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La Disparition de Freeze Corleone

« Il faut raconter ce qui hante » Lola Lafon, Chavirer


Ce mardi où ma mère meurt, je suis avec elle à l’hôpital.
Je me suis levée du fauteuil quand son souffle a changé et je me suis approchée du lit. J’ai posé la
main sur son épaule et je l’ai regardée mourir.
La morgue est fermée depuis une demie heure. Je rentre chez moi.
C’est le mois d’août et Paris est figé dans la chaleur. Les rues sont désertes, je me laisse glisser sur
mon vélo le long du boulevard Port Royal sans faire d’effort.
Je ne pense à rien. Je ne ressens pas grand-chose.
J’ai mis le volume à fond pour remplir ma tête de son.

667 MMS NRM LDO EKIP pétassepétassepétasse

Chez moi, je passe mon téléphone en mode avion et je m’allonge toute habillée sur mon lit sans
couper la musique. J’entends la douleur qui pulse en sourdine au fond de mon ventre, je la devine prête à me
dévorer, mais le son dans mes oreilles est assez fort pour que je l’ignore encore un moment. Je ferme les
yeux, je me concentre sur les basses, les distorsions qui écorchent mes nerfs, je laisse les nappes vaporeuses
parcourir le circuit de mes veines depuis le cœur jusqu’à chaque extrémité de mon corps et je sombre dans le
sommeil.

Il fait nuit quand je reprends conscience. Les phares des voitures qui passent place Gambetta
traversent lentement mon plafond dans l’obscurité. J’écarquille les yeux dans la pénombre de ma chambre et
retire mes écouteurs, totalement éveillée. Dehors la ville bruisse d’une rumeur somnolente.
J’ai l’esprit clair, vide de toute pensée sauf une qui martèle contre ma boîte crânienne. Un message
tellement évident qu’il me semble écrit en lettres de néon sur le mur en face de moi.
Il va mourir. Lui aussi il va mourir.
Il le sait. Il le dit.
j’commence à marcher comme un mort-vivant
j’remercie le seigneur d’être encore vivant

Et à partir de ce moment je ne peux plus rien faire d’autre qu’écouter ce que me hurlent mes tripes,
même un an plus tard, à plat ventre contre le sable glacé au milieu des cris et des coups de feu qui déchirent
la nuit, je ne sens aucun regret, aucune amertume, parce qu’il n’y a jamais eu d’autre choix pour moi,
seulement l’évidence aveuglante et impérieuse qui me frappe cette nuit là : il faut protéger Freeze Corleone.
A tout prix.
Protect Freeze Corleone.
At
All
Cost.

3
1.
Juin 2017

J’aimerais pouvoir dire que l’obsession a commencé quand le cancer est entré dans ma vie,
l’obsession comme un rempart ou un exutoire, une manière de me protéger, un endroit où lâcher ma
colère et ma frustration, mais non : je suis tombée dans la Secte six mois trop tôt pour cette
explication. La Ligue Des Ombres a surgit dans ma vie comme la femme vénéneuse du roman noir
entre dans le bureau du détective, enveloppée de souffre et de danger, irrésistible annonciatrice du
désastre.
Comme le détective, je vivais tranquillement une vie peu agitée que j’avais réussi à
débarrasser de toute responsabilité. Ma vie sociale se limitait à quelques amis historiques qui
vieillissaient avec moi et aux types à qui j’achetais ma weed. Je m’entendais bien avec ma mère,
j’aimais son humour et son imagination, ses conseils en forme d’énigme, nos discussions
décousues. J’avais un boulot cool, un appart sympa, la quarantaine paisible, sans mari ni enfant ni
enjeu. J’étais contente de ma vie et n’avais aucune ambition, ce qui est assez rare et même un peu
suspect, quasiment un geste politique. Mais c’était le cas.

A cette époque, ma mère n’est pas encore malade, et le jour où commence cette histoire elle
fête ses soixante-dix ans dans son atelier avec ses amis artistes, entourée de toiles et de plantes
vertes.
La porte est ouverte quand j’arrive et en entrant je la vois au fond de la pièce. Rouge à lèvre,
lunettes de soleil, cigare : c’est ma mère. A côté d’elle Eduardo, sud américain grand et mince, très
gay, très sexy, lui parle en se courbant sur elle comme un saule pleureur. Elle l’écoute en fumant son
cigare, un sourire mystérieux sur les lèvres.
Je la rejoins et on se salue distraitement, je colle ma joue à la sienne et embrasse l’air autour
de ses cheveux bouclés.
Nous sommes le 30 juin 2017.
Un peu plus tôt dans l’après midi, le Bibliothécaire m’a proposé de l’accompagner à un
concert au Trabendo. J’ai décliné.
C’est l’anniversaire de ma mère.
Je te préviens je vais troller ton téléphone avec
ma soirée de jeunes rappeurs polytoxicomanes.
Fais donc, vieux bibliothécaire vapomane.
Le cloud vs le sprite.

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Son surnom lui vient de son métier, bibliothécaire dans une médiathèque municipale,
combiné à son dernier vice existant. Efficace, poli, discret comme le papier peint marron de sa salle
de lecture, c’est le fonctionnaire territorial typique. Apprécié des collègues comme des usagers, il
cesse pour eux d’exister dès qu’il les salue à la fermeture pour prendre le chemin du RER en
direction de la banlieue. Aucun d’entre eux ne se pose la question de ce qu’il écoute dans le casque
énorme qu’il a mis sur ses oreilles, mais ils ont tort : le vieux bibliothécaire vapomane a très bon
goût, et ce soir il va voir le 667 en concert.
J’avais vingt ans quand on s’est rencontré, il portait la barbe tel un personnage directement
sorti de la Bible, ce qui attirait l’œil et le rendait à la fois sympathique et mystérieux. C’était mon
pote de concert et ensemble on écumait les salles de Paris, Montreuil, Ivry ou Saint Ouen avec une
énergie inépuisable, de la cave insonorisée à la scène légendaire, du groupe au sommet de sa gloire
à l’obscur artiste inconnu. Avec le temps, la fièvre avait fini par se calmer et le rythme de notre duo
s’était progressivement ralentit. Il avait redirigé son énergie vers diverses études de spiritualité, rasé
sa barbe et cessé de prendre la moindre substance risquant d’altérer son corps ou sa conscience.
Alors qu’il ne consommait plus aucune drogue, il s’était mis à cultiver sa propre weed avec une
patience et une attention de shaman. Ce n’était pas mon fournisseur habituel parce qu’il ne la
vendait pas, se contentant de l’offrir au moment opportun aux âmes dont il jugeait qu’elles
pourraient en bénéficier. Chaque récolte s’accompagnait d’une mini-prophétie cryptique, "j’ai
planté six pieds et marché six kilomètres par soucis de symétrie", ce genre de phrase. Au final, la
weed était plutôt de qualité et, c’est vrai, propice aux expériences mystiques. J’étais toujours excitée
quand il décidait de m’en donner. Le VBV jouait dans ma vie le rôle d’un oracle et je lui faisais
totalement confiance.
Tu regretteras toute ta vie de ne pas aller à ce
concert. Ils remplissent le Trabendo sans
jamais avoir sorti un album officiel. Dans trois
ans on ne parlera que d’eux.
Il a raison bien sûr.
Mais c’est l’anniversaire de ma mère et moi je n’y vais pas.

Elle n’est pas très grande, un peu plus d’un mètre soixante, mais dans la pièce on ne voit
qu’elle : j’ai l’impression qu’un projecteur lui est braqué dessus en permanence. Elle a des seins
énormes dont je n’ai pas hérité et des jambes de panthère qu’elle m’a transmises. La peau très
claire, son visage est barré d’un trait de rouge à lèvre furieux. Ses yeux sont noirs, de la même
couleur que ses cheveux. Quand elle arrange ses boucles, quand elle fume son cigare, les bracelets

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qu’elle a au poignet ont un tintement particulier : c’est le son de ma mère. Parfois elle rit, c’est un
rire grave et saccadé, hun hun hun, on ne s’y attend jamais, il jaillit des profondeurs de son ventre et
résonne dans le silence, plane un moment au dessus de nos têtes sans qu’on sache trop quoi faire.

– Comment ça va ma chérie ? T’as l’air fatigué.


Elle touche mes cheveux, arrange ma frange.
– Tu manges assez ? Va me servir un whisky. T’as dit bonjour à Naïma ?
Puis elle s’en va et retourne parler avec Eduardo. Ding ding ding, les bracelets, hun hun hun,
le rire. Je me dirige vers le bar et prépare le cocktail de ma mère, whisky-perrier, la boisson que
buvait son père dans son enfance, quand ils vivaient au Sénégal.

J’aime bien les gens qui sont là ce soir. On pourrait croire qu’ils sont tous amoureux d’elle.
Les deux mignonnes japonaises qui ont préparé mille sushis, le grand sculpteur malien toujours
silencieux mais qui la garde coincée dans son champ de vision, et Eduardo qui n'arrête pas de la
coller et me dit avec son accent colombien « Ah, ta mère ! Elle est vraiment extraordinaire ». La
lumière de juin se déverse à flot par les grandes baies vitrées, tout le monde a l’air de bonne
humeur. Imperceptiblement, je distingue la parade nuptiale qui s’opère autour de ma mère, la
géométrie des regards et des déplacements, les détails censés attirer son attention tandis qu’elle
règne au centre, ma mère, ma mère telle que je l’ai toujours connue, un air indéchiffrable sur le
visage, intimidante, insaisissable, froide et fascinante comme la Lune.

Je m’assois à côté de Naïma sur le canapé. Elle est un tout petit peu plus jeune que moi et je
la connais assez peu, on se tourne autour en attendant de faire connaissance. Elle porte la même
veste de jogging qu’à chaque fois que je la vois, le dos très droit, ses longs cheveux bruns sont
détachés et tombent en cascade bouclée sur son épaule. Prête à partir en guerre sur un geste de ma
mère, le regard à l’affût comme un garde du corps. Elle n’a pas dit un mot depuis que je suis
arrivée, alors sa voix me surprend.
– Ta mère, c’est une ethnologue.
Elle a parlé sans tourner le visage vers moi, les yeux toujours braqués sur ma mère.
– Elle est là sans être là, elle observe.
Je la laisse poursuivre.
– Elle a un don avec les gens. Eduardo, à l’état sauvage c’est une sale peste. La vraie folle
méchante.
– T’es jalouse.

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– Elle sait rendre les gens inoffensifs. Elle m’a raconté que petite au Sénégal elle s’amusait à
attraper les serpents et s’en servait pour faire peur à sa sœur. Des gars du coin lui avait montré
comment faire cracher le venin pour qu’ils soient plus dangereux.
– C’est quoi cette histoire ? Elle m’a jamais raconté ça.
– Le pire c’est que plus tard on lui a expliqué que c’était faux, c’est pas possible de vider un
serpent de son venin. Je sais pas si c’était du pipeau ou une croyance locale, mais le fait est qu’elle a
joué avec les serpents toute son enfance et qu’il lui est jamais rien arrivé.
– Bah, c’est n’importe quoi. Elle t’a baratinée.
Je crois voir un sourire se dessiner sur son profil.
– Elle les portait enroulés autour du cou comme un accessoire de mode. Regarde la
maintenant, tu l’imagines avec ses serpents ? Une déesse mythologique.
Ses yeux brillent, elle est complètement raide dingue de ma mère.
– Moi je pense que ça vient de là. Elle sait faire cracher leur venin aux gens et après c’est
plus que des tubes visqueux, un ramassis d’écailles dont elle fait ce qu’elle veut.

Plus tard, je suis un peu ivre et je me colle à Eduardo qui ne l’a pas lâchée. Je bois du
champagne et lui du jus de pamplemousse, ma mère a son whisky et tous les trois debout devant les
tableaux nous formons une belle composition florale.
– Tu travailles sur quoi en ce moment ?
Elle nous montre une toile immense et très colorée, une femme devant des plantes qui se
transforment en immeuble. Thèmes éternels de l’enfance disparue, de la vie engloutie par la cité. Le
rouge et le jaune explosent sur le bas de la toile pour mourir le long des façades ternes et grises.
– Tu parles jamais de l’Afrique ailleurs que dans tes toiles, dit Eduardo.
– C’est vrai.
Il me dit
– Les toiles de ta mère, je voudrais toutes les acheter, mais elles coûtent trop cher. Je crois
qu’elle a besoin d’argent pour faire tuer quelqu’un à la Porte de Vanves.
– Tu rigoles, jamais elle paierait pour qu’on fasse le taf à sa place. Si elle a quelqu’un à tuer,
elle s’en occupera elle même.
Je me tourne vers elle
– Hein maman ?
Elle hausse les épaules.
– A la Porte de Vanves, c’est eux qui veulent me tuer.
– Ah ta mère, elle est vraiment baaadaaaasss.

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Il y a une dizaine d’années, Ed et ma mère partageaient un atelier Porte de Vanves, le
quartier où vivait Naïma, et les trois s’étaient rencontrés à ce moment là. Trio inséparable pendant
une courte période, je ne sais pas ce qui les a séparés et j’ai entendu trop de versions différentes
pour me faire une idée précise. L’histoire débute toujours pareil : Eduardo avait un amant secret
parmi les caïds d’une des cités du secteur. Ensuite, c’est plus confus. L’amant a essayé de le tuer, ou
c’est l’inverse, ou encore l’amant a blessé (tué dans certaines versions extrêmes) une troisième
personne. Quoi qu’il en soit Ed et Naïma se retrouvaient embarqués dans l’affaire. Ensuite, j’ai
entendu décrire : une nuit hystérique, Eduardo en larmes dans la cuisine, "pièce à conviction !",
Naïma qui crie, et pour finir ma mère qui débarque son flingue à la main pour mettre de l’ordre, au
grand soulagement de toutes les personnes impliquées. Ils s’étaient mis dans une situation qui les
dépassaient et elle les avaient sortis d’affaire, en vraie daronne qu’elle était. Après ça elle avait
quitté le quartier.

***
Le lendemain j’écris au bibliothécaire.

1 JUIL 2017, 11 23
cher vieux bibliothécaire vapomane, tu pourrais me
faire une petite sélection top shelf de, disons 5
indispensables du rap français contemporain ?
Pour une novice totale ?
Alors...
Freeze Corleone F.D.T (soundcloud)
Kekra (tout n’est pas bon mais faut piocher
entre ses différentes mixtapes "Vreel 1/2/3" )
DAMSO / Périscope
Hamza (finalement... il y a des supers trucs, il
est bon le ptit gars )
Lucio Bukowski est tres bon dans un style plus
"rap de blanc"
S Pri Noir
Django
Vald

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Allez 5 liens :
https://www.youtube.com/watch?v=C1qRsVR-3Bk
https://www.youtube.com/watch?v=TNFZ_hbwhsk
https://www.youtube.com/watch?v=HTf_ANcxbjU
https://www.youtube.com/watch?
v=hmjVvx5GMJ4&index=45&list=PLO2Biv8vPGOCY5_zggJXtucxi7MuyIfn
https://www.youtube.com/watch?v=CK8Ia6Z7udk
J’ai oublié Norsacce Berlusconi !
sons basiques comme un ph 12 ça commence bien :)
667 c’est ça que t’es allé voir hier ?
les gars qui remplissent le trabendo alors qu’ils ont
jamais sorti un skeud ?
oui.. ils sont vraiment bons..
et puis ça change, ça parle pas trop de meuf, de
cul et de flingues, surtout de drogue et de
codéine
c’est les jeunes rapeurs polytoxicomanes
ils ont pas sorti de disque juste des centaines
de morceaux sur soundcloud.. c est un crew
qui vient de Lyon, avec des mecs aux Sénégal
y a des trucs vraiment chelous
Je me suis fais ma propre compil’ 667 :
https://soundcloud.com/levbv/sets/667secte
ah parfait j’y vais.
merci mon cher

attends y’a un truc que j’ai pas compris


667 c’est genre le collectif ?
oui
"c est la Secte pétasse"
66Secte
pourquoi pétasse ?
je sais pas
le boss c’est Freeze Corleone

9
oui c’est le premier que j’ai écouté FC c’est hyper
bien
et donc les gars ils font leur truc et ils mettent 667 à
la fin pour dire j’en suis
voilà
et t’as vu tout le crew ?
a part Jorrdee ils étaient tous là je pense...
genre 15 sur scène
ils faisaient le show ensemble avec les gars qui se
dandinent sous leur capuche quand c pas leur tour ?
ah oui il y a LaLa Ace ... la seule meuf du
crew... hyper vaporeux..
jordee c 667 aussi ?
han
écoute la compil elle est pas mal ils y sont tous
je veux checker cette meuf
la tienne de compile ?
yeap
j’y suis
ok thanks
Je vais bouger... tu me diras !

1 JUIL 2017, 12 33

han c’est clair freeze corleone il eeennnnvoiiiiie


woooooouuuh
il plie tout le monde comme des origamis

1 JUIL 2017, 12 50

"667 ldo mms c’est la secte"


j’avoue je suis perdue
C’est leurs gimmicks tu vas vite les repérer
c quoi "ldo" ?

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Ldo : ligue des Ombres.
Mms : mangemort squad
Nrm : Nouveau rap mondial
Ils ont plein de p’tits noms
j’ai l’impression d’avoir 75 ans
ça me rappelle quand ma mère m’a demandé ce que
ça voulait dire "kiffer"
Mdr
S/O ?
S/O je sais pas
tant pis
où est ce qu’on peut dl ?
Freeze corleone est sur datpif. Le reste sur
soundcloud

1 JUIL 2017, 13 22

mdr y’a des prods par PROFESSEUR AGREGE


hahahahahahaaaaaa
Professeur agrégé : meilleur blaze
mais graaave
je veux rencontrer ce type

1 JUIL 2017, 14 10

ah putain freeze corleone


!!!!!!!!!!!!!!!!

1 JUIL 2017, 14 59

Il y a une autre mixtape "vieilles merdes vol.2"


de FC qui est cool
"vieilles merdes volume 2" hahahaha
trop bien

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Enjoy
nice
chui hyper contente

1 JUIL 2017, 18 32 PM

taaain y’a pas bcp d’info sur FC


il serait canadien ? wtf ?

chui deg d’avoir loupé ce concert

1 JUIL 2017, 20 02

Ils repasseront je pense. Mais c’est vrai que


c’était assez fou...
comme le concert kekra niska and co…
Canadien ? Il est de Lyon et sénégalais
ouais je sais j’ai trouvé ça chelou, c’est sur le wiki
de jordee !
bon en tout cas c’est OUF je suis tombée dans la
secte direct.
radical.
Ah ah oui ils sont à part... je v cheker le wiki...
Berlusconi est vraiment très bon aussi... son
morceau audiodope, tuerie
https://soundcloud.com/norsacce-berlusconi/sets/neonegro
ok jvais checker un peu le reste de ta liste

mais 667 =
THE LOVE

en fait y’a pas trop d’histoire officielle de 667


comme ça facilement accessible.
Trop tôt !

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c’est bien, ça entretient la légende
cet aprem j’ai du voir 10 versions différentes de la
signification de 667

1 JUIL 2017, 20 33

"la trap" ?
bah c est le nouveau nom du rap. en gros.
ok
le rap pas fait avec des samples mais sur ordi
ah
Migos, Gucci Mane etc...
quoi migos c’est de la trap ?
on appelait ca du Drill juste avant..
https://fr.wikipedia.org/wiki/Trap_(musique)
j’écoutais de la trap sans le savoir, faut suivre!
écoutons jorrdee
ouh la la, jorrdee = drogue mentale.
Attends
commence par :
https://www.youtube.com/watch?v=TIjMu8YDm70
ok boss
puis
https://www.youtube.com/watch?v=zvtHEJ6DsK0
et tu es sur les rails
cool
c’est vraiment chelou
c cool
c’est beau !

voilà
(j’essaye de t’alerter sur le 667 depuis le 30
janvier meuf)
chacun son rythme !

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freeze c’est le boss pour l’instant
to totota lement le boss
"667 pas l’temps d’articuler"
https://www.youtube.com/watch?v=JVqtSA58_JI

2 JUIL 2017, 7 30

l’épiphanie de la nuit : s/o = shout out ?


Mais c’est bien sur !

**
Dès ma première écoute de Madara quelque chose en moi s’est modifié.
L’impression de gagner une dimension supplémentaire. De découvrir l’entrée cachée du
terrier, basculer dans un monde où l’air est différent, étourdissant, et l’ivresse trop pure pour
remonter la pente vers l’air asphyxiant du passé.
Et tout au long de la chute, la voix qui murmure, regarde, regarde ce qui existe en toi et que
tu ignorais jusqu’ici.
Tombée dans la Secte, je n’en suis jamais ressortie.

Jusque là j’écoutais par-ci par-là quelques trucs de rap ricain que j’aimais bien, mais le rap
français, le rap en français, ne m’avait jamais intéressée. Tous ces types qui savaient pas rapper pas
écrire et se prenaient pour des poètes, leurs lyrics qui sentaient la sueur et le dictionnaire de rimes,
tous ces fragiles auto-tunés j’en avais rien à carrer. Les prods étaient lisses sans aucune aspérité
capables de retenir mon attention, et les textes me semblaient scolaires, attendus, fades et ennuyeux
comme un plat d’endives.
Mais là, rien de tout ça.

A quatorze ans, je découvrais Nirvana en même temps que la France entière, et comme tout
le monde j’écoutais chanter Kurt Cobain sans rien comprendre aux paroles. Aucune importance, les
paroles, il y avait déjà ces murs de guitares, la rage de la voix, leurs looks incroyables, ce clip irréel,
une pochette de fou, largement de quoi faire. Il a fallu que le nerd musique de mon lycée, sac
Eastpack et écouteurs à mousses oranges, me fasse une analyse de Smells Like Teen Spirit pour que
je m’intéresse vaguement aux textes.

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– Tu vois, première phrase, a mulatto, an albino, un truc noir, un truc blanc, c’est des
contraires. Ça donne la règle du jeu, c’est un moyen pour te préparer à la deuxième phrase, a
mosquito, my libido, un moustique, c’est petit, sa libido du coup ? Le contraire, c’est énorme. Ce
niveau de juxtaposition d’images, tu vois, c’est du Shakespeare.

Vingt-cinq ans plus tard, en décortiquant les paroles de Madara, le monde s’ouvrait à
nouveau.

Caca en soute et dans la cabine


Caca et soupe chui dans la cabine.

Caca : le shit, la soupe : le lean, la cabine (de l’avion), la cabine (d’enregistrement).


Voilà.
Poésie Pure.
Génie.

Faire rimer cabine avec cabine, nuage avec nuage, pile avec pile. Choisir un mot, garder sa
forme et sa couleur mais remplacer son noyau. Quelle importance s’il reprend les mêmes
punchlines à l’identique dans quatre morceaux différents ? Plus aucune règle. Existe-t-il une autre
définition de la poésie ? Connaître si bien la langue qu’elle ne suffit plus, que tous les codes éclatent
au point que, dans les fragments éparpillés, quelque chose de neuf apparaît. Le Picasso du mot.

Dans ses textes, jamais il ne parle de la chatte à ma mère, de meuf ou de cul en général,
jamais il ne dit pédé ou pute ou enculé, et dans ses clips pas la moindre nana, à poil ou habillée. A
longueur de track, ça ne parle que de boire du lean, fumer de la sep, de joueurs de foot que je ne
connais pas, et de toutes les tunes qu’il va se faire si Dieu veut. Et aussi à quel point il est meilleur
que « toi », ce qui est vrai, selon moi. Au dessus d’eux comme les nuages.

En cherchant des infos sur la Secte que je ne trouve pas, j’apprends quand même qu’ils ont
passé deux ans dans une maison à Gentilly, la trap-house, la maison piège, toute la journée à se
défoncer, jouer à FIFA 16 et faire du son. En entendant cette histoire je pourrais me mettre à pleurer,

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toute cette jeunesse, c’est tellement pur. Derrière les murs, quelque chose d’authentique et beau qui
mérite d’être respecté.
Je l’apprends justement alors que j’emprunte le RER B tous les jours à Gare du Nord
direction Arcueil-Cachan, F.D.T en boucle dans le casque, et à chaque fois que je m’arrête à la
station Gentilly, j’y pense et je suis émue.

***

Le dernier souvenir que j’ai avant que tout s’effondre, c’est un week-end avec ma mère
quelques mois après son anniversaire.
Novembre, l’hiver s’annonce froid et pénètre déjà les appartements parisiens, ses doigts
glacés se glissent sous les portes, traversent les vitres et s’immiscent sous les couvertures. La Secte
bat fort dans mon cœur et me sert d’isolation thermique, mais je ne suis pas contre changer un peu
d’air. Ma mère a une maison en Baie de Somme, elle veut y passer du temps, elle a besoin d’un
chauffeur parce que sa hanche lui fait mal et l’empêche de conduire. Elle me propose et je dis oui.

Direction l’endroit le plus désolé au monde.


Pour y accéder, il faut oser s’aventurer sur un sentier sableux, invisible si personne ne vous
dit qu’il est là, à peine une esquisse qui bifurque hors de la route principale. Les voitures sont
tellement rares que leurs traces sont tout de suite effacées par le vent. On roule un moment sans rien
voir autour, juste assez longtemps pour douter, est ce qu’on s’est trompé ? Mais la maison est bien
là, posée juste en face de la mer sur une longue bande de sable parsemée de ronces et de bouquets
d’oyats.
Du sable. Du sable à perte de vue. Aucun repère, juste un décor lunaire fait de dunes
blanches et mouvantes. Rien n’indique qu’il y ait de la vie nulle part. On peut marcher des heures
sans croiser personne et il est très facile de s’y perdre, mais j’arpente la dune depuis que j’ai sept
ans et moi je m’y retrouve.
Je n’ai jamais compris comment cette maison est devenue la sienne, cadeau d’un ancien
amant ou héritage aux circonstances troubles, encore un mystère de ma mère. Lorsque je lui
demande, sa réponse est toujours la même : c’est la maison qui m’a choisie. C’est son refuge qu’elle
a baptisé Villa Ouf. Ouf comme le vent, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi.

A peine arrivée elle monte directement à l’étage et se met à fourgonner dans son atelier. Je
sors marcher sur la plage, mon casque sur les oreilles.

16
Mon emballement 667 est encore récent, le territoire est immense et j’ai tout juste commencé
à égratigner la surface. Je viens de découvrir T.H.C. que j’écoute en boucle, les morceaux me
semblent des mystères complets, opaques et denses dans leur nouveauté, et les paroles une énigme
indéchiffrable.
Je suis curieuse de l’écouter ici, ailleurs qu’en milieu urbain, d’entendre ce qu’il donnera
combiné aux forces de la plage. Envie d’expérimenter des dosages différents de son et de contexte,
provoquer des réactions chimiques pour voir quels détails vont surgir de derrière le monde sensible,
comme l’image qui émerge du bain révélateur.
J’écoute l’album en entier.
La mer est basse et relativement calme, la plage immense et déserte. Le vent déclenche des
mini tornades de sable qui s’infiltre à l’intérieur de mes vêtements et se colle sous mes paupières. Je
m’allonge sur le dos, la tête à contre-vent et je m’absorbe dans la contemplation du ciel pendant que
Freeze Corleone me répète qu’il fume la frappe comme le Roi du Maroc. Puis l’album se termine et
je me redresse, du sable plein les cheveux. Il y a encore trop de paroles totalement
incompréhensibles qui mériteraient d'être approfondies, mais aucun signal nulle part. J’envisage
vaguement aller voir en hauteur si le réseau est meilleur, mais je me vois mal passer l’après midi
perchée en haut d’une dune à éplucher Genius. Je rentre.

