Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Violeta Parra
Je suis moins ronde depuis que j’ai voulu rentrer coûte que
coûte dans ce jean taille 36. J’ai réussi. Je me nourris de
verdure et d’œufs durs depuis quinze jours. J’ai également
décidé de domestiquer cette large mèche noire et épaisse qui
me cache la vue de l’œil gauche, mon mauvais œil. Aveugle,
presque, amblyope précisément. Je suis borgne de naissance,
la faute aux gènes, à l’hérédité, à pas de chance. Cette absence
de double vision provoque aussi un angle mort, toujours à ma
gauche. Cette ombre et ce flou sont à l’origine de quelques
chutes, heurts, cognements, éraflures et autres hématomes sur
la tête, de l’épaule, du bras, de la jambe et/ou de la cuisse.
Pendant des années, j’ai eu devant moi un lourd rideau noir
qui obstruait mon horizon. La scène de théâtre est à moitié
ouverte ou fermée. Cette perspective de vue et de vie est le
parfait résumé de la jeune adolescente que je suis en 1980.
Tantôt rose, rouge, bleue, gaie comme les longues jupes que je
porte souvent. Tantôt grise et noire. Noire comme les murs de
ma chambre que j’ai décidé de repeindre entièrement, de haut
en bas, un dimanche d’ennui et de déprime.
– Ah bon, tu es sûre de vouloir tout enduire avec cette
couleur ? C’est un peu sombre, non ? Vraiment, tous les murs
et les meubles aussi ? Ah… et tu penses que ce sera bien ?
Que ce sera joli ?
– Mais oui, maman, ai-je répondu, sûre de moi, confiante,
tranquille.
En même temps que j’enduis mes ongles de noir corbeau,
tout passe du mauve, ma couleur fétiche jusqu’alors, au noir.
Oui, je trouve ça beau, magnifique, complètement moderne
et relativement apaisant ! Ne riez pas. Oui, apaisant. Je suis
confiante et tranquille, parce que l’une des qualités de celle qui
m’a mise au monde est son ouverture d’esprit, sa tolérance,
son immense capacité d’écoute et de compréhension de la vie,
des adolescents, des gens. C’est aussi cette confiance en moi
que je porte là, précisément, lorsque je décide de retourner
dans mon pays.
•
Clap clap clap clap. Il a suffi de sentir sous nos pieds l’avion
se poser sur le sol chilien pour que aussitôt, en chœur et dans
un immense élan, les quatre cents personnes du Boeing 747
applaudissent à tout va. Une communion athée qui tient à la
fois de la joie d’être arrivés vivants, de la superstition, de
l’étonnement et de l’angoisse. Trente minutes plus tôt, les
hôtesses ont distribué le café. Moi, j’ai encore sommeil mais je
suis surexcitée par l’arrivée. Rouge à lèvres rosé, eye-liner,
mascara. La queue est longue aux toilettes de la cabine. Les
voyageurs ont tous leur brosse à dents à la main. C’est qu’ils
vont en embrasser, des joues, à leur arrivée. Et moi aussi ? Oui
moi aussi. J’ai peur.
– Vous êtes bien sûre, señora, que vous n’avez pas de blessé
à ce nom ?
–…
– Cherchez bien, naturellement, je patiente. J’épelle, entendu,
P-U-Z, prénom G-U-S-T-A-V-O.
– … Vérifiez, s’il vous plaît, oui, sa sœur, P-U-Z, prénom A-
N-A…
–…
– Et j’ai un troisième disparu, P-U-Z, prénom C-A-R-L-O-S.
–…
– Oui, ils portent le même nom. Ce sont mes enfants.
–…
– Merci, je rappellerai.
Je me glisse dans les jupons de Yayita. Puis elle passe un
autre appel qui nous concerne, mes sœurs et moi.
– Les filles, ça devient dangereux pour elles.
–…
– Luís va vous les amener…
–…
– Quelques jours, une semaine ou deux, oui, ça ira, le temps
que ça se calme.
Alors comme ça, on va nous emmener je ne sais pas où avec
mon tonton Luís qui va nous accompagner ? Et alors comme
ça, les adultes ont décidé de ce qui était mieux pour nous, les
trois filles ? Et ils n’ont pas imaginé une minute, les adultes,
qu’on n’aurait peut-être pas du tout mais alors pas du tout
envie de laisser notre maison, nos parents, nos jouets ? Une
semaine ou deux, ça signifie quoi au juste ? J’ai presque 9 ans,
mais subitement je perds la notion du temps. Une semaine ou
deux, ça fait combien de dodos sans maman ?
