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L’AUTEUR

Née en 1964 au Chili, MARIA POBLETE est journaliste et


écrivain. Après des études de sociologie et de journalisme en
France, elle a couvert l’actualité latino-américaine pour des
radios nationales françaises puis s’est spécialisée dans les
sujets de société. Elle travaille pour des magazines grand
public ainsi que pour des publications spécialisées dans
l’enfance et l’éducation. Elle est aussi l’auteure dans la
collection “Ceux qui ont dit non” (Actes Sud Junior) de Lucie
Aubrac : “Non au nazisme”, Simone Veil : “Non aux
avortements clandestins” et Célestin Freinet : “Non à l’ennui
à l’école” ainsi que co-auteure de Non à l’intolérance, Non à
l’indifférence et Non à l’individualisme.
Elle retourne souvent au Chili, où elle mène des
investigations sur les droits de l’homme, la justice et la
recherche de la vérité.
© Actes Sud, 2018 – ISBN 978-2-330-11691-0

Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse


“Pourquoi suis-je donc revenue

et seule au détour de ces rues ?

J’ai froid, j’ai peur, le soir se penche.

Pourquoi suis-je venue ici,

où mon passé me crucifie ?

Elle dort à jamais mon enfance.”

Barbara, Mon enfance

“Gracias a la vida que me ha dado tanto.”

Violeta Parra

(“Merci à la vie qui m’a tant donné.”)


1. DÉCEMBRE 1980
Retour. Aller. Aller-retour. Retour-aller. Revenir. Repartir.
Rentrer. J’ignore comment nommer ce jour de décembre 1980
lorsque, du haut de mes 16 ans, j’avance sur le tapis roulant de
l’aéroport Charles-de-Gaulle, fière sur mes talons compensés
bicolores marron moutarde, semelles en liège, boucle en
cuivre. J’écris “fière” parce que les talons ne mesurent pas
moins de huit à dix bons centimètres, ce qui me projette à un
mètre quatre-vingt-cinq au-dessus du sol ; c’est pas mal. “On
dirait un haricot”, me répète mon amie Farida, la douce et
intelligente Farida. Avec elle, nous formons la paire d’intellos
de la cité du Vergoin, magnifique ensemble d’immeubles de la
banlieue lyonnaise. Ma belle cité, je ne plaisante pas, c’est le
quartier idéal. J’y reviendrai. Farida et quelques autres copines
forment l’un des piliers en béton armé de mon identité, mon
centre, ma vie, ma colonne vertébrale. C’est un morceau
important de mon histoire. Une jambe. Sans elles, je boiterais.

Je suis moins ronde depuis que j’ai voulu rentrer coûte que
coûte dans ce jean taille 36. J’ai réussi. Je me nourris de
verdure et d’œufs durs depuis quinze jours. J’ai également
décidé de domestiquer cette large mèche noire et épaisse qui
me cache la vue de l’œil gauche, mon mauvais œil. Aveugle,
presque, amblyope précisément. Je suis borgne de naissance,
la faute aux gènes, à l’hérédité, à pas de chance. Cette absence
de double vision provoque aussi un angle mort, toujours à ma
gauche. Cette ombre et ce flou sont à l’origine de quelques
chutes, heurts, cognements, éraflures et autres hématomes sur
la tête, de l’épaule, du bras, de la jambe et/ou de la cuisse.
Pendant des années, j’ai eu devant moi un lourd rideau noir
qui obstruait mon horizon. La scène de théâtre est à moitié
ouverte ou fermée. Cette perspective de vue et de vie est le
parfait résumé de la jeune adolescente que je suis en 1980.
Tantôt rose, rouge, bleue, gaie comme les longues jupes que je
porte souvent. Tantôt grise et noire. Noire comme les murs de
ma chambre que j’ai décidé de repeindre entièrement, de haut
en bas, un dimanche d’ennui et de déprime.
– Ah bon, tu es sûre de vouloir tout enduire avec cette
couleur ? C’est un peu sombre, non ? Vraiment, tous les murs
et les meubles aussi ? Ah… et tu penses que ce sera bien ?
Que ce sera joli ?
– Mais oui, maman, ai-je répondu, sûre de moi, confiante,
tranquille.
En même temps que j’enduis mes ongles de noir corbeau,
tout passe du mauve, ma couleur fétiche jusqu’alors, au noir.
Oui, je trouve ça beau, magnifique, complètement moderne
et relativement apaisant ! Ne riez pas. Oui, apaisant. Je suis
confiante et tranquille, parce que l’une des qualités de celle qui
m’a mise au monde est son ouverture d’esprit, sa tolérance,
son immense capacité d’écoute et de compréhension de la vie,
des adolescents, des gens. C’est aussi cette confiance en moi
que je porte là, précisément, lorsque je décide de retourner
dans mon pays.

Je roule sur le tapis de l’aéroport, ventre serré, enfin,


compressé plutôt dans ce jean trop petit, portant à bout de bras
le poids de trente kilos de vêtements, de jouets, de journaux,
de revues, de livres, de photos, de chocolats, de crèmes pour le
corps, le visage, les cheveux, de vernis à ongles pailletés,
pâles, mats, de cartes postales de Paris, de la tour Eiffel, des
Champs-Élysées, de tee-shirts aux diktats péremptoires et
bizarres “J’aime Paris”, “J’adore la tour Eiffel”, “Tati for
ever”, d’objets en tout genre, brosses à cheveux, barrettes,
colliers, collants, chaussettes, foulards, torchons, tabliers,
chapeaux, à donner à mes cousines, mes tantes, mes oncles et
copines, mes voisins et voisines. Mon épaule est sciée par le
sac à main bariolé, empli de cahiers, de carnets, de livres, de
stylos à quatre couleurs.

Je suis une immigrée qui rentre. Et je ne sais pas comment


m’y prendre. J’ignore où je vais précisément. Je fonce, c’est
tout. J’avance, le corps droit, menton rentré pour un
alignement parfait de la colonne vertébrale, la meilleure
posture pour être dans son axe, droite, jamais bossue, comme
me le conseille ma professeure de yoga. Outre la pratique du
yoga, je dispose d’une autre technique pour ne pas m’avachir.
Je n’ai pas d’explications sur le sujet mais je sais que cette
discipline fonctionne à merveille. Je fais des maths. J’aime les
mathématiques. J’effectue des calculs mentaux, j’adore ça, je
suis très forte, très très forte. De la même manière, je
m’invente des équations : l’escalier mécanique roulant à 6
km/heure, la jeune fille marchant à vive allure, disons à 5
km/heure, répondez à ce problème : à quelle vitesse avance-t-
elle réellement ?
Je rentre chez moi. Je pars dans mon pays. J’ai le secret
espoir qu’à mon retour, je retrouverai ma vie, mes sœurs, ma
mère, mes chères amies de la cité, mon amoureux à qui je
viens de répondre que je ne l’aime pas. Je pense, je crois,
j’espère retrouver à mon retour, dans deux mois, les choses
exactement à la place où je les ai laissées. C’est tout l’inverse
qui va se passer. Rien ne sera plus jamais comme avant.


Clap clap clap clap. Il a suffi de sentir sous nos pieds l’avion
se poser sur le sol chilien pour que aussitôt, en chœur et dans
un immense élan, les quatre cents personnes du Boeing 747
applaudissent à tout va. Une communion athée qui tient à la
fois de la joie d’être arrivés vivants, de la superstition, de
l’étonnement et de l’angoisse. Trente minutes plus tôt, les
hôtesses ont distribué le café. Moi, j’ai encore sommeil mais je
suis surexcitée par l’arrivée. Rouge à lèvres rosé, eye-liner,
mascara. La queue est longue aux toilettes de la cabine. Les
voyageurs ont tous leur brosse à dents à la main. C’est qu’ils
vont en embrasser, des joues, à leur arrivée. Et moi aussi ? Oui
moi aussi. J’ai peur.

Mon père. C’est la première personne que je vois à mon


arrivée à l’aéroport de Santiago. Il a les yeux embués, il est
ému aux larmes. Il n’a pas vu sa toute petite depuis un an. Elle
n’est plus tout à fait la même. C’est une adolescente
désormais. Elle a non seulement grandi mais elle a pris du
volume un peu partout (malgré la diète qu’elle s’impose
depuis quinze jours). Elle a des seins, des fesses, des hanches,
et a atteint sa taille de femme adulte, grande, un mètre
soixante-quinze. Cela nous donne un bon gros morceau de
jeune femme.
Derrière mon père se tient Anita, ma tante et marraine, ma
mère bis comme j’aime la nommer. Elle est toute droite. Je
reconnais son sourire, en forme de rictus. C’est le signe de sa
grande nervosité. Je l’aime plus que tout. Toutes les deux, un
après-midi d’été, nous nous sommes adoptées mutuellement.
J’ai 5 ans. Ce jour-là, je lui tiens la main. Les moignons de
deux doigts sont doux, très lisses. Je regarde mes doigts,
j’apprends à compter. J’ai un, deux, trois, quatre, cinq doigts.
Elle n’en a que trois et demi.
– Anita, pourquoi tu n’as pas cinq doigts en entier ?
– Yaya, ta grand-mère et ton grand-père Luís avaient acheté
une boulangerie dans le Nord, au milieu du désert. Là-bas j’ai
mis la main dans une machine.
– Ça t’a fait mal ?
– Oui, très. Ensuite on m’a transportée à l’hôpital mais un
doigt était coupé et il a fallu m’amputer d’un autre.
– Oh ! c’est triste, Anita.
– Non, c’est la vie. J’avais 6 ans à cette époque, j’ai appris à
écrire sans ces doigts-là.
Cette scène me revient en mémoire lorsque Anita apparaît
devant moi à l’aéroport. Je l’aime tout entière, avec ou sans
ses doigts manquants. Je caresse ses moignons tout ronds, tout
lisses. Je me serre contre elle, nous formons un corps unique.
– Ma petite, ma petite grosse, ma fille.
Son amour m’enveloppe. Elle me masse le dos, me malaxe
les vertèbres et les épaules, me tapote le cou.
Elle aussi, comme la majorité de la famille, a dû s’exiler et
quitter le Chili après le coup d’État militaire en 1973. Elle y
est revenue malgré la dictature, après avoir purgé une peine
d’exil de six ans.
Je suis nerveuse, anxieuse, fatiguée et tellement heureuse.
Une immense félicité emplit mon corps entier. C’est une
bouffée de grande joie, ma poitrine est gonflée d’oxygène, ma
cage thoracique s’ouvre. Je suis bien, là, chez moi. Enfin chez
moi. Enfin chez soi. Dans mon pays. Les embrassades sont
longues, humides et baveuses. J’entends les voix qui répètent :
– Ma petite, ma grosse, ma puce, ma fille, mon chat.
Je sens les mains qui me touchent les cheveux, la tête, les
bras, le dos. Cet aéroport pue l’hôpital, le propre, le
désinfectant, l’eau de javel. L’odeur pique le nez. Le sol brille,
les murs sont blancs. Des militaires patrouillent. Leurs visages
sont maquillés de noir. Nous sommes en pleine dictature. C’est
l’été de ce côté du monde, il fait très chaud. Et moi je
commence à me sentir glacée.

Pudahuel, la Victoria, Resbalón, les bidonvilles – las


poblaciones, dit-on ici – défilent. L’auto roule trop vite. Je
voudrais que chaque instant, chaque image restent gravés
comme une photo saisie puis enregistrée et révélée sur du
papier pour toujours. Quand j’écris “je voudrais que chaque
image reste gravée”, ce n’est pas un souhait vain, une idée,
une pensée, c’est un désir profond. Le jour de mon retour dans
le pays que j’ai été contrainte de quitter à cause de la dictature,
J’espère que ma pensée magique fera en sorte que ce vœu se
réalise. Je sors un carnet et un crayon de mon sac et j’aligne
les mots, mais je n’écris pas assez vite pour ne rien oublier. Je
suis une adolescente de 16 ans qui découvre l’importance de
son histoire et de ses racines. Si nous savons d’où nous
venons, nous saurons nous rendre où nous voulons.
Le long de ces vingt kilomètres qui séparent l’aéroport de la
maison de mon enfance, je reste concentrée sur les bidonvilles,
les petits enfants nu-pieds, les bicoques pourries fabriquées à
la va-vite, tôle, plastique, carton, les militaires qui patrouillent
à bord des blindés. Je divague alors un peu, je me perds dans
mes pensées. Je suis fatiguée. Je suis bombardée. Je n’écoute
que d’une oreille distraite mon père qui commence à me
sermonner. “Fais pas ci, fais pas ça.”
2. 11 SEPTEMBRE 1973
Ma rue s’appelle García de Torres. C’est une longue et droite
rue pavée bordée d’eucalyptus, de saules pleureurs, les
trottoirs sont lisses et les pelouses vert pomme. Quand on la
parcourt, les jasmins étoilés, les chèvrefeuilles et les rosiers
sentent si fort qu’ils donneraient la migraine. Le quartier est
calme, presque endormi. Il y a des chats, des chiens. Depuis
les jardins s’échappent les chants des canaris et les cris des
perroquets. L’après-midi, après la sieste, les enfants sortent en
faisant la course, juchés sur leur bicyclette. Le danger est un
mot banni du champ lexical. Les nounous en tablier blanc ou
bleu ciel promènent les bébés dans de somptueuses et
élégantes poussettes aux grandes roues. Ça rit. Ça crie. Ça
chante. Ça berce. Ça roule. “Duerme duerme negrito que tu
mamá está en el campo… negrito…” (“Dors, dors petit enfant,
ta mère est dans les champs…”) La version interprétée par
Victor Jara a toujours été ma préférée. Avec la chanson de la
sorcière qui reste enfermée dans sa grotte pendant l’averse : “Il
faut qu’il pleuve, il faut qu’il pleuve, la sorcière est dans sa
grotte, les petits oiseaux chantent et la sorcière se réveille…”

Ce ne sont pas les cris des oisillons qui ont réveillé la


sorcière maléfique ce matin du 11 septembre 1973. Ce sont les
hurlements d’autres monstres qui sont sortis en montrant leurs
crocs, leurs habits vert kaki, leurs baïonnettes et leurs
mitraillettes.
Ce matin-là, ma rue est grise. Il pleut. J’entends le “ploc ploc
ploc” sur le toit en tôle de la cabane du jardin. Ploc ploc ploc.
Je m’arrache de ma torpeur – avec mes sœurs nous avons
encore fait les folles la veille. Anna, qui dort dans la pièce où
les parents ont installé la télévision, nous a fait bisquer, ma
sœur Alex et moi. Elle a prétexté un passage aux toilettes et a
surgi dans notre chambre pour nous annoncer qu’elle ne
dormait pas et qu’elle regardait une émission à la télé en
feignant de dormir et en se cachant sous les draps. “Eh eh, les
filles, pas grave, je vous raconterai demain ! Hi hi !” Avec
Alex, nous étions furieuses. On s’est monté le bourrichon
parce qu’on trouvait qu’elle avait tous les droits en tant que
fille aînée.
Ce matin-là, lendemain de séance de télévision frustrée, c’est
un autre appareil qui nous réveille, la radio. Elle résonne dans
nos oreilles et nous ne comprenons pas. Il est huit heures déjà.
Que se passe-t-il ? Pourquoi n’allons-nous pas à l’école ?
Les yeux encore emplis de sommeil, nous nous traînons
jusqu’au salon. Les adultes sont réunis autour de la radio. Ils
sont pâles, la peur et la stupeur se lisent sur leurs visages. Ils
ne voient pas les trois petites filles pieds nus, la chemise de
nuit froissée, leurs regards qui interrogent.
La junte militaire annonce qu’elle a pris le pouvoir. J’entends
la première déclaration de guerre. Ça s’appelle le “bando
militar”, l’ordonnance militaire. Un ordre. Et face à un ordre,
nous sommes supposés obéir. Sur-le-champ.
“Pour éviter la guerre civile… blabla… les forces armées
déclarent… que le président de la République doit rendre le
pouvoir blablabla… que les forces armées et les carabiniers
sont unis pour initier la libération de la patrie du joug
marxiste… blabla… La presse et les chaînes de télévision…
par l’Unité populaire… doivent suspendre leurs activités à
partir de cet instant même ou alors elles seront punies… Les
habitants doivent rester dans leur maison… blabla… Signé :
Le général Augusto Pinochet…”
Toute la journée, nous entendons les ordres… Numéro 1, 2,
3… jusqu’à 20, 30, 40 ? Je ne compte plus. Subitement, les
adultes réalisent que les filles sont là.
– Zou ! Allez jouer dans votre chambre !
Nous, attirées comme les abeilles par le sucre brillant des
figues, nous reviendrons à la charge jusqu’à épuisement.