Ma mère m’attend les pieds dans le sable, un sourire suspicieux sur les lèvres.
– J’essaie de voir si j’ai un peu de signal.
– T’attends un message ?
– Non, non.
– Je te vois depuis ce matin tout le temps dans ton téléphone, t’as ta tête d’obsessionnelle,
t’as un nouvel amoureux ou quoi ?
Je lui balance un regard noir et entre dans la maison sans lui répondre. Elle me suit à
l’intérieur.
– Je te connais ma fille, ma fille l’obsessionnelle.
– Mais arrête avec l’obsession, c’est quoi cette nouvelle lubie ?
Je n’ai pas envie de lui dire que si j’ai une obsession, c’est pour un rappeur aux dents du
bonheur qui dit pétasse tous les quatre mots.
Je la regarde et je vois passer sur son visage le frémissement du sourire qu’elle retient, parce
que c’est ma mère et qu’elle peut lire mon âme mieux que n’importe qui.
– Hmm.
Mais elle n’insiste pas.

17
Le soir, le vent se lève et je fume la weed du bibliothécaire. Je reste un long moment
accoudée à la fenêtre à regarder dehors la plage qu’on ne voit pas parce qu’elle est engloutie par la
nuit. Je ne regarde rien, juste le noir profond qui absorbe tout et je me dissous dans l’atmosphère. Je
ne réalise pas tout de suite comme j’ai glissé hors de mon corps, ou bien c’est l’extérieur qui s’est
glissé sous ma peau, qui s’hybride dangereusement avec moi. Mes pensées s’enroulent autour
d’elles-mêmes comme un cyclone, m’emportent, je reste un temps imprécis suspendue au centre de
leur frénésie, puis elles retrouvent leur calme, le rythme rassurant et chaloupé des vagues. J’ai
tendance à oublier l’effet que produit cette beuh, la manière qu’elle a toujours d’ouvrir des brèches
cosmiques, sans parler du lieu où je me trouve, redoutable point de convergence karmique. Je ne
distingue rien dans le néant obscur, pas même le contour des esprits, juste des forces abstraites et
concentrées, plus vieilles que la première étincelle de conscience. Je vais me coucher et je m’endors
en écoutant la tempête.
*
Je suis réveillée par une odeur de café et de térébenthine. Au matin la plage est nette et
propre, neuve comme le jour. Aucune trace du déchaînement de la veille, juste ma mère à la table du
petit déjeuner qui nettoie ses pinceaux et s’apprête à peindre.
– T’as réussi à dormir cette nuit avec tout ce vent ?
– Ça va.
– T’as fait des rêves ?
– Pas de rêve.
Je n’ai plus d’insomnies mais je n’ai plus de rêves non plus, c’est le salaire que je paye à la
weed en échange de nuits complètes.
– Et toi ?
– Les tempêtes ici, j’ai l’impression qu’elles me sont adressées personnellement. Elles
étalent ma vie devant moi comme un jeu de cartes. Ça te fait pas ça ?
J’émets un grognement neutre pour ne pas être obligée de lui répondre. Elle continue de
parler, sa voix est grave et lente, elle s’attarde sur la fin des phrases.
– Quand je fais attention, je peux entendre le chant des dunes. C’est les dunes qui
s’expriment le mieux.
Elle lève les yeux une seconde pour regarder dehors.
– Des fois je me sens inondée d’amour devant leur beauté. Je peux atteindre la transe rien
qu’en marchant dans les dunes, je marche et je me dissous dans l’immensité du moment. Mais
parfois, elles sont impitoyables. Hier soir, ce vent, c’était le jugement dernier. Toute la plage, tous

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les éléments rentrent dans ta tête et viennent t’arracher tes pensées pour les projeter autour de toi, tu
peux plus rien faire d’autre que d’accepter de regarder l’ouragan qui t’habite.
Il est un peu tôt pour cette discussion mais je suis d’accord. Elle met en mots mes
impressions confuses de la veille, éveillées par la mystique du bibliothécaire.
– Au moins ça nettoie.
Je me serre un café et m’assoie en face d’elle qui continue de frotter ses pinceaux sans faire
attention à moi.
– Si tu veux voir ton âme, va marcher dans les dunes.
– C’est un proverbe africain ?
– On pourrait croire hein ? Non, je viens de l’inventer. Ce que je veux dire c’est que peu
importe ton état intérieur, avec tout ce néant qui nous entoure ici il finira toujours par sortir. Et le
vent et les vagues s’occuperont du reste.
Je repense à mon après-midi de la veille, des heures dans les dunes avec Freeze Corleone,
toutes ses paroles réverbérées à l’infini. A en croire ma mère, les gars de The Hash Clique avaient
déclenché la tempête. Ils seraient sans doute contents de l’apprendre. J’ai soupiré.
– Faut pas emmener n’importe qui alors.
– Je t’emmène bien, toi.
*
Quand je suis repartie le lendemain, elle m’a raccompagnée jusqu’à ma voiture. En
m’éloignant sur le sentier je l’ai regardée dans le rétroviseur qui marchait vers la maison et j’ai
remarqué qu’elle boitait, mais je pensais que c’était le sable, la fatigue, une illusion, j’avais hâte de
faire le trajet retour pour écouter T.H.C à plein volume sur l’autoroute, j’avais encore tant de chose
à y entendre. Je ne me suis pas inquiétée.

**
C’est ainsi que l’histoire commence.
A cette époque, ma mère est encore en vie, la maladie dort dans sa moelle épinière, attente
silencieuse de l’assaut. Mais personne ne le sait encore, alors elle peint, arrose ses plantes vertes,
prépare du thé, respire les vapeurs chimiques de son atelier qui peut être vont aller s’enrouler autour
de ses os et conspirer contre elle pour raccourcir sa vie. Et moi non plus je ne le sais pas, comment
pourrais-je le savoir ? A part la Secte il n’y a pas grand-chose qui m’intéresse. Je ne réalise pas que
cette entrée fracassante a le poids d’un mauvais présage.
Je ne peux pas prétendre que c’est venu après, comme une béquille à un moment difficile.
J’étais déjà contaminée quand le cancer est arrivé, la Ligue des Ombres avait fait irruption dans

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mon cœur et mon cerveau, désormais impossible à déloger. J’aurais dû savoir que rien d’immense
n’entre jamais dans une vie sans amener une malédiction toute aussi grande. Je repense à ce week-
end, alors qu’elle marchait dans les dunes blanches de lumière, et maintenant que trois ans ont passé
et que tant de choses sont arrivées, j’essaie de voir les signes que je n’ai pas vus, dans ses silences
ou le creux de ses gestes, les tourbillons de sable à ses pieds, je me demande s’il y avait un indice
de ce qui allait suivre. Mais j’étais trop occupée à trifouiller mon téléphone, à me repasser les
morceaux en boucle, et si mes sens étaient ouverts c’était sur ça et sur rien d’autre. Ma mère était là,
elle était là depuis toujours et pour toujours, comme le sable et le vent, indifférente au temps qui
passe et aux mouvements cosmiques. Peut être que j’aurais pu deviner ce qui allait se passer, si
j’avais détecté les signes. Mais de toute manière je n’aurais pas pu l’empêcher.

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2.
Août 2019

Dans le Paris déserté du mois d’août, j’étais une boule de chagrin.


Aucune consolation possible. Mon corps était lourd, ralenti, je me cognais souvent, oubliais
tout, chaque geste m’épuisait, me prenait un temps infini.
Je suis retournée à l’hôpital et j’ai réglé toutes les formalités, signé tous les papiers qu’on
m’a présentés.
J’ai choisi les vêtements avec lesquels on allait l’habiller et je les ai apportés à la morgue.
J’ai contacté les gens de l’atelier et on a organisé un pot là bas, sous la verrière.
J’ai incinéré ma mère.
J’ai reçu des messages de condoléances que j’ai lus comme j’aurais lu des notices de
meubles en kit : sans affect en comprenant un mot sur trois. Eduardo m’a écrit pour s’excuser de ne
pas pouvoir être présent à l’incendie de ma mère. Ce message là m’a fait sourire.

Puis j’ai commencé à répondre aux messages qu’elle recevait sur son portable, d’amis qui
prenaient des nouvelles, qui voulaient savoir comment se passait la chimio. Qui lui souhaitaient bon
courage de Corse, on t’envoie nos rayons ! Gros bisous !

J’ai fait tout ça sans verser une larme, j’ai remercié les infirmières et j’ai souri à la morgue
parce que le blindage était solide, à l’intérieur. MMS NRM LDO pétasse pétasse pétasse en boucle,
meilleur et bien plus efficace qu’un tube d’anxiolytiques. Ils étaient là à me porter parce que je
n’étais pas capable de me porter moi même. Rien ne me consolait d’autre que fermer les yeux pour
m’abandonner au son. Basses lourdes, tentacules sales, et le volume toujours plus fort pour faire
taire le hurlement intérieur. Tous mes nerfs apaisés. Anesthésie du corps. Endormir la douleur.
*
J’avais quand même une autre source de réconfort.
Trois mois plus tôt, alors que je secouais désespérément la weedosphère parisienne parce
qu’aucun de mes plans habituels ne répondaient à mes messages, on avait fini par m’envoyer Vince
qui était venu me livrer chez moi. Je m’étais habituée depuis trop longtemps au confort de la
livraison à domicile, s’il avait fallu pécho dans la street je n’aurais pas su par où commencer.
C’était le début du printemps, les premiers rayons sortaient la ville de son hibernation,
chaque centimètre carré de pelouse occupé par un parisien en t-shirt rayé, chaque terrasse déclinant

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à l’happy hour son camaïeu d’orteils vernis et de sandales dorées. Ma mère allait mieux, la
rééducation se passait bien, elle était sortie d’affaire.
J’ai ouvert à Vince et on s’est observés sur le pas de la porte.
Ceinture noire, jean noir, casquette et sacoche, l’uniforme du mec qui peut se rendre
invisible à volonté, sans aucune faute de style. Difficile de dire l’âge qu’il avait, vingt-quatre ans,
peut être un peu moins.
Il m’a regardée, pieds nus en short, sans soutien gorge sous mon t-shirt comme une ado.
Je lui ai souri mais il a gardé son air professionnel et je l’ai invité à entrer.
Il était en nage sous sa casquette.
– Tu veux de l’eau ?
Il s’est assis sur une chaise dans la cuisine pendant que je lui servais un verre au robinet. Il
avait l’air crevé.
– Il fait si chaud que ça ?
– Ça va bientôt péter je crois.
Je lui ai tendu son verre qu’il a bu d’une traite, et juste à ce moment l’orage a éclaté.
On s’est regardé tout penauds. Je venais de lui offrir à boire et c’était le maximum
d’hospitalité qu’on pouvait attendre entre un livreur et son client. A tout hasard, j’ai proposé qu’on
roule un joint. Il a jeté un œil à l’extérieur, espérant un miracle, mais c’était le déluge et il a accepté.

J’ai sorti ma boîte avec les feuilles, le grinder, le petit bol pour faire le mélange et il s’est
penché par dessus mon épaule pour regarder.
– Je suis une mémé. J’ai mes petites manies.
Son visage exprimait la curiosité prudente d’un enfant devant une situation nouvelle et
légèrement inquiétante.
– Mais le bol ça sert à quoi ?
– C’est pour faire le mélange, je trouve ça plus pratique.
– Et dans la street tu fais comment ?
– Ça fait longtemps que je roule plus dans la street. Je m’organise, je roule avant de sortir. Je
suis une fille organisée.
– Je vois ça.
Il semblait plongé dans un abîme de perplexité.
– On en fait un chacun et on compare ?
Le challenge l’a tout de suite remis dans son rôle, solide soldat de la rue ne s’incline devant
aucun défi. Ses traits ont repris un air sérieux et il s'est mis à rouler.

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La weed était ronde et sensuelle, douce et joyeuse comme l’été. On a dit des bêtises, on s’est
montré des trucs sur nos téléphones en mangeant des cerises. L’orage avait perdu en intensité,
remplacé par une pluie froide et grise. On s’est accoudés à la rambarde de la fenêtre pour la
regarder qui tombait en rideau serré.
– Vince, je te donne cinquante euros si tu touches le mur d’en face avec ton noyau.
Il s’est redressé pour le jeter à la force du bras. Le noyau a décrit une parabole minable avant
de tomber dans une flaque d’eau.
– Nul. Regarde.
J’ai propulsé le mien qui est allé toucher le mur avec un claquement net.
– Comment tu fais ?
Je lui ai montré comment s’y prendre en serrant bien le noyau glissant entre deux doigts pour
qu’il jaillisse. A nouveau j’ai touché le mur.
– Tu seras pas venu pour rien tu vois. Tu pourras l’apprendre à ton fils dans quinze ans.
– S’il y a encore des cerises.
Avec cette phrase j’ai décidé que je l’aimais bien. On a échangé nos comptes instagram, et
quand je me suis réveillée le lendemain j’avais une photo de cerisier dans mes DM.

Il envoyait des images, c’était sa manière de s’exprimer. Ça lui suffisait pour se faire
comprendre. J’en avais toujours un paquet le matin que je regardais en me réveillant, c’était mignon
et me demandait peu d’effort, réconfortant quand plus tard j’ai du aller tous les jours à l’hôpital, et
puis ma mère est morte et le lendemain on a couché ensemble, je ne sais plus trop comment, mes
souvenirs sont absents. Je sais juste qu’il était présent à ce moment là, ce moment dont je n’ai pas
de souvenirs, il était chez moi, dans ma cuisine, dans mon salon, parfois dans mon lit. Le sexe était
correct mais il était surtout très doué pour me serrer fort contre lui, agrippé à moi comme s’il
voulait m’empêcher de me noyer.
La nuit il s’endormait très vite et je restais collée à son dos, le visage contre sa peau pain
d’épice, à respirer son odeur, apaisante comme de l’huile de lavande.
La journée il disparaissait, occupé par ses trafics divers, personnage principal d’une autre
histoire. Je restais seule avec mon vide et mes pensées.
*
Une semaine après l’incinération, je sentais encore dans l’air la présence de ma mère, la
vibration autour de moi de ses atomes de carbone qui n’avaient pas encore commencé leur
dispersion dans l’univers, leur traversée pour rejoindre d’autre systèmes solaires, attirés par la

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masse des étoiles lointaines. Cette présence moléculaire qui m’entourait me donnait l’impression
que je pouvais toujours lui parler, lui poser des questions, simplement les réponses se faisaient
attendre. Mode avion. Pas de réseau. J’envoyais mes signaux comme des rayons dans toutes les
directions, sans doute qu’elle les entendait mais ses réponses n’avaient pas de canal par lequel me
parvenir. Récepteur non émetteur.
Au fil des jours la vibration s’est atténuée, puis l’air autour de moi est finalement devenu
vide. L’espace s’était refermé sur la place laissée par ma mère. J’avais retardé le moment de
retourner chez elle alors qu’il me restait un tas de trucs à récupérer et une montagne de papiers à
trier, mais tout à coup il était devenu urgent de m’en occuper, urgent de rejoindre son appartement,
en quête des dernières traces de son passage sur Terre.
*
Je n’étais pas revenue depuis notre dernier départ pour l’hôpital.
Il régnait un calme étrange. Le calme des meubles entre eux.
Je suis entrée en ayant peur de déranger.

La poussière dansait doucement dans le rayon de lumière qui filtrait au travers des volets
baissés à moitié, comme elle les laissait toujours au mois d’août pour se protéger de la chaleur.

Une pile de courrier sur le meuble dans l’entrée, des ordonnances, des boîtes de
médicaments, du linge plié posé sur le lit. Je l’ai caressé de la main, puis je l’ai pris pour le ranger
dans le placard. J’ai passé mes doigts sur les t-shirts empilés. L’odeur de sa lessive m’a envahie,
douce et cruelle.
J’ai pris un livre au hasard dans la pile sur la table de chevet. Sur la page de garde, tracés de
sa main, les mots : livre, tu m’as ennuyée. Dans un océan de chagrin, une vaguelette anachronique
d’amusement étonné.
Sur un portant dans la salle de bains, une grande chemise qu’elle portait pour dormir. J’ai
plongé mon visage dedans et fermé les yeux pour retenir la vague qui montait.
Je ne voulais rien déplacer, rien toucher d’autre. L’ordre de cette vie.
J’ai pris une tasse sur l’égouttoir et versé de l’eau dans la bouilloire pour préparer un thé.
Je la retrouvais dans tous mes gestes, nos deux silhouettes superposées dans le contre-jour de
la fenêtre, la manière d’ouvrir un placard, l’angle du poignet. Ma peau n’était plus étanche, chaque
pore absorbait mille instants du passé, mille détails évaporés.
Je me suis sentie humide et molle comme un vieux mouchoir, misérable sac d’os froids et
liquides.

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Je suis allée m’asseoir à la table de la cuisine et j’ai écouté la vibration du silence, les
minuscules froissements de l’air qui contenaient encore l’écho de sa présence.
Je suis restée longtemps les mains autour de la tasse brûlante à regarder la fumée qui
s’élevait.

J’étais si triste. Ma mère me manquait. J’aurais voulu lui parler, lui demander conseil, sa
présence rassurante de maman. Je n’arrivais pas à imaginer ce qu’elle m’aurait dit. Je n’arrivais pas
à la trouver en moi. J’observais les différentes fibres qui tissaient ma personnalité en essayant de
reconnaître celles qui pouvaient venir d’elle, mais je ne trouvais rien.
Ma mère et ses mystères. Je n’avais jamais cherché à tout savoir, et maintenant il était trop
tard pour demander. Ne restait qu’un labyrinthe de fausses pistes. Artiste, militante, amoureuse, elle
cuisinait, animait des ateliers en prison, dansait toute la nuit dans des fêtes secrètes, conduisait sa
voiture, quittait un amant, faisait une blague incompréhensible, toutes ces vies cohabitaient et la
rendaient insaisissable. Elle était libre, c’est pour ça qu’elle était belle. Les gens non libres sont
ternes. C’est elle qui le disait.
Ma mère était unique.
Et puis, elle était dingue.
Tout le contraire de moi.
J’avais ouvert une brève fenêtre de folie à l’adolescence, bien vite refermée quand je
compris qu’il n’y avait rien d’extraordinaire en moi qui eût demandé à sortir. J’allais voir des
concerts sans arrêt mais je ne cherchais pas à devenir guitariste ou chanteuse, à occuper le devant de
la scène, je savais qu’il me manquerait toujours quelque chose. J’étais banalement saine d’esprit,
moyenne à tous les égards.
Mais si j’y repensais, cette folie avait bien existé et s’était manifestée clairement vingt-cinq
ans auparavant.
A dix-sept ans, j’ai mis le feu à la voiture d’un type qui avait tenté de violer une amie à moi.
Il n’avait pas réussi (elle s’en était sortie en lui balançant un cactus à la figure) mais avait été
suffisamment loin dans l’entreprise pour que ses intentions soient claires.
Le type en question avait quitté le lycée un an plus tôt, c’est à dire qu’il était en Terminale
quand j’étais en seconde, et je voyais très bien qui c’était. Grand, plutôt beau gosse, je me souvenais
de lui fumant dans la cour avec ses potes. Il avait une tête de plus que tout le monde, une voix grave
qui portait, un rire sonore plein d’assurance. L’adolescence et son cortège d’effets spéciaux l’avait
épargné, en tout cas il s’en était sorti. Il était populaire, il avait bonne réputation.

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C’était un lycée de banlieue qui mélangeait les bourgeois et les prolos, la cité et les
pavillons.
La semaine qui suivit l’agression, chaque jour après les cours je me rendais à pieds jusqu’à
chez lui et je regardais sa voiture garée dans l’allée, la voiture qu’il avait reçue pour ses dix-huit
ans, et je constatais que même si c’était son bijou, sa fierté, l’accessoire ultime de sa supériorité
d’alpha, il ne la rentrait pas la nuit, les deux voitures de ses parents occupant toute la place du
garage.
J’étais revenue trois ou quatre jours de suite en ce que j’appelais "repérage", c’était mon
unique préparation.
Avec la toute puissance de mes dix-sept ans je n’imaginais pas que rien puisse mal tourner.
J’ai fait un simulacre de préparatifs de mon forfait sans aucune inquiétude. L’idée qu’un accident
survienne, qu’un voisin soit témoin, qu’on m’arrête ou qu’il y ait la moindre conséquence ne m’a
jamais ne serait-ce que traverser l’esprit. Surtout, cette idée qui m’était venue je ne sais pas
comment me semblait d’une implacable rationalité. Je n’avais aucun doute que c’était ce qu’il
fallait faire.
Une évidence. Je ne pouvais pas ne pas le faire.
J’ai attendu la nuit et je suis venue avec un bidon d’essence. J’ai aspergé la voiture et donné
un coup de pied dans le bidon encore à moitié plein pour le pousser sous le châssis. Je suis partie
dès que les flammes ont pris, j’ai couru au début puis je me suis perdue. J’avais vaguement repéré le
quartier les jours précédents, et je comptais aussi sur mon sens de l’orientation d’Apache pour
opérer une fuite rapide et discrète, mais dans la nuit éclairée par la faible lumière orange des
réverbères, tous les pavillons se ressemblaient, toutes les allées s’incurvaient pour revenir au même
carrefour, tous les vieux arbres penchaient de la même manière leurs branches accusatrices, l’air de
dire : qu’as tu fait ? J’ai marché jusqu’à trouver une cabine et j’ai appelé ma mère pour qu’elle
vienne me chercher. Je ne savais plus où j’étais.
Je ne sais pas combien de temps je l’ai attendue, assise dans la cabine, assez pour entendre le
camion de pompier qui arrivait au loin. Je n’ai pas cherché à me cacher, mais personne n’est passé
par là et personne ne m’a vue.
Elle a ralenti à ma hauteur et ouvert la portière sans couper le contact.
Nous avons fait notre retour en silence.
De temps en temps elle me lançait un regard dans le rétroviseur, dépourvu de jugement ou
d’hostilité, simplement pour suivre comment je prenais les choses, comment sa fille grandissait.
Elle m’a poussé sous la douche et mis tous mes vêtements à la machine. Je l’ai entendu
marmonner un commentaire étrange, "pour ce genre d’affaire mieux vaut porter du noir", mais je ne

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sais pas si c’était un conseil camouflage ou une manière d’éviter les tâches, le noir est moins
salissant un truc comme ça. Un truc de maman.
Je ne me suis pas inquiétée des suites de l’événement. Je ne connaissais pas à l’époque la
notion de karma mais je devinais qu’une forme d’équilibre était rétablie. Je suis retournée au lycée
le lundi suivant et il ne m’est jamais rien arrivé.
Par la suite, quand je lui empruntais un vêtement (elle avait réussi à me faire perdre
l’habitude de lui piquer ses fringues sans demander la permission), elle me regardait avec un air qui
disait « tu vas pas mettre le feu au moins ? ». Fais une connerie une fois et ta mère t’en reparlera
toute ta vie.

Vingt-cinq ans plus tard je repensais à cette histoire avec un effroi confus. Qui était cette fille
qui avait osé faire ça ? C’était moi ? Mais d’où me venait cette assurance ? Et surtout : était-elle
toujours là ? J’avais conscience qu’une partie de ce qui m’animait à l’époque était cette bizarre
logique adolescente combinée à l’arrogance de penser tout savoir, mais si je sondais mes tripes à la
recherche de cette intrépide guerrière, si je fouillais mon moi profond en quête de l’écho de cette
fille disparue, je devais bien admettre que la voix que j’entendais, qui s’était exprimée ce soir là,
était celle de ma mère.
Assise dans sa cuisine une semaine après sa mort, je me suis dit que je n’avais jamais été
plus proche d’elle qu’à ce moment là.

Je suis sortie de ma rêverie. Je n’avais plus aucune envie de traiter la paperasse. Puisque
j’étais là j’allais quand même remporter les affaires précieuses que j’avais promis de récupérer, ses
bracelets, l’alliance de ma grand-mère, deux trois trucs de famille qu’elle gardait dans une boîte
cachée dans un placard. Je me suis levée pour retourner dans sa chambre. J’ai ouvert le placard à
linge et glissé la main dans la douceur des draps pour déterrer la boite en fer, sondant du bout des
doigts la profondeur du linge à la recherche d’un angle métallique, jusqu’à ce qu’ils rencontrent
quelque chose, une courbe qui ne m’évoquait rien de connu.
J’ai passé ma paume sur l’objet pour en tâter les contours et j’ai senti un frisson remonter le
long de ma colonne vertébrale. Un instant j’ai douté avoir la force de l’examiner mais l’air s’est mis
à vibrer à mon oreille comme le souffle de ma mère se penchant sur moi pour me dire de ne pas
avoir peur, ma mère qui me guidait depuis l’au delà vers une mission totalement obscure.
J’ai retiré la main du placard et là, dans les odeurs de bois et de lessive, j’ai découvert avec
effroi la crosse froide et funeste du flingue de ma mère.
**

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Quand je me suis réveillée le lendemain, j’ai trouvé Vince en t-shirt et caleçon debout dans
mon salon face aux disques rangés sur les étagères. Je ne me rappelais pas l’avoir appelé la veille, ni
qu’on ait dormi ensemble, mais mon cerveau était trop engourdi pour que je me fie à ma mémoire,
et puis je l’avais déjà vu faire des choses plus étranges que d’entrer chez moi sans que je m’en
aperçoive.
Il m’a regardée quand je suis entrée.
– T’as plein de vinyles.
– C’est ceux de ma mère.
– T’as plein de cd aussi. T’en as combien ?
– Je sais pas. Cinq cent peut être. C’est pas tant que ça.
J’ai regardé les cd avec lui. J’avais envie de mettre un disque mais je ne savais pas quoi
choisir. Je n’avais pas envie d’écouter du rap ni du rock, un truc trop agressif pour ma tête
endormie, j’avais envie de douceur mais pas trop triste qui me ferait pleurer, et pas non plus une
musique d’hiver, des barbus avec leurs guitares en bois ou des filles qui vivaient dans des roulottes,
pas de l’électronique qui me ferait mal au crâne, pas quelqu’un qui me chanterait que tout allait
bien. Je voulais une musique où j’aurais pu me glisser comme dans un vieux sweat-shirt, familier et
réconfortant.
Je me suis assise en tailleur sur le canapé.
– Y’avait le double avant mais mon ex est parti avec la moitié.
– Je connais rien de tout ce que t’as.
J’ai fermé les yeux. Mes neurones n’étaient pas encore rebranchées et parler me demandait
beaucoup d’effort.
– C’est les trucs que j’écoutais à l’époque où j’achetais des cd, c’est des vieux trucs. C’est un
polaroid de l’époque.
J’ai encore cherché mes mots.
– Quand j’achetais encore des cd j’écoutais du rock. Des trucs à guitare. Quand j’étais au
collège je connaissais rien en rap, je connaissais même pas en fait. Y avait pas vraiment de concerts
de rap dans ma banlieue, c’était pas arrivé jusqu’à nous. J’avais peut être entendu parler de NTM...
De Public Enemy… Et c’est tout.
– Je vois pas ce que c’est.
– Tsss. Tu sais y’avait pas internet, ça existait pas encore. Y avait que la Fnac. Même les
disquaires c’était compliqué. J’avais des potes qui volaient des cd, et moi je les copiais sur des
cassettes. Et si j’aimais vraiment un truc j’achetais une cassette Ferro, soit disant c’était mieux pour

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le son, la bonne blague, alors que j’écoutais ça sur des walkmans premier prix avec des vieilles piles
toutes molles.
Je me suis étirée. J’avais mal partout.
– En plus au lycée, tu connais, fallait choisir ton camp. Tu pouvais écouter du rock ou du rap,
mais pas les deux. Si t’écoutais du métal, t’avais une veste en jean avec plein d’écussons, si
t’écoutais du reggae tu mettais la tête de Bob Marley partout. Si t’écoutais les Cure tu t’habillais en
noir.
– Je connais rien à tout ce que tu dis. Enfin si Bob Marley je connais.
– Moi j’écoutais Sonic Youth. J’avais zéro style.
– Je connais pas.
J’ai souri.
– Je m’en doute. C’est la première cassette que j’ai volée à la Fnac Montparnasse. Je me
rappelle très bien ce que j’ai ressenti quand je l’ai écoutée en remontant la rue de Rennes. Dès les
premières notes je me suis dit, ok, c’est bon, c’est ça que j’attendais. C’est ça dont j’avais besoin
depuis toujours sans le savoir. Ça m’a fait pareil quand j’ai découvert Elmore Leonard, et quand j’ai
écouté Freeze la première fois. Mais le premier choc thermique, la première décharge électrique,
c’était Sonic Youth, et après j’ai fait que écouter des guitares pendant vingt ans. Alors tu vois, pour
m’impressionner avec une guitare maintenant faut vraiment y aller.
Il est venu s’asseoir à côté de moi et m’a serré très fort dans ses bras, comme s’il voulait
m’écraser contre lui, et ça m’a fait beaucoup de bien. Là aussi, c’était exactement ce dont j’avais
besoin sans le savoir. Il sentait la lessive, une odeur rassurante de buanderie. La tête toute aplatie
contre son torse j’ai continué à parler, la voix étouffée par son t-shirt.
– J’ai aucune nostalgie de cette époque. J’ai écouté, j’ai adoré, mais faut se renouveler quoi.
Faut pas rester stagnant. Au moins dans le rap y’a encore des trucs qui peuvent m’étonner. Je vais
pas écouter les mêmes trucs éternellement. Et quand je serai vieille je me mettrai au jazz, ça
m’occupera ma retraite.
Il m’a repoussée en me tenant par les épaules pour voir si je parlais sérieusement. C’était le
moment de la matinée où le salon recevait la lumière qui venait se refléter sur toutes les surfaces. Je
l’ai trouvé beau. J’avais envie de toucher sa peau.
– Après y’a tellement de trucs nuls aussi... J’adore ou j’écoute même pas. Y’a rien entre les
deux. J’ai que deux réglages.
– Bah tu sais pas, si t’écoutes à force des fois tu finis par aimer.
Je me suis allongée, la tête sur ses genoux.

