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La raison de l'autre
Collection La philosophie en commun
dirigée par S. Douailler, J. Poulain, P. Vermeren
Dernières parutions :
Reyeg Mate, La raison des vaincus.
Jean-Louis Déotte, Le Musée, l'origine de l'esthétique.
Jacqueline Rousseau-Dujardin, Ce qui vient à l'esprit dans la situation
psychanalytique.
Josette Lanteigne, La question du jugement.
Chantai Anne, L'amour dans la pensée de Soren Kierkegaard.
Sous la direction de Dominique Bourg, La nature en politique.
Jacques Poulain, La neutralisation du jugement.
SaverioAnsaldi, La tentative schellingienne, un système de la liberté est-
il possible ?
Solange Mercier Josa, Théorie allemande et pratique française de la
liberté.
Philippe Sergeant, Dostoïevski la vie vivante.
Jeanne Marie Gagnebin, Histoire et narration chez Walter Benjamin.
Sous la responsabilité de Jacques Poulain et Patrice Vermeren, L'identité
philosophique européenne.
Philippe Ri viale, La conjuration, essai sur la conjuration pour l'égalité
dite de Babeuf.
Sous la responsabilité de Jean Borreil et Maurice Matieu, Ateliers 1,
esthétique de l'écart.
Gérard Raulet, Chronique de l'espace public. Utopie et culture politique
(1978-1993).
Jean-Luc Evard, La faute à Moïse. Essais sur la condition juive.
Eric Havil and, Kostas Axelos, une vie pensée, une pensée vécue.
Jacqueline Rousseau-Dujardin, L'imparfait du subjectif
Patrick Sauret, Inventions de lecture chez Michel Leiris.
Josiane Boulad-Ayoub, Mimes et parades.
Jean-Pierre Lalloz, Ethique et vérité.
Renzo Ragghianti, Alain. Apprentissage philosophique et genèse de ta
Revue de Métaphysique et de Morale.
Philippe Despoix, Ethiques du désenchantement
Fiances Nethercott, Une rencontre philosophique, Bergson en Russie
(1907-1917).
Jean-Marie Lardic. L infini et sa logique. Etude sur Hegel.
Patrice Vermeren, Victor Cousin. Lejeu de la philosophie et de l'Etat.
Jean-Ernest Joos, Kant et la question de l'autorité.
Stanislas Breton, Vers l'originel
Hélène Van Camp, En deuil de Kafka.
François Rouger, Existence-Monde-Origine, 1996.
LA PHILOSOPHIE EN COMMUN
Collection dirigée par S. DouaiUer.J. Poulain et P. Vermeren
JEAN BORREIL
La raison de l'autre
Editions L'Harmattan
5-7, nie de lTicole-Polytechnique
75005 PARIS
Ce recueil a pour origine la journée du Collège
International de Philosophie, * Altérité et singularité », en
hommage à Jean Borreil, organisée le 11 juin 1993 à l'Ecole
Normale Supérieure par Christine Buci-Glucksmann,
Geneviève Froisse et Jacques Rancière. Le soir, à cette
occasion, Michael Lévinas donna un concert à la Sorbonne.
L'éditeur remercie Geneviève Borreil de l'avoir autorisé à
publier Echo's Bones, ainsi que Patrick Sauret.
©L'HARMATTAN, 1995
ISBN : 2-7384-3866-0
Avant-propos
par Maurice MATIEU et Patrice VERMEREN
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corps dissocié d'une voix qui dit les mots d'un autre, l'écho.
Les os d'Echo, les os de l'écho.
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maternelle(6). Alors je peux prendre la langue comme un
barbare — celui qui commet des barbarismes — sans être un
barbare ; alors je peux prendre la langue comme un idiot pour
être à même de dire l'histoire si l'histoire est une histoire de
bruit et de fureur racontée par un idiot et qui ne signifie rien.
L'idiot dostol'evskien ou faulknérien est dans l'histoire que
narre le romancier, l'idiot beckettien est dans le « récit » et dans
la langue même qui « raconte le récit ». La langue natale est
altérée, ébréchéc comme ce miroir ébréché de servante qui était
le symbole de l'ait irlandais dans l'Ulysse de Joyce. « Ruins in
prospect » en effet C'est pourquoi le silence, ce bord de la
langue, est si présent dans l'œuvre de Beckett Aussi présent
que la mort dans cette galerie de vieux radoteurs Irascibles qui
la peuplent. Aussi présent et aussi absent. « L'écriture m'a
conduit au silence. Cependant je dois continuer. Je suis face à
une falaise et il me faut avancer. C'est impossible, n'est-ce pas.
Pourtant on peut avancer. Gagner quelques misérables
millimétrés. » Comme Moran, comme Watt Continuer, et c'est
pourtant dérisoire. Et si décourageant Alors, pourquoi bouger ?
pourquoi parler ? Et pourtant bouger encore un peu, parler
encore un peu. La parole est unereptation,il faudrait la mesurer
en « unités reptiles ». « Quelle est l'unité reptile ? Corres-
pondant à l'enjambée du promeneur. Il se dresse à quatre pattes
et s'apprête à démarrer. Mains et genoux aux angles d'un
rectangle long de deux pieds et large à discrétion. Finalement le
genou droit mettons s'avance de six pouces réduisant ainsi d'un
quart la distance entre lui et sa main homologue. Laquelle à son
tour en temps voulu s'avance d'autant. Et voilà notre rectangle
transformé en rhombe. Mais seulement le temps qu'il faut au
genou et à la main gauches pour en faire autant. Sur quoi retour
aurectangle.Ainsi de suite jusqu'à ce qu'il tombe. (...) Tout en
rampant le calcul mental. Grain à grain dans la tête. Un deux
trois quatre un. Genou main genou main deux. Un pied. Jusqu'à
ce qu'au bout mettons de cinq il tombe. Puis tôt ou tard en
avant de zéro à nouveau. Un deux trois quatre un. Genou main
genou main deux. Six. Ainsi de suite. En ligne droite autant que
faire se peut. Jusqu'au moment où n'ayant pas rencontré
d'obstacle penaud il rebrousse chemin. De zéro à nouveau. »
{Compagnie). La parole n'est pas autre chose : ramper, se
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parler, être parié par les voix qui me peuplent, c'est toujours la
compagnie de soi avec soi, ma compagnie, peut-être sans
beaucoup de tendresse, mais fidèle, fidèle. « Avec dérisoire
rampade et chimères vaines », dit Compagnie. Homologie
d'effet (la compagnie de « moi » et « mot ») ; homologie de
fonctionnement : la reptation suppose un comptage qui
raccompagne et tienne, justement, compagnie. La voix aussi.
« Vers les simples opérations d'arithmétique tu te tournes
volontiers dans les moments difficiles. Comme vers un havre
(...). Encore maintenant dans le noir hors du temps les chiffres
te réconfortent. Tu supposes un certain rythme cardiaque et
calcules combien de palpitations par jour. Par semaine. Par
mois. Par an. » (Compagnie). Je compte en rampant ; la voix
compte : l'appauvrissement de ta langue (par surcroît de
précision) de l'arithmétique et des nombres — les
« mathématiques sévères » de Lautréamont — est la limite de
l'appauvrissement de la langue. Pas de pauvreté au-delà. C'est
à qui perd gagne. C'est la langue de Beckett, pauvre et savante,
pauvre et précise. Ainsi : « D'une extrémité à l'autre depuis le
calcanéum jusqu'à la bosse de philogénétivité. »
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Que faut-il pour qu'un écrivain devienne un « mythe » ?
Sans doute qu'il ait quelque chose comme du génie. Surtout, il
faut que dans ses personnages et dans sa vie, il soit le
représentant d'une figure de l'humanité. Il faut que la vie et
l'œuvre coïncident jusqu'à faire de l'œuvre la vie et de la vie
l'œuvre dans cette figure. Une vie dévorée par l'œuvre, un acte
(vital) qui est l'œuvre. On sait la très laconique réponse de
Beckett à la question que posait une enquête du journal
Libération : « Pourquoi écrivez-vous ? ». Dans les multiples
réponses, certaines futiles, d'autres ironiques, d'autres
« théoriques », celle de Beckett (« Bon qu'à ça ») tranchait
comme un coup de tonnerre. Ce « Bon qu'à ça », c'était la plus
grande pauvreté possible ; cette pauvreté était la plus grande
force. Ce coup de tonnerre est le coup de théâtre becketticn. Il
disait simplement ceci : ma vie se mesure dans les
« millimètres » dérisoires des livres. Effacement de soi. Comme
Kafka employé de bureau etriantà la lecture qu'il faisait de ses
textes. Effacement et humour. Humour en effet et non ironie.
L'ironie part d'un lieu sûr, un savoir par exemple ; elle est
assurée d'elle-même par ce lieu ; elle est surplomb et refus du
risque ; l'humour au contraire abandonne l'humoriste dans
le grotesque ou l'absurde de la situation. L'humoriste est
dedans. 11 n'y a pas de métalangage. Beckett ne surplombe pas
ses textes, il est dedans, au milieu. « Ce qu'il a écrit, il l'a
vécu »(7).
Un mythe. Mais de quoi ? De ce que la guerre a révélé aux
hommes. Que faire dans le désastre ? que faire du désastre ?
S'affronter à lui, à la « confusion » et au « gâchis ». S'affronter,
c'est être dedans, au milieu du combat des chiens, sans le
métalangage de l'ironie. « Ce n'est pas moi, dit Beckett, qui ai
inventé cette confusion. Elle est tout autour de nous. Notre
seule chance est de la laisser entrer. Notre seule chance est
d'avoir des yeux aussi, et de voir le gâchis. Ce n'est pas un
gâchis que l'on puisse comprendre ». Lorsque le monde devient
confusion et incompréhensible gâchis, bruit et fureur, tout
homme devient le réfugié de quelque guerre, une sorte
d'apatride, une personne déplacée. Une personne déplacée
cherche. Quoi ? Elle n'en sait rien puisqu'il n'y a plus de
refuge. Elle marche et s'épuise dans cette marche comme
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Molloy ou Moran ; elle s'arrête pourreposerses pieds et attend
qui pourrait lui dire un lieu, une place, qui lui serait refuge.
Cette attente donne un faux-semblant de but à la marche et à
l'errance. L'espace durendez-vousimaginaire avec Godot n'est
que ce lieu où je me repose avant de recommencer à marcher
ou à ramper. Et puis, « de zéro à nouveau ». Au début, je
roulais — si l'on peut appeler « ça » rouler — à bicyclette.
C'était il y a longtemps, très longtemps, si longtemps.
Maintenant monter à vélo m'est devenu impensable, avec ce
reste de corps qui est le mien. Errer à la recherche de
l'introuvable et le savoir, et savoir que chercher l'introuvable,
c'est chercher l'impossible. « Nulle part à trouver. Nulle part à
chercher. L'impensable ultime. Innommable. » (Compagnie). U
n'y a pas de lieu ou plutôt il n'y a qu'un lieu, « ici ». L'eirance
vers un ailleurs ne sort pas de l'ici. « Je sais bien, il n'y a
personne ici, ni moi, ni personne, mais ce ne sont pas des
choses a dire, alors je ne dis rien. Ailleurs, je ne dis pas,
ailleurs, peut-il y avoir un ailleurs à cet ici infini ? » (Textes
pour rien). Pourquoi ï'ici est-il infini ? Parce qu'il est ce je
traversé de voix, ce corps de souffrance. C'est le radical
matérialisme de Beckett : il y a de la respiration, il y a des
corps, il y a de la défécation ; mieux vaut la terre que le ciel.
D'ailleurs, « on descend au ciel ». Y a-t-il de l'Esprit ? Oui ou
non ? Nom Rien à espérer. « Ilreprîtsa marche à travers les
longues herbes blafardes résigné à ignorer où il était ou
comment venu ou où il allait ou commentretournerlà d'où il
ignorait comment parti. Ainsi allait tout ignorant et qui plus est
sans aucun désir de savoir ni à vrai dire aucun d'aucune sorte et
par conséquent sansregretssinon qu'il aurait désiré que cessent
pour de bon les coups et les cris et regrettait que non. »
(Soubresauts). De toutes façons, partout où on sera, ce sera
inhabitable. L'expulsé n'est-il pas le titre d'une nouvelle de
Beckett ? Restent les voix. Mais les voix, elles aussi, sont
inhabitables. Les voix évoquent des souvenirs d'anciens
combattants en vous faisant croire que c'est l'avenir. « Je vais
parier de l'avenir, je vais parler au futur, comme lorsque je me
disais, dans la nuit. Demain je mettrai ma cravate bleue, avec
les étoiles, et que je la mettais, la nuit révolue. Vue vite, avant
de pleurer. J'aurai un ami, de ma promotion, un pays, un vieux
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conscrit, nous revivrons nos campagnes en comparant nos
érailures. Vite vite. Il avait servi sous Jellicoe, pendant que moi
je canardais l'envahisseur de derrière un tonneau de Guinness,
avec mon arquebuse. Nous n'en avons plus, c'est ça, au
présent, plus pour longtemps, c'est notre dernier hiver, alléluia.
On se demande ce qui va nous emporter à la fin. Lui s'en va de
la caisse, moi de la prostate plutôt. » (Textes pour tien). Les
humains sont cette espèce qui se rappelle et ne se rappelle pas
« les beaux jours » de quelque combat ancien, avant, quand on
allait à bicyclette, quand on marchait, quand on rampait. C'est
pourquoi la dissection du banal à laquelle procède Beckett
aboutit à ceci : des clowns qui s'éloignent dans une parole
ressassante de vieillard qui s'essaie à mal dire ce qu'il a mal vu.
« Vu toujours de dos où qu'il aille. Même chapeau et même
manteau que du temps de l'errance. Dans l'arrière-pays.
Maintenant tel quelqu'un dans un lieu inconnu à la recherche
de la sortie. Dans les ténèbres. A l'aveuglette dans les ténèbres
de jour ou de nuit d'un lieu inconnu à larecherchede la sortie.
D'une sortie. Vers l'errance d'aman. Dans l'arrière-pays. »
(Soubresauts). Maintenant, c'est jusqu'à l'errance qui est
confisquée à la personne déplacée ou à l'expulsé. Est-ce la fin ?
Alors, ne plus bouger. Faire le mort à défaut de Titre (La Fin).
La fin est aussi indécidable que le commencement pour cet
écrivain qui nous propose deux dates pour sa naissance, un
Vendredi saint, jour de la mort du Christ et un dimanche de
Pâques, jour de la résurrection (Compagnie). C'est l'argument
grec du sorite sur lequel Molloy épuise le peu de pensée qui lui
reste : combien de grains faut-il pour qu'il y ait un tas de
sable ? Quand cela est-il fini ? Jamais. Il y a toujours un
millimètre de plus, un mot de (dus. Pas de lumière nulle, pas de
nuit absolue. Ou alors rien. Mais je ne le sais pas. Oh ! finir.
« Moi quand je perdrai connaissance ce ne sera pas pour la
reprendre. » {Le calmant). Mais on ne sait pas quand c'est fini ;
on ne sait même pas si l'on a vécu. « Mon réveil était une sorte
de sommeil », dit Molloy et Malone, en écho : « J'ai vécu dans
une sorte de coma ».
22
Le genre humain
23
le genre humain et dans le récit et dans la langue qui dit le récit.
Alain Badiou leremarqued'un autre point de vue : c'est un
discours générique que celui de Beckett. Le genre, c'est ce qui
épure de l'anecdotique ou plutôt, ce qui peut apparaître comme
anecdote (les combats anciens, ne seraient-ils que des errances
dans l'arrière-pays, les petites histoires apparemment
individuelles, la cravate bleue ou l'histoire de Breem ou de
Breen), c'est le Comment c 'est du genre humain. L'humain a ce
propre d'être de ce genre qui se distribue en singularités. C'est
pourquoi il n'y a pas de métalangage : Beckett s'inscrit au
milieu parce qu'il est du genre. C'est pourquoi Beckett est aussi
un mythe littéraire et un personnage mythique : il contemple le
genre en lui, en deçà des poses et des attitudes, pour nous le
montrer dans le miroir de son œuvre. Si l'œuvre nous dit le
Comment c'est du genre, l'humanité comme genre se reconnatt
dans son genre métaphorisé, métamorphosé tel qu'en lui-même.
La métamorphose ovidierme d'Echo est devenue les os d'Echo,
elle est une phase la métamorphose est devenue ce que le poète
Breiten Breitenbach nomme une métamorphose. Elle se
reconnaît dans la détresse rieuse de l'humour du genre. Alors,
de même qu'il n'y a pas de métalangage, il n'y a pas, non plus,
une métaphysique de Beckett ; il y a une physique, la physique
du genre humain. Le mythe, c'est cela.
Oh ! n'avoir jamais été, dit Beckett qui se souvient du
personnage de Swift murmurant sur la scène la phrase finale de
la pièce de Yeats : « Maudit soit le jour où je suis né(8). » Mais
c'est commencé. D faut continuer. Quelques millimètres encore
sur le bord de la falaise, au-dessus du criterribledes mouettes
d'Irlande, quelques millimètres encore sur le bord du vide.
Quelques mots sur le bord du silence. Continuer. Même sur le
dos dans le noir. Encore une fois. Maintenant c'est fini. Non.
Pas fini.
24
NOTES
25
II
Jean Borreil : le style d'une pensée
Alain BADIOU
29
Quand les interrogations se bousculent dans récriture de
Borreil, ce n'est pas que la pensée prend la pose du grand
questionnement du sens et du destin. C'est au contraire qu'elle
nous invite à faire aussitôt mouvement vers une intérieure et
imprévisible halte. L'interrogation est toujours loyalement
suivie par une réponse. Elle est là pour signaler que la réponse
est ce vers quoi il faut se mouvoir, qu'elle n'est pas un déjà-là
qu'on dévoile ou révèle. La réponse est le possible d'un
mouvement partagé. Si Borreil demande : « Qu'est-ce que
l'intolérable ? », il répond aussitôt : « Ce qui provoque un refus
et une insurrection. » S'il demande, à propos d'Hypérion :
« Pourquoi la connaissance échoue-t-elle ? », il répond :
« Parce que la réflexion ne résout pas les dissonances. » Même
l'anecdote fondatrice, le bien-connu, est initié par
l'interrogation. Pour nous rappeler l'invention scandaleuse de
Diogène le Cynique, Borreil ne procède pas au récit, et à son
interprétation. Il interroge : « Quel est cet acte philosophique
par excellence ? » Et il répond : « Diogène se masturbe sur
l'agora. » Et il Interroge encore : « Quelle est la leçon ainsi
administrée ?» Et il répond derechef, comme s'il était l'écolier
de lui-même, à qui un maître intime et ferme a demandé de
réfléchir, de compter sur ses propres forces : « La leçon est,
pour les Grecs de l'époque, ce paradoxe inouï : l'agora est ma
chambre, l'espace public est un espace privé. »
Selon l'Interrogation, la pensée est désancrée, elle est dans
la mer incertaine, elle est pour elle-même ce quasi-autre que
chacun, aux yeux de Borreil, est pour tous. Selon la réponse,
elle entre au port, qui n'est jamais sa destination — il n'y en a
pas —, mais son étape. L'image nomadique est d'abord inscrite
dans ce style singulier, qui n'affirme rien que sous la règle
d'une interrogation, et fait passer entre l'interrogation et la
réponse tout l'écart entre le matin du départ et le soir de la
halte.
Ainsi le style de pensée de Borreil est-il maritime et
portuaire. C'est que l'ennemi de cette pensée est constamment
identifié par Borreil, c'est le légitime propriétaire. Propriétaire
de la Cité, des biens, propriétaire de la politique, et, finalement,
prétendu propriétaire de la pensée elle-même. L'ennemi de la
pensée est installé sur ses terres, il est approprié au propre, il est
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le propriétaire. La pensée maritime et portuaire désapprenne le
propriétaire. Et Borreil interroge encore :
« Les ports ne sont-ils pas l'espace des marchands et des
" capitalistes ", qui préféreront toujours leur salut personnel à
celui de la Cité 7 Ne sont-ils pas l'espace de la prostitution et
de la nuit, l'exact opposé du soleil qui inonde de sa lumière
les débats agonistiques de l'agora ? En un mot, les ports ne
sont-ils pas l'image, sinon même le substitut terrestre de la
Cosmopolis?»
C'est que la pensée, pour Borreil, suit une ligne errante et
difficile, de ce qu'elle ne dispose, à son aplomb, d'aucun point
fixe. Elle fait le point sans soleil idéal. Elle est avant tout une
pensée sans verticale, une pensée qui se meut sur le plan
purement horizontal de l'égalité.
De ce plan d'immanence, la ville moderne est l'emblème.
Borreil dit : « une ville, une pure surface ». Ou encore, opposée
explicitement à ce qu'il appelle « la Terre heideggérienne et
poétique » : « l'horizontalité d'une ville piétinée en tous sens
sans que cela fasse sens ». Le Dublin de Joyce, ce « nulle part »
attesté par l'écrivain moderne que Borreil aimait et pratiquait
entre tous.
On pourrait dire la chose ainsi : Qu'est-ce qu'un style de
pensée qui piétine l'horizontal 7 Et c'est à cette interrogation,
encore, que répond avec loyauté et pénétration, avec douceur,
avec rigueur, l'écriture de Borreil.
Je dirai que la pensée doit éviter deux choses : la boucle, et
le surplomb. Seul ce double évltement la confie à
l'horizontalité du site des quasi-autres, à l'égalité des
semblables.
Eviter la boucle prend chez Borreil bien des formes. On dira
d'abord que la pensée doit procéder localement, ne suppose
aucun mouvement général qui la reconduirait à un prétendu
motif originaire. En fait, ce qu'il y a, ce sont des catastrophes
locales, des choses qui arrivent et dont on témoigne
obstinément. La pensée s'y ajuste comme elle peut. Borreil
demande : « Comment ajuster une parole devant une série de
catastrophes ? » Cet ajustement fixe un style qui procède à
chaque rois d'un point à un autre, sans que jamais il s'agisse
d'une inférence globale. Rien n'est plus frappant à cet égard
31
que l'usage proprement stylistique que Borreil fait des
références, des noms propres. 11 y a là une improbabilité
maximale, une surprise, une sorte de vol des noms. Borreil le
dit, du reste : il faut avoir « un rapport à l'histoire de la
philosophie, un rapport qui ne soit pas d'érudition mais
d'altération et de capture, sinon de vol ».
A l'histoire de la philosophie, mais pas seulement. Voyez
L'impossible retour à Ithaque. On commence par Homère et
L'Odyssée, pat sa critique dans le Traité du Sublime. Car, soit
dit en passant, Borreil connaît beaucoup de choses, Borreil
connaît tout Puis les motifs de F oriental et du sobre nous font
brusquement obliquer, le cap est mis sur Holderlin, sur Kleist
Al'arrière-plan, on entrevoit Goethe et Schiller. La question
du voyage, qui est celle du mouvement de la pensée, s'aiguise :
« le voyage est une catastrophe ». La ruine du propre
s'annonce : « Même question duretourchez soi ; mais il n'y a
plus de chez soi. » On demande alors qu'est-ce qui rend
possible le retour d'Ulysse, et c'est l'épisode crucial des
Sirènes, qui nous conduit à un port que rien ne laissait prévoir :
Michel Foucault. 11 est question de la traversée de la souffrance
et de la mort. Et c'est avec déchirement que nous lisons la
phrase centrale, encore une interrogation et sa réponse : « Que
reste-t-il à faire quand on a traversé la mort ? Rentrer chez
soi. » Cette connexion de la traversée de la mort et du retour
convoque Hegel, qui reconduit par césure et localisation, via
Tilbingen, à Hypérion, à Holderlin, aux élégies du soleil
couchant. Et enfin la Méditerranée s'abolit au profit de
l'horizontalité urbaine de Joyce.
Rien là-dedans, ni d'anarchique, ni de bouclé. Une
navigation point par point, au plus près, qui tient ce qu'elle
gagne, et tien d'autre. La maxime du style de pensée de Borreil
est celle de Rimbaud : « Tenir le pas gagné ». Cela seul garantit
qu'on ne cédera pas aux Sirènes de la boucle, de la Totalité.
Borreil le dit, à propos de Joyce, mais c'est une balise pour
sa propre navigation : « Non plus le langage réflexif ni la
marche odysséenne de la conscience, mais le monologue de
Molly Bloom. »
Contre la boucle, il y a le monologue. A comprendre
comme ce qui va de soi-même vers l'altération affirmative de
32
soi. Le monologue de la perte du propre, de l'absence de fin, de
rentérinement du quasi-autre.
La maxime en est qu'il n'y a pas de retour, qu'il n'y a que
de la perte, et que c'est la perte qui est la liberté moderne, celle
qui est, si l'on peut dire, de-bouclée. Ce qui se dira ainsi : « On
ne revient jamais à Ithaque. On ne se perd pas pour se retrouver
mais, justement, pour se perdre. »
Rimbaud encore, qui disait : « On ne part pas. » Boireil
dirait plutôt : Si, si, on part ! Ce qu'il y a, c'est qu'on ne revient
pas, qu'on n'enrevientpas.
Mais l'autre piège à circonvenir est celui du surplomb. Le
style de pensée auquel se tient Borrcil est répudiation de
l'universel. Car l'universel n'est qu'une arrogance camouflée
du propre, du propre occidental. C'est là qu'est défini un
double pari stylistique, celui de la singularité de la prose, celui
de sa similitude et de sa vocation au partage. Mais pour en
venir à ce point crucial nous avons une avalanche
d'interrogations : « Que faire avec des semblables
dissemblables ? Que faire avec une détresse recouverte de
mots ? Comment découvrir l'intolérable d'une catastrophe
continuée, d'une destruction continuée ? Quelle parole tenir qui
ne soit pas " non enceinte ", comme on dit en Afrique de
l'Ouest, sinon même " fatigante " ? » Et, une fois n'est pas
coutume, la réponse a la forme d'un impératif :
« Il faut parier contre l'universalisme qui est traduction
d'une arrogance, et pourtant maintenir le primat de l'égalité
des semblables. »
33
Disons que le style de Borreil est l'exposition partagée du
pluriel, elle-même secrètement pluralisée par une pensée
impossible. Le texte, gouverné par cette tension, doit garder
quelque chose d'aléatoire. Il doit être la trace d'un hasard,
d'une rencontre, de ce qui a été recensé dans le piétinement de
l'horizontalité.
Borreil salue —je le cite — « l'attention à l'aléatoire d'un
regard qui ne décide pas a priori de ce qui mérite d'être regardé
ou de ne pas l'être ».
Le style de sa pensée est de faire apparaître cette non-
décision. Une non-décision qui n'est pas indécision, mais
trajectoire bifurquée, venue locale d'une dérivation de la prose.
De sorte qu'à la lin nous ne sommes pas où nous imaginions
aller. Nous avons été altérés, et, comme des avions par temps
de brume, détournés en terre étrangère. C'est-à-dire aussi bien
chez nous, puisque ce détournement nous révèle l'impropriété
du propre, l'alterné du natal, la coupure de toute boucle et
l'impossibilité de tout surplomb.
Je me souviens de l'époque où j'avais avec Jean Borreil de
vifs discords politiques. Au-delà des vocables du temps,
j'imagine qu'il me reprochait surtout de décider bien trop à
l'avance de ce qui méritait d'êtreregardé.C'est que le style de
pensée de Borreil, à tout prendre, n'est pas celui d'une
politique, au sens habituel. Ni celui d'une philosophie.
Philosophe, il l'était, mais non pas philosophe d'une
philosophie. Il avait plutôt l'allure d'un témoin. Dans sa
pensée, la mesure est trop fine à trouver entre singularité et
similitude. Borreil était trop occupé, au regard des vaines
odyssées du concept, à trouver le point local, le port
cosmopolite, d'où entendre exactement le discours de l'autre. 11
disait, à propos de F. Châtelet : « Respect et irrespect, tel est le
mode d'écoute nonromantiquedesraisonsde l'autre. »
Et c'est cela, finalement, dont il s'agit : un style non
romantique de la pensée, une destitution de tout héros du
concept, une patience assurée, un labourage fraternel. Ou
encore, et je le laisse dire pour conclure, de Claude Simon,
mais aussi bien de lui-même, ce qu'il désirait que soit l'écriture
d'une pensée :
34
« Venir sur le devant de la scène pour la disarranger et
peut-être, comme le vent d'octobre du pays sans nom
dépouillant les vignes de leurs feuilles, mettre la mariée à nu
et l'exhiber dans un tableau. »
35
La mer et le fleuve
Patrick VAUDAT
38
l'universalisation de sa particularité que, dans un coup de
force bien peu démocratique, il nomme alors l'universel »(2) ;
face au Tout on érigera la polonité ou la gaélicité, ou bien, sur
le mode mineur de l'excentricité dandy, on érigera le petit rien
en changement du tout au tout Le singulier ne déplace pas le
centre, il ne répare pas le Tout, il s'en retranche, s'en soustrait,
il le décomplète pour s'en détacher. Le singulier ne dit peut-être
qu'une chose : il n'y a pas de Tout, il n'y a que des uns
quelconques. « Hère Cornes Everybady » comme écrit Joyce :
c'est là, en effet, que peuvent venir, au lieu des « bonnes à tout
faire » de l'idéal, les mauvais sujets dévoyés qui ne croient pas
au Tout : par exemple Stephen Dedalus refusant de
s'agenouiller devant sa mère mourante, l'Eglise catholique et
romaine, et Tanière patrie irlandaise, ou bien Joyce lui-même
écrivant à propos de l'Irlande dans une lettre à Nota : « // n'y a
pas de vie ici... »(3), ou bien, inversement, Lébpold Bloom, le
juif errant d'Europe Centrale, qui a choisi l'Irlande parmi
d'autres et par amour plutôt qu'à l'exclusion des autres et par
nature.
Entre particulier et singulier passe la différence entre la
croyance au Tout à l'œuvre dans la philosophie hégélienne de
l'histoire et son décours dans l'Ulysse de Joyce que Jean
Borreil a interprété dans le sens de l'impossible retour chez soi
de la raison, coupée qu'elle est désormais de son origine rêvée
par l'errance de son histoire effective. On trouvera un indice
très significatif de la justesse de cette interprétation dans la
comparaison qui peut être menée entre la vision hégélienne,
encore très grecque, de la mer et sa vision joycienne. Dans un
chapitre de « La Raison dans l'Histoire », Hegel fait un sort
tout particulier à la mer en lui assignant un rôle dans la
réalisation de l'Esprit : « La mer apporte cette tendance très
particulière vers l'extérieur qui manque à la vie asiatique, cette
manche de la vie vers plus loin qu'elle!*). » Si la terre ferme
voue l'homme aux « pacifiques délimitations en cités », à
l'habitation stable et à la sûre possession des fruits du travail,
bref à la sphère limitée de la vie cantonnée à la satisfaction des
besoins, la mer lui lance le défi de Télément illimité et
indéterminé qui l'appelle à serisquerau-delà des limites et des
liens dans lesquels la maîtrise terrienne le contient L'appel du
39
large tait entendre la vocation de l'Esprit à franchir les limites
de la vie pour la conquête de l'infinie liberté de runiverseL En
invitant l'homme au dépassement, elle est la promesse de la
liberté sansrivagedans lerisqueassumé de la mort. Mais par là
même, parce qu'elle est l'élément indéterminé gros de tous les
dangers, la méduse défiant Vappropriation, elle suscite avec les
techniques de la navigation la ruse conquérante de la raison. Au
terme de la longue marche de l'Esprit qui le porte d'Asie en
Europe, la mer est peu à peu domestiquée et appropriée, et
Vapeiron grec soumis à la mesure de la raison. Alors peut
commencer le bon commencement en vue de la fin, le règne
méditerranéen de l'Europe dont Hegel écrit qu'elle est « le pays
de F unité spirituelle, du passage de cette liberté sans mesure à
la réalisation particulière, à ta maîtrise acquise sur la
démesure, à l'élévation du particulier à l'universel, et la
rentrée de ïesprit en soi »(5). L'exil de l'Esprit aux frontières
de la vie et des particularités sédentaires n'était que la
recherche de la Terre promise : il s'achève au centre, dans la
patrie de l'universel.
