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'ra. 03 86 72 07 00/Fax: 03 86 52 53 26
ISBN= 9782361064013
MICHEL FOUCAULT
L'homme et l'oeuvre
Héritageet hilan critique

Ouvrage coordonné par


Héloíse Lhérété

La Perite Bibliotheque de Sciences Humaines


Une collectiondirigéepar Véronique Bedin

I
FOUCAULT AU XXI• SIECLE

L e 25 juin 1984, Michel Foucault disparaissait, ernporté


par le sida. Cette more prématurée interrompait une exis­
tence prolifique et turbulente. Faire une ceuvre dans sa vie, faire
une ceuvre de sa vie: l'un et l'autre de ses desseins ont fini par se
confondre. De lui subsistent mille facettes. Philosophe critique,
historien de la folie, penseur du sujer, militant des prisons, fos­
soyeur de l'humanisme, précurseur des gays studies, bricoleur de
concepts, reporcer en Iran, star rnédiatique, adulé et honni. 11 fue
a
couc cela la fois, symptórne de ce vingtiérne siécle francais qui
porta aux nues la figure de l'intellecruel.
Et aprés? On changea d'époque, de préoccuparions, de
paradigmes. Le marxisrne quieta la scene, le srructuralisme
se périrna, la folie trouva de nouveaux porre­voix, le monde
devint mulcipolaire. Lhistoire auraic pu se contenter de ranger
la pensée foucaldienne au rayon des affaires classées. Elle aurait
pu la momifier et la canoniser. Mais Foucaulc ne se laisse pas
enterrer si facilement. Cette pensée, labile et rebelle, connait
un destin singulier; elle s' est érnancipée des livres qui l' onc
enfantée.
On peut l' affirmer aujourd'hui sans exagérer: il existe un
nouveau Foucault. Des textes inédits ont été publiés. Cours au
Collége de France, érnissions de radio recranscrites, conférences
dans des universités a travers le monde ... On lui découvre de
nouveaux thernes, d'autres méthodes. Telle une herbe sauvage,
cette oeuvre continue ainsi a pousser, se déplacer, se ramiher,
changeant de physionomie au fü du cemps. Parallelement, sa
réception prend un tour inattendu. U existe un Foucault fran­
cais, italien, américain, japonais. Des psychologues, jurisces,
rnédiateurs, rnédecins, architectes, politistes se réclarnent de lui.
La parole de Foucault se prornéne méme sur les planches, captée
par des metteurs en scene. Ses concepts circulent partout, ils
5
Michel Fouc.,ult

son e brandis, branchés, mais il n' ese pas cercain que Foucaulc soic
vraimenc lu et compris autant qu'il ese cité.
Que faite aujourd'hui de cette pensée? QueUe ese sa cohé­
rence, sa pertinence, sa portée? Cet ouvrage ese animé par ces
quescions. La plupart des auteurs appartiennent a une nou­
veUe génération de chercheurs. Ils n' onc pas connu personnel­
lemenc Foucaulc, quelques­uns n'étaient pas nés en 1984. Ils
témoignent de la volonté de lire l'ceuvre de Foucaulc dans toute
son ampleur, ceUe qu' elle apparait aujourd'hui complécée, corri­
gée et redessinée. Sans aUégeance ni défiance, désireux seulernenr
de construiré un hilan critique, honnéte et fécond. Acceptons
les clés qu'ils proposenc, ouvrons avec eux La porte de celui qui
fue philosophe, historien, « artificier», Et écoucons ce qu'il peut
a
encore avoir nous dire.

Héloíse Lhérété
I.:HOMME

­ Foucault l'énigmatique (Héloíse Lhérété)


­ Lintcllcctucl spécifiquc . Un nouvel ande contestcr
(Mathieu Potte­Bonneville)
­ Lexpérience du Gip (Céline Bagaulc)
­ Quel prof étair Foucaulc?
(Entretien avec Guillaume Bellon)

7
FOUCAULT I;ÉNIGMATIQUE

L e destin de Michel Foucault esr paradoxal. Il est le phi­


losophe francais le plus cité dans le monde, rnais il reste
largement méconnu. On admire ses premiers livres, on évoque ses
a
derniers cours, mais on a du mal agripper l' ensemble. Hormis
quelques spécíalístes et amis, qui peut se prétendre capable
d'apprécier la conrinuité d'une parole qui n'a cessé d'évoluer ?
Foucault ne se laisse pas saisir facilement. Par pudeur ou coquette­
rie, il détestait qu' on le qualifie, qu' on le phorographie ou qu' on le
concraigne dans quelque identité figée. Touce sa vie, il s' ese évertué
a bouger, fuir, circuler, sillonner, zígzaguer, Du Nord au Sud. De
droite a gauche. De la philosophie a l'hisroire, de la psychiatrie a
la polirique, de l'actualité a l'Antiquité, cultivant les arnitiés inat­
rendues et les curiosités contradictoires. Les questions sur lui ­
Qui étes­vous? D' 011 parlez­vous? ­ ont fini par luí inspirer dans
L'Archéologíe du saooir (1969) cene réplique vive et célebre, oü
fuse encore l'humeur de l'homme: « Non, non, je ne suis pas la
oü vous me guettez, mais ici d' oü je vous regarde en rianc. Eh
a
quoi, vous imaginez­vous que je prendrais écrire cant de peine
et tant de plaisir, croyez­vous que je rn'y serais obstiné, téte bais­
sée, si je ne préparais ­ d'une main un peu fébrile ­ le labyrinthe
oü rn'aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains,
1' enfoncer loin de moi­rnérne, lui trouver des surplombs qui résu­
ment et déforment son parcours, oü me perdre et apparaitre fina­
lement a des yeux que je n' aurais jamais plus a renconcrer? Plus
d'un comme moi sans douce écrit pour ne plus avoir de visage. Ne
me demandez pas qui je suis et ne me demandez pas de rescer le
rnérne; c'est une morale d'écat civil; elle régit nos papiers. Qu'elle
nous laisse libres quand il s'agít d'écrire. »

« Se gouverner soi­méme »
Foucault nait a Poitiers, le 15 octobre 1926, daos une

9
L'hommc

famille de bourgeoisie aisée, de rradirion carholique. Son pere,


Paul Foucault, ese un chirurgien respecté qui espere voir son
fils embrasser la rnérne carriere que lui. Les parenrs onr rrois
enfa.ms: Francine, l'ainée, Paul­Míchel, de quinze mois son
cader, et enfin Denys qui deviendra médecin. Le jeune Foucault
esr un bon éleve. Léducatíon ese rigoureuse, l'armosphere
concurrentielle. 11 fallait toujours, dira­t­il un jour dans une
inrerview célévisée, « en savoir un peu plus que l'autre, erre un
peu meilleur en classe, j'imagine mérne mieux sucer son biberon
qu'un autre' ... » Mme Foucault, tres proche de son fils, a pour
maxime: « Limportant ese de se gouverner soi­méme, »
Le jeune Foucault fréquente le lycée Henri­IV de Poitiers de
1930 a 1940, puis le college Saint­Staníslas a la rentrée 1940.
Son enfance ese scandée par une série de souvenirs policiques:
l'assassinat du chancelier Dollfuss en 1934 (« ce fur ma prerniere
grande frayeur concernanc la mort »), l'arrivée des réfugiés espa­
gnols a Poitíers en 1936, la guerre iralo­érhíopienne ... Tres vite,
l'hisroire l'arrire. 11 confiera: « Bien plus que les scenes de vie
familiale, ce som ces événemems concernanr le monde qui sonc
la substance de notre mémoire. [ ... ] Il pesait une vraie menace
sur norre vie privée. C' ese peut­étre la raison pour laquelle je suis
fasciné par l'hístoire et par la relacion entre l'expérience person­
nelle et les événements dans lesquels nous nous inscrivons. C' est
la, je pense, le noyau de mes désirs rhéoriques2• »
En 1943, apres son baccalauréat, il entre en hypokhágne
pour préparer le concours de l'École normale supérieure de la
rue d'Ulm. Apres un premier échec, il quiete la ville de Poiriers,
oü il étouffe, et entre en khágne au lycée Henri­IY, Paris. Les a
témoignages de cette époque le décrivent comme « un garCy<>n
sauvage, énigmatique, fermé sur luí­rnéme' ». ll travaille comme
un fou. 11 se passionne particulierernenr pour les cours de Jean
Hyppolice, grand spécialisre et traducteur de Georg Hegel:

1­ M. Foucaulr, enrreríen avec [acques Chancel, • Radíoscopie •, 10 mars 1975, in Dits


d Écriu, c. J, Gallirnard, 200 l.
2­ M. Foucaule, • Nouveau rnillénaire, dé/is libertaires •, entrerien avec Srephen Riggins,
Eshos, c. I, n" 2, autornne 1983.
3­ D. Eribon, Miche!Fouca11/t (1926-1984). Flammarion, 1989.