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– Je vais pas perdre mon temps à écouter un truc moyen juste parce que j’ai l’espoir que peut
être un jour je vais finir par aimer.
Il me caressait les cheveux et c’était très agréable. J’ai fermé les yeux et tourné le visage vers
la fenêtre. Le soleil dessinait des formes rouges et dansantes en traversant mes paupières. J’avais
envie de me rendormir sur ses genoux.
– J’ai que du temps précieux moi.
J’étais prête à me laisser aller à la douceur du moment, mais Vince m’a prise de court.
– Il sort d’où ce gun ?
J’ai rouvert les yeux. Le flingue était sur la table, à côté de ma théière et des tasses de la
veille.
J’ai roulé la tête sur ses genoux pour tourner mon visage vers lui.
– Pourquoi tu demandes ?
– Bah pourquoi t’as un gun toi ?
C’est vrai ça, pourquoi ?
– Je l’ai trouvé chez ma mère.
– Tu me le prêtes ?
– Un gun ça se prête pas, c’est comme une meuf.
Il s’est penché pour ramasser l’arme sur la table puis a poussé ma tête de ses genoux et s’est
levé. Je me suis redressée à contrecœur. Debout dans le contre-jour de la fenêtre, il a braqué le
flingue vers mon ficus en fermant un œil. Il a essayé diverses postures, les mêmes qu’on teste tous,
arme à l’horizontale au bout de son bras tendu comme un gangster, puis à deux mains, genoux
légèrement fléchis, plutôt comme un flic, puis comme s’il visait un type agenouillé à ses pieds. Ses
lèvres ont articulé un "pow" silencieux quand il a abattu le pauvre gars, execution style.
Il s’est retourné vers moi avec un grand sourire, l’air satisfait.
– Tu me le prêtes ?
– Non.
Il a coincé le flingue dans l’élastique de son caleçon et s’est promené avec, très content.
– Tu fais le malin tu sais même pas s’il est chargé.
D’un geste fluide, il a dégagé l’arme et fait sauter le chargeur, puis l’a réenclenché avec ce
bruit que je n’avais jamais entendu ailleurs que dans les films, chclic chclac, comme si de rien
n’était.
– Nan c’est bon. C’est plus lourd un gun chargé. Les munitions sont rangées à part, c’est ce
que font les gens responsables.
D’un geste vague il a désigné le sac d’affaires posé dans un coin.

30
Je ne savais pas s’il était sérieux ou s’il se foutait de ma gueule. La plupart du temps je le
voyais comme un gros bébé qui se prenait pour un grand, sûr de tout savoir comme je l’étais au
même âge. Mais par fulgurance je me rendais compte qu’il en savait sans doute plus que moi dans
bien des domaines, des pans entiers de vie auxquels je ne réfléchissais jamais.
– Je peux pas prêter mon gun à quelqu’un qui connaît pas Public Enemy.
– Je comprends.
Il l’a reposé sur la table avec un sourire diabolique.
– Tu me fais écouter ?

31
3.
Janvier 2018

La première morsure arrive l’hiver suivant.

– Il y a une masse suspecte.


La voix de ma mère dans le téléphone, froide et empruntée, métallique comme le choc d’une
grenade qui vient de percuter le sol.
– Comment ça ? De quoi tu parles ?
Je reviens des courses et je me suis arrêtée dans la rue pour lui répondre. Je bloque le trottoir
avec mes sacs, les gens m’évitent sans s’arrêter.
– Ma douleur de hanche. J’ai passé l’IRM ce matin.
Je fixe la bouche d’entrée de la station Pelleport en face de moi, les gens qui s’affairent à
cause du froid, qui remontent leurs cols, marchent d’un pas pressé les mains au fond des poches.
– Et ça veut dire quoi ?
– On sait pas. Il faut faire un pet scan pour voir si… pour voir s’il y a autre chose.
– Mais on cherche quoi exactement ?
– Une autre tumeur. Un cancer. Le point de départ.

Depuis six mois, depuis la fois où je l’ai vue boiter dans les dunes, la douleur n’a fait
qu’empirer. C’est une femme de soixante-dix ans avec un problème de hanche, personne ne
s’étonne. On lui prescrit des anti-inflammatoires, on lui conseille des étirements, on lui
recommande un kiné, un ostéopathe. Les seniors se réjouissent de l’avoir enfin dans leur club, ravis
d’accueillir ce nouveau membre. On lui dit que c’est normal.
Je suis la seule à refuser cette conclusion. Ma mère ne peut pas vieillir. Son âme est trop
forte, trop guerrière, le cours du temps n’a pas d’emprise sur elle. Si son corps la trahit, c’est
forcément un coup monté, un assaut vicieux et préparé, un attentat.

Masse suspecte.
Pendant cinq jours, je fonctionne au ralenti. J’attends. Je répète « masse suspecte ». Je fais
l’inventaire des différents cancers : poumon, rein, estomac, colon, cerveau. Je me dis qu’elle n’a pas
vomi, pas maigri, pas chié ou toussé du sang alors qu’est ce que ça peut être ?
PET scan.
Je me dis : cancer métastasé.

32
Je me dis : trois mois à vivre.
J’imagine son appartement transformé en mouroir, l’odeur du médicament qui remplace son
parfum, j’imagine des couloirs d’hôpital, ces couleurs pastelles qui me font gerber.
Deux jours plus tard le PET scan est négatif. Pas de cancer primitif. Juste ce gros truc là, en
haut de la jambe.
Une hanche, après tout, est moins vitale qu’un cerveau ou un poumon.
Autre tests.
Je la rejoins à l’hôpital, je suis en retard. Elle m’attend devant l’entrée en fumant son cigare.
Lunettes de soleil alors qu’on est en février. Elle m’accueille "On peut pas fumer à l’intérieur". Elle
sourit et me souffle son nuage à la figure. Tintement de bracelets.
"Tu vas voir si c’est le même que la dernière fois l’infirmier est hyper beau".
Puis elle pivote sur ses talons et on passe les portes automatiques, la mère et la fille côte à
côte, on entre dans l’hôpital comme des braqueuses de banques.

L’infirmier est très beau et il blague avec nous.


Biopsie. A nouveau attente. Résultat dans un mois.
**
C’est l’hiver, il fait froid, il neige. La place Gambetta se recouvre d’une couche de verglas,
les mémés glissent et se cassent le col du fémur, sur les réseaux tout le monde y va de sa petite
photo de toits blancs.
Rien à faire si ce n’est attendre. Je ne veux pas être totalement optimiste, ni relâcher ma
vigilance, je veux rester concentrée jusqu’aux prochaines analyses, prisonnière de mes superstitions
parce que si je me détends alors qui sait ce qui pourrait se passer ? Je reste chez moi à regarder
Buffy La Tueuse de Vampire, sept saisons de vingt-deux épisodes, parfait pour occuper l’espace vide
qui s’est brutalement ouvert en moi. Je peux vivre robotiquement en attendant les résultats à coup
d’intrigues résolues en quarante cinq minutes.

Puis j’apprends que la Secte va jouer à Paris.


Lovée dans le creux de mon anxiété, mon attente se remplit d’un délice d’anticipation.

Je propose au Bibliothécaire Vapomane de m’accompagner mais cette fois-ci c’est lui qui ne
peut pas, du coup j’y vais toute seule.

33
Il est minuit quand j’arrive au Nouveau Casino. Je fais la queue dans le hall derrière un type
qui se fait fouiller. Poches de veste, poches de jean, écarter les bras, soulever la casquette, ouvrir le
paquet de clope. J’entends de loin Norsacce déjà sur scène, je trépigne un peu. Quand je me
présente le videur me regarde à peine, dit juste « Bonsoir Madame » et me laisse rentrer.
La soirée est commencée depuis plusieurs heures et la salle est pleine. J’erre dans la foule.
Des noirs en casquette et lunettes comme Dr Dre, des blancs avec la coupe d’Eddy de Pretto, des
petites parisiennes venues pour draguer, débardeurs mignons et mojitos. J’ai vingt ans de plus que
tout le monde, barmans et videurs inclus. Un gars m’aborde gentiment, me demande si j’aime le
son, si je suis venue toute seule. Je rigole avec lui et il essaie de me faire danser, puis lâche l’affaire
et passe à une autre fille. Ambiance légère et bienveillante. Norsacce a terminé son set, quelque part
un DJ torture des aigus, fait monter l’excitation. La foule commence à faire corps, à se tendre dans
la même direction.
La lumière a changé, imperceptiblement, et la musique s’est fondue dans une boucle
répétitive. Une hésitation parcourt le public, est ce que ça commence ? Les visages se tournent vers
la scène, les conversations se suspendent à mi-phrase, inachevées. Je monte sur la pointe des pieds
pour mieux voir, j’essaie de trouver l’angle qui m’aiderait à percer du regard la jungle d’épaules et
de têtes devant moi.
Une dizaine de silhouettes est apparue et se découpent en ombres chinoises devant
l’immense logo 667 qui surplombe la scène. Les corps oscillent de gauche à droite comme des
roseaux. Puis une forme plus petite les rejoint, casquette blanche, t-shirt blanc, lunettes, et un
frisson remonte la foule du premier rang jusqu’au fond de la salle. La rumeur enfle encore, puis les
cinq notes stridentes de Recette viennent vriller l’air et la tension explose en une clameur unanime.

Je découvre à quoi ressemble un concert de rap en 2018 et je suis sidérée du principe : c’est
pas une histoire de playback ou de rapper sur des instrus, c’est carrément on passe les morceaux,
exactement tels que je les ai moi dans mon téléphone, et il rappe par dessus sa propre voix. Et
même pas tout son texte, juste les fins de phrases, on dirait qu’il est à bout de souffle, qu’il peine à

suivre. Comme nous, comme le public. Tout le Nouveau Casino qui crie PETASSE à l’unisson.
Et ça maaaaarche graaaave. Peut être que c’est là le secret de la communion, le fait qu’on chante
tous pareil, ensemble. Je suis entraînée dans un pogo festif, avec la foule à tue-tête je clame comme
dans fifty cent bullet proof, emportés par la vague de joie pure qui déferle à l’intro de chaque
nouveau morceau, ce moment ne devrait jamais s’arrêter.

34
Après le concert, Freeze se ballade dans la salle, disponible pour tous ceux qui lui réclame
une photo ou un selfie. J’ai envie d’en faire un mais je comprends plus mon phone et je trouve pas
le flash, je veux pas le saouler trop longtemps alors je lui dis bon ben je te serre la main, et un bref
moment je tiens sa paume contre la mienne. La peau est calleuse, rêche, l’honnête main du
travailleur, du gars qui charbonne depuis toujours. A l’intérieur du tumulte se crée une microbulle
ouatée qui nous enveloppe, et pendant une fraction de temps dilaté je reste suspendue à cinq
centimètres du sol. Puis il me dit « Merci d’être venue » et s’enfonce à nouveau dans la foule. Je
reste transcendée, la chaleur de sa main qui palpite encore dans la mienne, qui pulse jusque dans
mon avant-bras, l’écho de sa présence vibrant toujours autour de moi.

Il est quatre heures du matin et je n’ai pas envie de partir. Je rode, je croise Lala, déesse
magnétique iridescente, je croise le type qui m’a fait danser, « encore toi ! », je m’achète un t-shirt
667 dans la plus petite taille disponible.
Puis le temps passe et la soirée se termine, les filles vont repartir et les gars passent en mode
target, se font plus insistants, alors je m’en vais, je rentre à pieds sous la pluie des étoiles dans les
yeux. Sur mon lit je passe encore une heure à regarder instagram. Freeze a un compte privé avec
très peu de followers, je fais une demande sans trop y croire. Je m’endors dans mon t-shirt 667 mille
fois trop grand qui sent la sueur et la cigarette.
*
Le lendemain j’ai une gueule de bois émotionnelle.
Mon corps encore tout vibrant et mon cerveau en vrac comme si j’avais testé une nouvelle
drogue.
Je sors prendre l’air, et machinalement je marche jusqu’au Nouveau Casino. Je ne sais pas ce
que j’espère de ce pèlerinage, que le lieu me redonne une dose, réactive la magie encore dormante
dans mes veines, mais c’est un lieu mort, un bâtiment gris et inerte, et les gens en terrasse qui
n’étaient pas au concert me sont aussi étrangers que s’ils existaient dans une autre dimension. Je
fais demi tour, déçue et accablée, en écoutant T.H.C.
Rentrée chez moi je retourne sur instagram, et je vois que ma demande est acceptée.
Jusqu’au soir je suis incapable de réfléchir tellement j’en reviens pas.

Allongée sur mon lit, je contemple le plafond avec un sourire béat. Je regarde toutes ses
photos les unes après les autres, puis je scrute mon propre compte en me demandant s’il est allé le
voir avant de me laisser accéder au sien. Il n’a que cinq-cents abonnés et il dit oui à une bouffonne

35
pareille ? Je suis incapable de me concentrer, un sourire scotché sur ma face, le cœur qui bat et tous
mes niveaux dans le rouge, propulsée dans la stratosphère (j’me sens comme un satellite).

*
Trois jours après je suis toujours pas redescendue. Toujours perchée, je vacille au bord du
gouffre. Je fais plein de trucs débiles, les trucs débiles habituels, je mate toutes les photos du
concert que je peux trouver, j’actualise #freezecorleone toutes les trois minutes, je rêve des heures
et des heures sans rien faire d’autre. Je raconte le concert à tout le monde, toujours plus excitée que
la fois précédente. Je voudrais être encore dans cette soirée, je voudrais vivre toujours dans ce
moment là.
J’ai du mal à redescendre. Montée trop haut la chute s’annonce, précédée d’un vertige.
L’excitation est remplacée par une vague de mélancolie, sensation nauséeuse dans les tripes, âme
errante égarée dans la ville immense.
Je ne sais pas quoi faire.
Où es tu ? Comment t’atteindre ?

Comment t’atteindre ?

Je dors dans mon tish 667 géant mais ça ne suffit pas, je veux afficher ma loyauté dans la
rue, revendiquer ma place dans le clan, alors je m’en fais un moi-même avec la presse de l’atelier de
ma mère, mon t-shirt 667 pirate, le logo au centre de la poitrine comme Superman.
Le seul accès est son compte instagram dont il a retiré toutes les photos sauf trois. Tous les
jours, dix mille fois par jour, je consulte son compte, je regarde ses stories, je regarde les
publications qu’il a aimées, "en ligne il y a 8 minutes" ça me permet de savoir qu’il est réveillé, ça
nous rapproche.

36
J’ai le cœur qui brûle. Je deviens dingue.
*
Une semaine plus tard, j’y pense encore.
J’y pense encore j’y pense encore j’y pense encore.

J’y pense tout le temps.


Mon champ d’action reste restreint : consulter frénétiquement les comptes et écouter les sons
jusqu’à ce que mon téléphone me fonde entre les mains.
Je me laisse aller. Je n’ai rien envie de faire d’autre.
Je n’ai plus envie d’aller dans ces soirées de blancs où tout le monde a l’air complètement
tarte. Je n’ai plus envie de sortir ni de voir qui que ce soit. Plus envie d’avoir des discussions déjà
eu mille fois, je veux juste regarder mon téléphone et rêver en écoutant mon cœur battre. Pourquoi
sortir et parler avec des gens alors que je pourrais être chez moi et écouter Freeze Corleone ?
J’ai le cœur qui saigne. Je m’enfonce.
**
A nouveau, il neige. La tempête surprend tout le monde. Plus personne ne s’extasie sur la
poésie du manteau blanc.
La biopsie n’est toujours pas revenue. J’attends. Justement dans Buffy c’est l’épisode où sa
mère est opérée d’une tumeur au cerveau. Je sais déjà qu’elle va mourir cette saison. Je me dis : pas
ma mère.
Je l’accompagne à sa consultation chez l’oncologue.
Le résultat est là : cancer.
Cancer.
Cancer.
Le diagnostic est comme un mur que je me prends en pleine figure. Le médecin continue de
parler, je crois même que ma mère lui répond, ils avancent dans l’histoire mais moi je reste au
même endroit, bloquée par ce mot, cancer. De loin, de très loin, à l’autre bout de l’espace temps, je
l’entends expliquer qu’il doit lui scier la jambe, tronçonner son fémur pour enlever la tumeur, pas le
choix, pas de traitement, grave, urgent, invalide, rééducation, radiothérapie, espérance de vie. "On
n’est pas obligé d’amputer". Invalide, mais entière. Quelle bonne nouvelle.

Dehors les flocons nous enveloppent. Cocon intime autour de nous. Je la tiens par le bras
jusqu’à sa voiture, on marche lentement pour ne pas tomber.

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Je lui dis qu’on lui achètera une canne en diamants, une canne de dandy, une canne épée
pour pourfendre les emmerdeurs. Je lui dis qu’elle sera trop classe en costume, avec sa canne et son
cigare. Je lui parle de Frida Kahlo et de Sarah Bernhardt, je lui dis qu’elle sera encore plus sexy
qu’avant.

Sur le chemin du retour tout s’entremêle, la neige, le cancer, l’album de Freeze, Buffy.
Neige, cancer, Freeze, Buffy.
Surtout, ne laisser aucune pensée pénétrer mon cerveau. Créer un rempart et ne pas se faire
emporter par la vague. Ecouter F.D.T ou Vieilles Merdes ou T.H.C jusqu’à chez moi pour tenir la
panique à distance, et ensuite regarder Buffy jusqu’à ce que le sommeil m’emporte. Mais avant :
instagram.

Freeze Corleone est à Paris.

Freeze est au Sofitel des Champs avec Lala.


Je sais où il est.

38
*
Arrivée devant le Sofitel, j’hésite un peu. Il est minuit. Il fait si froid. L’avenue est déserte.
Ils sont là haut, dans une suite, à tourner un clip.
Qu’est ce que je fais là ? Qu’est ce que j’attends en fait ?

Je regarde au travers des portes vitrées le hall vide, blanc et lumineux. Personne derrière le
comptoir. Quelques plantes psychorigides montent la garde dans leurs pots.
Je n’ose pas avancer. Simplement déclencher le détecteur de mouvements ce serait démarrer
quelque chose de beaucoup trop grand pour moi, une série d’événements que je ne contrôle pas, et
même si cela me conduit dans la chambre là haut avec tous les autres, alors quoi ? Salut Lala, salut
Congo, salut Osi, je viens pour être dans le clip et qu’on devienne tous potes t’as capté ? Ma mère a
un cancer hahaha, sombre histoire hein ? Venir ici je me suis dit que c’était la bonne chose à faire.

Face au hall désert et silencieux j’ai du mal à imaginer qu’ils sont là, à portée de voix, affalés
sur des lits king size, des miettes de weed et de tabac éparpillées sur la moquette impeccable, les
baskets sur les coussins des canapés, amenant leur désordre sulfureux dans tout ce luxe capitonné.
De l’antichambre de l’enfer on pourrait attendre qu’elle annonce mieux le chaos qui va suivre.

Je reste un moment perdue dans ma contemplation, mais une odeur vient interrompre mes
pensées.
Tapi dans l’obscurité, quelqu’un est en train de fumer un joint.
Une volute de fumée serpente gracieusement dans l’éclairage doux qui balaie l’entrée. En la
suivant du regard pour en trouver la source, je découvre une silhouette dans la pénombre.
Casquette blanche, sweat noir. Mince et souple comme un roseau. Je ne vois pas ses yeux,
seulement le reflet de ses lunettes.

Sans rien dire, il me tend le joint qu’il tient entre deux doigts.
Je dis
– Je sais pas, dans vos sons on m’a tellement mise en garde que si je m’allume comme vous
je vais faire des AVC, mourir, partir à l’HP chaipaquoi, maintenant j’ai peur hein. J’ai peut être pas
les poumons pour fumer ce truc.
Il sourit. C’est très discret mais je vois quand même ses lèvres qui s’étirent.
Aucune chance, bien sûr, que je ne le prenne pas.
En inhalant je pense : je fume un joint roulé par Freeze Corleone.

39
Le THC vient pulvériser mon cerveau qui éclate en une infinité de fragments disjoints
comme un Rubiks Cube qu’on aurait démonté. J’encaisse le choc, le temps de laisser mes petits
cubes d’esprit redescendre, et sans l’avoir prémédité je me lance dans une anecdote interminable.

Quand j’étais ado j’avais lu une interview de Dinosaur Jr où il disait qu’il faisait rien à part
fumer des pets en regardant des vidéos de skate toute la journée. Le journaliste écrivait "difficile à
croire quand on voit la productivité de l’artiste cette année" et il listait toute une série de projets, des
musiques de film, un album, plein de collaborations (on disait pas « feat » à l’époque), une tournée
mondiale... Du coup je m’étais dit, wow trop bien c’est ça qu’il faut faire ! Alors j’ai glandé et
regardé des vidéos de skate pendant quatre ans, j’appelais ça mon processus.
Et un peu plus vieille, vers vingt ans par là, je vois coup sur coup une interview de Peaches
et une de Missy Elliott qui disent toutes les deux la même chose sur leur manière de travailler : sans
se prendre la tête, chez elles, je fais un rythme, je fume un joint, je pose un lyrics, je mate un film, je
rajoute une basse, j’appelle un pote. C’était pas très éloigné de ce qu’il racontait, Dinosaur Jr, sauf
qu’on intercalait un peu de musique de temps en temps et c’est devenu ma vision de travail, ma
méthodologie jusqu’à aujourd’hui. Juste le faire quand on en a envie, jamais se forcer, sinon à quoi
bon.

Il écoute sans m’interrompre cette histoire sans intérêt.


Il a l’air d’attendre que j’ajoute quelque chose mais j’ai terminé. Je n’ose pas lui dire que ça
me touche pareil quand il parle de jouer à FIFA et de lire des mangas alors on se regarde en silence
et c’est très gênant. Je ne trouve rien à dire de plus pour que le moment dure, je cherche mais je n’ai
pas assez d’information, aucune connexion avec ce mec, aucune raison d’être là. Alors il disparaît et
la rêverie s’arrête, parce que bien entendu je ne suis pas au Sofitel avec Freeze Corleone, je suis
chez moi sur mon canapé et la mère de Buffy vient de mourir dans l’épisode 15 de la saison 5.
Quelque part dans un hôtel de luxe à l’autre bout de Paris, un concentré de jeunesse palpite avec la
confiance de l’immortalité. Aucune route n’existe qui pourrait me mener à cette chambre, aucune
manœuvre, aucune négociation possible. Je reste prisonnière du monde où je suis, retenue par un
champ magnétique infranchissable.
*
Je suis tellement isolée que je perds la notion du temps.
Quel jour on est ? Je mets longtemps à trouver la réponse.
Les jours s’écoulent comme un fleuve de boue en attendant l’opération.

40
J’ai écouté T.H.C jusqu’à en trouer mon téléphone. J’écoute Vieilles Merdes, 66.7 radio,
FFO, j’augmente la dose. Je me shoote à youtube. Le clip de Chaque Jour avec toute la clique dans
la maison piège. Les freestyle face caméra de « Freezy F » à dix-huit ans. A-t-on déjà vu plus
attendrissant que le jeune Freezy qui sort sa calculatrice pour dire « je te calcule pas » ? Qui relate
tous les détails de sa soirée et se demande pourquoi il est sorti le samedi 19 ? Moi jamais.

Jour de l’opération. Quelque part dans un sous-sol ma mère est endormie et on la coupe en
mille morceaux. C’est l’épisode comédie musicale de Buffy, celui où elle et Spike s’embrassent pour
la première fois. Freeze Corleone a disparu d’Instagram.

41
4.
Août 2019

Une semaine après la mort de ma mère, j’avais oublié la menace que j’avais pressentie la
première nuit, quand j’avais compris qu’il était en danger, qu’il fallait agir vite.
Puis elle m’est revenue au travers d’un rêve étrange.
Je marchais dans les dunes lorsque je l’ai vu, assis dans le sable en train d’écrire dans son
carnet. Arrivée à sa hauteur il m’a demandé si « mathématicien » prenait un c ou un t. Je me suis
trompée et j’ai dit t. Une fine couche de sable et de sel est venue se poser sur ses paroles. Pas sur la
page : dans le texte, à l’intérieur des mots. Le vent soulevait des mini tornades de sable à nos pieds.
Je me suis assise à côté de lui, les genoux repliés sous le menton. Il écrivait assis en tailleur.
La dune s’étendait à perte de vue, ponctuée par les bosquets d’oyats que je caressais de la main.
Comme des poignées de cheveux, je les attrapais à la racine et les suivais sur toute leur longueur
pour éprouver leur résistance. On aurait pu être dans le désert. Personne ne pouvait nous voir.
Sans raison particulière, je me suis mise à lui expliquer que les deux plus gros instruments
de contrôle des masses à l’heure actuelle étaient la peur et le sucre. Il continuait d’écrire mais je
devinais qu’il était intrigué, surtout par cette dernière partie, le sucre ?
Puis il m’a regardée et m’a demandé d’un ton très grave : tu sais quel âge j’ai ?
Son ton m’a tellement inquiétée qu’il m’a sortie du rêve. J’étais à présent dans mon lit, en
plein jour, et lui était debout dans ma chambre à côté de la fenêtre. Il m’a redemandé : tu sais quel
âge j’ai ?
Puis je me suis tout à fait réveillée. J’ai ouvert les yeux dans l’obscurité, le cœur étreint
d’une étrange angoisse. Sa question résonnait toujours dans ma tête, aussi claire que si quelqu’un
me l’avait posée à voix haute.
Quel âge il a au fait ?
F.D.T en 2016, il dit "vingt-trois piges". J’ai fait le calcul.
Vingt-sept ans ?
Vingt-sept ans. Sale âge pour les génies.

J’ai tendu le bras vers mon téléphone et celui-ci m’a vibré dans la main alors que je le
saisissais.
Le bibliothécaire.