Pour Joyce en revanche, comme le note Jean Borreil, « la
mer dublinoise a la couleur de la mort »(6), non pas celle de
l'au-delà de la vie du défi héroïque hégélien mais celle de l'en
deçà qui l'empêche de naître en la soumettant aux morts. Jean
Borreil n'a pas raté dans le roman de Joyce le moment
d'éclipsé de la mer grecque : « // est huit heures : la mer
" grecque " du chapitre premier a" Ulysse ("Au creux de la
baie et au large... ") est couverte par un nuage qui masque le
soleilÇl). » Le blanc méditerranéen qui réconcilie dans l'unité
spirituelle de l'Europe les violents contrastes des particularités
a fait place au vert-pituite du crachat de la mère moribonde. Ce
n'est plus « la mère grande et douce » de l'Esprit rentré dans
ses pénates, c'est la mer morte et stérile où s'avancent en pure
perte des jetées, ces ponts désappointés ou encore ces victoires
à la Pyrrhus, dixlt Stephen Dedalus(8). La mer est morte
d'avoir été appropriée, l'Irlande de Joyce se meurt à la
recherche de son identité fantasmée, de son parler originaire (le
gaélique) et de son art national qui ne sont que le reflet de sa
longue servitude. Le retour au même, le retour à l'origine
supposée est mortifère (purification, exclusion) ou bien tout
40
simplement dérisoire (folklore) : dans les deux cas, comme dit
Joyce, « J7 n'y a pas de vie ici ».
« Comment peut-on être en réalité propriétaire de
Veau ? »(9), la question est de Léopold Bloom, du haut du pont
O'Conncll qui enjambe la Lifïey où un astucieux commerçant a
amarré sa réclame. Cette question de celui que Joyce appellera
plus loin « ramant de l'eau » est aussi bien celle de la langue
maternelle. A la langue maternelle, eau morte de « la mer
toujours recommencée » (Paul Valéry) et miroir fêlé de
l'identité. Joyce oppose l'eau vive et courante du fleuve Uffey
où se font entendre sans peine le Hfe et le live d'une langue qui
se risque à l'altérité dans l'altération de l'idiome maternel. On
ne reviendra pas à une langue archaïque, on dérivera, on se
perdra La désappropriation et l'altération de l'idiome maternel
à l'œuvre dans récriture joycienne procèdent sans aucun doute
pour Jean Borreil de ce qu'il appelle « l'art de l'exil » où il
voyait la tâche moderne de la pensée. Il écrit dans
« Dissonances » : « Si nous venons aptes les dieux, il ne nous
reste qu'à nous exalter de l'énigme de la présence de l'eau et
non pas y chercher (notre) image »(1Ô) ; ces lignes qui
concernent la peinture peuvent être transposées à la littérature
joycienne, au torrent près de la vie et de la langue qui, selon
Bloom, emporte le miroir tandis que la peinture, selon Jean
Borreil, le traverse.
L'écriture joycienne ne coule pas vers la mer, elle en
découle pour renaître d'abord dans la parodie épique des styles
d'Ulysse, dans les mille et une versions flottantes de
« Finnegans wake » ensuite. On a souvent noté l'illisibilité de
« Finnegans wake », ce n'est vrai que si on cherche à
reconstituer une totalité dont Joyce a voulu précisément
consigner la perte : « Non, certes, je n'ai jamais réussi, moi non
plus, l'ayant attaqué à la première ligne, à le suivre jusqu'à la
dernière sans en sauter un seul mot, évidemment, ni même une
seule phrase, évidemment, ni même des pages entières », je fais
miennes ces lignes de Michel Butor, et plus encore son
interprétation : « Le dernier ouvrage de Joyce, en nous
interdisant d'avoir à son égard l'illusion d'une lecture
intégrale... nous démasque cette illusion en ce qui concerne les
autres... »( 11), à une réserve près cependant : s'il n'y a jamais
41
eu de lecture intégrale en fait, ça ne veut pas dire que ce fut
impossible en droit, puisqu'un monde — celui de Balzac, de
Zola, de Stendhal etc. — était supposé en répondre, alors
qu'avec Joyce, en effet, le lien se défait : la littérature se fait
chaos sur les ruines du monde. Impossible donc de lire tout
« Finnegans wake » parce que « Finnegans wake » récuse le
tout en proposant mille et une versions d'une même et pourtant
toujours autre histoire. Le « et une » est à entendre comme un
« et autre ». Outre qu'il indique dans les célèbres contes la vie
gagnée sur la certitude de la mort, au don près d'une parole et
d'une belle histoire capables de la divertir de son œuvre
sinistre, le « et une » fait entendre, plutôt qu'un compte ou une
somme achevée (le nombre rond, mille) qui reviendrait à
reconstituer le Tout, un décompte. Il fait entendre la voix
dévoyée qui se soustrait au Tout qu'elle voue à la perte par ce
retrait même pour être à son tour comptée et entendue dans la
pluralité des voix. La mère, version manquante, irrigue de sa
perte tous les fleuves de la terre pour revivre trahie-traduite
dans les avatars et les alluvions de chaque lecture. La Liffey se
métamorphose en « Anna Livia Pîurabelle ». D'Anna,
palindrome, prénom-miroir de la langue qui la fait une, comme
souvent chez Joyce (par exemple Molly, la femme de Bloom, et
Milly, sa fille), d'Anna donc, la vie présente, la vie pressante
aux mille et une rencontres se charge de faire diversion :
« Anna fia, Livia est, Pîurabelle sera »(12) écrit Joyce. En
brisant le miroir de la langue maternelle, le tempsredonneà la
vie matière à écrire son histoire ; là, en effet, dans l'énigme de
l'eau à l'universelle rumeur, un quiconque peut venir écrire son
histoire singulière. Dans l'immense et géniale allitération
joycienne, la langue-mère ne fait incessammentretourque dans
la dispersion et la fragmentation qui la rendent à l'Autre
inappropriable de la langue. Dans «riverrun», premier mot si
l'on peut dire de « Finnegans wake », on peut entendre « Erin »
la verte Irlande, « rinnen » : en allemand « couler »,
« Erinnerung », « souvenir » en allemand : la mère ne revient
que pour se perdre dans l'histoire qui la raconte et les
différentes langues qui l'interprètent.
Jean Borreil a sans douterencontrédans l'œuvre de Joyce
un exemple de ce qu'il appelle dans « Dissonances » un
42
« héroïsme du délaissement ». Une longue histoire nous a
appris à associer l'héroïsme au faire et au dépassement, c'est-à-
dire souvent au sacrifice en vue de l'existence du Tout, Jean
Borreil nous apprend qu'il y a une sorte d'héroïsme consistant à
ne rien faire ou plutôt à défaire, à changer de sujet, un héroïsme
de l'exil opposé à celui de la conquête. Mais à ne le voir que
sous sa face négative, on en oublierait presque la face positive,
celle de l'hospitalité à l'autre dont Jean Borreil sut toujours
faire simplement l'enseigne de sa vie et de sa pensée. S'il
s'agissait pour lui de devenir étranger à son propre pays et à sa
propre langue, ce n'était certes pas pour cultiver sous la forme
de l'universalisme abstrait la haine de soi et des origines,
seulement pour apprendre qu'il n'y a de naissance qu'en terre
étrangère puisque toute langue est de l'autre, à prendre et à
voler plutôt qu'à mettre sous la surveillance « arrogante » du
sens propre de la propriété natale qui conduit tout droit, selon
l'expression de Jean Borreil, « au sens interdit » de la poésie,
c'est-à-dire à l'occultation de la mémoire et à la censure des
métaphores où se recueille et nous travaille l'affect de l'autre
qui nous met hors de nous.
NOTES
43
Le poète au désert
par Patrick CINGOLANI
45
la préface à son livre, en 1805, définit les conditions
sociologiques de l'émergence de cène figure de la modernité,
mais il les définit avec quelques rancœurs. « Depuis la
destruction des monastères et les progrès de V incrédulité, nous
explique-t-il, on doit s'attendre à voir se multiplier au milieu de
la société des espèces de solitaires tout à la fois pensionnés et
philosophes qui ne pouvant ni renoncer aux vices du siècle, ni
aimer ce siècle, prendront la haine des hommes pour
l'élévation du génie »(5). C'est, semble-t-il, Baudelaire qui,
prenant acte des transformations et des temps, va donner une
dimension affirmative à celle-ci. Aptes avoir trouvé son double
dans Edgar Poe il tâchera lui, Charles Baudelaire, de vivre cette
expérience du solitaire au désert et de donner un corps, son
corps, une existence, son existence, à la poésie.
On le voit, il ne s'agit pas ici de se fixer sur une image,
l'homme des vastes étendues de sable peut être le prosaïque
bédouin. Si l'expérience du poète au déser, se donne bien
néanmoins dans la remémoration de la vie du moine — y
compris dans cette « mélancolie, à midi, quand tout dort »
évoquée dès les poèmes de jeunesse—0 nous importe d'abord
de suivre la métaphore dans sa polysémie, il y va à la fois de
filer les divers types, styles et régimes de vie qu'elle sédimente
derrière elle, et, par conséquent, de dessiner quelques-uns des
traits sous lesquels le poète se métamorphose, mais il y va aussi
de suivre la manière dont s'énonce la sociabilité des solitaires.
Le poète étranger
Le mal de l'infini
Egalité poétique
52
discrimination quant à l'intimité et la contusion des corps, sans
relation aucune avec quelque institution, à commencer par celle
de la force publique(51). Si elle s'engendre ici dans le conflit
ou la violence donnée et rendue, dans un autre poème, Le
joujou du pauvre(52), Baudelaire montre qu'elle peut se donner
dans le rire de deux enfants. La nature, cette fois, avec un
joujou « tiré de la vie elle-même », un rat, réunit dans la joie un
enfant riche et un enfant pauvre. « A travers les barreaux
symboliques qui séparent la grande route et le château », tous
deuxrient« l'un à V autre fraternellement, avec des dents dune
égale blancheur »(53). L'égalité, celle qui est a venir autant que
celle qui est perdue, l'égalité mélancolique pourrait-on dire, ne
procède que par cas, dans le hasard d'un heurt irréductible aux
régularités de l'ordre social, ou bien elle s'accomplit, pour
l'artiste qui « ne voit que des individus »(54), dans une logique
des exemples se multipliant dans « rerraticité » des rencontres.
La bouteille à la mer
53
féminin et maternel du désert, n'est-elle pas la seule qui puisse
faire encore contrepoint à ces « Saharas » qui s'abreuvent « des
eaux de nos souffrances »(57) ?
NOTES
55
in
Leridiculephilosophique
Stéphane DouAILLER
59
retournerait d'autant moins dans cette mer de mots, dans
laquelle pourraient être recommencées les variations
spécialisées de l'art, que tout son effort aurait consisté à en
sortir. Il serait le dernier mot, en regard justement de tous les
sujets mis en mots par l'art, qu'il quitterait, s'efforçant de les
mettre derrière lui. C'est pourquoi l'épigramme serait, devrait
être courte. Elle ne dirait un dernier mot que pour pouvoir
naître comme premier mot. Son modèle sentit l'épigramme
murmurée par la bibliothèque, emprunté par Jean Borreil à
Joyce pour parvenir aux derniers mots de L'Artiste-Roi, ceux de
la bibliothèque (où Stephen explique que Shakespeare est le fils
de ses œuvres, le fils d'Hamlet) murmurant : « words, words,
words » (Joan Borreil : L'Artiste-Roi, éditions Aubier, Paris,
1990, p. 386).
On pourrait prêter attention aux dentiers mots des différents
textes écrits par Jean Borreil, à ceux, par exemple, sur lesquels
s'achèvent les trois premiers articles republiés dans La raison
nomade. Ils disent (pour faire vite) un monde zébré de
frontières, d'où naît un nègre blanc ; une humanité allouée à
des propriétaires, qui se heurtent à l'usufruit qu'en prennent les
prolétaires ; un jardin des espèces, dont la crasse et le pou
sortent, hors cadre, comme objets de la philosophie (Jean
Bon-cil : La raison nomade, éditions Payot, Paris, 1993, p. 41,
55,79). Or on s'aperçoit, dans ce dernier moment de la pointe
du texte, que celui-ci a consisté justement à porter un dernier
regard sur l'étendue du monde, immobilisée dans les variations
de ses frontières, propriétés, espèces, afin qu'un art de la
contrebande, du vol, de la déspécification, puisse en faire surgir
ce nègre blanc, ce prolétaire, cette crasse, ce pou. Et c'est bien
d'un art (mais d'un art à certains égards inédit) que ces derniers
surgissent au sens où un art ajoute quelque chose à ce qui est, et
dans la mesure où quelque chose de l'ajout, comme des
considérations philologiques n'auraient guère de peine à
l'établir,relèveraitde l'épigramme. Il faut se souvenir, en effet,
qu'alors étaient déjà là, en tant qu'objets de pratiques et de
pensées multiples, aussi bien le monde immobilisé dans ses
frontières, ses propriétés et ses espèces, que le nègre blanc (ou
le juif allemand de Nanterre), le prolétaire (ou la forteresse de
l'île Séguin), la crasse et le pou (ou le monde d'en bas des
60
Révoltes logiques). Même le sens du passage était déjà tout
tracé : dire adieu au vieux monde, saluer les nouveaux venus.
Ce qui a été ajouté à la mer des mots, dans lesquels tout cela
s'est dit et redit depuis vingt-cinq ans, est peut-être de l'avoir
repensé dans le milieu de la représentation, et d'y avoir
pratiqué cet art de la contrebande, du vol, de la despédfication,
typique de la manière de Jean BorreiL
Pour exemple on pourrait prendre la façon qu'il eut, installé
au milieu des discours racontant le trajet du vieux monde aux
nouveaux venus, de voler pour sa part la représentation grecque
et philosophique de la cité, et, à cette occasion, de passer en
fraude la figure de Diogène comme figure de celui qui, reparti
de l'absence dans la représentation de la cité des « esclaves et
de leur constellation dérivée : du barbare et du nomade (...)
chose dite et redite » (La raison nomade, p. 29), avait
cependant retrouvé là de quoi frapper la cité dans son cœur.
Comme le rappelle Jacques Rancicre( 1), Diogène est chez Jean
Borreil une figure héroïque. Et c'est peut-être la présence du
héros cynique, à la fois comme produite par un art et figure
d'artiste, qui doit retenir l'attention. Car Diogène n'est une
ligure ni obligatoire ni univoque des traditions longues qui ont
dit etreditla cité grecque et lesrejetésde sareprésentation.On
le sait, une paît non négligeable de ces traditions se donne en
particulier sous la forme d'une histoire générale durire,en ses
différents genres, sous la forme d'une Lachkultur, pour autant
que celle-ci se serait efforcée de représenter, et la
représentation, et le rejeté de lareprésentation; non pas peut-
être de les montrer en même temps, mais de les réunir dans une
représentation réversible. Cette histoire du rire retracerait un
programme, toujours possible, régulièrement réalisé, selon
lequel le nègre blanc, le prolétaire, la crasse ou le pou, ridicules
d'être des êtres chus hors de la représentation primitive,
prendraient leur revanche en faisant chuter à son tour la
représentation, et en accédant eux-mêmes à la représentation
dans lerireque cette chute provoque. Mieux : la comédie de la
représentation aurait peut-être toujours déjà eu lieu devant 1e
rire des exclus, rire d'autant plus énorme et dissolvant qu'il
aurait été à la mesure de la représentation comme
représentation. Ce rire des exclus, qui se tiendrait toujours
61
derrière la représentation, formerait alors comme une histoire
secrète doublant l'histoire visible de la représentation.
Longtemps ce rire d'éternité, qui contemplerait l'histoire
visible de la représentation comme un pur spectacle, ne
parviendrait sur scène qu'occasionnellement, par éclats,
grinçant comme un remords, méchant comme une blessure,
pour rappeler dans les défauts du représenté l'existence de ce
qui a été exclu pour le constituer. Mais cette mauvaise
conscience, qui double tout roi d'un bouffon, toute sagesse
d'une folie, toute morale d'une satire, ne serait encore qu'un
premier moment, incapable d'épuiser toutes les possibilités
historiques du grand rire des exclus. Ce rire serait appelé à
devenir véritablement dévastateur dans l'histoire, à emporter un
jour toute la comédie de la représentation, à déchirer en
lambeaux tout le représenté, avant d'opérer une renaissance
réconciliant le tout de l'humanité avec lui-même. Ainsi, à
l'opposé du dernier mot d'une épigramme, toujours soucieux
de faire court pour s'éloigner de la mer des mots qu'il
congédie, et se tenir au plus près d'un premier mot, le grand
rire des exclus ouvrirait un gouffre toujours plus grand, pour
engloutir l'univers des mots, faire chuter le monde dans la
naturalité, et, après la mort de la représentation, dans le banquet
réconcilié de l'humanité naturelle, libérer les paroles tournées
vers l'avenir.
D faudrait observer, ici, ce qui, en réalité, séparerait cette
histoire du grandriredu peuple exclu, que par exemple Mikhaïl
Bakhtinc travailla à reconstituer notamment depuis Rabelais(2),
de l'Histoire de la folie de Michel Foucault Sans doute celle-ci
faisait elle courir, de même, sous l'histoire de la représentation,
quelque chose qui la contestait : l'expérience, moins rieuse que
sourde et tragique, de la déraison, telle qu'elle nous serait
parvenue à travers la Nef des fous, le Neveu de Rameau, les
destins de Nietzsche, de Van Gogh et d'Artaud. Néanmoins
cette face nocturne de la raison était assez différente des
promesses d'avenir, réitérées dans les éclats du rire populaire,
saluant depuis leur inaltérable vitalité les avatars de la
représentation. Cette expénence du monde de la déraison, sur
laquelle toute la représentation de la folie en ses figures
successives était par le travail de Michel Foucault fragilisée,
62
était comprise par lui comme un lien que la folie nouait avec le
néant, un siècle avant le rire rabelaisien, au sein d'une
inquiétude ontologique. Et elle était interrogée en référence à
l'éclatement dans la folie des œuvres de Nietzsche, de Van
Gogh et d'Artaud, comme autant de signes d'oeuvres sombrant
dans la catastrophe de l'absence d'oeuvres. Or ce double écart
par rapport à une positivation simple du rejeté de la
représentation, qu'on aurait à observer dans le travail de Michel
Foucault, à l'évidence a habité également l'interrogation
poursuivie par Jean Borreil. S'engageant, avec l'aventure des
Révoltes logiques, dans l'exhibition d'une histoire souterraine,
il se tint loin, en effet, de la certitude sensible d'un populaire,
ne cessant de travailler au bord de la possibilité de son absence,
et, dans ces conditions, de l'absence même. Plus : il recueillit
aussi le déplacement philosophique que par son travail Michel
Foucault implicitement proposait de faire effectuer à
l'inquiétude ontologique du Dasein, en substituant au motif de
la mort celui de la folie, comme « torsion à l'intérieur de la
même inquiétude »(3). Car c'est bien aussi l'excès entrevu de
cettetorsion,dans ce qu'elle ajoutait à l'inquiétude ordinaire de
la mort, qui, quelques années plus tard, trouva un prolongement
dans la torsion que depuis la délinquance baudelairienne il
convenait, selon lui, de surimposer à la mesure de la condition
humaine prise par l'habiter du poète heideggerien (La raison
nomade, p. 85).
Comprendre le projet d'une saisie des rejetés de la
représentation, qui aurait intégré l'exigence philosophique de
cette torsion, obligerait alors à penser une forme très éloignée
d'une immédiate duplication de la représentation, semblable à
celle qu'à cet égard continuerait à effectuer, pour l'essentiel,
une fiction comme la fiction bahktinienne de la continuité du
« chœur populaire riant »(4). Si on se laissait guider à ce sujet
par la manière adoptée par Jean Borreil, et si on se mettait à lire
la longue étude de Bakhtine elle-même comme une épigramme
: tendue vers un dernier mot, aperçue au moment où, quittant
les variations du discours dans lesquelles elle n'entrera pas, elle
se donne comme simplement un « premier pas dans la vaste
étude de la culture comique populaire du passé », on trouverait
que ce dernier mot, après qu'ait été répété que « tous les actes
63
du drame de l'histoire mondiale se sont déroulés devant le
chœur populaire riant », consiste à donner l'exemple de Boris
Godounov de Pouchkine, et à prétendre que « chez Pouchkine,
le dernier mot appartient au peuple ». Boris Godounov serait,
nous est-il suggéré, cette leçon d'une pièce dans laquelle le
peuple de Moscou ne cesserait derireà la vue de la comédie du
pouvoir jouée par les usurpateurs, et qui montrerait la force du
rire populaire, capable peu à peu d'envahir toute la place
publique, de mettre fin aux râles politiques, de venir à leur
place.
En un sens, malgré les difficultés qu'une telle lecture de la
pièce de Pouchkine probablement soulève, elle ne manque pas
de rencontrer à sa façon ce qui pourrait bien être L'une des
capacités d'attraction de sa fable : en la personne du faux
Dimitri, toutes les variations du désir de la fin (impossible) de
la politique. On sait que le Boris Godounov de Pouchkine
adopte la version de l'historien Nicolaj Karamzin (Jstorija
gosudarstva rossijskogo, tomes X-XI, 1824-1825), selon
laquelle Godounov aurait bien été à l'origine de l'assassinat du
tsar-enfant légitime (du vrai Dimitri), afin d'usurper le pouvoir
et devenir l'auteur de réformes modernistes en Russie, alors
que l'enfant, prétendument sauvé des assassins, réapparaissant
quelques années plus tard à la tête d'une armée (le faux
Dimitri), aurait été en réalité le moine Otrepev, menant sous ce
déguisement une croisade obscurantiste avec l'appui d'une
foule superstitieuse. Pouchkine puise dans cette version la
matière tragique, traitée à la manière de Schiller
(Pemetriusfragment, NacMass) : l'incapacité du crime et de la
mort de rien conclure, l'étemelretourde l'archaïque, en même
temps que la possibilité d'une soumission au tragique du drame
politique. La politique n'échapperait pas, au bout du compte, au
destin, qui destine à l'éternel inachèvement de ce qui est. Les
espérances politiques mises dans le progrès, dans le
gouvernement éclairé, dans l'autoréalisation romantique du
peuple, formeraient en elles-mêmes un drame toujours
inachevé. Depuis les foules, un retour ne cesserait de rester
possible du tragique. Le drame politique dès lors resterait
suspendu à la sanction d'un dernier mot (celui nommant un
nouveau Dimitri) que le peuple tiendrait éternellement en
64
réserve et que lareprésentationnereprésenteraitjamais que
sous la forme de sa possibilité, dans le silence qui ne cesse de
se tenir au-delà du dernier acte du drame qu'elle joue.
Ce dernier mot tenu en réserve par le peuple en marge de la
représentation politique, éternellement, est bien alors ce qui
pouvait espérer trouver à sefigurerdans lafictionbakhtinienne
d'un « choeur populaire riant ». Mais précisément : Jean Borreil
riait, lui, de lire dans les Révoltes logiques qu'« aux
mécanismes d'assujettissement toujours renouvelés des
pouvoirs, les résistances s'opposent multiples et
inattendues »(5). Un effort de pensée, auquel il a puissamment
contribué, a rendu facile depuis d'apercevoir que les chœurs
populaires reconstitués de cette manière reposent pour
l'essentiel sur la production de coryphées. Et comment
(continuer à) ne pas voir que chez Bakhtine le mot tenu en
réserve par le peuple est en fait découvert dans la bouche de
Rabelais, lequel parlerait la langue originale et difficile du
peuple avec clarté et pléniiudeifi) ? Et que, sur cette lancée, ce
mot pourrait bien être offert encore plus sûrement dans le
travail effectué par BakMne sur la langue de Rabelais, qui lui
donnerait le véritable surcroît de clarté et de plénitude,
susceptible de le faire cofncider avec celui de la langue
originale du peuple ? La quête de représentation desrejetésde
lareprésentationconduirait à un programme savant, projetant
une « vaste étude de la culture comique populaire du passé ».
Une seconde œuvre dereprésentationseraitrequise.L'art grec
dureprésenterseraitremisà contribution, au service cette fois
des oubliés de sa représentation. Et il se peut, après tout, que
toutes les virtualités de cet art n'aient pas été aperçues, ni
épuisées. Mais sareprisesous la forme d'un recommencement
de l'œuvre de représentation, accordée à l'oublié du déjà
représenté, s'effbrçant de dresser son double oublié face au déjà
représenté, ne délivre probablement pas de la fascination
exercée par la première apparence et de ce qui en elle faisait
choir dans l'ombre. C'est en tout cas la leçon que Fontenclle,
deux siècles auparavant, dans ses Nouveaux dialogues des
morts, avait tirée pour sa part de la fable du faux Dimitri. Ce
qui avait pu pousser, avançait-il, les Moscovites à accueillir
jusque trois fois, en la figure d'un Dimitri, la promesse de la
65
représentation recommencée, était qu' « entre nous, ils ne sont
pas des peuples bien raffinés, et que c'est leur folie que de
prétendre ressembler aux Grecs »(7). Et cette folie devait les
destiner, faisait-il dite à Descartes dialoguant avec le troisième
faux Dimitri, à être abusés plus encore par l'infinie promesse
des philosophes à imaginer des vérités, qu'ils donnent comme
recommencement du travail de la représentation.
Aussi le chu de la représentation pourrait-il requérir moins
uniment un travail s'engageant dans la réalisation du
programme d'un en bas redressé, qu'une pensée qui
examinerait encore le souci qu'elle en a, ce que ce souci de
l'autre contient simultanément comme souci de soi, la structure
de renvois entre eux. Qu'en effet il y a un en dehors de la
représentation, qu'il n'y a pas de mise en lumière sans
production d'ombre, pas d'attention sans distraction, et que de
là tout représenter implique la virtualité d'un représenter
symétrique ; cela préoccupe peut-être depuis l'origine, et se dit
au sujet de cet autre de lareprésentationqui serait en dehors
d'elle tombé, au moins depuis la fable ésopienne, qui raconte
l'astronome, sortant de nuit de la cité pour observer les étoiles,
tombant dans un puits, retrouvé par un passant alerté par ses
cris, etrappelépar lui à la leçon des choses de la terre qui ne se
laisseraient pas discerner dans le ciel, ou de celles que
l'observation de celui-ci ferait oublier. La fable parle d'un
monde strié, aux séparations multiples : de la cité et de son
dehors, du jour et de la nuit, du simple passant et du savant, du
chemin et du lieu écarté, de la terre ferme et du puits, des
appels à l'aide et de la contemplation solitaire, du séjour
terrestre et de la voûte céleste, de la leçon transmissible et de
l'étrangeté de la science, etc. En même temps, par un récit qui
lie les yeux tournés vers les astres aux pas mal assurés sur la
terre, lesquels font tomber dans le besoin d'être secouru, et
dans le risque de mettre à l'épreuve la solidarité humaine, elle
énonce un partage entre les uns et les autres de ce qui échoit
avec la déchirure de lareprésentation.Elle désigne une histoire
au moins double de ce partage. Elle conserve la possibilité de
toujours rendre indécidable à nouveau la question de savoir qui,
par la déchirure, est confié au souci de l'autre, au souci que
l'autre a de l'autre, ou de lui-même.
66
Il est vrai cependant que la dualité de cette histoire, voire sa
multiplicité, n'est peut-être pas ce que les philosophes se sont
efforces de garder visible d'abord. Et si l'on se porte vers l'état
de la fable que Platon ressaisit pour le Théétète en 174-175 ou
vers sa reprise depuis le Théétète par Heidegger dans Qu'est-ce
qu'une chose ?(8), c'est alors, semble-t-il, au service
exclusivement d'un surcroît de visibilité de la philosophie
qu'au sein du texte philosophique la fablereditle pas maladroit
du philosophe dans les affaires des hommes qui ont cours sur la
surface de la terre. Car c'est explicitement pour donner une
image de ceux qui sont de grands philosophes, ou pour donner
une indication de la spécificité de la philosophie, que Platon et
Heidegger répètent la fable ésopienne. Et à cet effet, en
particulier, Us transforment la fable. Ds lui donnent des traits
nouveaux. C'est ainsi que le Théétètereconnaît,dans le savant
qui tombe, un coryphée du chœur des philosophes, et l'identifie
comme ayant été Thaïes. Le passant, appelé à l'aide, est pour sa
partremplacépar une « petite servante thrace, toute mignonne,
pleine de bonne humeur », disposée à trouver dans la
mésaventure du philosophe motif àrire.Dans Qu'est-ce qu'une
chose ?, c'est même cette dernière, particulièrement,
qu'Heidegger reprend avec insistance au long de son cours sur
les « questions fondamentales de métaphysique », en la
représentant sous son apparence platonicienne de « petite
servante mignonne et malicieuse », puis, conformément
toujours au texte de Platon, au sein du chœur des « servantes
thraces », voire, d'une manière cette fois originale, sous les
traits d'une « brave servante ». Mais d'un texte de philosophie
à l'autre, la fable mène à sonterme,enregardd'une perpétuelle
métamorphose de ses figures s'enrichissant de nouveaux traits
pittoresques, d'abord un portrait du philosophe.
Mais de ce fait, c'est aussi bien dans ce travail, qui fait
bouger continuellement les figures, que se prépare également,
parmi d'autres, la venue philosophique, d'ores et déjà visible,
de Diogène. La leçon, tirée en effet de la fable par le Théétète
(voir 174 b), est que le philosophe est un homme dont le regard
traverserait ses voisins sans s'arrêter sur eux, parce que ce qu'il
chercherait est l'homme même. Et, à l'autre bout, la leçon,
énoncée dans lareprisebeideggerienne de la fable, n'est guère
67
différente, qui montre un homme qui n'entreprendrait rien avec
les choses, parce qu'au-delà de ce que les hommes savent et
font des choses, il chercherait, lui, la cnoséité de la chose. Au
sein des glissements successifs de lareprésentationfabuleuse
du philosophe depuis l'astronome en son puits, Diogène et sa
lanterne ne manquent donc pas de se laisser aussi reconnaître,
anticiper, répéter. Et sous cette forme, la figure de Diogène,
visible au sein de ces glissements, productible au prix de
quelques glissements supplémentaires, ne setiendraitpas (ne se
tiendrait plus) dans une extériorité qui d'avance ferait chuter
toute lareprésentationdans la comédie. Diogène apparaîtrait
comme une modalité du texte lui-même. Il serait, au sein du
texte, un tôle à prendre, un héros à réanimer. Et quand tel héros
diogénien surgirait dans le texte philosophique pour pratiquer
l'interrogation au sujet de la visibilité de ce que celui-ci rend
visible, et se soucier du partage que cette visibilité effectue
entre ce qu'elle éclaire et ce qu'elle obscurcit, ce serait le texte
philosophique lui-même qui apparaîtrait avoir toujours déjà
contenu cette inquiétude. Elle habiterait toujours déjà le texte
de la philosophie, dans ce rappel toujours possible d'une leçon
à tirer par les philosophes, de Platon à Heidegger, de la fable
ésopicnnc de l'astronome.
Et si tel est le cas, les traits singuliers, dont la fable de
l'astronome s'enrichit au cours de la tradition philosophique de
sa citation avec une apparente fantaisie, ne peuvent pas ne pas
configurer aussi la forme, à chaque fois déterminée, dans
laquelle un certain état du texte philosophique est susceptible
d'accueillir la citation de la fable de l'astronome, d'en réitérer
la leçon, d'en recueillir l'inquiétude. Ils doivent être compris
comme un traitement au moins pratique de cette inquiétude. Et
ce qui devrait frapper dans le texte, alors, est non pas tant
l'altération indéfinie, attestée probablement pour toute fable,
des traits singuliers et visibles de la fable entre ses diverses
occurrences, que les rapports de déplacement, de substitution,
de métamorphose, qui la règlent Dans le Thiétète, la fable en
effet ne comporte pas seulement des traits nouveaux : Thaïes et
la servante thrace à la place du savant et du passant Elle les
présente eux-mêmes à la place d'autres. Le philosophe
(Thaïes), qui tombe dans les puits à cause des choses qui se
68
trouvent à ses pieds et devant ses yeux serait aussi bien le
philosophe (Sociale), qui, devant discuter de choses de même
sorte devant un tribunal, tombe dans toutes sortes de
perplexités, et dans des discours qui sont à la fois aussi
profondément vrais et aussi politiquement malhabiles que ceux
imaginés par Platon dans l'Apologie de Socrate. Thaïes et la
mignonne servante, remplaçant le savant et le passant de la
fable, sont en même temps à la place de Socrate et des
Athéniens qui l'ont condamné à mort. La substitution des
personnages de la fable rend possible une autre substitution, à
la fois indiquée et dissimulée. Car le texte platonicien ne
nomme ni Socrate, ni son procès, ni l'Apologie écrite par
Platon, même s'il les évoque avec une extrême précision au
moment de tirer les leçons de la fable. C'est même Tune des
possibilités ouvertes par la citation de la fable ésopienne que
cène nomination puisse ne pas être faite. Dès lors que Thaïes,
tout coryphée de la philosophie que le texte platonicien le
proclame, figurait dans le texte philosophique non sous ses
traits propres mais sous ceux que la fable lui prête, il était déjà
lui-même au moins à la place de lui-même, et, à cette place, a
ces places, comme Dimitri dans Boris Godounm, il apparaissait
comme le nom d'une série, qui ne cesserait de tenir d'autres
représentations en réserve. Savoir de qui ou de quoi le texte
platonicien, à la fin, aura fait le portrait, serait sans doute une
question, qui conduirait elle-même vers des réponses en
série(9). Mais au sein de l'infinité éventuelle de cette question
se tient aussi bien la constance du geste, qui habite ici le texte
philosophique depuis la fable ésopienne et les substitutions
qu'elle induit, et qui dote chaque portrait de la capacité de
montrer un autre sous lui, chaque nom d'évoquer un nom passé
sous silence, chaque figure visible de montrer une figure
dissimulée.