10
« avec ce professeur, la philosophie cesse d' erre une spéculation
Fooc..!, '"' ... "'"' +
formelle; elle parrage un destin commun avec la dynamique tra­
gique de l'histoire ». 11 vit la khágne comme un choc intellec­
tuel et progresse dans toutes les disciplines. Ses maitres louent
sa rigueur ­ malgré une tendance a l'hermétisme ­, sa force de
travail et son goüt littéraire. En 1946, Foucault integre l'École
normale supérieure de la rue d'Ulm.

Années d'apprentissage
Ses quarre années normaliennes serom diffi.ciles pour
Foucault, « intolerables », confiera­r­il a
son ami Maurice
Pinguer'. Dans la France de l'apres­guerre, puritaine, il vit dou­
loureusement son homosexualité. I1 commence a fréquenter les
bars gays, mais en ressenc une grande home. Foucault se révele
fragile. Selon son biographe Didier Eribon, « il se dispute avec
rout le monde, il se fache, il déploie tous azimuts une formi­
dable agressivicé qui s'ajoute a une cendance assez marquée pour
la mégalomanie ». Mille anecdotes circulent sur ses comporce­
rnenrs: un jour, un enseignanc le trouve a rerre, le corse lacéré
a coups de rasoir; une nuit, on l'apercoir poursuivre !'un de ses
condisciples un poignard a la main. Dans son aurobiographie
posthume, Louis Althusser évoque leur cheminement commun
au bord de la folie. Détesté et vul.nérable, Foucaulr fair une ten­
tative de suicide en 1948 qui le concluir dans le bureau du Pr.
Delay, a Sainte­Anne. C'est son premier contact avec l'instiru­
tion psychiatrique.
I1 se réfugie dans le travail, lit Hegel, Karl Marx, Edmund
Husserl, Martin Heidegger", passe des diplomes de psychologie.
« Quand Histoire de la folie ese sorcie, rous ceux qui le connais­
a
saient ont bien vu que c' était lié son hisroire personnelle »,
témoigne un ancien carnarade". Lui­mérne admettra, dans une
a
interview de 1975, que! poinr ses propositions théoriques ont
pris terrea u dans ses tourrnents existenriels: « Dans ma vie per­
sonnelle, il se trouve que je me suis semi, des l'éveil de ma sexua­

4­ M. Pínguer, • Les années d'apprendssage •, Le Dibnr, n• 41. 1986/4.


5- Ibid.
6­ Cité par D. Eribon, op. cit.
11
L'hommc

lité, exclu, pas vraiment rejeré, mais apparcenanc a la pare d' ombre
de la société. [ ... ] Tres vice, ca s'est transformé en une espéce de
menace psychiatrique: si tu n'es pas comme tour le monde, c'est
que tu es anormal, si tu es anormal, e' esr que cu es malade7• »
A certe époque, il commence a nouer quelques amitiés
durables avec certains de ces condisciples: Paul Veyne, Pierre
Bourdieu,jean­ClaudePasseron ... Aprés avoir été recu, en 1951,
a l' agrégacion de philosophie, Foucault commence a enseigner la
psychologie a l'École normale supérieure, puis a l'université de
Lille. 11 fréquence les milieux psychiacriques, suir le séminaire de
Jacques Lacan, s'initie au test de Rorschach et assiste au début
de la révolution des neuroleptiques. Le starut professionnel des
psychologues reste encare flou. Foucault se meut avec liberté
dans une position intermédlaire entre le personnel rnédical et les
patients. Il va rnieux, encame une relarion avec le musicien Jean
Barraqué. Son premier petit livre, Maladie menta/e et personna-
iité, paralt en 1954.

Uhístolre de la folie
Mais Foucault se sene a !' érroit dans l'université francaíse.
Déjá, il a le goür de l'ailleurs (l'arrraír de l'écranger sera tou­
jours puissanc chez luí). Les cinq années suivanres sonc marquées
par l'exil. A l'automne 1955, il accepte un poste a l'université
d'Uppsala, en Suede. C' ese la qu'il renconrre l'historien Georges
Dumézil qui deviendra jusqu'á sa more l'un de ses plus proches
amis. Duranc ces années­Iá, le jeune philosophe prend des allures
de dandy. Il conduit une Jaguar blanche, se moncre soigneux de
sa tenue, mondain. 11 donne une série de conférencessur la Iitté­
rarure francaise, notammenc Sade, Jean Genet et Chateaubriand
qui sont les auteurs qu'il affectionne. Il travaille en mérne temps
a sa thése sur l'hisroire de la folie, done il envoie les feuillets
a
manuscrits sa mere. « C'ese ma follásserie », lui écrit­il. .. Il en
achévera la rédaction en Pologne, ou il s'insralle en 1958. Il n'y
resrera pas tres longtemps, La police polonaise, qui s'alarme de
ses travaux et de ses fréquenrations, finit par exiger son déparr

7­ M. Foucaulr, • Je suis un artificíer », in R.­P. Droir, Micbel Foucault.Entretims, Odilc


Jacob, 2004.
12
Fooc..!, '"' ... "'"'

l'année suivanre. Cette expérience lui donnera un cerrain dégoúr


+
du communisme. « La, j'ai vu fonctionner un parci cornmuniste
au pouvoir, contrólant un appareil d'Étar, s'identifianr a lui. Ce
que j'avais senti obscurément pendant la période 1950­1955
apparaissait dans sa vérité brutale, historique, profonde. Ce
n' éraienr plus des imaginations d' érudianr, des jeux a l'imérieur
de l'université. C'était le sérieux d'un pays asservi par un parti.
Depuis ce mornenr­lá, je peux dire que je ne suis pas marxiste »,
confiera­t­il dans un entretien au Monde".
Au mois de mai 1961, Foucault sou rienr sa rhése sur l'histoire
de la folie. « Quand la folie a­t­elle pris le sens d'une maladie
mentale? », se demande­t­il. 11 s'attache a rnontrer qu'un grand
changement a eu lieu au XVII• siécle en Occidenr: la folie, quali­
fiée d'« envers de la raison », a commencé d'érre rrairée par l'in­
ternernent. I'áge classique est celui du « grand enfermernent »
des fous, des oísífs et des vagabonds. Sa these ese remarquée.
Roland Barthes, Maurice Blanchor, Fernand Braudel y voient
un grand livre.
Dans la foulée, Foucaulr rédige Naissance de la clinique
(1963). 11 fréquente la bande de Philíppe Sollers, qui anime la
revue Te! quel, entre au conseil de rédaction de la revue Critique,
écrit sur Raymond Roussel, FriedrichHolderlin, M. Blanchot ...
Sa vie privée est ponctuée de voyages en Tunisie, oú son compa­
gnon Daniel Defert fait alors son service militaire, 11 finir par s'y
installer, prenant un poste a l'universiré de Tunis en 1965. C'est
de la qu'il s'artelle au livre qui va propulser son nom sur la scene
médíarique de l' époque.