42
J’ai appris la mort de ta mère. Dis moi si je
peux faire quelque chose.
Est ce que les rappeurs meurent à 27 ans ?
J’ai regardé sans les comprendre les mots que je venais de taper comme s’ils avaient été
écrits par quelqu’un d’autre.
Il aurait pu s’étonner de cette réponse sans rapport avec son message mais le téléphone a
vibré à nouveau.
Non
Bon bon. C’était déjà ça.
C’est plutôt 20, 21 ans. Beaucoup plus jeunes.
Damned. Il avait passé l’âge de mourir. Bien ou pas ? Je ne savais pas quoi penser.
Ils meurent pas d’overdose comme les
rockeurs. Ils se font tirer dessus.
Enfin y’a quelques OD par ci par là
Mais pour l’âge y a pas de règle

Ma bouche s’est desséchée et j’ai senti grandir en moi un sentiment de terreur pure.
Est-ce qu’il risquait de se faire abattre comme Tupac dans un règlement de compte entre
bandes rivales ? Peu probable. Mais est-ce qu’il risquait de se buter accidentellement à coup de
Fentanyl comme Mac Miller ? La probabilité augmentait sérieusement.

J’ai joué un moment avec une idée désagréable sans oser la formuler pleinement. Je tentais
de l’écarter de ma conscience mais elle insistait pour revenir à la surface comme un chaton refusant
de se noyer.

Était-il possible qu’il soit réellement menacé par l’un des multiples complots qu’il dénonçait
si souvent ?

Pour la première fois depuis des mois, je suis allée faire un tour sur son compte.
Les mêmes neuf photos, muettes et immobiles comme un cimetière. La dernière datait de
juin.
C’était insuffisant pour en tirer une conclusion. Je l’avais déjà vu disparaître, et puis c’était
l’été, son absence des réseaux n’avait rien d’alarmant. C’était un posteur modéré, discret. Si je
voulais des échantillons de vie, je les trouverais ailleurs, sur les comptes des autres.

43
J’ai commencé à suivre toutes les personnes en lien avec lui. Les membres du crew, les
réals, les producteurs. Les potes de ces mecs là, les youtubeurs, le mec qui faisait les tish, le mec qui
les vendait, l’entourage. Je me suis abonnée à tous les comptes possibles.
Pour m’y retrouver, j’ai crée un nouveau profil. Je gardais aussi l’ancien puisque c’était mon
seul lien avec Freeze et qu’il n’y avait aucune chance qu’il m’accepte à nouveau, c’était déjà un
miracle qu’il l’ait fait la première fois.
Leurs posts se répétaient souvent, les mêmes promos, les mêmes infos, les mêmes photos
qui s’empilaient les unes sur les autres.
J’épluchais méticuleusement chacune de leurs stories, des heures et des heures absorbées
dans la contemplation de leurs vies, la moindre minute passée dans un Uber, devant une console, en
train de faire la queue au kebab, je la vivais avec eux. J’ai vu les armes de Zuukou et sa moustache
en accent circonflexe, les plantes vertes de Doc OVG, j’ai vu leurs canapés, leurs voitures, leurs
balcons et leurs halls d’immeubles, je suis entrée dans leurs chambres et j’ai vu leurs lits défaits et
leurs caleçons qui traînaient par terre. Parfois je suivais des claquettes le long d’une margelle de
piscine, ou bien je faisais un tour en quad sur une plage, j’écoutais trente secondes de musique en
regardant le paysage défiler sur l’autoroute, la sortie vers Lyon, la campagne française, morne et
mélancolique.
Rien de tout cela ne m’était franchement utile. Je piétinais dans cette enquête qui n’avançait
pas, parce que je ne savais même pas ce que je cherchais.
Il fallait franchir le mur des images, sortir du rapport voyeur-exhibitionniste et créer un
contact. J’ai commencé à répondre aux stories, sans savoir qui j’étais vraiment.
C’est avec cette identité schizophrénique que j’ai fini par rencontrer Le Sphinx.

Le Sphinx, manager braqueur. Je l’avais ajouté après l’avoir vu dans une story qui réunissait
quelques gars de la Secte, un rappeur manifestement renommé que je ne connaissais pas, et deux
kids qui faisaient les chauds en studio. Lui restait en retrait, caché derrière ses lunettes noires, le
type qui s’emballe pas, le mec aux commandes. Il avait l’air plus vieux que tout le monde, je lui
donnais à peu près mon âge. Sa silhouette apparaissait dans les moments les plus sérieux, un
enregistrement ou un tournage, le daron là pour s’assurer que tout se passe bien. Il dégageait cet air
de force intérieure et de tranquillité qui accompagne les mecs n’ayant rien à prouver. Il ne se
donnait pas en spectacle, ne fuyait pas la vidéo mais ne la cherchait pas non plus, un mince sourire
quand on l’interpellait avant de s’effacer de l’image. Tenue sobre, visage indéchiffrable, casquette
enfoncée sur le crâne et bracelet à la cheville. J’ai du dire quelque chose qui lui a plu parce qu’on a

44
commencé à se parler et on a continué juste comme ça, parce qu’on s’entendait bien. Au bout d’un
moment il a proposé qu’on se rencontre et j’ai dit oui. Je ne voyais pas ce que j’avais d’autre à faire.

On s’est plu tout de suite. Comme je ne le connaissais que sous son alias instagram, au
moment de s’asseoir au fond du bar je lui ai demandé son nom.
– On m’appelle Le Sphinx.
– En toute simplicité.
Ce monde où les gens n’avaient pas de nom, il se "faisaient appeler".
Il était de très bonne humeur parce qu’on venait de lui retirer son bracelet. J’ai trinqué avec
lui.
– Bonne nouvelle, comme ça on peut passer plus de temps ensemble.
– Absolument. Les soirées qui finissent à vingt heure, c’est vite limité.
– Tu te sens plus léger ?
– Hé hé, oui.
Il avait le sourire retenu du type qui ne s’autorise pas plus d’une émotion par jour.
– Tu me demandes pas comment je l’ai récupéré ?
J’ai haussé les épaules.
– Tu peux me le dire si tu veux mais ça me regarde pas. T’as tué quelqu’un ?
– Non.
– T’as fais le mac, t’as tabassé des putes ?
– Non.
– T’as vendu de l’héro à des enfants ?
– Non.
– Bon bah t’as fait ce que t’avais à faire alors.
– Cambriolage.
– A main armée ?
– Non. C’est pas le même tarif si tu tombes. Je serais toujours pas sorti je pense.
Il tenait son verre à deux mains comme s’il voulait l’enfoncer dans la table mais n’y avait
pas encore touché. J’ai pensé qu’il ne buvait peut être pas d’alcool, qu’il avait proposé un bar pour
me faire plaisir.
– Tu t’es fait choper en flagrant délit ?
– On s’est fait balancer. J’ai pris deux ans. Je suis sorti en avance parce que ma mère était en
phase terminale de son cancer.
Tiens donc.

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– Je voulais rentrer en Algérie, il me manquait quatre mille euros, de quoi partir et
m’installer sur place.
– Ils t’ont mis en prison pour ça ? Quatre mille euros, ils auraient mieux fait de te les donner.
Ça l’a fait sourire.
– Tant mieux si tu le prends comme ça.
– Je suis contre la prison.
– T’as pas vu les gars que j’ai rencontrés là bas.
– Et si je l’étais pas, c’est pas les mecs à qui il manque quatre mille euros que j’aurais envie
d’y mettre. Plutôt des patrons, des types qui licencient. Des gens comme ça.
J’ai eu l’impression de l’avoir perdu.
– Eux ils détruisent vraiment des vies.
On n’était plus raccord. J’ai réorienté la discussion.
– Et maintenant que t’es sorti, t’es manager ?
– Exactement. Je m’occupe de mes talents et ça marche bien. J’ai plus besoin de faire le con.
Je me tiens tranquille et je m’occupe de mes artistes.
Il manageait des jeunes plutôt doués, des petits gars en train de monter, prometteurs. J’en
connaissais certains et pour la plupart, j’aimais bien. Il m’a parlé de l’un d’entre eux qui venait de
signer chez Sony. J’ai dit
– Tant mieux pour lui mais je préférais ce qu’il faisait au début, quand il était plus énervé.
Depuis qu’il a signé je le trouve moins intéressant, il a basculé dans ces trucs de fragile autotuné
Skyrock que je déteste. Maintenant il veut faire du chiffre et du coup il fait de la variète pour
minette.
Le Sphinx lui trouvait ça très bien.
– Avec l’avance de Sony il est allé claquer trois mille euros chez Foot Locker.
– Ah ouais super. Il s’est acheté vingt paires de pompes, et comme il a vingt paires de pieds
il pourra en profiter en les mettant toutes en même temps. Il est pas jaloux du gars qu’a claqué cinq
mille, ça va ?
– C’est quand la dernière fois que t’as dépensé trois mille euros en une seule fois ?
– Je sais pas si j’ai dépensé trois mille euros de fringues dans toute ma vie. Je trouve toutes
mes fringues d’occasion, regarde cette robe je l’ai payée cinq euros dans un vide grenier.
– Bah elle te va très bien.

On a continué nos échanges sans s’arrêter de sourire malgré les chocs thermiques répétés,
deux arcs électriques issus de plans spatio-temporels distincts qui se rencontraient au mépris de

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toutes les lois de la physique. On n’avait tellement rien en commun que ç’aurait pu en devenir
navrant, mais on était au contraire tous les deux très réjouis.
J’ai ajouté
– Jsais pas je le vois dans les stories maintenant il a l’air triste. Il était plus heureux avant.
– C’est vrai tu vois ça ? En rentrant du showcase qu’on a fait hier pour les DA de Sony, dans
le Uber il s’est enfermé dans sa capuche tout le trajet du retour sans dire un mot.
– Il a honte de s’être vendu.
– Peut être. En attendant il peut payer le loyer de son père et faire en sorte qu’il se fasse pas
expulser.
Je n’avais rien à redire à ça.
Il a pris un air de conspirateur et s’est penché vers moi.
– Viens on va dans ma voiture pour bédave.

Son shit était hyper bon. J’ai incliné le siège vers l’arrière pour être à l’aise et il a mis de la
musique. Le tableau de bord nous éclairait de ses led bleu, créait une petite ambiance de club privé.
Je me sentais bien. J’étais complètement détendue.
On a continué comme ça à écouter des sons qu’on choisissait à tour de rôle. Pour chaque
artiste qu’il ne connaissait pas il demandait "Elle est signée elle ?". Ou bien "Pourquoi y’a que six
cent vues ?". J’essayais de lui parler musique et il me répondait avec des chiffres, mais je trouvais
ça drôle, j’aimais qu’il pense uniquement aux affaires, qu’il soit pas là pour blaguer.
Il s’est mis à parler de son artiste principal, celui qui faisait tourner la boutique, un rappeur
respecté qui charbonnait depuis quinze ans et faisait des feat avec des chanteurs de variété pour
passer mainstream. Le dernier clip avait fait deux millions de vues en vingt-quatre heures et Le
Sphinx s’excitait rien qu’à dire le chiffre, il mélangeait les métaphores, parlait de tir de sniper et de
précision chirurgicale. Le shit me donnait un don de double vue, j’arrivais à voir par transparence
son essence profonde cachée sous le vernis du rôle qu’il devait jouer, et je voyais quelqu’un de
vraiment très gentil qui faisait tout pour que je passe un bon moment. Il me racontait ses histoires de
manager, ses projets, les coups qui les rendraient tous riches, puis au détour d’une phrase « c’est
comme pour le morceau qu’on prépare avec Freeze » et j’ai senti mon corps se fendre en deux dans
le sens de la hauteur, comme traversé par une sabre électrique. Ah, alors il est pas mort ? Il est dans
le coin, tu le connais bien ? C’est prévu pour quand ce feat ? Tu m’inviteras en studio ? Mais bien
sûr je n’ai posé aucune de ces questions, médusée d’entendre dans la bouche de quelqu’un d’autre
ce nom qui occupait en permanence mes pensées, et le temps de sortir de ma sidération il avait déjà
changé de sujet, ça va vite avec Le Sphinx.

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Il m’a reconduite en bas de chez moi.
Quand je suis descendue côté passager j’étais tout à fait disposée à ce qu’il se passe quelque
chose entre nous, mais le temps de contourner la voiture je me suis rappelée pourquoi j’étais là, j’ai
pensé que ma mère était morte et que Freeze avait la matérialité d’un nuage et je me suis accoudée à
la fenêtre côté conducteur en me sentant vide et triste. Il m’a regardée de ses beaux yeux sombres
avec un sourire calme et m’a juste souhaité bonne nuit.

J’ai remonté l’escalier de chez moi totalement accablée. Mon téléphone était déchargé et je
me suis laissée tomber à plat ventre sur mon lit. Je suis restée un moment la tête dans l’oreiller à
remuer des idées noires mais d’un genre plus ancien, sans rapport avec la mort, des idées noires de
d’habitude. Machinalement j’ai ouvert instagram et mon fil s’est tapissé de la même image, déclinée
en plusieurs couleurs comme les feuilles d’un arbre en automne, un profil approximatif de Freeze
pour annoncer son concert à Rennes.
J’ai pensé : fausse alerte.
**

Septembre est venu, j’ai revu des gens. J’ai dit les mots, ma maman est décédée, je les ai
entendus de loin comme s’ils étaient prononcés par quelqu’un d’autre. Je ne savais pas quel visage
offrir aux personnes qui me parlaient. Je les devinais qui attendaient quelque chose de moi,
l’effondrement, les larmes, mais la tristesse était trop intime et je n’avais rien à leur offrir que mon
visage de d’habitude.
J’avançais péniblement dans le temps du deuil en attendant novembre et le moment d’aller à
Rennes, je me traînais avec la lenteur d’un train fantôme traversant une maison hantée de fête
foraine cheap, chaque attraction cruelle et douloureuse même quand je la voyais venir à cent mètres.
Le chagrin frappait sans logique. Je retrouvais une enveloppe de photos, ma mère et moi au
mariage de ma cousine, et je restais de marbre : ah ouais, tiens, ce mariage, où est-ce que j’ai foutu
cette robe. Puis j’ouvrais la porte de mon appartement et la fraîcheur de l’air m’enveloppait, alors
j’entendais sa voix T’as pas trop froid chez toi ?, son inquiétude de maman, et la vague me prenait,
partait du ventre pour envahir mon visage, les larmes comme des aiguilles derrière les yeux. Je
pouvais toute ma vie éviter les photos, mais qu’est-ce que je pouvais contre la fraîcheur de l’air ?
Contre les pamplemousses ? Les boudoirs ? Les pièges étaient partout, grotesques et monstrueux.
Parfois je me disais : ce n’est que ça. Et parfois : c’est tout ça, c’est immense, impossible à
circonscrire, à ramener aux dimensions de mon esprit.

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J’aurais voulu me concentrer, aller mieux, me brosser les dents sans être triste ni penser à ma
mère mais le deuil a ses propres règles et n’obéit à personne, le deuil fait ce qu’il veut. Il creusait
son sillon obscur dans mes entrailles et suivait sa logique propre. L’image qui se déploie devant mes
yeux, la dernière image de ma mère en vie, la première image de ma mère morte, pourquoi
maintenant ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi comme ça ? Pourquoi des fois, rien ? Pourquoi des
fois, tellement ?
Les trous de la vie dans lesquels je tombais, les réflexes, partager une idée, envoyer un
message. Où était sa voix, son humour ? Où sont partis ses goûts ? Ses désirs ?
Et nulle part où s’échapper, toute la fiction, tous les livres, les films, les séries, parlaient de la
mère, de la mort de la mère, du cancer, de ta mère qui meurt d’un cancer. Alors je remettais mon
casque encore une fois et je m’enroulais dans un son qui ne parlait pas de la mort, seulement de la
vie, de la jeunesse, de la puissance, du meilleur qui reste à venir. Mais ça ne marchait pas non plus
parce que maintenant j’étais inquiète pour lui aussi.
Juste le voir, juste le voir et ça irait mieux.
*
2 NOV 2019, 14 14
Hein t’es à Rennes ?
Tu vas voir Freeze ?
2 NOV 2019, 14 49
Et ouais mon pote
Je suis jaloux
Tu me feras un report
Ok

2 NOV 2019, 23 45
Salle banale, odeur d’eau de javel et de bière
renversée
Public uniforme, mecs de vingt ans à tête d’étudiants
en sweat à capuche
Un ou deux agité local
Pas de son, ça rap mou et un mot sur trois
Le public qui bat la mesure sans conviction
J’entends râler : "Il est où le drop ?"

49
Je pense qu’il faudrait monter le son, à côté de
moi ça crie "Faut baisser le son !"
Monter, baisser, on sait pas trop
Mais faut faire quelque chose.
Je suis déçue

Mince
Et Freeze il était comment ?
J’ai cru qu’il allait mourir sous mes yeux
*
Je suis rentrée de Rennes plus inquiète encore qu’en partant. J’ai repris ma scrutation des
réseaux.
Quelque chose m’a semblé étrange.
Freeze Corleone n’avait pas réapparu. Tout le monde en parlait, mais lui restait bizarrement
absent. Ses rares interventions auraient pu être celle d’un bot programmé, mécaniques et
impersonnelles. Quelques uns commençaient à s’interroger : où est-il ? Pourquoi son projet sort
pas ? Sous chaque post traitant vaguement du sujet, des pages et des pages de commentaires de fans
répétaient tous la même chose.
Il est malheureux.
Il est dépressif.
Il n’est pas en bonne santé.
J’entendais l’alarme, je la ressentais dans mon ventre, pointue et précise, la même que deux
ans plus tôt, la première masse suspecte. Son silence à lui au centre de la cacophonie des messages,
les messages des fans, stupides et anxiogènes.

Vazy sort le projet avant ton overdose

Espèce d’ingrat tu ne mesures pas ce que tu dis comment tu peux oser mettre ça dans
l’Univers.

Je ne pouvais plus rester sur mon lit à regarder le plafond en écoutant Freeze Corleone
comme si de rien n’était. Je ne pouvais plus parce que j’avais peur qu’ils aient raison.
J’en aurais pleuré de rage d’être si impuissante à le joindre, à le protéger, où envoyer toutes
mes pensées, pourrait-t-il un jour les recevoir ?

50
*
Le Sphinx m’a invitée au concert de son poulain. J’ai erré dans les loges sans rien remarquer
de spécial ni que personne fasse attention à moi. Tout le monde s’ennuyaient, les âmes semblaient
avoir déserté les corps. J’ai soigneusement éviter les types du label, leur peau couleur de cendre et
leurs baskets blanches, leur vide intérieur et leur enthousiasme cocaïné. Le poulain a joué sur son
téléphone, des cernes sous les yeux, jusqu’à ce qu’il soit l’heure de monter sur scène. Il a fait le
show bravement, comme un pantin désabusé, comme un mec fini, éteint. C’était triste à regarder.
Après le concert, Le Sphinx m’a proposé de rester avec eux mais cette soirée m’avait
déprimée et je suis rentrée chez moi en me disant, un pas de plus, mais un pas vers quoi ? J’avais
beau m’agiter et pénétrer petit à petit le milieu, l’album de Freeze ne sortait toujours pas et sa
présence sur les réseaux restait tellement sporadique qu’elle en devenait suspecte. Je lui envoyais
parfois des messages qui ne passaient plus jamais en vu et allaient s’entasser lamentablement dans
le cimetière des DM restreints comme les cadavres de prod dont il parlait si souvent. Je criais
silencieusement dans le vide : on n’allait pas très loin comme ça.
*
Quand Noël s’est fait sentir, j’ai quitté Paris. J’ai roulé sans m’arrêter, j’ai traversé la France
puis l’Espagne, et le 31 décembre j’étais au point extrême sud de l’Europe, à Tarifa, là où
l’Atlantique est séparée de la Méditerranée par une digue de béton. Il faisait doux, j’ai pensé au mot
anglais apricity. Je me suis allongée sur le sable et j’ai laissé le soleil chauffer mes os en pensant
aux os de ma mère, ses os glacés humides et morts qui ne sentiraient plus jamais la caresse du soleil
de décembre. La vague est montée sous mes paupières closes et je me suis relevée. J’ai marché
longtemps sur la plage malgré le vent qui emmêlait mes cheveux. Les kite surfers s’en foutaient
qu’on change d’année, ils s’élançaient dans le ciel et restaient suspendus au dessus de l’océan. J’ai
senti la vague monter encore et cette fois-ci j’ai renoncé à résister, j’ai succombé aux larmes parce
que je laissais ma mère dans l’année qui s’achevait, on laisse les morts derrière et le temps qui passe
les rend de plus en plus morts. J’ai regardé l’horizon, j’ai essayé de voir le Maroc mais il y avait
trop de vapeur d’eau à cause du vent et des surfeurs. J’ai pensé au Maroc, ma mère qui peint le
Maroc, qui ramasse des pierres et des coquillages, un amant qui lui offre une bague à pierre bleu,
j’ai pleuré encore un peu de savoir qu’elle ne connaîtrait plus jamais le soleil le thé ou l’océan,
qu’elle serait pour toujours prisonnière de cette année où elle était morte, sans pouvoir aller plus
loin.
Puis le soir est tombé, habitants et vacanciers ont migré vers la place du village. Un DJ a
passé des tubes de toutes les époques et les gens ont dansé, pas moi. J’ai trouvé un coin de banc et

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je suis restée toute la soirée assise à côté d’un ancien à regarder la fille qui servait des bières dans
des gobelets en plastique. Je me sentais vieille et fatiguée.
A minuit, la jolie serveuse s’est tournée vers moi et m’a mis des grains de raisin dans la
bouche, un par coup d’horloge. « Felicidad y prosperidad », ça veut dire chance et prospérité. Elle
m’a souri et je ne voyais plus que son rouge à lèvres, sa peau hâlée, ses longs cheveux noirs et lisses
qui brillaient de leur propre lumière. Son sourire était tellement doux que j’ai souri aussi et sa
douceur m’a envahie, j’ai eu l’impression que je pouvais reprendre un peu espoir pour cette
nouvelle année.
Je reprenais espoir pour 2020.

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5.
Mai 2018

Le parc de la clinique Laennec est luxuriant comme le jardin d’Eden. Les allées de gravier
blanc offrent leurs courbes tendres au chrome des fauteuils roulants. Le vert acide des buissons
vient mordre le pastel des joggings que revêtent les mémés lorsqu’elles sortent faire un tour en
déambulateur à zéro virgule deux kilomètre heure. Je ne connais pas le nom des fleurs, je me
contente de les regarder, le violet sombre, le fushia insolent, l’orange festif, elles étirent pétales et
pistils vers le ciel pour échapper à l’enfer tiède de la rééducation post-opératoire.
Sous l’arche dégoulinante de glycine mauve, ma mère est comme une rayure d’encre noire
en plein centre de l’aquarelle. Manteau de cuir, lunettes sombres, cigare, aussi anachronique qu’un
docker de Liverpool égaré dans un manoir anglais.
Je l’ai aidée à se glisser sur le banc puis je suis allée cacher son fauteuil un peu plus loin.
Elle n’aime pas le voir, elle trouve qu’il gâche l’ambiance. Elle refuse de dire "cancer" et d’être
traitée comme une invalide, elle veut juste que l’on s’asseye côte à côte et qu’on regarde passer les
gens en critiquant tout le monde.
Depuis l’opération, la vie a repris avec de nouvelles habitudes, comme de commenter la
valse privée d’entrain des pensionnaires de la clinique.
Moyenne d’âge : cent quinze ans.
La seule autre personne de moins de soixante-dix ans est un footballer qui s’est blessé à
l’entraînement. Il est grand et musclé, la démarche d’un roi Africain malgré ses béquilles, d’une
beauté vexante. Elle le fixe du regard alors qu’il passe devant nous et je devine ce qui se trame
derrière ses lunettes noires.
– Il te plairait pas lui comme chéri ?
– Pour quoi faire un chéri ?
– Pour ouvrir les pots de confiture.
– J’y arrive toute seule.
– Pour t’aider à changer ta housse de couette.
– Ah, alors dans ce cas.
– Et plier les draps.
Il repasse devant nous et on lui sourit à l’unisson.
– Chérie, au bout de la rue il y a un bar qui fait des bières à emporter. Tu vas nous en
acheter ?
Bien sûr quand je reviens, ils discutent tous les deux. Ma mère, ce pimp.

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Il se lève quand je les rejoins, et part en m’ignorant totalement. Elle le regarde s’éloigner
avec un sourire en coin, je ne sais pas ce qu’ils se sont dit.
– J’ai pas beaucoup d’amis ici.
– Sans blague.
Je m’attends à ce qu’elle reprenne le sujet de ma vie sociale et sentimentale, mais elle
regarde ailleurs, une guêpe qui s’est posée sur une fleur.
Je décapsule les deux bières que j’ai ramenées et ensemble on regarde la guêpe jusqu’à ce
qu’elle s’envole. Il y a un doux bruissement de verdure autours de nous, un picotement de
campagne. J’ai une envie d’eau fraîche et de sieste au soleil.
Elle me raconte que Naïma et Eduardo sont chacun venu lui rendre visite.
– Naïma est arrivée alors qu’Ed était là depuis cinq minutes. Elle était furax de le voir. Ils
peuvent pas s’encaisser ces deux là. Impossible qu’on reste tous les trois, il fallait qu’ils s’accordent
sur un planning de visites. Ils sont sortis dans le couloir négocier entre eux, je te jure on aurait dit
deux mafieux en train de se partager un territoire.
– T’es sexy comme le Bronx, maman.
– Ed est revenu tout content, il avait eu le dessus dans l’affrontement. Très en forme,
Eduardo. Il m’a exposé sa nouvelle théorie : les cancers sont d’origine extra-terrestre.
– Ok. Plausible.
– N’est ce pas ? Quand on se fait enlever, "tout le monde sait bien" que les aliens font des
expériences sur nous. Rayons, hybridation, prélèvement d’échantillons… Les cancers sont la trace
de ces expériences, pour lui c’est même la preuve d’une vie extra-terrestre.
– Hé bé.
On boit toutes les deux une gorgée au goulot.
– Il a pas l’air de trouver aberrant que j’ai eu une "visite", comme il dit, je suis une "visitée",
dans mon enfance sans doute, il trouve que ça explique beaucoup de choses.
On échange un regard navré.
– Donc évidemment quand c’est le tour de visite de Naïma, je lui raconte. Je pensais qu’elle
allait rire mais pas du tout : tout à coup elle devient hyper sérieuse. Figure toi qu’elle aussi a une
théorie.
– Allons bon.
– Oui. Dingue hein ? A quoi ils pensent toute la journée les gens on soupçonne pas.
– Et c’est quoi sa théorie ?
– Pour elle, ça vient de la Porte de Vanves.

