d’autres. Mon fonds est organisé
de la manière suivante : le travail de chercheur d’abord, avec,
par exemple, le manuscrit de Langues du Paradis, un
manuscrit polychrome. Dans Un fantôme dans la bibliothèque,
je raconte que j’ai eu du mal à apprendre à lire et à écrire,
mais… est-ce pour cela que me relire est quasi impossible ?
Pour m’en sortir, j’écris donc en plusieurs couleurs, je récris,
je surligne, pour tenter de me relire. Il y a donc ce que j’ai
écrit et publié, les activités académiques, les conférences, la
codirection d’une École doctorale européenne à Modène. Et
puis il y a les archives éditoriales riches de leur diversité –
depuis peu l’original du manuscrit du célèbre Conte de Jean-
Claude Grumberg. J’ai toujours conservé toutes les traces de
tous les manuscrits que j’ai édités, dans leurs diverses
versions, les épreuves, les multiples essais de couvertures, etc.

Votre activité d’éditeur reste d’ailleurs assez mystérieuse.


Est-ce qu’en regardant ces archives, on comprend davantage
le type d’interventions que vous pratiquez ? Que voit-on sur
un texte qu’un auteur vous envoie ?

La réponse est assez simple : la majorité des autrices et des


auteurs sont des collègues, amies et amis – y compris les
ayants droit pour les œuvres posthumes (notamment Perec,
Celan, Lévi-Strauss). Il y a donc (est-ce si étrange ?) un lien
entre travail et amitié – comme si j’étais frappé d’infirmité,
incapable d’œuvrer autrement. Cela peut sembler onirique…
mais il s’agit d’un rêve qui a des résultantes concrètes – une
sorte de « matériau du rêve », d’« action onirique ». Donc je
lis, j’annote, posant toutes les questions qui me viennent ; les
auteurs rentrés à la maison tranchent souverainement. À la
remise du manuscrit, il part sous presse. Autrement dit, je ne
« contrôle » pas si on a tenu compte de ce que j’ai pu dire ou
penser. Après tout, je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres…

Ce fonds est riche, on parle de 180 000 feuillets…

Pas la moindre idée. Je ne les ai pas comptés, ce sont des


envois successifs… C’est une question qu’il faudrait poser aux
archivistes de l’IMEC.

Je m’adresse alors à l’historien : qu’est-ce qu’une archive


pour vous ?
Une archive est quelque chose de très utile, pour chacun de
nous, qui avons des archives publiques (actes de naissance, de
notaire, etc.). Puis il y a les fictions d’archives, quand on
fabrique des faux en archives. Je pense ici à l’archéologie où
les faux sont innombrables. Alain Schnapp, dans un bel article,
avait rappelé que nul n’a plus la passion de la vérité que le
faussaire 1. Puis, pour mon fonds, ce sont aussi des manuscrits,
des matériaux agencés en une « installation », pris quelquefois
dans un assemblage qui est de l’ordre de la fiction volontaire.
Par exemple lorsque je prends un manuscrit de Jean
Starobinski et que je lui adjoins une lettre d’Yves Bonnefoy
qui parle de lui. Ou que Celan se trouve associé à Perec et
Derrida… Ce montage est un jeu de piste, qui a des finalités
anthropologiques, avec l’idée improbable qu’un jour on
s’amuse à aller voir non pas comment « moi », mais comment
tel ou tel cerveau humain a pu imaginer, fabriquer des choses
dites « sérieuses », rigoureuses, toujours ludiques.

Si vous ne conservez pas tout et opérez des choix, ce sont


ces choix qui disent quelque chose de votre rapport à
l’archive.

C’est à la fois du choix et du non-choix : ma démarche


n’est pas celle d’un archiviste mais d’un archéologue qui sait
que ce que l’on retrouve, même de précieux, est souvent lié à
des circonstances fortuites, au hasard, comme ces œuvres d’art
ou poteries que l’on trouve parfois, matériau de réemploi, dans
un mur en détruisant une maison. Ma démarche est celle d’un
archéologue du futur : soit je souligne le hasard des matériaux,
soit on peut jouer à les associer en fabriquant une installation
incertaine – dont le sens est souvent à la fois caché et montré,
disparu et pourtant apparent.
Il s’agit dans certains cas de mémoire matérielle liée à des
projets d’historiographie expérimentale – à venir. Prenons
deux exemples : j’ai réalisé en 1996, à la demande du journal
Le Monde, l’unique interview où Hans Robert Jauss, l’homme
de Pour une esthétique de la réception (préfacé par Jean
Starobinski), raconte sa trajectoire de Waffen-SS pendant cinq
ans 2. Il y a donc à l’IMEC toutes les archives Jauss liées à cet
entretien, l’enregistrement sonore, le texte de l’entretien
transcrit par moi, relu par lui, corrigé à la main dans les fax
qu’il m’envoyait. Un matériau utile pour les historiens,
notamment pour entreprendre une histoire difficile à faire,
celle d’une génération d’intellectuels « taiseux » qui ont été
des maîtres à penser pour l’ensemble des sciences humaines et
sociales dans la deuxième moitié du XXe siècle – outre Jauss
notamment Heidegger, Gadamer, Borst, Koselleck et Günter
Grass 3.
Autre corpus : L’« Appel à la vigilance » de 1993, qui a
donné lieu au tout premier colloque organisé à l’IMEC, en
décembre 1997 4. Le moment venu, historiens et ethnologues
d’un temps qui ne sera plus présent en consulteront peut-être
les archives.
Ce n’est pas à moi de décider ce qui est intéressant ou ne
l’est pas ; c’est un peu comme les photographies des albums
de famille. Quelqu’un a « tiré un portrait »… des années après,
c’est peut-être l’histoire du lampadaire qui se trouve derrière
cette personne qui va intéresser l’historien ou l’archéologue.

Votre collecte de documents peut paraître assez logique au


regard de votre activité d’éditeur. Mais cette activité n’est-elle
pas pour une part aussi celle de l’enfant ayant grandi dans
une famille sans mémoire matérielle qui réparerait cette
mémoire à laquelle il n’a pas eu accès ? Vous écrivez, à
propos d’Auschwitz : « Inassimilable, ce passé ne cessait
cependant jamais de recharger le présent », les archives
servant « d’abri à ce qui se perd. Pour rendre possible de la
mémoire en récits 5 ». Devenir un fabricant d’archives vous
place dans quelle temporalité, le passé, le présent ou le futur ?

Ce que vous dites je ne l’ai compris qu’en écrivant Un


fantôme dans la bibliothèque. Je ne m’étais pas rendu compte
auparavant que j’ai passé ma vie à combler des vides ou des
manques. Non pas de mon enfance, mais de celle de tant
d’autres qui n’en avaient pas eu.
À votre question sur « le passé, le présent ou le futur ? »,
comment répondre ? Sans doute c’est le présent qui m’importe
– un présent sans providence, sans théologie, peut-être même
un « présent composé » comme on parle de « passé
composé ». Même sans religion, on peut être attentif à une
vision temporelle qui porte la marque d’un vecteur
messianique : l’idée hébraïque, on peut l’entendre comme
celle d’un sauveur qui n’arrive jamais. On l’attend, on insiste
sur son importance capitale, toujours à venir, on l’imagine sur
le point d’arriver sans jamais penser pour autant que cela
arrivera. On pourrait dire encore, dans une langue inactuelle,
que ce temps messianique « va être devant arriver ». Même si
dans l’histoire, dans les « faits historiques », on sait que ce
moment n’arrive pas.
Ni sujet, ni objet, le Messie serait-il une sorte de gérondif,
cette forme déclinée de l’infinitif ? Il s’agirait d’une relation
asymptotique aux choses et aux êtres, où tout est tendu vers un
infini qui se retrouve, au plus intime, quelquefois dans le
regard d’un passager. Cette tension où le proche coïncide avec
le lointain n’est-ce pas une image de l’existence même ?

Vous avez beaucoup parlé de non-maîtrise, dans la lecture,


dans votre manière d’approcher l’archive et la vie, de manière
générale. Est-ce que le fait de vous délester ainsi des
documents est aussi une manière d’oublier pour avancer ?