Ça s’affole, ça s’agite. Rien n’est comme avant. Rien n’est


comme hier. Rien ne ressemble à la paix de ma rue, mon école,
les disputes avec mes sœurs, mes poupées bien alignées sur le
lit. Je ne sais pas encore qu’elles ne seront plus jamais posées
en rang d’oignons. Rien ne ressemble plus à l’enfance adorée,
aux somptueuses fêtes d’anniversaires organisées par tata
Isabel, Isabel Allende, une des meilleures amies de ma mère.
Comme chez la majorité de ses copines, la fête est pour elle
une religion. Des soirées entières sont consacrées à la
préparation de chaque anniversaire, qui doit rester dans les
mémoires, souvenir intact. Pour les 8 ans de sa fille Paula, le
thème est la sorcellerie. Isabel est belle dans sa longue robe
noire et sous son chapeau pointu. A-t-elle fait pousser son nez,
comme elle nous le raconte ce jour-là ? Mais oui, il est plus
long et crochu que d’habitude !
Les après-midi festifs sont des merveilles et des moments de
très grande liberté, surtout en ce qui concerne les bonbons ! Je
m’empiffre de tonnes de douceurs, de caramels au lait
concentré, de boissons. Le pincement du sucre dans la gorge,
la joie de la boisson pétillante, les papilles en émoi, j’aime les
fêtes. L’enfance s’écoule. La vie est réussie comme les
anniversaires, comme les goûters des enfants heureux.
Ce matin du 11 septembre, je sens que la tempête gronde. Et
que la fête est finie.

Je reviens inlassablement vers le salon, attirée par cette radio


qui n’émet que des marches militaires entrecoupées de
déclarations de guerre. Des voix masculines sèches, graves et
autoritaires, donnent la liste de gens qui doivent se rendre le
plus rapidement possible aux autorités. Si les personnes
n’obtempèrent pas, elles seront arrêtées ou fusillées sur le lieu
où elles seront trouvées. Une autre ordonnance militaire
énumère les interdits : ne plus porter de pantalons pour les
femmes, ne pas se réunir à plus de cinq – un groupe de six
personnes dans la même pièce sera considéré comme une
réunion politique. Un autre ordre militaire vise à jeter le
soupçon sur les voisins, amis, membres de la famille
susceptibles de s’opposer à la junte militaire. “Si vous
considérez que des personnes préparent des réunions, ou ont
l’air bizarre, prévenez la police, ce sont certainement des
individus avec une idée en tête, ils veulent semer le chaos,
dénoncez-les.”
Mon cœur bat trop vite. Il veut sortir de ma poitrine. J’ai
peur, mes jambes tremblent et mes genoux claquent. Mes
dents aussi cognent les unes sur les autres, glaglagla. Un froid
vif monte du carrelage gelé. La première frayeur de ma vie, je
l’ai vécue le jour où le berger allemand de mon père m’a
montré ses crocs. Je pense que ce chien ne m’aime pas, qu’il
veut garder son maître pour lui et que nous, les enfants du
maître, le dérangeons. Depuis ce face-à-face baveux et rageur,
je ne me suis plus jamais approchée de l’animal aux yeux
vengeurs.
Aujourd’hui j’ai 9 ans moins 45 jours, je sais, j’ai compté. Et
dans mon quartier, dans ma rue, dans mon jardin, dans ma
maison, dans mon pays, c’est la dictature. La guerre ?

– Dépêche-toi, nous allons être en retard.


– On va où, Yayita ?
– Téléphoner chez la voisine.
– Pourquoi on se dépêche, Yayita ?
– Pour rien. Ne regarde pas les messieurs dans la voiture de
l’autre côté de la rue, ils sont méchants.
– Qu’est-ce qu’ils veulent ?
– Rien, viens, presse-toi.
La main de ma Yayita, ma grand-mère, serre la mienne. Je
l’appelle Yayita, et pas Yaya, parce que dans mon pays, nous
aimons ajouter des “ita” aux prénoms de ceux qui nous sont
très attachés.
Sa main est moite, comme si elle allait fondre dans la
mienne. Quand nous passons devant l’automobile noire avec
les hommes en noir aux lunettes noires, les vrais méchants
comme dans les films noirs, ma grand-mère écrase ma main.
Elle tremble. On dirait les feuilles d’eucalyptus qui longent la
mer vers Algarrobo, ma station balnéaire préférée. Sauf que là,
c’est la main de Yayita, ma grand-mère adorée. Le bras, le
corps, les cheveux, les habits, la carcasse tout entière de mon
aïeule ne sont plus qu’une feuille prête à s’envoler.
Nous allons téléphoner chez les voisins, “c’est plus sûr”, dit-
elle. Leurs visages sont en plâtre, ils sont plus blancs que les
murs en chaux des villages du désert de l’Atacama. Leur fils
Rodrigo, 11 ans, est mon amoureux. Il est là, et pourtant on
dirait que tout lui est égal. Il veut reprendre notre jeu d’il y a
deux jours comme si de rien n’était. C’est mon amour parce
que je l’ai décidé. Oui, il est trop grand pour moi ; oui, il a 11
ans et moi presque 9, oui, il va déjà au collège ; oui, et non ça
ne se fait pas, m’a dit ma grand-mère, de s’amouracher comme
ça du premier voisin qui passe. Sait-elle que je l’aime depuis
toujours ? J’ai vaincu ma timidité. Il y a un mois, j’ai rédigé
une lettre d’amour. J’ai envoyé la missive de l’autre côté du
portail en criant : “C’est la factrice ! c’est la factrice !” Deux
mots accompagnés de ma signature : Te amo. Pour l’instant,
j’ai décidé de m’occuper de mon amour plus tard. Ne bouge
pas, je reviens. Ce qui se passe au téléphone m’intéresse au
plus haut point.

– Vous êtes bien sûre, señora, que vous n’avez pas de blessé
à ce nom ?
–…
– Cherchez bien, naturellement, je patiente. J’épelle, entendu,
P-U-Z, prénom G-U-S-T-A-V-O.
– … Vérifiez, s’il vous plaît, oui, sa sœur, P-U-Z, prénom A-
N-A…
–…
– Et j’ai un troisième disparu, P-U-Z, prénom C-A-R-L-O-S.
–…
– Oui, ils portent le même nom. Ce sont mes enfants.
–…
– Merci, je rappellerai.
Je me glisse dans les jupons de Yayita. Puis elle passe un
autre appel qui nous concerne, mes sœurs et moi.
– Les filles, ça devient dangereux pour elles.
–…
– Luís va vous les amener…
–…
– Quelques jours, une semaine ou deux, oui, ça ira, le temps
que ça se calme.
Alors comme ça, on va nous emmener je ne sais pas où avec
mon tonton Luís qui va nous accompagner ? Et alors comme
ça, les adultes ont décidé de ce qui était mieux pour nous, les
trois filles ? Et ils n’ont pas imaginé une minute, les adultes,
qu’on n’aurait peut-être pas du tout mais alors pas du tout
envie de laisser notre maison, nos parents, nos jouets ? Une
semaine ou deux, ça signifie quoi au juste ? J’ai presque 9 ans,
mais subitement je perds la notion du temps. Une semaine ou
deux, ça fait combien de dodos sans maman ?

Mon amoureux ne s’intéresse plus à moi, il joue dans le


jardin avec son chat. Je n’entends que les marches militaires.
Ma tête est envahie par cette musique stridente. Le retour à la
maison est sinistre parce qu’il pleut et que je déteste la pluie.
Je déteste aussi ces voitures noires avec des hommes aux
lunettes noires qui surveillent la rue, ma rue, ma maison. Au
retour, c’est le branle-bas de combat.

Fidelina est ma nounou. Elle vit à la maison depuis la


naissance de ma grande sœur. Elle loge dans une petite
chambre de bonne juste à côté de la cuisine. Sa pièce est
minuscule, un lit d’une place, des placards au-dessus de la
couche, une penderie pour ses vêtements, une chaise. J’aime
Fidelina de tout mon cœur, de toute mon âme, avec passion.
Elle est née dans un village à cinq cents kilomètres au sud de
Santiago, c’est une Indienne Mapuche. Maman se fâche
gentiment avec elle parce qu’elle nous soigne avec ses plantes,
onguents et fumées bienfaisantes. Alors que maman aime les
vrais médicaments, les docteurs diplômés et les soins sûrs,
certifiés et validés. Fidelina guérit les otites avec une sculpture
de papier enflammé. Elle roule un cône confectionné avec
deux ou trois feuilles de journal, glisse le bout pointu dans
l’oreille puis met le feu. Le bruit fait pchiiittttssstt, l’air sort
d’un coup – et pfft ! –, l’otite avec. “C’est magique”, dit
Fidelina. “Je vous interdis de soigner mes filles avec vos
sorcelleries”, répond ma mère qui se jette sur la boîte à
pharmacie pleine d’antibiotiques.
Ma nounou est notre fée. Elle chante merveilleusement bien.
Elle me berce, elle me protège des mauvais esprits et elle pose
discrètement un verre d’eau dans la pièce où je dors “pour que
les mauvais esprits s’y noient et ne provoquent pas de
cauchemar, ma poupée, ma jolie, mon cœur, ma vie”. Elle
parle comme ça, ses mots sont gorgés d’amour. Elle cuisine
divinement, et seulement des plats que les enfants adorent.
Elle tourne le manjar, la confiture de lait, pendant des heures,
jusqu’à obtenir un caramel unique au monde.
À cause de la dictature, Fidelina a quitté la maison. C’est trop
triste.
Elle n’a pas dit au revoir, je suppose que c’est pour ne pas
nous faire de peine. Un jour, j’entre dans sa chambrette. Je
m’allonge sur son lit. La douleur est partout. Je ne peux pas
étouffer mes sanglots. Les hoquets me secouent et la bave
coule sur mon menton. L’oreiller est tout trempé. En me
levant, j’ai mal à la tête. La fidèle Fidelina s’en est allée. Me
voilà seule.
3. 17 SEPTEMBRE 1973
Nous sommes assises sur le perron de notre école. Les
demoiselles nous attendent. Elles nous demandent de nous
ranger. Avec mes copines, on pense que c’est encore une de
ces séances de “tenue”, tellement fastidieuses et fatigantes !
Chaque fois, la tentation est grande de chahuter, de nous
bousculer, de nous pincer dans le seul but de déclencher des
fous rires.
On se chamaille tellement, tellement ! Les sessions de
maintien du corps ont démarré en début de journée depuis
notre entrée en deuxième année. Il faut s’asseoir les jambes
pliées en équerre, serrer ses genoux l’un contre l’autre en ne
laissant pas passer l’air entre les cuisses bien collées.
– Cet exercice est destiné à vous donner un maintien, en
bonnes demoiselles, de vraies jeunes filles.
– C’est pour qu’on ne voie pas notre culotte, dit ma copine.
C’est là qu’éclate notre révolte. Et alors, on n’a plus le droit
de se tenir les jambes écartées ? Et alors, si je veux les croiser,
on fait comment ?
– Ça ne se fait pas, répond la maîtresse.
Et on se prend d’un fou rire que rien ne peut arrêter. Rien
sauf la punition. Inévitable. À la porte, au coin. On rit de plus
belle.

Les rires sont loin. Quelque chose change à cet instant. Cette
fois nous devons entonner le chant national, suivi d’une petite
phrase commentant les libérateurs et le bon, salvateur et
généreux général Augusto Pinochet. Je ne comprends pas tout.
Je sais, j’ai l’intuition que les méchants traînent dans les
parages. Le général, c’est cet horrible personnage aux lunettes
noires qui pose sur toutes les couvertures des journaux. Il se
tient assis, droit comme un “i”, avec une ribambelle de
militaires qui l’entourent.

Ils ont pris la décision de ne plus nous envoyer à l’école.


Carrément. Comme ça. Sans explication. Sans préalable, ou
presque pas. Sans mots, rien, nada. Eh bien, si c’est ainsi, ils
vont voir ce qu’ils vont voir. Nous avons un jour pour dire au
revoir.
Le midi, après la classe, plusieurs voitures et minibus
effectuent le ballet du ramassage scolaire. Je connais bien mon
minibus, celui qui suit l’avenue Vitacura, il sillonne les ruelles
qui la quadrillent alentour. Cette fois, je me cache. Je chuchote
à l’oreille de ma meilleure copine que j’ai décidé de ne pas y
monter. Vite, vite, je me réfugie dans la voiture de sa mère.
– Tu es sûre que tu as la permission de venir à la maison ?
– Mais oui, maman me laisse, elle dit que je suis grande. Et
comme c’est le dernier jour pour moi parce que demain, je n’y
retourne pas, alors…
Je me concentre pour ne pas bredouiller. Je mens, je sais que
je mens, je mens sans sourciller. Aucune hésitation dans ma
voix. Aucun doute.
– Alors d’accord, bien sûr que tu peux venir déjeuner et jouer
à la maison, allez les filles, en voiture, on y va !
Je m’enfonce dans le siège arrière. Je ne dois surtout pas être
repérée. Je sais qu’ils se demanderont où je suis passée. Mon
idée, c’est de fuir, pas de fuguer. Juste m’éclipser un instant,
les laisser avec leurs problèmes, leurs peurs, leurs
tremblements, leur panique. Et puis je veux m’amuser !
Mes parents me cherchent partout. J’ai déjà disparu un jour,
de la même manière : rater le bus, m’embarquer avec ma
copine, goûter chez elle, faire l’autruche. Cette fois, je prends
un méga-savon. Mes parents me regardent à peine, ils
soupirent, soupirent.
4. OCTOBRE 1973
C’est un soir sombre. J’écoute aux portes. C’est une habitude
prise depuis le coup d’État. Yayita parle avec un visiteur que je
ne connais pas. Qui est-ce ? Ils chuchotent. Depuis le 11
septembre, on dirait que tout le monde a convenu de parler à
voix basse, les récits sont entrecoupés de longs silences et de
reniflements, de bruyants sanglots, on se mouche beaucoup
depuis le 11 septembre. De loin me parviennent des mots, des
bribes de phrases. Ce soir-là, ma chasse est fructueuse et
néanmoins angoissante. J’attrape en passant :
– Anita… arrêtée… dans le nord… Non, son mari Héctor
était déjà caché, elle préparait ses affaires pour le rejoindre…
Elle se mouche.
– Elle n’a rien pu faire. La petite était chez des voisines. Ils
l’ont emmenée.
–…
– Non, on ne sait rien d’elle. Non, son mari était caché. Où ?
Chut, tais-toi, on pourrait nous entendre.
Quoi, ça tombe aussi sur Anita, ma presque maman ? Mais
c’est dégueulasse !
Le silence envahit mon lit, mes draps, j’ai froid. Je suis
terrorisée. De quoi parle-t-on ? Il y a déjà maman qui pleure.
Je l’ai entendue parler de son petit frère, son frère préféré, né
le même jour qu’elle, celui dont elle répète qu’il est le plus
beau cadeau de sa vie. Elle a peur pour lui. Il a fait savoir qu’il
ne se rendrait pas aux militaires, qu’il résisterait les armes à la
main.
Le sommeil m’écrase. Je lutte contre mes yeux qui piquent.
Je voudrais en savoir davantage. Je saurai le lendemain.