Le travail de représentation effectué par le Théétète, et
rinquiétude qui l'anime, se mesureraient à cet égard par
rapport à l'Apologie de Socrate. Le portrait du philosophe,
auquel la citation de la fable ésopienne donne lieu dans le
Théétète,reprenden effet fidèlement les traits que l'Apologie
avait prêtés à Socrate; Et dans cette mesure le Théétète se
dévoue manifestement au service de la même cause que
69
l'Apologie, M rend visible à ses contemporains celui qu'ils
n'ont pas su voir, il rend justice dans la représentation à celui
qu'Us ont méconnu. Mais, par le trait singulier qui le conduit à
raconter la fable d'Esope à la place du procès, Thaïes à la place
de Socrate, une servante tbrace à la place des Athéniens, il fait,
de plus, tomber en dehors de la représentation cela même qu'il
représente. E ne fait pas de doute que, ce faisant, le Théétète
représente un approfondissement de la question de la
méconnaissance de Socrate par rapport à l'Apologie. Et l'une
des directions, dans lesquelles cet approfondissement s'engage,
consiste alors, semblc-t-il, àrenoncerà la pleine lumière faite
dans l'Apologie sur le cas Socrate par la mise à plat de toutes
les pièces du dossier, et à lui substituer une visibilité, qui se
résignerait à une part inévitable de méconnaissance, qui
tiendrait compte d'une diversité de regards portés sur la
philosophie, qui diversifierait les apparences de la philosophie
selon ces regards, qui aménagerait en fonction d'eux les
possibilités de l'entretien philosophique. Cette reprise de la
question de la représentation du philosophe, non seulement ne
cesse de produire dans les dialogues platoniciens, comme il est
bien connu, un traitement approfondi de la question des
conditions nécessaires à l'entretien philosophique par la mise
en scène de ceux qui en méconnaissent la nature, non
seulement elle en explore les difficultés dans les directions les
plus variées en inventant une extrême diversité de figures
résistant à cet entretien, mais elle touche aussi à la question des
limites de la représentation philosophique, et des rapports que
celle-ci continue d'entretenir avec ce qui tombe en dehors
d'elle.
De Platon (« le philosophe prête à rire non seulement aux
servantes de Thrace, mais encore au reste de la foule »,
Théétète, 174 c) à Heidegger (« la philosophie est cette pensée
avec laquelle on ne peut essentiellement rien entreprendre et à
propos de laquelle les servantes ne peuvent s'empêcher de
rire », Qu'est-ce qu'une chose ?, A, I) le rire des servantes
résonne de cette extériorité. Sans doute la philosophie peut
renverser les rôles (Platon), ou apprendre pour elle-même
quelque chose des représentations que se font les servantes
(Heidegger). Mais la frontière qui sépare philosophes et
70
servantes n'est par là aucunement abolie. La présence des
servantes au sein du texte philosophique n'aurait pas d'autre
sens que de dire l'acceptation de cette limite. L'excentricité, les
uns aux regards des autres, des philosophes et des servantes,
aurait dans le texte philosophique quelque chose
d'insurmontable. Lerirede la jeune fille thrace couvrirait de sa
sonorité la tragédie muette des limites dureprésentable.Il ne se
distinguerait du silence qui tombe sur le dernier tableau de
Boris Godounov que par cette sonorité. Il déciderait d'un toa II
promettrait que les mots, nécessairement appelés à apparaître
par la clôture même de la représentation qui sature le dicible en
les excluant, ne recommenceront pas le déchaînement des
affrontements archaïques. Il protégerait, contre l'angoisse de
savoir que la prétention de donner aux phrases l'assise d'un
dernier mot soulève contre elle lerecommencementdes mots,
par la promesse de réconciliation contenue dans le rire.
L'insurrection du recommencement des mots pourrait rester
dans un ton donné. Telle serait justement, pour une grande part,
l'œuvre platonicienne, destructrice de tous les mots par lesquels
la cité athénienne a été conduite au dernier mot de la
condamnation de Socrate, mais traversée par unrirede Socrate,
qui maîtrise, contient, dirige le travail de destruction du
recommencement des mots. C'est la promesse de ce rire de
Socrate que la jeune servante thrace aurait réitérée dans le
Théétète en annonçant que quand « l'homme d'esprit étroit,
âpre et chicanier, est contraint à son tour de donner réponse, et
qu'il se montre inquiet, embarrassé, bégayant, alors il apprête à
rire >(10). Et c'est cette promesse qu'Heidegger probablement
reformule dans un ton qui lui serait propre en substituant à
l'insolence railleuse d'une jeune fille ce qu'il nomme une
« occasion derirepour une brave servante »(11). Mais quel que
soit le cas, la rieuse servante serait epueUnç KOU %apteoaa,
dispensatrice d'une grâce dans l'harmonie d'un ton.
Ce ne sont que des opérations précises qui peuvent produire
cette harmonie des tons, n n'est pas sûr qu'elles puissent ou
doivent être ramenées à l'unité, même si l'histoire de
l'anecdote thalésienne, dans le texte philosophique, n'est pas
sans contenir, à cet égard, une apparente solution. Car celui-ci
enseigne aussi, comme on sait, après la tragédie des limites du
71
dicible, la démystification de la fable. Thaïes ne serait jamais
tombé dans aucun puits. D y serait en réalité descendu, pour y
faire, selon une pratique attestée à l'époque, depuis la lunette
que les puits déjà ébauchent dans l'histoire de la technique, des
observations astronomiques. La servante, en riant, n'aurait
nullement protesté contre une clôture de lareprésentation.Elle
aurait manifesté une surprise devant la nouveauté d'une
pratique scientifique, un étonnement devant un geste savant
surgi au milieu des gestes familiers de la connaissance
commune. La contemplation intriguée de la pratique savante,
trouvée dans le rire de la servante,remettraitalors celle-ci en
rapport avec une histoire vraie de la représentation, qui serait
histoire de la science, d'autant plus que la science finirait même
par donner raison plus à celle qui s'étonnait qu'à celui qui
descendait dans la terre pour regarder vers le ciel, dans la
mesure où l'astre qu'il y avait à voir, comme le révélera la
révolution copenticienne, était celui sous les pieds. Aussi bien,
selon Mans Blumenberg par exemple, qui s'est soucié de
retracer la postérité de l'anecdote thalésienne dans les
siècles(12), les variations harmoniques des relations entre
philosophes et servantes que la tradition philosophique
constamment réécrit devraient-elles êtrereçues,non pas comme
l'un de ses thèmes toujours repris à partir des infinies
ressources de la fable mais comme le produit d'une vieille
mystification, mettant la figure d'un astronome auregardlevé
vers le ciel à la place de l'histoire réelle des pratiques
scientifiques d'observation, c'est-à-dire mettant le miracle de la
curiosité grecque pure à la place des savoirs venus d'Egypte.
La fable thalésienne substituerait, au réseau enchevêtré et
ouvert des traditions savantes multiples dans lequel l'humanité
se communiquerait et s'enseignerait à elle-même ses savoirs, la
fiction d'un pur astronome-philosophe au commencement de la
connaissance. L'extrême variété de l'anecdote dans les textes
de la philosophie, dans lesquels la servante reçoit les traits de
femmes jeunes et vieilles, laides et jolies, malicieuses et
méchantes, et où l'homme qui regarde les étoiles tombe dans
toutes sortes de puits, citernes, fossés, abîmes ou égouts,
témoignerait précisément de l'impossibilité de cette
représentation. La fable ne cesserait de produire des traits
72
nouveaux pour en réalité dissimuler la dépendance réelle du
savoir du philosophe à l'égard de l'histoire de la science, ainsi
qu'à regard des transmissions et des enseignements multiples
auxquels elle donne lieu,
D se peut qu'il ne soit pas nécessaire de proclamer si fort
l'âge des sciences. Peut-être ce travail de la fable, qui chahute
les représentations du philosophe, peut-il être restitué
critiquement à la philosophie elle-même. C'est à ce point que
semblerait alors parvenir Hannah Arendt, quand, à diverses
reprises, elle prend elle aussi appui sur la fable pour rappeler à
l'attention des philosophes le ridicule de la position du penseur
professionnel. Après Platon, la semonce, chez elle, vise
Hegel(l3), comme celui qui aurait séparé la pensée philoso-
phique de tout discours vulgarisateur, ainsi qu'Heidegger(14),
comme celui qui aurait accepté de faire de cette pure pensée
son séjour. La question du rire, trop peu méditée par la tradition
philosophique selon Hannah Arendt, continuerait bien depuis le
Théétète de contenir toutes les difficultés soulevées par la
solitude du penseur. Sauf qu'en y nommant étonnement le
début de la philosophie, Platon, loin de faire de la solitude, que
cette représentation présuppose, une mystification, aurait
témoigné d'une expérience réelle, dont il serait permis
d'espérer, écrit Hannah Arendt, que « beaucoup d'hommes,
peut-être, la connaissent »(15). Car si lareprésentationd'un
monde, dans lequel les hommes se communiqueraient et
s'enseigneraient mutuellement leurs préoccupations et leurs
savoirs, constituerait bien un séjour pensable de l'humanité, ce
monde, pour n'être pas lui-même un mythe, devrait être vu en
même temps tel qu'effectivement le plus souvent il se
donnerait : comme un monde, dans lequel les vieilles
disciplines du savoir seraient, plutôt que transmises, « vidées de
leur substance par un ennui sans fond »(16) ; dans lequel « le fil
de la tradition aurait été rompu »( 17) ; où les philosophes avant
tout feraient profession de « fuir devant la réalité »(18). C'est
pourquoi, dans ce qui est effectivement le séjour des hommes,
la pensée n'apparaîtrait pas simplement. On ne saurait
s'aveugler au point de croire qu'elle en jaillisse, dans un
continuel suigissement d'heureuses surprises, nées au contact
des hommes les uns avec les autres, et mutuellement données à
73
partager. Elle n'y apparaîtrait au contraire que dans
l'événement à chaque fois singulier d'une passion soumettant
des individus à cette épreuve solitaire d'un étonnement, et d'un
« essentiel divorce d'avec le monde »(19). A partir de ceux-ci
seulement, une rumeur pourrait annoncer au monde que des
pensées ont recommencé à y frayer des chemins. De cette
solitude, liée à l'expérience de la pensée, l'anecdote au sujet de
Thaïes aurait donc, depuis le Théétite, témoigné, tout en
confiant précisément aurirede la servante les difficultés qu'elle
pose. Car la servante enriantne laisserait pas de faire résonner
au bord de la solitude du penseur le monde commun de
l'humanité. Raillant celui qui s'engage dans les gestes d'une
expérience étonnée du monde, la servante rappellerait
l'extériorité de cette expérience au « continuum des affaires et
des activités où s'accomplissent les préoccupations
humaines »(20), et avertirait celui qui prolonge son séjour dans
cet étonnement qu'il rend difficile leretourdans le siècle. Coi
même s'étranglant devant les sombres voyages de Platon ou de
Heidegger parmi les tyrans, elle éprouverait l'angoisse de ce
que les « hommes n'ont visiblement pas encore découvert à
quoi le rire est bon »(21), et de ce qu'enrefusantle rire, ils se
soustraient à la négociation de leur penser.
C'est bien parce que le rire relie au séjour des hommes que
la République, ainsi qu'Hannah Arendt le rappelle, l'interdit
aux gardiens(22), qui sont des hommes qui placent leur dignité
d'hommes à « être, à un degré exceptionnel, ceux de tous qui
ont le moins besoin de ce qui n'est pas eux-mêmcs(23) ». Car
le rire ne serait pas vraiment autre que rattachement inquiet à
la vie, aux proches, aux biens. Il contiendrait lui aussi le lien
plaintif au monde, dont il annoncerait a chaque fois le retour.
Selon l'exemple donné par Platon, les gardiens sont privés du
« rire inextinguible qui, dans le premier criant de Vlliade(24),
jaillit parmi les Bienheureux à la vue d'Héphalstos s'affairant
par la salle ». Ce rire qui, à la fin du chant, ramène les
Immortels au plaisir divin du banquet des égaux, n'est en lui-
même encore que le désir de cette communauté àreformer.Il se
tient encore dans la perte du monde commun, que fait éprouver
à l'Olympe la division que Zeus revendique d'opérer au sein de
ses idées, entre celles qu'il consent à partager et à exposer à
74
Héra, aux dieux, et aux hommes, et celles auxquelles il veut
penser à l'écart, sans accepter d'être questionné à leur sujet
Zeus connaît cette pan de la pensée qui est expérience de la
solitude, et c'est l'abîme, creusé par sa revendication de
partiellement y séjourner et de dénier aux autres « l'espoir de
connaître toutes ses pensées », qu'en réalité recouvrent, et
rappellent par leur gaucherie, les gestesridiculesd'Héphal'stos
pourreformerle banquet des Bienheureux.
Aussi faut-il tenir, peut-être, pour la gesticulation gauche de
Socrate. La conversation socratique, et donc le dialogue
platonicien, écrit Léo Strauss, sont « légèrement plus pioches
de la comédie que de la tragédie »(25). C'est pourquoi le rire,
dont Platon ne prive pas ses lecteurs,resterait,conformément à
l'analyse qu'en fournit le PhiUbeQ.6), un mélange de plaisir et
de peine, par lequel les effets de séparation au sein de la cité,
dus à l'application du précepte de Delphes, seraient surmontés
dans une amitié maintenue. Cette combinaison de plaisir et de
peine s'oppose à la pure sérénité, à l'entière bonne humeur, à la
plénitude de la réconciliation opérée selon Hegel par la
comédie. Mais précisément, distinguant entre le comique et le
ridicule, la réconciliation hégélienne laisse hors d'elle tout ce
qui tombe en dehors de l'impératif delphique : « On ne peut
aider en rien, écrit-il, un peuple démocratique qui se compose
de citoyens égoïstes, batailleurs, légers, vaniteux sans toi ni
connaissance, bavards, vantards ; un pareil peuple est voué à la
dissolution, du fait même de sa sotuse(27). » Or ce rejet est le
même que celui qui frappe dans les Leçons sur l'esthétique
toutes sortes de formations embarrassantes du système
des Beaux-Arts, dont Hegel pose qu'on n'aurait pas su
exactement, jusqu'à lui, dans quelle catégorie lesranger,pour
en avoir méconnu la véritable nature, celle, vouée à la
dissolution, de formations simplement transitionnelles(2S).
Parmi elles, Hegel cite l'épigramme. L'épigramme souffrirait
encore de la séparation entre l'objet représenté et la
représentation. Elle s'efforcerait de dire quelque chose à propos
d'un objet qui se tient en dehors de la représentation.
« Essentiellement suscription »(29), elle serait ce trait
d'écriture aspirant à rejoindre ce que l'écrit à chaque fois ferait
(encore) chuter hors de lui.
75
Or on peut penser que c'est ce trait que reprend peut-être
entièrement le Diogène de Jean Borrcil, conjoignanl, avec la
venue à l'être du peuple démocratique batailleur et bavard, la
parole épigrammatique, brève, publique, égalitaire, comme un
coup de bâton. Le double savoir-faire requis de celui qui se
tient aux frontières de la cité, celui d'avoir le cœur de frapper,
celui de discerner parmi ceux qui se présentent une classe
d'amis, ne serait pas réservé aux gardiens. La main et le AOYOç
peuvent inventer d'autres figures de leur mélange. Au sein de
l'amitié d'un peintre et d'un écrivain, par exemple, qui saura
dire toujours quelle était la main, quelle était la voix ? Entre
cette main et cette voix, pourtant, quelles qu'elles soient, un ait
peut, sut, véritablement faire œuvre.
NOTES
76
(12) H. Blumenberg, « Dec Sturz des Protophilosophen. Zur Komik der
reinenThcorie, Ahhsnd einer Rezeptkmsgeschichte der Thales-Anekdote »,
dent Preisendanr. und Warning, Dos Komische, W. Finie Verlag, Munich,
1976, p. 11-64.
(13) H. Arendt, Zaz vie de l'esprit, » La pensée » . H 10.
(14) H. Arendt, « Martin Heidegger a quatre-vingts ans », paru dans
Merkur, n* 238, octobre 1969 ; traduction française de B. Cassm et P. Lévy
dans Critique, n* 293, octobre 1971 ; cité d'après Vies politiques. Editions
Csllimird, 1986, p. 307-320. Voir aussi tuf ce point I.Taminianx, U fille de.
Thrace et le penseur professionnel, Arendt et Heidegger, Editions Payot,
1992.
(13) H. Arendt, op. cit., p. 313.
(16)/bidem,p.30«.
(17)/bidem,p. 310.
( 18) Ibidem, p. 319, no tel.
(19) O U » , p. 316.
(20) Ibidem, p. 315.
(21)/bidem, p. 318.
(22) Platon, République, m, 388e-389s.
(23) ibidem, 387e.
(24) Homère. Iliade. 1399.
(23) L. Strauss, The city and mon, University Press of Virginia, 1964 ;
traduction française, Agon, 1978, p. 83.
(26) Platon. Philèbe. 48s-30a.
(27) G.W.F. Hegel Leçons sur T esthétique. Le poésie, HL C, 3, a. Le
principe de la tragédie, de la comédie et du drame.
(28) Ibidem, L'ait classique, (H, 3. b. La satire.
(29) Ibidem, L'art symbolique, III, C, 3 . rapports entre la poésie
didactique et la poésie descriptive.
77
Rire des lois, du magistrat et des dieux
par Miguel ABENSOVR
79
nature — ce qui est authentique — et ce qui est de l'ordre des
conventions, si discréditées qu'elles engendrent un
inextinguible rire. De ces deux exemples historiques, Saint-Just
tire une prédiction qui, à ses yeux, vaut sans nul doute pour son
temps : « J'ose prédire que l'homme doit tôt ou tardfouleraux
pieds ses idoles. Quel peuple n'a pas fini par mépriser ses lois
et ses dieux(2) ? » Or, à suivre la pensée de Saint-Just, il y
aurait un mouvement universel qui irait de la corruption par les
lois — les entreprises théologico-politiques des grands
législateurs — à la redécouverte de la nature. Comme si la
corruption portée à son comble contenait la possibilité d'une
lucidité qui permettrait de juger les lois et les dieux à l'aune de
la nature. « C'est que corrompu par eux et éclairé par cette
corruption, celle-ci le (le peuple) ramenait à la nature »(3).
Aussi la philosophie ne procède-t-elle pas d'un besoin d'unité
né d'une expérience de la scission, mais d'un besoin
d'authenticité surgi à l'épreuve de la corruption. Lerireest bien
l'arme de la critique dirigée contre l'œuvre des grands
législateurs dont les pires de tous, selon Saint-Just, auraient été
les prophètes.
N'est-ce pas très exactement ce programme : rire des lois,
du magistrat et des dieux que Saint-Just a mis en œuvre, non
dans un texte philosophique, mais dans un poème en vingt
chants — Organt — commencé en 1788 dans une situation
semi-carcérale à la suite d'une fugue et publié entre avril et mai
1789?
A l'évidence, un rapport existe entre la dimension satirique
du poème — un des points de départ en est l'affaire du collier
de la reine — et les prodromes de la Révolution. D'ailleurs
Saint-Just, devenu ouvertement révolutionnaire, tout au moins
sur la scène provinciale, ne désavoua pas Organt ; en janvier
1790 il fît insérer une publicité en faveur de son poème dans le
journal de Camille Desmoulins.
Mise en œuvre de l'arme du rire. Mais de quel rire s'agit-
il ? Celui de Démocrite, mixte de rire et de mélancolie selon
Jean Starobinski, ou bien celui qui n'est pas sans rapport, celui
des grands cyniques, d'Antisthène et de Diogène ? Le rire de
Saint-Just, dans Organt, même s'il y est fait mention des
80
« larmes d'Heraclite », le compagnon traditionnel de
Démocrite, parait plus pioche de celui de Diogène. D'ailleurs,
peu avant Organt, Saint-Just écrivit une comédie légère en un
acte intitulée Arlequin-Diogène. Le premier moment de mon
analyse sera donc : Saint-Just, poète cynique ?
Mais que devient le rire de Saint-Just, acteur révolution-
naire de premier plan, régicide, grand accusateur dans les
procès marquants de la Révolution ? Si l'on accepte l'image
renouvelée du révolutionnaire que propose M. Walzer dans La
Révolution des Saints, à savoir, celle de Vhomo duplex, à la fois
en lutte contre la société traditionnelle et fondateur d'un ordre
nouveau, la réponse paraît couler de source : avec la
Révolution, le temps durireserait passé ; désormais, l'esprit de
sérieux jetterait son emprise sur les protagonistes
révolutionnaires. Mais, à dire vrai, on aurait toit de se précipiter
sur cette thèse massive et quelque peu grossière. Encore faut-il
spécifier la question de départ, en prenant en considération les
éléments propres à Saint-Just Lerirene survit-il pas jusqu 'à un
certain point et si tel est le cas, comment ? Certes pourfinir,la
thèse de la disparition remporte. Mais là n'est peut-être pas la
réponse la plus intéressante. Tournons-nous plutôt du côté des
modalités, la question devenant : par quelles voies, comment le
rire a-t-il été proscrit ? Invoquer l'esprit de sérieux ne surfit
pas. Dans un second moment, j'examinerai donc le destin du
rire dans la Révolution
L'élimination du rire avec la pétrification qui s'ensuit ne
prctc-t-ellc pas à son tour à rire ? Saint-Just, dans le manuscrit
De la Nature... dénonce le travail théologico-politique des
grands législateurs : une entreprise de domination qui
fonctionne à la corruption, une double corruption, celle des
hommes et celle des lois. Cependant, il n'en dénonce pas pour
autant la fonction de législateur. N'a-t-il pas lui-même vécu la
Révolution en législateur, au sens du héros fondateur ? Aussi se
contente-1-il d'opposer les bons législateurs — les législateurs-
philosophes — aux mauvais législateurs — les législateurs-
prophètes. Bref, il fait l'éloge de la fonction de législateur
quand ce dernier prêche « la morale, la vie sociale, la paix » et
quand il se fonde sur une « science de droit », c'est-à-dire sur la
connaissance de la nature.
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Mais qu'en est-il de ceux qui condamnent l'idée même de
législateur ? Qu'en est-il de ceux qui par provocation exaltent
la corruption au nom de la nature ? Ainsi Sade. Est-on fondé à
faire se rejoindre Saint-Just et Sade dans l'excès ou bien
comme deux figures proches de héros-transgresseurs ? N'est-il
pas plus pertinent de faire se dresser Sade contre Saint-Just,
celui qui à son tour « rit des lois, du magistrat et des dieux »
institués par ce nouveau législateur-philosophe, assoiffé de
pureté ? D'où ma troisième et dernière interrogation : Sade
contre Saint-Just ?
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réaliser que les choses ne sont jamais ce qu'elles paraissent
être. Ce qui apparaît être la solide réalité, la véritable nature des
choses, ne l'est pas ; à travers la folie cette réalité est perçue
comme étant aussi bien son contraire »(16). Si l'on précise
qu'aux yeux de Saint-Just l'amour-propre est une des
composantes essentielles de la folie et que selon lui « l'amour-
propre inventa l'apparence », on perçoit comment une des
visées essentielles du poème est, grâce à son ironie lourde ou
légère selon le cas, de défaire ce travail de l'amour-propre, de
porter atteinte à l'apparence enrévélantl'écart entre le paraître
et l'être. C'est ainsi que s'effectue tout au cours du poème un
dévoilement critique qui lève le voile de l'illusion et dénonce
les apparences trompeuses. L'accusation de folie ? une autre
manière que celle de Rousseau de pointer cette discordance
entre le paraître et l'être qui constituerait comme l'essence du
social et pousserait l'accusateur à arracher les masques. Qu'est-
ce que ce poème sinon le geste de lever tous les masques ? La
seule différence par rapport à Rousseau serait que Saint-Just ne
dépasse pas le stade du dévoilement critique et s'arrête à la
mise à nu de la réalité du mal, à savoir un véritable tohu-bohu
moral, non pour s'en accommoder, ni l'accepter, mais pour en
nourrir son désespoir.
Le poème reste dans une certaine indétermination, car s'il
propose des images nostalgiques ou des « images de souhait »
d'un monde sans violence ni domination, quelle portée
conviendrait-il de prêter à ces images ? Ainsi au chant III, ces
vers qu'il n'est pas indifférent de lire sous la plume du futur
révolutionnaire :
« Pour un moment, je suis roi de la Terre ;
Tremble, méchant, ton bonheur va finir.
Humbles vertus, approchez de mon trône ;
Le front levé, marchez auprès de moi ;
Faible orphelin, partage ma couronne...
Mais, à ce mot, mon erreur m'abandonne ;
L'orphelin pleure : Ah ! je ne suis pasroi!
Si je l'étais, tout changerait de face :
Duricheallier qui foule l'indigent.
Ma main pesante affaisserait l'audace.
Terrasserait le coupable insolent,
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Elèverait le timide innocent.
Et pèserait, daas sa balance égale,
Obscurité, grandeur, pauvreté,rang(17).»
Le choix de la paix, la vie heureuse du peuple a l'ombre
« des vieilles lois de nos sages aïeux », le renoncement à tout
prosélytisme religieux, c'est-à-dire chrétien — « Dieu n'est
rien que la sagesse même » — l'honneur, la vertu, la raison qui
étaient déjà dans Emile et Caton, sans le secours du baptême,
tel est le tableau de cette belle chimère. Mais on notera surtout
le refus d'une politique terroriste.
« Pour annoncer la nuyesté royale.
Je ne voudrais ni gardes, ni faisceaux.
Que Marius annonce sa présence
Par la terreur et la clef des tombeaux;
Je marcherais sans haches, sans défense,
Suivi de cœurs, et non pas de bourreaux! 18). »
Sans vouloir homogénéiser à toute force ce poème dont la
longueur autorise une certaine latitude à son auteur, on peut
considérer que ce n'est pas tant du coté des orientations
théoriques qu'il faut en chercher l'unité que de celui de la
forme de conscience qui s'y manifeste. C'est, en effet, bien
plutôt une disposition, une humeur, « l'humeur cynique » pour
reprendre les termes de Saint-Just, qui unifie toutes ces
composantes et les met en branle.
L'humeur cynique ? Pour rapprocher au mieux, tournons-
nous un moment vers un curieux dialogue entre l'auteur du
poème et M.D.,redécouvertà date récente :
« M.D. : Vous êtes bien corrompu pour votre âge.
L'AUTEUR : Et bien sage, peut-être.
M.D. : Que vous ont fait déjà les hommes pour allumer chez
vous ce fiel satirique ?
L'AUTEUR : Je voulais leur plaire.
M.D. : Pourquoi ces malignes allusions ?
L'AUTEUR : J'ai travaillé d'après les hommes, tant mieux si
j'ai attrapé la ressemblance.
M.D. : Vous sapez les rois !
L'AUTEUR : J'aime lesrois,je hais les tyrans.
M.D. : Vous foulez aux pieds les établissements les plus
sacrés!
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L'AUTEUR : Ces établissements sont déchus, ils ne sont plus
sacrés mais vils.
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L'or inventa les arts, l'astronomie,
Et l'avarice est mère du génie(22). >
Et le neveu : « De l'or, de l'or. L'or est tout ; et le reste sans
or n'est rien(23). » Mais on ne peut pour autant, au nom de la
contradiction qui l'habite,ramenerla conscience du jeune poète
à l'état de conscience du neveu de Rameau. La conscience
déchirée dit dans son abjection, la vérité de ce monde, et en
dénonce la comédie. Mais le propre de la conscience déchirée
est qu'elle participe de ce qu'elle dévoile — elle s'élève contre
la société qu'elle accuse et reste en même temps a l'intérieur de
cette société — et qu'elle transforme ce qu'elle dénonce en une
dimension ontologique du social; comme si l'abjection et le
mensonge étaient l'essence même de la société humaine. C'est
pourquoi le parasite génial refuse, à la fin de son dialogue avec
le philosophe, de choisir la voie des cyniques. A l'inverse, le
poète entend rompre avec cette société ; il adopte, quant a lui,
le parti de Diogène. Mais comme on ne peut masquer la
contradiction ou les flottements du poème, il convient d'ajouter
que c'est un Diogène qui oscille, pourreprendrela distinction
de Kant, entre un désespoir découragé et un désespoir révolté,
le désespoir découragé pouvant être cette perversion morale
que critique Kant
93
est d'abord en lutte contre le pouvoir des maîtres traditionnels.
Homo duplex, dit bien Walzer à son propos. Aussi cette
première réponse quant à réventuelle persistance du rire en
temps de révolution est-elle trop massive, reste en deçà de la
duplicité du révolutionnaire et pêche par excès de simplicité,
oublieuse qu'elle est du travail de subversion auquel continue
de s'adonner celui qui fait la révoluùon(24). Dans le cas de
Saint-Just, il convient, en outre, de spécifier cette réponse en
tenant compte de la singularité du trajet effectué.
Souvenons-nous du tableau de l'Ancien Régime à la veille
de la Révolution que dresse Hegel dans les Leçons sur la
philosophie de l'histoire : « Tout l'état de la France à cette
époque consiste en un amas confus de privilèges contraires à
route idée et à la raison en général, une situation insensée à
laquelle s'unit aussi la corruption la plus grande des mœurs, de
l'esprit — un règne d'injustice qui devient injustice cynique à
mesure qu'on commence à en avoir conscience(2S). » Comme
si les privilégiés aggravaient le fait de la domination par la
conscience avisée et insolente qu'ils en avaient, le cynisme se
différenciant en sourire du côté des puissants et enriresatirique
du côté des plébéiens kuniques(26). Pour l'auteur d'Organt,
plus proche des plébéiens, l'événement révolutionnaire ne fut-il
pas le choc historique qui transfomia précisément le désespoir
découragé en désespoir indigné, qui convertit l'humeur cynique
en enthousiasme de la vertu, métamorphosant du même coup
le héros cynique en héros stoïcien — effectivement
enthousiaste de la vertu et de la nature ? Dans les termes de
C. Desmoulins, il s'agissait de sortir de l'abjection de la
monarchie pour retrouver La fierté de la République. La
Révolution, en tant que manifestation de l'idée du bien, suscite
l'apparition d'un affect « du genre COURAGEUX (qui nous
fait prendre conscience de nos forces nous permettant de
vaincre toute résistance »(27).
Et c'est dans les effets qu'entraîne le pur concept du droit
que réside, selon Kant, la supériorité des révolutionnaires sur
leurs ennemis quant au « zèle > et à « la grandeur d'âme » avec
lesquels ne peuvent rivaliser ni l'attrait des récompenses
pécuniaires, ni même l'honneur de la vieille noblesse guerrière.