Les rires sont loin. Quelque chose change à cet instant. Cette
fois nous devons entonner le chant national, suivi d’une petite
phrase commentant les libérateurs et le bon, salvateur et
généreux général Augusto Pinochet. Je ne comprends pas tout.
Je sais, j’ai l’intuition que les méchants traînent dans les
parages. Le général, c’est cet horrible personnage aux lunettes
noires qui pose sur toutes les couvertures des journaux. Il se
tient assis, droit comme un “i”, avec une ribambelle de
militaires qui l’entourent.
Du haut de ses 10 ans et demi, notre sœur aînée est une mini-
mère pour nous, ses deux petites sœurs. Elle s’occupe de notre
linge. Elle veille à ce que nous soyons toujours propres,
habillées correctement, polies, tranquilles, sans souci. Elle
nous coiffe longuement, comme aime le faire notre mère, avec
délicatesse et sans tirer les cheveux. Elle sépare avec douceur
les mèches en trois parts égales pour un parfait équilibre. Le
soir, elle nous raconte des histoires, une puis deux, puis trois,
même quatre ! C’est toujours long parce que nous nous
endormons difficilement. Alors vient la séance du grattage,
comme depuis que nous sommes petites. On se masse et on se
gratte le dos chacune à son tour. Pour plus d’équité, nous
comptons les passages, dix, quinze, vingt grattages chacune.
La nuit nous cueille alors, épuisées et tourmentées. Savons-
nous que nos parents sont en danger ?
6. 30 MARS 1974
– Et ma poupée, celle cousue en tissu beige, avec sa robe à
petites fleurs et son bonnet crocheté, je peux la prendre ?
– Celle-là oui, tu peux la prendre.
– Et la plus grande, celle du dernier Noël aussi ?
– Non, elle, tu dois la laisser.
– Mais pourquoi, pourquoi ?
– J’ai répété qu’il fallait, pour tes affaires personnelles, un
petit sac à porter avec toi, rien de plus.
– Et son lit et ses habits de fête, je les prends ? Dis, je les
prends ? Sinon elle n’aura pas de quoi se changer.
– Non, ma chérie, juste une poupée, on a dit, pas une de plus,
il ne faut pas se charger.
– Mais comment je vais faire sans toutes mes poupées et
toutes leurs affaires ?
La conversation a assez duré. Yayita est nerveuse. Je crois
que j’agace tout le monde avec mes revendications. Ce matin,
c’est le grand jour. Je suis prête.
Je décide de faire mes adieux à mes arbres, mes plantes, mes
fleurs, ma balançoire, mon chat. Il se nomme Charbon parce
qu’il est tout noir. Le jardin, qu’on appelle la cour, est vaste,
l’allée pavée est large. Elle mène à la balançoire. Je grimpe et
je m’envole. J’énonce un vœu. Ou est-ce une superstition ? Si
au bout de dix allers et retours, le mouvement ne s’arrête pas,
c’est un mauvais présage. Dans le cas contraire, mon vœu sera
exaucé. Zououuuuuuu, le vent souffle entre mes oreilles. Raté.
La balançoire ne stoppe pas au moment voulu. Je saute de
l’objet maléfique en volant et je tombe en m’écorchant les
genoux.
Je suis en colère contre cette balançoire. Je suis en colère
contre cette boue qui colle à mes jolies chaussures, mes
ballerines du dimanche. Je suis en colère contre cette
minuscule déchirure du tissu en velours côtelé de mon
pantalon violet. Mon pied frappe la pierre qui valse au bout du
jardin. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Mon pouls bat très
vite dans mes tempes. Ma bouche et mes dents grignotent les
ongles et les peaux qui les entourent. Je me ronge. Les
crevasses qui se creusent au bord de mes doigts saignent.
J’éponge. Le goût de mon sang est hyper-salé dans ma bouche.
J’entends aux portes que les centres pour les réfugiés sont
“pleins à craquer”. Et nous, nous sommes des réfugiés. Je nous
imagine débordant de partout, nous accrochant aux portes des
autobus qui traînent les passagers, cheveux et affaires au vent.
Je l’ai vue, cette scène, à Santiago. Un jour de traversée de la
ville, en voiture avec mes parents. Vont-ils s’accrocher assez
fort pour ne pas être éjectés ? Cette fois, il s’agit de nous. Oui,
nous sommes à bord d’un bus et nous risquons de tomber.