La mort de l'homme
Les Mots et les Choses parait en avril 1966. Foucaulc y soutient
que la pensée ne releve pas d'un sujet mais d'un sysrerne de regles
autonornes. On peut distinguer selon lui trois grandes époques
dans la pensée occidentale, chacune caracrérisée par sa propre
épistbne. Du Moyen Áge jusqu'a la fin du xvr' siécle, l'érude du
monde repose sur la ressemblance et l'interprétation. A partir
du milieu du xvrr síecle s'impose une nouvelle épisrérne, repo­

8-lbid.
13
L'hommc

sane sur la représencation ec l' ordre, oü le langage occupe une


place privilégiée. Cet ordre va lui­mérne erre balayé au débur
du XIX' siecle par une troisierne épistéme, placée sous le signe de
l'histoire. Pour la prerniere fois, avec les sciences humaines, la
figure de l'homme s'invite dans le champ du savoir. Cerre rhese
a pour corollaire que l'homme ese mortel.
Le succes de ce livre ese considérable. Le Nouuel Übseruateur
note a l' époque qu'il se vend « des Foucault comme des petits
pains ». Bien qu'ardu, on le lit sur les plages, il traine aux ter­
rasses des cafés, on s'affiche avec ... Foucault donne quelques
encretiens remarqués, comme a La Quinzaine littéraire, oú il
s'affiche comme la tete de prou e d' une nouvelle génération de
penseurs: « Nous avons éprouvé la génération de Sartre comme
une génération certes courageuse et généreuse, qui avaic la pas­
sion de la vie, de la politique, de I' existence. Mais nous, nous
nous sommes découvert autre chose, une autre passion: la pas­
sion du concept et de ce que je nommerai le "sysrerne". »
Le livre suscite aussi la polémique, nocammenc dans les rangs
communistes. Cerrains le classenc a droire, comme Jean­Paul
Sartre et Simone de Beauvoir. Cerre derniére déclare dans une
incerview au Monde: « Je crois Foucaulc poussiéreux comme tour
[ ... ]. Cette littérature et Foucaulc en particulier fournissenc a la
conscience bourgeoise ses meilleurs alibis. On supprime l'his­
toire, la praxis, c' est­a­dire l' engagemenc, on supprime l'homme,
alors il n'y a plus rnisere ni malheur. 11 n'y a que des systernes. »
a
Foucault prend garde ne pas trop répliquer sur le cerrain
poli tique... 11 dira plus tard que policiquemenc, il nourrissait
alors un« scepticisme tres spéculatíf ».

Bouillonnement politique
a
C'est partir de 1967 que l'histoire et la policique viennent
se rappeler a lui. De violentes manifescacions onc lieu a Tunis a
l'occasion de la guerre des Six jours. En posee sur place, Foucaulc
assiste aux émeuces étudiantes. 11 soutient les grévísres, lit Rosa
Luxembourg et les Black Panthers. 11 ese irnpressionné par les
risques que prennenc les jeunes Tunisiens a braver le pouvoir.
Vu de l'aucre coté de la Méditerranée, le mouvernenr francais

14
rooc..,, '"'...
de Mai 1968 lui paralt bien pále. Coté tunisien, il percoít un
t ooe +
authencique esprit de révolte polirlque, coté francais, « un
déchainernent de rhéories, de discussions, d'anarhemes, d'expul­
sions, de groupuscularisation ». « Ce que j'ai vu en France en
1968­1969, e' esr exactement l'inverse de ce qui rn'avait inréressé
en Tunisie en mars 1968 », tranchera­t­il.
Dans le bouillonnement post­soixanruitard se rner en place la
nouvelle université expérimentale de Vincennes. Foucault y est
nornrné professeur de philosophie, tour cornme jean­Francoís
Lyotard et Gilles Deleuze. Professeurs et éleves s'y tutoient.
Lenseignement se veu ten prise avec l' actualicé politique et sociale.
Cette norninacion vaut a Foucault, pour la premiere fois, une
réputation d'homrne de gauche. Mais il n'y reste pas longternps.
a
De toute évidence, l'agication qui regne Vincennes l'ennuie. Il
a d'autres arnbitions: des 1970, il ese élu professeur au College
de Fcance, l'institurion la plus prestigieuse du corps acadérnique.
Sa chaire s'intitule « Histoire des systernes de pensée ». L'Ordre du
discours, qui paralt en 1971, consticue sa lecon inaugurale.
Les années 1970 sont marquées par une intense réflexion
poli tique. A mesure que ses analyses s'imposent dans !' espace
public, et que ses themes ­ folie, sexualicé ... ­ deviennenc objets
de revendication, il se découvre « incelleccuel dans le siecle ». Sa
fa9on de s' engager reste cependant originale. 11 veur étre « intel­
lecruel spécífique », en rnenanc des lurtes concretes, précises,
loin de l' atritude surplornbante et « totalisante » de l'inrelleccuel
engagé. Son cornpagnon D. Deferc, militanr a la Gauche prolé­
tarienne, l'ernbarque dans la création du Groupe d'information
sur les prisons (Gip). Le principal objectif consiste a donner la
parole aux prisonniers pour qu'ils puissenc s'exprirner sur les
conditions de leur dérention.
Du point de vue rhéorique aussi, Foucaulc encame un cycle
de travaux aucour de la question carcérale, qui comrnence
avec Moi, Pierre Riviere... (1973), et se conclut en 1982 avec
Le Désordre desfamilles, écrit avec l'hisrorienne Arlecte Farge. Son
livre le plus important sur ce sujet ese Surueilleret Punir (1975).
Plus largement, Foucault cherche sa voie a gauche, ni trots­
kiste, ni « rnao », On le trouve au forurn de la « deuxieme

15
L'hommc

gauche » organisé par Le Nouuel Obs en seprernbre 1977. 11 se


mobilise contre la peine de mort, participe a l'édition d'une bro­
chure en faveur de l'avorternenr. Pendanr l'été 1979, il milite aux
cócés de Bernard Kouchner et YvesMontand pour la défense des
boat people. 11 voyage aussi intensérnent, en Californie, au Japon,
au Brésil ... En Iran, il suit avec passion la révolution iranienne.
Envoyé par le Corriere della sera, qui lui confie une rubrique
de« reportage d'idées », il s'enthousiasme de l'élan d'un peuple
concre le pouvoir autoritaire de son shah, au nom des valeurs
a
spirituelles de l'islam, quiete accorder un sourien souvent qua­
a
lifié d'aveugle l'Ayacollah.

Le retour a soi
a
Quand il ese en France, Foucault concinue s'appliquer une
a
discipline redoucable: lever l'aube, travail huir heures par jour
a la Bibliotheque nationale de France (BnF). Personne ne doit
le déranger avant 18 heures. 11 répete a ses érudiants: « Si vous
travaillez tous les jours a la mérne heure, vous finirez par pro­
duire ! » Le travail intellecruel reste jusqu'au bout le centre de
son exisrence. Il concoit l' écriture de ses livres comme un arti­
sanar quoridien, qui doit avoir des effers pratiques sur le monde
social. Lorsque le journalíste Roger­Pol Droit lui demande s'il se
seor plutór philosophe ou historien, il réplique: « Je suis un arti­
ficier. Je fabrique quelque chose qui sert finalemenr a un siége, a
une guerre, a une destruction. Je ne suis pas pour la destruction,
mais je suis pour que l' on puisse passer, pour que l' on puisse
avancer, pour que l' on puisse faire tomber les murs. »
A la fin de sa vie, il prend toutefoís un peu de recul ­ ou die
qu'íl aimeraic en prendre. Il acheve de rédiger les deuxierne et troi­
siérne tomes d'Histoire de la sexualité: L'Usage desplaisirs (1976)
a
et Le Souci de soi (1984), consacrés la subjecrivité antique. La
ronalité de ces livres, incerprétée comme un rerour a une phi­
losophíe plus spéculative, surprend. 11 laisse parfois encendre
qu'il aimerait repartir de zéro, prendre une valise, voyager, faire
autre chose, ne rien faire peut­étre, sinon cultiver son exisrence
comme une oeuvre d'arr, Lídée d'aller s'installer définidvemenr
sur la cóte californíenne le taraude. Mais sa saneé, chancelanre a

16
rooc..,, '"'...
parcir de l'hiver 1983, lui interdit couc voyage. Une « mauvaise
t ooe +
grippe » ... Se sait­il atteint du sida, ce« cancer gay» done beau­
coup se demandent encare s'il n'est pas qu'une légende mora­
lisarrice? Il en érnet l'hypothese, répond par la négarive, puis
rechure... Le 2 juin 1984, Foucault fair un malaise et s'évanouit
dans son appartemenc de la rue de Vaugirard. Il est transporté a
l'hópiral de la Pitié­Salpétriere ou il s' éteint erais semaines plus
tard, le 25 juin, a l'áge de 57 ans.