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Et c'est à partir de « cet enthousiasme pour la défense du droit
de l'humanité » et de cette « exaltation » qui soulève les
acteurs au-dessus d'eux-mêmes que naît la sympathie du public
des spectateurs(28). Exaltation pour l'idéal d'une humanité
libre tel qu'il est contenu dans le pur concept de droit qui
entraîne la conversion au stoïcisme. Robespierre, critiquant la
secte des épicuriens — son athéisme, sa négation de
l'immortalité de l'âme — fit dans le discours « Sur les rapports
des idées religieuses et morales avec les principes républi-
cains... » (7 mai 1794) l'éloge des stoïciens en reprenant les
termes de Diderot destinés aux cyniques pour les appliquer aux
disciples de Zenon : « Caton ne balança point entre Epicure et
Zenon. Brutus et les illustres conjurés qui partagèrent ses périls
et sa gloire appartenaient aussi à cette secte sublime de
stoïciens, qui eut des idées si hautes de la dignité de l'homme,
qui poussa si loin l'enthousiasme de la vertu, et qui n'outra que
l'héroïsme. Le stoïcisme enfanta des émules de Brutus et de
Caton jusque dans les siècles affreux qui suivirent la perte de la
liberté romaine. Le stoïcisme sauva l'honneur de la nature
humaine dégradée par les vices des successeurs de César et
surtout par la patience des peuples(29). » Saint-Just, devenu
révolutionnaire, fit le même choix. Dans le manuscrit De la
nature... le stoïcisme, de par son rapport à l'idéal, lui paraît de
nature à préserver la république de l'emprise de l'intérêt. « Le
stoïcisme qui est la vertu de l'esprit et de l'âme, peut seul
empêcher la corruption d'une république marchande, ou qui
manque de mœurs »(30). Et c'est dans la plus pure tradition
stoïcienne que Saint-Just envisage la possibilité du suicide
héroïque. « Le jour où je me serai convaincu qu'il est
impossible de donner au peuple français des mœurs douces,
énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et
l'injustice, je me poignarderai »(31).
— En un sens, il n'y a pas lieu de s'étonner de ce passage,
chez l'auteur A'Organt, de l'humeur cynique au stoïcisme, dans
la mesure où historiquement il y eut un triple rapport — de
filiation, d'héritage et de pédagogie — entre les deux écoles.
Cratès, le philosophe provocateur qui à Athènes invitait a
copuler en public, fut le maître de Zenon, le fondateur du
Portique. Liens si étroits que certains interprètes vont jusqu'à
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constituer un ensemble des deux écoles et de leur enseignement
sous le nom de « subversion cynico-stoïcienne »(32). Le
contraste entre le sérieux, la dignité du stoïcien, et le débraillé
scandaleux du cynique est à ranger du côté des idées reçues
héritées de l'imagerie romaine, selon M. Daraki.
Aussi cette conversion est-elle plus déplacement que
rupture, comme si l'événement révolutionnaire révélait une
nouvelle orientation à la subversion cynique. On ne peut
davantage rendre compte de la différence entre les deux écoles
à l'aide de l'opposition entre le négatif et le positif. En effet, à
suivre les analyses de M. Daraki, ce que les cyniques tant par
leurs pratiques contestataires que par leur volonté
« d'ensauvager la vie » ont enseigné aux stoïciens, c'est le refus
de s'enfermer dans les limites de l'humain. La valorisation de
l'animalité, de la bestialité de la part des cyniques, outre qu'elle
marque une volonté antiprométhéenne et un choix
agressivement primitiviste, ne peut être dissociée d'un élan vers
une région ambiguë où le sauvage, le bestial, se mêle au divin.
Diogène est un être double, mixte : il est un Chien mais
également un homme divin, le Chien céleste. « Le retour à
l'animal s'effectue donc sur le chemin qui mène à Dieu »(33).
Le philosophe cynique dénonce la fausse monnaie de
l'héroïsme, mélange de bêtise et de violence sanguinaire, pour
mieux dégager la voie d'un héroïsme cynique, authentique, fait
d'autodiscipline, de courage face aux désirs superflus et
d'insolence à l'égard des Grands. Diogène pratiqua le suicide
philosophique et eut droit en raison de cet exploit aux honneurs
réservés aux héros(34). La conversion révolutionnaire — ce qui
est important pour le rire — ne s'effectue donc pas comme un
mouvement qui irait de la négativité satirique du cynisme à la
positivité héroïque du stoïcisme, mais comme un déplacement
d'une forme de « positivité » à une autre qui, en dépit de leurs
divergences, ont en commun d'être à la recherche d'un
franchissement des limites de l'humain, de viser au surhumain.
S'il est vrai que le stoïcisme maintient un rapport plus ou moins
fort à la subversion cynique, on peut s'attendre à ce que le
choix du stoïcisme de la part de Saint-Just ne donne pas
naissance à un esprit de sérieux sans faille, « en béton », mais à
une fonne de sérieux plus complexe encore travaillée et
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traversée par le rire cynique au sens d'une ironisation générale
de la vie.
— Reste que ce choix occulte la subversion cynique de la
cité classique — la confusion délibérée et provocatrice du privé
et du public, la négation de la distinction entre Grec et Barbare
— si bien décrite par Jean Borreil et qu'avec la Révolution
française le stoïcisme, qui, au départ, professait l'indifféren-
tisme en politique, se présente comme républicain —
républicain romain — de par les références à Caton et à Bru tus
comme s'il masquait, en oubliant l'apport critique des exclus de
la cité, des « restes » un retour à la cité classique et à son
parallélisme entre le gouvernement de la poils et le
gouvernement de l'âme(3S). Retour à une cité instituant
l'humanité, à travers la citoyenneté, plus qu'un retour à l'action
sous forme d'ascèse, ou d'action sur soi sans pour autant
effacer tout rapport à une recherche ascétique et donc à une
volonté de s'élancer au-delà des limites de la condition
humaine.
Que signifie le jugement de Robespierre à l'adresse de la
secte stoïcienne, qui, selon lui, « n'outra que l'héroïsme » ? Si
l'héroïsme est déjà outrance — ubris — peut-on outrer une
outrance ? Existe-t-il une démesure de la démesure ? Que faut-
il entendre dans cette légère réserve critique in fine ? Est-ce
bien l'esquisse d'unreproche? N'est-ce pas plutôt une manière
quelque peu contournée dereconnaîtrela pratique héroïque des
stoïciens sans pour autant avoir l'audace, ni l'impudeur ou le
ridicule de s'y identifier ?
La Révolution — nous l'avons déjà observé —, en tant que
manifestation de l'idée de bien, entraîne uneremoralisation,un
enthousiasme pour le concept de droit, un effet de croyance tel
que les acteurs manifestent « zèle » et « exaltation » selon
Kant. Le champ du possible se modifie : ce qui était de l'ordre
de l'impossible devient désormais possible. Simultanément
s'effectue une réhabilitation, voire une redécouverte de
l'héroïsme qui l'emporte de loin sur l'honneur aristocratique.
L'héroïsme ne serait plus chose du passé ; annulant toutes les
entreprises de démolition du héros, il est désormais à l'ordre du
jour. L'âme révolutionnaire est appelée à ressusciter du même
élan la cité classique et l'héroïsme ainsi que les vertus des
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païens qui les accompagnaient. Saint-Just quant à lui n'a pas les
précautions rhétoriques de Robespierre ; c'est bien sous le
signe de l'héroïsme qu'il définit la Révolution. « Une
révolution est une entreprise héroïque dont les auteurs marchent
entre les périls et l'immortalité : cette dernière vous est acquise,
si vous savez immoler les factions ennemies »(36). Le principe,
au sens de Montesquieu, c'est-à-dire ce qui met en marche cette
entreprise, ce qui l'agit et la fait agir c'est « l'amour sacré de la
patrie », passion où entre quelque chose de « terrible » qui
« immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect
humain *(37). Quant au destin de la République, il dépend du
rapport qui existe au sein de l'Etat entre l'amour de la gloire et
la recherche de la fortune. « S'il y a plus de gens qui visent à la
gloire qu'il y en a qui visent à la fortune, l'Etat est heureux et
prospère. S'il y a plus de gens qui visent à la fortune, l'Etat
dépérit »(38).
Au regard de cette conception clairement héroïque de la
révolution, naît aussitôt une question : si le rire cynique a
dénoncé la fausse monnaie de l'héroïsme — ou tout au moins
d'une certaine forme d'héroïsme — leretourde l'héroïsme sur
la scène révolutionnaire ne va-t-U pas avoir pour effet d'en
bannir le rire ?
— Enfin Saint-Just se distingue de la plupart de ses
collègues par une conscience aiguë et douloureuse, dans les
mois qui précédèrent sa mort, de la glaciation de la Révolution.
C'est la fameuse phrase qu'on peut lire dans le manuscrit des
Institutions républicaines : « La Révolution est glacée ; tous les
principes sont affaiblis ; il ne reste plus que des bonnets rouges
portés par 1 'intrigue(39). »
Est-ce à dire qu'en temps de révolution, il pourrait être
bénéfique d'avoir recours à l'arme du rire ? Le rire qui
démasque serait-il de nature à réintroduire de la chaleur dans le
processus révolutionnaire ?
La considération de ces trois éléments propres à Saint-Just
incite, quant auxrapportsdu rire et de la révolution, à différer
une réponse immédiate et sans nuances. Au lieu de conclure
tout à trac à une disparition durirechez le révolutionnaire, est-
il plutôt préférable d'en rechercher les lieux de persévérance,
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d'en repérer les occasions pour tenter d'en élucider la nouvelle
signification. Certes les signes d'évaluation s'inversent — à
encourager sous l'Ancien Régime en tant qu'arme tyrannicide,
le rire sous la Révolution n'est-il pas une menace liberticide ?
— mais la question du rire demeure néanmoins présente. Fruit
d'un apprentissage cynique ?
Parmi les multiples griefs articulés contre Danton, ne lui
est-il pas précisément reproché de tourner en dérision les
valeurs de l'héroïsme révolutionnaire, la gloire, leregardtourné
vers la postérité, la recherche de l'immortalité(40) ?
Mieux encore et révélatrice de la prégnance de cette
question du rire, nous est proposée une véritable appréciation
esthético-politique du rire d'accusation. Selon la théorie
littéraire des xvir et xvm* siècles français, la satire a pour
caractère de s'attaquer à la fois aux vices et auxridicules.Dans
les Institutions républicaines, Saint-Just opère pour sa part une
dissociation discriminante selon les régimes politiques. Digne
d'éloges est la censure des vices, car elle appartient à la
république ; répréhensible est la censure des ridicules, car elle
relève de la monarchie. La monarchie réprime les fautes contre
le goût, tandis que la république prend pour cible les fautes
contre la vertu. « Là où l'on censure les ridicules, on est
corrompu. Là où l'on censure les vices, on est vertueux. Le
premier tient de la monarchie ; l'autre de la république »(41).
Bref, Saint-Just procède à une disjonction de la négativité
satirique en distinguant entre un bon usage républicain et un
mauvais usage, monarchique, soit contre-révolutionnaire. C'est
au terme de cette distinction que vient cette étonnante sentence
qui montre bien que la question du rire n'a pas disparu de
l'horizon de Saint-Just
« Celui qui plaisante à la tête du gouvernement tend à la
tyrannie »(42). Phrase pour le moins ambiguë. On peut
l'entendre comme l'expression d'une éthique de la
responsabilité qui fustige ceux qui auraient un exercice cynique
(au sens vulgaire du terme), pire un exercice pervers du
pouvoir, tel qu'il ne s'agirait plus de rire des lois, des
magistrats et des dieux, mais de rire des hommes et des
citoyens. Le rire, forcé de subversion devenant instrument,
signe de domination. Comme ri être au lieu du pouvoir — lien
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à part — autorisait celui qui s'y trouve à regarder les
gouvernes, ou en ce cas les dominés, comme des êtres risibles
et lui permettait du même coup de se soustraire à ses
responsabilités de gouvernant Tropisme vers la tyrannie, car un
tel exercice de la plaisanterie dans un lieu où l'on peut mal faire
retranche celui qui s'y livre de la commune humanité. Le tyran
n'est-il pas, comme le montre Xénophon dans le Hiiron, cet
homme sans amis, cet homme qui vit hors des liens d'amitié ?
A la limite, on pense au prince d'Une Mort héroïque de
Baudelaire, despote raffiné et cruel qui joue avec la vie et la
mort de ses sujets pour mieux vaincre l'Ennui, ce « tyran du
monde ».
Mais on peut percevoir également dans cette phrase un
refus de toute distanciation, un engagement tel dans l'exercice
du pouvoir que l'esprit de sérieux n'autoriserait aucune ironie à
l'égard du pouvoir, que le pouvoir serait considéré comme hors
des atteintes possibles du rire, ce qui entre autres pourrait
signifier que celui qui est titulaire du pouvoir ne devrait pas rire
de lui-même.
En dehors même d'une inversion des signes, on observe une
persistance durireà deux niveaux.
On rencontre, en effet, dans l'extraordinaire Discours sur le
jugement de Louis XVI (13 novembre 1792) comme un recours
à la subversion cynico-stoTclenne. Tandis que les
conventionnels s'empêtraient et s'enlisaient dans des débats
juridiques et constitutionnels sans fin — le roi est-il
inviolable ? faut-il juger le roi en tant que citoyen ou bien ses
actes lui ont-ils fait perdre la citoyenneté, etc. — Saint-Just prit
son envol et déplaça génialement la question. Il porta le
premier coup et le coup décisif, dit Michelet. Pour le jeune
conventionnel, il ne s'agit pas tant de juger le roi que de le
combattre en tant qu'ennemi du genre humain. Aussi son cas ne
relève-t-Q ni du droit civil, ni du droit politique, mais du droit
des gens. Ce n'est point le titulaire contingent ni les
circonstances de fait qu'il convient de juger, mais, question de
droit et de principe, c'est la royauté en tant qu'institution
criminelle qu'il faut condamner. « Il est telle âme généreuse qui
dirait dans un autre temps, que le procès doit être fait à un roi,
non point pour les crimes de son administration, mais pour
100
celui d'avoir été roi, car rien au monde ne peut légitimer cette
usurpation ; et de quelque illusion, de quelques conventions que
la royauté s'enveloppe, elle est un crime étemel... »(43).
Or dans ce texte très précisément Saint-Just pratique ce que
P. Hadot, dans la Citadelle intérieure, appelle le «regardd'en
haut » venu de la audition cynique et repris par les stoïciens,
c'est-à-dire le fait d'observer d'en haut les choses humaines
pour mieux en dénoncer le caractère insensé et en démasquer
les fausses valeurs qui y régnent. Le cynique se place alors en
position de supériorité et d'accusation : il est à Lafoisespion,
surveillant et censeur ; « le cynique appelle à rejeter les désirs
superflus, les conventions sociales, la civilisation artificielle qui
sont pour les hommes une source de troubles, de soucis, de
souffrances et les incite àrevenirà une vie simple et purement
naturelle »(44). Ainsi cet exercice de l'imagination qui consiste
à se déplacer dans un autre temps, soit vers le passé, soit vers
l'avenir, permet d'apercevoir la réalité présente avec d'autres
yeux et d'en surprendre les limites. Le transport dans l'avenir
fait mesurer la timidité et les préjugés des contemporains. « Un
jour peut-être les hommes, aussi éloignés de nos préjugés que
nous le sommes de ceux des Vandales, s'étonneront de la
barbarie d'un siècle où ce fut quelque chose dereligieuxque de
juger un tyran... On s'étonnera un jour qu'au xvm* siècle on ait
été moins avancé que du temps de César : là le tyran fut
immolé en plein Sénat, sans autre formalité que vingt-trois
coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome. Et
aujourd'hui l'on fait avec respect le procès d'un homme
assassin d'un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le
sang, la main dans le crime »(45). Inversement le transport dans
le passé permet de désacraliser la royauté, de la démythifier en
en déchirant le tissu symbolique etreligieux,en lui arrachant
les illusions dont elle s'entoure. Ainsi, en remontant la chaîne
des générations, que découvrira, derrière la personne sacrée du
roi, le regard d'en haut, sinon des hommes comme les autres,
des hommes ordinaires, ce qui frappe du même coup de nullité
la prétention de régner,rendpetit ce qui était considéré comme
grand et révèle le crime d'usurpation de la royauté ? « Nous
sommes plus grands qu'eux : qu'est-ce qu'un roi près d'un
Français ? Je voudrais savoir quels étaient dutempsde Pompée
101
les pères dont descendent les rois nos contemporains... ? Et
comme la pensée rapide et laraisontrouvent peu d'espace entre
les âges, tous ces tyrans sont encore pour nous des petits-fils de
laboureurs, de matelots ou de soldats qui valaient mieux
qu'eux. Petits hommes, qui faites le métier lucratif de lever des
impôts, et qui appelez cela régner,regardezvos pères assis sous
les vieux arbres de la Germanie et des Gaules, et tremblez que
nous ne devenions plus sages que vous : la chose n'est point
difficile »(46).
D'abord « rire des lois... », dit le manuscrit De la nature...
évoquant la Grèce finissante devenue philosophe et la Rome
stoïcienne. Certes le dirigeant révolutionnaire ne rit plus de la
loi, mais tout mouvement d'ironie à son égard est loin d'avoir
disparu. C'est même grâce à cette ironie qu'il élabore, non sans
mal, l'idée d'institution destinée dans son esprit à supplanter la
loi, à s'élever au-dessus d'elle au point d'en devenir une
instance de jugement. « Une loi conduire aux institutions est
tyrannique »(47).
Dans un premier temps. Saint-Just s'en tient à une solution
de compromis avec ce qui lui parait être la malignité de la loi.
Afin de réduire celle-ci, il préconise que les lois soient à la fois
brèves et peu nombreuses, une sorte de « laconisme législatif »,
pourrait-on dire, destiné à garder la loi du côté de la nature, de
la simplicité et donc de la liberté.
« Les longues lois sont des calamités publiques... H faut peu
de lois. Là où il y en a tant le peuple est esclave... Celui qui
donne à un peuple trop de lois est un tyran »(48). Mais il n'en
reste pas là ; il exprime une forme de contestation beaucoup
plus radicale en soumettant la loi à l'exercice du soupçon. 11
écrit dans les Fragments sur les Institutions républicaines :
« Obéir aux lois, cela n'est pas clair ; car la loi n'est souvent
autre chose que la volonté de celui qui l'impose. On a le droit
de résister aux lois oppressives... La force des lois générales est
extrême »(49). Déclaration surprenante sous la plume d'un
dirigeant révolutionnaire en un temps où la loi est quasiment
sacralisée, car considérée comme mettant fin aux rapports de
dépendance entre les hommes. « Obéir aux lois, cela n'est pas
clair ». Saint-Just porte atteinte au credo révolutionnaire et
révèle « la fausse monnaie » de la loi ; il en dénonce le
102
fétichisme tel que sous couvert d'une règle générale et
impersonnelle se dissimulent de nouvelles formes de
domination d'autant plus pernicieuses qu'elles se donnent
comme le règne de la liberté. La loi n'offre en soi aucune
garantie, elle peut être oppressive. « La force des lois générales
est extrême »(50).
C'est pourquoi Saint-Just tenta de substituer à la révolution
par les lois, la révolution par les institutions ; ce qui peut
s'interpréter comme un essai de critique de l'intérieur du
jacobinisme en choisissant dans l'alternative vertu ou teneur
plutôt la voie de la vertu que devraient engendrer les
institutions. Quoi qu'on pense du sens politique de cette
tentative, on ne peut manquer d'y reconnaître un mouvement
indéniable d'ironisation à l'égard de la loi. « Nous appelons
toujours ironie le mouvement qui consiste à dépasser la loi vers
un plus haut principe pour ne reconnaître à la loi qu'un pouvoir
second » écrit G. Deleuze(Sl). Ce serait donc grâce à la
supériorité des institutions qu'il serait possible de déjouer la
complicité entre la tyrannie et la loi. Ces différents
mouvements que l'on observe chez l'auteur i'Organt devenu
révolutionnaire montrent assez qu'il convient d'apporter des
nuances et des réserves à la thèse de la disparition du rire en
temps de révolution. Il n'en reste pas moins que l'orientation
générale de la conversion révolutionnaire — on doit être aussi
bon maintenant que l'on était méchant auparavant, prescrit
Saint-Just — va dans le sens d'une mise à distance du rire, car
le pouvoir de subversion dont a fait preuve le rire contre
l'Ancien Régime est susceptible de se retourner contre le
nouveau et de porter des coups à la République. Mais à vrai
dire là n'est pas l'essentiel : plus intéressante que le constat
plus ou moins nuancé de la disparition durireest la question du
comment : comment s'est opérée cette mise à distance, par
quelles voies le rire a-t-il été proscrit de la scène
révolutionnaire ?
L'héroïsme redivivus, l'imposition de la forme héroïque ne
seraient-ils la modalité essentielle de cette éviction du rire ?
L'esprit de sérieux, si sérieux il y a, ne peut compter sur ses
propres forces ; ce n'est qu'en se coulant dans la forme de
l'héroïsme, en en épousant la logique, en s'abreuvant à cette
103
source qu'il parviendrait à creuser un écart, une distance entre
lerireet la révolution.
Je rappelle brièvement quelques thèses développées
aiUeurs(52).
Marx et Ibcqueville, en dépit de leur opposition frontale,
sont tombés d'accord pour reconnaître dans l'héroïsme une
dimension constitutive de la Révolution française, comme
l'élément, le milieu dans lequel les protagonistes de
l'événement révolutionnaire furent plongés. Héroïsme désigne
ici une qualité magnétique des temps révolutionnaires
susceptible d'engendrer une aire d'attraction ou de répulsion
mal déterminée qui peut aller de l'enthousiasme jusqu'à
l'effroi. L'héroïsme fait signe vers un certain mode d'être, un
certain agir politique bien spécifique que l'on pourrait définir
comme le réveil d'une énergie passionnelle suscitée par le
champ des affaires publiques au double sens de « public » ;
d'une part, la conversion de l'intérêt, de l'égoïsme vers ce qui
est commun ; de l'autre, l'ouverture d'un espace d'apparence,
de révélation aux autres et à soi-même, là où se constitue un
public.
Mais il ne s'agit pas seulement d'une dimension
constitutive de la scène révolutionnaire, mais plus encore d'une
véritable disposition affective, c'est-à-dire, de la tonalité de
l'époque, de la tonalité affective de fond. Dans le cours de
1929-1930, Les concepts fondamentaux de la métaphysique,
Heidegger la définit ainsi : « Les tonalités ne sont pas des
épiphénomènes. Au contraire, c'est ce qui, par avance
justement, détermine totalement l'être en commun... une
tonalité est une modalité, non pas simplement une forme ou un
mode extérieur, mais un mode, au sens musical de la mélodie.
Et celle-ci ne flotte pas au-dessus de la façon dont l'homme se
trouve, soi-disant au sens propre, être là. Elle donne au
contraire le ton pour cet être, c'est-à-dire qu'elle dispose et
détermine totalement le mode et le comment de cet être(53). »
Donc, loin d'être des superstructures, les tonalités sont des
modalités de notre implication dans le monde et dans
l'histoire ; là où se joue et se noue le rapport de l'être-là et de
l'être en commun à ses possibilités. Or l'interprétation de
l'héroïsme en termes de Stùnmung, c'est-à-dire en soulignant
104
son impersonnalité, son caractère de médium dans lequel les
choses ont lieu, ce qui submerge l'étre-en-commun, ce en quoi
il se voit plongé et ce par quoi il est saisi, ne correspond-elle
pas à la description de Michelet dans L'Histoire de la
Révolution française ? En effet, l'héroïsme pour Michelet n'est
pas la qualité subjective de tel ou tel, mais un climat, le ton de
l'époque qui affecte tous les acteurs et en priorité, le principal
d'entre eux, le peuple qui passe du néant à l'être à l'épreuve de
cet affect. Pour mieux souligner cette impersonnalité, Michelet
compare « le peuple à l'état héroïque » soit à l'océan, soit à un
volcan en éruption. C'est sur le fond de cette Stimmung, de
cette tonalité générale de l'époque que l'on peut discerner un
autre moment, celui de l'individuation, ou de l'accès à la
subjectivité héroïque. Certains acteurs affectés par la Stimmung
feraient le choix de l'héroïsme, mêlant dans un seul mouvement
l'accès à l'héroïsme et l'accès à la Révolution. Sous le choc de
l'événement, ils choisiraient d'y répondre en réactivant telle ou
telle tradition héroïque, en se posant à leur tour en héros.
En effet, aussi étrange que cela puisse paraître, certains
acteurs politiques semblent avoir choisi d'intervenir sur la
scène révolutionnaire en héros, comme s'ils dressaient en face
d'eux une image idéale, une construction imaginaire, un
modèle d'acteur politique auquel ils décidaient à partir de ce
moment de conformer leur conduite. A dire vrai, le choix de
l'héroïsme est une opération complexe. Avant même d'être une
fixation sur un modèle, ce moment recèle le choix d'une forme
préalable, en ternies de G. Simmel, en l'occurrence de la forme
héroïque, qui, par rapport à la disposition affective, aurait
valeur d'une superstructure et au sein de laquelle s'effectue
l'élection d'un modèle. Figure symbolique héritée de la
tradition, la forme est le schème directeur au sein duquel le
révolutionnaire va accueillir, appréhender le vécu
révolutionnaire et y intervenir. La forme héroïque constitue les
« lunettes » à travers lesquelles l'acteur politique va percevoir
la révolution, s'y repérer pour lui donner sens et orientation.
Mais le travail de la forme ne s'arrête pas à la constitution du
modèle et le déborde largement. Elle unifie la diversité des
phénomènes : au-delà et au-dessus dufoisonnementempirique
et chaotique d'une société en révolution, elle construit un style
103
qui a précisément pour visée d'unifier les attitudes des acteurs
dans les champs les plus diversifies. Au regard de la forme
héroïque tout deviendra signe, c'est-à-dire soitrejetédu côté de
l'Ancien Régime et de ses survivances, soit accueilli du côté de
l'authenticité révolutionnaire en distinguant grâce à la forme —
critère discriminant — ce qui est vraiment héroïque de ce qui
n'en est que le simulacre. 11 est donc loisible de considérer que
c'est l'existence de la forme héroïque, son choix et son
imposition — à l'origine de la stylisation et de la production
des signes — qui tiennent le rire à distance de la révolution.
Eclairant à cet égard peut être l'essai qui consiste à suivre les
lignes de l'analyse baudelairienne durirepour mieux discerner
les noeuds de l'opposition.
« Le Sage ne rit qu'en tremblant », écrit Baudelaire dans
L'Essence du n're(54). Le héros ne rit pas. Et à la différence du
Sage, il ne tremble pas davantage. Le Sage, poussé par son
désir de connaître tout ce qui est humain — le rire n'est-il pas
le propre de l'homme ? —, se rapproche du rire et en éprouve
la tentation, mais il tremble car il perçoit aussitôt la
contradiction entre son propre caractère et le rire, combien s'il
cède au rire, « phénomène monstrueux », il met du même coup
en danger ce qui fait sa qualité et sa force, à savoir, la sagesse.
Le héros ne tremble pas. Lerireloin de le tenter, de le troubler
ou de le fasciner lui est immédiatement antithétique, plus
antipathique. La contradiction entre le héros et le rire est
manifeste. Le héros tend à s'élever vers une surnature, vers un
être supérieur à l'homme — surhomme, demi-dieu ou homme
divin — ; à l'inverse le rire ne toume-t-il pas celui qui s'y
adonne vers ce qui en l'homme est sinon considéré comme
inférieur, du moins marque de faiblesse et rappelle ses rapports
à l'animalité. Ainsi ces caricatures qui animalisent l'homme ou
encore celles qui le font apparaître comme un végétal, par
exemple la fameuse série de poires ou l'onreconnaissaitpeu à
peu le visage de Louis-Philippe. Aussi le héros dans son
ascension, dans son ascèse, c'est-à-dire dans les exercices qu'il
fait pour se rendre semblable à son sublime modèle, n'éprouve-
t-il pas le rire comme une tentation, mais le rencontre-t-il
comme un danger, comme un ennemi, ce qui est susceptible de
défaire l'héroïsme ou d'en entraver la constitution même. Le
106
héros est quelqu'un qui se prend pour un héros, affirme à juste
titre L. Trilling. Quoi de plus dissolvant pour cette conviction,
pour ce travail d'auto-construction que le rire qui introduit le
doute et la division ? Leriren 'est-il pas l'arme antihéroïque par
excellence, cette force qui, négatrice du sublime, arrache les
masques et dévoile sous l'aspiration à l'élévation, à la gloire,
les motifs les moins glorieux, les passions les plus communes
telles que l'orgueil et l'amour-propre seulement portées à un
rare degré d'intensité ? Si le rire est ainsi l'adversaire du
haussement héroïque, il est dans la logique des choses qu'il soit
banni de tout monde qui se construit sous le signe de
l'héroïsme. A l'exception du héros cynique, il est vrai, qui peut
d'autant plus pratiquer lerireen rappelant le rapport à l'animal,
mieux, en l'assumant, en le soulignant de façon provocante,
que pour lui l'accès au divin passe paradoxalement par le
détour de l'animal.
Mais, dira-t-on, l'homme qui rit est celui qui a l'idée de sa
propre supériorité et qui trouve dans cette idée la source de son
rire. Le héros donc qui ne cesse d'aspirer à la supériorité sur les
autres hommes n'est-il pas en ce sens une figure exemplaire de
l'homme qui rit ? ne devrait-il pas plutôt reconnaître dans le
rire son élément ? Le propre du héros ne serait-il pas de rire,
enivré qu'il serait de la conscience de sa propre supériorité ? Ce
n'est là qu'une demi-vérité. La vérité entière est plus complexe.
Idée de ma supériorité, « idée satanique », juge Baudelaire.
C'est reconnaître que l'idée de la propre supériorité est aveu,
symptôme de faiblesse. Tel est le paradoxe du rire. « Quel signe
plus marquant de débilité qu'une convulsion nerveuse, qu'un
spasme involontaire comparable à un étemucment et causé par
la vue du malheur d'autrui ? »(55). L'homme qui rit est à vrai
dire celui qui, pénétré de l'idée de sa propre supériorité, en tire
la faiblesse de se réjouir de la défaillance d'autrui. Ainsi le
spectateur, fier de son équilibre, bien campé sur ses deux
jambes, qui rit de l'homme qui tombe, l'exemple favori des
analystes du rire. Idée humaine, trop humaine de la supériorité
qui s'alimente de la faiblesse d'autrui. Qui croit se hausser en
réalité s'abaisse. Ainsi le véritable héros serait celui qui en
dépit de la conscience de sa propre supériorité n'aurait pas la
faiblesse de céder « à cette convulsion nerveuse » de s'adonner
107
au rire, bref qui saurait ne pas convertir le grandissement
héroïque en idée de supériorité ou encore qui saurait résister à
son appropriation. Au lieu de se réjouir des défaillances de ses
Congénères, il saurait se tenir au-delà du rapport de la
supériorité et de la faiblesse, aspirant alors à la joie plutôt qu'au
rire.
Baudelaire envisage la possibilité d'un retour à une naïveté
seconde qui ouvrirait l'accès à une poésie pure ; de même « si
dans ces mêmes nations ultra-civilisées, une intelligence
poussée par une ambition supérieure veut franchir les limites de
l'orgueil mondain et s'élancer hardiment vers la poésie pure,
dans cette poésie limpide et profonde comme la nature, le rire
fera défaut comme dans l'âme du sage »(56). De même peut-on
concevoir un héroïsme pur à l'abri du rire et des pièges de
l'orgueil humain.
C'est par rapport à l'idée de cet héroïsme pur que l'on peut
rappeler la distinction entre deux formes d'héroïsme,
l'héroïsme de l'authenticité (Saint-Just) et l'héroïsme de
maîtrise des apparences (Hérault de Séchelles). Si,
provisoirement, on ne sort pas de la logique interne de Saint-
Just qui appartient à la première forme d'héroïsme, on
considérera que chez ce dernier la critique de « l'art de l'orgueil
humain » avait pour effet de briser toute idée de supériorité de
nature à entraîner le mépris d'autrui, ou plus exactement de
séparer l'idée de supériorité du propre. Cet héroïsme pur
aspirerait à la joie, à la joie qui est une selon Baudelaire. Ainsi
devine-t-on une autreraisonessentielle pour le héros de fuir le
rire, de le bannir de la révolution — comme Platon chassait
jadis les poètes de la cité.
Dans l'ascèse vers une surnature qu'entreprend le héros, il y
a la volonté non seulement d'accéder à « une nature plus
grande que la nature », mais encore à une nature autre que la
nature, c'est-à-dire à une nature non contradictoire, non divisée,
non clivée, non écartelée entre deux postulations antithétiques.
Or le rire, à suivre Baudelaire dont la réflexion n'est pas
exempte de présupposés théologiques — il analyse leriredans
le monde chrétien — est signe de faiblesse, l'effet d'une
dégradation physique et morale, d'une chute, bref, le fruit
funeste de la sortie du jardin d'Eden. Entendons que, mélange
108
de supériorité et de faiblesse — une idée de supériorité qui est
faiblesse —, le rire est essentiellement contradictoire. Il est
l'expression de la contradiction propre à la condition humaine.