Un oubli qui est tout sauf amnésique, un oubli qui naîtrait


de la trace conservée. En 2010, un journaliste du Soir de
Bruxelles m’a appelé au moment où il était question de
détruire Auschwitz (la matérialité du lieu) pour me demander
de réagir 6. Je lui ai dit que toute victime rêve d’un oubli qui
naîtrait du travail de la mémoire ; si on veut un jour, plus tard,
ne plus être tourmenté par Auschwitz, il faut surtout ne rien
détruire. Il est probable que mon dépôt d’archives à l’IMEC
corresponde à la possibilité de l’inscrire dans une temporalité
historique, dans une durée repérable qui est tout le contraire
d’un trou de mémoire. Sans le combler pour autant.

Vous écrivez aussi que les archives « signalent quelques


aspects d’un parcours : un jeu de piste qui, au regard d’autrui,
peut avoir des allures de gesticulations insensées là où il y a
eu des choix répondant à un dessein précis 7 ». Quel portrait
ces archives dessinent-elles de vous ? Quand, dans quelques
années, on déballera ces cartons, quelle image se formera
dans la tête de cet archéologue du futur ?

Ce portrait je suis le seul à ne pas pouvoir le faire. Vous


évoquez le regard des autres sur ce que nous sommes et ce que
nous faisons : si j’avais un souhait, ce serait de ne pas avoir
trop changé depuis l’enfance. J’étais un ludion, un clown, je
passais ma vie à faire rire tout le monde ; un gosse qui veut
tout le temps pleurer et fait rire les autres. Dans ces archives, il
y a certainement du ludique en signe de gravité.
Pour revenir à ce que vous disiez de la non-maîtrise, peut-
être que ces archives évoquent une image qui me vient
parfois : celle du funambule qui passe d’un échafaudage à
l’autre. Quand on n’a pas d’arrière-monde dogmatique, pas de
croyance, pas de foi, on est dans cette idée, qui est peut-être
une vue de l’esprit, que tout, ou beaucoup, est construction.
Un échafaudage peut s’enraciner dans de la terre ferme ; mes
échafaudages s’ancrent dans du matériau onirique tissé de
mémoire.
Lorsque vos échafaudages ne reposent sur rien d’autre que
des pratiques esthétiques, de l’art, de la fiction, comment
savez-vous que vous ne vous trompez pas ? Lorsque la fiction
tient la route, lorsque l’échafaudage, même suspendu dans le
vide, résiste, vous savez que, pendant un instant encore, vous
pouvez avancer. N’est-ce pas là une figure d’une œuvre d’art,
ou de savoir, quand elle se présente à nous comme plausible ?
Ce rapport au réel, à la fiction, au fantôme dans une
bibliothèque, est nourri par ces histoires de funambule dont on
pourrait presque oublier qu’en chacune et chacun de nous il
poursuit sa course entre les échafaudages.

1. Alain Schnapp, « La passion du faussaire », Le Genre humain, no 9 : La


Vérité, 1983, p. 67-74.
2. Voir supra, ici.
3. Voir « Le silence d’une génération », dans Race sans histoire, Paris, Seuil,
« Points Essais », no 620, 2009, p. 249-291.
4. Maurice Olender évoque ce « tout premier colloque qui s’est déroulé à
l’IMEC », les 6 et 7 décembre 1997, dans Un fantôme dans la bibliothèque :
« Il doit y avoir des photographies où les participants » – notamment Lothar
Baier, Jean-Christophe Bailly, Olivier Corpet, Michel Deguy, Umberto Eco,
Arlette Farge, Lydia Flem, Nadine Fresco, Françoise Héritier, Laurent Joffrin,
Nicole Loraux, Charles Malamoud, Maurice Olender, Jacqueline Risset,
Emmanuel Terray, Jean-Pierre Vernant, Guy Walter, etc. – « pataugent sous la
pluie dans la boue des travaux en cours » (Un fantôme dans la bibliothèque,
Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2017, p. 74). Le colloque avait pour
titre « Que peut la pensée face à l’extrême droite ? Vigilance des intellectuels ».
Dans Race sans histoire, op. cit.(p. 247), Maurice Olender précise que « les
actes de ce colloque n’ont pas été publiés ». Et voir supra, ici et là.
5. Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, op. cit., p. 97 et 48.
6. Voir supra, ici.
7. Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, op. cit., p. 47.
UNE ARCHÉOLOGIE
DE L’ART CONTEMPORAIN
Tester les limites de l’humain

Entretien avec Guillaume de Sardes.


Présentation Alain Rauwel
Comme chercheur, comme auteur, comme éditeur tenant
ferme le gouvernail de la prestigieuse « Librairie du
e
XXI siècle », Maurice Olender semble animé d’une

curiosité quasi infinie. Il ne s’agit pas pour lui, toutefois,


d’accumuler au hasard des observations éparses, mais
bien d’articuler des faits signifiants, selon la logique
comparatiste qui distingue depuis des décennies la
tradition des études grecques.
On ne comptera donc pas sur lui pour marquer
respectueusement l’arrêt aux innombrables frontières
disciplinaires ou chronologiques qui balkanisent le
champ des savoirs. Maurice Olender ne cesse d’écrire
son « livre des passages », de la philologie à la
linguistique, de l’histoire à l’anthropologie, de
l’archéologie à la science des images. Le domaine
artistique lui est ainsi familier, au fil d’une chronologie
longue qui ne rechigne nullement au plus contemporain.
Et ce sont les figures extrêmes qui retiennent d’abord
son attention, celles que les sociétés d’ordre ont toujours
stigmatisées comme coupables d’« excès ».
Des vases à figures de l’Attique à nos écrans de cinéma
et aux cimaises de la Maison européenne de la
photographie, Maurice Olender écrit une histoire
d’épiphanies, de longs silences, de circulations
souterraines, de résurgences inattendues.
Pour l’auteur d’Un fantôme dans la bibliothèque, tout
comme pour Aby Warburg, les motifs iconiques sont
semblables à des fantômes. Ils hantent l’inconscient de
notre culture, offerts aux investigations d’une
archéologie analytique attentive.
A. R.
Dans un entretien filmé que vous avez accordé à Jean-
Pierre Criqui à l’occasion des quarante ans de Beaubourg,
vous dites que vos séminaires à l’École des hautes études ont
porté principalement sur deux sujets : « le sexe et la langue ».

C’était une manière abrupte mais précise d’évoquer mes


recherches comparatives visant à mieux comprendre comment,
dans les sociétés anciennes et modernes, on fabrique de
l’originaire : la naissance des langues et des nations (quelle
langue parlait-on au Paradis ?), des religions (la religion de
l’Éden, mono- ou polythéiste ?), le sexe des origines (mâle,
femelle, hermaphrodite ?). Et de s’interroger sur les manières
de faire des « plasticiens » de l’Antiquité – le plastès grec est
celui qui « façonne », qui « modèle » l’argile, et le verbe
plassein signifie à la fois « modeler, façonner, imaginer,
simuler ». Il n’est pas dénué d’intérêt de voir comment ces
« plasticiens » de jadis conçoivent les formes extrêmes d’une
sexualité dite « archaïque » quand un dieu, Priape, exhibe sans
cesse une érection démesurée. Ou alors quand une figure
féminine, Baubô, envahit tout l’espace visuel en se
métamorphosant en vulve mythique 1.
Moins connue que le dieu Priape, Baubô a été identifiée à
une petite statuette en terre cuite dont l’étrangeté a déconcerté
les archéologues. Posée sans intermédiaire sur une paire de
cuisses, la tête disproportionnée se fond dans les hanches d’un
corps atrophié. Le visage prodigieux est large, toujours de
face, avec un nez et deux grands yeux à la hauteur des seins.
Sous la bouche horizontale d’en haut, la marque d’un sexe
féminin, bouche verticale d’en bas, qui correspond à la fossette
du menton. Cette face pubienne, ornée d’une chevelure
abondante, est muette. Il ne s’agit pas ici de la bouche bavarde
du dieu au membre tendu, Priape, qui parle sans arrêt, ni de la
langue politique du phallocrate, mais des lèvres féminines de
la bouche d’en bas vouée sinon au silence de la génération, en
tout cas à l’interdiction de toute parole publique. Magritte,
Topor, plus récemment l’artiste sud-africaine Minette Vári, ont
été inspirés par l’iconographie de Baubô dont les statuettes ont
été découvertes à Priène, en Turquie, en 1898 2.