“Les militaires, les militaires ! Allanamiento ! Effraction !”


Yayita nous tire de notre rêverie et nous extirpe de notre
chambre, mes deux sœurs et moi. Ma grand-mère nous pousse
dans la chambre des parents. Elle nous ordonne de jouer sur le
lit, elle nous jette des poupées. Elle les balance sur nous, je
n’ai jamais vu Yayita aussi énervée.
–- Mettez-vous là, vous les filles, vous faites semblant de
jouer tranquillement, d’accord ? Vous n’avez rien vu, rien
entendu, d’accord ? Vous jouez avec vos poupées, c’est tout,
vous restez calmes, gentilles, d’accord ? Vous ne pleurez pas,
vous ne criez pas, d’accord ?
En un instant, elle a tourné les talons. Mon oncle Héctor
surgit et se précipite derrière la porte. Mais je croyais qu’il
était caché ! Où était-il ? Que fait-il là ? Il écrase son corps
contre le mur. Je croise son regard. Son visage est déformé, il a
peur, il sue, il est immobile. Blanc. Visage décomposé.
La minute d’après, Yayita revient avec trois militaires armés.
Ils sont affreux, ils sont méchants, ils poussent ma grand-mère.
– Mais regardez dans cette chambre, il n’y a que mes petites-
filles qui jouent, laissez-les, s’il vous plaît, ne les embêtez
pas ! Ne les touchez pas !
Les militaires s’avancent, un, deux, trois pas. Leurs lourdes
bottes noires frappent le sol. Ils poussent la porte. Mon oncle
est raide, à quelques centimètres de ceux qui sont venus
l’embarquer. On dirait qu’il est mort. Debout. C’est ça, être
mort de peur ?
Yayita referme la porte. Personne ne bouge, personne ne
respire. Entre mes mains d’enfant de presque 9 ans, la poupée
ne s’anime pas. Elle ne parle pas. Ses petits bras de plastique
restent le long de son corps. La petite fille ne coiffe plus ses
cheveux blonds et soyeux. Le temps s’est arrêté là. C’est la
guerre. C’est la dictature. La poupée immobile et ce visage en
sont la preuve.
5. 11 MARS 1974
Six longs mois se sont écoulés depuis l’arrivée des militaires.
Comme d’habitude, je ne peux pas résister à l’envie de laisser
traîner mes oreilles. Les chuchotements n’empêchent pas la
petite fille curieuse que je suis de farfouiller, d’écouter, de
chercher à savoir et à comprendre. Je pioche des bouts de
phrases, j’attrape des phrases au vol comme une chasse aux
papillons : “Il y a trop de perquisitions, nous sommes
surveillés nuit et jour, c’est trop dangereux pour les enfants !
Ils vont être angoissés.”
Je suppose que le drame dont les adultes parlent va cesser un
jour. Ma jupe à plis virevolte quand je tourne. C’est l’automne
au Chili, j’adore cette saison. Il fait doux, les feuilles des
arbres rougissent et le raisin pousse avec force sur la vigne.
Nous avons été envoyées à la campagne le mois dernier. Il y
a des chats, des chiens, des poules, des poussins, beaucoup de
poussins.
C’est ma tante Gaby, la femme de tonton Tavo, qui nous
garde. Après avoir été porté disparu pendant quelques jours, il
est réapparu dans une usine. Il résistait, les armes à la main.
C’est justement sa main qui a été touchée par une balle.
Tonton Tavo est maintenant en prison. Sebas, son fils, mon
cousin, est là.
– Nous sommes à l’abri ici, dit ma tante au téléphone.
Son interlocuteur insiste.
– Mais oui, elles vont bien, elles sont tranquilles, non, non,
elles ne savent pas, je ne veux pas qu’elles s’inquiètent.

Du haut de ses 10 ans et demi, notre sœur aînée est une mini-
mère pour nous, ses deux petites sœurs. Elle s’occupe de notre
linge. Elle veille à ce que nous soyons toujours propres,
habillées correctement, polies, tranquilles, sans souci. Elle
nous coiffe longuement, comme aime le faire notre mère, avec
délicatesse et sans tirer les cheveux. Elle sépare avec douceur
les mèches en trois parts égales pour un parfait équilibre. Le
soir, elle nous raconte des histoires, une puis deux, puis trois,
même quatre ! C’est toujours long parce que nous nous
endormons difficilement. Alors vient la séance du grattage,
comme depuis que nous sommes petites. On se masse et on se
gratte le dos chacune à son tour. Pour plus d’équité, nous
comptons les passages, dix, quinze, vingt grattages chacune.
La nuit nous cueille alors, épuisées et tourmentées. Savons-
nous que nos parents sont en danger ?
6. 30 MARS 1974
– Et ma poupée, celle cousue en tissu beige, avec sa robe à
petites fleurs et son bonnet crocheté, je peux la prendre ?
– Celle-là oui, tu peux la prendre.
– Et la plus grande, celle du dernier Noël aussi ?
– Non, elle, tu dois la laisser.
– Mais pourquoi, pourquoi ?
– J’ai répété qu’il fallait, pour tes affaires personnelles, un
petit sac à porter avec toi, rien de plus.
– Et son lit et ses habits de fête, je les prends ? Dis, je les
prends ? Sinon elle n’aura pas de quoi se changer.
– Non, ma chérie, juste une poupée, on a dit, pas une de plus,
il ne faut pas se charger.
– Mais comment je vais faire sans toutes mes poupées et
toutes leurs affaires ?
La conversation a assez duré. Yayita est nerveuse. Je crois
que j’agace tout le monde avec mes revendications. Ce matin,
c’est le grand jour. Je suis prête.
Je décide de faire mes adieux à mes arbres, mes plantes, mes
fleurs, ma balançoire, mon chat. Il se nomme Charbon parce
qu’il est tout noir. Le jardin, qu’on appelle la cour, est vaste,
l’allée pavée est large. Elle mène à la balançoire. Je grimpe et
je m’envole. J’énonce un vœu. Ou est-ce une superstition ? Si
au bout de dix allers et retours, le mouvement ne s’arrête pas,
c’est un mauvais présage. Dans le cas contraire, mon vœu sera
exaucé. Zououuuuuuu, le vent souffle entre mes oreilles. Raté.
La balançoire ne stoppe pas au moment voulu. Je saute de
l’objet maléfique en volant et je tombe en m’écorchant les
genoux.
Je suis en colère contre cette balançoire. Je suis en colère
contre cette boue qui colle à mes jolies chaussures, mes
ballerines du dimanche. Je suis en colère contre cette
minuscule déchirure du tissu en velours côtelé de mon
pantalon violet. Mon pied frappe la pierre qui valse au bout du
jardin. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Mon pouls bat très
vite dans mes tempes. Ma bouche et mes dents grignotent les
ongles et les peaux qui les entourent. Je me ronge. Les
crevasses qui se creusent au bord de mes doigts saignent.
J’éponge. Le goût de mon sang est hyper-salé dans ma bouche.

Mon tonton Luís est chauffeur de taxi. Lui, il aime la


politique mais pas au point d’aller manifester et faire des
réunions. Pas comme les autres frères et la sœur de ma mère,
Anita. C’est Luís qui nous conduit. On s’entasse dans la
voiture. Sur mes genoux abîmés, j’ai posé mon balluchon avec
ma poupée, un livre, un cahier. Mince ! J’ai oublié mes
crayons de couleur pour dessiner. M’en donnera-t-on dans
l’endroit où nous allons ? C’est quoi, la France ? Un pays, un
continent, un village ? C’est où ? Y aura-t-il au moins d’autres
enfants, des livres, des écoles, des routes, des maisons, des
gâteaux, des sodas, des bonbons ? L’ambiance est électrique,
épaisse, sinistre, tendue. Je ne lâche pas mes affaires.

Les adultes, mon oncle Luís, Yayita, susurrent. J’attrape des


bribes.
– Le sauf-conduit, tu es sûr qu’ils ont bien le sauf-conduit ?
Dans “sauf”, il y a vie, sauver sa vie, se sauver, s’enfuir,
fuir ? Oui mais quoi ? Pour aller où ?
– À la France, les filles, à la France ! Savez-vous parler
français ?
Tonton Luís essaye de faire de l’humour, en français, même
pas drôle. Il tente quelques blagues. Elles font flop, elles
tombent dans le vide, elles dégringolent et se dégonflent.
Même pas drôle ! Je vois bien qu’ils essayent de plaisanter, de
faire comme si tout allait bien. Avec mes sœurs, on n’a pas
tellement envie de rire. On s’agglutine. On s’écrase presque
les unes contre les autres.
Le taxi roule à toute berzingue. Les militaires patrouillent,
armés, kaki, moches, le visage peint en noir. Ils ressemblent à
des épouvantails. En passant, on s’arrête quelques minutes
devant l’immense portail d’une grande maison. Une voiture
noire aux vitres fumées en sort. Le caravansérail démarre, le
taxi de tonton, la voiture noire, plusieurs véhicules militaires
nous entourent. Devant et derrière la file. Les adultes sont
inquiets.
– Est-ce qu’ils vont bien, tu crois ? Est-ce qu’ils vont nous
laisser passer ?
– Ne t’en fais pas, tout est organisé.
– Et s’ils font des histoires ?
– C’est impossible, l’attaché de l’ambassade est avec eux.
– Pourvu que ça se passe comme prévu.
– Ça ira, l’avion les attend.
Est-ce que nous roulons vite ou c’est mon cœur qui
s’emballe ? Pin pon, pin pon, toutes les sirènes sont hurlantes.
Nous arrivons à l’aéroport. Un couple descend de la voiture
aux vitres fumées. Qui est cette dame avec ces cheveux teints
et ces grosses lunettes noires ? Elle porte des habits que je ne
reconnais pas. Mais c’est ma mère ! Elle nous enlace très fort.
L’homme qui l’accompagne, c’est notre père. Il est nerveux,
tendu, de méchante humeur. D’où arrivent-ils ? Qu’ont-ils fait
pendant tout ce temps ? Et pourquoi sont-ils déguisés ?
Même pas la peine de leur demander où ils se trouvaient, de
toute façon, on ne nous dit rien ! Jamais rien.
Aéroport de Santiago. Quatre mois après que mes parents se
sont réfugiés dans la grande maison, une ambassade, nous
quittons notre pays. Contraints et forcés.
En moins de temps qu’il ne faut pour comprendre ce qui se
trame, nous voilà à bord de l’avion. Avec mes sœurs, on se
tient les mains, serrées. Le ventre serré lui aussi. Je m’endors
comme chaque fois que j’ai peur, que je suis triste ou énervée.
Je préfère m’éteindre et rêver. La nuit m’enveloppe. L’appareil
me berce. Son ronronnement est étouffé par l’oxygène qui
semble manquer. Personne ne dit un mot. Nous posons sur nos
épaules le manteau du silence.
7. 10 AVRIL 1974
Paris, terre d’asile. France, terre d’asile. J’entends souvent
ces expressions. Et puis aussi les mots “exilés”, “réfugiés
politiques”, “demande d’asile”, “asile politique”…
– Nous ne vous laisserons jamais tomber, ce que font les
militaires dans votre pays est ignoble.
– Vous pouvez compter sur nous.
– C’est une dictature fasciste, ici vous êtes à l’abri.
Dans le centre d’hébergement d’urgence où nous sommes
arrivés ce matin, nous sommes encore tout endormies et
fatiguées par la traversée du monde, plus de douze mille
kilomètres. C’est un très long vol !

Même si nous ne voulons rien rater, mes sœurs et moi, on


s’écroule de sommeil, le décalage de six heures est épuisant,
l’atterrissage dans ce pays étrange est déboussolant. Je ne
pense plus rien, je ne sens rien, je ne veux plus bouger. Je
voudrais dormir encore et encore. Dormir mais aussi rester
éveillée pour tenter de comprendre ce qui se passe. Les
adultes, c’est-à-dire nos parents, tentent des explications, des
leçons, des mots qui devraient panser et calmer nos angoisses.
Nous sommes cinq. Nous formons une famille de cinq
personnes. Nous devrions être très forts. Nous sommes sauvés.
Les militaires ne nous ont pas attrapés. Ils n’ont pas embarqué
ma mère ni mon père. Ils n’ont pas touché aux petites filles.
– On n’avait plus le choix ; il fallait partir, ça devenait trop
dangereux pour nous et aussi pour les petites.
Dans la salle commune du centre de réfugiés, les mots sont
sourds, les chuchotements nombreux. Je ne veux pas quitter
mes sœurs et mes parents.
8. MAI 1974
Des familles entières nous prennent en charge. Des
camarades de plusieurs partis politiques et d’associations
viennent à notre secours. Ils se plient en quatre pour nous. Ils
sont aux petits soins.
Ils accompagnent mes parents dans des tas d’endroits pour
obtenir des papiers, des sauf-conduits. Mairie, préfecture,
service des étrangers, situation régulière, situation irrégulière,
Office français de protection des refugiés et apatrides, refuge
politique, dictature, administrations, papiers, papiers et encore
papiers. Je comprends que tous ces documents vont nous
permettre, à ma famille et à moi, d’être tranquilles.
Tranquilles, c’est le mot à la mode. Tranquilles pour ne plus
être embêtés par les militaires. Tranquilles pour aller chez le
docteur, soigner nos dents, nos yeux, notre tête, nos
problèmes. Tranquilles pour apprendre le français, étudier,
travailler, s’intégrer. S’intégrer. Entre le verbe “s’intégrer” et
toutes ces démarches administratives, je ne vois pas le rapport,
le lien, le fil.