« Penser autrement »
« Qu'est­ce done que la philosophie ­ je veux dire l'activité
philosophique ­ si elle n' ese pas le travail critique de la pensée
sur elle­rnéme. Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitirner ce
a
que l' on sait déja, entreprendre de savoir comment et jusqu' oü
il serait possible de penser autrernent? » Les rnots sont de
Foucaulr, mais ce matin­lá, dans une perite cour de l'hópital de
la Pirié­Salpérriere, e' ese Gilles Deleuze qui les lit a voix hauce, le
timbre voilé par le chagrín. Laureur des Mots et les Cboses viene
de mourir, laissant la France sidérée. Touc le monde se presse
a la levée du corps. Il y a la Georges Canguilhem, son premier
mairre, Georges Dumézíl, l'ami de toujours, Paul Veyne, Pierre
Bourdieu, Pierre Boulez, Claude Mauriac, Ariane Mnouchkine,
André Glucksmann, [acques Le Goff, Michel Serres, Robert
Badinter, Yves Montand, Simone Signoret...
Visages connus ou anonymes, plus de cinq cenes personnes
accourent pour pleurer la disparition de celui qui apparaít
comme l'un des plus brillancs esprits du siécle. Saluant « l'un des
plus grands philosophes de tous les temps », Gilles Deleuze lance
al' assemblée: « Chacun de nous a des raisons de vivre avec cecee
philosophie bouleversante. »
Avanr de s'en aller, Michel Foucaulc a laissé un restament
a ouvrir « en cas d'accident », comprenanc erais recornman­
a
dations : le legs de ses archives son compagnon D. Defert,
« la more, pas l'invalidité » et « Pas de publicacions poschumes ».

Héloíse Lhéréré

17
[INTELLECTUEL SPÉCIFIQUE
Un nouvel art de contester

« L es intellectuels onc pris l'habitude de travailler non pas


dans l'universel, l' exemplaire, le jusre­er­le­vrai­pour­
tous, mais dans des secteurs déterrninés, en des points précis oü
les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions
de vie1• » Ainsi Michel Foucaulr résume­t­il, en 1977, le bascu­
lement qu'il diagnostique a la fois dans le registre de la réflexion
et dans le mode d'intervention des intellecruels. Si le mor mérne
d'incellectuel, apparu dans les soubresaucs de l'affaíre Dreyfus,
désigne toujours la position de celles et ceux qui entendenr lier
le champ du savoir ec celui de l'acrion politique, il faudrair,
selon Foucaulr, reconnaitre qu' ont changé a la foís le cype de
connaissance que cet engagement s'autorise, et l'angle d'attaque
de ce dernier. Dans la formule, demeurée fameuse, d' « intellec­
ruel spécifique », l' adjecríf désigne a la foís l' espace circonscric
done se nourrit la réflexion (non le point de vue de la science
ou du prolécariat en général, mais celui d'un laboracoire, d'une
institution, d'un secteur déterminé de I'expérience sociale) et la
maniere dom celle­ci contribue au débat public: la oü l'inrel­
lecruel « universel » (dom Sartre serait la derniere incarnation)
peut, vis­a­vis des aurres citoyens enfermés dans leurs préoccu­
parions parriculíeres, prendre de la hauteur, énoncer les grands
principes de l'action collective et désigner ses objectífs ultimes,
l'intellectuel spécífique souleve au contraire des questions d'au­
tant plus radicales qu' elles portent sur un segment limité de la
vie sociale. Ce diagnoscic de Foucault résonne comme un auto­
portrair: un ouvrage comme Surueiller et Punir (1975), nourri
des « enquétes­inrolérance » iniriées avec le Groupe d'inforrna­
tion sur les prisons (Gip) en direction de ceux qui connaissent
de l'incérieur le monde carcéral, ne craice pas de la justice en

1­ M. Foucault, • Entretien » (1977), in Din et Écrits, t. III, Gallimard, 1994.


18
l'iee,-..-f..,

général, mais de la prison en particulíer : l' ébranlemenr produit


+
par ce livre vise a se propager, non « par en haut » (comme si
l'enquére délivraír d'un coup la vérité globale du monde social),
mais horizontalernenc, de proche en proche, la mise en lumiere
du fonctionnemenc de la prison s' érendanr aux instirutions qui
la jouxrent et aux multiples mécanismes qui la relienc a d' autres
modalités de fonctionnemenc du pouvoir.

Des contradictions fécondes


Incellectuel universel, inrellecruel spécifique: daos l'entretien
de 1977, cette distinccion ese d'une clareé route pédagogique.
D'un cóté l'héritage de Voltaire, la défense de la loi juste et l'élo­
quence de l'écrivain. De l'autre, les figures de la science et de
l'experrise, l'autorité de la méthode plutót que de la plume, la
participation surtout a une dynarnique technico­scíenrifique
de la société qu'il s'agit de discurer ou de contester de l'inté­
rieur: l'inrellectuel spécifique ne surplombe pas le systeme, il lui
appartient et tente d'ouvrir en son sein une marge de jeu. C'esr
pourquoi le physicien Julius Oppenheimer, dénoncanr cenes la
menace universelle que faít peser l'arrne arornique, mais le faí­
sant depuis la part tres síngulíere qu'il prend a sa conceprion,
constitue pour Foucault une sorce de chainon manquant.
Sous la limpidité de cette analyse hístorique, oü une figure
d'intellectuel semble chasser l'autre, les choses sonr un peu plus
complexes ­ et d' autant plus intéressantes. D'une part parce que
Foucaulc Iui­méme, s'il refuse bel ec bien de se poser en gardien
a
des principes ou de proposer ses lecteurs des objectifs et des
a
programmes généraux, ese loin d' avoir renoncé la puissance
de l'écricure, sicuanc plucót son discours a mi­chernin entre
la rigueur de l' expert et la force d'incerpellacion de l' écrivain.
D'autre part et surtouc, la notion « d'intellectuel spécifique »
synchécise quacre idées done cien ne die qu' elles vont nécessaire­
rnent de pair.
l. Lidée, d'abord, que l'incellectuel doit renoncer a parler
pour les autres, parce que la posicion de porre­parole ese une
forme de dominacion et de secret mépris vis­a­vis de ceux que
l'on prérend défendre, comme s'ils n'avaienc pas par eux­rnérnes

19
L'hommc

une vision assez claire des raisons de leur lutre. « Les masses n' ont
pas besoin d' eux pour savoir ; elles savem parfairernenr, claire­
rnent, beaucoup mieux qu'eux , et elles le disent forr bien2• »
2. Lidée, ensuite, que le fonctionnemenc de la société esr
tissé, non simplement de mécanismes ou d'habitudes aveugles,
mais de stratégies, de systemes de représentarions, de modeles
complexes qu'il importe d' analyser de tres pres sous peine de voir
échouer réforrnes et révoltes: « 11 y a toujours un peu de pensée
mérne dans les institutions les plus sottes3. »
3. La conviction, aussi, qu'un discours n'a pas les rnémes
effers selon les lieux depuis lesquels il se trouve énoncé ­ une
dénonciacion n'a pas la mérne force si elle se die a la troisierne ou
a la prerniere personne, du dessus ou du dedans des institutions.
a
Ainsi Foucaulc peut­il écrire, propos du rapporc rédigé en 1972
par Édich Rose, psychiatre de la prison centrale de Toul: « Or
voila que la psychiacre de Toul a parlé. Elle a bousculé le jeu et
franchi le grand rabou. Elle qui érait dans un sysrerne de pou­
voir, au lieu d' en critiquer le foncrionnement, elle a dénoncé ce
qui s'y passait, ce qui venait de s'y passer, te! jour, en te! endroic,
dans telles circonscances4 » - perturbanr par sa posirion rnéme
l'oppositíon entre le discours événementiel des journalisres et la
critique abstraite des savants.
4. Lidée, enfin, que l'on a quirté l'áge des théories englo­
bantes, et que prétendre remembrer les critiques « régionales »
du monde social sous une perspectíve qui en délivrerait la vériré
en derniere instance n' ese plus ni inrellectuellemenr possible, ni
politiquement souhaitable: « Le marxisme, la psychanalyse [ ... ]
n' ont fourni, je erais, des inscruments localemenc utilísables qu'a
la condition, justernent, que l'unité théorique du discours soit
comme suspendue, en tour cas découpée, tiraillée, mise en char­
pie, retournée, déplacée, caricaturée, théátralisée". »
2­ M. Foucault, • Les inteUeccuels et le pouvoir • (1972), in Dits et tcrirs, c.11, Gallimard,
1994.
3­ M. Poucault, " Est­il done imporrant de penser? • {1981), in Dirs et Ecrirs, c. IV,
Gallimard, 1994.
4­ M. Foucault, « Le dlscours de Toul • (1972). in Dits et Écrits, c. 11, op. cit.
5­ M. Foucault, ll/out difandre la sociiti. Cour: ou Colüge de Franu (1975-1976),
EHESS/Galli.macd/Seuil, 1997.
20
l'<•,-..-f..,