Mettriez-vous sur le même plan des œuvres qui ont plus de


deux mille ans et des créations contemporaines ?

Dans toute recherche de ce type mieux vaut, en historien,


proposer une analyse contextualisée des contenus pour ensuite,
en anthropologue, tenter de dégager des mécanismes mentaux.
Ceux-ci peuvent témoigner à la fois d’une communauté
particulière et de modes de fonctionnement dont on pourrait
repérer des correspondances dans d’autres sociétés. Autrement
dit, faire des propositions qui peuvent allier du singulier à de
l’universel.
Bien que les contextes, historique, religieux, économique,
soient tout autres, l’imagination plastique des Anciens semble
« travaillée » par des problèmes que les anthropologues
pourraient reconnaître, sans doute dans des registres différents,
chez des artistes contemporains, notamment lorsqu’ils font le
choix de mettre en scène des valences politiques du corps
sexué.
Quelques exemples parmi tant d’autres possibles. Michel
Journiac, que Jean-Luc Monterosso a choisi d’exposer à la
Maison européenne de la photographie (MEP) au printemps
2017, écrit en 1973 : « Le corps c’est ce qui surgit et qui nous
pose en permanence la question que l’on ne peut pas
détruire », tout en affirmant qu’« il n’y a pas de corps existant
de façon absolue. Il est lié à toute une série de contextes,
d’objets, de vêtements ». Journiac illustre à merveille ce que
Marcel Mauss nous a appris sur les pratiques du corps : à la
fois un socle humain universel et pourtant un instrument dont
le curseur visuel permet de prendre, à chaque époque, la
mesure de l’identification sociale façonnée par les dits et des
non-dits des cultures ambiantes. Cela s’est trouvé, autrement,
en février 2017, à la Villa Médicis, quand Annette Messager a
choisi d’y explorer les formes sexuelles viriles et féminines
dans des œuvres qu’elle a nommées Sexe au repos et My
uterus. Évoquant les Femen, elle leur empruntait la formule
« Les seins sont des armes » ou alors Trump Grab Your Balls.
On peut encore se poser le problème suivant : et si la mise
en forme des hybrides grecs était, pour les Anciens, une
manière d’explorer les limites de l’imaginaire anatomique en
testant les frontières du corps humain ? Que fait à Athènes
l’artisan plasticien, entre le VIIe et le Ve siècle avant l’ère
chrétienne, ou le peintre des vases, quand il fait voir une
hybridation du corps humain et met en scène Satyres, Silènes,
Hermaphrodites, Pans, etc., figures que nous analysons mieux
à présent grâce aux études de François Lissarrague ? Si, entre
l’ancien et le contemporain, les cadres de la mémoire sociale
ne sont pas identiques, l’anthropologue, qui se promène dans
les allées de l’histoire de l’art, est en droit de s’interroger, pour
les comparer, sur les pratiques de l’imaginaire humain aux
prises avec les limites, voire les interdits, des représentations,
notamment sexuelles.
« Comparer » ne suppose pas de « gommer » les
spécificités, ni d’établir des équivalences hâtives. Ce sont
souvent les mécanismes intellectuels que l’on peut comparer
plus que les contenus explicites. Chaque culture invente ses
artefacts, ses trucs visibles et invisibles.

S’agissant de jouer sur les limites du corps, on ne peut que


penser à une recherche comme celle d’Orlan…

Les œuvres d’Orlan ont également été exposées au


printemps 2017 à la MEP. Ne peut-on pas les traiter comme
des fragments d’une archéologie contemporaine ? Se
demander si ses photographies ne témoignent pas de la volonté
de marquer le corps visible pour donner lieu à une Tentative de
sortir du cadre (1965) et signifier les zones invisibles du
sensible, les interstices silencieux qui témoignent d’une
politique où la femme a souvent été bâillonnée ? Et quand
Cindy Sherman fabrique ses montages photographiques,
composant et décomposant les formes corporelles partielles
dans Sex Pictures (1989-1992), il lui arrive de
« photographier » une figure hermaphrodite, soudée, sous
emprise d’une sorte de ventre duel, à la fois sexe féminin
surexposé de face (Baubô) et membre viril easy to pick up
(Priape).
N’assiste-t-on pas, notamment chez ces artistes, à la mise
en œuvre de figurations dont le programme esthétique
consisterait à explorer les frontières, sociales et politiques, du
corps sexué, dans l’exercice de l’excès, pour lui faire avouer
ses contours physiques, sa finitude tout en exaltant ses
pulsions métaphysiques, son imaginaire de l’infini ? Quant au
travail récitatif de Martial, également à la MEP, on pourrait le
caractériser en évoquant ce qu’il advient du corps viril quand
on le forme, le déforme et le transforme. Comme si l’artiste
proposait de métamorphoser la moindre parcelle de la figure
masculine en une marqueterie où chaque recoin de visible,
surligné, serait sous-titré par des alphabets musculaires aux
dimensions d’une anatomie mythique.
C’est un autre projet qui semble animer le photographe
plasticien Alain Fleischer, dans une série intitulée Exhibition
(1984-2002), où les sexes masculin et féminin s’imbriquent
avec autant d’intensité que de pudeur. Sans esquiver les
apprêts érotiques, ni masquer l’érection du membre viril ou la
vulve offerte au regard, Fleischer n’hésite pas à exalter une
forme d’adéquation spinoziste où féminin et masculin
deviennent les deux pôles d’une même conception plastique de
la connaissance. En hébreu, « amour » et « connaissance »
sont signifiés par un seul et même vocable : yadah. Ce que
Spinoza tient à préciser dans son Traité théologico-politique.
Il y a donc place dans l’art contemporain pour
d’innombrables élaborations, diverses conceptions esthétiques,
liées à des techniques et des champs spécifiques. On est ici sur
une scène artistique : dans une « réalité visible »
volontairement différée par de la représentation. Mettre en
œuvre des corps sexués, tester les limites de leurs hybridations
possibles, créer des torsions hétéronymiques, mettre en jeu des
formes qui détournent les usages convenus, peut répondre à
une mise à l’épreuve des contours de l’humain dans les zones
visibles et invisibles de son anatomie.
Sans rejoindre les frises antiques, où d’immortels hybrides
s’exposent au regard des humains pour leur faire voir les
limites de leur mortelle anatomie, le bio-art fournit à nos
contemporains un autre type de témoignage qui permet
d’explorer la mesure et la démesure de notre présent.
Observons les métamorphoses apportées par les sciences du
vivant au monde animal et humain : les implants, les hybrides,
les clonages (pas seulement d’organes), les greffes, voire les
« monstres » nés de la génétique ou du numérique. On se
souvient, parmi d’autres, de l’exposition Biozones au Blanc-
Mesnil en 2001 3 : par ses techniques propres mais aussi dans
ses objets, l’art contemporain pose ici des questions aux
sciences du vivant pour aider à voir et à penser l’ordre et le
désordre des corps spéciaux. Car les plasticiens et créateurs
contemporains contribuent souvent, dans leurs œuvres, à
formuler, à « iconologiser », pourrait-on dire, des problèmes
cruciaux pour nos démocraties afin d’évaluer ce qui est
acceptable ou non, tolérable ou non, dans les pratiques des
sciences du vivant.
Peut-être que certains artistes ont pu mettre en évidence la
violence faite aux corps invisibles, par des inscriptions
intrusives proposant paradoxalement une esthétique qui serait
aussi un spectacle thérapeutique, là où les sciences médicales,
avec les meilleures intentions du monde, n’ont pas toujours
réussi à produire un discours narratif et curatif à l’égard de
leurs patients. Le créateur, qui sait qu’il a tout à fabriquer sans
quoi l’œuvre n’advient pas, se prescrit-il en figure cathartique
dans sa création là où le médecin, quelquefois otage d’un
savoir arrogant, oublie de se laisser aller à l’écoute, à la
rencontre de son patient ?