Les centres d’hébergement pour les réfugiés ne sont pas des


espaces très doux ni confortables. Est-ce la réalité ou est-ce
que c’est moi qui déraille ? Ne me sentirais-je pas
malheureuse, apeurée, anxieuse dans n’importe quel endroit,
cabane, grenier, cave ou château ? Le nom de ces centres me
préoccupe. Il indique qu’ils servent à se réfugier, à parer à
l’urgence, à attendre. Nous trimballons nos affaires, nos
valises, nos sacs. Nous nous prenons pour des gens du voyage,
des touristes encombrés de lourdes valises. Les explications
rassurantes de ma mère parviennent parfois à panser les plaies
et la douleur.
Le séjour à Paris sera court. À peine quelques jours, le temps
de rendre visite à la tour Eiffel. La tour Eiffel. C’est le
monument le plus important, le plus imposant, le symbole de
mon arrivée au pays des droits de l’homme. C’est elle que
nous visitons un après-midi du mois de mai. Arriverons-nous à
la voir ? Il fait bon. Nous sommes – enfin ! – réunis tous les
cinq, comme les doigts de la main. Ma mère perd une lentille
de contact sur le pont de l’Alma. Bientôt se forme un
attroupement de gens qui parlent cette curieuse langue
étrangère.
Je perçois des “r” qui ne roulent pas, doux et moins râpeux
que notre “r” franc et coupant. Nous sommes à quatre pattes, à
la recherche de la petite lentille invisible. L’une de nous la
trouve, je crois que c’est ma grande sœur. Grâce à ses lunettes,
elle voit bien. Ça y est, nous approchons de la dame en
ferraille. Immense et belle. La Seine. Les jardins. Les vendeurs
de barbe à papa. La musique du manège sur la place du
Trocadéro. Suis-je une touriste parmi les autres ? Non, crois-je
savoir. Nous sommes en France et nous allons y rester. C’est
ma mère qui le répète.
– Regardez, les filles, la Seine, la tour Eiffel, c’est beau non ?
Nous avons de la chance, dit-elle.
Ma mère est soulagée. Elle ne rêvait que d’une chose, quitter
le Chili, les militaires et le danger.

J’entends aux portes que les centres pour les réfugiés sont
“pleins à craquer”. Et nous, nous sommes des réfugiés. Je nous
imagine débordant de partout, nous accrochant aux portes des
autobus qui traînent les passagers, cheveux et affaires au vent.
Je l’ai vue, cette scène, à Santiago. Un jour de traversée de la
ville, en voiture avec mes parents. Vont-ils s’accrocher assez
fort pour ne pas être éjectés ? Cette fois, il s’agit de nous. Oui,
nous sommes à bord d’un bus et nous risquons de tomber.
L’autobus ne peut plus embarquer personne. Il fonce et ne
s’arrête plus aux arrêts. Ces centres-de-réfugiés-où-il-n’y-a-
plus-de-place, vont-ils craquer, exploser, imploser ?
Ce matin, j’en ai confirmation. Nous devons prendre nos
affaires, toutes nos affaires. La maison d’accueil se trouve
dans une petite rue d’une petite ville en banlieue, ça sonne
comme Gennevilliers, Aubervilliers… Je m’installe dans une
chambre d’adolescente. Je sais que c’est celle d’une fille plus
âgée que moi. Des dizaines de bouquets de fleurs séchées sont
accrochés au plafond. Les pétales sont immobiles et tombent si
bas qu’ils frôlent mes cheveux. Le lit est haut, en bois. Les
oreillers sont gros, la couette est épaisse et douce, les petits
coussins aux décorations de cœurs et de marguerites sont un
enchantement. Tout est beau. Des photos sont épinglées aux
murs. La fille sourit en compagnie de ce qui me semble être
ses parents, son frère, sa sœur, son amoureux… Il y a aussi des
mots doux : “Je t’aime ma puce j”, et plein de cœurs avec des
flèches qui les traversent. La chambre est plongée dans le
silence.
Quelque chose cloche cependant. Mes parents nous répètent
de ne toucher à rien, les propriétaires nous ont laissé leur
maison en attendant que nous ayons la nôtre. Ils sont en
vacances. J’ose à peine marcher sur le sol, je contourne les
tapis et je ne pose qu’une fesse sur les fauteuils. Le soir, je me
glisse dans les draps froids et j’ai peur de les froisser. Je bouge
à peine.
Le lendemain nous remballons nos sacs.
Le coup d’État militaire a eu lieu il y a huit mois déjà. Je sais
que des dizaines de milliers de compatriotes ont trouvé asile
en France. Nous devons quitter Paris. Lyon. Lion ? Une ville
qui rugit ? Oui Lyon, nous partons à Lyon. Des prêtres ont
proposé de nous héberger, le temps de trouver un appartement.
9. JUIN 1974
C’est une immense maison en pierres dorées sur les hauteurs
de la ville, sur la colline qui prie. En face se trouve la Croix-
Rousse, la colline qui travaille.
Le jardin est immense. Les arbres sont très hauts, les fleurs
embaument, il y a des rosiers avec des fleurs pâles et d’autres
très rouges. Je porte une robe-tablier que j’adore, en jean avec
le revers brodé de fleurs identiques à celles qui sont devant
moi. Je m’échappe dans ces allées fleuries. Je cherche quelque
chose, un animal, un chien, un chat, des pierres, des murs, un
chemin. Je trouve un banc et je note dans un petit carnet ce
que je vois. Je dessine, mal, mais je sais cet après-midi-là que
quelque chose ne tourne pas rond. Est-ce l’étrangeté de ce
lieu ? Est-ce cette langue que je ne comprends pas ?
Les prêtres sont pourtant très gentils avec nous. Ils nous
veulent du bien. Ils nous montrent le chemin de la France.
D’abord la nourriture. Tous ces aliments que je n’avais jamais
goûtés, moi la gourmande, la sucrée, la “grosse” qui n’a jamais
su s’arrêter. La légende sur ma boulimie est déjà bien installée.
Je reprends toujours une deuxième part. De gâteau. De soda.
De bonbons. Je m’empiffre depuis que je sais compter jusqu’à
deux. Deux gâteaux. Deux verres de soda. Deux paquets de
caramels. Deux glaces. Deux.
On m’appelle “Señorita Deux”. La nourriture a une certaine
importance. Je n’en ai jamais assez pour éponger mon besoin
de sucre, de réconfort et de douceur.
Les couloirs de la grande maison en pierres roses sont
interminables. Leurs larges portes en bois clair ouvrent sur de
vastes pièces. Les rares meubles sont simples, une commode,
une armoire, un prie-Dieu. Les draps des lits sont impeccables,
blancs, repassés, les oreillers sont moelleux. Ça sent le propre,
l’encaustique, l’encens de la messe. Les curés et les novices,
ceux qui vont le devenir, nous chouchoutent en nous parlant
dans leur espagnol parfait. Ils articulent, ils répètent. Ils font
même nos lits le matin ! Leurs vieilles mamans nous
promènent dans les ruelles du vieux Lyon, de Saint-Paul, de
Saint-Georges et à la cathédrale de Fourvière. Les pavés sont
glissants. Je manque de marcher sur des crottes de chiens à
chaque pas. Je pense que c’est différent de chez moi où les
chiens restent dans les jardins.

D’autres étrangetés m’enquiquinent et m’effraient parfois.


Soit je laisse passer et les événements s’enchaînent sans me
toucher ni m’émouvoir ; soit je suis hyper-attentive, les
antennes déployées. Là, je suis tout ouïe. Je dois alors fournir
un effort, ne pas perdre le fil des conversations. Quel
bombardement de choses nouvelles ! Je suis écrasée par des
informations à chaque instant. C’est une pluie, des giboulées.
Je ne peux pas me reposer. Je n’ai pas le droit de rester là, à
attendre que le temps passe. Je suis tout le temps sollicitée et
arrosée de changements qui me chamboulent.
Parfois, le soir, dans mon lit aux draps blancs et impeccables,
dans cette chambre vaste et très haute de plafond, ça m’énerve.
Je trouve tout cela tellement injuste, tellement énorme,
tellement… Je suis en colère. Je ne veux pas rester ici. Je veux
rentrer à la maison. Je veux mon jardin, mes amis, mon école,
les murs de ma chambre, ma soupe au maïs, mes gâteaux à la
confiture de lait et les fêtes d’anniversaires. Dans mon pays,
j’étais une princesse. J’aimais les dimanches matin lorsque ma
mère écoutait Bach à fond et que nous partions en montagne
avec notre père. J’adorais les balades dans la Cordillère des
Andes, je n’avais pas peur des pierres qui roulaient sur les
sentiers.
Ici, chez les frères du séminaire Saint-Irénée, le dimanche ne
ressemble à rien. Surtout les tout premiers dimanches. Après,
non, je voudrais vivre ici pour l’éternité.

L’étrangeté commence dans l’assiette. Je goûte aux radis


pour la première fois de ma vie. Ils ressemblent à des petites
souris roses. Je mange le légume à l’envers, la partie verte et le
corps rose, je laisse le fil blanc et je ne sais pas quoi faire du
beurre qui l’accompagne. Alors je regarde le prêtre entailler le
minuscule légume en quatre, y glisser une lichette de beurre,
saler et croquer. Je le copie. Le mélange du gras et du frais est
bizarre. Bizarres aussi me semblent le sirop de grenadine et le
pain dans lequel il glisse quelques carrés de chocolat noir au
goûter. C’est dépaysant. Je suis dépaysée, comme parachutée
sur une autre planète, un monde nouveau et déconcertant. La
chirimoya alegre, ce fruit juteux et sucré empli de pépins, me
manque. Le manjar me manque. Les pommes de terre
débordant de fromage fondu me manquent. Les empanadas,
ces délicieux chaussons de viande, sont un souvenir odorant et
puissant. Le gâteau de maïs est fondant dans mon imagination.
Ma liste est longue. Il faudra s’y faire. S’habituer au vide de
l’assiette. À la place, je devrai me contenter de racines roses,
d’escargots baignant dans leur bave. Beurk.

– C’est comme ça, c’est terminé entre nous.


– Qu’est-ce que tu dis, mais qu’est-ce que tu dis ?
– Il n’y a pas d’autre solution, ma nouvelle femme…
– Et les filles, que va-t-il se passer avec les filles ?
Les murs du séminaire Saint-Irénée sont épais, ils laissent
néanmoins filtrer quelques confidences dramatiques. On dirait
qu’une guerre est déclarée, dans ma famille cette fois. Je ne
veux plus entendre, je ferme fort mes yeux dans la nuit noire.
Je ne veux plus entendre les pleurs de ma mère.

Nous sommes parmi les premières familles de réfugiés


chiliens à débarquer dans la ville aux deux fleuves. Sarita a
mon âge, presque 10 ans. Dès le premier instant, c’est un coup
de foudre amical. Son histoire est très très compliquée,
m’explique-t-elle. Sa mère est cubaine, son père est chilien.
Leur périple a été long et la route tortueuse pour arriver
jusque-là. Nous décidons d’être amies. Nous nous échappons
souvent toutes les deux et inventons des jeux, des histoires.
C’est notre façon d’aborder le monde nouveau qui s’ouvre à
nous. Nos poupées ont des vies rocambolesques, partent dans
des voyages sans fin et périlleux. Elles sont embarquées dans
des avions, des bateaux, des trains et des autobus qui les
mènent dans les déserts et sur les océans. Elles tombent
amoureuses de garçons gentils, grands, blonds, aux yeux
bleus. Elles les quittent brutalement. Elles vivent des drames et
pleurent. Elles rient aussi, d’un rire jaune, sarcastique. Elles se
disputent. Et elles se réconcilient toujours.

C’est avec Sarita et sa famille que je me rends pour la


première fois au centre Pierre-Valdo, rue Pierre-Valdo à Lyon.
Nous sommes contentes. Nous adorons les sorties, les
promenades.
Le centre a été créé des années auparavant par le Comité
d’aide aux réfugiés espagnols, pendant la guerre civile.
Maintenant on y parle toujours autant l’espagnol, mais celui
d’Amérique latine, dont l’accent est différent. Dans le centre,
il y a plusieurs bâtiments de deux ou trois étages. Au rez-de-
chaussée les salles communes ressemblent à des cantines
d’école. Dans la vaste salle principale sont disposées des
chaises et une table avec des micros, comme pour une
conférence.
C’est une journée de soutien au peuple chilien en lutte contre
la dictature militaire. C’est un jour de peña, une fête
folklorique. Des banderoles sont suspendues d’un arbre à un
autre. Je lis : “Liberté pour le peuple chilien en lutte.” Des
pancartes plantées au pied du saule pleureur crient : “Ni oubli
ni pardon, les militaires trahison.” Avec Sarita, nous traînons
partout. Nous farfouillons. Les parents nous lâchent la grappe.
Ou nous oublient, oui, ils nous oublient parce qu’ils sont très
occupés à parler, dénoncer, pleurer, boire.
Des femmes s’attellent à la cuisine. Elles confectionnent les
splendides chaussons de viande juteuse. Je hume l’odeur des
oignons frits. Elles plongent les épis de maïs dans l’eau
bouillante. Avec Sarita, on furète partout, on se faufile, on se
glisse, on se cache sous les tables. Moi, je ferme les yeux. Ça
sent mon enfance, la saveur des épis de maïs et la délicieuse
attente, celle qui arrive avec le bonheur de sentir les grains
résister puis céder d’un coup, la terre arrosée par une pluie
soudaine. L’odeur est puissante. L’herbe est chaude, douce,
épaisse, la terre est argileuse, lourde, grouillante de vers.
Rester des heures dans la cour de ma maison de la rue García
de Torres, à la trifouiller, était mon activité favorite. J’ouvre
les yeux. Sarita est toujours à mes côtés.
– Eh ! Tu viens ?
Les mains blanchies par la farine n’arrêtent pas de tournoyer,
de pétrir la pâte. Les oignons frits envahissent mes narines.
Que c’est bon. Que c’est fort.
– Bon, on y va ? Tu rêves ou quoi ? On y va, là-bas !
Sarita me tire par la main. Elle a souvent la bougeotte. Elle
agit, moi je réfléchis. De toute façon, personne ne s’intéresse à
nous. On est libres.
Elle m’entraîne vers une aile du petit bâtiment en briques
rouges.
– Chut, pas de bruit.
Nous grimpons les marches une à une. Ça craque, aïe.
– Chuuut, je te dis, ils vont nous surprendre.