Sous un mérne adjecrif « spécifique », s'annoncent ainsi dif­


+
férenres tendances, entre lesquelles les rensions se font de plus
en plus sensibles a mesure que reculenc la référence a l'horizon
révolucionnaire, et la promesse qu'avec luí routes les spécificités
finironc par se rejoindre. Des loes que l'on ne peuc plus compter
sur le prolérariar comme « classe universelle », quelle arriculation
privilégíer encre savoir spécífique et conrestarion du pouvoir:
celle, spontanée, de l' expérience immédiate des masses? Celle,
a
plus savanre, d' experts apees décryprer la pensée sous­jacente
aux mécanismes dans lesquels ils sonc pris? Celle, strarégique,
de certains individus que leur fonction place dans des positions
intenables, donnant force a leur cémoignage? Rien d' étonnant
que notre époque voie Heurir ici les mouvemencs collecrifs oü
chacun expose en mérne ternps ses difficultés les plus privées
(comme lors d' Occupy Wáll Street, oú chaque manífesranr bran­
díssait un panneau récapitulant son chómage, ses dertes et sa
précarité), la des formes de contre­experrlse aussi élaborées que
le savoir produit par les institutions, ailleurs des lanceurs d'alerre
done le statut jette une lumiere crue sur les dérives ordinaires des
États comme des encreprises: qu'il y ait aujourd'hui plusieurs
figures de « l'intellectuel spécifique » ese l'indíce rnéme de la
fécondité de cette nocion.

Mathieu Porte­Bonneville

21
V expérience du Gip
Afin de rendre visibles et audibles les prisonniers et leurs dis­
cours, Míchel Foucaulr fondeen 1971, avec des inrellectuels et des
militanrs, le Groupe d'information sur les prisons (Gip).
« Nul de nous n'est sür d'échapper a la prison. Aujourd'hui
moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours, le quad.rillage
policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers
et des jeunes [ ... ]. Nous sornrnes sous le signe de la "garde a vue".
On nous dir que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais
si e'était la poli ce qui !' avait débordée? On nous die que les prisons
sont surpeuplées. Mais si c'était la popularion qui était surernpri­
sonnée' ? » Ce sont les prerníeres lignes du Manifcrte du Groupe d'in-
formation sur lesprisons(Gip), dísiribué a la presse le 8 février 1971.
Il cst signé par Michcl Foucauli, Pierre Vidal­Naquer, l'historicn
rniliranr centre la torture pendan e la guerre d'Algérie, et Jean­Marie
Domenach, alors direcreur de la revue Esprit.
Le Gip voit le jour candis que des milirants de la Gauchc pro­
létarienne, mouvement d'inspiration maotste, sont emprisonnés
pour avoir continué a vendre le journal La Cause du Peuple apres
la dissolution de leur organisation. A la fin de l'année 1970, les
rnilitants incarcérés entarnent une greve de la faim afin d'obtenir
la reconnaissance de leur statut de prisonniers politiques. C'esr le
compagnon de Foucaulr, Daniel Defert, lui­méme militant de la
Gauche prolétarienne, qui luí propose de conduire une enquéte sur
le milíeu carcéral. Foucaulr ese enrhousiasre,
Le collectif du Gíp, rejoinr par nombre d'anonymes et d'inrcl­
leccuels ­ Jacques Ranciere, Robert Castel, Gilles Deleuze, Jean­Paul
Sartre, Hélene Cixous, Maurice Merleau­Poncy, Claude Mauriac ...
­, distribue des questionnaires aux familles des prísonniers afin de
recueillir des témoignages sur leurs conditions de vie. Les détenus,
dénonce le Gip, son e pris dans un « double isolement » qu'il entend
briser : « Nous voulons qu'ils puissenc communiquer entre eux, se
transmeruc ce qu'íls savcnc et se parler de prison a prison, de ccllulc
a cellule. Nous voulons qu'ils s'adressent a la population et que la

1­ M. Foucaulc, P. Vidal­Naquet et J.­M. Domenach, « Manifesredu Gip », Dits tt


Écrits, t. T, Gallimard, 2012.

22
population leur parle" »
De cette enquére émanent quacre brochures parues entre 1971
et 1973 sous le riere commun d'Intolérable. Elles portent sur une
enquéte dans vingt prisons, la « prison modele » de Fleury­Mérogis,
l'assassinat de George Jackson, milirant du Black Panther Parry, et
les suicides de détenus pendant l'année 1972.
Décembre 1971, des mutineries éclatenr a la centrale Ney de
Toul, puis dans les prisons de Nancy, de Nímes, de Lille, de Fleury­
Mérogis. Le Gip accompagne le procés des insurgés. Pour accroirre
la visibilité du Gíp, le théátre du Soleil d'Ariane Mnouchkine met
en scene les minutes du preces des mutins de Nancy dans une píece
daos laquelle Foucault et Deleuze jouent le role de policiers.
Ayant pour objecrif de donner la parole aux détenus puis de
leur passer le relais, le Gip s'autodissout en décembre 1972 au profit
du Comité d'acrion des prisonniers (Cap}, emmené par l'écrivain
rnilitant, cx­dérenu, Serge Livrozer. Foucaulr, alors dessaisi, en faic
le theme de ses prochaines recherchcs. Dans La Sociétépunitiue, le
cours qu'il donne au College de France entre 1972 ce 1973, et dans
son ouvcage Surveiller et Punir (1975), il analyse le foncúonnement
du dispositíf carcéral et disciplinaíre, et son role social: « La prison
ne corrige pas; elle rappelle incessamment les mémes, die consti­
tue peu a peu une population marginalisée dom on se sert pour
faire pression sur les "irrégularités" ou "illégalisrnes" qu'on ne peut
rolérer''. »
Céline Bagault

2­ M. Foucault, P. Vidal­Naquet et J.­M. Domenach, « Sur les prisons •, Dits et


Écrits, c. I, op. cit.
3­ M. Foucault, • La sociéré punirive •· in Din et Écrill, t. l. op.cit.

23
QUEL PROF ÉTAIT FOUCAULT?
Entretien avec Guillaume Belloo

En classe, Foucault cherchait son role. Il ne uoulait pas incar-


ner la figure du maitre autoritaire. Mais il n'aimait pas non plus
l'atmospbére brouillonne et égalitairede l'apres-1968.

Qtte represente l''enseignement pom' Michel Foucault i


11 est tiraillé entre deux exigences contraires. D' un coté, il
a envie de diffuser ses idées au maximum. De l'aurre, il semble
a
voir dans la foule quelque chose de conrraire la pensée, Apres
a a
avoir enseigné l'ENS, la faculté de Clerrnont­Ferrand puis a
Tunis, il prend la direction du département de philosophie de
l'universiré expérimenrale de Vincennes, créée dans la foulée de
Mai 68. 11 n'est pas toujours a l'aise avec l'effervescence révolu­
rionnaire et parfois brouillonne sur place. Des qu'il en a l'occa­
sion, il quiete ses fonctions pour devenir professeur au College
de France. Ca ne le satisfait pas complétemenr non plus, comme
on peut le constater en relisant EOrdre du discours (1971), sa
lecon inaugurale. 11 semble inquiet a l'idée d' étre considéré
comme un « rnaitre » par I'instirution et le public. C' est normal
pour quelqu'un qui considere que tour discours est une sorce de
« police discursive »: il ne veut pas devenir une figure d'autoriré.
Cette ambivalence traverse tour son enseignement.