L’autobus ne peut plus embarquer personne. Il fonce et ne
s’arrête plus aux arrêts. Ces centres-de-réfugiés-où-il-n’y-a-
plus-de-place, vont-ils craquer, exploser, imploser ?
Ce matin, j’en ai confirmation. Nous devons prendre nos
affaires, toutes nos affaires. La maison d’accueil se trouve
dans une petite rue d’une petite ville en banlieue, ça sonne
comme Gennevilliers, Aubervilliers… Je m’installe dans une
chambre d’adolescente. Je sais que c’est celle d’une fille plus
âgée que moi. Des dizaines de bouquets de fleurs séchées sont
accrochés au plafond. Les pétales sont immobiles et tombent si
bas qu’ils frôlent mes cheveux. Le lit est haut, en bois. Les
oreillers sont gros, la couette est épaisse et douce, les petits
coussins aux décorations de cœurs et de marguerites sont un
enchantement. Tout est beau. Des photos sont épinglées aux
murs. La fille sourit en compagnie de ce qui me semble être
ses parents, son frère, sa sœur, son amoureux… Il y a aussi des
mots doux : “Je t’aime ma puce j”, et plein de cœurs avec des
flèches qui les traversent. La chambre est plongée dans le
silence.
Quelque chose cloche cependant. Mes parents nous répètent
de ne toucher à rien, les propriétaires nous ont laissé leur
maison en attendant que nous ayons la nôtre. Ils sont en
vacances. J’ose à peine marcher sur le sol, je contourne les
tapis et je ne pose qu’une fesse sur les fauteuils. Le soir, je me
glisse dans les draps froids et j’ai peur de les froisser. Je bouge
à peine.
Le lendemain nous remballons nos sacs.
Le coup d’État militaire a eu lieu il y a huit mois déjà. Je sais
que des dizaines de milliers de compatriotes ont trouvé asile
en France. Nous devons quitter Paris. Lyon. Lion ? Une ville
qui rugit ? Oui Lyon, nous partons à Lyon. Des prêtres ont
proposé de nous héberger, le temps de trouver un appartement.
9. JUIN 1974
C’est une immense maison en pierres dorées sur les hauteurs
de la ville, sur la colline qui prie. En face se trouve la Croix-
Rousse, la colline qui travaille.
Le jardin est immense. Les arbres sont très hauts, les fleurs
embaument, il y a des rosiers avec des fleurs pâles et d’autres
très rouges. Je porte une robe-tablier que j’adore, en jean avec
le revers brodé de fleurs identiques à celles qui sont devant
moi. Je m’échappe dans ces allées fleuries. Je cherche quelque
chose, un animal, un chien, un chat, des pierres, des murs, un
chemin. Je trouve un banc et je note dans un petit carnet ce
que je vois. Je dessine, mal, mais je sais cet après-midi-là que
quelque chose ne tourne pas rond. Est-ce l’étrangeté de ce
lieu ? Est-ce cette langue que je ne comprends pas ?
Les prêtres sont pourtant très gentils avec nous. Ils nous
veulent du bien. Ils nous montrent le chemin de la France.
D’abord la nourriture. Tous ces aliments que je n’avais jamais
goûtés, moi la gourmande, la sucrée, la “grosse” qui n’a jamais
su s’arrêter. La légende sur ma boulimie est déjà bien installée.
Je reprends toujours une deuxième part. De gâteau. De soda.
De bonbons. Je m’empiffre depuis que je sais compter jusqu’à
deux. Deux gâteaux. Deux verres de soda. Deux paquets de
caramels. Deux glaces. Deux.
On m’appelle “Señorita Deux”. La nourriture a une certaine
importance. Je n’en ai jamais assez pour éponger mon besoin
de sucre, de réconfort et de douceur.
Les couloirs de la grande maison en pierres roses sont
interminables. Leurs larges portes en bois clair ouvrent sur de
vastes pièces. Les rares meubles sont simples, une commode,
une armoire, un prie-Dieu. Les draps des lits sont impeccables,
blancs, repassés, les oreillers sont moelleux. Ça sent le propre,
l’encaustique, l’encens de la messe. Les curés et les novices,
ceux qui vont le devenir, nous chouchoutent en nous parlant
dans leur espagnol parfait. Ils articulent, ils répètent. Ils font
même nos lits le matin ! Leurs vieilles mamans nous
promènent dans les ruelles du vieux Lyon, de Saint-Paul, de
Saint-Georges et à la cathédrale de Fourvière. Les pavés sont
glissants. Je manque de marcher sur des crottes de chiens à
chaque pas. Je pense que c’est différent de chez moi où les
chiens restent dans les jardins.