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– Encore la Porte de Vanves !
– Tu sais le XIVème, c’est un endroit à part.
J’ai pensé que c’était le quartier d’Alpha Wann, 7 5 0 1 4, il en parlait souvent. La collision
des mondes m’a perturbée.
– Elle prétend que je me suis fait mon cancer toute seule. Comme une punition. Elle me dit
"la hanche, tu peux plus fuir ce que tu as fait !". Je lui ai dit que Lacan serait d’accord avec elle, ça
lui a pas plus du tout.
Hun hun hun, le rire.
– "Ce que j’ai fait"… J’ai rien fait de spécial, moi, j’ai juste aidé Ed, parce qu’il avait fait le
con et que franchement c’était criminel de le laisser se démerder tout seul, mais pour elle c’est
comme si j’avais intercepté la foudre. Ça crée forcément des dégâts.
Je lâche un soupir admiratif.
– Ils sont conspi tes potes.
– Bah, Ed il est perché, ça change pas de d’habitude. La vie terrestre, la vie extra-terrestre,
infra-terrestre… Pour lui c’est la même chose. Il est dans sa logique. Pourquoi pas. Naïma, c’est
différent. En fait elle en veut toujours à Ed, c’est à cause de lui si notre trio mythique a explosé, et
elle m’en veut à moi aussi, elle a jamais accepté que je parte. Elle pense que je suis partie parce que
j’avais peur. Elle comprend pas que je suis partie parce que j’en avais marre. J’avais fait le tour. Ça
m’intéressait plus.
Elle hausse distraitement les épaules.
– Et en même temps, elle comprend pas non plus pourquoi je suis venue. Elle se demande
encore comment je suis rentrée dans sa vie, pourquoi on est amies. Le fait que je sois plus âgée, que
je vienne d’un autre milieu social, elle arrive pas à s’y faire. Pour elle, pour beaucoup de gens
d’ailleurs, changer de milieu, ça se fait pas. C’est braver un interdit. Elle se rend pas compte comme
on se lasse vite.
Le vent à ce moment fait bruisser les feuilles de l’arbre en face de nous, et je frissonne avec
lui.
– A un moment de ta vie, tu regardes autour de toi, et tout le monde se ressemble. Sans t’en
rendre compte t’as pris place à bord du vaisseau, et tu t’es laissé porter. C’est ton monde,
inaltérable. Peu importe lequel, le mien c’était des artistes, des gens qui venaient du monde entier,
certains qui vendaient bien, d’autre qui crevaient la dalle, d’autre qui foutaient rien… Dans
l’ensemble des gens fréquentables et intéressants. C’était varié. Et en même temps non. Il y avait
des constantes, quelque chose de stationnaire, comme de l’air recyclé. Même les nouvelles
personnes que tu rencontres, au fond tu les connais déjà. Pendant cinquante ans.

55
Elle pose sa bouteille à côté d’elle sur le banc et sort sa boîte de cigarillos. La flamme du
briquet éclaire son visage et ses longs cils noirs d’une lueur presque religieuse. Le nuage qu’elle
expire parfume l’air autour de nous, une odeur d’enfance et de féminité.
– Enfin, c’est juste la théorie de Naïma, ajoute-t-elle.
– Et toi t’en penses quoi ?
– Je pense que le cancer n’a rien à voir avec la Porte de Vanves.
– Non mais je veux dire, t’as une théorie toi aussi ? Après tout.
– Les vapeurs d’acide pour la gravure, le DDT au Sénégal, les produits chimiques de
l’atelier. Je regrette rien. C’est le prix de la vie. C’est le prix de l’art.
Je reste un moment absorbée par cette dernière phrase. Si le DDT avait pu pénétrer ses os au
point de modifier son tissu cellulaire, qu’avait-t-elle pu altérer d’autre ? Se pouvait-il qu’elle ait
infiltré son ADN, soit descendue au plus profond de sa structure moléculaire et par le nano-décalage
dans la résonance de ses atomes, créée cette vibration qui semblait toujours la parcourir ? Son aura
et ses pouvoirs extra-sensoriels ?
Une dame aux cheveux permanentés passe lentement devant nous, prenant appui au bras de
son fils. J’imagine qu’elle prend soin d’elle, qu’elle attache de l’importance à son apparence. On
voit encore la teinture rousse de sa mise en pli, cinq centimètres de racines grises indique le temps
qu’elle a passé à la clinique.
– Tout va tellement lentement ici, soupire ma mère.
Elle fait un geste vague en direction de l’allée.
– Aide moi à me lever. Il faut que je marche un peu.
Je lui amène ses béquilles. Elle s’extrait du banc avec peine et s’avance sur l’allée avec
précaution. Chaque pas s’accompagne d’un soupir d’effort et du crissement léger des béquilles sur
le gravier. Elle n’a pas du tout la classe du type de tout à l’heure, elle va encore moins vite que les
mémés, mais je suis contente de la voir debout. Elle aussi. Elle ne veut pas s’éterniser sur les
raisons qui l’ont amenée là. Elle veut passer à autre chose.

***

Treize novembre 2018. Comme d’habitude, Freeze Corleone a choisi une date d’attentat
pour sortir sa nouvelle tape, et moi j’ai bloqué ma soirée. Dès vingt-trois heure je suis sur mon
téléphone et j’attends, je roule des spliffs, je les allume et j’attends.
Première nouveauté depuis mon entrée dans la Secte. Tous les autres sons, de la Daillance à
T.H.C., sont associés au temps malade, l’épaisseur protectrice entre moi et le monde, mon armure.

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Les fréquences qui rampent sur et sous ma peau depuis dix huit mois ont fini par coloniser mon
corps jusqu’à l’hybridation, des sons qui maintenant me constituent, impossibles à distinguer de ma
personne. Et ce soir, du nouveau. Comme de débloquer un niveau dans un jeu vidéo après être
restée une éternité au même point.
A minuit, le clip de Jeremy Lin sort. Je le regarde une fois, deux fois, le casque sur les
oreilles. Dans le silence de mon appartement c’est comme d’ouvrir une porte vers un autre monde,
plus simple, plus facile à comprendre. La musique me nettoie, laisse mon cœur neuf et brillant. Je
fais une story avec mention à tout hasard, quelques secondes plus tard je reçois un message : Freeze
Corleone m’a envoyé un cœur et mon cerveau s’arrête de fonctionner. Je fais un screen, pour la
postérité.
Actualiser actualiser actualiser jusqu’à l’annonce "disponible sur toutes les plateformes"
mais quand j’essaie de trouver l’album sur itunes, une erreur est survenue, j’éteins et rallume mon
ordi, réinitialise mon mot de passe, une erreur est survenue, ouvre un nouveau compte avec une
autre adresse mail, une erreur est survenue, frénétiquement dans la nuit, essai après essai, une
erreur est survenue, alors je cherche ce que sont "toutes les plateformes" parce que je ne sais pas, de
mon temps ça n’existait pas, et je me sens vieille, plus vieille que jamais, plus vieille que la Terre
elle-même, je finis par installer Deezer qui marche parce que j’ai un nouveau téléphone, la formule
payante gratuite pendant trois mois, retrouver mon compte, réinitialiser le mot de passe, pas
d’erreur cette fois, je télécharge et les morceaux sont là.
Je regarde mon écran, les onze morceaux prêts à être écoutés, je savoure un instant ma
minuscule victoire. J’éteins toutes les lumières sauf une, un éclairage doux et intime, j’allume un
nouveau joint avec une concentration religieuse. Je m’allonge et je ferme les yeux.
Comme un sabre de samouraï la musique fend le tissu de la réalité et je m’immisce dans
l’ouverture, un cocon juste à ma taille, je passe dans cette autre dimension qui se referme sur moi.
J’écoute jusqu’aux heures profondes, Freeze Corleone est toujours connecté, on s’écrit dans la nuit.

***

Le temps passe et les choses vont mieux. Un an a passé depuis l’opération. Au printemps, ma
mère retourne à l’atelier, elle peint assise, des toiles plus petites. Je la conduis à ses radios de
contrôle, à la rééducation, puis elle se conduit elle même, elle progresse. On retourne chacune à
notre vie, c’est le mois de mai, je cherche de la weed et je rencontre Vince.

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J’ai rendez-vous avec lui aux Buttes Chaumont. C’est la première fois qu’on se revoit depuis
le jour où on a regardé l’orage chez moi, mais on a beaucoup échangé entre temps. Il m’envoie des
images à longueur de journée, et je réponds par emoji. Ça nous suffit pour maintenir une discussion
quel que soit le sujet, politique, états d’âme, connerie. C’est devenu la personne avec qui je parle le
plus, sans écrire un mot. J’aime bien son style. J’aime bien les taiseux.

La pelouse sous le Rosa Bonheur n’a pas la belle vue sur Paris qu’ont toutes les autres à
cause des arbres immenses qui l’entourent. Elle est moins fréquentée, je préfère. C’est le début de la
soirée, les familles commencent à partir, il reste quelques solitaires le nez dans leur bouquin et des
joueurs de quilles en bermuda. J’attends Vince allongée dans l’herbe, les doigts enfoncés dans la
terre. J’ai fermé les yeux pour mieux sentir l’air sur ma peau, écouter le murmure des branches. Je
me laisse flotter dans la douceur du soir.

Je sursaute quand Vince s’assoie à côté de moi. Je ne l’ai pas entendu arriver.
– Je connaissais pas ce parc, il est bien.
Je me redresse péniblement pour retrouver une position assise à côté de lui. Un peu plus bas
sur la pelouse une mère crie en faisant des grands gestes "Corentin ! Lâche ça ! C’est pas à toi !
Viens ici, on rentre.". Sa voix est aiguë et désagréable.
– J’aime bien aussi. Mais faudrait enlever les gens.
Il se penche et m’embrasse la joue. Je pose la main sur son bras.
– Bonne journée ?
Son visage prend une expression lassée.
– Je suis passée voir ma conseillère à la mairie.
– C’est quoi une conseillère de la mairie ?
– Une meuf qui doit m’aider à trouver un stage, un petit taf. Une formation.
Il est assis en tailleur le dos voûté. Il n’a pas l’air de vouloir s’étendre et moi non plus.
L’image de l’employée de mairie dans son bureau éclairé au néon, le mobilier administratif, la tâche
de café renversé sur la moquette élimée créent un contraste trop brutal avec la poésie bucolique du
soir qui tombe sur nous. Il me regarde d’un air accablé.
– Madame Sénéchal.
Il prononce son nom en articulant avec insistance comme s’il était écrit en majuscules, de
manière à souligner l’horreur du personnage.
– Bouh, Madame Sénéchal. Je la déteste déjà.

58
– J’ai demandé à faire la formation d’apiculture. Dans le lot c’est le seul truc qui m’intéresse.
J’aimerais bien mettre des ruches sur le toit de mon immeuble. Elle avait pas l’air chaude, elle
préfère que je fasse de la manutention.
– Apiculteur, c’est cool.
– M’occuper des abeilles, ça me dirait bien. Pas à plein temps, mais c’est un petit skills utile
quoi.
Il tend la main vers sa sacoche pour sortir son matos et je me rallonge sur le dos, les mains
croisées derrière la tête.
– Mais bon, elle va me proposer un truc pété comme d’habitude.
Il bouge un peu pour tourner le dos à la brise et se met à faire un mélange dans sa paume.
Autour de nous, les familles ont été remplacées par des groupes de trentenaires qui dégainent les
guitares et les bouteilles de rosé.
– Tu faisais quoi hier soir ? J’ai rien compris à tes stories.
Pendant la nuit il a posté plusieurs vidéos prise dans un club inhabituellement chic, fête de
blancs friqués.
– Je bossais, j’ai bougé des taz dans une soirée privée.
– Où ça ?
– Un club Place des Vosges.
– Ah ouais ? T’as fait comment pour rentrer ?
Il étouffe un rire discret devant ma naïveté.
– C’est jamais difficile de rentrer quelque part.
– Vince le furtif. Le ninja vendeur d’exta.
Je me tais une minute, concentrée sur les brins d’herbe qui caressent ma joue. Je suis
contente qu’il soit là, sa présence évidente, simple. Je souris.
Il pousse un soupir immense comme s’il expulsait sa journée entière.
– Je sais pas pourquoi ils veulent absolument me faire bosser. Je leur demande rien moi. A
quoi il sert leur travail franchement ? Je te jure les abeilles dans leur liste c’était le seul truc qui
avait du sens. Le reste ça servait à rien.
– La plupart des jobs servent à rien.
– Je suis d’accord.
– Le travail obligatoire, ça devrait être interdit. Je comprends pas qu’on en soit encore là, à
devoir bosser pour survivre et pas juste parce qu’on en a envie.
– T’es contre le travail aussi ?

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Il me tend le joint pour que je l’allume. Je me retiens de lui dire "qui roule bamboule",
phrase remontée des profondeurs préhistoriques de ma mémoire comme une créature
lovecraftienne. J’ai peur de créer un choc générationnel.
– Je pense qu’on vivrait mieux si on travaillait pas, oui.
– Ils feraient quoi les gens si ils étaient plus obligés de travailler ?
– Ce qu’ils veulent. Ou rien. Mais surtout ce qu’ils veulent en fait, et je crois pas qu’ils
auraient envie de rien faire.
Il s’allonge à côté de moi et je le sens se détendre. Je lui passe le joint et on regarde la fumée
qui s’élève.
– J’en ai marre de ce monde. J’ai pas envie que tu fasses un job qui va te miner juste parce
qu’on veut que tu sois productif. Je veux pas qu’on augmente le smic de 50 balles, je veux qu’on
arrête tous de travailler. Je veux la fin du salariat. On travaille quinze jours par an, et le reste du
temps on fait ce qu’on veut. Le monde se porterait beaucoup mieux.
Quelque part quelqu’un débouche une bouteille, le "pop" caractéristique se réverbère dans
l’air suivi d’applaudissements et d’un chœur d’approbations.
– Tu vois, on est tellement matrixés dans cette vie de con que si t’as une passion, un talent,
un hobby même, le truc par définition censé être fait par plaisir et sans justification, et ben on te
prend la tête pour que t’en fasses un truc rentable. T’as plus le droit de faire des choses sans raison,
pour rien. L’injonction permanente à la productivité, ça me rend dingue. Moi j’aime bien regarder
les nuages, putain qui ça dérange que je fasse ça ? Je regarde les nuages et suivant si j’y vois des
formes ou non, ça m’aide à évaluer mon état mental. Si j’en vois pas c’est que je suis contrariée,
mon cerveau est ratatiné. Et ben si je dis que je cherche des formes dans les nuages, on me répond
"Et tu les prends en photo ? Tu les dessines ?". C’est impossible d’imaginer que je puisse faire
quelque chose qui serve à rien. Avec cette mentalité tu te retrouves vite coincé dans une vie qui te
plaît pas.
Je m’arrête d’un coup. Je ne sais plus pourquoi je parle de ça, d’où me vient ce speech et
cette colère. Ma rage est disproportionnée, totalement décalée par rapport au moment. Je ne
comprends pas comment j’ai pu m’énerver si vite et autant à partir de rien.
Vince pose sa main sur mon épaule et je me calme un peu. Au loin des rires nous
parviennent, au dessus de nous le ciel est immense, rien n’est plus agréable que la douceur du
printemps, la légèreté de l’air, et le bonheur des gens à cet instant me semble si fragile que mon
cœur se serre de tendresse.
– Maintenant je garde pour moi mes opinions controversées, je me fais trop vite taxer de iste,
gauchiste, complotiste, chaipas quoi. Tu peux pas dire à quelqu’un vazy viens on arrête tous de

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bosser, on a toute la technologie nécessaire depuis au moins un siècle et ça empêchera pas
l’humanité d’avancer, c’est tout de suite "nianiania oui mais y a des gens qui feraient rien". Comme
si c’était pas déjà le cas. Les gens aiment trop leurs vies de cons, faudrait surtout pas qu’on leur
enlève.
– On monte les pauvres les uns contre les autres, c’est vieux comme le capitalisme.
Je suis prise de court par sa remarque. Mon ton pour lui répondre est beaucoup plus gai.
– Exactement, ça s’appelle "diviser pour régner". C’est dans l’Art de la Guerre, mais celui de
Machiavel, pas celui de Sun Tzu que citent nos rappeurs préférés.
– Quels rappeurs préférés ?
– Ben Freeze par exemple.
– C’est quoi Freeze ?
Je me redresse sous le choc de cette déclaration. Il reste allongé sur le dos et me regarde de
ses grands yeux calmes, sans réaliser ce qu’il vient d’avouer. Je lui demande d’une voix posée
– Tu connais pas Freeze Corleone ?
Il fait non de la tête avec un sourire goguenard. J’essaie de contenir mon émotion.
– Quelle chance tu as ! Remédions à ça immédiatement.
Je me m’allonge sur le ventre à côté de lui et sors mon téléphone.
Il écoute ce que je sélectionne sans afficher d’expression particulière. Le son est mauvais en
sortie directe, un magma de médium inaudibles. Je zappe entre plusieurs morceaux sans jamais aller
jusqu’au bout, je n’arrive pas à trouver une ambiance qui l’accroche. Je passe à Lyonzon, même
indifférence, les kicks de Ashe semblent tout écrasés, riquiquis dans l’immensité du parc. Il se met à
hocher la tête en rythme quand je lui mets Killer Ochoa, mon nouveau chouchou du moment.
Manifestement les histoires de dealos au comico de BouleBi un 20 de beuh dans la chaussette le
concernent plus que les théories fumeuses de complotistes codéinés.
Vince me dit qu’il aime Jul.
– Tout le monde m’en parle en mal, mais à vrai dire j’ai jamais entendu une note de Jul.
– Ceux qui dénigrent Jul ont un mépris de classe.
C’est sans doute vrai. Qui décide du bon goût, à part la classe dominante ?
– Peut être parce qu’il cite pas Sun Tzu.
Un type quitte son groupe pour venir vers nous, demande si on sait où il peut acheter de la
weed. Vince lui sort sa carte "y’a le snap si tu veux", calme et professionnel. "Et là c’est pas
possible ? – Non là c’est fin de service". Le mec fait la moue et repart, je le regarde s’éloigner.
Vince commente "la beuh est l’opium du peuple". Je trouve que c’est bien vu.

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– Avec ses petites baskets et son air à niquer des stagiaires, je pensais qu’il allait te demander
de la coke.
– J’ai pas ça.
– J’ai du mal avec les bobos des Buttes qui mangent bio votent Mélenchon et voient pas la
contradiction de soutenir un business qui fait cinq mille décapitations par an par les narcos.
Il sourit.
– T’aimes pas la coke parce que c’est pas éthique ?
– Je peux pas être zadiste, alter-mondialiste, anti-consumériste, zéro déchet, poules élevées
en liberté machin et financer en plus un business où chaque trace que tu te fais c’est des têtes
coupées et des meufs violées et des villages entiers réduits en cendres. Je veux bien vivre avec
quelques contradictions mais pas celle la. Sans compter qu’en plus je crois que le trafic de coke,
c’est ce qui fait tenir tout le système bancaire, alors bon. Si je peux ne pas contribuer au soutien des
banques juste en tapant pas, ça m’arrange aussi.
– T’es anti-tout en fait.
Je laisse sa phrase suspendue le temps d’y réfléchir.
– Je sais pas. Peut être.
L’obscurité descend et nous enveloppe progressivement, en même temps que la fraîcheur du
soir remonte de l’herbe. Le calme se dépose autour de nous.
Un garçon dans les vingt ans habillé en noir remonte l’allée sur sa trottinette électrique. Il
porte un sac à dos couvert de tâches de peinture, on dirait qu’il part graffer.
– Dingue la trottinette, il y a six mois c’était un gros truc de bouffon, maintenant c’est fini,
elles sont là. On a perdu. Regarde le lui, il arrive même à avoir du style.
– Il y a eu le premier mort à trottinette électrique la semaine dernière.
– Oh ?
– Pour moi c’est le signe du début de la fin de l’humanité.
Je suis triste qu’il pense à la fin de l’humanité alors qu’il est si jeune. J’avais l’impression
que c’était réservé aux vieux comme moi.
– Fin de l’humanité, début de ta carrière d’apiculteur ? On mangera du miel en attendant
l’apocalypse. Ce sera toujours plus utile que regarder les nuages.
– Bah.
Il me montre du doigt une étoile qui vient d’apparaître dans le ciel.
– Si c’est la fin du monde, qu’est ce que tu veux faire à part regarder les nuages ?
*

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Quelques jours plus tard, Vince me dit qu’il peut m’avoir des entrées backstage pour le
concert de Caba et JeanJass à l’Olympia.
– Qu’est ce que j’en ai à foutre de ces deux là, je les connais même pas.
– Eux tu t’en fous, mais la première partie ça risque de plus t’intéresser.
– Pff, ça m’étonnerait. Pourquoi, c’est quoi ?
Sourire, petit effet suspens.
– C’est le Roi.
– Han c’est vrai ?
Le Roi !
– Comment ça se fait que tu peux avoir des entrées backstage toi ?
– Comment tu crois ? J’y vais pour bosser. Vu ce qu’ils consomment les deux, plus le staff
qu’ils ont en tournée, c’est grosse livraison ce soir là. Le boss y va, il aime bien se montrer avec les
artistes, les trucs mondains comme ça.
– Il réseaute, il a raison. Enfin c’est le business quoi. C’est un business comme les autres. Et
il t’emmène pourquoi ? Pour garder son sac à main ?
– Pour pas être tout seul, je sais pas, pour faire bien quoi. Montrer qu’il a des employés, qu’il
gère son truc. Il sait que je fais le taf, que je vais pas lui créer d’histoire. Il me donnera des ordres de
temps en temps et je ferai ce qu’il me dit et puis voilà. Tu viens alors ?
*
Devant l’Olympia, une longue file s’étire sur plusieurs centaines de mètres. Des jeunes de
quinze ans attendent l’ouverture des portes assis par terre. Vu la queue interminable, les premiers
doivent être là depuis le début de l’après midi. Je les regarde en remontant le boulevard, aucun ne
ressemble à ceux que j’ai croisés dans les concerts de la Secte. Je contourne l’accès principal et
remonte la rue Caumartin pour trouver l’entrée des artistes. Vince m’attend devant. Il a mis sa plus
belle paire (les air max), un jean au lieu d’un survête, et son t-shirt préféré, un t-shirt Iron Maiden
noir avec trois sphinx dorés qu’il aime bien "pour l’univers".
Il est plus nerveux que d’habitude.
– Tu fais pas ta fan hein.
– Aucun risque je t’ai dit.
Il me passe le bracelet jaune et on entre.
Je le suis dans un couloir. Il marche vite et bifurque souvent, je dois me dépêcher derrière lui
pour pas le perdre, s’il part en courant je serai incapable de ressortir.
Il ralentit devant une lourde porte barrée d’un signe interdit et me lance un dernier regard
pour m’intimer de me tenir sage. Je réponds par un sourcil levé.

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Espace feutré et moquetté de partout, lumières tamisées, une ambiance de lounge d’hôtel,
confortable et professionnelle. Un bar au centre, fermé pour le moment. Un escalier de chaque côté.
Vince me désigne celui de gauche.
– Là bas c’est les loges du Roi, nous c’est par ici.
L’espace est agencé de manière à ce que première partie et tête d’affiche ne se croisent pas si
nécessaire.
Nouveau couloir, une file de portes entrouvertes. Le plafond est bas, c’est plus intime.
J’aperçois des valises ouvertes et déballées à la va vite, les vêtements jetés en désordre sur le sol,
une pyramide de cannettes en équilibre sur une table basse, des indices de loisirs vides et de vies
désœuvrées.
– Ils sont où ? Pourquoi y’a personne ?
– En train de manger en bas.
On descend une volée de marches et j’imagine qu’il m’emmène au réfectoire, mais l’escalier
débouche sur un hall immense, éclairé aux néons, qui ressemble à une gare routière. Quatre bus sont
rangés en épi, des types déchargent des cartons, d’autres sont assis et discutent en buvant des bières.
Tous portent un leatherman à la ceinture et un t-shirt de tournée sur le dos.
– Attends moi là.
Il disparaît, comme il fait souvent. Je reste planté en plein dans le passage au milieu des
mecs qui zonent. On échange un sourire.
– T’es une copine à Vince ?
– Oui.
Il a l’accent belge et un visage sympathique. Il me tend le joint qu’il tient entre ses doigts.
– Tu fumes ?
Au moment où je vais le saisir, il retire sa main et prend un air suspicieux.
– Je veux dire, tu fumes souvent ? Tu fumes tous les jours ?
– Euh, oui.
– Bon. Fais attention.
Parfaitement à l’aise après cette étrange mise en garde, je tire sur le joint puis lui rends.
J’attends Vince sans rien dire en regardant un néon qui clignote.
– Qu’est ce que t’as ?
Je suis brutalement sortie de mes pensées. Je ne l’ai pas vu revenir.
– Jsais pas c’est les techos, ils m’ont fait fumer un truc je comprends plus rien.
– Ah ouais bah non, faut pas fumer comme eux hein. Les Belges ils rigolent pas.
Il a pris l’air soucieux d’un papa à qui sa fille vient d’annoncer qu’elle a mal au cœur.

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– Bon, c’est fait maintenant.
Je lui souris, sans doute un peu bêtement.
Il se redirige vers les loges et je le suis, les jambes désarticulées.
Cette fois-ci les loges sont pleines de monde. Je ne sais pas lesquels sont Caba et JJ dans
l’assemblée mais je le devine à la tête de Vince quand il me présente, l’air légèrement inquiet. Un
des deux m’interpelle, une expression avenante sur le visage.
– Ah on a son t-shirt 667, pas mal !
C’est le t-shirt pirate, celui que j’ai fait moi-même il y a un an après le concert au Nouveau
Casino.
– Tu savais qu’il serait là ?
– Quoi ?
– Tu savais qu’il serait là ?
– Qui ?
– Freeze Corleone ? Tu savais qu’il serait là c’est pour ça que t’as mis ce t-shirt ?
– Freeze Corleone ? Il est là ?
J’ai du changer d’expression parce qu’il a un mouvement de recul, comme s’il avait peur ou
qu’il était vexé. Son sourire se transforme en rictus gêné, sans doute parce qu’il peut lire sur ma
face l’effet de ce qu’il vient de dire. Il se détourne avec précaution et je sors de la loge en titubant.
Quinze secondes plus tard, Freeze est en face de moi.
En haut des escaliers de l’autre côté de l’espace lounge, je le vois. Et il me voit. Et comme je
ne suis pas capable de parler, je pointe de l’index le logo au centre de ma poitrine en signe de
reconnaissance. Je le vois sourire et descendre les marches, franchir l’espace qui nous sépare.

tout
est
ralenti

Il s’approche et se présente, « Issa », puis se penche et me fait la bise, je ne sais pas, je ne


sais pas ce qu’il se passe. Les couleurs se sont déplacées ailleurs sur le spectre, quelqu’un quelque
part a modifié la saturation juste assez pour que chaque geste soit nimbé d’un pourtour de lumière,
d’un rayonnement trouble qui dérègle ma persistance rétinienne. C’est le milieu du Ramadan,
aucune drogue dans son système, aucune chimie dans ses veines, aucune fumée pour embrumer ses
pensées, juste un garçon poli et bien élevé. Je lui explique l’histoire du t-shirt pirate à cause de celui
mille fois trop grand que j’ai acheté machin, il a l’air de comprendre et ensuite mes pensées

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s’arrêtent, j’imagine qu’il s’en va ? Qu’il remonte l’escalier ou qu’il quitte l’Olympia, peut être
qu’on se dit autre chose, je ne sais pas. Mon corps n’est plus qu’une étrange vibration ésotérique, je
suis l’être lumière des posters new-age qui illustrent les chakras.

Vince apparaît et me prend par le bras.