« Signe de supériorité relativement aux bêtes... le rire est signe
d'infériorité relativement aux sages qui par l'innocence
contemplative de leur esprit serapprochentde l'enfance »(57).
Ou encore, le rire est le signe de la situation contradictoire de
l'homme pris entre deux infinis : « il est à la fois signe d'une
grandeur infinie et d'une misère infinie, misère infinie
relativement à l'Etre absolu dont il possède la conception,
grandeur infinierelativementaux animaux... »(58). L'ambition
du héros n'est-elle pas de sortir de cette condition
contradictoire, d'atteindre à un état où il connaîtra la paix,
l'unité avec soi-même, mettant ainsi un terme au « choc
perpétuel des deux infinis ». Aussi ne peut-il que se détourner
du rire, bannir cette force dissolvante, susceptible de raviver la
contradiction, de l'y replonger, d'introduire dans la divine
coïncidence avec soi-même une irrémédiable fêlure. Déjà
Platon, à propos de l'éducation des gardiens, disait dans La
République sa méfiance à l'égard du rire qui introduit le
changement intérieur, la mobilité dans l'âme. « Inversement il
ne faut pas qu'ils soient non plus enclins au rire. Car, en
quelque sorte, lorsqu'on se laisse aller à un rire puissant,
puissante est aussi la modification intérieure que cela tend à
provoquer en vous »(59), Un moderne, Emerson, ne dira pas
autre chose : le héros est un être immuablement centré,
persistant en lui-même, fidèle à soi. On le voit, tout dans
l'héroïsme conspire à proscrire le rire : peur de la mobilité, de
l'altération—lerireexpose celui qui y cède à être autre que soi
—, peur du décentrement, du clivage, de tout mouvement
capable de porter atteinte à cette belle unité et de la briser.
Antithèse durireet de l'unité, mais antithèse aussi du tire et
de la pureté. Pour le faire comprendre, Baudelaire décrit
l'innocence de Virginie ; elle ignore le rire, elle existe en deçà
du rire, pourrait-on dire, comme en deçà de la chute, puisque
comme son compagnon Paul elle ignore également la division
des sexes. Quand eUe découvre une caricature, elle surprend un
monde inconnu. Larecherchede la pureté qui coïncide chez le
héros avec l'aspiration à sortir des limites de l'humain est une
109
autre raison pour ce dernier de se protéger du rire et de ses
effets destructeurs, en quelque sorte de son impureté. Comme si
le héros était suffisamment pur pour se situer au-delà du rire ;
comme s'il était parvenu à faire de l'absolu son séjour,
détachant ainsi l'idée de supériorité de sa propre personne pour
lareportersur l'absolu dans la proximité duquel désormais il
vit ; comme si à travers l'opposition de la vertu et de l'égoïsme,
il reproduisait la division radicale du stoïcisme ancien entre
deux races d'hommes, celle des sages et celle des vilains(60).
Absolu politique ou absolu de la Révolution ? Considérons un
moment le célèbre discours de Saint- Just du 1S avril 1794, Sur
la police générale..., qui propose un tableau canonique des
vertus de l'homme révolutionnaire, « héros de bon sens et de
probité » ; entendons : interprète privilégié, sinon gardien de la
révolution, à rencontre des déviations, en l'occurrence celle
des hébertistes. Il y a là comme une extraordinaire
condensation de la normativité et de l'idéalité héroïques.
L'image identificatoire devant soi correspond à l'alternative qui
est au cœur du gouvernementrévolutionnaire,soit la vertu (le
modèle de Rousseau), soit la terreur (le modèle de Marat).
Remarquable dans ce texte est l'absolutisation de la
Révolution, comme si cette dernière était devenue « le grand
Etre », au-dessus de tout soupçon, au-dessus du rire, au-dessus
de toute critique et à l'égard de laquelle la seule attitude
convenable est un respect qui se hausse jusqu'à la révérence.
Ne s'agit-il pas d'un être transcendant qui en tant que tel ne
saurait être tenu pour responsable de ses manifestations
empiriques et contingentes ? Saint-Just déclare : « Comme son
but est de voir triompher la Révolution, il ne la censure jamais,
mais il condamne ses ennemis sans l'envelopper avec eux ; il
ne l'outrage point, mais il l'éclaire et. jaloux de sa pureté, il
s'observe quand il en parle par respect pour cl le (61 ). »
Ainsi la forme héroïque exerce une autorité, une contrainte
sur celui qui a choisi de vivre la révolution en héros, de la
considérer comme une entreprise héroïque. Les yeux fixés sur
le modèle identificatoire, sur l'image de ce que les Anciens
appelaient « un homme divin », le héros se contraint à suivre
un parcours obligé tel qu'il puisse coller au plus près au
modèle, pourchassant sans relâche tout élément de nature à
110
introduire de la distance et de la division. C'est vers cette
atmosphère quelque peu raréfiée faite de pureté et de
valorisation de l'unité que s'élève le héros. Un des intérêts de
l'hypoLhèse de la forme héroïque est qu'elle permet de saisir et
de penser l'aliénation héroïque, c'est-à-dire le processus par
lequel le modèle héroïque se détache de son auteur ou de son
fidèle, se retourne contre lui, le dominant telle une puissance
étrangère qui se met à mener une existence autonome, une vie à
soi et qui finit par détourner celui qui l'a créée ou élue de ses
fins premières en substituant à la fondation d'un régime
politique libre — un monde de citoyens — l'institution d'une
société éthico-héroïque — la communauté des vertueux ou des
héros — où viennent se confondre et s'exalter la pureté,
l'amitié et la mort
Outre qu'elle dissocie le héros d'une praxis plurielle, car
l'imitateur du modèle se métamorphose à son tour en grand
modèle, la forme héroïque entraîne chez celui qui s'y soumet
comme une cristallisation. Chez l'un, Robespierre, elle peut se
traduire par un processus de pétrification que Michelet décèle
chez l'Incorruptible à la veille de Thermidor. Chez l'autre,
Saint-Jus t. elle peut se manifester par une raideur singulière,
non étrangère à une resacralisation du pouvoir que les
adversaires du jeune conventionnel brocardaient par cette
remarque : « Il porte sa tête comme un saint sacrement. »
Cette « raideur mécanique », en termes bergsoniens, cet
automatisme, cette perte de souplesse par rapport à une praxis
plurielle — autant d'effets de la stylisation héroïque — ne sont-
ils pas précisément de nature à déclencher lerirede ceux qui se
sonttenusà l'écart de cette entrée dans la voie héroïque ?
116
Mais le feu d'artifice sadien ne s'arrête pas à la présentation
parodique et polémique d'un contretype de gouvernement
républicain. Dans la tradition cynique reprise par le pessimisme
moral du xvn* siècle, Sade pratique la critique démasquante de
la morale. Platon aurait dit de Diogène que c'était un Soc rate
devenu fou ; de même, ne pourrait-on dire de Sade que c'est un
La Rochefoucauld devenu fou ? « L'œil examinateur du
philosophe » n'est-il pas celui de l'auteur des Maximes dont la
présence est quasiment avouée par Sade dans la brochure ?
« ... Mais le philosophe ne caresse point les petites vanités
humaines ; toujours ardent à poursuivre la vérité, il la démêle
sous les sots préjugés de l'amour-propre, l'atteint, la développe
et la montre hardiment à la tenu étonnée »(71 ).
A celui qui prétend arracher les masques et qui, ce faisant,
se pose en grand accusateur, comme s'il n'avaitretenude son
cynisme premier que la posture de supériorité et de censure, le
rire sadien arrache à son tour le masque.
Le démasqueur est démasqué, la vertu est soumise à
l'exercice du soupçon. Quel vice ou quel crime se cache
derrière le masque vertueux du législateur, du héros fondateur
jacobin ? Telle est la subversion sadienne à son plus haut
régime ; et d'inspiration libertaire. Car le soupçon exprimé, il
en restera toujours quelque chose et l'autorité du héros jacobin,
quoi qu'il en ait, sera irrémédiablement affectée. Dans les trois
stratégies de la critique de l'apparence morale que propose la
tradition cynique, Sade choisit celle qui consiste à inverser
l'être et le paraître(72). La démarche de Sade, à vrai dire, n'est
pas un simple renversement de l'être et du paraître, une
intervention qui révèle quel est l'intérieur qui gît derrière la
façade. Tout en se situant dans ce jeu, elle emprunte un détour
qui consiste à faire apparaître comment telle institution
républicaine — soit la fraternité — trouve sa condition de
possibilité dans tel sentiment ou telle disposition considérée
d'ordinaire comme un vice ou un crime — par exemple, la
sodomie. S'agit-il de l'inceste, Sade estime qu'il « étend les
liens de famille et rend par conséquent plus actif l'amour des
citoyens pour la patrie »(73). Si l'inceste favorise l'amour de la
patrie, n'est-il pas possible d'aller un peu plus loin et de
conclure que l'amour de la patrie a pour secret l'inceste ? Ou
117
bien encore, si la sodomie et la pédérastie vont de pair avec le
patriotisme et la haine des tyrans, ne peut-on estimer que la
pédérastie est le secret des conspirations tyrannicides ? La
pédérastie, affirme Sade, fut le vice des peuples guerriers. « Ce
vice régna dans l'association des hères d'armes ; il la cimenta ;
les plus grands hommes y furent enclins »(74). Plus loin :
« Veut-on une dernière autorité faite pour prouver combien ce
vice est utile dans une république 7 Ecoutons Jérôme le
Péripatéticien. L'amour des garçons, nous dit-il, se répandit
dans toute la Grèce, parce qu'il donnait du courage et de la
force, et qu'il servait à chasser les tyrans ; les conspirations se
formaient entre les amants, et ils se laissaient plutôt torturer que
de révéler leurs complices ; le patriotisme sacrifiait ainsi tout à
la prospérité de l'Etat ; on était certain que ces liaisons
affermissaient la république »(75). Le lecteur ainsi instruit par
Sade, déniaisé plutôt par ce qui a valeur d'une psychanalyse in
nu.ce, lira d'un autre œil les passages des Institutions
républicaines consacrés à l'amitié. Ainsi Saint-Just écrit :
« Celui qui dit qu'il ne croit pas à l'amitié est banni ». « Tout
homme âgé de vingt et un ans est tenu de déclarer dans le
temple quels sont ses amis, et cette déclaration doit être
renouvelée tous les ans pendant le mois de ventôse ». « Les
amis sont placés les uns près des autres dans les combats ». Un
soldat près duquel un autre soldat a été frappé d'une arme
blanche, est déshonoré s'il revient du combat sans l'amie de
celui qui a frappé son frère ». « Ceux qui sontrestésamis toute
leur vie sont enfermés dans le même tombeau ». « Si un
homme n'a point d'amis il est banni (76) ».
A la lecture de ces dispositions, l'exercice du soupçon ne
manquera pas de faire surgir sa question : qu'est-ce qui se
Cache sous le masque de l'amitié républicaine ? quel est le
secret de cette institution ? comment nommer le lien généreux
qu'elle noue entre les citoyens 7 Dans leriresadien, explose la
réponse iconoclaste et scandaleuse pour les oreilles du
puritanisme jacobin : la sodomie et la pédérastie.
Mais, dira-t-on, cette lecture, outre qu'elle privilégie
l'orientation cynique de Sade, n'aurait-elle pas le tort d'en
rester à un niveau trop éthico-politique — l'opposition de Sade
au jacobinisme — et ce faisant, d'ignorer un niveau plus
118
prorond, plus proprement philosophique où Sade et Saint-Just,
loin de s'opposer se rencontreraient ? Dans cette perspective,
Saint-Just cesserait d'être un objet risible, la cible du rire et de
la subversion sadtenne, mais rejoindrait Sade soit dans un
rapport I l'excès, soit dans une relation identique à la
transgression. Ainsi l'interprète, au lieu de s'attacher aux
aventures du rire dans la Révolution et de retenir Sade contre
Saint-Just, devrait-il passer au-delà de l'opposition durireet du
sérieux héroïque et penser plutôt Saint-Just avec Sade, comme
si une même intensité incandescente embrasait ces deux
écrivains (mais s'agit-il seulement d'écriture 7) bien au-delà de
leurs divergences idéologiques. Le propre de ce regard plus
subtil serait donc de parvenir à percevoir des affinités électives
entre Saint-Just et Sade. Position qui mérite d'autant plus d'être
considérée qu'elle a ses lettres de noblesse avec le célèbre texte
de Maurice Blanchot, L'Inconvenance majeure (1965), publié
en tête de Français encore un effort... et avec l'essai très aigu
de Bertrand d'Astorg consacré à Saint-Just, sous le titre
Introduction au monde de la Terreur (édit. du Seuil, 1945).
Affinités électives 7 Telle est, en effet, la thèse de
B. d'Astoig qui arrache Saint-Just à son contexte et, jouant de
sa contemporanéité avec Sade et W. Blake, en fait à leurs côtés
une préfiguration du surhomme nietzschéen. On peut
incontestablement savoir gré à B. d'Astorg d'avoir pris Organt
au sérieux et de l'avoir intégré à l'ensemble de l'œuvre en
refusant de le réduire à une fantaisie licencieuse de prime
jeunesse. B. d'Astorg y perçoit l'expression du monde « sub
specie libidinis ». Mais peut-on accepter pour autant le geste
qui consiste à insérer Saint-Just dans le groupe étroit des grands
transgresseurs de la loi et de la morale ? L'auteur d'Organt, en
proie à une révolte intense — c'est à la condition humaine qu'il
en a(77) — effacerait la distinction du bien et du mal, persuadé
qu'il serait de l'ambiguïtéfondamentaledu crime et de la vertu.
« Mais cette séparation entre le bien et le mal, Saint-Just
l'ignore, comme il ignore que l'on puisse aller volontairement
de l'un à l'autre, choisir. Il n'y a pas de choix parce que les
deux termes de l'opposition ne sont pas distincts. Le bien et le
mal 7 Deux rouages également nécessaires et engrenés l'un sur
l'autre pour que l'immense machine du monde poursuive sa
119
course »(78). C'est cette idée même d'une ambiguïté
fondamentale du crime et de la vertu qui ferait lien entre Saint-
Just, Sade et W. Blake. Sade ne fait-il pas de cette ambiguïté le
point de départ de son système ? Quant à Blake qui prend le
parti du Tigre — le symbole de l'énergie sauvage, de la fureur
— il consent au « mariage du ciel et de l'enfer », le bien et le
mal étant également nécessaires a la marche du monde,
participant également à la création(79). Bref, trois oeuvres qui,
en dépit de leurs différences, seraient le lieu d'un renversement
des valeurs, une invitation à transgresser la loi et la morale
traditionnelles, pour accéder à l'élaboration frénétique d'une
nouvelle morale, mieux, d'une véritable transvaluation au-delà
du bien et du mal(80). De ces trois œuvres naîtrait un
formidable appel à la venue d'un homme libre, supérieur,
annonciateur de la découverte de l'homme moderne, le fameux
« tout est permis ». De surcroît, B. d'Astorg invite à penser à la
fois la rupture et la continuité dans le trajet de Saint-Just, l'une
renvoyant à la conversion du poète libertin en révolutionnaire
inflexible, l'autre à la persistance jusque dans les Institutions
républicaines de la thèse de l'ambiguïté du crime et de la vertu,
de l'interpénétration du bien et du mal. C'est en ce sens
qu'Organt vaudrait comme « Introduction au monde de la
Terreur ». La vertu révolutionnaire, tout au moins celle de
Saint-Just, est dans la teneur, mieux, est terreur. Elle déserterait
le paysage paisible d'une civilisation des limites pour
s'engouffrer dans les orages tumultueux de la civilisation des
possibles(81).
On voit sans peine oit porte l'interprétation « moderniste »
de Saint-Just, quelque peu teintée de surréalisme : électrisée en
quelque sorte par la compagnie sulfureuse de Sade et celle
angélique de William Blake. Puisque Saint-Just est censé
ignorer la distinction du bien et du mal, professer l'ambiguïté
du crime et de la vertu, on ne s'étonnera pas qu'il puisse
s'affranchir sans difficulté aucune des tabous de la morale
traditionnelle, des freins de ce qu'il nomme lui-même « le
respect humain ». S'élevant vers une vertu qui serait
indissociablement terreur, c'est sans remords ni scrupule qu'il
se hausserait à un point de vue supérieur tel qu'il n'y ait point
lieu de condamner le crime, tel qu'il puisse paraître légitime de
120
M. Blanchot, fasciné par l'exigence de tout dire — « la
tentation de la raison, son vœu secret, sa folie » —, veut en
quelque sorte coller au déploiement d'énergie si sensible chez
les deux acteurs, dans une pleine adéquation à l'excès qu'il
perçoit dans l'opuscule de Sade, comme s'il entendait, sans
l'ombre d'un doute ni le soupçon d'une réserve, grâce à une
écriture quasi mimétique, travaillée par la peur de n'être pas à
la hauteur de son objet, laisser passer dans son propre texte,
exposé en permanence à un déficit, quelque chose de la fureur
de Sade. A l'inverse, C. Lefort en même temps qu'il choisit de
désacraliser—le ton en témoigne suffisamment — introduit du
jeu au double sens du terme : un espace, une distance prise,
creusée entre la brochure et l'ouvrage dans lequel elle s'insère
et, dans cet interstice ainsi réouvert, une dimension ludique
telle que l'interprète ainsi provoqué, stimulé, s'efforce d'y
répondre par le jeu même de la lecture.
En effet, sur les pas d'A. Lebrun, C. Lefort nous invite à
replacer Français encore un effort... dans l'ouvrage d'où il est
extrait, La Philosophie dans le boudoir. N'a-t-on pas eu le tort
en arrachant ce texte à la pratique de la philosophie dans le
boudoir de le transformer en un bijou de la subversion ? Or les
liens entre les deux textes sont multiples ; ainsi le thème de la
corruption qui réapparaît transposé dans la problématique de la
philosophie politique ; ainsi le boudoir qui resurgit dans les
propos de l'auteur de la brochure comme une institution
licencieuse destinée à établir la république sur les fondements
les plus solides. Mais surtout, grâce à cette réinsertion,
C. Lefort dynamise k texte et le théâtralise en quelque sorte. La
brochure y perd son apparence de traité dogmatique sur les
institutions républicaines pour redevenir la partie d'un dialogue
philosophique, dans lequel la composition dramatique tient une
place essentielle. C'est suggérer qu'avant de s'attacher aux
propos des personnages, il convient de prêter attention à ces
derniers, à leurs qualités — n'est-ce pas Dolmancé, le
personnage le plus corrompu du groupe, qui donne le texte &
lire ? — à leurs positions respectives. Bref la question de
l'énonciateur, de ses relations aux autres membres du groupe,
est déterminante pour juger la teneur de son propos. Qui dit
théâtralisation dit mise en scène. Aussi l'auteur de Sade : le
130
qui s'en rapprochait. Selon M. Blanchot, « l'athéisme hit sa
conviction essentielle, sa passion, sa mesure de la liberté »(94).
Mais peut-on en rester à ce jugement balancé, à la
perception de différences sensibles entre les deux hommes —
tout en accordant l'avantage à Sade — sur le fond d'une
commune appartenance qui aurait à voir avec une expérience de
l'illimitation, avec une mise en œuvre du pouvoir infini de
destruction, de dissolution propre à l'homme conscient de ses
pouvoirs ? A bien yregarder,ce jugement est-il si balancé ? Ne
sommes-nous pas en présence d'une stratégie d'écriture qui
consisterait à accorder en un premier temps les différences si
évidentes qu'elles en perdent tout intérêt pour mieux laisser
entendre qu'à un niveau plus profond, plus caché existe une
affinité secrète entre les deux hommes, accessible seulement à
ceux qui ont le désir de partager ce secret — d'autant plus
essentielle qu'elle joue au-delà des paroles, des actes et se situe
bien plutôt dans une disposition originaire à l'insurrection et à
l'excès. Et peu importerait les figures que revêt cet excès.
Mais peut-on accepter sans plus la démarche de
M. Blanchot qui le conduit à penser Saint-Just avec Sade ? Est-
il légitime de lire Sade comme nous y invite l'auteur de
L'Inconvenance majeure ? La thèse de la commune
appartenance s'impose-t-elle sans discussion ? Est-il également
légitime, certes sous l'autorité de Hegel, de faire de Saint-Just
une incarnation de la négativité pure ? Autant d'interrogations
qui, poursuivies, sont susceptibles deremettreen cause le bien-
fondé du parallèle entre Sade et Saint-Just
En effet, se tourne-t-on vers une autre lecture de Sade que
celle de M. Blanchot et le paysage changent du tout au tout ; la
problématique Saint-Just-Sade se modifie aussitôt Ainsi en va-
t-il de l'interprétation de Claude Lefort qui, sensible à
l'insécurité de la lecture que suscite Sade — « les gouffres qu'il
ouvre ne sont pas toujours sûrs » —, la place sous le signe du
doute et de l'interrogation. « Elle n'est pas non plus toujours
sûre, cette opération par laquelle on croit découvrir dans la part
maudite de son œuvre la part du sacré ; dans la toute-puissance
du désir qu'il affirme, la pure dénégation de la loi »(95). Même
choix de désacralisatiori à l'égard de l'intransigeance de Saint-
Just. La différence majeure tient, semble-t-il, à ce que
129
L'énergie serait le nom de cet excès, de cette montée aux
extrêmes dont aucune expérience de la liberté pour autant
qu'elle soit authentique ne saurait faire l'économie.
Mais cette commune appartenance identifiée, M. Blanchot
n'en insiste pas moins sur ce qui distingue les deux hommes
plutôt que sur ce qui les rapproche. Loin de procéder à une
identification abusive ou à une réduction violente de l'un à
l'autre sous le nom de surnomme, il se limite à une mise en
perspective d'où émergeraient quelques points de proximité ou
d'affinité.
Aux yeux de M. Blanchot, il est évident que dans la carrière
de la subversion, c'est Sade qui l'emporte de loin. A lui revient
sans conteste la palme de l'anarchie qui, à vrai dire, aurait fait
horreur à Saint-lust. Combien profondément moral reste le
portrait de l'homme révolutionnaire, « héros de bon sens et de
probité » que dresse Saint-Just en modèle de l'homme nouveau,
tandis que l'homme intégral auquel vise Sade atteint sa vraie
souveraineté profitant du silence des lois propre au moment
révolutionnaire ; il balaye sans rémission la morale et toute
forme de loi ou d'Institution susceptible de venir entraver « le
pouvoir infini de destruction » que l'homme porte en soi. Dans
l'accusation qu'il porte contre Danton (et non contre Camille
Desmoulins), Saint-Just ne lui fit-il pas grief de mépriser la
gloire et la postérité ? Comme y insiste justement M. Blanchot,
Sade n'encourrait-il pas le même reproche, lui qui tenait la
gloire pour une illusion et la postérité pour une imposture ?
Mais non fondée est la tentative de rapprocher les deux
hommes en invoquant le discours silencieux de Saint-Just du
9 thermidor dans lequel il déclara que la renommée n'était
qu'un vain bruit. Une lecture attentive des textes du jeune
conventionnel montre assez que ce,dernier distinguait
soigneusement entre un héroïsme de la gloire et un héroïsme de
la renommée.
Enfin — c'est ici que se creuse l'abîme — Saint-Just n'a
cessé de professer le déisme ; il a donné son adhésion au culte
de l'Etre suprême convaincu du caractère contre-
révolutionnaire et corrupteur de l'athéisme. Sade, de son côté,
dénonça sans relâche (ce fut même une de ses lignes de force)
ce qu'il considérait être les impostures de la religion ou de ce
128
plus celui de la transgression, mais celui tout aussi moderne de
l'insurrection ? Saint-Just et Sade ne sont-ils pas l'un et l'autre,
l'un avec l'autre, deux héros de l'insurrection ?
A lire, en effet, L'Inconvenance majeure, l'introduction de
M. Blanchot à Français, encore un effort... une indéniable
proximité se dessinerait entre Saitu-Just et Sade, deux figures
de la négativité pure qui auraient vécu la Révolution comme
l'époque où donner Urne cours à cette négativité sous le signe
de l'excès, de la subversion, d'une liberté qui se porte aux
extrêmes, accomplissant ainsi spontanément le vœu caché de la
raison, son passage au-delà des limites, le « tout dire » de
l'écriture communiant secrètement avec le « Tout est possible »
de la Terreur. Centrant l'analyse sur la forme subjective du
processus, c'est-à-dire sur la conscience révolutionnaire et la
lame de fond qui la soulève, M. Blanchot porte au crédit de
Sade, mais aussi de Saint-Just, ce que Hegel dans son analyse
critique de la Terreur inscrivait au débit des acteurs
révolutionnaires, à savoir, « la furie de la destruction ». Ainsi
salue-t-il en Sade cet esprit suffisamment audacieux pour
reconnaître dans ce déchaînement de la liberté absolue « le
pouvoir de dissolution que l'homme porte en soi comme son
avenir... le besoin de dépassement qui est au cœur de la raison »
jusqu'à rejoindre la Terreur. Celui qui sut percevoir dans le
gouvernement révolutionnaire cet instant prodigieux de
« suspens » comme le temps de l'entre-temps, de la césure des
lois, l'entre-lois analogue de l'entre-dire — comme un moment
exceptionnel « d'excès, de dissolution et d'énergie » où, dans la
dépense non comptée de ses forces, l'homme atteint à sa vraie
souveraineté en faisant l'épreuve de son pouvoir infini de
destruction et de négation. De là l'affirmation selon laquelle,
« quelque chose de Sade appartient à la Terreur, comme
quelque chose de la Terreur appartient à Sade »(92). Mais
comment nommer ce « quelque chose » qui rattacherait Saint-
Just à Sade ? En dépit de l'indétermination de ce lien,
M. Blanchot ne se dérobe pas et tente de répondre à la ques-
tion : « des hommes opposés s'y trouvent réunis par ce qu'il y
eut d'également excessif dans leur libre mouvement et par cette
conviction que l'expérience de la liberté passe toujours par un
moment extrême : qui ne le sait pas, ne saitriend'elle »(93).
127
seul garant que la vertu qui se surpasse en feignant de s'oublier
elle-même n'est point le signe d'un crime atroce mais la
manifestation même de l'héroïsme. Dans cette marche vers la
stabilisation — par les institutions, il s'agit en quelque sorte de
fixer la révolution, de la faire passer du mouvement à un état
stable — nulle trace de nihilisme chez Saint-Just. Si le
nihilisme moderne se définit comme « ce processus bistorial
par lequel le " suprasensible " est déchu de sa souveraineté et se
vide de telle sorte que l'étant lui-même perd sa propre valeur et
son propre sens »(91), l'œuvre du révolutionnaire, aussi
surprenant, paradoxal que cela puisse paraître, tourne
résolument le dos à cette modernité. Le lecteur du manuscrit De
la nature... sait bien que la pensée de Saint-Just prend son
origine la plus profonde dans le projet de reconstruite la cité sur
les assises inébranlables de ce suprasensible qu'est la nature
qui, selon lui, se présente comme un fondement destiné à
V emporter sur la volonté humaine en s'imposant à elle.
Que sont les Institutions républicaines sinon l'édiction de
nouvelles tables de la Loi qui, dissipant les effets fallacieux de
la contiguïté, permettra de discerner qui est du côté de la
Révolution, qui est contre ; qui est l'ami, qui est l'ennemi.
Aussi l'interprète peut-il, sans trouble aucun, résister à la
séduction des lectures qui placent Saint-Just dans le Panthéon
surréaliste des héros de la transgression.
L'orientation de sa pensée tournée vers un passé conçu de
façon primitiviste, identifié à la nature, sa haine de la
nouveauté, son « misonéisme » témoignent suffisamment du
climat fondamentaliste de sa pensée qui va de pair avec le
puritanisme jacobin oscillant entre lafiguredu héros et celle du
saint, au sens de Michael Walzer. Combien nous sommes loin
de Sade et de Willam Blake. Nul doute qu'a la lecture des
Institutions républicaines qui proclamaient la reconnaissance
de l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme, le rire de Sade, en
guerre contre la restauration du suprasensible, n'ait éclaté,
ravageur, discernant dans ce texte une cible de choix pour un
Diogène moderne.
Mais dira-t-on aussitôt, en invoquant l'autorité de Maurice
Blanchot, un autre fil ne relie-t-il pas Saint-Just à Sade ? Non
126
mobilité trompeuse d'autant de points derepèreet de critères
discriminants permettant aux consciences troublées de
s'orienter « D est essentiel dans les révolutions où la perversité
et la vertu jouent de si grands rôles de prononcer très nettement
tous les principes, toutes les définitions », écrit Saint-Jusi(86).
De là l'appel à la conscience contre l'esprit : « n faut ramener
les définitions à la conscience ; l'esprit est un sophiste qui
conduit la venu à 1 'échafaud(87). » Ou encore, ce qui vaut non
seulement pour la période révolutionnaire, mais également pour
un Etat républicain en proie, par nature, à la multiplicité et à la
diversité des passions : « Comme tout le monde délibère sans
cesse dans un Etat libre, et sur les personnes et sur les choses,
et que l'opinion publique y est frappée de beaucoup de
vicissitudes etremuéepar les caprices et les passions diverses,
les législateurs doivent faire en sorte que la question du bien
général soit toujours clairement posée, afin que tout le monde
délibérant pense, agisse et parie dans le sens et dans le cercle de
l'ordre établi »(88). Loin de toute ambiguïté du crime et de la
venu, c'est l'univocité du bien qui doit servir de critère pour
démasquer dans la République naissante l'hypocrisie.
« Aussitôt que la question du bien général cesse d'être posée,
on n'a plus de mesure pour juger sainement la situation
politique de l'Etat... L'hypocrisie devient impénétrable, parce
qu'on peut difficilement la mettre en contradiction avec
l'intérêt public, dont on ne connaît pas bien précisément la
mesure »(89). Loin également de tout appel à la démesure, c'est
dans le rapport à la vertu — vertu unifiante — que se constitue
l'unité de la République. « Le souverain se compose de tous les
cœurs portés à la vertu »(90). Donc lutte de tous les instants du
législateur, jacobin contre les effets de la contiguïté
révolutionnaire. Nouveau détenteur des critères du bien et du
mal, nouvel énonciateur des impératifs de la vertu, le
législateur, plutôt que de prendre son essor vers les espaces
vertigineux de la transgression, s'érige en héros accusateur
prenant appui sur tes solides évidences du cœur et de la nature.
N'est-ce pas dans cette offensive incessante contre l'hypocrisie
ettesfaux révolutionnaires que l'exigence de pureté, si sensible
chez Saint-Just, trouve un de sesressortsles plus actifs, comme
si, en dernière instance, la pureté du révolutionnaire devenait te
125
sous les apparences du crime, ils parviennent à redécouvrir une
vertu qui, jouxtant le crime, se révèle être plus qu'humaine,
dans la mesure même où elle a pu côtoyer son contraire sans
s'y perdre et rester en dernière instance identique a elle-même.
La « divinité », en l'occurrence, n'est-elle pas cette persistance,
cette indéfectible fidélité à soi telle que la vertu ne redoute pas
de s'approcher au plus près du crime jusqu'à en revêtir les
apparences et sait néanmoins résister à la contamination ou à la
contagion que pourrait entramer cette feintc(84) ?
Ce texte—susceptible d'éclairer jusqu'à un certain point la
Terreur — sans doute médité par les révolutionnaires familiers
de Montesquieu, n'introduit nullement à une ambiguïté
essentielle du crime et de la vertu qui autoriserait ceux qui
l'auraient découverte à se projeter souverainement au-delà du
bien et du mal, mais à une réflexion — ce qui est entièrement
différent — sur la contiguïté du crime et de la vertu en période
révolutionnaire, au sein de l'acte révolutionnaire.
A lire les écrits de Saint-Just, c'est bien de contiguïté qu'il
s'agit et non d'une équivocité entre le crime et la vertu. H existe
une spécificité de la périoderévolutionnaire: de par cette sortie
des règles ordinaires de la morale, elle brouille les frontières,
fait sauter les limites, est irrésistiblement instable. « On parie
de la hauteur de larévolution: qui lafixeracette hauteur 1 Elle
est mobile. Il fut des peuples libres qui tombèrent de plus
haut », déclare Saint-Just(8S). Du même coup le jeu des
apparences se modifie, le crime peut d'autant plus aisément se
déguiser sous le masque de la venu que cette dernière est
parfois contrainte d'apparaître sous le masque du crime. Ainsi
une carrière sans fin est-elle ouverte à l'hypocrisie. Mais si
Saint-Just perçoit cette contiguïté, y insiste sans cesse de façon
quasiment obsédante, ce n'est point pour l'exalter en y
discernant comme une étape propédeutique à l'ambiguïté du
crime et de la vertu, mais c'est bien plutôt pour la déplorer,
mettre en garde contre ses effets délétères et appeler à lutter
contre elle en permanence. Nous sommes loin de l'essor
souverain vers l'au-delà du bien et du mal. Contre cet
ébranlement des esprits, il appartient au législateur de
réaffirmer les frontières, de tracer des limites, de poser des
bornes, d'énoncer des définitions pour disposer dans cette
124
tue le tyran, de mettre un coup d'arrêt au crime d'usurpation.