Vous semblez dire que les œuvres d’art contemporaines ont


pour fonction d’explorer les limites de l’univers social,
politique, biologique, pour mieux nous prémunir contre les
périls de l’arrogance ?

Pas seulement les œuvres d’art contemporaines. Peut-être


suis-je orienté par une perspective trop archéologique ? Ai-je
tendance, comme dans mon dernier livre, à poser un regard
d’archéologue tant sur les archives du passé que sur celles
d’après-demain ? Comme si les créations d’art nous incitaient
à prendre conscience de ce que serait notre propre archéologie
du contemporain ? Jeune chercheur, bouleversé par la
Documenta 5 à Kassel, en 1972, je découvrais ce qui m’est
apparu alors d’emblée comme les reliefs d’une archéologie du
contemporain : en direct.
Quand je regarde les œuvres des artistes, qui en effet
mettent à l’épreuve les frontières visibles du sensible, elles
contribuent quelquefois à mieux cerner notre présent. En
mettant en crise des formes anachroniques, dites modernes,
certains artistes incitent à la fois à nous « en sortir » et à
emprunter déjà des formes d’intelligence liées à nos avenirs.
Peut-être ne veut-on pas voir à quel point certaines formes de
création esthétique contemporaine sont des œuvres
« pragmatiques », des explorations adéquates à nos propres
ressources imaginaires actuelles et futures. On ne veut pas
savoir qu’on est rarement contemporain de son présent.
Souvent on avance le regard médusé par un rétroviseur. Les
créations contemporaines, tant dans les sciences que dans les
arts, nous exhortent peut-être simplement à être un peu plus
contemporain de notre temps. Après tout, les rêveries de l’âge
d’or n’ont jamais cessé de travailler tous les grands courants
réactionnaires de l’histoire. Ce qu’on fuit est le présent et
l’avenir. En rêvant du passé. Et l’historien, celui du moins qui
joue à être un « prophète tourné vers le passé », comme le dit
Friedrich Schlegel, a ici sa part de responsabilité.
Il ne faut donc pas s’y tromper. Si certaines œuvres d’art
incitent à « analyser » les cadres où elles s’inscrivent, ce n’est
pas pour les « dissoudre » mais pour en souligner les lignes de
force, les potentialités, quelquefois aussi pour en éprouver la
fragilité. Ne s’agit-il pas ici d’exténuer les formes esthétiques,
de les épuiser, en les mettant à l’épreuve de leurs propres
limites ? Et ainsi de questionner le travail de l’artiste qui
fabrique du plausible ? Quel est ce matériau du rêve qui prend
corps dans l’œuvre tout en demeurant un tissu imaginaire ?
Quand j’écris, que fais-je d’autre que de donner à ce matériau
onirique des formes sémantiques, sonores, visuelles qui me
projettent dans un espace où le rêve appartient au même
monde que l’état de veille. On se souvient de La Tempête de
Shakespeare, que l’on ne cite jamais trop souvent : We are
such stuff / As dreams are made on.

Quel rôle faut-il attribuer à l’autobiographie notamment


dans la création photographique ?

Le photographe plasticien est-il en quête d’une intelligence


des rapports entre son « dedans » et son « dehors », entre une
« intériorité » et un « environnement social » ? La création de
l’œuvre d’art donne-t-elle lieu ici à une autoanalyse, à une
exploration spéculaire ? On pourrait y déceler un élément
d’explication, insuffisant me semble-t-il. La dynamique qui
peut, dans certains cas, présider à une créativité expérimentale,
résulte plutôt de la mise en forme des imbrications, des
tensions nées de conflits de temporalités qui traversent toute
existence humaine.
Certaines créatrices ont donné lieu à des « laboratoires »
d’expérimentation esthétique. Comme si les artistes nées
femmes – assignées par l’ordre social, et cette part des
discours (théologiques, politiques, idéologiques etc.) qui
façonnent les réalités biologiques, à être fidèles aux
mythologies génétiques de Chronos –, n’ont pas eu, autant que
les hommes, ni le droit ni la chance de donner libre cours à
leurs rêves d’échapper au temps, à l’espace, à la finitude.
N’est-ce pas la vision du temps qui passe qui a métamorphosé
leur regard, sur elles-mêmes, lorsqu’elles nous livrent, entre
fascination et transgression, leurs autoportraits ? Dans ses
travaux, Servanne Monjour 4 rapproche, à près d’un siècle de
distance, les autoportraits en « femme chauve » de Claude
Cahun des « crânes » en Reine Alice de Lydia Flem.
Dans ces deux cas, les artistes mettent en exergue non pas
une poétique de l’informe, ni une inversion sexuelle masculin
(chauve) féminin (chevelure), mais une figure de femme qui
célèbre sa propre visibilité, hors norme, envers et contre tout.
Il faudrait encore analyser ici les liens entre littérature et
photographie, en retraçant l’histoire d’une filiation, déjà
ancienne, de Lewis Carroll à Denis Roche, en passant par
Claude Simon, Hervé Guibert, Annie Ernaux, Alain Fleischer
et bien d’autres. Même si l’écriture se déploie dans d’autres
registres que la photographie, les thématiques, qui sont aux
principes de ces œuvres, demeurent paradoxalement
autobiographiques. Sans promesse d’autofiction.
Mais revenons à Priape. Représente-t-il, comme les Satyres
et les Pans, ses compagnons de thiase dans la troupe
dionysiaque, une figure hybride ?

Archéologues et philologues se trompent quand, dans une


légende, sous la figure d’un Satyre ou d’un Pan, ils écrivent
« Priape ». Car, les textes et le vocabulaire, grecs et latins, y
insistent, ce qui est remarquable avec Priape c’est sa figure
entièrement anthropomorphe : il n’a pas de sabots ni de cornes
comme Pan. Sa seule anomalie, c’est un membre tendu,
surdimensionné, toujours en érection, qui a donné son nom à
une pathologie, signalée par la nosographie ancienne, le
priapisme. C’est Aristote qui rappelle que, chez les
mammifères, la mécanique du membre viril se caractérise par
sa mobilité. Toujours dans la même position, il est
« morbide », donc malade. Qu’il soit sans cesse en érection ou
toujours flaccide, ça ne fonctionne pas. Mais la forme
priapique a peut-être un mérite « théorique » pour éclairer l’art
contemporain dans ses représentations explorant les limites du
corps humain. Priape, ce dieu érigé à l’excès, figure en
quelque sorte un « hybride homogène », un montage
entièrement anthropomorphe, sans aucun apport étranger,
hétérogène : son sexe, démesuré, ne résulte d’aucune
hybridation.
Au regard des Anciens, Priape, qui n’a pas comme les
Satyres et les Pans une queue animalesque, n’est pas né d’une
union monstrueuse, des amours hybrides entre mortels et
immortels ou entre bêtes, humains et dieux. La forme
priapique serait une hybridation de l’intime. Entièrement
anthropomorphe, la figure du dieu Priape était souvent taillée
de manière fruste, en un médiocre bois de figuier. Les textes
décrivent ce dieu comme un incapable de la mesure, un
« idiot » de la maîtrise : sans retenue, il est un phallocrate
impotent. Sa politique est celle de la laideur obscène. Car c’est
la sexualité extrême de Priape qui le frappe de laideur. Fils de
la belle Aphrodite et du divin Dionysos, dès sa naissance,
l’enfant Priape est dit privé de toute harmonie. Il est
amorphos, « amorphe », sans forme ou « difforme ». Pourquoi
une telle laideur ? Parce que nourrisson, dans son berceau, il a
d’emblée un sexe turgescent, une érection démesurée qui
blesse le regard de sa mère Aphrodite.
La valeur sociale et politique du sexe de Priape n’est-elle
pas d’actualité, si l’on se souvient que l’érection virile
demeure (je ne parle pas des traditions d’érudition libertine)
bannie du champ visuel dans l’art occidental ? Aujourd’hui
encore, à Hollywood, l’érection virile est occultée, interdite de
vision. Entre censure et autocensure, le regard des femmes et
des hommes, privé de la projection de l’érection virile, est
soumis à la politique du voile : du phallus voilé – comme
l’était celui des mystères de Dionysos. L’érection stérile de
Priape est un signe de laideur sociale, inapproprié, obscène.
Sans descendance, sa semence s’écoule en pure perte, pour
rien. De la posture éthique on passe à une pratique de l’interdit
esthétique.