– Tu faisais quoi ? Pars pas comme ça je peux pas passer la soirée à te surveiller.
Sa voix est agacée par mes bêtises, il a l’air affairé d’un type important, une ride entre les
sourcils vient barrer son front lisse. Il me donne une banane et une bouteille d’eau, puis me tire
derrière lui jusqu’à la salle, aussi utile et encombrante qu’un vieil emballage de machine à laver.
– Assied toi.
Je regarde le concert à côté de Vince sans rien comprendre.
*
Plus tard, j’ai un peu repris mes esprits.
On retourne vers les loges.
– Je dois bosser. Tu sauras te tenir sage ?
– Oui, oui…
– Tu fumes plus ce qu’ils te donnent hein !
Je roule des yeux et pars immédiatement en quête d’une bonne âme qui me ferait tirer sur
son joint.
La weed m’a requinquée, et donné des envies d’exploration. Doucement pimpante, je
déambule dans l’espace feutré à présent rempli par les corps flasques de tous ces entrepreneurs de la
consommation musicale. Les jeunes se vendent, font leur promo, les vieux écoutent et jugent. Les
conversations tournent autours des affaires, du métier, des tournées. Ça sent les rétroplanning, les
team meeting, les DA sortis d’école de commerce option métiers du divertissement. "On fait une
photo !" Une vingtaine de personnes se réunit, clic clic, "on en fait une pour insta, allez tout le
monde sourit!", l’ambiance d’un pot de départ en retraite.
Je cherche Vince.
Je le trouve dans la zone de chargement assis en hauteur sur un flycase. Il a la tête penchée
sur son collage et ses air max ne touchent pas le sol, je ne vois que le sommet de sa casquette et le
logo Iron Maiden. A côté, un type en pleine conversation, j’imagine que c’est son boss, un grand
beau gosse propre sur lui qui a l’air lui aussi de sortir d’école de commerce. Charismatique, il parle
bien, il a les codes. Parfaitement à son aise dans cet univers de riches. Il parle de la maison qu’il
s’est payé avec l’argent du biz, râle sur insta qui lui ferme continûment ses comptes, il en a besoin

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pour sa com, c’est là qu’il annonce les nouveaux arrivages. Tout son business est en place en
attendant la légalisation. Il peut rentrer partout avec sa tête de blanc, c’est pas lui qu’on contrôlera.
Vince lève la tête quand j’arrive et descend de son perchoir.
– Je veux juste voir le Roi et qu’il me donne un t-shirt.
Dans les loges côté Roi Heenok, c’est plus gangsta que côté Universal. Pas de vieux riches
blancs qui font des photos pour la promo, juste un videur de deux mètres de haut et un nuage de
fumée compacte qui s’échappe de la pièce bondée. Je suis une naine dans une forêt de géants qui
s’attrapent la nuque et se frappent la poitrine en signe de fraternité virile. Le Roi voit mon t-shirt et
s’approche en me regardant dans les yeux.
– Ah 667, bien, bien. C’est les meilleurs, Freeze Corleone c’est un génie.
L’intensité de sa présence est telle que c’est comme s’il avait plongé les deux mains à
l’intérieur de ma boîte crânienne pour faire un shampoing à mon cerveau.
– Il est connecté lui, faut faire attention à ce qu’il raconte.
Je suis incapable de bouger, totalement sous son emprise.
– Il sait des choses qu’on sait pas. Il dit des choses qu’il faut pas.
Au contact de sa voix les fréquences se déforment, aigus et médiums disparaissent, ne reste
que le brouhaha étouffé de la loge. Sa voix m’enveloppe malgré le vacarme, son regard, sa posture,
toute sa personne m’ensorcelle et éclipse le reste du monde qui se concentre en un point minuscule.
Je suis intriguée par cette étrange prophétie, mais avant que j’ai le temps de formuler une question
Vince s’interpose entre nous. Il a réussi à récupérer un t-shirt, il a parlé avec deux trois gars du
milieu, il est tout content. Il me pousse vers la sortie.
Dehors sur le trottoir, il attend avec moi que je trouve un taxi pour rentrer. Je suis ravie de
ma soirée, lui aussi, on rigole tous les deux comme des gamins excités.
Au moment de se séparer, il me prend dans ses bras pour un hug rapide et maladroit, puis me
pousse dans la voiture. Dans le rétroviseur, je le vois qui se masse la nuque en retournant vers
l’Olympia, sa casquette à la main. Il a quand même l’air soulagé de me voir partir.

Le chauffeur s’appelle Ivan, il est sympa. Il me raconte que les Champs Elysées ont changé,
maintenant il y a des fusillades, des règlements de comptes entre gangsters.
– Encore la semaine dernière, rue de Pontieu !
Il m’explique que les Champs sont le nouveau repère du grand banditisme.
– Le trafic de drogues dures, c’est les gitans, la famille Hornec qui crèche à Montreuil. Les
parrains de Paris depuis des décennies. A Marseille, les gitans et les comoriens se tirent dessus pour
le trafic de la drogue, mais à Paris, statu quo, le business tourne alors on se tire pas dessus.

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– Et le trafic d’armes ?
– C’est les serbes. Les kalash serbes coûtent 100 euros là bas, 3000 ici. Dans les cités, ils ont
tous des kalash. C’est les mémés serbes qui les ramènent en bus, une par une.
Il continue :
– Et les bijoux, tous les casses place Vendôme, c’est aussi les serbes. Le cambriolage de Kim
Kadarshian, c’est des serbes !
– Arrête, la pauvre, ils l’ont attachée, ça devait être horrible !
– Je pense qu’ils ont été gentils avec elle.
Il sourit en disant ça, et je ne sais pas comment l’interpréter.
– Mais ils en font quoi des bijoux une fois qu’ils les ont ?
– Ils les envoient à Anvers, chez les juifs, qui retaillent les diamants et les vendent à la
découpe.
Comme il a l’air de connaître, je demande
– Et à la Porte de Vanves, il se passe quoi ?
– C’est marrant que tu demandes ça, c’est mon quartier.
Il prend une longue inspiration.
– Bah, comme c’est là que je vis, je suis habitué. Le contrôle du trafic est partagé entre deux
clans. Au 156 rue Raymond Losserand, tu trouves les gitans. On les a sédentarisés là, dans une cité.
Plus près de la Porte de Vanves, au 10 boulevard Brune, c’est plutôt des maghrébins. Ils
fonctionnent par clans, par territoires, autour du business de la came. Je ne sais pas si c’est toutes
les drogues, ou juste une ou deux, je m’y suis jamais intéressé. Je me suis toujours dit moins j’en
sais mieux je me porte. Il faut pas les faire chier, faut leur foutre la paix. Tu dis bonjour quand t’en
as vu un deux-trois fois et puis c’est tout. Au quotidien, c’est les ravages classiques de la drogue,
prison et coups de couteaux. Une fois c’est passé aux infos, t’en as peut être entendu parlé, une
terrasse à Alésia qui s’est faite arroser à l’arme automatique. Deux morts je crois. Mais ça c’était
rien, c’était un règlement de compte interne, entre gitans. Entre clans adverses ils font moins dans le
spectaculaire, ils s’affrontent au couteau ou à l’arme à feu, c’est plus discret. Pour quelle raison, je
ne sais pas, pour des histoires de territoire je suppose. Je sais qu’ils existent, je sais qu’ils
s’affrontent, je sais qu’ils vont jusqu’à se tuer mais j’en sais pas plus.
Je pense à Eduardo et son amant secret. Est-ce qu’il faisait partie d’un gang ? Ma mère, au
centre d’un affrontement entre bandes rivales ? Terrible !! Ivan poursuit
– Le plus triste, c’est les filles sur le trottoir. Depuis que c’est la crise en Ukraine, ils vont
chercher des roumaines.
– Ah bah moi je suis gitane roumaine par ma grand-mère.

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Je termine le trajet en lui racontant son histoire, comme elle a quitté la Roumanie à seize ans
pour se battre contre Franco, pensant mourir au front. Finalement elle est morte en France à quatre
vingt dix sept ans et toute sa famille restée en Roumanie s’est évaporée pendant la guerre.
Je pense à elle, à toutes les identités qu’elle a adoptées au cours de sa vie, les différents noms
par lesquels l’appelaient ses amis en fonction de la période à laquelle ils l’avaient rencontrée, et
tous ces gens dans le rap qui prennent aussi un pseudo, est-ce qu’on peut faire un lien ? Ou est-ce
que j’ai juste passé une bonne soirée ?
Je prends mon téléphone pour écrire un message à ma mère mais je vois qu’elle m’a déjà
envoyé un message.

Trucs pas nets au scan. Rdv oncologue demain.

**

– Pourquoi il t’a découpée comme un boucher si c’est pour laisser des morceaux de cancer ?
J’accompagne ma mère à son rendez vous.
Ce scan pas net a réveillé mon angoisse dormante, comme de bouger délicatement la souris
pour sortir l’écran du mode veille.
Elle est plutôt calme, fume d’une main et tient sa béquille de l’autre.
– Pas de quoi s’inquiéter apparemment, il avait l’air confiant. Il veut les enlever au laser,
sauf qu’il dit pas laser, il dit "cyber knife". Il est insupportable ce type.

Même oncologue, même bureau, même bronzage agaçant, mais son visage est sérieux. On
s’assoit sans rien dire, à sa tête on sait déjà que ça va mal.
Les deux trois blips sont plus féroces que prévus.
L’oncologue bronzé veut laisser tomber le cyber knife, pense qu’une petite chimio sera plus
efficace.
Chimio. Une petite chimio.

L’impression que le temps prend un virage en épingle dans un bruit de freins et de pneus en
surchauffe.
Dérapage.

69
Je ne comprends pas ce qu’il dit. Je ne comprends pas, c’était pas grand-chose, on allait faire
le cyber knife, on allait régler ça à coups de laser, encore il y a dix minutes dans l’ascenseur, qu’est
ce qui s’est passé entre temps, pourquoi changer ?
Il y a une faille logique, il suffit de la trouver. Trouver l’irrationalité, et corriger l’erreur. De
toutes mes forces j’essaie de retenir le temps, l’empêcher d’avancer et que l’erreur devienne la
vérité, je voudrais le plier sur lui-même, le ramener vers ce moment où c’était encore pas grand-
chose. Je boucle autour du mot. Mais il n’y a rien à faire.

Je suis sonnée en sortant de son bureau. On reprend l’ascenseur sans rien dire, et elle lâche
un moment sa béquille pour passer sa main dans mon dos, ce geste qui veut dire ça va aller parce
qu’elle sent que je pars, alors que c’est moi la vivante, moi la bien portante qui devrait la soutenir.
Dehors la lumière me fait mal aux yeux, un soleil blanc qui se reflète sur les dalles du parvis
devant l’hôpital, je voudrais mettre des lunettes de soleil mais je n’en ai pas, je voudrais que ma
mère me prenne dans ses bras mais je ne peux pas.
Je la regarde et elle me sourit d’un sourire différent, sage et lointain.
– Tu sais dans le placard à linge, avec les draps et il y a une boîte et c’est là que j’ai rangé les
bijoux de ta grand-mère, son alliance et d’autres affaires. C’est à toi. Tu vois de quel placard je
parle ? Tu penseras à le récupérer ?
Maman, pourquoi tu me dis ça ? Je ne suis pas prête à ce qu’elle renonce. Je suis la dernière
à penser encore qu’elle peut vivre, que toute cette histoire n’est qu’un vaste malentendu, qu’il faut
juste trouver l’erreur, revenir au moment où on s’est trompé de sortie. Que tout peut s’arranger.
*
Le cancer est revenu, plus féroce encore que la dernière fois. Il mord ma mère au dos, entre
deux vertèbres, et se diffuse dans toutes les directions.
Je mets la trap le plus fort possible dans mes écouteurs.
Autour de moi le monde s’écroule, des jeunes assis se font gazer à bout portant un jour de
canicule alors qu’ils manifestent pour le climat, à Nantes aveuglés par la lacrymo des danseurs
tombent dans la Loire pendant la fête de la musique et Steve se noie, quelque part dans le 93 un
policier plante ses ciseaux dans la gorge de Farès, une jeune femme agressée par son date tinder
veut porter plainte et se retrouve en garde à vue, les pièces à conviction dans une affaire de violence
policière sont détruites par erreur, et on est que jeudi. Le jeudi, c’est chimio.

Elle a perdu ses cheveux, mais ça lui va bien. Avant chaque prise de sang je lui rappelle de
mettre du rouge à lèvres, style is everything, j’ai envie qu’elle soit belle, plus belle que le cancer,

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plus belle que les morts-vivants qui hantent les couloirs de la clinique des Peupliers en feuilletant
La Perruque Française. Je l’attends dans le couloir pendant qu’on lui transfuse du poison et je la
récupère deux heures plus tard, pâle et chauve, qui marche à peine, le rouge à lèvre est un
cauchemar, une blessure au milieu de la figure.

Juillet. 44 degrés. Dans les couloirs de la clinique, la chaleur est le seul sujet de
conversation. Les infirmières ont des manches courtes, les joues rouges, la sueur dessine un grand V
dans leur dos. Ma mère continue la chimio, "au moins c’est climatisé" mais les résultats ne sont pas
bons, l’oncologue décide de changer de traitement. Les événements évoluent plus vite que ce que
mon cerveau est capable d’absorber, je venais juste d’entrer dans le rythme, de me mettre à y croire.
Maintenant on passe au protocole expérimental qui cible spécifiquement certaines cellules. J’écoute
l’explication technique. Je veux bien croire n’importe quoi.
Les douleurs dans les mains, dans le dos, les béquilles, la fatigue, les nausées. Je me suis
installée chez elle.
En août les douleurs ont empiré et on est retournées à l’hôpital.
L’oncologue est gêné, il voudrait essayer autre chose.
J’ai l’impression qu’à ce moment là, elle décide.
Elle décide sa sortie.
Quelque chose comme :
C’est bon là, vos traitements qui servent à rien.
Vous m’avez gonflée.
Je me casse.

Elle dit juste


– Ils servent à rien, vos traitements.
Plus de traitement.
Maintenant, on attend la mort.

Je n’ai même pas eu le temps de comprendre qu’elle allait mourir, et déjà, c’est la fin.

Je m’allonge à côté d’elle sur le petit lit, je veux voir ce qu’elle voit par la fenêtre, la vue
qu’elle emportera. J’aurais voulu des arbres, une plage, l’horizon. Mais c’est juste des façades
marrons, les bâtiments de Cochin.

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6.
Janvier 2020

En rentrant d’Espagne début janvier, j’avais l’impression d’aller mieux. Une partie de mon
deuil était restée dans l’océan.
J’avais passé les premiers jours de l’année à me promener sur la plage avec la jolie
serveuse du réveillon, dans le cocon d’une de ces amitiés spontanées qui surgissent parfois
lorsqu’on est loin de chez soi. Elle parlait tout le temps, avec un accent charmant, et j’étais fascinée
par sa bouche peinte en rouge qui se tordait autour des mots comme si elle croquait dans un fruit
juteux. Elle marquait de son empreinte les tasses de café et les filtres de ses cigarettes, de temps en
temps elle me grondait quand elle trouvait que j’étais restée trop longtemps sans rien dire, "arrête
d’être triste tout le temps !", après quoi son rire mélodieux s’envolait comme un oiseau et elle me
prenait dans ses bras pour me secouer. Je l’avais laissée dans les rayons du soleil qui se couchait sur
la mer, la lumière dans ses cheveux.

Je suis rentrée à Paris. J’écoutais des choses douces pour accompagner le froid, des arpèges
de guitare, des voix cristallines, une musique du passé. J’étais dans un état suspendu et j’avançais
avec le fragile équilibre de quelqu’un qui réapprend timidement à marcher après des mois plâtré sur
un lit d’hôpital. Je mimais la normalité en reprenant de vieilles habitudes.
Vince et moi avions cessé de nous voir.
Je ne pensais plus à écouter la Secte.

J’ai fini par accepter une invitation chez des amis, la première depuis longtemps. J’avais un
peu peur de cette sortie hors de mon terrier, peur de me retrouver coincée à Pantin sans issue de
secours, mais il fallait bien se remettre à vivre et donc j’y suis allée. J’ai failli renoncer quand j’ai su
que le VBV n’y serait pas (inscrit à un tournoi de bras de fer) mais je me suis forcée.
En fin de compte, j’étais contente d’y être. Bien à l’abri dans ma capuche, enfoncée dans
un coin de canapé, je me laissais aller à la protection du clan. Je pouvais me reposer sur le groupe,
les amis aimants, je partageais leur humour, je connaissais leurs références, je n’étais pas obligée de
parler, je n’avais aucun effort à faire.
C’était les amis de mes années intenses, tous dévorés par la même fièvre jamais assouvie,
quand la musique était la valeur suprême et l’argent n’existait que pour se transformer en disque ou
en place de concert. Une époque où le temps s’écoulait différemment, ou alors il y en avait plus,

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plus de temps dans les soirées de printemps, plus de temps dans les nuits d’hiver, des heures qui
s’étiraient sans jamais se rompre, une réserve de temps inépuisable. Vingt ans plus tard et tout le
monde avait un gamin, un crédit, une cuisine en travaux, un costard au pressing. Les corps étaient
fatigués, les concerts trop loin ou trop tard, ils bossaient demain, ils bossaient hier, ils étaient sortis
la semaine dernière.
Uniquement des couples ce soir là, j’étais la seule exception. Chacun venu avec sa bouteille
de vin sauf moi, la seule ayant ramené de la weed. Quelqu’un avait mis du r’n’b de nerd qu’on
écoutait en restant assis, un titre obscur de Beyonce à prods chelous.
Les discussions roulaient sur nos sujets habituels. En quelle année est sortie… à la prod il y
avait… il est passé à la rubrique culture de…
Puis, alors que je les écoutais parler des séries du moment, la matrice s’est déréglée et je me
suis retrouvée propulsée spectatrice d’une scène de sitcom old school.

Madame couple A, à son mari : C’est pas ma série préférée mais c’est la seule où
tu restes tranquille assez longtemps pour que je t’épile les lobes d’oreille.
(Elle s’approche, tripote amoureusement les lobes de son mari)
– Tes trois poils qui poussent là, là. Qui m’énervent.
Monsieur couple B : Ah, je connais. (lance un sourire à sa femme)
(Madame et Monsieur couple C ricanent et approuvent d’un sourire entendu)

Face à ce level d’intimité qui me resterait à jamais inaccessible, je me suis sentie totalement
extra-terrestre : je suis où ? Dans la chaleur bienveillante de mes amis les plus proches, aussi
étrangère qu’entourée de gamins à un concert de Lala Ace.

Madame couple A : Maintenant on mange avant d’aller voir des concerts, sinon c’est
un kebab à vingt-trois heures, tu bosses le lendemain, tu fais des cauchemars... A vingt
ans, on digérait tout maintenant on digère plus rien.
(Elle se tourne vers son mari)
– Je parle de nos intestins.

Leurs intestins communs. L’intimité.

Une faiblesse dans les jambes, en même temps qu’une décharge au niveau de la poitrine.
Craquement. Subitement, le canapé où j’étais assise se trouvait projeté à l’autre bout de l’univers, la
scène me parvenait de très très loin, les gestes répétés en fractales, les mots ralentis et déformés.
Je me suis vidée de mon énergie comme un évier plein d’eau dont on aurait retiré la bonde,
mes défenses anéanties, ma carapace réduite en cendres. L’angoisse s’est déployée en moi,

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pulvérisant mes derniers barrages, le peu de charpente qui me restait. Devant moi les visages se
déformaient, les mots m’écorchaient dans leur épouvantable intrusion, les rires semblaient faux et
déplacés, qui étaient tous ces étrangers ? J’ai du vite me lever, dire bon je vais y aller, heureusement
les sourires étaient bienveillants, personne pour me retenir oh bah quoi tu vas pas t’en aller déjà,
vite mon manteau, vite un air bisou à la cantonade, vite l’escalier en colimaçon interminable avec sa
moquette miteuse, le hall d’entrée, le trottoir.
Dans la rue vide, j’ai sorti mon téléphone et mes écouteurs, le fil était tout emmêlé et je me
suis énervée à pas pouvoir le mettre bien.
J’ai lancé Projet Blue Beam et monté le volume au maximum.
Aux premières notes de l’intro, mon sang a circulé de nouveau. Apaisement immédiat. Le
remède se diffusait dans mon corps, remettait de l’ordre, parcourant chaque veine, caressant chaque
nerf, de la pointe des pieds à la racine des cheveux. Je suis restée un moment là à regarder les
réverbères et les voitures immobiles en écoutant Freeze me dire qu’il marchait comme un mort
vivant. J’ai attendu que mes pensées reprennent.
Debout sur le trottoir, le casque sur les oreilles, je me sentais beaucoup mieux. En tout cas je
me sentais moi-même. Réconciliée. L’essence de moi qui me parlait, plus proche que mes propres
amis.
Pourquoi passer du temps avec les gens, après tout ? Pourquoi courir à l’autre bout de Paris,
bavarder jusqu’à la migraine, fumer dans la cuisine, boire pour tromper l’ennui, pourquoi parler rire
faire un effort rester encore un peu alors que je n’attendais que de rentrer chez moi, parce que chez
moi au moins je pouvais écouter Freeze Corleone.
Juste comme ça, j’avais replongé.
Alors quand, en février, la Secte est annoncée à Neuchâtel, j’ai pris ma place sans hésiter.

*
Je suis partie en Suisse avec sur le dos mon t-shirt 667 pirate et dans la poche un cristal de
quartz ramassé dans le désert de Joshua Tree. Je n’avais pas mieux comme préparation, pas de plan,
et si je voulais passer un message, lui dire de se protéger, il allait falloir improviser.

J’étais en train de boire un café au bar du TGV à rêvasser que je croisais Freeze dans le train,
ah je te reconnais toi et ton t-shirt pirate, on s’est rencontrés dans les loges de l’Olympia je me
rappelle très bien, ha ha oui c’est bien moi, tu viens au concert, mais oui ! Oh c’est parfait alors à
ce soir, on se verra après, oui avec plaisir tiens je voulais te donner ça c’est un cristal pour te
protéger quand le TGV s’est arrêté à Dijon et je les ai vus sur le quai.

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Cinq silhouettes vêtues de noir qui s’allumaient des joints énormes à onze heure du matin.
– La Secte est dans mon train, incroyable.
Les mots étaient sortis sans ma permission. Mon corps s’était levé pour descendre sur le quai
sans prévenir, mon cerveau avait tout juste eu le temps de suivre.
Les cinq silhouettes m’ont renvoyé un regard neutre. Quelqu’un a dit "ekip" mollement.
Freeze Corleone n’avait pas l’air de nous reconnaître, ni moi ni mon t-shirt. Un gars a demandé
– Vous venez au concert ce soir ?
(Vous)
– Bien sûr.
– Cool. On vous verra là bas alors.
On n’avait qu’à dire ça. Je suis remontée totalement mortifiée rejoindre mon café qui
m’attendait, et quand Zukou est venu s’acheter un pain au chocolat j’ai fixé la fenêtre comme si elle
me parlait.

– Tu vas en Suisse juste pour le concert ?


Toute occupée à ma honte, je ne l’avais pas entendu arriver. Un type du crew que je ne
reconnaissais pas, immense métis d’un mètre quatre vingt dix avec des petites lunettes d’intello.
– Oui.
– Mais t’es Suisse ?
– Non, j’habite à Paris.
– Tu fais passer des mallettes ? Y’a quoi dans le coffre ?
– Les cassettes secrètes cherchées par Washington. Et aussi les pdf. Demande à Osi.
On s’est sourit et il m’a tendu la main.
– On m’appelle Tintin.
Je ne voyais pas trop pourquoi, ni la carrure, ni les lunettes n’évoquait la BD Belge
colonialiste mais je n’ai pas posé de questions. Mes trente secondes de discussion pitoyable
m’avaient vidée.
– Mais vraiment tu vas en Suisse juste pour le concert ?
– C’est si étonnant que ça ? Voir des concerts c’est bien non ? C’est le truc que je préfère,
j’ai aucune raison de me priver. J’ai les moyens.
A son expression je devinais qu’il voulait très fort me demander mon âge.
– Ma mère est morte il y a six mois. Elle est morte d’un cancer, alors elle a commencé à
mourir il y a deux ans. Et tout le temps que ça a duré, quand on avait de l’espoir au début et jusqu’à
la fin quand on en avait plus, il y avait que les sons de la Secte qui me faisaient du bien. Quand ta

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mère meurt, c’est horrible, t’as envie d’hurler tout le temps mais tu dois garder la face alors tu
hurles intérieurement, et il n’y avait que ces sons là qui étaient assez forts pour faire taire un
moment le hurlement intérieur. Alors oui, à mon âge, je pourrais faire des spas ou des retraites de
yoga pour me détendre. Mais c’est ça que je fais. Je vais voir des concerts. C’est ça qui me fait du
bien.

Et devant lui je me suis mise à pleurer.


*
Je préférerais mentir, trouver une version plus sexy à raconter, une où je rentre par effraction
dans les loges, j’escalade le mur et je me glisse par la fenêtre comme fantomette, mais la vérité c’est
celle-ci : j’ai eu mon entrée backstage parce que j’ai fait pitié.

J’ai passé l’après midi à errer autour du lac dans un état second. Un air béat ne quittait pas
mon visage, mon cerveau saturé par l’euphorie incapable d’articuler une pensée. J’ai vibré dans
l’immensité du paysage qui ne suffisait pas à contenir mon allégresse. Les montagnes me souriaient
depuis la rive opposée, majestueuses dans le ciel limpide, et j’ai passé un pacte silencieux avec elles
puisque enfin, enfin, j’étais sur le point de l’atteindre, j’allais pouvoir le mettre en garde, lui dire de
se protéger, le sauver peut être. J’ai attendu que le soleil se couche avant de retourner à mon hôtel
me préparer. Ouverture des portes à minuit.

Dans la salle de concert, j’ai un peu repris mes esprits. L’obscurité et la proximité des corps
m’ont aidé à rassembler mes pensées dispersées. Capuchée dans la foule j’étais une ninja prête pour
l’affrontement, je déambulais pour aiguiser mes sens, la main droite refermée autour de mon cristal.
Sur scène le show avait l’air incroyable mais je n’arrivais pas à me concentrer parce que je ne
faisais que répéter en boucle ce que j’allais dire à Freeze quand enfin j’allais lui parler plus tard.

Après le concert je suis allée faire un tour en loge.


Un éclairage de pizzeria, une dizaine de chaises en plastique empilées dans un coin, des
bouteilles d’eau et un panier de fruits ratatinés. La lumière blanche m’a fait mal aux yeux.
J’ai cherché Tintin que j’ai trouvé en plein débrief avec Congo, pas dispo. J’ai traîné toute
seule, j’ai écouté des discussions, j’ai tourné en rond sans savoir quoi faire. Doc OVG a pointé mon
t-shirt du doigt en disant "Je suis pas d’accord", alors j’ai expliqué encore une fois le t-shirt pirate et
l’autre trop grand devenu mon pyjama machin, il a juste fait hmm d’un air pas très convaincu, mais
plus tard dans la soirée il m’appelle "la pirate" et j’enregistre cette phrase pour me la repasser

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jusqu’à la fin de mes jours, ce moment comme peut-être le meilleur de toute ma vie, faire partie du
clan, même pour une seconde.
Freeze Corleone était resté dans la salle à faire des selfies et signer des autographes, je
l’attendais en répétant mentalement mon speech.
J’ai attendu plusieurs heures.
Les murs étaient couverts d’autocollants, de dessins, de noms de groupes écrits au marqueur
qui se superposaient en strates multiples. Des années d’espoir et d’impatience, de rêves et de
déceptions, de fatigue et de corps en transit suintaient de la peinture jaunâtre. Cette accumulation
m’a rendue lugubre.
La soirée a traîné, traîné sans qu’il ne se passe rien de nouveau. Les discussions s’enlisaient
et l’ennui s’est installé, un ennui de loges bien spécifique, fébrile et prisonnier. Tout le monde
attendait la même chose, le signal du départ. J’ai décelé dans leurs langages corporels des indices de
fin soirée et j’ai senti mon cœur se fissurer, Freeze Corleone has probablement déjà left the building
et je n’ai plus qu’à renoncer, c’est fini, c’est fini, mais juste alors que je m’apprêtais à descendre
l’escalier je l’ai vu remonter de la salle, protégé par cinq mecs qui l’entouraient comme des gardes
du corps.

J’ai réussi à l’intercepter.


– Freeze Corleone j’ai un truc pour toi.
Il s’est approché et j’ai sorti le cristal de ma poche. Le temps de lui donner, pendant quelques
secondes j’ai tenu sa main, j’ai reconnu la chaleur de sa paume, la contact rêche de sa peau. Adossés
tous les deux contre le mur en béton, je l’ai trouvé plus petit que dans mon souvenir.
– C’est quoi ?
– C’est un cristal magique, c’est un quartz.
– Un quoi ?
– Un cristal de quartz, je l’ai ramassé à Joshua Tree.
– Je sais pas c’est quoi.
L’acoustique était mauvaise et j’étais obligée de forcer la voix pour qu’il m’entende au
dessus du vacarme.
– Joshua Tree, le désert.
– Je connais pas.
Son timbre était bizarrement aigu, sa présence terne, son regard fuyant et vide. L’impression
de tenter de saisir une ombre, un fantôme qui s’effilochait.
– Joshua Tree, le désert, en Californie.