En ce cas, pour reprendre le titre d'un pamphlet de la
Révolution anglaise, Killing no murder (1657), tuer n'est pas
assassiner(83). C'est reconnaître qu'affronté à la situation
extrême de l'usurpation, le libre citoyen d'une république
connaît l'épreuve d'un bouleversement radical de l'économie
morale traditionnelle qui lui est familière. « C'était un amour
dominant pour la Patrie... sortant des règles ordinaires des
crimes et des vertus », observe Montesquieu. Sortie des règles
ordinaires des crimes et des vertus, c'est-à-dire des règles qui
distinguent l'un de l'autre en en marquant les limites de telle
façon que chacun, en obéissant au sens commun, puisse sans
peine savoir quand il est dans l'ordre de la vertu et quand il
pénètre dans le domaine du crime. Passage au-delà des limites
qui entraîne des effets en chaîne : le tissu des appartenances
habituelles, des tiens de parenté ou d'amitié se déchire et
s'estompe, une simplification radicale s'opère ; il ne reste plus
face à face que le tyran et le tyrannicide. Un double mouvement
apparaît qui affecte jusqu'à la vertu dans sa teneur même ;
quelque chose bouge et se brouille dans la manifestation de la
vertu. Alors qu'en régime normal, il suffisait à la vertu pour
être, pour persévérer dans son être, de s'exprimer en tant que
vertu dans sa différence spécifique avec les caractères
classiques qui lui sont reconnus, désormais il est requis de la
vertu pour continuer à être de se surpasser, d'être en excès sur
elle-même. Mouvement complexe, car ce surpassement ne peut
être atteint que si la vertu s'oublie elle-même, allant au-delà de
ses caractères propres au point d'avoisiner ce qui lui est le plus
antithétique, à savoir, le crime. Ou plutôt, la vertu feint de
s'oublier comme si ce n'était que grâce à cette feinte que
l'identité substantielle de la vertu pouvait être surprise et se
soumettre aux aléas du jeu du même et de l'autre, et donc se
retrouver après cette traversée du crime pour finir identique à
elle-même, d'autant plus vertu qu'elle a ainsi su et pu affronter,
sans y perdre son âme, le risque de la dénaturation. Le recours
au paraître et à la feinte ne manque pas de produire un trouble
chez les spectateurs. Ceux-ci, dans un premier temps,
condamnent l'action du tyrannicide comme un crime pour
l'admirer ensuite comme un acte surhumain, voire divin, quand
123
dominant le poème de l'ouverture à sa conclusion : la folie
règne sur le monde chrétien féodal. Or le propre de ht folie
n'est-il pas de bouleverser l'écart entre le paraître et l'être au
point d'engendrer une confusion si générale que chaque chose
puisse apparaître comme son contraire, le crime comme la vertu
et inversement. Si le monde marche sur la tête, est « bois de ses
gonds », la tâche du révolutionnaire n'est-elle pas de l'y faire
rentrer, de remettre le monde humain sur ses pieds. Certes, il y
a continuité dans le trajet de Saint-Just, mais elle n'est pas là où
B. d'Astrog la perçoit, dans l'affirmation de l'équivocité de la
morale. Elle réside bien plutôt dans un schème critique
interprétatif déjà présent dans Organt et que l'on retrouve
presque inchangé dans les discours d'accusation du
conventionnel. Ce que, face au monde social christiano-féodal,
Saint-Just attribue à la folie dans Organt quant à l'inversion du
paraître et de l'être, plus tard il l'imputera, face à la complexité
du monde révolutionnaire, à l'hypocrisie. De là une attitude de
dévoilement qui persiste — non étrangère à une position de
supériorité et de censure — et quirientinlassablement dans cet
avertissement « Défions-nous des apparences » et dans ce mot
d'ordre « Arrachons les masques ». Non plus l'ambiguïté du
crime et de la vertu qui donnerait naissance à un héros
transgresseur, convaincu que tout est désormais permis puisque
dans l'économie du monde le bien et le mai seraient des
rouages également nécessaires, mais le héros accusateur qui
pratique la critique démasquante et purificatrice.
Pour prendre l'exacte mesure de ce qui paraît relever de
l'équivocité de la morale chez Saint-Just, point n'est besoin
d'aller chercher Sade ou Blake, penseurs de l'impossible ou qui
se posent dans l'épreuve de l'impossible ; il suffit de se tourner
vers un écrivain politique, penseur des limites, Montesquieu,
qui dans un extraordinaire passage de Grandeur et décadence
des Romains a admirablement décrit la relation spécifique entre
le crime et la vertu qui se noue dans l'expérience du
tyrannicide. Dans les anciennes républiques où régnait
« l'esprit de liberté », il était légitime, selon Montesquieu, de
«regardercomme un homme vertueux l'assassin de celui qui
avait usurpé la souveraine puissance »(82). La vertu peut aller
de pair avec le crime quand il s'agit pour le criminel, celui qui
122
mobiliser le mal pour produire le bien. L'alliance de la venu et
de la terreur serait très exactement le lieu où commence le
formidable renversement des valeurs morales annoncé par
Organt, Sade et Blake. La vertu jusque-là confinée dans
l'amour compatissant, le pardon des offenses, la clémence, la
croyance au rachat du coupable est désormais dans la rigueur,
l'impiété, le refus de se détendre et dans ce mot, sans cesse
résurgent sous la plume de Saint-Just, « l'énergie ».
Telle serait la voie étroite qu'emprunterait le héros
révolutionnaire, figure du surhomme, pour accéder à
l'atmosphère raréfiée de la Terreur et en énoncer les deux
axiomes fondamentaux, selon B. d'Astorg : « Tout est permis »,
« Tout ce qui a été créé peut être détruit ». Héros transgresseur
donc qui, grâce à un regard souverain sur le monde, pourrait se
libérer de l'emprise des valeurs traditionnelles et laisser
l'énergie accomplir son œuvre nécessaire de destruction et de
mon. Le tableau précédent serait annulé : il n'y aurait plus lieu
d'opposer le rire iconoclaste de Sade au sérieux héroïque de
Saint-Just, mais, au contraire, de percevoir ces deux rires
souverains, également démoniaques, éclatant à l'unisson pour
saluer dans la Révolution le déchaînement énergétique de la
nature, force aveugle s'accomplissant dans le libre jeu du crime
et de la vertu.
Mais peut-on vraiment reconnaître chez Saint-Just, un
brouillage, {dus, un effacement des frontières entre le bien et le
mal ? Peut-on y lire la thèse de l'enchevêtrement du crime et de
la vertu au point de trouver dans cet entrelacs la véritable
source de la Terreur ? La question ainsi reformulée, l'éclairage
par la tradition cynique peut être fécond. Loin de poser une
identité de nature entre le crime et la vertu, Organt en dénonce,
sans relâche, la confusion à partir d'une critique classique de
l'amour-propre. A cette dernière passion sont imputables le
mensonge social, la confusion de l'être et du paraître, un climat
d'illusion qui a entre autres pour effet de faire prendre le crime
pour la verni. Aussi celui qui sait se détacher de cette illusion,
se garde-t-il bien de confondre les deux phénomènes qu'il n'a
de cesse de distinguer, de dresser l'un contre l'autre. En outre,
tous les passages,d'organt où apparaît la thèse de l'équivocité
de la morale doivent-ils être lus à la lumière d'un thème
121
boudoir et la cité invoque-t-il l'interprétation sensible pour la
relier à l'interprétation savante et fait-il intervenir ta manière de
lire le texte, de se le lire. Averti de la qualité dramatique du
texte, dans quelle disposition le lecteur est-il tenté de
l'aborder ? quel ton lui donner ? Au travers du tourbillon
d'idées qui s'y déploie ne perçoit-on pas un recours aux
artifices de la comédie ? Où nous retrouvons la question du
rire ? « Un livre d'une irrésistible drôlerie en dépit de sa
cniauté », juge rinteiprète(96). Art de lire qui renvoie à un art
d'écrire, aux ruses de l'écrivain destinées entre autres à éveiller
noire vigilance et à provoquer notrerirequand nous constatons
que l'observation de la vertu conduit au vice. C'est bien là
réintroduire « la part du jeu », puisque le lecteur est invité à se
délier d'une compréhension au pied de la lettre et à pratiquer
une lecture de ce texte « cum grano salis » pour mieux déjouer
les ruses de l'auteur. De la philosophie, on peut saluer, exalter
la détermination de tout dire ;restela question qu'elle ne peut
ignorer et à laquelle Sade, à sa manière, ne s'est pas dérobé :
comment tout dire ?
Joyau de la subversion ? Certes. Sur ce point, C. Lefort
rejoint sans réserve M. Blanchot, « critique admirable ».
« Français encore un effort... procède d'une extraordinaire
volonté de subversion de tout ordre établi. Je ne connais pas de
libelle qui témoigne pareillement d'un soulèvement de la
pensée, d'une rupture des barrières du pensable, d'une sorte de
lame de fond qui emporte tout sur son passage »(97j, écrit-il,
percevant là une haine du despotisme généralisée. A une
différence près : que la subversion ne serait pas là où l'auteur
de l'Inconvenance majeure la situe ; pour ce dernier, il s'agirait
de circonscrire un lieu , en un sens impossible à cerner
puisqu'il échappe à toute limite où le besoin de dépassement de
la raison, son amour de l'excès rejoindrait la montée aux
extrêmes de l'acteur révolutionnaire qui ne recule pas même
devant la Terreur
Mais la visée de Sade ne serait-elle pas encore plus
audacieuse ? Subversion de la subversion pourrait-on dire.
L'aime du rire employée contre le despotisme le plus occulté,
celui qui est caché derrière les apparences d'une lutte de la
raison contre le principe d'autorité, à savoir, le despotisme de la
131
raison, proche en un sens du désir de vérité. En effet, il ne
s'agirait pas tant pour Sade de mettre en scène « les
bacchanales » de la raison, son emportement, sa complicité
avec la folie jusqu'où la conduit l'exigence de tout dire que
d'instruire de façon indirecte son procès. Cette critique
emprunte des voies inhabituelles : ainsi le blasphème qui
consiste à installer la philosophie dans un lieu de débauche et à
reprendre les grands thèmes de la tradition philosophique pour
les juger en laissant jouer la logique de ce lieu. « La
philosophie dans le boudoir c'est la philosophie passée au
crible du boudoir » écrit C. Lefort(98). Sensible aux procédés
de la comédie auxquels Sade arecourset qui engendrent chez
le lecteur vertige et tourment, contraint qu'il est « à une
extrême agilité », C. Lefort analyse la subversion tout
autrement que l'auteur de l'Inconvenance majeure : à ses yeux,
elle tient en réalité dans une pratique réitérée du détournement,
c'est-à-dire de cette opération qui consiste à faire dévier les
idées, les grands principes évoqués de leur destination première
en leur faisant produire des effets à l'opposé même de leur
intentionnalité de départ, la vertu se changeant en vice ou, faut-
il savoir entendre, l'émancipation s'inversant en oppression.
Aussi, plutôt que de repérer chez Sade des contradictions qui
seraient l'effet de la raison en proie à l'excès, comme si Sade
restait soumis à la logique de l'argumentation, convient-il de
savoir lire dans son texte des travestissements de la pensée
philosophique à portée effectivement subversive, puisqu'il
s'agit de contester jusqu'à l'autorité de l'argumentation. Cette
« sarabande philosophique » ne serait-elle pas la mise en scène
d'une dialectique de la raison accompagnée d'une dialectique
de l'émancipation ? Double procès, en effet, car comme y
insiste C. Lefort, on peutreconnaîtredans ce travail critique
une dénonciation du discours révolutionnaire doublée d'une
dénonciation du discours philosophique en général. « Sade
ne veut-il pas culbuter la philosophie dans le lecteur ? »
interroge-t-il(99). Certes l'adversaire principal reste l'idéologie
républicaine du moment, son appel à la vertu, à la moralité, bref
sa prétention à créer l'homme nouveau. Mais pour demeurer
fidèle à la double dénonciation prêtée à Sade, ne peut-on aller
un pas plus loin et voir très exactement dans la subversion-
132
détournement qu'il pratique, dans cette mise en scène
« diabolique », une parodie dénonciatrice de la position du
législateur-philosophe (reprise de l'idée du philosophe-roi) et
de la forme de despotisme inédit qui surgit avec cette nouvelle
posture du philosophe qui se posant en héros-fondateur prétend
avoir réponse & tout, s'efforce de mettre en œuvre une
recodification totale de la société 7
En regard de cette lecture qui réintroduit le rire — l'arme
choisie contre le despotisme de la raison du révolutionnaire-
philosophe — que reste-t-il de la thèse de la commune
appartenance de Saint-Just et de Sade ?
D'ailllcurs ce qui est problématique pour Sade ne l'est pas
moins du coté de Saint-Just. Est-on fondé à voir en ce dernier
une figure de la négativité pure ? Et suffit-il à cette fin de
reconnaître chez le jeune conventionnel une critique de la loi
pour le rapprocher encore une fois de Sade, comme si la
signification de ces deux critiques était identique ? Sade, selon
M. Blanchot, ferait élection de la subversion comme état
permanent de notre vie portée à sa plus haute intensité. Du
choix de la subversion en permanence découlerait la préférence
de Sade pour l'état d'anarchie, dont le régime révolutionnaire,
suspens des lois, moment d'anomie, serait la manifestation
même. Certes M. Blanchot reconnaît combien cet état
d'anarchie eût été antipathique à Saint-Just, mais il pose
aussitôt unerelationentre la dépréciation de la loi, sa négation
de la part de Saint-Just et le choix que ce dernier fait de la
Terreur. Or c'est là mutiler gravement la pensée du jeune
conventionnel et ignorer que la critique de la loi, comme nous
l'avons déjà observé, loin de se figer en négativité, se déploie
en un versant positif qui est une théorie in statu nascendi de
l'institution. Si la loi connaît effectivement un processus de
dégradation instaurant ainsi une confusion entre la république
et la monarchie, elle peut connaître également un processus
d'élévation et se métamorphoser en institution, l'institution
étant pensée comme une forme symbolique, fondée en nature et
susceptible d'engendrer, de par sa valeur de modèle, la
« personnalité de base » de l'homme républicain. D ne s'agit
donc pas tant pour Saint-Just de faire son séjour de la
négativité, de s'installer dans ce moment d'excès, de
133
dissolution et d'énergie qu'il partagerait avec Sade que d'en
sortir pour parvenir, grâce aux institutions, se substituant aux
lois, à l'Etat républicain où tout le monde « travaille et se
respecte ». Il n'y a pas une réversibilité de la vertu et de la
terreur, mais bien une alternative — Marat ou Rousseau. On
peut l'éclairer en ajoutant à la formule bien connue dans
laquelle on veut enfermer la pensée de Saint-Just — « Un
gouvernement républicain a la vertu pour principe ; sinon la
terreur »(100) — ces phrases qui montrent que le règne des
institutions était destiné dans son esprit à se substituer à terme
— mais quel terme ? — à la Terreur. « La teneur peut nous
débarrasser de la monarchie et de l'aristocratie ; mais qui nous
débarrassera de la corruption ? Des Institutions. On ne s'en
doute pas. On croit avoir tout fait quand on a une machine à
gouvernement... »(101 ).
Au terme de ce parcours, c'est bien plutôt à Sade contre
Saint-Just qu'il convient de revenir. En effet, l'auteur de La
Philosophie dans le boudoir n'a-t-il pas repris des mains de
Saint-Just, figé désormais dans le sérieux héroïque du fondateur
— du législateur-philosophe à qui il reviendrait de faire la
république —, le flambeau du cynisme et du rire pour lutter
contre les nouvelles autorités éthico-héroïque s ? Comme s'il
s'agissait pour Sade de mettre en œuvre l'annonce du jeune
poète cynique, avant son entrée sur la scène publique, c'est-à-
dire, de fouler aux pieds les nouvelles idoles du peuple, de les
« pulvériser en jouant ». Il ne suffit pas d'observer une même
dépense d'énergie chez l'un et chez l'autre ; encore faut-il
discerner la direction de ce déploiement de forces dans chaque
cas : énergie de l'excès de l'insurrection ou de l'insurrection
comme excès chez Sade ; énergie de l'éthique de la conviction
chez Saint-Just, portée à sa plus grande intensité,tenduevers la
création d'une société héroïque sous l'emprise de la maxime :
Fiat justifia pereat mundus. Aussi paraît-il légitime de faire
retour à la lecture d'abord proposée qui perçoit dans la
brochure de Sade un contretype, une image inversée
d'inspiration cynique du modèle jacobin d'éducation morale de
l'humanité, destinés à ruiner le projet d'héroïsation de la
société en lui opposant, de façon ludique et provocatrice, une
érotisation du lien social. Plus éclairant serait d'introduire un
134
troisième personnage. Fourier. A suivre les analyses de Simone
Debout, il apparaît que l'auteur du Nouveau Monde amoureux,
quand il critiqua les législateurs-philosophes de la Révolution
française, sut ne pas oublier la leçon de Sade.
A l'écart des interprétations qui érigent Saint-Just en héros
de la transgression ou en héros de l'insurreaion, tournons-nous
plutôt vers l'appréciation infiniment plus juste de Charles
Nodier, le premier éditeur des Institutions républicaines. Ce
dernier mettait déjà en garde ses contemporains contre les
tentatives d'appropriation modernes en soulignant le paradoxe
de Saint-Just : c'est au nom d'une philosophie de la vertu, à
fondement naturaliste proche de la pensée des Anciens, que cet
artisan du monde moderne participa aux premiers rangs à la
Révolution. « Le malheureux Saint-Just... n'était pas sans
entrailles... Il lui était resté des tendresses et même des
convictions devant lesquelles notre civilisation perfectionnée
reculerait de mépris... il croyait, ce qui était bien plus fort, au
respect des ancêtres et au culte des sentiments... C'était un
philosophe extrêmement arriéré au prix de notre siècle. »
NOTES
137
(18) Ibid., Chant LU, p. 70.
(19) Cité in Bernard Vinot, Saint Just, Payait, 198S, p. 69-70.
(20) Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages par Léonce Paquet,
Avant-propos par M.O. Goulct-Cazé, livre de Poche, 1992.
(21) Ce rapprochement n'est pas, semble t il, illégitime, puisque
J. Lafond dans sa belle étude sur La Rochefoucauld, Augustinisme et
littérature. Ed. Klincsieck, Paris, 1986, envisage une comparaison entre la
méthode de correction compensatoire de l'aurrustuiisme et l'outrance de
Diogène, op. cit., p. 187.
(22) Or gant. Chant XVI, op. cit., p. 190-191.
(23) Diderot, Le Neveu de Rameau, O.P. Flammarion, Edit. J.C. Bonnet,
p. 116.
(24) M. Walzer, La Révolution des Saints. Beltn, 1987.
(25) G.W. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Vrin, 1945,
p. 400.
(26) P. Sloterdijk, Critique de la raison cynique, C. Bourgois, 1987,
p 26-27,
(27) E. Kant. Critique de la faculté déjuger. 29, Edit. Pléiade, Tome II,
p. 1045.
(28) Après avoir noté, comme on sait, dans Le Conflit desfacultés e cette
sympathie d'aspiration qui touche de près à l'enthousiasme » chez les
spectateurs de la Révolution — événement qui prouve la tendance morale de
l'humanité au mieux — Kant insiste sur le fait important pour l'anthropologie
que le « véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu'à ce qui est idéal...
le concept du droit par exemple, et qu'il ne peut se greffer sur l'intérêt ».
Yriml973,p.l02.
(29) Robespierre, Textes choisis. Tome 111, Edit. Sociale*, 1958, p. 170.
(30) Saint Just. Frammenli..., Einandi, 1952, p. 47.
an ibid.
(32) Maria Daraki. Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens
d'Athènes et saint Augustin, Lu Découverte, 1989, p. 42.
(33) M. Daraki. Une religiosité sans Dieu, Lu Découverte, 1989, p. 48.
(34) Sur l'héroïsaiion de Diogène, M. Daraki. op. cit., p. 47.
(35) Jean Borreil, La Raison nomade, Payot, 1993, p. 28-32.
(36) Saint Just, Rapport sur la conjuration ourdie depuis plusieurs
années par les factions criminelles, O.C., op. cit., p. 761.
(37)/Wd., p. 760.
(38) Frammenli.... op. cit., p. 87.
09) AU, p. 52.
(40) Saint -Just, OC, op. cit., p. 773.
(41) Saint-Just, Frammenli.., op. cit., p. 47. Sur ce point, J. Starobinski,
Le Rire de Démocratie, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 1,
janvier-mars 1989, p. 8.
(42) Saint-Just. ibid.. p. 47.
(43) Saint-Just, Œuvres complètes, p. 379.
(44) P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux pensées de Marc
Auréle. Fayard, 1992, p. 191.
138
(43) Saint-Just, Œuvres complètes, p. 377.
(46) Saint-Jus t. Œuvres complètes, Discours sur la police générale,
15 avril 1794, p. 812.
(47) Saint -Juat, Frammenti..., op. cit., p. 44.
(48) SaintJust, op. cit., p. 43.
(49) Aid, p. 43.
(50) Aid. p. 45.
(51) G. Ddeuze. Présentation de Sacher-Masoch. Edit de Minuit. 1967,
p. 75.
(52) M. Abcnsour. « La Disposition héroïque et son aliénation »,
Tumultes, 2-3,1993. p. 59-87.
(53) M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de ht métaphysique,
GalHinard,1992.p.l08.
(54) Baudelaire, Œuvres complètes. Tome II, Bibliothèque de la Pléiade,
1976, p. 525-545.
(55) Baudelaire, De l'essence au rire, op. cit., p. 530.
(56) Baudelaire, ibid. p. 532-533.
(37) Charles Baudelaire, ibid. p. 532.
(58) Aid, p. 532.
(59) Platon, La République, 338 d. Traduction P. Pachet, Gallimard,
1993, p. 148.
(60) M. Daraki, Une religiosité sans Dieu, op. cit., p. 56.
(61 ) Saint-lust, Œuvres complètes, op. cit., p. 809.
(62) Sade, Français, encore un effort, précédé de L'inconvenance
majeure de M. Blanchot, J.-J. Pauvert, « Libertés », 1965, p. 65.
(63) Op. cit.. p. 85-86.
(64) Aid. p. 87.
(65) Sade, op. cit., p. 106.
(66) Saint Just. Frammenti... op. cit., p. 50.
(67) Saint Just. ibid., p. 43.
(68) Aid. p. 41.
(69) Samt-Just, Fragments..., p. 33.
(70) Ibid., p. 50.
(71) Sade, Français, encore un effort.., op. cit.. p. 138.
(72) Sloterdijk. Critique de la raison cynique, C. Bourgois. 1987, p. 71.
C'eat à cette stratégie que l'auteur rattache La Rochefoucauld. « Avec
virtuosité, La Rochefoucauld avait déjà révélé le jeu de l'amour-propre dans
tous les masques de la sociabilité et de la moralité ». Op. cit.. p. 72.
(73) Sade, Français, encore un effort.., ap. cit., p. 125.
(74) Ibid, p. 131 et 133.
(75) Ibid, p. 133.
(76) Saint-Just, Frammenti.., op. cit., p. 70, p. 101.
(77) Introduction au monde de la Terreur, op. cil, p. 19.
(78) Aid., p. 20.
(79) Aid, p. 38.
(80) Ibid., p. 24.
(81) Aid, p. 55-56.
139
(82) Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, G.F.
Flammarion. 1963, p. 96-97.
(83) Edward Sexby, Tuer n'est pas assassiner, Edit, Champ Libre,
Paris, 1980.
(84) Le lecteur aura intérêt à comparer le texte de Saint-Just a celui de
Montesquieu. Ce dernier écrit : « C'était un amour dominant pour la Parfit
qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutant que lui
seul et ne voyait ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père, la vertu semblait
s'oublier pour se surpasser elle-même, et, l'action qu'on ne pouvait d'abord
approuver parce qu'elle était atroce, elle la faisait admirer comme divine. »
Grandeur et décadence..., op. cit., p. 97. En tête du discours d'accusation
contre Danton et ses complices. Saint-Just déclare : « H y a quelque chose de
terrible dans l'amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu'il immole
tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public ; il
précipite Manlius ; il immole ses affections privées ; il entraine Regulus a
Carthage, jette un Romain dans un abîme et met Marat ou Panthéon, victime
de son dévouement. » Œuvres complètes, p. 760.
(83) Saint Just, Frammenti..., op. cit., p. 52.
(86) A i d , p. 34.
(87) Aid, p. 35.
(88) A i d , p. 33.
(89) A i d , p. 33.
(90) Aid., p. 54.
(91) M. Heidegger. MeirscAe. Tome H. Gallimard, 1971, p. 32.
(92) M. Blauchot. op. cit., p. 42.
(93) Aid., p. 43.
(94) M. Blauchot. op. cit., p. 47.
(93) Claude Lefort, « Sade : Le Boudoir et le Cité ». in Ecrire à
l'épreuve du politique, Calmann Lévy, 1992, p. 97.
(96) C. Lefort. op. cit., p. 98.
(97) C. Lefort, Aid, p. 91-92.
(98) C. Lefort. op. cit.. p. 100-101.
(99) C. Lefort, Aid, p. 103.
(100) Saint Just, Frammenii..., p. 49.
(101) Saint Just, Aid, p. 43.
(102) SaintJust, ibid., p. 39-60.
(103) S. Weil, Ecrira historiques et politiques, Gallimard, 1960, p. 220-
224.
140
IV
Le passage de la ligne
par Jacques RANCIERE
143
distinctifs des actes de fiction, nous propose une délimitation
préalable qui a pour effet de mettre hors jeu une catégorie, celle
de littérature, dont l'usage est référé non à des actes de langage
opérés par l'auteur mais à un jugement qui revient au lecteur :
« En bref, c'est à l'auteur de décider si un texte est de la fiction,
mais c'est au lecteur de décider si un texte est ou non de la
littérature. » De ce texte théorique qui soumet une
discrimination à une décision, je rapprocherai un énoncé
politique qui soumet à une discrimination la décision politique.
Prononcée par un homme d'Etat socialiste, abondamment
répétée par ses pairs comme gage de leur sens élevé de ce que
le courage et la lucidité politiques impliquent, la phrase nous
dit ceci : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du
monde.»
En première analyse, nous pressentons ce qui donne à ces
deux phrases un air de parenté. L'une et l'autre s'occupent de
discernement et de décision, mais aussi l'une et l'autre
manifestent une certaine attitude commune, relevant de ce
qu'on peut appeler la pensée désenchantée, celle qui ne veut
plus s'en laisser compter par les grands mois et les idées vagues
qui embrouillent les termes de l'analyse philosophique ou les
données de la décision politique. A partir de cet horizon
commun pourtant, il semble que nous ayons affaire à deux
logiques de pensée indépendantes, peu soucieuses l'une de
l'autre, et mettant en jeu des procédures dont les
fonctionnements vont à l'inverse l'un de l'autre.
La question de Searle est la suivante : comment
reconnaissons-nous les actes de Action pour ce qu'ils sont ? Or
poser la question ainsi, c'est d'abord délimiter ce qui est
questionnabie et ce qui ne l'est pas, ce qui est objet de question
parce que présentant des propriétés ou des traits discriminants
et ce qui ne comporte pas de tels traits ou propriétés. Chercher
à discriminer les caractéristiques constantes des « actes de
Action », c'est mettre hors jeu deux instances privées de traits
distinctifs. La première instance ainsi exclue, c'est le concept
de littérature. Celui-ci, pour Searle, désigne une attitude prise à
l'égard de certains textes, un jugement de valeur produit par la
communauté des lecteurs ou par ses représentants autorisés,
mais non pas un rassemblement de traits propres à un objet
144
spécifique. La deuxième instance exclue, c'est le texte lui-
même. Celui-ci ne présente pas, nous dit-il, de marques propres
de sa fictionnalité, de critères qui le distinguent d'un texte
informatif. Cette absence de critères est, chez lui, une
présupposition assez superbement indifférente à la singularité
de l'exemple qu'il en fournit. Comme Kate Hamburger l'a
montré, les quelques lignes d'Iris Murdoch citées par Searle
comme toutes semblables à celles d'un article de journal
fourmillent au contraire d'indices de fictionnalité ou de
littérarité. Si Searle ne semble pas les voir, ce n'est pas
seulement parce que sa sensibilité à la chose littéraire semble
assez limitée, c'est parce que ces indices nerenvoientpas à des
règles constantes.
Une fois mises de côté l'idée de littérature et la texture du
texte, que reste-t-il qui se prête à discrimination ? n reste des
intentions, des conventions, des choix. L'écrivain, selon Searle,
met en œuvre une intention, celle de faire semblant de faire des
affirmations sérieuses. L'écrivain et le lecteur conviennent
ensemble de suspendre les conventions qui président
normalement à l'émission et à la réception des affirmations. Et
le lecteur, et particulièrement un certain type « autorisé » de
lecteur, choisit de considérer telle ou telle séquence
d'affirmations « non-sérieuses » de ce type comme appartenant
à la famille « littérature ».
En bref, nous avons là un raisonnement de type alternatif :
ou bien il y a des propriétés, ou bien il n'y en a pas. On peut le
dire autrement : ou bien il y a une détermination interne, et
c'est une propriété ; ou bien il y a une détermination externe et
il s'agit d'un jugement, d'une convention, d'une suspension
convenue de la convention, etc. Ce qui est exclu par là, c'est
qu'il puisse y avoir ce que j'appellerai une impropriété propre :
une détermination qui ne serait ni dedans ni dehors, ni une
propriété de la chose, ni un caractère du jugement sur la chose.
Il y a un type d'existence qui est refusé : celui qui circulerait
entre le dedans et le dehors, entre la corporéité et l'absence de
corps. Ce type d'existence, nous pouvons l'entendre au moins
analogiquement : il ressemble à celui de la lettre résolument
muette et irrémédiablement bavarde que Platon oppose au logos
vivant On sait comment chez Piaton, l'opposition du discours
145
vivant et de la lettre morte vient compliquer la simple
dénonciation de la mimétique poétique, mettre en cause une
perversion plus redoutable que celle des méchantes histoires et
de la dissimulation du poète, propres à la scène théâtrale. Cette
hiérarchie implicite qui fait de la lettre au corps indécis un mal
plus redoutable que le corps trompeur de la fiction, n'est-ce pas
ce qui sous-tend le singulier privilège que l'analyse de Seaiie
accorde à la représentation théâtrale ? Le théâtre,
traditionnellement désigné comme le lieu de la tromperie des
simulacres et du péril des âmes, y devient en effet le « bon »
cas, le lieu où la convention s'expose ouvertement, où le texte
disparaît comme tel, ne se donne plus dans sa corporéité
indécise aux aléas de la lecture mais devient analogue à une
« recette » qui sert à monter la pièce, à faire la représentation,
c'est-à-dire à organiser le clair rapport de trois groupes de
parleurs passant convention ensemble : l'auteur qui donne la
recette, les acteurs qui supportent la fiction de leurs corps et les
spectateurs qui sont convoqués dans l'espace-temps déterminé
de la représentation.