Sexe, langage et politique vous paraissent-ils être des


thèmes artistiques spécifiquement contemporains ?

Tout en l’instituant dieu des jardins, quand les Anciens


mettaient Priape hors cadre en raison de sa laideur, parce que
sa sexualité excessive était inconvenante, ils affirmaient, au
nom d’une culture qui vouait un culte à la tempérance, que les
extrêmes sont « hors cadre » dans la Cité : les formes
démesurées insultent la bienséance. Les invectives, les rires à
pleine gorge ne relèvent pas de conduites politiques admises.
Aujourd’hui quand, face à un ou une adversaire, dans un débat
démocratique, plutôt que de répondre en termes argumentés,
un homme ou une femme, supposé être un ou une
« responsable politique », éructe, insulte, met en péril le corps
de l’autre en le désignant, on a raison de considérer qu’il ne
s’agit plus là de politique mais de son envers : une mise en
scène sociale de l’obscène. On pourrait dès lors, en
démocratie, identifier politique et érotique : un mode de
représentation esthétique qui s’adonne à un jeu maîtrisé qui
respecte ses partenaires, quand bien même ce sont des
adversaires.
Alors que, dans une dictature, c’est la violence de la
conduite obscène qui l’emporte. C’est, après Aristote et
Cicéron, ce que Carlo Emilio Gadda illustre dans son roman
Éros et Priape (1967) où il est question des aspects grotesques
et obscènes de l’ère mussolinienne. Cet usage politique de la
figure obscène de Priape pour dénoncer le fascisme italien
peut évoquer l’obscénité des poupées désarticulées de Hans
Bellmer qui imagine des compositions sexuelles hybrides pour
s’opposer au nazisme.
Mais pour être lisibles, les liens entre l’art et le politique
doivent, me semble-t-il, se déchiffrer dans des registres
différents. Quand un artiste se donne un cadre, celui de
l’exercice de son art, il peut déplacer les bornes du licite et de
l’illicite pour les mettre à l’épreuve comme on le ferait dans un
laboratoire de sciences sociales : c’est aussi le cas au théâtre,
sur la page bien délimitée d’un poème, d’une caricature, dans
du street art qui se donne pour lieu des espaces circonscrits.
N’est-ce pas aussi le cas quand un musicien invente de
nouvelles sonorités qui agacent d’abord notre ouïe, avant de
devenir un nouvel espace sonore modifiant les clés des formes
musicales ? Ce que l’œuvre d’art peut s’autoriser, parce
qu’elle confère à ses créations un cadre donné, quel qu’il soit,
la politique ne le peut pas dans ses chantiers opératoires.
Comme on peut tester des « réalités » potentielles dans un
laboratoire, la mise à l’épreuve des limites peut être l’objectif
d’une fiction, d’une œuvre d’art sur une scène de la cité. Pas
d’une politique dans la cité.

Et les mots de la langue ?

Même lumineux, les mots sont souvent des corps obscurs.


J’imagine, sans les avoir étudiées, d’innombrables inscriptions
alphabétiques dans l’art contemporain. On pense notamment à
Anselm Kiefer. Le philologue se remémore ici des anciennes
traditions de papyrus magiques où l’alphabet hébraïque jouait
son rôle « exotique », garant d’une efficacité précisément
« magique ». On se souvient des œuvres de Kiefer, exposées
en l’an 2000, à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière,
inspirées par la Kabbale de Louria (XVIe siècle, Safed). Cette
mystique, qui induit une « logique » cosmique, a initié des
générations d’auteurs, juifs et chrétiens, à quelques
métaphores de la création du monde. Dans cette vision de la
« réparation », où le poétique aimante le politique, le récit de
la Création suppose plusieurs moments : le tsimtsoum, le
retrait par rétroaction, le bris des vases, chevirat ha-kelim et
leur réparation, tikkoun. Cette conception mystique de la
« réparation » a pu récemment en France se trouver associée à
une revue, Tiqqun, cofondée par Julien Coupat, l’homme qui a
dû subir des simulacres de procès dans l’affaire dite de
Tarnac 5.
Après la Kabbale hébraïque de Louria, la langue poétique
de Paul Celan. Quand Kiefer se saisit des poèmes allemands
de celui qu’on désigne comme « le poète de la Shoah »,
l’hébreu n’est jamais très loin. Outre l’aspect souvent
monumental des œuvres de Kiefer, leur ancrage explicitement
politique dans les « restes » du désastre nazi, ses créations
peuvent, par certains aspects, véhiculer, me semble-t-il, des
formes de romantisme qui aspirent à la rédemption. Laquelle ?
Les jeux ici sont bien rodés, mais les dés pipés. Car juifs et
chrétiens sont captifs, chacun dans un rôle prescrit par l’autre
– même si dans la longue durée, et malgré les nombreuses
variations historiques, l’asymétrie demeure identique. Nous
sommes ici au grand théâtre des altérités sans issue. Où chacun
peut rêver d’être soi devenant l’autre sans y parvenir.
Nécessairement de « bonne foi ». Ces jeux de rôle, quelquefois
sexués (quand tour à tour, chrétiens et juifs, « Aryens et
Sémites » ont pu, au XIXe siècle, être assignés à une posture
virile ou féminine 6), si fréquents, dans l’art et la littérature
occidentale, décrivent des scènes où les Enfers, mis en place
par les Pères de l’Église, s’adossent au Paradis d’un jardin
d’Éden consigné dans la Genèse hébraïque.

Que faire aujourd’hui, dans un contexte de « réaction »


culturelle, de la vieille question des liens entre art et morale ?

Entre poétique et politique, les frontières ont toujours été


poreuses. Prenez la littérature romantique qui chante « l’aube
des peuples », ou, plus récemment, lors des élections de
mai 2017, ces discours célébrant « les gens », « la patrie bien
aimée », l’avenir d’un « matin tout neuf qui commence à
percer ». Dans l’Europe des deux derniers siècles, ces hymnes
à l’« Aube dorée » de la nation, ces chants à la gloire d’une
improbable « langue du Paradis », cette poésie des origines
autochtones, auront été l’alliée de nombreuses politiques
d’exclusion qui ont pu se décliner en divers registres : en
demeurant à sens unique. L’autre (sexe, langue, nation,
religion, ou simplement un autre mode de vie et de rapport au
monde) peut être alors assigné à une altérité radicale. Non pas
un autre être humain mais un autre que l’humain.
Entre l’art et la politique les alliances ont souvent pu être
« rentables », comme entre deux « instances sociales » qui,
chacune, s’y retrouvent ; l’une, politique, dans les dividendes
symboliques ; l’autre, instance académique ou même d’avant-
garde de l’art, dans l’économique. Il ne faut pourtant pas en
déduire que la création esthétique doit s’autocensurer, se tenir
à l’écart du politique.
Et si les excès du figurable, hybrides hypersexués et corps
aux anatomies de fiction, mis en forme par des artistes
contemporains qui œuvrent aux frontières sensibles de
l’humain, avaient pour vocation de faire voir, et savoir, que
notre unique monnaie universelle est frappée au double sceau
de la Barbarie et de la Civilisation ?