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– Ah Joshua Tree ! Et j’en fais quoi ?
– Ben tu le mets dans ta poche.
Le bruit enflait autour de nous, une impatience électrique a commencé à se faire sentir,
l’envie que je termine mon histoire. Je devais me dépêcher de lui dire tout ce que j’avais à lui dire,
que je me répétais en boucle depuis douze heures, ou depuis bien plus longtemps encore. J’ai dit
d’un ton désespéré
– C’est pour toi, tu le mets dans ta poche et tu verras ce qu’il se passe.
Mais il était trop high de sa soirée pour comprendre, et moi trop paniquée pour bien lui
expliquer. Notre échange était une pièce de théâtre absurde ("Il est chargé." "Chargé de quoi ?"
etc.), mes mots rebondissaient contre lui comme contre un mur, renvoyés dans n’importe quelle
direction. Impossible de faire la passe, je jouais toute seule.
Il a quand même fini par le mettre dans sa poche et disparaître, emporté par son crew. Je l’ai
regardé partir, déçue et impuissante.

Je suis rentrée en longeant le lac, la tête pleine de pensées contradictoires.


J’avais raté ma chance. Pas sûr qu’il y en aurait une autre. Je n’avais pas su le protéger. Il
avait le cristal mais pas l’histoire qui allait avec, notre discussion effacée de sa mémoire la seconde
où il avait quitté la salle, qu’est ce qu’il allait faire en le trouvant demain matin ? L’oublier ici ou au
fond de sa poche, disparition définitive à la première machine à laver. Je me sentais lourde comme
toutes les pierres de la plage, gluante comme le limon des profondeurs.
Sur l’autre rive, les montagnes n’avaient pas bougé, on devinait au loin leur silhouette qui se
découpait dans la nuit au dessus des eaux sombres, indifférentes aux tourments des âmes qui
hantaient la Terre.

*
Alors que, voilà l’histoire de ce cristal, l’histoire que j’aurais voulu lui raconter.
*
Au milieu du désert de Joshua Tree se trouve un grand rocher qu’on appelle Giant Rock.
Pendant des millénaires ce fût un lieu sacré pour les indiens d’Amérique qui venaient s’y
recueillir, danser, faire leurs prières et leurs sacrifices. Puis les blancs sont arrivés et les ont tous
massacrés.
Fast forward aux années 30 (ça te parle?), la petite commune de Landers à proximité ne se
préoccupe pas trop du Giant Rock jusqu’à l’arrivée d’un mystérieux allemand (tu frétilles?) qui
décide de creuser un trou sous la pierre à coup d’explosifs pour y vivre (un trou vaguement

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aménagé, eau courante et clim naturelle). La population locale le trouve chelou évidemment avec
ses explosifs, son fusil et son antenne radio, des rumeurs se répandent et il finit par mourir
accidentellement en détonnant une charge de dynamite, selon la légende, au moment où la police,
persuadée qu’il s’agit d’un espion, tente de le déloger à coup de lacrymo.
Entre en scène maintenant notre ami George Van Tassel, un contactee, un type contacté par
les extra-terrestres, qui récupère le spot pour en faire un point de ralliement des UFO believers (très
en vogue à ce moment là, c’est les années 50). Il affirme recevoir des infos directement de sources
alien (de Vénusiens précisément) qui lui dictent la construction d’une machine exceptionnelle :
l’Intégratron. Invité dans leur vaisseau spatial, le « conseil des sept lumières » lui apprend que le
corps humain est un ustensile électrique dont le vieillissement n’est du qu’à une perte d’énergie.
L’Intégratron s’inspire donc de cette rencontre alien et des travaux de, et oui, Nikola Tesla.
Pendant vingt ans Van Tessel organise des rencontres entre ufologues tout en construisant
son Intégratron, dôme parabolique géant érigé entièrement sans clou ni vis et capable de concentrer
des milliers de volts d’électricité statique. Malheureusement, lui aussi décède dans de mystérieuses
conditions avant l’achèvement du dôme.
Tout autour de Giant Rock et de l’Intégratron, on trouve un immense champ de quartz dont
les cristaux ont des propriétés liées à la musique, je ne sais plus lesquelles. C’est pour ça que j’en ai
ramassé un, et c’est pour ça que je te l’offre, cher Freeze Corleone, je l’ai porté sur moi toute la
journée, il est chargée de toute l’énergie du désert des Mojave et de quelques nanojoules
supplémentaires de mon électricité personnelle. Garde le dans ta poche et de grandes choses se
produiront, fais moi confiance.

Hélas, je n’ai rien pu dire de tel, et sans doute que cette pierre est restée à Neuchâtel,
arrachée au désert pour finir au fond du lac, perturbation d’un équilibre fragile aux conséquences
fâcheuses puisque deux semaines plus tard, la France est confinée.

**

Il fait trop chaud pour un mois d’avril et le temps s’est suspendu pour tout le monde.
Les papillons ont envahi mon appartement. Allongée sur mon canapé, je les regarde qui
volent au plafond.
Impossible de les déloger depuis quinze jours. Ils sont chez eux.
Si je les regarde trop longtemps, ils se mettent à laisser une traînée colorée dans leur
sillage.

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Je me demande si je ne suis pas déjà morte. Ce temps qui s’écoule si étrangement, chaque
jour identique au précédent, ressemble à un purgatoire. Les papillons sont là pour me faire
comprendre quelque chose, peut être me guider vers l’au delà.
Je crois que je suis morte à Neuchâtel. Je suis tombée dans l’escalier, je me suis noyée dans
le lac, je n’ai pas rencontré Freeze Corleone et je ne lui ai pas donné un cristal dérobé au désert.
Maintenant je suis là, pour toujours à regarder les papillons.

Puis l’idée d’être morte me passe. Je me lève de mon canapé et je fais autre chose, je
bricole, j’arrose mes plantes. Je vide mes placards, je fais des piles avec mes habits, puis je les
range au même endroit, un peu mieux pliés.
Il y a ce carton d’affaires à ma mère auquel je n’ai pas touché depuis presque un an, je ne
me décide jamais à le trier. C’est peut être le moment de m’y mettre. C’est exactement le moment.
Quelques vêtements sur le dessus du carton, sa grande chemise que j’ai sortie tant de fois
parce qu’elle sentait comme elle, mais depuis l’odeur a disparu, maintenant il n’y a plus que l’odeur
de mon chagrin qui a tout recouvert.
Des carnets remplis de son écriture. Des pages de phrases cryptiques. La carte
indéchiffrable de son esprit fantasque, dernière incarnation de ses pensées.
Il devrait y avoir le flingue aussi, mais je ne le trouve pas, je fouille mais il n’est pas là, j’ai
du le cacher à l’époque, je ne me rappelle plus où. J’avais complètement oublié cette histoire. Ou
bien je l’ai prêté à Vince ? Aucun souvenir. Cette période est si vague dans ma mémoire.
Le reste est bien là, les bijoux de ma grand-mère dans une boîte en fer, les affaire que j’ai
récupérées à l’hôpital, ses bracelets, son rouge à lèvres, un briquet, en vrac dans un sac plastique
Relay.
Toutes ces affaires que j’ai rassemblées, machinalement ou consciemment, qui devraient
éclaircir l’énigme, tracer un contour, raviver l’empreinte de son passage sur terre. Déjà certains ont
perdu leur sens et leur pouvoir évocateur, ne sont plus que des objets inertes.
Je pense à ma mère. J’imagine la chimio confinée, la rééducation annulée, les visites
interdites. Tous ces gens qui meurent seuls, sans qu’on leur dise au revoir.
Mais plus que tout, je pense à Freeze Corleone. A-t-il toujours mon cristal ? Est-il possible
que j’ai réellement dérangé l’équilibre des forces cosmiques, avec pour conséquences une
accélération de l’effondrement du monde occidental ?
Et son album, F.D.T, "Fin des temps", pourquoi cette prescience, avec quatre ans
d’avance ? Six même, ou neuf. Il en a toujours parlé.

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Mach 6 parle même de contaminer toute la planète. Facile de voir des signes quand le
temps se déploie autant, rempli de vide, mes pensées occupent tout l’espace de mon salon.
Freeze Corleone, le nouveau prophète. Annonce sa fin et la nôtre. La nôtre, je m’y attends,
je m’en fous, c’est surtout la sienne qui m’inquiète.
Je suis obsédée par cette phrase de R.N.T
ça me nique les reins, fuck ça tranquille j’suis dans le lin
Ça me nique les reins.
Les reins.
Y’a pas un truc avec les reins ? Les cardiaques, les diabétiques, hypertendus, les reins ?
J’y pense tout le temps. Et s’il se chope le covid sans que j’ai le temps de lui parler ?
Quelle angoisse.
Quelle angoisse, ce temps immobile et avec chaque jour qui passe, le risque de plus en plus
grand qu’il lui arrive n’importe quoi.

Connerie de confinement vient perturber mes plans. Rien à faire pour avancer dans ma
quête. Je trie mes disques. Je regarde les papillons. Je lave les carreaux.
Dans la rue, au supermarché, les corps se recroquevillent, essaient de se faire furtifs et
minuscules, indétectables au virus. Je regarde par la fenêtre la rue déserte. Le silence qui
m’enveloppe est visqueux.

15 avril 2020 14 14
écoute Gazo
https://www.youtube.com/watch?v=3ya-kDjv0Oo
et la F
https://www.youtube.com/watch?v=9fDAXoUiS0g
toujours tu débarques avec la réponse à la question
que je t’ai pas posée
comme le messie
selon la Famille, la secte du XIème, le messie
est censé arriver rue de Charonne
c’est bien ce que je dis t’es pas loin
non je suis à rennes les bains
c’est là que je fais ma prochaine récolte
remettre un peu de sacré dans tout ça

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rennes les bains connais pas y’a quoi
c’est à 3 km de rennes le château
mdrr
je sais pas plus où c’est hein
bon spot
c’est un endroit où les gens communiquent
avec les élémentaux, des vouivres invisibles,
des dragons, des elfes
c’est quoi vouivre
les vouivres c’est les éléments de l’eau
c’est là où la femme de Ponce Pilate serait
venue se réfugier
tu peux communiquer directement avec Marie
Madeleine
quand tu prends ton café sur la place, derrière
c’est communication directe avec Marie
Madeleine, et t’as des gens qui attendent
les gens qui vont là, c’est un délire
les enfants s’appellent eloïm
ou elphège
tu vois quoi
et tu fais quoi là bas ?
je t’ai dit je prépare ma future récolte
je remets du sacré dans ma weed
t’as lu mircea eliade ?
euh non
en gros, ça fait très peu de temps à l’échelle de
l’humanité qu’on a abandonné le sacré
pendant des millénaires : la nature était sacrée,
des lieux, des temps, des moments
la modernité a exclu le sacré de nos vies
et aujourd’hui ceux qui veulent du sacré on en
fait des chelous
des religieux, des fanatiques, des sectaires

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alors que finalement avant c’était plus que la
norme
bref je lis ce mec et je chouchoute mes plans
la prochaine récolte y’en aura pour toi
cool :)

La conversation est masquée par une notification d’un numéro inconnu.

salut c’est Naïma. je venais


aux nouvelles. je pense
beaucoup à ta mère et je me
demande comment tu vas

Et parce que ces deux là sont liés comme deux hydrogènes à leur carbone, Eduardo m’écrit
au même moment.
Naïma Eduardo

salut c’est naïma. j’ai attendu dix ans de


je venais aux nouvelles. pouvoir dire cette
je pense beaucoup à ta phrase à ta mère mais
mère et je me demande elle n’est plus là, alors
comment tu vas je te la dis à toi : Sami
est mort
tiens salut. C’est oh je suis désolée.
marrant eduardo vient ça va ?
de m’écrire pile au
même moment !
et qu’est ce qu’il raconte ne sois pas désolée, si
ce cher Ed ? on était pas confinés
j’irai jeter des confettis
sur sa tombe
« sami est mort » c’est le type qui t’as tiré
dessus ?
bon débarras c’est Naïma qui raconte
ça ?
je sais pas qui c’est. faut pas la croire c’est
une menteuse
c’est l’ex de Ed non, c’était juste une
intuition
UN ex de Ed c’est un chéri à toi ?
un connard parfois j’ai l’impression

83
de vivre dans une
chanson de Billie
Holiday

récemment j’ai découvert les pèlerins d’Ares


Ares je croyais que c’était une étoile:)
mais non pas du tout c’est un bled
et donc les pèlerins c’est pas une Secte dans le
sens ou c’est pas dans le collimateur, y’a rien
de dangereux, mais le truc c’est que ce mec
fuck j’ai oublié son nom
c’est un français, il est toujours vivant
bref il a vu Jesus et Dieu, mais il veut pas du
tout en faire une histoire, c’est perso
le message qu’il donne c’est hyper positif :
on s’est planté jusqu’ici, reconstruisons
maintenant
mais il veut pas faire de prosélytisme, c’est
qqun de très charismatique assez intelligent
hyper open
tu peux être musulman et pèlerin d’Ares
il te dit vous me croyez pas bah c’est pas
grave, Jesus est venu me voir et après j’ai eu
une discussion avec Dieu et voilà ce qu’il m’a
dit
pourquoi tu me parles de ça ?
il te faut une raison ?
non
j’aime bien tes histoires de sectes et de complotistes
il faut que tu acceptes qu’il y a parfois des
questions sans réponse
avant eliade j’ai relu rené guénon
un ésotériste français qui a théorisé le
pérénialisme

84
c’est à dire l’idée qu’il y aurait une tradition
primordiale
une tradition qui serait le socle de toutes les
autres
hyper intéressant sauf que de là il peut y avoir
des grosses dérives sectaires
c’était un franc maçon très poussé
lui dit que les origines de la franc maçonnerie,
voir les illuminatis etc portent une tradition
primordiale sur laquelle reposeraient toutes les
autres
il pense qu’il faut des Initiés, des secrets et des
rites qui se transmettent pour préserver qqch
de primordial
pour les transmettre de la façon la plus
rigoureuse possible
pour être sûr que le message soit bien entendu
en vrai ces mecs pour moi c’est exactement
comme l’ENA ou les trucs comme ça
c’est un entre soi, on se coopte, on se file des
boulots et pour rendre ça sexy on mets des
capes et on se voit le jeudi soir dans des
chapelles chelous
tant qu’à faire, tu peux trouver des complots
plus marrants dans les théories récentes
tout ce qui touche au transhumanisme, à la
technologie
en décembre j’ai lu un article comme quoi le
mit aurait trouvé un moyen de mettre des
nanos particules dans les vaccins
ils se CONGRATULENT de cette réussite
l’alibi c’est que ça va servir de carnet vaccinal
en afrique
et la question c’est maintenant qu’on a fait ça

85
qu’est ce qu’on peut mettre de plus ?

franchement, on saura https://www.youtube.com/wat


jamais ce qui s’est passé ch?v=MG9o8Cdp_wA
t’auras toujours machin qui i don’t know why i should
dit ci, machin qui dit ça he isn’t true
à la fin, on s’en fout he beats me too
ça n’a aucune importance what can i do ?
ta mère elle était toujours à tu vois quoi
la fois là et pas là des fois on fait n’importe quoi
sans arrêt en train de et c’est pas grave tant que
disparaître pour toi ça a du sens
mais elle était là quand il
fallait
et le reste du temps elle
faisait ce qu’elle veut
c’est tout ce qui compte
dans une vie
et tu vois, on a eu une amitié
très intense
la dernière année j’allais la
voir souvent
j’avais l’impression de la
connaître
mais encore aujourd’hui, je
pense à elle
et je me demande :
à qui j’ai eu affaire ?

Je repose le téléphone sur le canapé à côté de moi, écran vers le bas.


La phrase que je viens de lire martèle encore contre ma rétine. Je la laisse grossir dans le
silence de mon appartement, enfler comme une bulle prête à éclater. Je parcours des yeux les
meubles de mon salon, leur calme terrible, et dehors, le non-bruit de la ville, comme le vide sidéral.
Je reprends mon téléphone pour lire à nouveau le dernier message.

A qui j’ai eu affaire ?

A qui j’ai eu affaire ?

86
7.
Août 2019

Tous les jours, je me rends à l’hôpital. Je me réveille tôt mais les visites ne commencent qu’à
neuf heure. Je choisis ma tenue, ma plus belle robe, un mini short, je me fais mignonne et sexy.
Avant de partir, je presse un pamplemousse que je transvase dans une bouteille de verre. C’est le
seul truc qu’elle avale, elle ne mange rien de ce qu’on lui donne à l’hôpital. J’amène n’importe quoi
qui pourrait lui faire plaisir, des sachets de thé, un coussin, une crème hydratante.
La lumière au dessus de sa porte est allumée, elle est en soins. Les aides-soignantes la lave
avec patience et douceur. J’attends dans le couloir. Il y a un silence d’hôpital, une agitation feutrée,
amortie, et une odeur d’hôpital, un parfum qui imprègne l’air et se dépose sur ma peau nue.
La lumière s’éteint, je peux y aller. Je soigne mon entrée quand je passe la porte de sa
chambre.
Elle a mis son rouge à lèvres. Son crâne n’a plus de cheveux, son ventre est gonflé, difforme,
elle ne peut plus bouger les jambes, des sondes trouent son abdomen mais quand elle me voit, son
sourire est rouge vif.
Plus belle que le cancer. Fuck le cancer.
Elle n’a pas touché au plateau du petit déjeuner. Je fais le tour des épiceries du quartier pour
trouver des boudoirs qu’elle pourra tremper dans son thé, elle en mange un huitième avant de dire
j’ai plus faim, je vais me reposer un peu.
L’aide soignante entre, c’est une jolie antillaise. Ma mère l’accueille, "les plus beaux yeux de
Cochin !", elles blaguent ensemble, elle s’est fait une copine.
Je voudrais lui poser toutes les questions, les questions essentielles, les questions auxquelles
elle seule a la réponse. Mais mon cerveau reste muet, incapable de formuler quoi que ce soit qui
serait ultime, qui embrasserait le monde, la vie, le sens de la vie, à la place je lui prépare un thé et
on regarde Maison A Vendre sur M6. "Toi et tes écrans".
Les pamplemousses, les boudoirs.
La douleur, la morphine.
Elle est de plus en plus fatiguée. Je lui ai amené des vêtements mais elle ne les porte pas, elle
a trop chaud tout le temps. Les draps sont rêches, je voudrais tellement qu’ils soient doux, je
voudrais tellement qu’on soit ailleurs, sur une île toutes les deux.
Je m’assois sur le fauteuil et je lui fais la lecture pendant qu’elle se repose, jusqu’à ce qu’elle
bouge un peu, je comprends qu’elle veut dormir et je reste à côté, à lui tenir la main. L’oreiller est

87
trop gros, elle ne trouve pas de position confortable. Je lui ramène un coussin de chez moi que je
mets dans une taie propre et glisse sous ta tête. Pendant trente secondes, elle sourit, elle est bien.
Elle a soif, elle a chaud. Je lui sers du jus de pamplemousse "oui c’est bon ça", ses mains
tremblent quand elle attrape le verre, sa bouche s’avance avec difficulté, la distance est si grande
des lèvres au verre et je me sens si seule, si seule dans cette chambre dans cet hôpital dans cette
ville, et je trouve ça si dur de perdre sa mère, de voir sa mère partir.
Glisser dans et hors du sommeil. Elle ouvre les yeux "j’ai changé les draps à la Villa Ouf, tu
peux y aller", les referme. Puis "tu n’oublieras pas ton coussin".
Tu n’oublieras pas ton coussin en partant de l’hôpital après ma mort, ma chérie.
Si, bien sûr, je l’ai oublié. J’ai pris ses bagues, son briquet, le rouge à lèvres qui retient les
derniers baisers de ma mère. Le coussin est resté à Cochin.
La morphine. Maintenant elle dort tout le temps. Elle dort depuis vingt-quatre heures, il n’est
pas prévu qu’elle se réveille. J’écoute sa respiration, on dirait qu’elle se noie, les poumons chargés
d’eau.
L’infirmière me sourit, vous pouvez lui parler, je pense qu’elle vous entend.
Alors je commente ce que je fais, je vais me faire un thé maman, mais c’est trop dur de
parler, je lui dis à l’oreille, je t’aime maman, et je ne dis plus rien, j’attends que mon thé refroidisse.
Un changement dans la respiration, tout à coup ça s’est calmé. Je m’approche et je la
regarde. Je pose ma main sur son épaule nue, la peau est chaude sous le drap rêche de l’hôpital. Je
ne dis rien pendant quelques minutes. Je la regarde mourir en silence.

88
8.
Août 2020

Un an plus tard, je suis au bord d’un torrent dans les Cévennes. Un chemin longe la rivière,
s’en rapproche puis s’en éloigne, parfois il y a une petite plage, ou juste quelques rochers sur
lesquels on peut s’asseoir. Je marche un peu, le chemin remonte et je peux voir la rivière en
contrebas au travers des ronces. Accessible mais protégé, les promeneurs s’arrêtent ailleurs. C’est
par là que je descends, les branches m’égratignent le visage et les jambes, je m’accroupis pour ne
pas tomber, je m’écorche les mains et les fesses sur les pierres.
En bas la rivière est tranquille, peu profonde. Les galets sont bien rangés, lisses et paisibles
depuis des milliers d’années. J’enlève mes chaussures et je rentre dans l’eau. Le froid entoure mes
chevilles et pique ma peau, la fraîcheur se diffuse dans mon corps.
Je choisis trois cailloux roses et plat que je dépose avec précaution les uns sur les autres en
totem dans le cours d’eau, à l’ombre d’un figuier. Je regarde la lumière danser à la surface de l’eau,
je pense à pas grand-chose.
*
Le soir même, nouveau feat de Freeze avec Stavo et je sais pas qui, encore quelqu’un que
je connais pas, j’y connais rien en rap français, pas plus maintenant qu’auparavant. Dispo à minuit
sur toutes les plateformes. J’attends minuit et j’écoute le morceau, le couplet de Freeze est au dessus
des deux autres, je me le repasse et puis je m’endors.

C’est l’été et Freeze s’envole, en juin Drill Fr 4 avec Gazo a tout raflé, un mois plus tard
son Colors fait un million de vues en soixante-douze heures. Il feat à droite à gauche, j’arrive pas à
tout suivre, je repense au cristal que je lui ai donné. Les stories de mes amis commencent à se
remplir de lui, ceux-là même qui nous snobaient il y a trois ans le Vieux Bibliothécaire Vapomane et
moi.
La rumeur enfle et je suis inquiète. C’est terrible, ce grondement, l’annonce de l’ouragan.

10 septembre 2020. Deux ans que j’attends ce nouvel album, et c’est pour ce soir.
Toute la journée sur les réseaux personne n’est prêt vous êtes pas prêts vous êtes pas prêts
vous êtes pas prêts.
L’album drop à minuit sur toutes les plateformes l’ékip soyez vifs.

89
En attendant minuit je regarde les live de Shone et de Norsacce, en direct du studio NLS où
se tient la release party de Freeze. Toutes les légendes du rap sombre underground sont là. Je ne
peux pas dire combien ils sont, tassés les uns contre les autres, une cinquantaine, peut être plus. La
caméra passe de l’un à l’autre dans un travelling fluide, longe les couloirs, sort sur le balcon, partout
on se reconnaît en se donnant l’accolade, des hugs fraternels et virils. Tous représentent quelque
chose de l’histoire, et ils sont là ce soir, pour assister à l’événement.
De l’autre côté de l’écran, les fans lambda dont je fais partie assistent à la soirée en se
donnant l’illusion d’en être. Je me rappelle il y a deux ans la sortie de Projet Blue Beam, j’attendais
aussi sur mon canapé, mais là pas de release party, pas de live insta, juste moi qui envoyait des DM
à Freeze et qui faisait des screens de toutes ses réponses.
Il est minuit et l’album ne drop toujours pas. Les gamins s’impatientent : "On a cours
demain !". Au studio on passe des extraits en teaser pour les fans qui suivent le live complètement
en transe. Jamais plus d’une minute par son, mais toute l’assemblée reprend en chœur, privilégiés
qu’ils sont de déjà connaître l’album. Sur P.D.M la foule s’embrase, chauffée par tous les charbons
de l’enfer, une masse indiscernable uniquement faite de muscles et de capuches noires entonne à
plein poumons MON HOOD RECLAME LA PEINE DE MORT ! PEINE DE MORT ! en
sautant sur place, et je sens ma rétine prendre feu devant cette image folle qui se grave dans mon
cœur pour toujours.

L’album sort à deux heures du matin.


J’ai les mains qui tremblent au moment de faire "ajouter". J’ai peur de me tromper, de faire
une fausse manip, que les morceaux soient retirés avant que je les récupère.
Mais non ils sont bien là.
Je laisse la foule virtuelle et m’enferme avec moi-même.

Une heure plus tard, je suis plus inquiète que jamais.


Je devine la vague qui s’annonce, qui va se lever et l’emporter.

Samedi. Un gamin dans la rue porte son t-shirt LMF, il doit avoir quinze ans pas plus.
Twitter : quel son mettez vous le matin en vous réveillant et pourquoi Freeze Raël ?
Freeze Corleone devient un meme.
Les nouveaux fans me désolent, "ça veut dire quoi quand il dit S/O ?", je voudrais qu’ils
disparaissent tous.

90
La vague enfle, enfle, et je ne peux pas m’y opposer, seulement la regarder, impuissante et
terrifiée.
Lundi on a déjà quinze mille d’albums vendus.
Le morceau Rap Catéchisme entre en rotation sur Skyrock.
Freeze Corleone sur SkyRock.

Puis tout s’accélère encore.


La LICRA l’accuse de faire l’apologie du nazisme et d’être antisémite. Le ministre de
l’Intérieur passe un extrait devant l’Assemblée Nationale à deux heures du matin. Propagande
gouvernementale.
Freeze Corleone partout sur les chaînes d’info en continu.
Retiré de Skyrock, retiré de Youtube retiré de Deezer, chassé d’Universal.
Réactions des fans : désinscription massive de Deezer.
Le tsunami devient une catastrophe nucléaire.
Les chiffres montent.
Messages de soutien. Billets à charge.
Tout ça en une semaine. Je panique. La menace grandit et l’encercle, des murailles de
fumées noires se referment sur lui et se resserrent de plus en plus.
Il ne se rend pas compte de ce qui l’attend, il ne se rend pas compte des dangers qu’il
court, tous ces gens qui lui tournent autour, et j’ai tellement de choses à lui dire, je voudrais juste lui
parler.

Je suis toujours dans les "amis proches" du Sphinx.


Je me concentre de toutes mes forces, j’envoie tous les rayons que j’ai pour qu’il me donne
un indice en story, pour que je sache où il est. Pour que j’aille le chercher.