Comment se manifeste cette « parole inquiéte » ?


a
Il a du mal gérer « !' événernent mondain » que deviennent
a
ses cours ­ gratuits et accessibles tous, comme e' est la regle
au College de France. Il faut rappeler que Foucaulc ese une
véritable star dans les années 1970: son essai sur Les Mots et Les
Choses (1966) ese un besr­seller qu'on lit sur la plage pendanc les
vacances d'éré ... C'est done un public particuliérement abon­
dant et diversifié qui se presse pour l' écourer, et le dialogue passe

24
°"" ..o1 ....;, """'.&?
mal parfois. Foucault tente a plusieurs reprises de recloisonner
+
son propos, d'abord en déplacant ses cours tór le rnarin, puis en
organisant un séminaire auquel il impose une condition d'accés:
les audiceurs doivent produire un travail de recherche et présen­
ter leurs propres résultacs. 11 se fait cependant capee sur les doigts
par l'admínistration, car c'est conrraire a l'esprit du College de
France, et il doit revenir au formar inicial. A partir de 1982, il
essaye de merrre en place un systeme de questions­réponses avec
le public, mais il lui arrive de s'énerver malgré tour, quand un
auditeur le tutoie par exemple.

Y a-t-il un líen auec ses liures i


11 fauc distinguer deux moments: jusqu'á la fin des années
1970, les cours semblent totalernent indépendants de ses publi­
cacions ulcérieures, et particulierement ancrés dans l'actualiré.
Quand Foucaulc s'intéresse « la sociéré punitive », par exemple,
á

cela semble direccemenc lié au Groupe d'inforrnation sur les pri­


sons (Gip) qu'il viene de créer. A partir des années 1980, en
revanche, il utilise de plus en plus d'exemples que l'on recrouvera
dans ses écrics. Lorsqu'il analyse l'herméneucique du sujet ou le
gouvernement de soi nocammenc, ca faít écho aux théses d' His-
toire de la sexualité (3 vol., 1976­1984). Ce qui ese intéressant,
c'est qu'il y a comme une incerruption entre les deux: Foucault
prend une année sabbacique en 1977 et ne publie plus pendant
a a
huic ans. 11 songe rnérne démissionner et vivre de ses droics
d'auceur. C'est comme s'il avait l'impression que ses idées ne
portaient pas finalemenc, bien qu'il soit arrivé au sommet de ce
qu'un incelleccuel peut espérer.

Pourquoi refusait-il que ses cours soient publiésaprés sa mort?


Les cares archives manuscrites de Foucault moncrenc qu'il
retravaillait énormémenc ses textes et qu'il érait perfectionniste :
il pouvait réécrire une page entiére pour changer un rnot, Ses
cours au College de France sont oraux et forcément moins
rigoureux: il tátonne, n'est pas toujours satisfaic de ses formules
et se reprend souvent ... D'ailleurs ses inrervenrions publiques
sont plus ou moins bien préparées et prononcées: il ne pouvait

25
L'hommc

pas erre au mieux de sa forme a chaque foís ! A la fin de sa vie,


il inrerdit expressément toute publication poschume dans son
testarnent, et conjure régulíéremenr son emourage de ne pas
lui faire « le coup de Max Brod avec Kafka » ­ celui­ci édira les
romans de son ami alors qu'il érait censé les brüler, De fait, il est
difficile de publier des documencs done ce n'est pas la vocacion
iniciale. S'agissant de cours, en outre, il fauc se demander corn­
menc cransformer une parole en texte sans l'aval de l'auteur,

Aujourd'bui, ces cours sont un point d'entrée majeur dans


l'oeuure de Foucault ...
On les lit de plus en plus, ils se vendenc tres bien. Ce succes
d'édition m'a toujours étonné, car, bien que le sryle soit oral,
c'est un auteur exígeant et poínru. Ses cours me semblenc des
objers difficilemenc maniables. En méme temps, quand Foucault
déroule la construction de soi comme individu, ou le poids des
contrainres sociales, c'est totalement ancré dans l'acrualité ,
ca parle aux lecceurs d'aujourd'hui. Du coup, sa postérité ese
retravaillée indépendammenc de ce que lui­mérne aurait voulu;
on fabrique un autre Foucault, ce qui n'est pas forcémenc un
problérne d'ailleurs. De son vivant, il lui arrivait de se définir
comme « une boite a oucils >>; il assumair bien l'idée de lancer
des conceprs, des pistes de réflexion, et de laisser d'autres que lui
les reprendre, les remanier, les prolonger. C'est un peu ce qui se
passe finalemenc.

Propos recueillis par Fabien Trécourt


I.;CEUVRE

­ Métamorphose d'une ceuvre (jean­Claude Monod)


­ Foucault a travers ses livres (Encadré)
-A pro pos de Histoire de la folie a L'áge classique
(Catherine Halpern)
-A propos de Sarueilleret Punir. Naissance de la prison
(Martine Fournier)
­ Mlcrophysique du pouvoir (Clémenc Lefranc)
­ L'histoire au service de la philosophie
(Catherine Halpern)
­ Le gouvernement de soi (Frédéric Gros)
­ Le christianisme et l'aveu du désir (Michel Senellart)
­ Foucau!t et la littérature (judith Revel)
­ La querelle du néolibéralisme (Michael Behrent)

27
MÉTAMORPHOSE D'UNE CEUVRE

I l y a des oeuvres dont la physionomie,l'image, la compré­


hension changenc profondément avec la publicarion pos­
thurne de fragments, de journaux, de cours, de projets inache­
a
vés. Ce fur le cas de l'un des philosophes les plus chers Michel
Foucault, Friedrich Nietzsche: les Fragments postbumes occupent
aujourd'hui dans le commentaire sur Nietzsche une place sou­
venr plus importante que les livres publiés par Nietzsche de son
vivan t. C'ese en rrain de devenir le cas de Martín Heidegger,
done un écrit tenu pour rnajeur ­ Beitrage zur Pbilosopbie - a été
publié une vingtaine d'années apres sa mort, et done Ies « Cahiers
noirs » qui paraissenc en ce momenr en Allemagne promercent
un nouveau « tournant » dans l'incerprérarion. Et c'esr assuré­
ment, aujourd'hui, le cas de Foucaulc. La publicarion, ces dix
dernieres années, des cours au College de France (1970­1983) a
coneribué au renouvellemenc des perspecrives.
Une scene pas si loincaine en témoigne: en décembre 1998,
lors d'une rencontre organisée a la Sorbonne, Pierre Bour­
dieu érnettait ce jugement: la limite essentielle de la « pensée
critique» de Foucaulc tiendrait a ce qu'elle aurait entierement
laissé de coté le probleme de la domination économique. Déjá
discutable au momenc oü elle fue prononcée, cette sentence est
aujourd'hui totalement infirmée par la publícation des cours de
1978­1979, Naissance de la biopolitique. Ceux­ci montrene que
Foucault s' ese plongé dans le corpus éconornique des « ordolí­
béraux » allemands et des « néolibéraux » de l'Ecole de Chicago
a y
un momenc ou bien peu accordaienc de l'inrérér, alors qu'il
s'agissait assurérnent d'un couranc éconornique qui a contribué
a cransformer la face du monde dans les derniéres décennies du
xx: siecle. Foucault incerrogeaic la nouveauré de ce libéralisme
par rapporc au « laisser­faire » du libéralisme classique : « 11 ne
s'agit pas simplement de laisser l' économielibre. 11 s'agir de savoir

29
L'O?uvre

jusqu'ou vonc pouvoir s'étendre les pouvoirs d'informarion poli­


tiques sociaux de l'économie de marché.» Ces recherches de
Foucaulr ont donné de considérables ressources aux écudes de la
gouvernementalité néolibérale, déployées sur un mode souvent
plus expliciremenr critique que la présentarion qu'en donnait
Foucaulr. Car l'une des moindres surprises de ce cours n'esr pas
que celui qui fue, apres Jean­Paul Sartre, l'incarnation par excel­
lence de « l'intellecruel de gauche », y parle soudain d'inventer
des « utopies libérales » ­ on débar toujours pour savoir quelle
ese la pare de provocation et la part de sérieux de ce projet ...
Deuxieme exemple d' « écart » introduit par les récentes
publications de cours ou de conférences: on pouvait penser que
le « nieczschéen » Foucault épousait tout a fait la vision du chris­
rianisrne de l'aureur de L'Antéchrist- laboratoire d'une moralisa­
tion oppressive, invenceur d'une ame, « prison du corps » (selon
une formule frappance de Surueilleret Punir qui« renversait » la
proposition plaronicienne du corps comme prison de l'árne) et
grande instance de diabolisation de la sexualité. Cenes, le pre­
mier volume d' Histoire de la sexualité s' écarrair déja de « l'hy­
porhese répressive » en estirnant que le christianisme, comme
« pouvoir pastoral », avait oeuvré a faire proliférer le discours sur
le sexe comme « vérité » de l'individu plutót qu'á simplement
« réprimer » la sexualité. Mais certe affirmation, plutót dirigée
concre certaines naíverés du discours de la « libération sexuelle »
des années 1960, restait peu étayée dans La Volonté de sauoir
(1976). Elle se dote d'un champ d'exemples dans les cours de
1979­1980, Du Gouuernement du vivant, oü l'on constate que
Foucault a développé une étude fine et érudite non seulement
des diverses pratiques de confession et de pénirence, mais aussi
des réflexions des Peres de l'Église sur le rapport sol, et de a
rhemes théologiques a priori bien peu foucaldiens comme le
baptéme, l'illumination, etc. 11 n'en ressorc rien de moins qu'une
vision inédite du christianisme dans I'histoire de la sexualité
occidencale1 : sa nouveauté ne ciendrait pas rant a l'invention de
nouveaux interdirs ou d'une nouvelle morale qu'á l'élaborarion
de nouvelles « techniques » d'inrerprérarion, d'attenrion aux

1­ P. Chcvallicr, Miche/ Foucaul: et Ít' christinnisme, ENS, 2011.