– Les militaires m’attendaient dans le salon, ils avaient jeté à


terre tous les livres de la bibliothèque, mon frère était livide.
Ils m’ont tirée par les cheveux et poussée dans une
camionnette. Dedans, il y avait trois types, deux à l’avant, l’un
à l’arrière. Ils m’ont frappée pendant le trajet, j’avais les yeux
bandés. Ils menaçaient de tuer mon frère si je ne donnais pas
les noms des camarades, les adresses des maisons où étaient
cachés les résistants et de toutes nos planques.
Nous restons immobiles, cœurs battants, mains moites, sans
un mot.
La femme est assise, elle montre des photos en noir et blanc.
Elle raconte son histoire à une autre femme – une journaliste
peut-être ? Celle-ci a un magnétophone, elle enregistre. Elles
nous ont vues. Celle qui parle nous demande de nous
approcher d’elle.
– Venez, venez, les petites !
Ses yeux sortent de leurs orbites. Elle porte les cheveux
attachés en un chignon haut, sa mine est grise et triste. Le
chemisier mauve à fleurs noires contraste avec celle-ci par son
élégance. Maintenant, elle s’adresse directement à nous.
– Vous êtes en âge de savoir. Les militaires torturent les
femmes. Ils leur font des choses sales et méchantes. Ils les
violent. Ils les laissent mourantes sur le sol et des souris les
dévorent. Ensuite elles pourrissent. Vous êtes grandes. Vous
pouvez savoir maintenant. Ils tuent les femmes. Ils les tuent
comme des chiennes.
Nous ne voulons plus entendre son récit mais nous restons là,
à l’écouter, sans un mot. Ment-elle ? Est-elle folle ? Pourquoi
nous donne-t-elle tous ces détails sordides ? Je ne sais pas si je
dois la croire. Et pourtant si, je sais. C’est bien la dictature
dans mon pays. Nous voulons quitter cette pièce lugubre
pleine de contes macabres. Une force nous maintient ici
pourtant.
On quitte la chambre sur la pointe des pieds. On veut savoir.
On colle l’oreille contre la porte pour continuer à écouter les
horreurs. Ma respiration est rapide. Un enregistrement est
diffusé. C’est la voix de ma mère, douce, rapide, je reconnais
ses intonations et la musique de ses phrases.
“Nous sommes allés passer le réveillon du jour de l’an 1974,
en amoureux, dans un très bel hôtel, à Viña del Mar, à côté de
Valparaíso. Nous avons eu un bon dîner, au milieu de deux
cents personnes que nous ne connaissions pas. À minuit, un
homme a pris le micro, pour remercier Dieu de nous avoir
débarrassés des marxistes, et entonner le chant national. Tout
le monde s’est levé pour chanter. Alors, j’ai pensé, ils ont tué
nos amis, ils ont tué Neruda, nous sommes tous éparpillés,
cachés, apeurés. Ou peut-être je n’ai rien pensé de tout cela.
Juste : No. No. No. Et je ne me suis pas levée. Mon mari Dario
non plus. Nous sommes restés assis, tous les deux. Ils ont
commencé à nous lancer des choses, de la nourriture, de la
vaisselle, à vouloir nous lyncher, un homme a sorti son pistolet
et il est venu frapper Dario. C’était quelque chose de terrible,
j’ai senti la haine, physiquement. C’est comme s’ils m’avaient
violée. Personne ne nous a défendus. Ils nous ont mis dehors.
À la porte, il y avait un couple, j’aimerais tant les retrouver,
l’homme m’a prise par les épaules, je pleurais, il a dit : « Un
jour, ils le payeront. » Nous savions que nous allions nous
faire arrêter. Quand je suis arrivée au journal, la secrétaire est
devenue toute rouge : « Amanda, mais qu’avez-vous fait hier à
Viña ? » Tout le monde savait. À cette époque, je présentais
avec des amies une émission de télévision qui avait beaucoup
de succès. On m’avait reconnue. La suite, ce n’est que de
l’angoisse, de la souffrance. Ils nous ont fait un procès secret
et nous avons été condamnés à la relégation dans un village de
l’Altiplano, à quatre mille mètres d’altitude, jusqu’à la fin de
l’état de guerre. Mon mari connaissait des militaires qui lui ont
conseillé de nous rendre. Je savais qu’il ne faut jamais se fier à
un militaire, et tous les gens informés m’ont dit que jamais je
n’arriverais vivante jusqu’à ce fichu village, jamais. On s’est
cachés durant un mois. Les filles ont souffert, les militaires
venaient fouiller la maison, la grand-mère était terrorisée, il y
avait des hommes qui stationnaient tout le temps devant chez
nous.”

Pour ma tête d’enfant de 10 ans, c’en est trop. Je me


déconnecte. Mon cerveau passe du “on” au “off”. Clic clac. Je
ferme les oreilles. Je pose ma frange sur le côté. Je laisse
l’épaisse mèche se rabattre sur mon œil gauche. Je triture mes
cheveux. Ces histoires m’attristent et m’effraient. Pour la
première fois depuis le coup d’État militaire, une femme met
des mots et remplit l’histoire des bouts manquants. Je pense au
jeu du pendu. Il manquait des lettres pour former le mot de
l’horreur. Avec Sarita, nous décidons de nous arracher au récit.
Le magnétophone s’arrête. D’autres voix prennent maintenant
le relais. Un autre entretien commence.
– Elle est folle, cette femme, dit Sarita.
– Carrément. Sa place est dans un hôpital, je réponds.
– Viens, on nous appelle, là-bas ils mangent !
– Ouais, trop faim. Ça sent trop bon.

Le buffet est en désordre. Les parents boivent du vin chilien


et du pisco, l’alcool de raisin qu’ils mélangent à du citron et de
l’œuf. Oui, du blanc d’œuf ! Je n’ai pas le droit de goûter à
cette mixture qui les fait tantôt rire tantôt pleurer. J’ai froid.
Avec ma copine Sarita, on se faufile entre les gens qui restent
debout, collés au buffet. J’ai peur de croiser ces femmes, celle
qui parlait tout à l’heure et celle qui enregistrait. Je ne veux
pas les voir. Et pourtant, je commence à comprendre. Je
commence à connaître la vie de ma mère.
– Elle est là, la folle de tout à l’heure ? me demande Sarita.
– J’espère pas, elle fait peur avec ses récits horribles.
– Mais si ça se trouve, c’est vrai ce qu’elle raconte !
– Oui, si ça se trouve.
– Heureusement qu’on est parties, avec nos mamans.
– Carrément. Ouf.
10. JUILLET 1974
L’appartement est vide. Je cours de pièce en pièce. Les murs
sont très lisses, les sols sont blancs, la cuisine a deux
dépendances, l’une est une pièce assez froide, sûrement pour y
entreposer les légumes, l’autre est dédiée au linge. Les
chambres sont petites et mignonnes, le salon est double.
L’écho me renvoie mes rires d’émerveillement. Le logement
me semble immense même s’il ne dispose que de trois
chambres à coucher – c’est beaucoup moins que les dizaines
de pièces du séminaire Saint-Irénée où nous venons de passer
trois mois. Mais quand même, c’est bien, vaste, propre, joli.
Le F4 se trouve au premier étage. Du côté de la cuisine, sur la
face nord, s’étendent la grande pelouse et tout en bas un jeu
pour enfants. C’est une installation en fer, des échelles, hautes
de deux mètres tout au plus. C’est inouï, dingue,
complètement exotique. Trois arbres et des arbustes encadrent
ce que nous avons déjà baptisé “l’araignée”.
Je pense que je vais essayer rapidement de grimper tout en
haut, même si j’ai le vertige. Pour une fois, tu vas te faire
violence, ma grande, c’est magnifique. Et tant pis si,
d’habitude, tu as mal au cœur et la tête qui tourne à peine
grimpée sur un tabouret. Je me parle souvent à moi-même,
surtout pour m’encourager, me pousser à sauter dans la
piscine. À l’école, et ce n’est pas pour me vanter, pas mon
genre, je connais souvent les réponses avant les autres, mais je
ne peux pas. Mon bras pèse cent kilos, il ne peut pas bouger, je
rougis avant même d’oser penser à donner la réponse. C’est
tellement compliqué dans ma tête en ce moment, je
m’embrouille, je me fatigue moi-même parfois. Allez, lève la
main puisque tu as la réponse, ne sois pas si tarte et si timide,
vas-y, lève le doigt parce que tu sais, un peu de courage, ma
grande, tu es ridicule, que risques-tu, le ciel ne va pas te
tomber sur la tête, allez vas-y, Bibi – c’est mon surnom. Il m’a
été donné par ma grande sœur à ma naissance. Au lieu de
prononcer le mot “bébé”, du haut de ses 18 mois c’était “Bibi”
qui sortait de sa bouche. C’est resté. Je l’adore. Je les adore.
Mon surnom. Et ma sœur.

Je commence par grimper sur une autre installation plus


basse, en béton comme tous les immeubles et les allées de ma
cité. Au pied de notre bâtiment trône un petit transformateur, il
suffit d’une courte échelle pour s’y percher. Un, deux, trois, ça
y est, j’y suis. Les jambes dans le vide, j’observe le paysage
urbain. Mes jambes se balancent. Je vole. Je rêve. Je regarde.
Du béton, du béton et encore du béton. C’est nouveau,
intéressant, passionnant. Devant mon allée, trois parkings les
uns au-dessus des autres, en paliers, puis une longue pente qui
les dessert. C’est tout de même très gris de ce côté-ci, pas un
arbre, pas une fleur, pas un pot de géraniums ni d’œillets.
Qu’ils sont loin mon jardin, ma cabane, ma balançoire ! Je
ferme les yeux. Mes jambes se balancent. Plus haut, encore
plus haut, tu peux y aller, je n’ai pas peur. Ma balançoire
m’envoie au bout du monde, de l’autre côté de l’océan. Chez
moi. Mes cheveux virevoltent. Je m’envole !

Une semaine ou à peine plus, après la visite de la cité et de


l’appartement, nous y sommes. Plus d’écho, plus de grandes
pièces vides, plus de murs blancs. Le F4 est entièrement
meublé. Quelle est la bonne fée ? Quels lutins sont entrés en
notre absence ? Qui a posé les lits, les armoires, la commode,
le buffet du salon, la table de la salle à manger, les chaises, les
oreillers, les matelas, les couvertures, les draps, les assiettes,
les couverts, les saladiers, les torchons de cuisine ? Tout est
installé, chaque objet, chaque meuble est à sa place. Nos lits
sont recouverts de peluches, de poupées, de jouets, de cordes à
sauter. Un carton de cahiers, de feutres de couleur, de livres
attend ses heureuses destinataires. Pourquoi ?
– Ce sont les camarades qui nous ont tout apporté, répond ma
mère, émue aux larmes.
Comment est-il possible qu’en quelques jours, des bras
anonymes, des mains inconnues jusque-là, des gens qui ne
nous connaissent pas personnellement ou parfois seulement
depuis quelques jours, aient été si généreux, si présents, si
bons ? Je me sens enveloppée par un manteau doux, chaud et
simple, une joie immense gonfle mon cœur et ma poitrine.
Après les frères du séminaire Saint-Irénée et les bénévoles du
centre Pierre-Valdo, les familles des associations humanitaires,
je découvre le sens des mots “solidarité” et “camarade”.

Je ne sais pas encore que rien n’oblige personne à aider plus


pauvre ou plus démuni que soi. Rien à part une certaine idée
de l’accueil, de l’hospitalité qui semble être de règle dans ma
cité avec mes copines et leurs parents, dans les soirées
organisées pour dénoncer la dictature, les prisonniers
politiques et les personnes disparues.
11. SEPTEMBRE 1974
Le chemin de l’école est court, quelques minutes à peine. Je
porte un sous-pull, un jean offert par une des familles qui nous
ont accueillis, des baskets roses. La côte est raide, elle arpente
mon immeuble par-derrière et la pelouse est vert pomme. Je
longe les bancs en béton gris. Les feuilles des cerisiers sont
jaunes. Les élèves semblent se connaître, ils avancent en
grappes. Nous les suivons de loin, serrées, mes sœurs et moi,
impatientes de découvrir les autres enfants, la cour, la
maîtresse. Impatientes, oui, et assez tendues. Nous sommes
arrivées il y a cinq mois et nous commençons à bien parler
cette langue étrange qui n’emploie aucune jota : prononcez le
“j” en laissant passer l’air dans le fond de la gorge.

Je ne ressemble à personne. Je ne retrouve aucun trait


commun avec ces filles qui rigolent et plaisantent entre elles.
Elles se connaissent depuis des siècles. Je suis parachutée au
milieu de dizaines d’enfants. Je suis une éléphante dans un
magasin de porcelaine.
Cinq mois auparavant, cette nouvelle langue ne formait
qu’un brouhaha sans contours, une musique stridente et
inconnue, indéfinissable. Je ne comprenais presque rien. Je
parlais en langue des signes. Pendant cette rentrée de
septembre 1974, même si je capte quatre-vingt-dix pour cent
des échanges, je ne sais pas exactement de quelle façon me
tenir, poser mon corps, évoluer dans l’espace. Alors je copie
les gestes des autres. Comment se tiennent-ils ? Quelle posture
adoptent-ils ? Où posent-ils leur cartable ? Mettent-ils les
mains dans leurs poches ? Se rongent-ils les ongles comme
moi ? Que font-ils de leurs bras, mains, jambes ? Comment
marchent-ils ? En traînant les pieds ou en courant ? Ils se
disent bonjour en s’embrassant. Une, deux, trois ou quatre
bises ? Je ne comprends pas ce ballet. Alors je me range.
J’entends mon nom et je m’avance. Ouille, où sont mes
sœurs ? Chacune dans une classe différente, CM1 pour moi,
CM2 pour ma grande sœur et CE1 pour la petite. La maîtresse
m’indique une place dans la salle de classe, bien devant. Elle
doit savoir que j’arrive de loin.
Elle m’introduit. Elle veut bien faire. Sait-elle que je ne
souhaite qu’une chose, c’est de me fondre dans le groupe,
disparaître ? “Oubliez-moi, je crie en mon for intérieur, mais
flûte quoi, oubliez-moi ! Je suis transparente.” Au lieu de cela,
elle aggrave son cas.
– C’est difficile pour María Claudia. N’est-ce pas, María
Claudia ? Je vous invite à faire des efforts, des efforts dont
vous êtes tout à fait capables, je sais. Elle est très courageuse
d’être ici. Prenez exemple sur elle. Elle connaît déjà ses mots
invariables, ses conjugaisons et ses tables de multiplication.
Je deviens rouge comme une tomate, de la racine des
cheveux jusqu’aux pointes des oreilles. Je dois passer au violet
foncé, tellement je suis écarlate. La maîtresse ne voit-elle pas
le regard noir que je lui jette ?
Un, je ne souhaite pas être un exemple pour mes camarades
de classe. Deux, j’ai décidé de changer de prénom. Il faudra
qu’elle imprime dans sa tête que désormais je m’appelle
Marie-Claude. Marie-Claude, c’est correct, c’est français, c’est
clair et compréhensible par tous. C’est surtout le signe que je
ne suis pas une exilée, une réfugiée, une étrangère.

Une étrangère… pas pour tout le monde dans ma cité. Farida,


Zohra et Malika forment un groupe soudé dans cette partie des
HLM. Elles se sont approchées de nous un après-midi après
l’école.
– Vous venez d’où ?
– Du Chili.
– Où ?
– Du Chili, c’est un pays qui se trouve en Amérique du Sud.
– Waouhh, vous venez d’Amérique ?! C’est trop bien !
Je ne veux pas les contredire. Elles pensent que nous
débarquons des États-Unis d’Amérique, les gringos, les
Yankees, les riches quoi. Alors que nous venons d’un pays
sous-développé. D’un pays où en plus règne la dictature. La
honte. J’ai honte parce que je ne suis pas comme elles.