1. Voir supra,ici et là.


2. Dans une version modifiée de mon étude de 1985 (« Aspects de Baubô.
Textes et contextes antiques », Revue de l’histoire des religions, 1985, CCII, I,
p. 3-55), on trouve des reproductions plus récentes des figures de Baubô :
David Halperin, John Winkler & Froma Zeitlin (dir.), Bien avant la sexualité.
L’expérience érotique en Grèce ancienne, préface et traduction (dir.) de Sandra
Boehringer, postface de Jean Allouch, Paris, EPEL, 2019, p. 129-162.
3. Voir les analyses de Philippe Dagen, « Les plasticiens prennent les
biotechnologies à contre-pied », Le Monde, 21 mars 2001, suivi d’un entretien
avec Orlan.
4. Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, université de Montréal,
29 mai 2015. http://oic.uqam.ca/fr/communications/lydia-flem-au-miroir-de-
claude-cahun-une-poetique-de-lanamorphose.
5. À propos de cet événement à la fois « politique » et « médiatique », voir le
film de Joachim Olender, Tarnac. Le Chaos et la Grâce (Le Fresnoy, 2012).
6. Maurice Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple
providentiel, préface de Jean-Pierre Vernant (1989), Paris, Seuil, « Points
Essais », no 294, 2002, p. 199-210.
Une roupie pour l’éternité

Écrit à l’invitation de Catherine


Millet
Quatre décennies d’art press international imposent un
premier constat : l’art est du vif-argent, un alliage où tout peut
d’abord sembler étrange, échapper. Nous voici dans un
laboratoire où l’on explore de nouvelles facettes du
contemporain, d’autres limites de la maîtrise ; entre sciences et
techniques, entre poétique et politique, on teste les ressorts
matériels et conceptuels d’une humanité qui s’exerce aux
rigueurs du laisser-aller.
La lecture du mensuel art press suppose une pratique entre
l’extrême intime de l’œuvre, la valeur conférée par le regard
public et la monnaie courante. Depuis Marcel Mauss et Claude
Lévi-Strauss, les anthropologues parlent de pratiques du corps,
de pratiques esthétiques, économiques, mais aussi des savoirs
pratiques qui façonnent les zones les plus sensibles de nos
représentations sociales.
Confronté d’emblée à une telle pratique de la pédagogie,
c’est l’ensemble des dimensions critiques de l’histoire qui
s’impose à nous dans une archéologie du présent dont la
première livraison (« décembre/ janvier 1973 ») porte la
marque : une revue d’art qui veut informer et critiquer,
restituer les œuvres dans leurs contextes historiques, souligner
leurs caractéristiques techniques, sans jamais « les isoler de
leurs conditions économiques, politiques ». Sans esquiver les
« dates à faire connaître ou à rappeler, des textes étrangers à
traduire et des textes anciens à faire relire ». Le passé n’est
plus réduit à « la confortable antinomie, art classique-art
contemporain ». Et le mythe tenace de « la création libre,
spontanée, absolue » cesse d’opérer comme « une vertu en
soi… le sauf-conduit vers un lieu idéal où rien ne subsisterait
des conflits que connaissent les autres secteurs » de la société.
L’autarcie artistique est un rêve adamique qui peut conduire à
une humanité zoologique, vidée de toute mémoire, de toute
historicité. Quarante ans après son édito initial, en avril 2012,
Catherine Millet s’obstine. Elle évoque « un monde de l’art de
plus en plus amnésique […]. En étant moins exigeant sur le
savoir historique, on l’est aussi beaucoup moins sur les
émotions que l’on attend des œuvres d’art ».
Y aurait-il dans art press plus de deux millénaires
d’archives en quatre décennies ? Dans les débats, voire les
polémiques violentes, qui témoignent des légitimes
inquiétudes de ce mensuel international, l’évocation d’antiques
questions a pu orienter les problématiques sans cesse
renouvelées des arts de l’Occident. Si, prenant la mesure des
transformations, l’ouvrage critique incite à la création, le
silence autocentré de la mémoire peut, à chaque génération,
figer les œuvres dans une passion de la réaction politique qui
oblitère l’histoire. Pour tenter de déchiffrer ce qui souvent
déborde, scientifiques et artistes se retrouvent dans ces mêmes
espaces où le ludique demeure le meilleur garant de la rigueur.
C’est à ces enjeux exigeants qu’initient les pages de cette
publication.
Entre l’ancien et le contemporain, entre le visible,
l’invisible et le sonore, peut-on afficher le vocabulaire de « la
forme » et de « l’informe » ? et prendre le risque d’y glisser
une pièce de monnaie ? On se souvient qu’en grec kosmos
signale l’accord, l’équilibre d’une forme bonne et belle – ce
que dit encore le grec morphè, beau parce que de forme
adéquate. Si forma en latin désigne du beau, c’est également
parce que tous sont supposés y consentir d’emblée, comme
quand tout un chacun reconnaît l’aspect d’une pièce de
monnaie, identifiée au premier coup d’œil – en sanscrit rupa
(qui donnera roupie) signifie aussi la bonne forme.
On reconnaît un système de partage de valeurs, qui se veut
équitable même s’il est contradictoire, dans le trio sémantique
que mobilisent le poétique, le politique et le monétaire. Ce que
souligne le verbe grec nemein, qui formule un partage lié à une
justice distributive, dont dérivent à la fois la mesure poétique
(le chant), la mesure juridique (la loi) – toutes deux désignées
par nomos – et la mesure économique donnée par la monnaie
(nomisma).
En évoquant ces déclinaisons, où le sémantique éclaire
l’esthétique pour dire quelque chose de la « forme » et du
« partage » sensibles, me revient en mémoire la lecture
sauvage d’une Upanishad, faite à la fin d’une longue
adolescence – relue depuis grâce à l’amitié de Charles
Malamoud. J’avais été impressionné par la formule sanscrite
nama rupa signifiant que « c’est par le nom et la forme que
tout est déterminé ».
Peut-être cette image sonore, nama rupa, m’avait-elle
frappé tant le projet d’extermination conçu par les nazis se
fondait sur la ruine du nom propre, devenu matricule
anonyme, entraînant la fin de toute forme d’humanité :
éradiquer ce qui caractérise l’humain en le privant de nom, de
forme – de toute histoire possible.
Depuis, une question posée, récurrente, est celle de l’art
comme « réparation » et « restitution » de l’humain, de
l’œuvre comme mise en perspective de l’imaginaire, comme
forme de consolation possible pourtant impossible – question
posée sans que réponse y soit apportée : question de « l’art
après Auschwitz » en écho à celle, inspirée d’Adorno, de « la
poésie après Auschwitz ».
Tout l’œuvre de Paul Celan n’est-elle pas tentative, qui
s’assume jusque dans l’obscur, de repriser un linceul
sémantique pour maintenir cette question ouverte sans
relâche ?
Pour transmettre ce qui est aux limites du transmissible, là
où l’épreuve de l’absurde naît de la défaite de la forme, de
l’éradication du nom propre, ne faut-il pas, encore et toujours,
creuser dans l’œuvre une dynamique où la mémoire donne lieu
à de l’oubli ? Pour rendre l’amnésie inopérante, il faut donner
une forme à l’oubli – une roupie pour l’éternité.
Sources
Les chapitres de ce livre sont nés des documents
« sources » ci-dessous, suivant les cas, profondément remaniés
ou plus ou moins récrits pour la présente édition. L’intégralité
des émissions de radio se trouve sur Radio France en podcast.

Prendre les mots au sérieux


Entretien avec Laure Adler, « Maurice Olender l’érudit »,
dans L’Heure bleue, France Inter, 10 mai 2017.

La séduction à cache-cache
Une première formulation de cet entretien avec Gérald
Cahen, dans Gérald Cahen (dir.), La Séduction, Paris,
Autrement, « Mutations », no 212, février 2002, p. 154-169.
L’entretien avait été publié sous le titre « Le temps d’un clin
d’œil ».

Violence d’une catégorie sans


histoire
Entretien avec Pierre Nora, Le Débat, vol. 162, no 5, 2010,
p. 162-175. L’entretien avait été publié sous le titre « La race
comme mythe ».

De la responsabilité sémantique.
Appel à la vigilance
Entretien avec Claire Mayot, « Une vigilance sémantique »,
dans À voix nue (3/5), France Culture, 8 novembre 2017.

Auschwitz. Un lieu où l’histoire


a creusé son trou de mémoire
Entretien avec William Bourton, Le Soir (Bruxelles),
29 janvier 2010. Une première formulation de cet entretien a
été publiée alors qu’était célébré, le 27 janvier 2010, le
soixante-cinquième anniversaire de la libération du camp
d’extermination nazi d’Auschwitz. Il avait été publié sous le
titre « Raser Auschwitz serait rendre impossible tout oubli ».