30
­ ........ d',~""""
rnouvemenrs intimes du désir, d'observacion er de conrróle de
+
soi ­ autant de « cechniques de subjectivarion » qui ont donné
forme a une subjectivicé invitée a se sonder elle­mérne comme
détentrice de secrers inavouables. La série des lívres, interrom­
pue brutalement par la mort de Foucaulc, tenair id en réserve
le tome IV d'Histoire de la sexualité, presque achevé, Les Aveux
de la chair. Entre les cours (notarnment Mal foire, dire urai, une
réflexíon critique sur l'aveu produite pour des criminologues) et
l'acces aux archives oü figure ce dossier, il ese désormais possible
de reconstituer cette piece du puzzle.
Troisieme exemple de déplacement: ce rnéme cours Du gou-
uernement des vivants fait encendre, des sa prerniére lecon, une
ronalité bien éloignée de l'Identífication entre savoir et pouvoir
a
que l'on impute parfoís Foucaulc. 11 fauc bien plutót s'interro­
ger, die Foucaulc, sur l' excédenc du vrai par rapporc aux intérérs
du pouvoir: « On ne peuc pas diriger les hommes sa.ns faire des
opérations dans l'ordre du vrai, opérarions roujours excéden­
taires par rapport a ce qui ese urile et nécessaire pour gouverner
de facón efficace. [ ... ] Ese­ce qu'il peuc y avoir un exercice du
pouvoir sans un anneau de vérité, sans un cercle alérhurgique qui
courne aucour de luí et l'accompagne? » Ici, il fauc moins parler
de nouveaucé que d'une variation d'un therne quasi constant,
d'une fa<y<>n de remettre sur le métier une question qui ese assu­
rérnent l'un des fils directeurs de son ceuvre et de ses cours: une
généalogie des rapports pouvoir/savoir',
Au­dela de ces exemples poncruels, peut­on tenter de brosser
a grands craits le tableau de l'ceuvre celle qu'elle nous apparait
maintenant, cornplétée, enrichíe, redessinée?
Malgré le caractere inévitablement discucable des scansions,
quatre étapes du parcours intellectuel de Foucaulr se dégagent
de ce massif.

Une histoire critique de la psychologie (1954-1960)


La prerniere étape releve de « Foucault avanc Foucaulc ». Elle
ese conscicuée d'un mornent d'enquére phénoménologique sur

2­ A Fontana et F. Ewald, « Avertissemenr • précédanr chaquc volumc des cours au


College de France.
31
L'O?uvre

les marges de la subjecriviré et d'hlstoire critique de la psycholo­


gie. Formé a la psychologie dans les années 1950 (la psychologie
sera d'ailleurs la discipline universicaire sous laquelle il obtient
son premier poste a l'université), Foucault a d'abord cherché du
coté de la phénoménologie et de la psychiacrie exisrentielle un
langage et une approche qui cherchaient a décrire les pachologies
mentales, le délire ou le réve dans leur épaisseur. Le travail du
psychíarre suisse Ludwig Binswanger, auteur de Rive et Existence
(1930, dont Foucault a écrit une longue introducrion) rompt
avec un discours selon lequel le médecin n'aurait qu'á « objec­
tiver » ces aspects de la vie psychique, leur reconnaissant plu­
tót une capacité a dévoíler des dimensions de l'érre. Le projet
plus tardif d'une histoire de la subjectivité n'esr pas étranger a
ce dialogue critique'. Mais dans les années 1960, Foucault a pris
ses distances, parfois avec fracas, vis­a­vis d'approches descrip­
a
rives et exisrenrielles done la limite tenair l'absence d'une his­
roricisation des normes de la subjectiviré «saine», « normale »,
« pathologique ».

La généalogie des institutionsdisciplinaires (1961-1965)


S' ouvre alors la grande entreprise de généalogíe des insti­
tutions médico­disciplinaíres: traitemenr des « fous » (l' asile),
réparririon des malades (la clinique), classificarion et redresse­
rnenr des « anormaux ». des criminels (la prison), etc. Histoire
de la folie (1961) est le premier monument de cene enrreprise,
prolongée dans Naissance de la clinique (1963) et couronnée par
Surueiller et Punir (1975). Dans cous ces cas, Foucault moncre
comment la constiturion d'un cerrain nombre de savoirs (psy­
chiatrie, clinique, criminologie ... ) a impliqué la conscicution
préalable d' espaces oú les individus sont isolés, observables, et
peuvenc faire l'objet d' étude et de traiternents, de rechniques
rhérapeuciques ou de formes de correction morale ou civique.
S' intéressanr aux différentes techniques qu' ont développées nos
sociétés pour isoler, enferrner ou éloigner des popularions jugées
dangereuses (les pestíférés, les lépreux, rnais aussi les criminels,

3­ J.­C. Monod (dir.), dossier « Foucaulr er la phénoménologic •, La fti.des philoso-


phiques, n• 106, 2013/3.
32
­ ........ d',~""""
les vagabonds, les fous), Foucault construir achaque fois ce qu'il
+
a appelé, a propos des hiscoriens de l'école des Annales (Fer­
nand Braudel, Marc Bloch), des « hisroires d' espaces » : espaces
de regroupemenc (l'Hópital général, fondé en 1656, ou une por­
tion importante de la population parisienne pauvre ese enfermée
en quelques mois), espaces de correcrion, espaces oü l'on cir­
cule plus ou moins libremenc selon les périodes, plus ou moins
accessibles a la surveillance d'un regard dorninant, villes dans la
ville ... Lisant les écrivains « délirants » (Sade, Gérard de Nerval,
Raymond Roussel, Antonin Arraud), mais aussi les récits de cri­
minels ou d'hystériques placés sous les feux du pouvoir judiciaire
ou psychiatrique, Foucault rnéle a l' archive des administrations
celle des voix étouffées, renvoyées a une déraison inaudible ou
réduites au statut de symptórne, des paroles que l'homme « nor­
mal, saín et productíf », valorisé par l'État de pollee, a renoncé
a encendre.

Larchéologíe des savoirs (1966-1979)


Au­dela de cecee approche des savoirs­pouvoirs psycholo­
gíques a partir de leurs « conditions d' exclusion », e' ese le vec­
teur méme de la rationaliré, la science, que Foucaulr approcha
ensuite comme un systerne régi par des mécanismes anonymes
qui échappenc a la rnagistrature du sujet donaceur de sens. La
encore, l'une des forces originalités de Foucault viene de ce qu'il
a abordé l'histoire des sciences, en radicalisant la lecon de ses
mairres directs (Georges Canguilhem) ou lus (lean Cavailles),
non comme l'histoire linéaire d'un progres dans la découverte
du vrai, mais comme une entreprise discontinue, oü apparaissent
des complexes de discours et d' objers, des réseaux de disciplines,
done l'agencement historique compose ce qu'il appelle, dans Les
Mots et les Choses, une épistérné. C'ese le troisieme momenc, ou
versan e, de l' eeuvre : 1' archéologie des savoirs et des sciences de
l'homme. La these iconoclasce des Mots et les Cboses ese ici de
dissoudre l'objer supposé écernel des sciences « de l'homme »:
celles­ci porten e moins sur un invarianc nommé l'homme qu'elles
explorenr différents « inconsciencs srructurants »: les regles de
paren té (pour l' erhnologie), les lois de variarion des prix et des

33
L'O?uvre

cydes (pour l'éconornie, done Foucault reprend l'étude sous un


aucre angle en 1979, en suivant les variantes des libéralismes éco­
nomiques), la langue comme systeme de signes qui s'imposenr
a tour sujet parlanc (pour la Iinguístique), les rransformations
réglées entre les mythologíes indo­européennes (pour la mytho­
logie comparée), etc. On voit qu'un geste constanr de l'ceuvre de
Foucaulr tiene asa fas;on d'historiciser des enrirés qu'on pourrait
croire intangibles: la folie, le regard médical, l'homme rnéme ...