Ce retournement qui fait du théâtre le bon lieu, le lieu de la
claire distinction des opérations de langage ne me semble pas
accidentel. Dans L'artiste-roi, Jean Borreil se réclamait de
« Platon contre Platon ». Peut-être notre situation philoso-
phique est-elle bien figurablc ainsi : nous voyons s'y opposer
diverses manières de choisir Platon contre Platoa Et c'est bien
un tel choix qu'opère Searie dans son analyse des actes de
fiction. Choisir « contre » Platon le théâtre comme bonne
situation de parole réglée, c'est choisir « avec » Platon une
certaine idée du « discours vivant » opposé à cette « lettre
morte » qui, apparemment, cause aux penseurs sobres de la
démocratie libérale le même genre de problème qu'il causait à
l'auteur du Phèdre. La lettre est cette corporéité indécise qui
met du trouble entre les corps, qui crée un « milieu » où
s'expose le trouble qui sépare chaque corps de lui-même, La
théorie des actes de fiction est une réponse à ce trouble. Elle
présente l'utopie d'une société telle que certains la rêvent sous
le nom de « libéralisme » : une société où il n'y a que des
locuteurs qui discutent et contractent en variant les règles, en
mettant en œuvre des règles normales et des conventions
146
exceptionnelles, lesquelles peuvent porter sur la fiction comme
elles peuvent porter sur les oléagineux. Cette utopie inscrit
l'acte de l'être parlant dans le cadre d'une double banalité :
celle des propriétés des choses et celle des conventions
générales ou particulières passées par des sujets parlants saisis
comme sujets contractants. Cette utopie consensuelle sup-
pose le combat résolu contre une autre, « platonisme contre
Platon » : celui qui veut faire passer au milieu de ces
performances et de ces tractations un rapport obscur avec l'idée
d'une vérité, quelle qu'en soit la figure.
C'est cet enjeu qui est au cœur de l'analyse seariienne de la
fiction, mais aussi des discours actuellement très répandus qui
prétendent libérer l'art de son « assujettissement » à la
philosophie. En évoquant le titre d'un ouvrage d'Arthur Danto,
je vise moins l'auteur lui-même — dont la pensée reste très
souvent ambiguë sur ce sujet — que le courant critique plus
large qui exploite ce thème. L'argument essentiel en est que
l'art aurait été surchargé, accablé par une « essence de l'art »
que la philosophie idéaliste — et son néo-platonisme rampant
— lui aurait assignée pour des fins propres à la seule
philosophie. Il faut, nous dit-on, briser cet assujettissement. Et
c'est en particulier la tache d'une esthétique sans présupposés
que de dégager les pratiques artistiques dans leur spécificité du
concept philosophique de l'art qui les asservissait. Le problème
est que les pratiques artistiques valorisées au titre de cette
« libération » se ramènent le plus souvent à des exercices de
l'indiscernable concernant la double existence des urinoirs et
des boîtes de potage comme objets d'usage et comme œuvres
d'art. Cette « libération » de l'art de la philosophie qui
l'accablait nous met alors devant une alternative. Ou bien l'art
devient lui-même philosophie. Mais cette philosophie se réduit
pour l'essentiel à une démonstration interminable de la
différence des indiscernables (« ceci est de l'art ») qui est en
somme la version moderne et illustrée des paradoxes
d'Euthydème et Dionysodore. Ou bien nous sommes renvoyés
de l'autre côté, du côté du bon lieu : l'institution et l'espace
museaux où le conservateur, le critique, et le spectateur à leur
suite sont les instances qui décident que « ceci est une œuvre
d'art » sous le doubleregard,instruit et amusé, du philosophe
147
analytique et du sociologue de la culture qui se renvoient
indéfiniment la balle du savoir sur le discernement de
l'indiscernable.
L'austère analyse des actes de fiction et les interminables
facéties sur la double nature des urinoirs peuvent alors nous
fournir quelques repères pour penser la situation de langage
propre à renonciation de la seconde phrase, celle qui nous dit
que nous sommes, nous Français, hors d'état d'accueillir toute
la misère du monde, phrase qui, de fait, exprime en langage
soutenu ce qui plus communément s'exprime dans un langage
et un art bien définis : celui des graffiti des toilettes publiques.
Assurément cet énoncé est d'un type très différent du premier.
C'est un énoncé figuré et, s'il opère une discrimination, il ne
discerne aucune propriété dont la présence ou l'absence
fonderait la discrimination. Et cependant, c'est bien un certain
« propre » qu'il s'agit de constituer en traçant la ligne de
partage entre ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas accueillir.
Qu'est-ce qu'on ne peut pas accueillir ? « Toute la misère
du monde » ? On pourrait, sans doute, se contenter de renvoyer
cette phrase dans l'enfer des jugements indéfinis. Simplement
on manquerait ainsi le cœur de l'affaire : la force d'exclusion
attachée à cette « mauvaise partie » de la misère que désigne le
« pas toute ». Nul ne sait, bien sûr, quelle est cette « partie de la
misère » que nous ne pouvons pas accueillir, quelles sont les
propriétés qui distinguent la bonne et la mauvaise partie du
tout Le problème est ainsi inverse de celui qui nous occupait
précédemment. L'analyse de Seaiie arguait d'une absence de
propriétés objectives, là même où les propriétés distinctives se
manifestaient avec assez d'évidence. Ici, à l'inverse, il s'agit
d'établir ces propriétés inapparentes qui distinguent la partie de
misère ou cette misère faisant totalité que nous ne pouvons
accueillir. Qu'est-ce qui fait cette opération ? C'est la loi,
l'instance de l'universel qui commande au particulier. Mais elle
le fait d'une manière bien spécifique, non point en discrimi-
nant des propriétés mais en élaborant une catégorie spécifique
du multiple comme catégorie de l'Autre qui ne peut être
accueilli.
Nous pouvons partir, pour entendre ceci, des jugements
généralement portés sur l'arsenal législatif des lois Pasqua-
148
Méhaignerie sur l'immigration et sur la sécurité. Il a été argué
en effet que ce dispositif ne faisait pour l'essentiel que mettre
en harmonie des dispositions dispersées déjà existantes, en leur
dormant la force et la cohésion de la loi. La conclusion qui s'en
tirait était que la loi ne disait rien de plus que ce qui existait
déjà empiriquement ou que, s'il y avait un plus, ce plus était un
mieux puisqu'il était le passage de dispositions réglementaires
circonstancielles à l'universel de la loi. L'argument de la
banalité peut alors s'allier à l'exaltation des avancées du droit
et de l'Etat de droit dans nos sociétés. A cette argumentation
sur l'harmonie entre la banalité réaliste et l'universalité de la
loi, je voudrais opposer une autre interprétation : ce que fait ce
genre de loi, ce n'est pas donner le sceau de la volonté
collective aux mesures empiriques qu'impose la réalité, c'est
proprement constituer l'objet de la loi et redéfinir son sujet. Ce
que font les dispositions de la loi Pasqua et du Code de la
nationalité, c'est d'abord constituer l'objet même auquel la loi
s'applique : cet indéfinissable « pas tout » de la misère qui ne
peut être accueilli, cet Autre dont les propriétés diffèrent des
nôtres et ne peuvent en conséquence être accueillies dans le
concept de notre identité. L* « universel » de la loi mettant en
harmonie les mesures locales et ponctuelles a pour fonction
première de constituer cet Autre. C'est d'ailleurs un usage
assez fréquent de la loi aujourd'hui : prendre en charge ce qui
n'est pas pensable, faire de l'ontologie sauvage. Le précédent
parlement avait voté, au titre des mesures à prendre contre les
« falsificateurs de l'histoire », une véritable loi sur le non-être.
L'actuelle chambre a élaboré, au titre des mesures propres à
réglementer l'immigration, une loi sur l'Autre et sur
l'impossibilité que le Même l'accueille dans sa communauté.
La loi constitue l'Autre précisément en unifiant les propriétés
disjointes que visaient les articles de lois ou de règlements
épais et circonstanciels, en nous disant par exemple que c'est le
même sujet qui s'introduit clandestinement pour chercher du
travail et qui s'introduit légalement — mais illégitimement —
comme conjoint d'un mariage blanc. Elle rassemble tous les
régimes d'altérité en un seul, en mettant par exemple le
prédicat « clandestin » en position de moyen terme entre le
prédicat « immigrant » et le prédicat « délinquant ».
149
On peut le dire autrement : la loi objective ce qui était
jusqu'ici le contenu d'un sentiment, connu sous le nom de
sentiment d'insécurité. Ce sentiment avait déjà la propriété de
convertir en un seul et même objet de peur une multitude de
groupes et de cas qui causent à divers titres trouble ou
désagrément en divers lieux à diverses parties de la population :
lycéens à problèmes, petits délinquants, trafiquants de drogue,
travailleurs en surnombre, fondamentalistes religieux, etc. Or
ce que fait la loi, c'est transformer cet Un du sentiment en Un
du concept Et c'est sans doute cela qui est le principe de ce que
l'on nomme consensus : cette convertibilité entre l'objet du
sentiment et l'objet de la loi, et, tout particulièrement, cette
convertibilité entre l'objet de peur et l'Autre que la loi doit
d'abord identifier avant de l'expulser.
Mais cette convertibilité opère aussi pour le sujet de la loi.
La loi identifie le groupe des libres discutants passant des
conventions générales et particulières avec le groupe de ceux
qui ressentent la même peur, une peur qui a, en dernière
analyse, un objet essentiel : le multiple qui sereproduitsans loi.
Dans l'amalgame des cas hétérogènes où se trouvent ensemble
pourchassés les mariages blancs, leregroupementfamilial, la
polygamie musulmane et les traversées de la Méditerranée pour
accouchement à Marseille, une même figure se construit : celle
du multiple qui surabonde. Ce lien de l'étranger au multiple
proliférant pourrait être éclairé par un curieux passage
d'Ammien Marcellin qui, bien sûr, ne traite pas d'un cas
comparable mais projette pourtant une lumière significative sur
notre actualité.
Enumérant les signes de la décadence dans la Rome du
iv* siècle, l'historien latin fait un sort particulier à celui-ci :
« Ce qui est hors de doute, c'est qu'au temps où Rome était la
demeure de toutes les vertus, la plupart des grands cherchaient
à retenir les étrangers de naissance libre avec toutes sortes de
marques de bienveillance, comme les lotophages d'Homère les
retenaient par la douceur de leurs fruits. Mais aujourd'hui le
vain orgueil de certainsregardece qui est né hors des murs de
la ville comme méprisable, à l'exception des gens sans postérité
et des célibataires, et l'on ne saurait croire de quelles multiples
150
complaisances se voient entourés à Rome les gens sans
enfants.»
Assurément la figure de l'Autre que construit aujourd'hui la
politique consensuelle est différente de celle qu'évoque
l'historien. Il ne s'agit pas des étrangers de qualité dont les
bonnes familles antiques cultivaient l'hospitalité. Il s'agit d'une
figure plus « vile » et, du même coup, plus pure de l'altérité : ce
multiple sans nom qui s'appelle en latin proies et proletarius et
que l'âge moderne a relevé dans l'homonymie du « prolétaire »
qui en fait moins le nom d'une catégorie sociale que celui d'un
multiple singulier, un analyseur de l'être-ensemble, un
opérateur de distance des corps productifs et reproductifs à eux-
mêmes. Aujourd'hui, c'est sur l'évanouissement déclaré de
cène multiplicité singularisée que prolifère la « mauvaise
partie » du tout : le multiple qui ne cesse de se reproduire sans
loi et qui doit pour cela être exclu du consensus, exclu pour que
le consensus soit. Derrière la référence à la loi et à l'universel,
c'est alors un nœud étrange qui se noue entre pkusis et nomos,
déterminées, l'une comme puissance de con-sentir, l'autre
comme puissance de convenir et de contracter. Le consensus est
un rapport déterminé entre la nature et la loi qui remet à celle-ci
le soin de circonscrire la mauvaise nature ou l'anti-nature, n
faut simplement que de la phusis comme puissance de ce qui
éclôt soit séparé le multiple proliférant, l'anti-nature qui est la
puissance de ce qui prolifère. La loi accomplit la nature en
supprimant le multiple prolifique sans qualité. Elle est ainsi en
harmonie avec la convention qui écarte ces modes d'existence
sans propriétés dont l'« être littéraire » offre l'exemple. Le
même et célèbre adage convient à l'un et l'autre cas : Entia non
sunt praeter nécessitaient multiplicanda. Dans un cas, il s'agit
de supprimer un mot et une existence suspendue à un mot sans
propriétés. Dans l'autre, il s'agit de déterminer par la loi la
nature de cet autre qui ne peut être accueilli. Cet adage
commun sert à fonder ce qu'on peut appeler la communauté
restreinte, en prenant le mot « communauté » au sens logique
du Sophiste comme au sens politique. La communauté du
consensus est une communauté où il y a exactement le nombre
d'êtres qu'il faut, en termes d'individus et en tenues de notions,
une société saturée où il y a juste le nombre de corps qu'il faut
151
et le nombre de mots nécessaire et suffisant pour les désigner et
pour désigner les différentes manières qu'ils ont de convenir et
de consentir ensemble. La seconde utilité de la loi qui unifie les
dispositions disparates est d'instituer le sujet qui consent, qui
sent ensemble, qui sent son ensemble comme nombre par un
nombre excluant l'abcès du multiple proliférant
Reste à se demander quels liens positifs nouent à l'inverse
l'existence sans propriétés d'un mode du discours, la littérature,
et la multiplication sans loi du multiple. Sur ce terrain, je
voudrais seulement indiquer quelques directions, en utilisant
certains textes de Jean Boneil qui concernent le rapport de la
singularité artistique à la banalité de larencontredes singuliers.
Je chercherai à étayer la définition suivante : la littérature est le
mode de discours qui défait les situations de partage entre la
réalité et la fiction, le poétique et le prosaïque. C'est cette
défection que cherche à conjurer Searle en renvoyant la
littérature à une affaire d'appréciation et en nouant fiction,
convention et institution. C'est pour cela qu'il privilégie
l'institution fictionnelle du théâtre. Face i cela, le propre
impropre de la littérature peut se résumer dans le coup d'épée
de Don Quichotte, pourfendant les marionnettes de Maître
Pierre. Maître Pierre, comme plusieurs autres interlocuteurs de
Don Quichotte, est searlien. L'installation de son théâtre
présuppose une convention de suspension des conventions
ordinaires de la référence. Le temps de lareprésentation,on ne
croit que pour s'amuser, tout de même que les moissonneurs,
réunis autour de l'aubergiste, se délassent à l'audition des
exploits de chevaliers errants qu'ils savent appartenir à un
temps révolu. Don Quichotte, lui, brise toutes ces conventions
et ces suspensions convenues des conventions. Il brise les
cercles institués de la fiction et de lareprésentationet affirme
par l'acte que toutes les histoires et tous les textes relèvent
solidairement et singulièrement d'un rapport à la vérité. Ou les
malheurs de la princesse chrétienne aux prises avec la brutalité
des Sarrasins sont vrais, et il faut lui porter secours. Ou ils sont
faux et il n'y a pas de bon sens à s'assembler pour jouir de leur
représentation.
Dans un texte récent, Gérard Genette définit deux critères
de littérarité. Il y a, dit-il, des textes qui sont littéraires
152
consiituiivemcnt, parce que simplement ils ne peuventrienêtre
d'autre. Et il y a des textes qui le sont conditionncllement, leur
qualité littéraire s'ajoutant comme résultat d'une appréciation à
un mode d'être existant par ailleurs. J'opposerai à cette
distinction l'idée que le mode d'existence de la littérature n'est
ni constitutif ni conditionnel, qu'il ne dépend ni de propriétés
spécifiques ni d'un jugement qui accueille. Le mode d'être de
la littérature est suspensif. J'appelle suspensive, en général, une
existence qui n'a pas de place dans une répartition des
propriétés et des corps. Aussi bien ne peut-elle se poser sans
déranger le rapport entre l'ordre des propriétés et l'ordre des
dominations. Une existence suspensive a le statut d'une unité
en-plus, sans corps propre, qui vient s'inscrire en surimpression
sur un assemblage de corps et de propriétés. C'est aussi une
existence qui se joue au coup par coup, dans l'acte qui, à
chaque fois, effectue singulièrement une puissance qui n'a pas
d'autre attestation. Pour le malheur de tous ceux qui veulent
distinguer les formes du jugement et les propriétés réelles, la
littérature est l'existence qui ne se laisse pas distinguer de sa
démonstration et doit, par conséquent, répéter continuellement
cette démonstration. Elle doit constamment faire de
l'exceptionnel et elle ne peut le faire qu'avec du banal. Je
renvoie là-dessus à ce que Jean Borreil analyse selon un double
rapport : premièrement l'opposition du modèle qui norme la
tradition mimétique et de l'exemple qui, dans la tradition
kantienne de la modernité esthétique, exemplifïe la seule
puissance de l'art, en même temps qu'il s'aligne sur la série
horizontale des exemples, avec ses répétitions et ses écarts ;
deuxièmement, lerapportde cette exemplarité sans modèle —
exceptionnelle — de l'œuvre moderne avec la banalité de son
Sujet : les Untel et Untel de L'Enterrement à Ornons ou les vies
quelconques d'Emma Bovary ou de Bouvard et Pécuchet. Sans
doute ce doublerapportse décore-t-il volontiers des couleurs
de l'artiste exceptionnel qui, par la seule puissance du génie,
transforme en or toute matière. Mais le paradigme flaubertien
montre qu'il s'agit de tout autre chose : la puissance
« exceptionnelle » de l'artiste sans modèle ni canon n'est en
définitive que la puissance commune de la langue qui défait
tout propre. Et la « royauté » de l'artiste est le double exil de
153
celui qui doit en même temps s'enfoncer dans la solitude de
récriture et dans l'entreprise « folle » d'une mimesis intégrale
des vies muettes, des vies radicalement indifférentes.
Ce qu'est cette folie peut s'entendre en opposition avec
certaines analyses philosophiques de la littérature. Dans
Contingence, ironie et solidarité, Richard Rorty analyse
l'entreprise proustienne comme entreprise de conquête
d'autonomie par les voies de la redescription. En redécrivant
les « figures d'autorité » qui l'avaient décrit lui-même, Proust
ou le narrateur gagnerait son autonomie, en réduisant l'autorité
à la co contingence. Une telle analyse, fixée sur un point
privilégié — les leçons de Charlus au narrateur et le
renversement de cette position d'autorité —, me semble court-
circuiter dans la description et renverser dans sa signification le
mouvement même de l'œuvre, laquelle décrit non pas une
reconquête de soi mais un détour, le long détour à travers les
figures du mensonge par lesquels se corrige un leurre ou une
« abdication » première : le leurre d'un certain usage de
l'écriture, celui de la lettre clandestinement adressée par
l'enfant à la mère et qui attend sa réponse sous la forme de la
preuve d'amour, du baiser apaisant. C'est cette « abdication »
originelle qui exige le long détour, la confrontation avec les
signes hiéroglyphiques écrits sur les corps, la perte dans le
mensonge des corps, nécessaire pour écrire non point le livre
du soi reconquis mais celui de la vérité qui dépossède.
L'analyse rortienne, pour faire de la « redescription » littéraire
un paradigme de l'« ironisme » libéral, doit réduire l'auteur
Proust le narrateur de la Recherche et le héros du livre à une
seule personne, un de ces contractants/convenants de la
communauté qui modifie à son profit les règles du jeu et établit
ainsi de nouvelles conventions, créant, selon les termes de
Rorty, le goût selon lequel il sera jugé. Dans cette redéfinition
du contrat ce qui disparaît c'est l'opération propre du texte :
non pas la conquête de soi, mais la conquête de la position du je
qui écrit l'introduction d'un il dans lerapportde je à je.
Car l'indiscernabilité problématique, l'indiscemabilité
intéressante, ce n'est pas celle d'un urinoir avec un autre
urinoir, qui s'effectue par intention et convention. C'est celle
du je qui écrit avec le je qui raconte. Le moment propre de
154
l'œuvre, c'est l'inscription d'un il entre ces deux je, d'une
hétéronomie dans le rapport de l'un à l'autre. Si la littérature
témoigne de quelque chose qui importe à la communauté, c'est
par ce dispositif qui introduit l'hétéronomie dans le je. Et sans
doute est-ce là ce qui noue la question de la littérature à celle de
la démocratie : l'une et l'autre instaurent, en surimpression sur
le compte des parties de la communauté et la complétude des
corps consentant et convenant, l'existence d'êtres sans corps,
d'êtres faits de mots qui ne coïncident avec aucun corps, qui ne
sont ni des propriétés de choses échangeables ni des
conventions d'un rapport d'échange. Au cœur de cette
existence singulière, il y a ce trait d'hétéronomie qui sépare
tout autos de lui-même. J'avais naguère essayé de le marquer, à
propos de ce nœud spécifique entre littérature et démocratie que
désigne le mot d'autodidaxie. Cette dénomination a sans doute
sa logique : l'autodidacte est celui qui n'a pas appris de
l'institution. Mais elle risque aussi de nous faire manquer le
cœur du problème : l'autodidaxie est une expérience de l'autre.
Elle est l'arrachement à un certain « soi » par un trait
d'hétéronomie. Et ce trait d'hétéronomie n'est rien d'autre que
le trait de l'égalité, cette égalité qui vient toujours traverser la
communauté clandestinement, parce qu'elle n'a de place
légitimée dans aucune distribution des corps en communauté,
qu'elle ne peut qu'y mettre, toujours ponctuellement toujours
localement des corps hors de leur place, hors de leur autos.
L'égalité fait effet dans le corps social sous forme d'existences
suspensives, qui peuvent s'appeler littérature ou prolétariat,
des existences qui peuvent être déniées sans qu'aucune
propriété disparaisse, mais qui y font exister des multiplicités
singulières par lesquelles le système des rapports entre les
corps et les dénominations se trouve, ici ou là, déplacé.
L'analyse de Rorty est encore une des variantes de ce
discours qui gratifie la littérature d'une vertu politique de
résistance ou de dérision à l'égard des pouvoirs. Mais de cela,
la littérature n'a rien à faire. La littérature n'a pas affaire avec
le pouvoir, elle a affaire avec le consensus. Elle défait le
consensus en faisant traverser le Je qui consent, convient et
contracte par un il. L'instance de cet il, je ne crois pas qu'il
faille l'identifier à cet enfoncement dans le neutre, dans un
155
dedans du langage qui seretourneraiten dehors, à la manière de
Blanchot. L'expérience de la littérature n'est pas celle d'un
propre du langage qui se retournerait vers son intérieur, rut-ce
pour se découvrir extérieur. L'expérience du « neutre », de cet
« il » qui traverse lerapportd'un « je » à lui-même, ne relève
pas d'un être du langage, n relève plutôt de la confrontation
entre la puissance du langage et l'expérience de la singularité
du corps qui objecte : les ouvriers allongés qui, dans Conflit,
interceptent lerapportdu poète aux constellations célestes et
interdisent leur projection sur le blanc de la page ; les corps
obtus de Madame Bovary ou de Bouvard et Pécuchet auxquels
il faut s'identifier pour réaliser le chef-d'œuvre inouï d'un
« livre sur rien » ; les corps de fuite qui, chez Proust, dérobent
la promesse des autres et se dérobent à la révélation de leur
vérité : telle cette Albcrtine dont le mensonge oblige à remonter
à un état hiéroglyphique du langage et dont le corps objecté
dans la voiture du narrateur, barre la promesse imaginaire des
petites vendeuses qui se dressent comme des « Venus
ancîllaires » derrière chaque comptoir, dérobant à celui qui écrit
la chair et la saveur promises de mondes inconnus dont il ferait
la chair et la saveur du livre unique. Entre la promesse du corps
populaire à disposition et l'acte d'écriture qui doit faire
coïncider un je avec lui-même, il y a cet « être de fuite », ce
corps séquestré pour qu'il avoue sa vérité et qui ne cesse de
dérober un secret qui n'est à la vérité nul secret, qui est
simplement la multiplicité des points de contact et des
rencontres dont se tisse une singularité.
Ce qu'expose la littérature, c'est cette expérience de la
multiplicité et du dissensus, cette expérience de 1' « ordinaire
extraordinaire » dont parle Jean Borreil et qui vient en
n'importe quel point trouer le consensus. Les pages que La
raison nomade consacrent à cet « ordinaire-extraordinaire »
viennent rencontrer ce que Giorgio Agamben disait récemment
sur le réfugié comme figure politique centrale de notre temps :
ce qui troue le consensus, c'est l'ordinaire de l'exil qui
commence dans cette expérience de la langue propre comme
langue étrangère dont parle Proust. L'arrogance intolérante est
d'abord le refus de cet exil ordinaire, de cette différence à soi
des corps parlants, des singularités tissées de millerencontreset
156
qui ne cessent de se singulariser au contact d'autres
singularités, d'autres séries de séries. L'objet du racisme nous ?,
dit Jean Borreû, c'est le témoin, le « quasi-autre », celui qui
n'est pas assez autre pour valoir comme autrefiguredu même ;
celui qu'on ne peut pas renvoyer « chez lui » parce qu'il est ici
chez lui. Celui-là est insupportable en ce qu'il nous renvoie à
notre propre condition d'exilé dans la langue et sur la « terre »
maternelle. De là l'invention des « seuils » au-delà desquels on
ne peut plus accueillir toute la misère du monde.
Le propre-impropre de la littérature, ce qui la lie à la
démocratie, ne serait-ce pas, alors, que dans sa quasi-existence
à chaque foisredémontréeelle ne cesse d'inscrire l'expérience
du quasi-autre et celle du dissensus, l'expérience de la
multiplication vertigineuse du banal, du banal qui parle et se
dérobe, du banal extraordinaire. On pourrait le dire autrement :
la littérature est une expérience de l'inhabiter. « Ecrire ne loge
pas en soi-même », nous dit Kafka. L'expérience d'impropriété
et d'exil qui lie la littérature à l'inquiétude du multiple, elle ne
s'est nulle part exprimée avec plus de force que dans ces pages
des Cahiers de Malte Laurids Brigge que Jean Borreil avait
beaucoup lues et qui sont une méditation sur l'habiter et
l'inhabiter ; une méditation aussi sur l'extrême proximité et
l'extrême distance qui singularisent le jeune poète étranger sans
maison ni ressources dans la masse de ces autochtones sans
nom ni visage qui exhibent leur souffrance à l'hôpital des
pauvres et viennent se chauffer sur les banquettes du Louvre,
lui font dans la nie des signes qu'il ne comprend pas et dont un
exemplaire vient s'installer à ce qui est normalement la table du
poète, vient y installer ce visage dont les traits commencent à se
retirer, ce visage dont le quelconque bascule déjà dans
l'inexistence : en bref, toute la misère du monde.
Il faut entendre, au cœur de ce passage, l'écart qui est
marqué entre ce qui devrait être — aurait dû être — la « maison
du poète », la maison de silence où les jours et les saisons se
renouvellent en apportant leurs fruits, et ce pan de mur, dernier
reste d'une maison éventrée dont les papiers orphelins gardent
encore toutes les traces de ce qui fut un habiter, son « haleine
opiniâtre, paresseuse et épaisse qu'aucun vent n'avait encore
dissipée ». La véritable « transfiguration du banal », c'est là
157
qu'elle se joue, sur ce grand pan de mur bariolé ou il n'y a
« rien d'ajouté, rien d'escamoté non plus ». Elle se joue là où
l'inhabiter du poème vient se confondre avec l'inhabiter de ces
pottoi qu'on a envoyés coucher ailleurs, au point de cette quasi-
disparition où la perte de monde de l'anonyme (« Un instant
encore, et tout aura perdu son sens, et cette table et cette chaise
à laquelle il se cramponne, tout le quotidien et le proche sera
devenu inintelligible, étranger et lourd ») renvoie à la
désappropriation de l'écrire : « Durant quelque temps encore je
vais pouvoir écrire tout cela et en témoigner. Mais le jour
viendra où ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai
d'écrire, elle tracera des mots que je n'aurai pas consentis. Le
temps de l'autre explication va venir, où les mots se
dénoueront, où chaque signification se défera comme un nuage
et s'abattra comme de la pluie. »
Ce dont il s'agit ici, c'est bien de savoir comment accueillir
« toute la misère du monde ». L'accueil ici passe très
précisément par l'expérience de désappropriation de l'écriture.
C'est cette expérience qui règle son compte à la peur, en
inscrivant le « il » inquiétant dans le rapport de soi à soi. Car
les Cahiers de Malte nous parlent essentiellement de la peur et
de celle-là même qui est pour nous à l'ordre du jour : peur du
multiple inquiétant, de la misère du monde. Son écriture se tient
sur l'exacte ligne de partage où la peur doit se résoudre soit en
consensus sur le bon nombre des consentants/contractants, soit
en dissensus qui institue l'écriture comme séparation d'un je
avec lui-même. Ce lieu de la peur, c'est le lieu commun où se
décide le sort du « quasi-autre », où s'opère le partage de
l'homme consensuel et de l'homme dissensuel.
Toute la misère du monde, nul n'est tenu de l'accueillir.
Mais on peut au moins apprendre à en parier, à parler avec elle,
à naître avec elle à la singularité du dire qui invents des noms,
des singularités, des multiplicités nouvelles. Cela veut dire
prendre la mesure de l'égalité, cette mesure qui est l'art de
régler la proximité et la distance. L'impératif catégorique qui
s'expérimente là pourrait s'énoncer ainsi : Agis toujours de
manière à mettre en même temps de la proximité et de la
distance. Cela veut dire apprendre sans cesse à mesurer et à
estimer, àrecréerà chaque instant ce proche et ce distant qui
1S8
définissent les intervalles de la communauté égalitaire. C'est un
impératif, de fait, assez exigeant pour que nombre de ceux qui
font profession de philosopher reculent devant lui et proclament
comme vertu suprême le retour aux impératifs catégoriques
déjà éprouvés. Certains d'entre eux ont publié récemment un
manifeste pour faire savoir au public qui n'en demandait pas
tant pourquoi ils n'étaient pas nietzschéens. Mais à la vérité
nous n'avons pas besoin d'eux pour comprendre que leur anti-
nietzschéisme n'est fait que de la lassitude nihiliste ordinaire :
ne plus mesurer, ne plus estimer. Simplement consentir et
rejeter.
Puisque j'ai essayé de nouer ici quelques propositions sur la
littérature à quelques propositions sur la « misère du monde »,
on ne s'étonnera pas que j'emprunte mon mot de la fin à une
phrase des Misérables. « Des démons attaquaient Des spectres
résistaient », y est-il écrit, pour caractériser le dernier assaut
contre les barricades de Saint-Merri. Il y a, à la vérité, toutes
sortes de démons et de spectres. Il y a les démons que l'on
identifie bien, mais toujours trop tard ou trop loin : ceux de
toutes les dictatures du siècle et de toutes les folies identitaires.
Et puis il y a les démons plus discrets qui nous disent que le
démoniaque n'est jamais que l'effet de la croyance aux spectres
et que la bonne manière de les liquider est de congédier
définitivement cette croyance, de nous débarrasser de toutes les
existences suspensives pour ne plus connaître que des entités
réelles : des corps et des propriétés des corps ; des sujets et des
manières de les unir par consentement et convention. Plus de
spectres, plus de démons, disent-ils. J'entends, pour ma part,
tout autre chose dans leur formule : la fin des « spectres », c'est
la fin des témoins, de ces quasi-autres, dont nous parle Jean
Borreil, qui témoignent de la différence de chaque un à lui-
même. Aux formules de la consensualité exclusive, il faut plus
que jamais opposer la formule d'une communauté qui ne
connaît que des singuliers qui tiennent sur la possibilité infinie
de l'un-en-plus. Tenir sur cette possibilité, cela veut dire
continuer  penser avec les spectres.
159
Le chant des sirènes
Geneviève FRAISSE
161
Apollinaire(l) : elles sont humaines par la mort qu'elles
annoncent, et inhumaines par le chant qu'elles possèdent.
Double infernal des muses peut-être, et double obscur : leur jeu
face à l'humain paraît plus complexe que celui des muses dont
les fonctions semblent d'emblée données. Les muses sont
bienfaisantes car elles ne croisent la vie humaine que pour
l'enrichir ; les sirènes à qui Ulysse résiste traversent l'humanité
pour la construire entre mort et promesse, entre ruse et
séduction, entre soi et l'autre.
D'où la scène essentielle à notre histoire, scène d'une brève
rencontre entre des êtres qui diffèrent, les hommes et les
monstres marins, un homme et le chant, promesse, séduction,
savoir, l'homme et le féminin, qui peut devenir la femme. Face
à l'altérité, la nature, le féminin, l'homme se construit par la
décision, la volonté, la ruse, et le récit homérique. La scène est
essentielle car elle mêle l'altérité et l'autre, ce premier autre
qu'est la femme ; sans que se glisse pourtant la question des
autres. J'insiste sur ce point : l'altérité, l'autre, mais non point
les autres.