Une doctrine du Paradis peut être


un Enfer
Entretien avec Nadine Richon, le 4 novembre 2011, dans
UNIL, magazine de l’université de Lausanne, pour annoncer la
conférence inaugurale de Maurice Olender « Les langues du
Paradis : entre éloges et fables savantes ». À l’invitation du
professeur David Bouvier, cette conférence a eu lieu le
10 novembre 2011 au colloque de la Société suisse pour la
science des religions en collaboration avec le Département
interfacultaire d’histoire et sciences des religions, université de
Lausanne.

Strange Fruit. L’arbre en sang


de Billie Holiday
Au printemps 2017, après la publication d’Un fantôme dans
la bibliothèque, Franck Médioni a demandé à Maurice Olender
de lui dire quelles ont été ses rencontres avec le jazz. Publié
dans Improjazz, no 239, octobre 2017, p. 41-43, l’entretien a
paru sous le titre « Rencontre avec un historien, écrivain et
éditeur amateur de jazz, Maurice Olender ».

Quelques « minutes » d’une


rencontre
Entretien avec Maxime Decout, Europe, nos 993-994 :
Georges Perec, janvier-février 2012, p. 244-255.

Entre fiction et anthropologie


Entretien avec Claude Burgelin, Cahiers de L’Herne :
Perec, novembre 2016. L’entretien a été publié sous le titre
« Penser/Classer : la dynamique de l’atelier posthume de
Perec ».

« Je ne suis pas un éditeur »


Entretien avec Olivier Renault, Page des libraires,
mars 2009.

Une « Librairie » artisanale


Entretien avec Chloé Brendlé, Le Matricule des anges,
o
n 151, mars 2014, p. 14-15. L’entretien a été publié sous le
titre « Marginalia ».

L’archive signe des temps


Entretien avec Claire Mayot, « Mémoires d’avenir », dans
À voix nue (5/5), France Culture, 10 novembre 2017.

Tester les limites de l’humain


Entretien avec Guillaume de Sardes. Présentation Alain
Rauwel, Prussian Blue, no 11, printemps-été 2017, p. 26-33.

Une roupie pour l’éternité


Texte écrit à l’invitation de Catherine Millet à l’occasion
des quarante ans d’art press international. Publié sous le titre
« Une poétique pour le politique », art press l’album,
Catherine Millet (dir.), Paris, La Martinière-art press, 2012,
p. 137-139.
L’éditrice et préfacière
Professeure de littérature française à l’université d’Aix-
Marseille, Christine Marcandier est spécialiste du roman du
e e
XIX au XXI siècle. Ses recherches les plus récentes s’articulent
selon deux perspectives principales : les écofictions et les
« procès littéraires » (vies infâmes romancées et faits divers
réels mis en fiction).
Critique littéraire pour Mediapart entre 2011 et 2015, elle
est cofondatrice et rédactrice en chef du journal culturel en
ligne Diacritik, depuis 2015.
Les livres publiés dans « La Librairie
e
du XX siècle » devenue « La
e
Librairie du XXI siècle » (1989-
2020)
Sylviane Agacinski, Le Passeur de temps. Modernité et
nostalgie.
Sylviane Agacinski, Métaphysique des sexes.
Masculin/féminin aux sources du christianisme.
Sylviane Agacinski, Drame des sexes. Ibsen, Strindberg,
Bergman.
Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre.
Sylviane Agacinski, Le Tiers-corps. Réflexions sur le don
d’organes.
Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la
singularité quelconque.
Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, La Lutte
clandestine en France. Une histoire de la Résistance (1940-
1944).
Anne-Marie Albiach, La Mezzanine, le dernier récit de
Catarina Quia.
Henri Atlan, Tout, non, peut-être. Éducation et vérité.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard I. Connaissance
spermatique.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard II. Athéisme de
l’Écriture.
Henri Atlan, L’Utérus artificiel.
Henri Atlan, L’Organisation biologique et la Théorie de
l’information.
Henri Atlan, De la fraude. Le monde de l’onaa.
Marc Augé, Domaines et châteaux.
Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la
surmodernité.
Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethnofiction.
Marc Augé, Casablanca.
Marc Augé, Le Métro revisité.
Marc Augé, Quelqu’un cherche à vous retrouver.
Marc Augé, Journal d’un SDF. Ethnofiction.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge.
Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage. Voyages au
pays des noms communs.
Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimétique.
Marcel Bénabou, Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée
familiale.
Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres.
Maurizio Bettini, Noël. Aux origines de la crèche.
Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du
musée de l’Homme 1940-1941.
Julien Blanc, voir Sébastien Albertelli et alii.
R. Howard Bloch, Le Plagiaire de Dieu. La fabuleuse
industrie de l’abbé Migne.
Remo Bodei, La Sensation de déjà vu.
Ginevra Bompiani, Le Portrait de Sarah Malcolm.
Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une
rumeur africaine.
Yves Bonnefoy, Lieux et destins de l’image. Un cours de
poétique au Collège de France (1981-1993).
Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique.
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud.
Yves Bonnefoy, L’Autre Langue à portée de voix.
Yves Bonnefoy, Le Siècle de Baudelaire.
Yves Bonnefoy, L’Hésitation d’Hamlet et la Décision de
Shakespeare.
Philippe Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge
Marie.
Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions.
Jorge Luis Borges, Cours de littérature anglaise.
Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans
l’Argentine de la dictature.
Claude Burgelin, Les Mal Nommés. Duras, Leiris, Calet,
Bove, Perec, Gary et quelques autres.
Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques.
Italo Calvino, La Machine littérature.
Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance.
Paul Celan, Le Méridien & autres proses.
Paul Celan, Renverse du souffle.
Paul Celan et Ilana Shmueli, Correspondance.
Paul Celan, Partie de neige.
Paul Celan et Ingeborg Bachmann, Le Temps du cœur.
Correspondance.
Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn Arabî, le
Livre et la Loi.
Antoine Compagnon, Chat en poche. Montaigne et l’allégorie.
Hubert Damisch, Un souvenir d’enfance par Piero della
Francesca.
Hubert Damisch, CINÉ FIL.
Hubert Damisch, Le Messager des îles.
Hubert Damisch, La Ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il
en reste.
Luc Dardenne, Au dos de nos images (1991-2005), suivi de Le
Fils et L’Enfant, par Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Luc Dardenne, Au dos de nos images II (2005-2014), suivi de
Le Gamin au vélo et Deux jours, une nuit, par Jean-Pierre
et Luc Dardenne.
Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine.
Michel Deguy, À ce qui n’en finit pas.
Daniele Del Giudice, Quand l’ombre se détache du sol.
Daniele Del Giudice, L’Oreille absolue.
Daniele Del Giudice, Dans le musée de Reims.
Daniele Del Giudice, Horizon mobile.
Daniele Del Giudice, Marchands de temps.
Daniele Del Giudice, Le Stade de Wimbledon.
Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun.
Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?
Le mythe d’origine de l’Occident.
Marcel Detienne, Comparer l’incomparable.
Marcel Detienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien
au Français raciné.
Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah. Les
Cahiers noirs.
Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain.
Milad Doueihi, Le Paradis terrestre. Mythes et philosophies.
Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique.
Milad Doueihi, Solitude de l’incomparable. Augustin et
Spinoza.
Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique.
Laurent Douzou, voir Sébastien Albertelli et alii.
Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes. Politique et
religion en Afrique contemporaine, suivi de La Leçon des
prophètes par Marc Augé.
Pascal Dusapin, Une musique en train de se faire.
Brigitta Eisenreich, avec Bertrand Badiou, L’Étoile de craie.
Une liaison clandestine avec Paul Celan.
Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme.
Uri Eisenzweig, Le sionisme fut un humanisme.
Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie.
Norbert Elias, Théorie des symboles.
Norbert Elias, Les Allemands. Luttes de pouvoir et
développement de l’habitus aux XIXe et XXe siècles.
Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de
l’anéantissement.
Arlette Farge, Le Goût de l’archive.
Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au
e
XVIII siècle.

Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité du


e
XVIII siècle.

Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire.


Arlette Farge, La Nuit blanche.
Alain Fleischer, L’Accent, une langue fantôme.
Alain Fleischer, Le Carnet d’adresses.
Alain Fleischer, Réponse du muet au parlant. En retour à
Jean-Luc Godard.
Alain Fleischer, Sous la dictée des choses.
Lydia Flem, L’Homme Freud.
Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur.
Lydia Flem, La Voix des amants.
Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents.
Lydia Flem, Panique.
Lydia Flem, Lettres d’amour en héritage.
Lydia Flem, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon
quasi-fils.
Lydia Flem, La Reine Alice.
Lydia Flem, Discours de réception à l’Académie royale de
Belgique, accueillie par Jacques de Decker, secrétaire
perpétuel.
Lydia Flem, Je me souviens de l’imperméable rouge que je
portais l’été de mes vingt ans.
Lydia Flem, La Vie quotidienne de Freud et de ses patients,
préface de Fethi Benslama.
Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite.
Nadine Fresco, La Mort des juifs.
Françoise Frontisi-Ducroux, Ouvrages de dames. Ariane,
Hélène, Pénélope…
Françoise Frontisi-Ducroux, Arbres filles et garçons fleurs.
Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs.
Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral.
Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo
Roubaud.
Hélène Giannecchini, Voir de ses propres yeux.
Jack Goody, La Culture des fleurs.
Jack Goody, L’Orient en Occident.
Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une
histoire de la note en bas de page.
Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire, suivi de Une
leçon de savoir-vivre.
Jean-Claude Grumberg, Pleurnichard.
Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des marchandises.
Un conte.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et
expériences du temps.
Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des
langues.
Daniel Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. Le pirate contre les
nations.
Daniel Heller-Roazen, Une archéologie du toucher.
Daniel Heller-Roazen, Le Cinquième Marteau. Pythagore et la
dysharmonie du monde.
Daniel Heller-Roazen, Langues obscures. L’art des voleurs et
des poètes.
Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas
eus. Une enquête.
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine.
Manifeste pour les sciences sociales.
Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes.
Ivan Jablonka, En camping-car.
Roman Jakobson/Claude Lévi-Strauss, Correspondance.
1942-1982.
Jean Kellens, La Quatrième Naissance de Zarathushtra.
Zoroastre dans l’imaginaire occidental.
Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie.
Marc de Launay, Nietzsche et la race.
Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan.
Jacques Le Brun, Dieu, un pur rien. Angelus Silesius, poésie,
métaphysique et mystique.
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en
tranches ?
Jean Levi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et
mystique en Chine ancienne.
Jean Levi, La Chine romanesque. Fictions d’Orient et
d’Occident.
Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du
monde moderne.
Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la lune. Écrits sur le
Japon.
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales.
Claude Lévi-Strauss, « Chers tous deux ». Lettres à ses
parents, 1931-1942.
Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié.
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale zéro.
Claude Lévi-Strauss/Roman Jakobson, Correspondance.
1942-1982.
Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup.
Nicole Loraux, Les Mères en deuil.
Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes.
Nicole Loraux, La Tragédie d’Athènes. La politique entre
l’ombre et l’utopie.
Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée.
Sabina Loriga, Le Petit x. De la biographie à l’histoire.
Charles Malamoud, Le Jumeau solaire.
Charles Malamoud, La Danse des pierres. Études sur la scène
sacrificielle dans l’Inde ancienne.
François Maspero, Des saisons au bord de la mer.
Fabio Morábito, À chacun son ciel. Anthologie poétique
(1984-2019).
Marie Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la
psychanalyse.
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque.
Nicanor Parra, Poèmes et Antipoèmes et Anthologie (1937-
2014).
Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des
rayures et des tissus rayés.
Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge
occidental.
Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu.
Michel Pastoureau, Les Couleurs de nos souvenirs.
Michel Pastoureau, Le Roi tué par un cochon. Une mort
infâme aux origines des emblèmes de la France ?
Michel Pastoureau, Une couleur ne vient jamais seule. Journal
chromatique, 2012-2016.
Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi
laïque de Ferdinand Buisson.
Vincent Peillon, Éloge du politique. Une introduction au
e
XXI siècle.

Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité. Sur le


républicanisme français.
Georges Perec, L’Infra-ordinaire.
Georges Perec, Vœux.
Georges Perec, Je suis né.
Georges Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits
scientifiques.
Georges Perec, L. G. Une aventure des années soixante.
Georges Perec, Le Voyage d’hiver.
Georges Perec, Un cabinet d’amateur.
Georges Perec, Beaux présents belles absentes.
Georges Perec, Penser/Classer.
Georges Perec, Le Condottière.
Georges Perec, L’Attentat de Sarajevo.
Georges Perec/OuLiPo, Le Voyage d’hiver & ses suites.
Catherine Perret, L’Enseignement de la torture. Réflexions sur
Jean Améry.
Michelle Perrot, Histoire de chambres.
Michelle Perrot, George Sand à Nohant. Une maison d’artiste.
J.-B. Pontalis, La Force d’attraction.
Jean Pouillon, Le Cru et le Su.
Jérôme Prieur, Roman noir.
Jérôme Prieur, Rendez-vous dans une autre vie.
Jérôme Prieur, La Moustache du soldat inconnu.
Jacques Rancière, Courts Voyages au pays du peuple.
Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique
du savoir.
Jacques Rancière, La Fable cinématographique.
Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels.
Jacques Rancière, Les Bords de la fiction.
Jean-Michel Rey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.
Jean-Loup Rivière, Le Monde en détails.
Denis Roche, Dans la maison du Sphinx. Essais sur la matière
littéraire.
Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal.
Olivier Rolin & Cie, Rooms.
Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique.
Israel Rosenfield, « La Mégalomanie » de Freud.
Pierre Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires.
Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme.
Jacques Roubaud, Poétique. Remarques. Poésie, mémoire,
nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc.
Jacques Roubaud, Peut-être ou la Nuit de dimanche (brouillon
de prose). Autobiographie romanesque.
Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko, prince et esclave. Roman
colonial de l’incertitude.
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race.
Francis Schmidt, La Pensée du Temple. De Jérusalem à
Qoumrân.
Jean-Claude Schmitt, La Conversion d’Hermann le Juif.
Autobiographie, histoire et fiction.
Michel Schneider, La Tombée du jour. Schumann.
Michel Schneider, Baudelaire. Les années profondes.
Jean Schwœbel, La Presse, le pouvoir et l’argent, préface de
Paul Ricœur, avant-propos d’Edwy Plenel.
David Shulman, Velcheru Narayana Rao et Sanjay
Subrahmanyam, Textures du temps. Écrire l’histoire en
Inde.
David Shulman, Ta‘ayush. Journal d’un combat pour la paix.
Israël-Palestine, 2002-2005.
Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventures d’un
couple.
Jean Starobinski, Les Enchanteresses.
Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie.
Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire,
psychanalyse.
Antonio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando
Pessoa. Un délire.
Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini.
Lectures de Pessoa.
Antonio Tabucchi, Autobiographies d’autrui. Poétiques a
posteriori.
Emmanuel Terray, La Politique dans la caverne.
Emmanuel Terray, Une passion allemande. Luther, Kant,
Schiller, Hölderlin, Kleist.
Emmanuel Terray, Mes anges gardiens, précédé d’Emmanuel
Terray l’insurgé, par Françoise Héritier.
Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur la
tristesse européenne, suivi de L’Utopie linguistique ou la
Pédagogie du vertige.
Camille de Toledo, Vies pøtentielles.
Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître.
Peter Trawny, Heidegger. Une introduction critique.
César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce
calice.
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique I.
Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits
grecs des origines.
Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe
et politique II.
Ida Vitale, Ni plus ni moins.
Nathan Wachtel, Dieux et vampires. Retour à Chipaya.
Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes.
Nathan Wachtel, La Logique des bûchers.
Nathan Wachtel, Mémoires marranes. Itinéraires dans le
sertão du Nordeste brésilien.
Catherine Weinberger-Thomas, Cendres d’immortalité. La
crémation des veuves en Inde.
Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante. Trois
femmes en marge au XVIIe siècle.

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