Avec mes sœurs, notre copine Sarita et son petit frère, nous
ignorons tout du mode de vie en collectivité. Les filles parlent
fort, se bagarrent, se chipent des vêtements. Pour rendre la vie
plus pacifique, un système de placards et de casiers a été
installé dans une pièce au rez-de-chaussée. Nous devons
respecter les affaires des autres, évidemment ne pas voler ni
abîmer, ni trafiquer, ni nous battre, ni griffer.
Le premier matin, nos culottes sont volées.
Le premier après-midi, des filles veulent se bagarrer.
Le deuxième matin, nos tee-shirts disparaissent.
Le deuxième après-midi, un drame survient.
Le fils du directeur est agressé.
La tragédie a commencé. Nous n’avons su que des bribes du
drame. Le garçon aurait eu l’œil crevé par la pointe d’une
ceinture. Avons-nous entendu des cris, des pleurs ? Est-ce mon
imagination ? Ai-je inventé l’œil crevé, le sang ?
Même si je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire, elle nous a
marquées, traumatisées.
Moi, dans mon coin, je suis en colère. C’est une très grande
et envahissante colère toute rouge qui s’abat sur moi. Je ne
sais plus où la mettre, cette angoisse qui me scie les jambes et
creuse un trou profond dans la poitrine. J’ai une grosse épine
dans le cœur. Ma respiration est bloquée. Elle s’arrête au
milieu de mes seins qui commencent à pousser, quelle
horreur ! Je vais avoir des seins, des règles, en plus ? Je me
ronge les ongles au sang, je les grignote jusqu’à épuisement.
L’épaisse mèche sur le côté gauche cache complètement un
œil. Cette vue partielle permettra-t-elle de moins voir, ou plus
du tout, les horreurs qui secouent méchamment mon pays ?
L’effacement d’une partie de l’horizon suffira-t-il à me laisser,
un peu, tranquille ? J’aimerais tellement marcher, courir,
nager, me promener en paix.
Je ne veux plus entendre.
2018
Anita, quarante-quatre années se sont écoulées depuis mon
arrivée en France, et c’est avec des picotements dans les
tempes, une grosse boule dans la poitrine, une aiguille dans le
cœur et aussi une joie sereine, apaisée, que j’écris ce récit.
Plus de quatre décennies plus tard – presque cinq ! – je
repense à toi. Je garde tout de l’enfance parce qu’il reste
toujours en nous quelque chose de ce moment. Tu es morte,
non pas sous la torture ni dans une geôle du dictateur Pinochet.
Tu n’es plus là. Et pourtant, tu es là, je te garde en mémoire,
vive, intacte, virevoltante. Je te parle.
L’autre jour, en Ardèche, j’animais un atelier d’écriture avec
des adolescents, des mineurs isolés accueillis dans un service
d’accompagnement pour migrants.
Ils sont huit. Mohamed, Alpha Oumar, Sesounké, Biagui,
Ibrahim, Omondi, Mamadou, Tomara. Il fait bon, chaud. Je
leur raconte mon exil, la dictature, les militaires. Je suis
comme eux, je suis eux. Leurs questions me clouent : “Est-ce
que vous avez eu le temps de dire au revoir à vos amis, votre
famille, votre maison ?”
Je ne craque pas, je ne pleure pas. J’évoque mes romans, ma
famille.
Nous passons à l’écriture, à leur récit. À leur tour de raconter.
Des parcours très difficiles, des traversées, des mots, pudiques,
qui suggèrent qu’ils ont été traités comme des chiens. Ils
plongent dans leur mémoire. Ils n’ont pas besoin de fouiller,
non, les événements arrivent. Le robinet est ouvert. Ils
souffrent, oui, ils rament, oui. L’un d’eux aime bien l’idée
d’écrire à partir d’une photo. Son malheur, c’est que dans sa
traversée il a perdu l’unique photo qu’il possédait de sa mère
avec lui, bébé, dans ses bras. Alors je lui dis que je comprends
sa douleur, que c’est grave mais pas irréparable, que cette
image existe dans son cœur et que l’écriture a le pouvoir de la
retrouver. Il pose sur moi son regard triste. Il ferme les yeux. Il
les rouvre. Et de son écriture posée et ronde, il la décrit, le
boubou, le bébé, la joie et le rire de sa mère, ses mains, la fête.
Ensuite, il plie son texte en deux, quatre, huit. Et garde sa
photo dans sa poche.
CHRONOLOGIE