91
Et ça marche.
***
J’ai remonté mon masque jusque sous les yeux et le videur me laisse entrer sans poser de
question. Je passe devant le vestiaire sans m’arrêter et me dirige vers l’escalier. Le sol vibre de
basses qui me parviennent étouffées depuis le sous-sol. L’escalier s’enroule dans un colimaçon sans
fin, des marches et des marches, un deux trois étages plus bas, je m’enfonce sous terre passer mon
pacte avec le diable.
Le club est sombre, seules les leds bleu et rouge qui entourent les tables percent
l’obscurité. La plupart des types sont des géants en doudoune NorthFace qui les font doubler de
volume, tout le monde fait deux mètres sur deux mètres, supplément moumoutte sur la capuche.
C’est une fille aux platines, elle a de longues dreads incroyables qu’elle balance d’une épaule à
l’autre à chaque fois qu’elle porte son casque à l’oreille. Devant elle une métis danse les yeux
fermés, elle ondule sur des talons vertigineux, son corps de liane pris dans une combinaison dorée à
la fois moulante et vaporeuse, qui montre ou cache ses formes au gré de ses mouvements. J’ai
l’impression d’être la seule naine dans ce monde de géants, sur la pointe des pieds je n’arrive pas à
voir, je n’arrive pas à me repérer, je ne sais plus où est la sortie. Je tourne en vain dans la boîte sans
rien reconnaître, des groupes de mecs assis se font passer une bouteille, des filles s’allument des
clopes, jouent avec leur briquet. Pas de signal, on est sous terre, tout le monde a rangé son
téléphone.
La fille aux platines est plutôt douée, je reconnais le morceau qu’elle passe, l’intensité
monte d’un cran. Les géants restent assis mais commencent à bouger les épaules, prennent l’air
concentré, les filles se sont levées pour danser.
Je jette un œil dans le fumoir, déserté car tout le monde fume à l’intérieur. Deux filles au
fond sont en plein fou rire, cheveux longs qui caressent leurs dos, kilomètres de jambes, fesses
rondes et accueillantes comme des coussins. J’ai de plus en plus de mal à voir, les géants se sont
levés, ou bien d’autres sont arrivés et sont obligés de rester debout. Je suis sur le point de fondre en
larmes, là, au milieu de la boîte le visage coincé entre deux doudounes noires, parce que je serai
prête à échanger mon âme contre trente secondes mais rien, une fois de plus je suis perdue dans une
foule, dans une forêt, anomalie du paysage, la fille qui n’avait rien à faire là. Rien ne me dit qu’il
soit même ici, c’est pas son genre ces grandes festivités, rien qu’à la release il avait pas l’air à l’aise,
peut être qu’il est chez lui à se défoncer tranquillement, ou en studio déjà à préparer la suite.

Trouve moi tout en haut.

92
Mais il est bien là.
Seul en haut d’une volée d’escalier il regarde la foule qui se déhanche en rythme. Son t-
shirt blanc tranche dans l’obscurité et dessine sa silhouette mince. Les lasers dansent autour de lui
comme s’il était le prince de la galaxie. Je reste une seconde sidérée de cette apparition.
Jusqu’à ce que mon regard s’habitue aux ombres qui l’entourent.
Derrière lui, noir sur noir, une autre silhouette.
Vince.
Me fixe depuis l’autre bout de la pièce.
Nos regards se croisent dans l’obscurité, et j’entends le sien me dire t’es sûre que c’est ça
que tu veux ? aussi clairement que s’il me parlait à voix haute. Je pourrais presque douter, à cet
instant, douter de ce que je dois faire. Mais je ne peux pas négocier avec la force qui me guide, alors
je lui réponds laisse moi tranquille, et je m’avance pour rejoindre Freeze.

Pas un muscle ne frémit quand je me mets devant lui. Impossible de voir ses yeux derrière
les verres de ses lunettes où se réfléchissent les lasers roses de la boîte. Il semble absent, totalement
ailleurs. Indifférent. Étoile noire absorbant toute la matière alentour. Tout le reste est éjecté de son
orbite. L’animation se fait très lointaine, les corps en mouvement deviennent une masse confuse, les
basses créent un écrin feutré autour de nous. Il est si proche que je peux sentir son odeur, un
mélange de déo et de tabac, de lessive et d’herbe coupée.
Il ne bouge toujours pas mais je sens qu’à présent il me regarde, immobile et froid comme
un reptile malgré la chaleur qui irradie depuis son ventre.
Tout doucement, son esprit semble regagner son corps, sa présence progressivement plus
dense et incarnée, et au léger frémissement de sa bouche qui s’étire vers un sourire je comprends
qu’il me voit enfin émerger des brumes de son cerveau.
– Je te connais toi.
Alors je lui souris aussi et je lui attrape la main.
– Suis moi.
Et je l’entraîne derrière moi.
**
Il se laisse faire sans résistance. Sa paume dans la mienne est tiède et sèche, ses doigts se
referment autours des miens avec confiance. C’est la deuxième, non, la troisième fois que je lui
tiens la main et à chaque fois il répète ce geste, sa main qui répond à la mienne, vivante, comme un
enfant ou un amoureux.

93
Les gens s’écartent devant nous, le laissent passer avec respect et une pointe d’étonnement,
mais son aura les maintient à distance, personne ne s’interpose, personne ne s’interroge devant mon
expression déterminée, mon air de savoir où je vais.
Je retrouve les escaliers, l’interminable ascension. Chaque marche me coûte car je n’ose
pas le lâcher de peur qu’il s’immobilise et que je sois obligée de justifier ma présence, donner une
explication. Mais il me suit toujours docilement, sans effort et sans question.
Devant la boîte le videur discute avec deux filles et ne fait pas attention à nous. Ma voiture
est garée un peu plus loin. Je poste Freeze à côté d’une plante en pot et lui dis
– Attends moi là.
J’échange un bref regard avec le videur, l’air de dire « tu le surveilles ?». Il me répond d’un
plissement des yeux « t’inquiète. ». Je me hâte vers ma voiture. Avant de tourner à l’angle de la rue
je jette un coup d’œil en arrière. La tête penchée en avant il s’allume une clope, la flamme du
briquet éclairant brièvement son visage. Tout est tranquille et normal. Je passe l’angle et me met à
courir jusqu’à ma place de stationnement.

Contact, moteur. Je tourne à droite trois fois et revient devant le club, il est toujours là, sa
clope à moitié fumée. Les deux filles ont disparu, le videur regarde son téléphone, mais c’est Vince
qui est à côté de lui maintenant, à monter la garde.
J’abaisse la vitre côté passager.
– Qu’est ce que tu fais là ?
– Je viens avec toi.
Je n’ai pas de temps à perdre en négociations.
– Monte.
Il ouvre la portière, pousse Freeze sur le siège à mes côtés et se glisse à l’arrière.
Je tends à Freeze la bouteille d’eau que je gardais dans mon sac.
– Tiens.
Il boit plusieurs grosse gorgées, la moitié de la bouteille.
– On va où ?
C’est la première fois qu’il s’intéresse à ce qui se passe.
– Tu vas voir.
Je prends le boulevard en direction de la porte de Clichy. Il est tard, on circule bien. Les
kebabs illuminent la nuit de leurs enseignes, à cette heure-ci il n’y a plus que des hommes dans la
rue, surtout des jeunes. J’entends leurs rires et je me demande ce qu’ils penseraient s’ils savaient ce
qui se passe dans ma voiture.

94
Il débouche une nouvelle fois ma bouteille d’eau, boit à nouveau, puis se laisse partir en
arrière.
– Tu peux incliner le siège si tu veux.
Il répond d’un minuscule gémissement et ferme les yeux.
Il s’endort alors que je m’engage sur la voie d’accélération du boulevard périphérique, les
drogues ont eu raison de son système. Vince est invisible à l’arrière, il a relevé sa capuche et porte
toujours son masque, il se dissout dans l’épaisseur de la nuit. Seul son regard transperce l’obscurité
pour venir se refléter dans le rétro, deux pupilles sombres et inquiétantes comme celles d’un chat.
**
Le jour se lève quand il se réveille et je quitte juste l’autoroute. Devant nous l’horizon
s’étend au dessus de la campagne et le ciel commence à se teinter de rose. Je sens son regard sur
moi, légèrement surpris de se réveiller là mais pas totalement paniqué, comme quelque chose qui lui
serait déjà arrivé, mais pas non plus très souvent.
– Qu’est ce qui se passe ? On va où là ?
Son corps se crispe brutalement comme s’il se rappelait tout à coup quelque chose de très
important, tâte ses poches et sort son téléphone, le manipule quelques secondes mais l’écran reste
noir. Il sort un câble de sa sacoche et cherche du regard à quoi le connecter.
– T’as rien pour brancher ?
– Non, désolée.
Il pose son iphone sur le tableau de bord et se laisse aller contre le dossier du siège avec un
soupir déçu.
– T’inquiète pas on arrive bientôt.
Il se tourne vers moi et me regarde attentivement.
– Il se passe quoi là ?
– Je vais te mettre en sécurité.
Je le sens qui tente de se concentrer, de rassembler les pièces d’un puzzle qui lui échappe
mais je ne détourne pas mon attention de la route.
– Je comprends pas… ce qui se passe.
Je freine brusquement et me range sur le bas côté. La campagne est déserte et calme, un
mélange de dune et de lumière. Je pose mon regard dans le sien et j’essaie de lui sourire.
– Je suis là pour te protéger.
Il n’a pas l’air franchement surpris, en tout cas il ne le montre pas.
– Mais il faut que tu me fasses confiance.

95
Je remets le contact et démarre en regardant fixement la route pour chasser le sang qui
afflue vers mon visage.
**
La maison n’a pas changé depuis la dernière fois. Toujours cette odeur d’air et de sable, la
même lumière qui se répand comme la dune par toutes les ouvertures dès que j’ouvre les volets. La
fraîcheur de l’air, mais je n’ai pas le temps d’y penser, parce que Freeze est là qui m’a suivie à
l’intérieur.
Je dois remettre l’eau et l’électricité en route, ouvrir la porte de derrière qui donne sur la
plage, faire deux trois trucs de maison et je le laisse seul quelques secondes. Quand je reviens, il est
debout dans la pièce principale. Il promène son regard d’un objet à l’autre, s’attarde sur une grande
toile, s’arrête devant une petite statuette. Il la prend pour me la montrer.
– Ça vient de Dakar ça non ?
– T’as l’œil.
– C’est la maison de qui ?
– Ma mère.
– Classe les tableaux.
Aussi banal et décousu que ça.
Il s’approche d’une toile inachevée, posée sur un chevalet, une femme aux contours flous.
Elle se tient debout et nous regarde avec intensité. Son corps est auréolé d’une lumière orange. Il
n’y a pas de mouvement, le mouvement a eu lieu avant, dans le passé. Elle est arrivée à destination.
Elle se contente de regarder.
On peut suivre les mouvements du pinceau, la trace organique de la peinture, à la fois
tendre et viscérale. Les couleurs semblent onduler sur le bas du tableau, c’est la peau de la femme
qui palpite, quelque chose qui rampe sous la surface.
Absorbé dans sa contemplation, il gratte d’un air absent le tatouage qu’il a sur le bras.
Confusément je pense : les peaux se répondent.
L’adrénaline est retombée et je me sens tout à coup très lasse. Je retourne vers l’entrée et il
me suit. J’ouvre une porte.
– Voilà ta chambre. Dors, on parlera plus tard.
Je referme la porte sur lui et vais m’allonger sur le canapé du salon.

L’agitation de mes pensées fait bourdonner mes oreilles. Je regarde les objets qui
m’entourent, une boite de cigarillos, un carnet, plusieurs toiles posées en équilibre contre le mur. Le
calme anachronique qui s’en dégage ne réussit pas à me calmer. Choc des mondes.

96
Qu’est ce que je fais là? Je voulais lui dire tellement de choses, des mois, des années que je
répète ce que je veux lui dire, je voulais lui dire quoi déjà ?
Incapable de me souvenir du moindre truc.
Pourtant c’était si clair ?
Il fallait le sauver, lui parler et le sauver.
Pourquoi déjà ?

Dors, je me dis. Tu réfléchiras plus tard.


**
Je me réveille brusquement. L’horloge du four clignote sur zéro heure mais il fait jour : je
ne sais pas combien de temps j’ai dormi. Pas un bruit dans la maison. Je me lève précipitamment et
je me dirige vers l’entrée.
La porte de la chambre est entrouverte. Je la pousse du pied délicatement : le lit est vide,
même pas défait. Personne.
Je monte à l’étage, inspecte la salle de bains, les toilettes, je me penche à la fenêtre et
regarde la rue, déserte elle aussi, à part ma voiture garée en face.
Je retourne voir sa chambre, il a pris sa pochette, son téléphone et il est parti. Il est parti
dès que j’ai fermé les yeux.
J’enfile mes chaussures et court dehors. Il est à pieds, il n’a aucune idée d’où il est, son
portable et déchargé et il passe une voiture toutes les douze heures. Il n’a pas pu aller très loin.
Je monte dans ma voiture et une seconde avant de mettre le contact mon ventre se serre
d’angoisse mais non, la voiture démarre et je fais demi tour.

Je n’ai pas besoin de rouler très longtemps avant de l’apercevoir qui marche au bord de la
route. Il boite un peu, n’avance plus très vite. La fatigue, ou le manque d’habitude.
Je ralentis quand j’arrive à son niveau mais il me voit et quitte le bas côté pour se mettre à
courir à travers champs.
Je freine, enclenche les warnings et saute de la voiture.
Les tiges hautes et coupantes m’arrachent le visage et les bras, je ne sais pas ce que sont
ces plantes mais je les hais, un truc jaunâtre et vertical, hostile. Plus je m’enfonce et plus les tiges
sont hautes, on dirait un cauchemar, les tiges dépassent ma tête à présent et je n’arrive plus à
avancer, j’essaie quand même mais mes pieds s’enfoncent et

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Je me réveille brusquement. Je suis étendue sur le canapé.

Je me précipite vers sa chambre. La porte est entrouverte d’un millimètre, je la pousse avec
précaution et elle s’ouvre sans bruit.
Il est là, sur le lit, le corps tourné vers le mur. Il dort tout habillé. On a l’impression qu’il
est mort. Je guette un mouvement, rien, je retiens mon souffle mais mon sang cogne à mes oreilles
tellement fort qu’il m’empêche d’entendre s’il respire encore. Je fais un geste pour m’approcher,
mais il bouge et je sursaute. Je me dépêche de ressortir.

Seule dans le salon je regarde la mer sans savoir quoi penser.


Que faire ?
Dans combien de temps va-t-on s’inquiéter de sa disparition ? A l’heure qu’il est, personne
ne l’a sans doute remarqué, ce qui me laisse un peu de temps pour réfléchir.
Mais réfléchir à quoi ?
A quoi faut-il penser quand on kidnappe quelqu’un ?
Je repense à l’incendie de mon adolescence, cette certitude impérieuse qui guidait mes
actions. Je pensais avoir cramé toute la folie dont je disposais cette nuit-là : elle avait mis vingt-cinq
ans à renaître. Peut-être que je devrais appeler ma mère pour qu’elle vienne me chercher.

Quelque chose bouge au fond de mon cerveau. S’extirpant de la vase un élément remonte à
la surface.
Vince.
Vince dans le club, Vince avec nous dans la voiture.
J’étais distraite, j’étais concentrée sur autre chose, je n’ai pas questionné sa présence. Mais
qu’est ce qu’il foutait là ?
Et où était-il maintenant ?

Il faudrait monter à l’étage vérifier s’il dort quelque part, mais du bruit me parvient de la
chambre : c’est Freeze qui se réveille.
Je suis prise de panique. Je ne sais pas quelle attitude adopter pour l’accueillir.
Nonchalante sur le fauteuil ? Génie du mal genre je vous attendais Mister Bond ? Gentille
housewive combien de sucres dans ton café ?
Je n’ai pas le temps de réfléchir que déjà il entre en essuyant ses lunettes avec son t-shirt.

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Il les remets, cligne deux trois fois des yeux pour s’habituer à la lumière pendant que je
reste pétrifiée. Son regard me traverse comme un détail sans importance, au pire un désagrément
passager, un colis livré chez lui par erreur. Son absence totale de panique me laisse penser qu’il a
l’habitude de se réveiller dans des endroits étrangers, une fille inconnue chargée de l’escorter
jusqu’à la prochaine destination. Il attend peut être que je lui fournisse le planning de la journée, à
défaut d’explications. Il s’assoit dans un fauteuil et regarde la mer sans rien dire. Il n’a pas l’air
inquiet, il n’a pas l’air surpris non plus. Totalement détendu.
Je n’ai jamais entendu sa voix à part dans ses morceaux, jamais lu une interview, un avis,
un commentaire sous le post d’un pote, jamais vu une vidéo où il aurait fait autre chose que dire
ekip avec un signe de la main.
Je n’ai aucune idée de ce qu’il pense.
Je ne sais même pas ce que je pourrais lui proposer. Un café ? Un whisky ? De quoi ça se
nourrit un mec comme ça ?
– Tu veux fumer un joint ?
Ma solution universelle. Il fouille machinalement ses poches.
– Prends ma weed plutôt.
Il attrape d’une main la petite boîte que je lui tends et roule en moins d’une minute un cône
parfait. On fume en silence en regardant les vagues.

Un moment, j’oublie ce que je fais ici. Je traverse la fenêtre, fusionne avec la plage, je
deviens pure lumière et vibration.
– Alors ?
Sa voix m’a fait sursauter. J’ai quitté mon corps quelques secondes, mais maintenant il me
regarde, et c’est lui qui pose les questions.
– T’as rien à me demander ?
Il affiche un sourire tranquillement confiant, le sourire du type qui contrôle la situation.
Combien somme nous sur Terre témoins de ce sourire ? Phénomène inquiétant et rare, comme une
éclipse de soleil.
Il n’attend pas ma réponse. Il me déballe tout.

Le plan. La vision. Depuis le début.


Tous les complots. Le complot des complots. Bien au-delà des illuminatis, des francs-
maçons ou des treize familles, le sur-complot. Il m’explique comment il peut manipuler les
consciences à l’aide du son, il bosse dessus depuis gamin, c’est pour ça qu’il aime tant les sciences,

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la physique quantique et la SVT. Connexions neuronales détraquées par les ondelettes électro-
magnétiques. Géométrie sacrée. Manipulation mentale par les symboles, leur vibration intrinsèque.
Les expériences qu’il mène avec son crew, qui les lient au-delà du monde perceptible. Silence et
discrétion indispensables, parce qu’il est effectivement menacé, comme je l’avais deviné. Ses
recherches sont trop risquées. Ses potes ont l’habitude qu’il disparaisse, il s’enferme pendant des
jours sans communiquer avec quiconque. "Personne va remarquer mon absence". Il s’attend depuis
un moment à ce qu’on vienne le chercher, soit pour le faire disparaître, soit parce qu’il aura réussi à
créer une connexion mentale sonique.
Je passe à la cuisine et je nous prépare des cafés dans la cafetière de ma mère. Il s’est assis
à table et parle sans s’interrompre, les coudes sur la nappe en plastique, le menton posé sur ses
doigts entrelacés. Il prend deux sucres et touille lentement son café, approche la tasse de ses lèvres
puis la repose pour laisser le café refroidir, sans perdre le fil de son exposé, détail après détail,
chapitre après chapitre, les éléments s’enchaînent avec fluidité.
Je le laisse mener la discussion dans toute sa démence parce que la pire de ses divagations
est toujours moins honteuse que mes raisons de l’avoir enlevé. Je n’arrive pas à articuler un mot.
Comme de crier en rêve, quand on voudrait hurler mais qu’aucun son ne sort, les mots refusent
d’obéir à mon cerveau. Ma pensée s’est désagrégée, je voudrais qu’il arrête de parler, prendre un
moment pour rassembler mes esprits. Sa voix se mélange au bruit du vent et des vagues, le
crescendo s’intensifie, vient chercher les arcs électriques de mes synapses qui se replient sur eux
mêmes en fractale.
Il me fait un cours de relativité quantique. L’univers à n dimensions, le temps circulaire, la
théorie des cordes. Puis il enchaîne, me parle du grand reset et de la Nouvelle Afrique. De la fin de
la civilisation occidentale, l’Europe revendue au détail à la Chine, le contrôle des masses. Chaque
sujet prend sa place dans le grand tout cohérent qui le ramène toujours à cette histoire d’ondes,
l’effet qu’elles ont sur le cerveau, que je suis la première à m’en rendre compte. Sa voix change
quand il me dit "Tu dois être hypersensible". Je ne ressens rien quand il prononce cette phrase, ni
joie ni excitation, seulement la fatigue qui bat douloureusement dans toutes mes articulations. Il
regarde la mer, retrouve son calme de reptile. "C’est beau ici".
Derrière le brouillard de ma vision troublée, j’ai l’impression de le voir changer de
consistance, prendre peu à peu de l’épaisseur, comme s’il se matérialisait devant moi. Il semble
logiquement à sa place, intégré à l’environnement, comme s’il avait la bonne polarité. Accepté par
le lieu, reconnu. Connecté aux éléments, il gagne en puissance à force de parler tandis que je me
vide de plus en plus de mon énergie à son contact, que je disparais lentement comme l’image
mourante d’un téléviseur cathodique.

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Alors que les ténèbres se referment sur moi, sa voix me parvient, déformée comme s’il
parlait sous l’eau.
"Je crois que tu ne m’as pas conduit ici par hasard."
Je ne sais plus ce qui m’a guidée, est-ce vraiment moi qui décide ?
Ou lui ?
Ou autre chose ?

« Maintenant tu es obligée de le tuer ».


Je sursaute.
La voix de Vince résonne dans mes oreilles. La phrase m’a réveillée, mais il n’y a
personne.
Je suis allongée sur le canapé. Il fait sombre. Dehors la nuit tombe.

Je me lève tout de suite et fonce vers la chambre : vide. Le lit n’a pas été défait, mais la
couette a un creux en forme d’être humain.
Je sors en courant de la maison. Devant moi la plage est grise de tristesse et de solitude.
Dans le sable, une série de traces de pas s’éloigne vers les dunes.
Je sens une présence derrière moi et je me retourne.
Vince.
Je ne sais pas pourquoi il est là, il n’était pas prévu, rien n’était prévu, mais maintenant il
est face à moi, au milieu de la tempête que j’ai déclenchée, et je vois, je vois dans sa main le reflet
chromé que je reconnais, le flingue de ma mère qu’il me tend, crosse la première.
Il est venu avec une arme.
Qu’il tend vers moi.
Messager de l’entre deux mondes.
Va le chercher.
Je ne sais pas s’il me parle ou si j’invente sa voix.
Je me détourne et pars en courant vers les dunes en suivant les traces de pas dans le sable
qui déjà s’effacent sous l’action du vent. Je voudrais appeler mais je suis essoufflée, je ne peux pas
crier et courir en même temps. Très loin dans les dernières lueurs du soleil, j’ai l’impression
d’apercevoir sa silhouette mais c’est peut être un reflet. J’escalade la dune le plus vite possible,
mais je ne vois pas mieux au sommet. Je continue de suivre sa piste.

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Je finis par le voir. Quand je suis à portée de voix, je m’arrête pour reprendre mon souffle
avant de crier :
– Tu vas où ? Y a rien par là.
– Qu’est ce que tu me veux putain ? Pourquoi tu m’as amené ici ?
Je le vois se hâter dans la dune mais le sable est impraticable, pour chaque pas qu’il tente
de faire vers le haut il glisse de la même chose vers le bas, son pantalon qui lui tombe à mi-fesses
l’empêche d’utiliser toute la force de ses cuisses, ses chaussures sont mal attachées, il se débat tant
bien que mal sur la pente qui se dérobe sous lui, ridicule pingouin maladroit.
Je tente un saut vers l’avant et réussi à attraper la cheville de son pantalon, on tombe tous
les deux face la première et le sable nous fait glisser de quelques mètres vers le bas. Il secoue les
jambes comme un nageur pour se débarrasser de moi, « lâche moi espèce de malade », m’envoie
une giclée de sable dans la figure.
Je lâche prise une milliseconde et il en profite pour se redresser et dévaler la dune. Je le
vois tomber et faire plusieurs tonneaux mais il se relève aussitôt et disparaît.
La nuit est complètement tombée et la dune se nimbe d’un halo bleuté, éclairée par la lune.
Il fait trop sombre à présent pour suivre sa trace et j’avance au hasard.

La dune entame son chant nocturne, long sifflement solitaire qui s’élève vers le ciel. Seule
la dune est informée des secrets qu’elle renferme. J’erre sans repère, un flingue à la main, à la
poursuite de Freeze Corleone.

Une voix dans la nuit.


"Issa !"
Une autre, plus loin dans la dune, puis une troisième.
"Issa !" "Freeze !"
C’est la Secte. Ils sont venus le chercher.
De ma position, je distingue quatre ou cinq silhouettes qui apparaissent l’une après l’autre,
gravissant lentement la dune d’en face depuis le versant opposé. Elles s’arrêtent un moment au
sommet, présences immobiles et menaçantes. Le contour imprécis de leurs vêtements qui flottent
dans l’air leur donne des allures de samouraïs en mission. Comme moi ils scrutent l’obscurité.
Je n’ai pas le temps de me dire c’est foutu, un coup de feu éclate et son écho se réverbère
dans la nuit.
Je me jette à plat ventre dans le sable.

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Au loin, les voix sont dans la même confusion que moi. "Putain !" "Wow il se passe quoi",
il y a un temps de flottement dans leurs rangs. J’en profite pour ramper vers un renfoncement plus à
l’abri.
Mais qui a tiré alors ?
La confusion a cessé chez la Ligue des Ombres et d’autre coups feu répondent maintenant
au premier : ils sont venus armés. Les détonations déchirent le silence de la nuit et j’ai du mal à
comprendre d’où viennent les tirs.
Je reste totalement immobile, plaquée sur le sol comme une limande. Le vent murmure
dans les tiges des oyats et j’essaie de caler ma respiration sur son rythme, je me fais invisible et
silencieuse, immatérielle comme l’air nocturne.
Les coups de feu ont cessé, les cris résonnent à nouveau au loin. La Secte a repris ses
recherches.

Instinctivement, je détecte plus que je ne vois un mouvement furtif proche de moi. Je


tourne la tête et j’aperçois une forme noire allongée sur le ventre.

Vince.

Vince !
C’est lui qui a tiré le premier ?
Avec le flingue de ma mère ?
Je croyais, je croyais que c’était moi qui l’avait.

J’essaie de l’appeler le plus discrètement possible.


"Vince"
La forme noire ne bouge pas. Un nuage passe devant la lune et la nuit s’obscurcit
brièvement un peu plus, elle engloutit totalement la silhouette et j’ai si peur tout à coup, si peur
qu’il disparaisse totalement lui aussi, dissout par les ténèbres.
Je retiens mon souffle une terrible minute et je crois que je prie, j’invoque le fantôme de
ma mère, je passe un deal invraisemblable avec les forces de l’univers et quand le nuage passe la
silhouette est toujours là.
"Vince ! Vincent !"

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Cette fois-ci il m’entend et tourne la tête, se redresse un peu et j’entends crier "Par là !",
puis un coup de feu tellement proche cette fois-ci que je peux en voir l’éclair, et je vois Vince qui
part en arrière.
Il part en arrière et le mouvement se ralentit alors qu’il tombe sur le sable.
Et glisse mollement.

Je rampe vers lui dans le sable glacé, j’avance à quatre pattes pour aller plus vite. J’attrape
l’arme encore chaude dans sa main et je tire au hasard dans la nuit, plusieurs fois jusqu’à ce que le
chargeur soit vide. Plus loin les clameurs s’éloignent, des bruits de fuite et de dispersion.
Son corps semble si vulnérable, roulé en boule et minuscule. Je le tourne sur le dos, la
chaleur de son corps contre mes mains froides, je repousse sa capuche en arrière, du sang partout,
dans ses cheveux, le long de sa tempe, collant et lourd.
Je me penche sur lui en répétant parle moi parle moi parle moi, je parcours son visage, je
voudrais trouver la blessure, il y a tellement de sang, je ne sais par où commencer, qu’est ce que je
dois faire. Je n’arrive plus à distinguer la frontière entre les fantômes et la matière, je ne sais pas si
j’ai ouvert une porte entre ce monde et un autre, et tout ce qui pourrait disparaître dans cette
ouverture, je ne distingue plus la limite entre ma peau et l’air qui l’entoure, toute ma substance me
quitte en tourbillons glacés jusqu’à ce que je ne sois plus faite que de vent et de nuit, mais sa main
est réelle, son corps est réel, les voix qui s’éloignent son réelles, la chaleur de son ventre est réelle,
quand je touche son visage, sa peau est réelle, le frémissement de sa paupière, imperceptible au coin
des cils, est réel.
– Tu me mets du sable dans les yeux.

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