L’amitié a donc démarré sur un malentendu. Je leur


raconterai, pas maintenant, pas tout de suite. Là, elles veulent
devenir nos copines. Tope là, d’accord. Oh oui, super
d’accord. L’instant d’après, nous serons, mes sœurs et moi,
chez l’une d’elles. Farida est l’aînée d’une fratrie de quatre.
Ses parents sont arrivés d’Algérie, de Kabylie exactement.
Chez elle, c’est propre, rangé, sa mère nous embrasse comme
du bon pain. Elle porte une longue robe rose parsemée de
broderies argentées, des tas de bijoux en or aux poignets et ses
yeux sont charbonneux de khôl, un maquillage sublime,
mélange de noir et de bleu foncé. Quels yeux ! Quelle
merveille, cette tenue ! Quelle douceur !
Elle est belle. Nous sommes les bienvenues. Adoptées !
À nous les parties de corde à sauter, de cache-cache, les
rigolades. Les déjeuners de patates à la sauce rouge et au
cumin sont un régal, un gala, une fête des papilles. Elles ont le
téléphone aussi, ce qui nous rend service… en cas d’urgence,
en cas d’urgence seulement. Le téléphone est emprisonné. Un
cadenas bloque les touches. Impossible de composer un
numéro sans le libérer. Pas grave, tout le reste est un
enchantement. Le temps de traverser l’allée et me voilà
plongée dans un monde merveilleux.
C’est surtout avec elles que j’apprends à parler. Au début, on
échange beaucoup par signes, mimes, dessins puis, au fil des
jeux et des jours, nous parlons vraiment. C’est extraordinaire.
C’est magique. La langue entre tellement facilement que je ne
m’en rends pas compte. Il reste pourtant quelques zones
d’ombre.

– Vous apprendrez votre “grand-mère” par cœur, dit la


maîtresse.
– Qu’est-ce qui se passe, demande Farida, tu as l’air toute
triste ? Tu viens jouer ?
– Non, c’est rien, je suis fatiguée. Je monte chez moi. Et j’ai
les devoirs.
Je préfère les laisser rentrer par leur détour, cerisiers, premier
puis deuxième banc et promenade par les ILM, les immeubles
avec balcons. Les ILM ne sont pas des logements sociaux.
Leurs habitants ont plus de sous.
Moi, mon chemin du retour sera une tourmente. Apprendre
sa grand-mère, sa grand-mère. C’est quoi cette histoire de
grand-mère ? Je reste avec cette question existentielle au fond
de moi toute la soirée. Elle m’empêche de fermer l’œil. J’aurai
la réponse le lendemain.
– Maîtresse, je n’ai pas pu faire mes devoirs. Je n’ai pas
compris comment apprendre ma grand-mère.
– Non pas ta grand-mère, sourit la maîtresse, ta grammaire !
Le français m’échappe encore. Les sons “an” et “am” sont
trop proches. Il faut ouvrir la bouche en “o” pour l’un, très
largement pour l’autre. Je m’applique, je répète jusque tard
dans la nuit. Je passe des heures sur mes cahiers. Je veux
savoir. Je veux y arriver. Je m’applique. Je ne veux plus être si
dépaysée. Après tout, nous sommes là pour rester, et pour
longtemps.
– Pour toujours, précise notre mère. C’est par les études que
vous vous en sortirez et que vous vous intégrerez. Notre pays,
c’est la France.

Maman aussi retourne à l’école. Elle était journaliste avant.


Elle avait un super travail. Elle était rédactrice en chef d’un
journal et animait une émission de télévision. Maman était une
sorte de star. Ici, elle galère un peu. Pendant la journée, elle a
trouvé un poste de surveillante dans un collège pour jeunes
filles, le soir elle se rend à l’université. Elle veut y travailler
comme professeur d’espagnol. Je la vois étudier, étudier,
étudier sans relâche. Elle y arrivera, avec les palmes
académiques s’il vous plaît, rien que ça.

Le centre de loisirs est le lieu idéal pour s’amuser. J’y vais


souvent. J’aime ce mélange joyeux d’enfants différents. Je
m’approche d’une fille en fauteuil roulant. Amies ? Amies !
Avec elle je m’amuse bien. Nous partageons la passion des
travaux manuels. On dirait que ses mains ont pris la force et
l’intelligence de ses jambes immobiles.
L’atelier d’émaux est notre préféré. Le dessin sur la bague
représente une lune sur fond mauve étoilé. Nous chauffons le
produit, le coulons sur la base en métal. L’attente est courte.
Bientôt nous ornons nos doigts de magnifiques parures. J’aime
rester près d’elle, elle me raconte que ses jambes ne
fonctionnent pas depuis sa naissance. Son cerveau a manqué
d’oxygène ou un truc comme ça.
Un garçon s’approche. Il nous regarde. Je l’éponge parce
qu’il bave énormément. Quel tableau formons-nous ? Trois
éclopés sur une barque dans l’océan, voguant et riant à qui
mieux mieux. Est-ce parce que je me sens différente que
j’apprécie leur compagnie ? Moi aussi j’ai un handicap,
invisible, profond. Celui de ne pas être à ma place. Vis-je avec
violence comme eux le regard attristé des autres, de pitié sur
mon sort d’exilée ? Ensemble nous sommes à égalité. Et c’est
si bon de partager nos rires et nos travaux manuels.
12. NOVEMBRE 1974
L’intégration passe par la vie en communauté avec les autres,
les hôtes, les Français. Alors quand les parents nous annoncent
que nous partirons en colonie de vacances, nous ne disons ni
oui ni non. Avons-nous le choix ? Je ne crois pas. C’est
comme ça dans nos quartiers, les enfants privés de bains de
mer et de randonnées en montagne avec leurs familles doivent
“prendre l’air”, changer d’ambiance, rencontrer d’autres
enfants et pratiquer des sports et des activités dans la nature.
– Et puis, vous serez bien là-bas, Sarita et son petit frère
viennent avec vous, vous serez cinq Chiliens, ce sera bien,
vous allez vous amuser.
– Mais, maman, on ne connaît per-son-ne !
Tant pis, j’ai beau résister de toutes mes forces mentales et
physiques, aussitôt dit, aussitôt fait. Les autobus attendent les
dizaines de jeunes des cités alentour, certains viennent de
Vénissieux, d’autres de Vaulx-en-Velin ou de la Duchère. Ils
se connaissent, pour la plupart. Normal, ils viennent des
mêmes quartiers.
Les monitrices ont l’air un peu perdu. On dirait qu’elles aussi
sont arrivées là avec un élastique dans le dos, parachutées.
C’est un cauchemar.

Avec mes sœurs, notre copine Sarita et son petit frère, nous
ignorons tout du mode de vie en collectivité. Les filles parlent
fort, se bagarrent, se chipent des vêtements. Pour rendre la vie
plus pacifique, un système de placards et de casiers a été
installé dans une pièce au rez-de-chaussée. Nous devons
respecter les affaires des autres, évidemment ne pas voler ni
abîmer, ni trafiquer, ni nous battre, ni griffer.
Le premier matin, nos culottes sont volées.
Le premier après-midi, des filles veulent se bagarrer.
Le deuxième matin, nos tee-shirts disparaissent.
Le deuxième après-midi, un drame survient.
Le fils du directeur est agressé.
La tragédie a commencé. Nous n’avons su que des bribes du
drame. Le garçon aurait eu l’œil crevé par la pointe d’une
ceinture. Avons-nous entendu des cris, des pleurs ? Est-ce mon
imagination ? Ai-je inventé l’œil crevé, le sang ?
Même si je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire, elle nous a
marquées, traumatisées.

Alors le troisième matin, nous pleurons et appelons nos


parents, ceux de Sarita et ma mère. Nous sommes paniquées,
épuisées, fatiguées, malheureuses.
– Par pitié, venez nous chercher. Nous voulons rentrer.
Ils débarquent. Nous nous jetons dans leurs bras,
inconsolables, apeurées. Ils nous raccompagnent à la maison.
Et après une soirée de négociations, nous sommes reconduites
à la colonie.
Mais cette fois, ma grande sœur dit, d’un ton solennel :
– Je vous protège, j’ai regardé comment ils se battaient.
Et elle fait un geste qui est entré dans la légende familiale : le
premier coup de pied de sa vie.
Le cinquième jour, nous commençons à nous amuser. Dès la
plus petite menace, ma sœur balance le pied, pousse, tire
d’épaisses touffes de cheveux. Nous sommes tous derrière
elle, en grappe. Elle devient notre armure, notre protection.

En sept jours, nous sommes devenues des filles normales, qui


savent se défendre, qui ne sont pas chochottes, qui ne pleurent
pas au moindre pet de travers. En quinze jours, la vie en
collectivité est devenue notre élément.
C’était la première fois que nous quittions la maison sans
parents, oncles ou famille. Les colonies de vacances n’existent
pas dans mon pays. Là-bas, même si les parents travaillent, les
nounous gardent les enfants.
En quelques semaines, nous avons dû tout inventer, tout
découvrir, tout comprendre, tout assimiler. Dans notre tête et
dans notre corps. Nous avons appris des gros mots, à nous
comporter comme de vraies filles de cités, pas comme des
enfants sages. Les filles sages comme des images, c’était la vie
d’avant.
13. DÉCEMBRE 1974
La vie dans notre HLM se déroule, tranquille, entre les
visites aux copines, les heures usées à squatter le seul banc
proche de la cité, au bord de la station de bus, les rires, les
goûters et les dîners aux patates à la sauce tomate, aux gâteaux
au chocolat, aux sandwichs au jambon chipés dans le frigo.
Mes copines musulmanes s’en régalent, elles qui n’ont pas le
droit de manger du porc.
– Tu crois que je peux ?
– Ben évidemment, vas-y, allez, goûte !
– Oh, mais j’ose pas, et puis si, ça me donne tellement envie.
– Comme tu voudras…
– OK. Ouais, bof c’est bon, mais pas mortellement bon non
plus. Enfin si, c’est bon, remarque.
Je ne comprends pas pourquoi elle se pose autant de
questions, Farida. Moi je mange de tout, et je ne me gêne pas.

La clé se balance souvent autour de mon cou. Nous sommes


des filles à clé au cou. C’est comme ça que les mamans du
quartier appellent les enfants dont les mères travaillent. La
porte d’entrée ne ferme que par un tour de clé. Quand l’une de
nous perd le fameux sésame, on monte chez le voisin
demander un tournevis et une clé à molette. On dévisse la
plaque en fer qui enveloppe la serrure. C’est lourd, coupant,
les bords sont aiguisés comme des couteaux. Une fois, deux
fois, dix fois, nous procédons à l’opération. Grâce à la grosse
pince, clac, le tour se fait et la porte s’ouvre. Un jour, trop
pressée de rentrer, la plaque en fer me fend la cuisse.
Pharmacie. Points de suture. Cris. Pleurs. Et grosse
engueulade maternelle au retour du travail, tard le soir.

L’homme porte un long manteau gris. Il a l’air sympathique.


Il nous parle gentiment. “Oh qu’elles sont mignonnes, ces
petites filles !” Il est envoyé par des copains de copains de
copains. C’est un exilé comme nous, il est en galère et ne sait
pas où dormir. J’écoute aux portes, comme à l’accoutumée. Je
me glisse derrière le canapé du salon. Les adultes, comme
d’habitude, ne me voient pas.
– Je viens d’Allemagne, j’ai transité par Berlin et Strasbourg,
maintenant je suis de passage en France et il faut que je trouve
une solution. Je ne suis que de passage.
Mes parents l’écoutent, le réconfortent même et lui proposent
de rester un moment.
– Tu prendras la chambre d’une des filles, elles dormiront
ensemble, il n’y a pas de problème.
– Merci, c’est l’affaire de quelques jours, je ne veux pas vous
déranger longtemps.
– Pas de problème, tu sais qu’on est tous solidaires, nous
t’aiderons à trouver une chambre, un logement, un toit. Ne t’en
fais pas.
Le soir même, l’homme ôte ses chaussures et dénoue ses
lacets.
Mon grand-père, le père de mon père, était militaire.
Heureusement, il est mort avant le coup d’État. Il n’a pas pris
part à la dictature. Le lendemain de l’arrivée de l’homme
gentil, mon père le met à la porte, sans bruit, rien, juste comme
ça. L’homme n’est pas un ami, un camarade, un réfugié
comme nous. C’est un espion de la dictature. C’est un militaire
déguisé en civil. Ça, mon père l’a compris en voyant la
manière particulière de lacer ses souliers. À la manière des
militaires.
Nous ne le reverrons plus. Cet épisode sera souvent chuchoté
par les adultes. À chaque fois que la maison se remplit d’amis,
et c’est courant, le sujet revient sur le tapis.
– Tu te rends compte, ils viennent nous surveiller jusqu’ici ?
– On doit faire hyper attention.

Les nouvelles de mon pays, le Chili, arrivent par la poste.


L’enveloppe contient une cassette audio. Ma mère installe la
cassette dans le magnétophone. Nous écoutons les voix
familières, celle de Yayita avec ses intonations réconfortantes,
celles des petits cousins qui chantonnent et qui rient. Ils
s’adressent à nous, les petites réfugiées, à ma mère. Les récits
évoquent des situations un peu tristes comme celle de mon
oncle Tavo, qui est en prison, ou plus gaies comme celle du
perroquet de ma grand-mère Yayita. L’oiseau rouge et vert
parle de mieux en mieux et très distinctement. “Olor a huevo,
olor a huevo” (“Ça pue l’œuf”) est la dernière phrase apprise.
Je l’adore, ce perroquet ! Nous rions de plus belle. Nous rions
et nous sommes tristes.
Un jour, tonton Tavo nous envoie une longue et belle lettre.
Elle nous est adressée à nous trois, ses nièces aimées :
“Mes chères nièces adorées,
Je vous écris pour vous dire que je suis prisonnier tout entier,
mon corps, mon âme, tout. Être en prison, ça veut dire que je
n’ai pas le droit de sortir dans la rue ni de voir personne. J’ai
reçu vos lettres et vous avez une belle écriture, mais n’oubliez
jamais l’espagnol. Vous me racontez que vous voyagez
beaucoup, mais n’oubliez pas que le Chili est le pays le plus
beau du monde. Je ne suis pas si malheureux ici mais faites
tout pour que je sorte vite. Tous les amis et la famille poussent
pour que je sorte bientôt, mais je crois que je vais passer ce
Noël ici. Quand j’arriverai à Paris, je veux que vous me
montriez la tour Eiffel, la Seine et le Quartier latin. Ce qui me
coûte le plus ici, c’est de m’habituer aux clés. À la maison,
elles n’ont jamais existé et vous non plus vous ne les
connaissez pas.”

J’entreprends une correspondance avec mon tonton Tavo, en


prison. Il m’écrit de jolies lettres, il me raconte ses journées. Il
fait du sport. Sa main blessée par balle alors qu’il résistait dans
une usine les jours qui ont suivi le coup d’État militaire lui fait
moins mal. Il entreprend une rééducation maison. Il réalise
avec ses copains de cellule de toutes petites sculptures de
quelques centimètres. Taillées dans des os et polies, elles
représentent des petits animaux, des colombes de la paix. Ce
sont des pendentifs qui s’accrochent à nos cous.
Je porte une colombe, un talisman qui ne me quitte jamais.
Quand je touche ma colombe, je sens le travail minutieux et
patient. Mais l’instant d’après je me dis aussi que ce n’est
vraiment pas marrant d’être en prison.