Qu'advicnt-il des sirènes après le passage d'Ulysse et
d'Orphée ? A l'image des suicides répétés, de la victoire
définitive des hommes sur leur puissance, succède l'image
contemporaine de leur désir de retrouver l'homme, de s'unir à
lui. A partir du XDC siècle la sirène s'appelle aussi Ondine car
elle vit dans les profondeurs de la mer. Le mythe se fait conte et
la puissance féminine des sirènes se fait femme, réellement. La
sirène, dévalue unique, même s'il lui arrive d'avoir des sœurs,
séduit et se laisse séduire par l'homme terrestre. Avec le
romantisme allemand et Y Ondine de Frédéric de la Motte-
Fouqué (que reprendra Giraudoux en 1939), La Petite Sirène
d'Andersen (1835) et Le Pêcheur et son âme d'Oscar Wilde,
trois rencontres amoureuses nous sontracontéesau xrx* siècle,
deux du côté des sirènes, une du côté de l'homme.
La silène est devenue femme par son corps et par son désir,
la sirène est aussi devenue un être car l'histoire peut être
racontée de son point de vue, du point de vue de son désir.
Ondine acquiert une âme par l'amour du chevalier, et la petite
sirène d'Andersen rêve en même temps d'amour et d'âme
immortelle. Car l'amour donne l'accès à l'âme où se perçoivent
162
les peines et les plaisirs, essentiel mélange de joies et de
souffrances. Avoir une âme permet de pouvoir pleurer,
d'accéder à cette vie intérieure dont rêve Ondine, lasse de
n'être que le « simple miroir élémentaire du monde
extérieur »(2).
Aimer un homme et acquérir une âme transforment la sirène
en femme ; à l'inverse, le pécheur d'Oscar Wilde se défait de
son âme pour rejoindre la sirène. Histoires d'amour qui toutes
finissent mal, car Ondine et la petite sirène sont supplantées par
des femmes plus rassurantes, car l'âme du pécheur ne se laisse
pas si facilement congédier. Vers un espace céleste, et non plus
infernal, la petite sirène disparaît ; ou bien autour de la tombe
de l'aimé, Ondine et la sirène du pécheur se font riche nature,
ruisseau ou fleurs ; laissant en tout cas derrière elles l'image
d'un amour puissant.
Du mythe au conte, la sirène change de rôle dans la relation
à l'homme : non plus vaincue mais perdante ; non plus
susceptible d'être dominée mais porteuse de réconciliation. La
promesse mortelle de l'Antiquité devient une proposition de vie
commune et la mort se partage. Jadis la séduction dangereuse
des sirènes fut dominée par l'homme et aujourd'hui l'amour
pacifié n'a pour autant aucun avenir, ni pour la femme ni pour
l'homme. La réconciliation entre l'homme et cette attenté qui
au xix* siècle prend le visage, le corps et l'âme de la femme, est
mise en scène sans devenir effective. Vertueuse et victime, la
sirène du xtx* siècle a l'âme belle mais pas d'avenir.
Laissons cependant un instant l'échec de la réconciliation
après un si long temps de domination. Car le résultat compte
moins que le changement de perspective, l'issue de la rencontre
entre l'homme et les sirènes moins que la structure de la scène
et de la rencontre. Le point de vue des sirènes de l'Antiquité
nous est pour toujours inconnu car leur existence, tel le miroir
dont se plaint Ondine, s'arrête à l'image qu'elles donnent
d'elles-mêmes. La rupture de perspective avec le Romantisme
tient à ce que le regard des sirènes sur l'homme et leur
demande subséquente d'amour et d'âme sont pris en compte ;
pris en compte par les narrateurs masculins, tous hommes
autant qu'Homère ; et pourtant ces hommes diffèrent puisqu'ils
163
accordent aux sirènes un droit à la subjectivité ignoré jus-
qu'alors.
Que la nature, le féminin, la séduction prometteuse ne soit
plus pour notre temps ce qui se refoule et s'assujettit dans une
domination sûre de son droit et dans une fascination en
proportion, telle est la signification des contes du xix* siècle.
Que cette nature et ce féminin prennent figure de femme alors,
dit en même temps le rêve des humains et celui de la
philosophie : qu'on peut tenir compte du désir et des demandes
des femmes pour une part, que les puissances apparemment
étrangères à la ratio de l'homme peuvent s'allier à l'homme
même pour une autre part Mais ce rêve s'intéresse moins à un
but, un objectif, qu'à la mise en situation d'une femme et d'une
nature, d'une nature et d'une femme, pacifiées, prêtes à
collaborer avec l'homme.
Mais à quel prix ? Au prix du chant de la sirène. La petite
sirène n'obtiendra son âme, la sorcière ne le lui cache pas,
qu'en perdant sa voix de sirène. L'amour de l'homme et
l'obtention d'une âme sont ainsi étroitement liés à la capacité
ou la perte du chant
L'équivalence entre l'âme et le chant, entre la perte de l'un
et le gain de l'autre est essentielle. La lecture de la rencontre
d'Ulysse et des sirènes peut se faire uniquement à partir du
chant de celles-ci, le corps étant finalement sans importance.
Le chant est à la fois séduction et savoir, promesse et
connaissance ; et l'un se mêle étroitement à l'autre. Le chant ne
souffre pas d'être partiellement interprété : « la joie d'entendre
les sirènes », dit le texte d'Homère, se complète des deux temps
du chant, l'écoute de « doux chants » d'abord, qui se traduit,
après le charme, en un « lourd trésor de science ». Séduction et
science, deux attributs féminins qu'on doit joindre plutôt que
disjoindre. Quand on les disjoint, c'est parce que l'image de la
science est celle d'une ratio occidentale descendant de la rose
d'Ulysse ; quand on les joint c'est parce que le savoir prêté à la
femme est un savoir de vérité, lié au désir de l'homme comme
à la certitude de sa mort future, Eve aussi bien que les sirènes.
Vérité intenable alors et qu'il vaut mieux dominer ; vérité du
sexe, de la vie et de la mort, qui permet de superposer la
164
séduction et le savoir dans l'image de la courtisane. L'histoire
en effet ne se privera pas de lier en la femme la séduction et le
savoir mais toujours alors de façon discréditante. Cependant
l'image de la courtisane n'est qu'une des postérités des sirènes,
et l'image de la vierge que rappelle Laurence Kahn(3), vierge
dont l'innocence n'est pas l'ignorance, en est une autre.
Quelle que soit l'image donnée de la femme, l'important ici
est de prendre la mesure de la puissance des sirènes au regard
de ce mélange de séduction et de science. De là, en
conséquence, les deux positions de l'homme, celle d'Ulysse et
celle d'Orphée ; deux positions opposées à celle des sirènes,
deux positions masculines. Ulysse, qui structure l'espace de la
raison occidentale chère à l'Ecole de Francfort en usant non
seulement de la ruse mais de la maîtrise sur ses compagnons, en
sachant attacher son corps pour permettre la jouissance de
l'esprit Partager les taches entre hommes, séparer le corps de la
tête, inventer la ruse, telle est l'efficace de la raison d'Ulysse.
Elle est bien connue : « duper ou périr » ; principe originel de la
société bourgeoise, disent Adomo et Horkheimer(4),
Orphée également est vainqueur des sirènes lors du passage
des Argonautes ; mais cette fois-ci elles sont battues sur leur
propre terrain, par le chant lui-même. L'opposition ne se
construit plus entre deux puissances contraires, le savoir
séducteur et la raison efficace, mais entre deux modes, deux
usages d'une même puissance, celle de l'art. De la voix au
chant, de la voix à l'écriture, Orphée dessine l'espace d'un art
qui est connaissance, mais d'un savoir autre que celui des
sirènes ; d'une connaissance justement, « vrai savoir de la
genèse des dieux et du monde jusqu'à la séparation extrême de
l'individu », dit Marcel Détienne(5) ; qui dit encore combien
« les mots chantés par Orphée sont lourds de vérités
cosmiques ». Théogonie dont le principe est la nuit, l'écriture
d'Orphée explique sa victoire sur les sirènes car son chant, par
son écriture virtuelle, est plus puissant que le leur. Est-ce parce
qu'il subjugue les sirènes sur leur propre terrain que les femmes
se vengent ? Orphée est tué par les femmes thraces : « La voix
d'Orphée se brise devant la race des femmes », conclut Marcel
Détienne. Sa voix mais non son écriture. Et ainsi les deux
victoires, celle d'Ulysse et celle d'Orphée, laissent pour des
165
siècles les sirènes dans l'ombre. La raison des Lumières et
l'écriture artistique furent donc l'apanage de l'homme.
Mais ce savoir promis par les sirènes, les « doctes sirènes »,
dit Ovide, quel était-il ? N'était-il pas différent des savoirs
jusqu'alors évoqués ?
Dans le texte homérique, ce savoir est double :
« Nous savons en effet tout ce qu'en la plaine de Troie
Les Grecs et les Tic-yens ont souffert par ordre des dieux,
Nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde... »
166
place. Les Muses mythologiques comme la Muse du poète
moderne sont des amies des nommes ; jamais les sirènes(6).
D'où l'intérêt, à mes yeux Dès grand, du renouvellement de
la figure de la sirène après 1800. Car, alors, commence le déclin
de la Muse dont le xx* siècle témoigne absolument : le poète ne
convoque plus sa muse pour écrire, et seuls les échanges bien
réels entre couples d'écrivains renvoient à une réciprocité,
souvent maladroite il faut le dire, d'inspiration. Orphée, figure
essentielle du Romantisme, a bien perdu Eurydice. Homme de
la plainte, de la souffrance, Pierre-Simon Bailancbe en trace le
cheminement vers la connaissance qui est pouvoir de
transfigurer la nature. Orphée a perdu Eurydice et vaincu les
sirènes. Orphée, fils de muse, n'a pas de muse et son désir
propre est la source de son inspiration. Mais n'allons pas croire
que la réapparition de la sirène au xtx* siècle permettrait qu'elle
supplante la muse ; pas du tout. Simplement on assiste au début
d'un dérèglement des représentations relatives à la différence
des sexes et aux symboles qui les structurent(7).
Que quelque chose change dans la tradition des images, des
représentations établies, s'explique nécessairement par
l'histoire réelle mais pas seulement : au-delà, à travers, par-delà
l'histoire des transformations de la relation entre les sexes, la
pensée du monde, qui est aussi récit, écriture du monde, se
déplace. Déjà, avec le Romantisme, la demande d'amour de la
sirène est une proposition de réconciliation entre l'homme et la
femme, et entre l'homme et la nature ; une proposition
seulement. Puis le xx* sièclereprendl'histoire d'Ulysse et des
sirènes dans une distance réflexive nouvelle : du point de vue
de la philosophie. Ce sera mon dernier point
La promesse
167
d'Ulysse et des sirènes raconte le début de l'histoire de la
soumission de la nature, et cette soumission provoque, à travers
l'épreuve d'Ulysse, « la confirmation de l'unité de sa propre
vie et de l'identité de la personne ». Du côté des sirènes, leur
charme est un pouvoir, un art qui a encore « valeur de
connaissance ». Après le passage d'Ulysse, et sa maîtrise
pratique de leur séduction, « leur charme est neutralisé et
devient simple objet de la contemplation, devient art ». Ait dont
on sait par ailleurs qu'il est pur miroir de l'autre, l'art créatif
qui peut se faire, se fabriquer, s'écrire, étant approprié par un
autre homme, Orphée. Elles sont la possibilité de la jouissance
et non de la création de l'ait
A ce moment là le mythe est assimilé par la civilisation, ce
qui équivaut, aux yeux de l'Ecole de Francfort, à « un
reniement de la nature dans l'homme ». De là le défaut
de l'époque contemporaine car ce reniement, comme
« quintessence de toute rationalité civilisatrice », est
« justement le germe à partir duquel l'irrationalité mythique
continue à proliférer » ; pour le malheur de l'homme qui perd
aussi bien de vue le teîos de la domination de la nature que son
propre telos. L'erreur d'Ulysse, l'erreur de l'homme, fut de se
séparer « de la conscience d'être lui-même nature ». On connaît
la suite, 1" Aufklaïung basculant dans la barbarie.
Pourtant l'essentiel est bien le face-à-face avec la nature, la
nature de soi et l'autre nature, qui est nature et qui est femme.
Les auteursremarquentbien qu'Ulysse ne cherche pas d'autre
chemin que celui qui passe devant l'île des sirènes. La
rencontre est à l'évidence une nécessité pour l'homme. Ulysse
hit prévenu par Circé la courtisane et il fait route vers Pénélope
son épouse ; le mariage aussi est une issue à la rencontre des
sirènes. Privilégiant la domination plus que la réconciliation :
« Dans la société bourgeoise, la femme en tant que
représentante de la nature, est devenue un symbole énigmatique
de la séduction irrésistible et de l'impuissance. Elle restitue
ainsi à la domination, comme en miroir, le vain mensonge qui
pose comme principe l'assujettissement de la nature, au lieu de
la réconciliation avec elle. »
Le philosophe du xx* siècle ne joue plus comme le
romantique avec l'idée de la réconciliation ; il analyse
ensemble la domination de l'homme, l'assujettissement de la
femme et la réconciliation pensable bien qu'impossible, comme
le fond de la scène devant quoi tout s'est joué. Le miroir, tenu
désonnais par le philosophe, restitue à l'homme sa ruse sous la
forme d'un vain mensonge ; et restitue à la femme la
conscience de son oppression.
Ce constat de l'Ecole de Francfort, car il s'agit bien d'un
constat, met en cause la scène première de notre tradition ; plus
exactement met en cause son issue. Comme s'il fallait la
refaire, peut-on se dire. Or il y a quelque chose de cela dans le
texte de Maurice Blanchot ; non qu'il veuille réécrire la scène ;
plutôtreprendrele récit, tel qu'il fut allant se répétant et tel
qu'il est toujours se faisant
« Est-ce que les Sirènes, comme la coutume a cherché &
nous en persuader, étaient seulement les voix fausses qu'il ne
fallait pas entendre... ? Il y a toujours eu chez les hommes un
effort peu noble pour discréditer les Sirènes en les accusant
platement de mensonge : menteuses quand elles chantaient,
trompeuses quand elles soupiraient, fictives quand on les
touchait ; en tout inexistantes, d'une inexistence puérile que le
bon sens d'Ulysse suffit à exterminer^). »
Maurice Blanchot n'aime pas beaucoup Ulysse et croit les
sirènes authentiques, hors du mensonge qu'on leur prête, hors
de la ruse de l'homme : « par leurs chants imparfaits qui
n'étaient qu'un chant encore à venir, elles conduisaient le
navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment ».
Entre l'humain et l'inhumain de leur chant on ne sut choisir et
tout l'insolite vint de ce que ces « bêtes, fort belles à cause du
reflet de la beauté féminine, pouvaient chanter comme chantent
les hommes ». De cet insolite vint le soupçon, du soupçon,
l'affrontement. De la défaite, le désespoir : « L'attitude
d'Ulysse, cette surdité étonnante de celui qui est sourd parce
qu'il entend, suffit à communiquer aux Sirènes un désespoir
jusqu'ici réservé aux hommes et à faire d'elles, par ce
désespoir, de belles filles réelles et dignes de leur promesse,
capables donc de disparaître dans la vérité et la profondeur de
leur chant. »
Mais en disparaissant ainsi le chant perdit son immédiateté
pour se faire récit, et l'ode se fît épisode. Les sirènes
169
conduisent Ulysse à ce point-là. où Ulysse devient Homère et
où Homère réunit ensemble Ulysse et les silènes : « Le récit
n'est pas la relation de l'événement, mais cet événement
même... événement encore à venir et par la puissance attirante
duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser. » Voilà où
finalement mènent les sirènes, dans la navigation heureuse et
malheureuse qui est celle du récit
Alors tout le monde joue à qui perd gagne et récipro-
quement : « L'écriture commence avec Orphée », rappelle
Maurice Blanchot(lO), et tout le monde s'y perd, Eurydice à
jamais, Orphée lui-même dans son échec. Et dans la certitude
de l'échec « ne demeure, en compensation, que l'incertitude de
l'œuvre, car l'œuvre est-elle jamais ? ». Et pourtant en oubliant
le souci du chant, ainsi se consacre le chant ; telle est la
puissance de l'art
« Pensée du dehors »(U ) dit Michel Foucaultreparlantdu
texte de Blanchot pensée qui n'est pas réfiexive comme le croit
la littérature contemporaine mais pensée du passage « au
dehors ». Dans cette pensée du dehors, la « promesse d'un
chant futur » trouve sa place. Là pour Michel Foucault. « les
sirènes ne sont tout entières que chant » et Eurydice qui leur
fait face n'est pas leur contraire, plutôt leur pareme : les unes
sont le futur d'un chant, l'autre est la promesse d'un visage ;
aucun corps dans tout cela. Michel Foucault voit alors que,
pour Ulysse comme pour Orphée, « la voix est libérée ». La
nature, le féminin, la femme, désertent l'espace de cette
dernière lecture ; ce que n'induisait pas le texte de Blanchot.
Reste cette promesse soulignée par ces auteurs ; et que Jean
Borreil(12), reprenant Michel Foucault, appelle aussi l'avenir,
« l'avenir de ce qu'elles (les sirènes) sont en train de dire ». Le
voyage est sans fin et sans but, et Jean Borreil nous propose
moins le texte des sirènes que le temps qu'elles consacrent,
temps de la mémoire peut-être,tempsdu futur certainement.
Si on se rappelle le texte de Kafka(13), qui suppose que le
silence des sirènes est une arme plus terrible que leur chant, cet
avenir est proche d'une incertitude première, d'une incertitude
qui oblige àrepensertoute la scène : celle où se joue le choix
du chant ou du silence, ou se passe l'écoute ou la surdité
d'Ulysse, où se disjoint larelationnécessaire entre Ulysse et les
170
sirènes. Les unes se taisent pendant que l'autre imagine les
entendre, ou les unes chantent pendant que l'autre n'entend pas
ce qu'il croit entendre. La promesse du chant est bien la fin des
certitudes anciennes. Kafka, comme le fera plus tard Blanchot,
s'attarde sur le point de vue des sirènes. Gage que leur point de
vue compte désormais dans une histoire qui n'est plus celle du
mythe ou du conte, dans une histoire où l'imaginaire cherche
une construction nouvelle.
NOTES
171
Mot/Palabra/Mots
par Christine BUCI-GLUCKSMANN
«Mot
fait de rien,
Branche
dans l'air vide,
Aile
Orbite,
de quel centre nu
de toute image.
Lumière
où ne forme pas encore
son visage, innombrable, le visible, »
José Angel Vilenie
Mœerial Memoria.
TEXTES CITES
178
Anima minima
Jean-François LYOTAKD
187
plus manifestement — pour nous, du moins — que d'autres.
Elles ont le style lui-même pour objet. Est-il besoin de
remarquer que l'ascèse requise par le style est à l'opposé de la
complaisance à la manière qui caractérise la culture
contemporaine ? Leur seul motif commun est le nihilisme. Mais
le culturel consiste à l'occulter, l'artistique à l'élaborer.
A partir de cette décision, la question se pose, qui n'est
pas nouvelle, si la philosophie fait œuvre. Philosopher n'est
certes pas une activité culturelle. Après Socratc, c'est écrire.
Mais qu'en est-il du style dans l'écriture philosophique ?
S'adresse-t-elle jamais à l'anima ? Même la plus stylée des
écritures philosophiques, le dialogue platonicien, récuse
explicitement l'hommage rendu au sensible par l'art. L'écriture
philosophique, s'il lui arrive de se soumettre à l'exigence du
style, on dirait que c'est en dépit d'elle-même. Ce lapsus fait
signe que la pensée-corps, écartée par la pensée-esprit, travaille
celle-ci et lui résiste.
L'esthétique serait actuelle en philosophie si Vaisthesis
cessait d'apparaître dans le discours philosophique comme un
symptôme qu'il ignore. Et il ne suffirait pas, pour y arriver, que
ce discours reconnaisse son amnésie, il faudrait qu'il perlabore
la résistance que, dans sa propre articulation, Vanùnus oppose à
Y anima. Or on ne travaille pas et l'on ne guérit pas l'obsession
de raisonner enraisonnantNi en déraisonnant. On doit séparer
l'apparence des mots et des enchaînements de leur apparition.
C'est l'ascèse du style qui exerce cette séparation. Je n'en
conclus nullement que l'actualité de l'esthétique exigerait du
philosophe qu'il se fasse artiste en écriture, c'est-à-dire poète. Il
importe au contraire qu'entre poème et mathème, comme dit
Alain Badiou, ou plutôt dans la trame de l'un et de l'autre, une
écriture réflexive s'obstine à interroger sa propriété et, par là
même, à s'exproprier sans cesse.
Faut-il enfin ajouter ceci, pour prévenir une erreur
d'Interprétation ? Ces quelques considérations ne portent que
sur l'anima minima, cet affect qui naît de cette apparition
sensible, coup par coup. J'appelle cette âme minime parce que,
condition minimale de l'esthétique, elle est prise dans sa
compréhension la plus stricte. On l'a représentée sans
continuité, sans mémoire et sans esprit (ni images ni idées) afin
188
de serrer au plus près le mystère de la sensation : telle matière
sensible (son, odeur, etc., auxquels enjoint, à titre provisoire et
sous réserve, le mot et la phrase, s'il est vrai que la littérature
les traite en matière de la langue), telle matière sensible
éveillant un affeci. « Un court sentir naît d'un événement, lui-
même issu de rien » ; seule peut-être une archi-ipochè de la
sensation pourrait énoncer cette proposition. Elle mettrait en
suspens non seulement les préjugés du monde et de la
substance, mais aussi ceux de la subjectivité et de la vie.
A la sévérité de cette suspension, j'apporterai pour finir un
tempérament. L'âme minime, ai-je dit, est à penser sans
mémoire. Mais cela est peut-être excessif, ou demande, du
moins, à être précisé. L'âme éveillée, existée, par le sensible ne
connaît certes pas son passé, au sens où la pensée vise un objet
d'autrefois pour le réactualiser. Mais quand le sensible a subi
l'épreuve du geste artistique d'anéantissement par lequel son
apparence est muée en apparition, l'affect ponctuel qu'il éveilla
porte instantanément avec lui la valeur d'un retour. Ce qui
revient dans cet advenir n'est pas localisé dans le temps des
horloges et des consciences, et ne vaut pas souvenir. S faut
renverser le rapport : l'advenir advient comme revenir. C'est
pourquoi le geste induit toujours une nostalgie et motive une
anamnèse.
189
De rerrance à la réclusion
par Jordi ESTNILL
191
attache... ou leurs femmes, leurs enfants, leurs animaux. Parce
que dans la hiérarchie des itinérants il y a toujours plus bas un
étranger sans passeport, un vagabond non classé, un nomade du
désert arrogant et têtu non identifié.
Ainsi l'interrogation du touareg du désert peut se faire
seulement après avoir pris le thé sous la tente ou dans une oasis
de repos et celle de l'Ulysse voyageant, avant ou après le
charme des sirènes. De là qu'il soit licite de se demander s'il y
a une autre méthode que celle de l'accompagnement pour
comprendre le discours et la pratique de ceux qui vivent le
temps et l'espace à leur façon. Et, une fois de plus, il faut
reconnaître que c'est seulement en nous dépouillant des
attaches qui nous font être ce que nous sommes, qu'est possible
une lecture de ce qui nous est étranger et de suivre la trace du
voyage sans retour.
Ce voyage sans retour n'a pas de photo fixe, il est opaque
au sédentaire, et l'on dit que noue civilisation commence avec
la mise en place du chasseur. C'est ainsi qu'il faudrait se
déshabiller, revenir aux origines, à la préhistoire de la culture
pour partager et comprendre la passion pour l'aventure sans fin.
Impossible ?
Pour cela, plus modestement, il faut peut-être abandonner à
leur sort un peu les Ulysses dans leur impossible retour à
Ithaque, pour se concentrer sur les deux extrémités d'une large
série de ruptures : d'un côté, les vagabonds errants, de l'autre
les reclus. De l'errance à l'exclusion. Puisque, pour les globe-
trotters, « rodamons » en catalan, le monde continue à être
rond, n'a pas de fin, et pour les autres il n'y a d'autre horizon
que les barreaux de leur cellule et le temps n'est plus qu'espoir
continuellement déçu. Et comme presque toujours, ce qui unifie
ces deux extrêmes ce sont les méandres et les raccourcis à
travers lesquels s'exerce le pouvoir.
Au milieu de ces deux extrêmes se trouve la logique
sédentaire, qui amène les hommes et les femmes à posséder une
maison fixe, à la domiciliation systématique.
Ce sont là les questions auxquelles on va tâcher de répondre
dans ce travail qui se concentre autour des mécanismes et des
dispositifs de l'assistance domiciliaire en Espagne du xvr au
m* siècle.
192
Nomades et sédentaires
193
les orientations explicitées par les édits de Charles V et d'Henri
Vin en 1531.
Dans l'ouvrage classique de Vives, Du secours aux pauvres
(1526), il est suggéré de communaliser et même d'organiser
lerritorialement la bienfaisance ce qui exige une constitution de
fonds, l'inventaire des « pauvres réels », des recherches et des
soins à domicile ; alors que pour les mendiants errants, sans
domicile fixe ou bien les étrangers, il est proposé qu'ils soient
renvoyés à leurs villes d'origine, ou qu'ils soient obligés de
travailler, et on assure même que le Conseil Municipal peut les
y contraindre et même les emprisonner. Dure et inhabituelle
recommandation d'un Vives précapitaliste, qui lorsqu'il
diversifie les collectifs des pauvres, le fait sur la base de ceux
qui n'ont pas de toit, ceux qui sont enfermés et ceux qui
habitent chez eux.
La même distinction est faite quelques années plus tard
dans la « poor law » de 1601, loi qui domine le panorama
anglais d'assistance pendant trois siècles et qui marqua
considérablement de son influence les colonies de ce pays.
Dans le cas où les pauvres frappés d'incapacités comme les
malades, les vieux, les aveugles, les sourds-muets, les boiteux,
les déments et les mères d'enfants en bas âge avaient une
résidence, il devenait « moins coûteux » de les aider dans leur
propre maison et les inspecteurs pouvaient leur accorder un
secours extérieur. Il est significatif que pendant les siècles
suivants l'aide domiciliaire ait été renforcée en Grande-
Bretagne en termes de « secours interne » du fait de la
dégradation des institutions de réclusion et de l'importance du
travail à domicile. C'est ainsi qu'une autre loi des pauvres,
celle de 1782, due aux propositions de Thomas Gilbert pour
réformer les hospices, disposait que les personnes qui
pouvaient et voulaient travailler, devaient continuer à recevoir
l'aide municipale dans leur maison.
Dans l'optique catholique, plusieurs ordres religieux
commencèrent à donner la préférence à la visite aux foyers des
désemparés et en France, Vincent de Paul organisa un ordre de
femmes non religieuses qui distribuaient du linge et de la
nourriture en amplifiant ensuite son œuvre par les soins
dispensés aux malades et aux invalides à leur domicile.
194
L'extension de ces idées et de ces pratiques s'était fortement
enracinée pendant le xvur siècle puisque non seulement elles
sont recueillies par les encyclopédistes mais qu'elles furent
aussi incorporées en France aux propositions du Comité pour
l'Extinction de la Mendicité de l'Assemblée Constituante, qui
affirme que « la société doit pourvoir à l'entretien des citoyens
indigents au lieu de leur résidence ou moyennant un emploi ou
en assurant des moyens de subsistance à ceux qui sont dans
l'incapacité de travailler ». Ce qui suggère à Ardigo que les
premières innovations révolutionnaires sur le terrain socio-
sanitaire et d'assistance consistent en une lutte contre les corps
intermédiaires corporatifs et jouent en faveur d'un nouveau
type de relation directe : celle qui se crée entre le sommet de
l'état national possédant des appareils exécutifs locaux et la
périphérie des noyaux spécifiques formée par les familles
conjugales émergentes, modèle familial restreint qui
accompagne le surgissement de la bourgeoisie et les classes
hégémoniques.
On peut trouver également en Espagne des références de la
création et de l'organisation de l'aide à domicile. Dans l'une
d'entre elles il est spécifié que la bienfaisance domiciliaire se
pratiquait à Madrid a partir du xvr siècle et qu'elle s'étendit
progressivement pendant le siècle suivant Elle commença dans
certaines paroisses, celle de Saint-Genis et celle de Saint-
Sébastien et en 1754 le Roi ordonna de l'organiser dans les
autres.
Effectivement la période connue sous le nom de despotisme
éclairé parait être le moment clé dans la réorganisation de
l'assistance publique, qui eut lieu pendant une opération de
prophylaxie de la pauvreté et de répression policière qu'avait
provoque, en partie, la révolte d'Esquilache de 1766.
Deux années après cette révolte, le Brevet Royal du
6 octobre divise en secteurs la capitale du royaume, octroyant
aux maires de quartier des fonctions dans ce que l'on a appelé
la police de l'ordre et de la santé. Les ordres de 1780 et de 1788
en même temps qu'ils renforcent la persécution du vagabon-
dage, utilisent les dispositifs territoriaux pour développer les
secours, dans les maisons-mêmes, des pauvres honteux et des
195
malades des familles pauvres, au moment oit ils quittent
l'hôpital.
Cette polarisation entre l'assistance hospitalière et celle qui
est domiciliaire deviendra plus intense au xix* siècle avec la
médicalisation croissante de l'action socio-sanitaire. Les
intérêts corporatifs et professionnels des médecins se mettent
en jeu. Le professionnel libéral est plus attiré par l'assistance à
domicile, alors que le progrès technique « de la rationalité
scientifique » est davantage lié à l'hôpital.
199
« Quelle méthode offre plus d'avantages et de meilleurs
résultats, si on les compare entre elles dans toute leur extension
et sous leurs formes extrêmes, la méthode qui consiste à
assister et à soigner les artisans honnêtes malades et les
journaliers pauvres dans tes hôpitaux, ou celle de l'hospitalité
domiciliaire ? Laquelle est plus sûre, plus commode pour tes
malades et assistés, plus simple et plus économique ? Pour
quelles causes et raisons ? Tout doit être fondé sur la réalité
expérimentale avec les données les plus claires et tes plus
rigoureuses et sur des raisonnements méthodiques, précis et te
plus près possible de l'exactitude. »
Cette convocation n'est pas sans suites puisqu'elle reçoit
douze mémoires, ce qui peut constituer un indice de l'intérêt
intellectuel et institutionnel pour ces sujets. Tous plaident en
faveur de l'hospitalité domiciliaire, et la Junta Générale de
Charité, après avoir entendu la Junta Supérieure de Médecine,
attribue te prix de 3 000 pesetas, publie l'un d'entre eux en y
joignant des résumés des autres. Dans le mémoire primé voilà
tes arguments employés : « Qu'aillent à l'hôpital te mendiant,
te passant, l'homme sans domicile ou qui vit seul, sans liens de
famille, de société, ou d'une quelconque corporation (...), mais
l'artisan, l'ouvrier ou le voisin soumis à l'impôt et utile a
d'autres droits (...), ne lui ôtez pas le réconfort de sa famille et
de sa maison ; n'augmentez pas son mal en l'exposant à de
nouveaux dangers ; n'ajoutez pas i'ameitume à son affliction
(...). Qu'il soit secouru chez lui (...). En arrachant de sa maison
et de ses gens un homme honnête et utile, qui fait partie d'une
famille et possède un domicile pour misérable qu'il soit, et le
fait de le conduire à une maison commune et publique et de te
confier à des inconnus, ne donnera pas à la postérité une idée
avantageuse des coutumes, de la civilisation et de la
philanthropie de notre siècle ».
Ce texte établit des différences entre trois situations : le
mendiant de la me, l'hospitalisé, et te voisin soumis à l'impôt
et utile. Pour ce dernier te secours domiciliaire, puisqu'il a des
droits, alors que pour te premier il n'y a aucun inconvénient à
te placer à l'hôpital, « maison commune et publique » dont la
fonction pourrait être aussi d'effrayer ceux qui ne sont pas
honnêtes et utiles..., tes menaçant avec une institutionnalisation
200
qui dans d'autres pays avait eu lieu déjà à des époques
antérieures.
205
TABLE DES MATIERES
I
Echo's Bernes, par Joan Borrell (Jean Borreil) 11
II
Jean Borreil : Le style d'une pensée, par Alain Badiou 29
La mer et le fleuve, par Patrick. Vauday 37
Le poète au désert, par Patrick Cingolani 45
in
Le ridicule philosophique, par Stéphane Douanier 59
Rire des lois, du magistrat et des dieux, par Miguel Abensour ... 79
IV
Le passage de la ligne, par Jacques Foncière 143
Le chant des sirènes, par Geneviève Froisse 161
V
Mots/Palabra/Mots, par Christine Buci-Gtucksmann 175
Anima minima, par Jean-François Lyotard 179
De l'errance à la réclusion, par Jordi Estivill 191
207
MISE EN FACES FOURNIE