“Tonton, comment ça va, c’est pas trop difficile dans votre


prison ?”
Les mots écrits de ma main de petite fille de 10 ans
accompagnent un dessin. Je m’applique parce que je l’aime et
que je voudrais qu’il ne reste pas là-bas, en prison, trop
longtemps. Alors j’imagine sa cellule. Je dessine un tout petit
lit dans un coin de la pièce, des photos et des images aux murs.
Une chaise et un bureau d’écolier sont posés à plat. Et des
cœurs partout, tout autour des cœurs encadrent le dessin. Il y a
une multitude de cœurs et des barreaux aux fenêtres.
Je ne veux pas qu’il reste en prison parce que le chagrin de
ma mère est immense. L’autre jour, dans une fête de solidarité
avec le peuple chilien en lutte, elle a raconté son histoire. C’est
l’histoire d’un homme qui veut changer le monde, qui a passé
toute sa vie à défendre les pauvres, les gens qui n’ont rien et
qui souhaitent, comme des milliers d’hommes et de femmes,
que le socialisme puisse enfin exister dans son pays. C’est ce
que j’ai retenu de son discours. Elle dit aussi qu’il s’est battu
les armes à la main et que justement l’une de ses mains a reçu
une balle. Elle dit qu’il faut mener une campagne pour le faire
libérer. Les gens l’applaudissent.
Elle dit qu’il passera bientôt en procès militaire et qu’elle
remuera ciel et terre pour qu’il vienne en France avec sa
famille, sa femme et son fils.
Ma mère parle, parle, parle et répond aux questions. Elle a
l’air triste et très sérieuse.
– Nous ne laisserons pas les militaires continuer à arrêter les
opposants, les emprisonner, les torturer.

Moi, mon silence est immense. Je ne veux pas entendre


parler du Chili, des militaires, de la dictature, de tout ce noir
qui s’est installé en nous, en moi. Quand notre mère
commence à nous raconter, on dit : “Non, non et non !” Et
pourtant, je crois que ce non signifie oui. Je me plonge
pendant des heures dans les photos, les images rescapées de
notre douce enfance. Je ne veux pas qu’on me dise comment
était notre vie d’avant, je veux regarder les photos et me
souvenir. C’est quand même triste. Mais c’est bien et surtout
utile. C’est un pansement sur mes plaies.

Moi, dans mon coin, je suis en colère. C’est une très grande
et envahissante colère toute rouge qui s’abat sur moi. Je ne
sais plus où la mettre, cette angoisse qui me scie les jambes et
creuse un trou profond dans la poitrine. J’ai une grosse épine
dans le cœur. Ma respiration est bloquée. Elle s’arrête au
milieu de mes seins qui commencent à pousser, quelle
horreur ! Je vais avoir des seins, des règles, en plus ? Je me
ronge les ongles au sang, je les grignote jusqu’à épuisement.
L’épaisse mèche sur le côté gauche cache complètement un
œil. Cette vue partielle permettra-t-elle de moins voir, ou plus
du tout, les horreurs qui secouent méchamment mon pays ?
L’effacement d’une partie de l’horizon suffira-t-il à me laisser,
un peu, tranquille ? J’aimerais tellement marcher, courir,
nager, me promener en paix.
Je ne veux plus entendre.

Un photographe passe quelques heures avec nous, les petites


filles rescapées de la dictature. Je prends la pose devant un
arbre nu. Le tronc est couvert d’une écorce grisâtre et toute
froissée. Je regarde fixement l’objectif, un doigt dans la
bouche. Le photographe a révélé lui-même l’image en noir et
blanc. Des stries blanches et larges la couvrent. Je suis en
prison et le regard est noir, sombre.
– C’est le symbole d’un peuple martyrisé, dit-il en montrant
l’image.
– C’est vraiment réussi, bravo !
– Oui, cette enfant est l’image de la dictature.
Comment peuvent-ils me faire ça, à moi ? Comment osent-ils
m’embarquer dans cette douleur ? J’y suis déjà. Pas la peine
d’en rajouter, c’est bon ! Ça suffit ! Je n’ose pas leur dire que
je n’aime pas du tout, mais alors pas du tout, de me voir
comme ça, derrière des barreaux. Je le pense fort. J’ai envie de
lui mordre les mollets, à ce photographe. Et lui, m’a-t-il
demandé, à moi, si ça m’amusait d’être étalée ?
Je n’en veux pas, de leur regard apitoyé sur mon sort. Je
refuse. Point. Je tourne les talons.
14. ÉTÉ 1975
Dès les premières grandes vacances, je file à Paris. Enfin,
j’écris Paris mais c’est la ville de Saint-Denis plus exactement.
Anita, ma tante, qui est aussi ma marraine et que j’aime par
chacun de mes pores, a réussi à fuir le pays, en passant par
l’Argentine, avec son mari et leur fille, ma cousine Paulina. Ils
ont atterri à Paris quelques mois après nous.
Les retrouvailles sont intensément émouvantes, pleureuses et
rieuses. Les embrassades sont très longues. Anita me touche
partout, me masse le dos, me tripote les bras, enserre mon
visage entre ses mains et me regarde. De loin, de près, de côté.
– Tu as tellement grandi ! Qu’est-ce que tu es belle ! Je suis
si heureuse, si heureuse d’être sortie de cet enfer.
Moi, je comprends, à son visage froissé et son corps amaigri,
que ça ne va pas super fort. Alors je prends ses mains, surtout
celle à laquelle il manque des doigts. Je caresse ses moignons,
ils sont doux, ils forment des petits bonnets soyeux.
Je ne veux pas la quitter.
– Je veux rester là, Anita, au moins un petit peu.
– Pas cette fois, tu sais que je dois chercher du travail et tu
repars à Lyon. Quand je pourrai, tu viendras, c’est promis.
Je déteste les adieux. À peine commence-t-on à s’attacher
qu’il faut se détacher. C’est comme ça depuis la nuit des
temps, depuis mes premiers souvenirs. C’est trop court, trop
rapide. Dans la voiture qui nous ramène de Saint-Denis à
Lyon, je râle beaucoup, je me dispute avec mes sœurs, je les
cherche, je veux la bagarre. Puis je m’endors. Je sombre. Je
m’évanouis dans les bras de Morphée.

L’attente ne sera pas longue. Aux petites vacances suivantes,


me voilà envoyée à Saint-Denis. J’adore l’ambiance. C’est
vivant, rigolo, joyeux, nouveau. Il y a plein de Noirs partout.
Dans mon pays, il n’y a pas de Noirs, que des Blancs, des
café-au-lait, des cafés foncés, des Indiens, c’est tout.
Anita a commencé un nouveau travail et elle ne veut pas que
je reste toute seule à la maison.

La grosse dame porte un long boubou bariolé. Elle a un


nouveau-né accroché dans son dos par un tissu vert pomme.
Le bébé dort paisiblement, un léger filet de bave coule de sa
minuscule bouche. C’est trop mignon. On dirait un ange.
Plusieurs enfants sautillent et jouent par terre. Moi, je suis
grande, j’ai 12 ans, je ne vais quand même pas me rouler sur le
sol avec eux.
J’accompagne Anita, qui est assistante sociale. C’était déjà
son métier au Chili. Elle avait même un poste d’enseignante
pour travailleurs sociaux. Elle est très forte, ma tante, question
aides sociales, soutien aux familles. Elle peut monter des
dossiers incroyables pour que les gens aillent mieux,
obtiennent un logement, des boîtes de lait pour les petits, plein
de choses pour qu’ils soient contents et repus. Sur le chemin
qui nous mène dans la cité où elle a des tas de rendez-vous
aujourd’hui, elle marche d’un pas assuré. Anita crapahute
beaucoup, c’est pour cette raison qu’elle porte de bonnes
chaussures de marche. Mon allure se cale sur la sienne. Je
crois planer, glisser sur le bitume, je suis si heureuse de tenir
sa main pleine de moignons dans la mienne !
– J’adore mon travail, tu sais c’est un très très joli travail,
parce que je me sens utile.
Sur la table de la maison de la dame au boubou sont disposés
toutes sortes de gâteaux, sucreries, miels, pains plats comme
des pizzas mais sans fromage ni tomate. La dame parle de tous
ses enfants. Elle dit qu’elle est parfois un peu fatiguée mais
que ça va aller. Elle dit : “Merci merci.” Anita prend des notes
sur tout ce qu’elle raconte, elle sourit, elle penche légèrement
la tête pour mieux entendre et comprendre. En partant, elle
reçoit un cadeau, un gâteau au miel, dattes, amandes. Sur le
chemin du retour, elle répète que c’est le plus joli métier du
monde. Je la crois. Et je pense que je voudrais être comme
elle, aidante, aimante, tournée vers ceux qui souffrent et qui
ont besoin d’explications.
15. SEPTEMBRE 1976
Au collège, ma meilleure amie est aussi blonde que je suis
brune. Nous passons un temps infini à parler, rire, travailler, à
faire des bêtises, nous échapper, courir dans le bois qui longe
le bâtiment. Mais c’est toujours Isabelle qui me dit d’arrêter.
– On y va, là, tu ne crois pas ? On va se faire gronder !
J’aime bien les études. Je me découvre une passion pour les
mathématiques. Je les trouve beaux, ces chiffres, ces calculs
mentaux, ces équations, ces problèmes. Pourtant nous ne
sommes pas très scientifiques dans la famille. À part mon père
qui a raté sa première année de médecine et qui, par dépit, a
bifurqué vers des études de journalisme, personne ne
comprend cette passion.
J’use des heures infinies à recommencer les exercices
d’algèbre, ce que je préfère. Je me joue des tours à moi-même,
inventant des calculs dingues et compliqués.
Je me rapproche aussi souvent d’un garçon aveugle. Il me
plaît bien, en fait, et je n’ose pas le lui dire. Il me sourit
beaucoup. Il écoute tellement, mais tellement ! C’est la
première fois que je rencontre quelqu’un qui voit si
clairement, qui lit si facilement dans mes pensées.
16. ÉTÉ 1977
Je passe mes grandes vacances à Paris. Enfin, Paris comme
d’habitude, c’est la banlieue, Vitry-sur-Seine, mais pour moi
c’est la capitale. Mon oncle Tavo et sa famille ont trouvé
refuge ici, dans ce magnifique ensemble de bâtiments, la cité
Balzac. J’aime me balader au milieu de ces tours immenses, de
quatorze, quinze ou vingt étages ! C’est plus grand, plus haut
que chez moi, dans ma cité à Lyon. Je fais la connaissance de
filles de mon âge. Je les invite à venir. Un jour ce sera pour un
goûter de sopaipillas, des beignets de courge. Une autre fois,
ce sera pour déguster un millefeuille à la confiture de lait. Et je
ne parle pas des nombreux “thés”, la once comme on l’appelle.
Ce goûter, pas du tout réservé aux enfants, oh non, familial, est
donc composé de thé, de pain grillé, d’avocat écrasé, de
fromage, de tartines beurrées, de gâteaux aux pommes. C’est
presque un vrai repas.

Les soirées sont animées. Mon oncle, blessé à la main,


réapprend à jouer de la guitare. Il dit qu’il a du mal mais moi
je trouve que c’est toujours beau, ce qu’il chante. Il interprète
des chansons d’amour et des chants révolutionnaires. Ma
préférée, que je connais par cœur, parle d’une tomate, oui, une
tomate. Elle est tranquille, la tomate, à pousser dans la terre.
Un gringo, un Américain, arrive et la déterre, la met dans une
boîte et l’envoie à l’étranger. Je ne me gêne pas pour chanter à
tue-tête : “Il faut que les pauvres mangent du pain et les riches
de la merde, de la merde !”
Celle qui me rend triste et me plonge dans une douce
nostalgie, c’est celle de Victor Jara, Te recuerdo Amanda. Est-
ce à cause de Victor Jara, le chanteur assassiné par les
militaires et dont les chansons ont bercé mon enfance ? Est-ce
le prénom de ma mère ? Ou un peu tout ça à la fois ?
Celle qui me donne le plus la pêche, c’est Gracias a la vida
de Violeta Parra, notre star nationale. Oui, merci à la vie qui
m’a tant donné, elle m’a donné l’alphabet, ces mots, la marche
de mes pieds fatigués, avec eux j’ai marché sur les plages, les
déserts, et ta maison et ton jardin… Les larmes coulent sur
mes joues rondes, je renifle, je me mouche. Je me laisse
envahir par une peine infinie et une colère sourde et tenace.
Ma tante me prend dans ses bras et me berce.
– Ma petite fille, ma douce petite fille, qu’est-ce qu’ils nous
ont fait souffrir, ces militaires imbéciles et assassins, ils
payeront, un jour ils payeront.

Les camarades vendent des empanadas, des gâteaux à la


confiture de lait qui s’appellent “les bras de la reine” – pas
étonnant, il n’y a rien de meilleur –, des beignets à la courge,
des livres sur la dictature et sur le président renversé Salvador
Allende. Les stands s’alignent les uns à côté des autres.
Chaque recoin est une mine d’informations. Des drapeaux
chiliens flottent. Je me sens parfaitement à ma place dans ce
village du monde qu’est la Fête de l’Humanité.
Vite vite, avec mon cousin Sebastián, on ne veut rien rater du
concert qui a lieu sur la grande scène. Le chanteur Bernard
Lavilliers ne va pas tarder à commencer à chanter. Je
l’adooooore. Il exprime ce que je ressens au fond de mon
corps, de mon âme, de mes entrailles. Les gens sont joyeux, ils
crient, ils sautent, ils dansent, ils s’embrassent. C’est ma
première Fête de l’Huma. Et je ressens une joie immense. Je
perçois l’amour de tous ces gens entre eux et pour nous, les
réfugiés. Les discussions sont fortes, bruyantes. Elles éclatent
comme des bulles de savon. Oui, c’est un peu partout la cohue.
Oui, il y a de la boue par terre et mes bottes sont sales. Oui je
suis à moitié sourde parce que je me rapproche beaucoup trop
près de la gigantesque sono.

Le soir tombe, je reste là. La nuit arrive et je m’endors sur


deux chaises. Je n’ai pas froid. Je suis bercée par les chants
entonnés au loin. À peine le temps de m’assoupir que je suis
transportée. Je peux rêver tout à mon aise, une couverture est
déposée sur mes jambes.
La maison n’a plus de toit. Elle a été décapitée par une salve
de mitraillette.
Une voiture (est-ce un tank ?) noire fait des allers-retours
entre la maison et l’église.
Une poupée est traînée, attachée à une corde épaisse. Sa tête
rebondit sur le trottoir. Ses yeux sont crevés.
Je me réveille.
– C’était bien, hein, Bibita ? me demande mon oncle.
– Trop trop bien, je réponds.

L’automne suivant, comme tous les automnes de ma vie, je


prendrai le chemin de cette fête. Les mois de septembre sont
désormais des jours de bonheur et de combat.
17. OCTOBRE 1979
Mes vêtements sont posés sur ma chaise devant mon bureau.
C’est dimanche et, comme tous les dimanches, à l’aube, je me
prépare à me rendre au marché aux puces de Lyon. Il ne faut
pas faire de bruit, ne pas réveiller ma mère et mes sœurs. Mon
père ? Cela fait belle lurette qu’il a quitté la maison. Il a une
autre famille, une autre fille. Je ne le vois plus très souvent. Ou
alors vraiment pour les grandes occasions. Ces après-midi
passés dans son nouvel appartement me dépriment toujours un
peu. Je rentre souvent énervée, agacée, blessée et abandonnée
peut-être.
Je trouve qu’il n’est pas drôle et que sa nouvelle famille est
triste. Ils sont taiseux, avachis. Ils ont l’air pauvres. Son
appartement est moche. Ce n’est pas tellement la mocheté qui
me gêne, c’est l’ambiance, morose. Mon père se plaint de la
France. Il déteste son nouveau travail. Je le comprends.
Guichetier dans un parking souterrain, il y a mieux pour
réaliser ses rêves. Surtout quand on a été un brillant journaliste
dans un grand quotidien national. Est-ce l’obscurité dans
laquelle il est plongé toute la journée qui le rend si gris ? Est-
ce l’exil qu’il déteste ? Est-ce la nostalgie de son ancienne
vie ? Est-ce son pays qui lui manque ? Je ne le saurai pas. Il ne
parle pas.
Mon paternel serait-il devenu muet avec l’arrivée de la
dictature ? Je me le demande parfois. J’ai confirmation de son
mutisme. À peine nous a-t-il dit au revoir ce jour de l’année
1979. Il repart. Il retourne au Chili. Les militaires l’ont jugé en
son absence. Sa peine de relégation dans un village de
l’Altiplano a été commuée en cinq ans d’exil, hors du pays.
L’anniversaire des cinq ans est arrivé. Il repart, sans se
retourner.

Ce dimanche donc, je m’habille bien chaudement. J’ai


rendez-vous avec mes copains du Comité d’appui à la
résistance chilienne. Ça se prononce Carch. Ça cogne non ?
Nous venons de créer l’association. Comme son nom
l’indique, nous soutenons la résistance à la dictature. Nous ne
sommes pas très nombreux, une petite dizaine. Mais qu’est-ce
qu’on est actifs ! D’abord on veut récolter des sous. Et tout est
possible, sauf les choses interdites, comme des armes
évidemment. La brocante est l’un de ces moyens. Nous
passons notre temps à amasser des objets : bibelots, livres,
casseroles, vêtements usagés, bijoux fantaisie, tasses, vases,
tout !
Les prix sont très bas, quelques francs. L’installation a lieu à
six heures du matin. Le brouillard lyonnais est toujours là, en
même temps que nous. On étale nos objets sur des draps, à
même le sol. Je ne suis jamais fatiguée. Je récolte des sous
pour venir en aide aux Chiliens qui résistent, qui veulent
renverser la dictature. Généralement nous distribuons un petit
journal. Journal, c’est un grand mot, disons plutôt une feuille
de chou, qui ressemble souvent à un tract. Les unes sont
dramatiques : “La dictature fasciste anéantit nos camarades”,
“Luttons pour que cessent les arrestations massives, les
disparitions”, “Halte au massacre du peuple chilien !”
Je devrais avoir froid avec ce temps pourri. Mais non.
Jamais. Avec mes amis, nous sommes tellement heureux. Nous
avons l’impression que le monde va changer, que la dictature
va s’arrêter. Oui, nous sommes une poignée mais beaucoup
d’adolescents comme nous agissent exactement de la même
manière, ailleurs en France et dans le monde. Je suis fière.
L’émotion m’envahit souvent pendant ces matinées de lutte.
On compte les sous. Deux cent cinquante francs. Wouaouh,
génial.
– Lundi, nous ferons l’envoi, avant la réunion, dit Sandra.
– Il faut qu’on établisse l’ordre du jour, répond Daniel, son
frère.
Sandra et Daniel sont mes camarades. Lundi, j’ai la mission
de recruter. Je vais demander à ma copine Béa. Elle m’a dit
qu’elle voulait venir avec nous la prochaine fois. Il nous faut
des bras et des objets que nous pourrons vendre.
18. DÉCEMBRE 1980
– C’est vrai que tu vas au Chili ?
– Oui, mon père m’a payé le billet.
– Tu vas faire quoi ?
– Je ne sais pas encore. Je veux essayer de voir mes copines
d’école, ma maison, je veux me promener, aller à la mer.
– Tu vivras où ?
– Partout ! Enfin, non, disons chez mon père et surtout chez
ma tante Anita. Elle vient de rentrer.
– Et tu n’as pas peur des militaires ?
– Non, pas trop. Ils n’emprisonnent pas les adolescents, faut
pas exagérer.
Mon amie Farida est étonnée et inquiète. Elle craint pour ma
vie, mon intégrité. Je la comprends. Elle me raconte qu’en
Algérie, son pays, des hommes armés font régner la terreur, ils
empêchent les femmes de sortir de chez elles, ils tuent les gens
qui ne pensent pas comme eux, ils tuent la liberté. Les
situations politiques de nos pays ne se ressemblent pas. La
dictature militaire au Chili n’a pas la même couleur ni les
mêmes racines que les problèmes en Algérie. Cela n’est pas
comparable. Ce qui les lie, ce sont les coups, la violence, les
emprisonnements, les disparitions, les exécutions, le sang
versé. C’est tout de même assez pour faire éclore dans mon
ventre un gargouillis bruyant, une impression de dureté, boule
gonflée d’angoisse… mêlée d’un élan, d’un désir puissant de
me battre contre les injustices. Mon corps se vide sans cesse,
pris de fulgurantes et douloureuses diarrhées. Dans ma chair,
dans la plus petite de mes cellules, je ressens le risque, la
proximité et l’imminence de la violence. Les mots, les mises
en garde et les craintes de mes amis m’assaillent, ceux de ma
mère et des camarades aussi.
Ai-je peur ? Oui, j’ai peur.
Le trajet entre l’aéroport et la banlieue cossue passe à toute
vitesse, tant l’effort de tout enregistrer est puissant. Mes
jambes sont en coton, ma tête bourdonne, mes mains sont
moites et j’ai sommeil. Je m’assoupis. Au réveil je prends une
claque. Ma rue García de Torres est étroite. La maison de mon
enfance est minuscule. Les mauvaises herbes de mon jardin
s’en donnent à cœur joie. Elles ont tout envahi, conquis le
moindre espace. La nouvelle famille de mon père a pris
possession des lieux. Sa fille, 5 ou 6 ans, s’accroche à moi.
Elle dit que je suis sa grande sœur. Je ne sais pas de quoi elle
parle. Ou plutôt je ne veux pas savoir. Suis-je dure ? Je le
crains.
Je remarque un chien, enfermé dans un enclos grillagé. Est-
ce ce même berger allemand que mon paternel a toujours
trimballé partout avec lui, ce même cabot qui me terrorisait,
petite ? Ou est-ce un autre, un clone peut-être ?
J’ai l’intuition que mon père est gêné avec moi. Il ne me
reconnaît pas. Il ne comprend pas l’adolescente que je suis
devenue, avec ses revendications, sa soif de liberté, ses
demandes incessantes. Je veux m’éclipser, m’enfuir, regarder
et humer cette terre, ce pays qui me semble si étrange
désormais. Étrange et lointain. Je prends mon indépendance.
C’est décidé. Personne ne me commandera plus jamais. Je me
sens très grande brutalement. Grande et fière. Est-ce si difficile
pour lui de me laisser marcher seule dans la ville, rendre visite
à mes amies d’enfance, passer un moment avec ma tante
Anita ?
– Je n’appartiens à personne, je fais ce que je veux.
– Je t’interdis de sortir seule, c’est dangereux, nous sommes
en dictature !
– Et alors, je ne risque rien, je ne fais rien de mal.
La porte claque comme d’habitude. Je ne peux pas entendre
l’anxiété paternelle. Elle n’est qu’un besoin de possessivité, un
autoritarisme sans justification. Elle retentit en écho aux
militaires qui ont pris le pouvoir. Je revendique le droit de voir
mon pays, ma ville, mes copines, mon ciel bleu et noir.
J’arrache l’autorisation de humer l’air pollué de Santiago.
Santiago, en cet été de l’année 1980, est une ville très propre,
en apparence. Les rues pavées du centre sont nettes,
impeccables et apparemment calmes. Les militaires
patrouillent, armes pointées, fusils brandis comme des
menaces. Des enfants en haillons, sales, pieds nus, traînent en
quémandant une pièce d’un peso. Des femmes étalent à même
le sol des culottes, des chaussettes, des chouchous pour les
cheveux, des boîtes d’allumettes. Les hommes en costumes
hâtent le pas, ils manquent de les écraser de leurs belles
chaussures qui viennent à peine d’être cirées par des garçons
tristes. Les employés de banque ont les cheveux propres,
gominés. Ils sentent le savon.
Une clameur jaillit du coin de la rue. “¿Dónde están?
¿Dónde están? ¡Ni olvido ni perdón!” (“Où sont-ils ? Ni oubli
ni pardon !”) Un groupe prend possession de l’avenue. Ça crie.
Ça hurle. Un énorme camion/tank surgit. Son canon à eau
poursuit et chasse les manifestants. Mon cœur bat trop vite. Je
tremble de la tête aux pieds. Je me trouve à quelques mètres,
immobile, atterrée, éberluée.
– Mais qu’est-ce que tu fais là ? Bouge, bouge, cours !
Le garçon me prend par la main et me pousse sous un porche.
Mes yeux me piquent. Les gaz lacrymogènes pénètrent dans le
nez, les oreilles. C’est insupportable.
– Non mais c’est n’importe quoi, la prochaine fois t’oublie
pas le citron, n’importe quoi ! Maintenant tu te calmes, c’est
bon, ils sont partis !
De quoi parle-t-il ? Un citron, pour quoi faire ?
Je reprends mes esprits. Je parviens à monter à bord d’un bus
surpeuplé. Suis-je dans la bonne direction ? Mes mains
tremblent. Vont-elles s’arrêter ? Je dois passer chez ma tante
Anita aujourd’hui. Elle m’attend pour la once. Je n’ai plus
faim. Je dois lui raconter.
Elle m’enlace longtemps, me pince les fesses et les joues. On
se vautre sur le canapé, Anita apporte le thé. Il fait bon. Un
petit vent souffle et soulève la poussière de la cour. Elle veut
me réconforter. Nos pieds se touchent. Je prends sa main aux
doigts coupés.
– Il y avait deux militaires, un méchant et un qui jouait au
gentil. Ils voulaient que je donne des noms des camarades de
mon parti. Je n’ai jamais voulu, je n’ai jamais parlé ni balancé.
Le méchant m’a sortie de la pièce. Il m’a touchée partout, il
m’a tripotée, les seins et les fesses. Il m’a fait mal. Il était
dégoûtant et ses mains étaient horribles. C’est horrible ce que
m’ont fait ces militaires. Horrible.
Le récit d’Anita complète le puzzle de mon existence. Les
deux événements de la journée me laissent exsangue. Une rage
sourde monte en moi. Je n’étouffe plus cependant. L’air entre
dans mes poumons, gonfle ma poitrine. Je grignote le gâteau à
la confiture de lait. J’en prends une deuxième part, comme
toujours.
La douceur du sucre me réconforte et me comble. Je sais
qu’à mon retour en France, je témoignerai.
Après ces vacances tourmentées, j’ai la conviction que plus
rien ne sera comme avant.
ÉPILOGUE

2018
Anita, quarante-quatre années se sont écoulées depuis mon
arrivée en France, et c’est avec des picotements dans les
tempes, une grosse boule dans la poitrine, une aiguille dans le
cœur et aussi une joie sereine, apaisée, que j’écris ce récit.
Plus de quatre décennies plus tard – presque cinq ! – je
repense à toi. Je garde tout de l’enfance parce qu’il reste
toujours en nous quelque chose de ce moment. Tu es morte,
non pas sous la torture ni dans une geôle du dictateur Pinochet.
Tu n’es plus là. Et pourtant, tu es là, je te garde en mémoire,
vive, intacte, virevoltante. Je te parle.
L’autre jour, en Ardèche, j’animais un atelier d’écriture avec
des adolescents, des mineurs isolés accueillis dans un service
d’accompagnement pour migrants.
Ils sont huit. Mohamed, Alpha Oumar, Sesounké, Biagui,
Ibrahim, Omondi, Mamadou, Tomara. Il fait bon, chaud. Je
leur raconte mon exil, la dictature, les militaires. Je suis
comme eux, je suis eux. Leurs questions me clouent : “Est-ce
que vous avez eu le temps de dire au revoir à vos amis, votre
famille, votre maison ?”
Je ne craque pas, je ne pleure pas. J’évoque mes romans, ma
famille.
Nous passons à l’écriture, à leur récit. À leur tour de raconter.
Des parcours très difficiles, des traversées, des mots, pudiques,
qui suggèrent qu’ils ont été traités comme des chiens. Ils
plongent dans leur mémoire. Ils n’ont pas besoin de fouiller,
non, les événements arrivent. Le robinet est ouvert. Ils
souffrent, oui, ils rament, oui. L’un d’eux aime bien l’idée
d’écrire à partir d’une photo. Son malheur, c’est que dans sa
traversée il a perdu l’unique photo qu’il possédait de sa mère
avec lui, bébé, dans ses bras. Alors je lui dis que je comprends
sa douleur, que c’est grave mais pas irréparable, que cette
image existe dans son cœur et que l’écriture a le pouvoir de la
retrouver. Il pose sur moi son regard triste. Il ferme les yeux. Il
les rouvre. Et de son écriture posée et ronde, il la décrit, le
boubou, le bébé, la joie et le rire de sa mère, ses mains, la fête.

Ensuite, il plie son texte en deux, quatre, huit. Et garde sa
photo dans sa poche.

CHRONOLOGIE

11 septembre 1973. Salvador Allende, président socialiste


démocratiquement élu en 1970, est renversé par les militaires.
Le coup d’État est dirigé par le général Augusto Pinochet.
L’armée procède à des arrestations de masse, des conseils de
guerre en l’absence des prévenus. Trente-huit mille personnes
sont torturées, trois mille tuées ou portées disparues. Près de
10 % de la population (1 million de personnes) doit s’exiler.
La France accueille plus de quinze mille Chiliens, qui ont le
statut de réfugiés politiques. Un plan d’urgence est mis en
place pour leur prise en charge dans les centres
d’hébergement, l’aide médicale gratuite et l’apprentissage du
français.

En 1990, la dictature militaire prend fin. Elle a duré dix-sept


ans. Des élections présidentielles sont organisées.
Mille quatre cents anciens agents de la dictature sont
condamnés par la justice. Les condamnations sont
symboliques ou inexistantes. Quand les coupables sont
emprisonnés, ils séjournent dans une prison de luxe. Ils
conservent leur grade, leur retraite, leurs avantages sociaux. Il
arrive aussi qu’ils soient ensuite rapidement libérés. L’armée
garderait encore de nombreuses archives et des secrets qui
permettraient à la justice d’avancer, mais elle ne dit mot : c’est
le pacte du silence.
Merci à Murielle, ma petite voisine ; à Frédéric, à mes enfants, à ma famille, à
Blandine qui m’ont accompagnée sur le sentier de l’écriture.
Ouvrage réalisé par le studio Actes Sud

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