Une pensée de la subjectivité (1980-1984)


Sur ces trois prerníeres étapes, certains cours apporcent des
enrichissements. Il en va autrernent pour la derniére décennie de
l'oeuvre et de la pensée de Foucault, pour laquelle les publications
récenres font apparaítre des champs de recherche insoupconnés,
des chantiers ouverts, abandonnés ou poursuivis par d'autres ...
Aínsi, dans le cours de 1976­1977, ILfaut défmdre la société,
Foucaulr a­t­il proposé une inrerprérarion originale de l'hiscoire
du racisme, en exhumant un discours présencé comme une
« concre­hiscoire » antijuridique et comme une macrice de la
théorie de la lucre des dasses: la théorie de la« guerre des caces».
Larísrocracíe dédinance, par la voix de Boulainvilliers, artribuait
a une trame d'invasions, de conquéres et d'assujettissemencs
l' érar présent de la société francaise au débur du xvnr' siecle.
Cene perspecrive originale sur les sources du discours racisce était
cependanr loin d'épuiser ce qui ese devenu, dans l'espace anglo­
saxon surtout, un programme de recherche « d'apres Foucault »
des plus féconds : avec Ann Laura Stoler notamrnenr', c' est une
approche du racisme colonial et de sa place (a peine mention­
née par Foucault) dans l'histoire de la gouvernementalicé euro­
péenne qui ese développée, en exploitanc la piste foucaldienne
d'un lien entre le discours rnédícal du xrx' siecle sur le sexe et le
discours politique sur la « race » - avec de communes hanrises
de « dégénérescence », C'ese aussi en élargissanc a d'au eres aires
culcurelles l'approche foucald.ienne des « révolres de conduices »
ec des « crises de gouvernemencaliré », eren s'inréressant clavan­

4­ A. L. Scoler, L11 Ch11ir de l'empire. Savoirs intimes et pouvain mciaux en rigim• colonial,
La Découverre, 2013.
34
­ ........ d',~""""
rage au point de vue des « dominés » ou des « gouvernés », que
+
se développe aujourd'hui une réflexion mondialisée sur la « poli­
tique des gouvernés »5•
Ce dernier axe renvoie a un élémenc dé de « l' effet Foucault »
dans les dernieres décennies, autour de la notion de « subjec­
tivation ». Foucaulr avait proposé une auto inrerprétarion de
son travail en 1983: « Je n'ai jamais parlé de rien d'autre que
de la subjectivité [ ... ].Le bue de mon travail ces víngr dernieres
années [ ... ] n' a pas été d' analyser les phénomenes de pouvoir
a
[ ... ]. J'ai cherché plutót produire une hisroire des différencs
modes de subjectivation dans notre culture". » Il est manifeste
que Foucault s'écarte, autour des années 1976­1977, d'une
compréhension du sujec comme pur produir des mécanismes
d'assujetrissernent", Il sonde désormais davantage le « jeu avec
les regles » d'une subjectiviré susceptible de développer des
formes de résistance, de frayer la voie a une éthique et l'hori­ a
zon d'un gouvernement de soi. De la procede le regain d'intérét
de Foucaulr, dans les années 1980, pour la philosophie grecque
antlque, pour les « sagesses » stoíciennes, épicuriennes er surcouc
pour la « vie en vérité » des cyniques: la recherche d'une éthique
passe íci plutór par l'invencion de regles aussi bien diététiques
qu'esrhétiques que par la prescription d'une morale a préten­
tion universelle . Lintérét pour la subjectivation ne s'est pourtant
jamais départi d'une distance a l'égard des artributs d'unité, de
pérennité et de personnalité du sujet, ni pour une fascination
a l'égard des expériences ( qu' il s' agisse de la folie, du sexe selon
Georges Bataille ou de l' écriture selon Maurice Blanchot, mais
peut­érre encore du mysticisme zen8) oú I'individu s' oublie,
5­ P. Chareerjee, Politique des gou11ernh. Rljkxions sur la politique populairt dans la
majeur« parti« du monde, Amsterdam, 2009, et J.­C. Monod, • Qu'esc­ce qu'une "crise
de gouvernementalité"? .•, Lumiéres, nº 8, 2006.
6­ M. Foucaulr, • Deux essaís sur le sujer et le pouvoir •, in H. Dreyfus et P. Rabinow
(dir.), Michei Foucnul: Un parcours philosophu¡ue, Gallimard, 1984.
7­ M. Poucaulr, L'Origine de l'hermbuurique de soi. Confirmasprononciesa Dartmouth
Colüge (1980), Vein, 2013.
8­ Le mysucisme zen cendran a• faire s'auénuer l'individu • par contraste avec la
spirirualicé chrétienne qui chercherait • ce qu'il y a au fond de l'áme •. Voir • Michel
Foucaulc ce le zen: un séjour dans un ccmplc zen •· cncrcácn avec Christian Polac, Umi,
nº 197, aoüt­septernbre 1978, repris dans Dits a Écrits, t. Ill, Gallimard, 1994.

35
L'O?uvre

s'anéanrit, s'efface... Et si nous parlons d'un nouveau visage de


Foucaulr qui émergerait de ses textes posthumes, n'oublions pas
qu'il déclarait lui­rnérne, dans L'Archéowgie du sauoir, n' écrire
que« pour n'avoir pas de visage ».

Jean­Claude Monod
Foucault a travers ses livres
a
Histoire de lafolie l'áge classique, 1961
Dans son premier ouvrage, Foucaulr reprend les rheses majeures
de son doctorar de philosophie: le « grand renfermernenr » du
milieu du XVII• siecle qui vise a incerner fous, oisifs, délinquancs
et marginaux, et la constitution au XVIII• siecle de la folie comme
maladie mentale,

Naissance de la cliniqtte, 1963


C'esr avec les « chutes» de son ouvrage précédenc que Foucault
dit avoir cornposé ce livre. Il interroge certe fois la naissance de
a
la médccinc modcrnc, et l'érection de la maladie l'áge classiquc
comme principe universel de description du corps humain.

Les Mots et les Cboses, 1966


« J'ai essayé de traiter comme si c'était quelque chose qui était la
devane nous, comrnc si c'étaít un phénornéne aussi étranger et dis­
canc que la culture des Nambikwaras ou des Arapechs, tour ce savoir
occidencal qui s'cst formé depuis le fond de l'áge grec. » Foucaulc
développc le conccpr d'« épísréme » qui inserir discours et sysrcrncs
de pensée dans une époque hiscorique donnée. Ainsi, Foucault
analyse l'irruption de l'homme dans le savoir au XI.X' siécle avec la
naissance des sciences humaines (philologie, éconornie politique,
biologie), et sa possible disparition a l'avenir en tant qu'objet de
connaissance.
L'Archéologie du savoir, 1969
Foucault amorce une critique de l'apparenre linéarité et unité
de ce qu'il nomme les« discours », que l'on retrouve aussi bien en
médecine qu'en histoire, ou en économie politique. En travaillant a
partir d'archives, Foucault affirme au contraire la prédominance des
ruprures et des transformations dans l'histoire des idées.
L'Ordre du discours, 1971
Lecon inaugurale au College de France, prononcée en 1970.

Surueiller et Punir, 1975


Ce livre faíc suite a l'engagement rnilitant de Foucault en 1971
dans le Groupe d'information sur les prisons (Gip). 11 y rnet en

37
L'O?uvre

lumíere le systéme punitif moderne qui cesse de reposer sur quelques


supplices publics cares mais specraculaíres et assure a présent une
punition plus douce mais sysrématisée a rravcrs l'érablissernenr du
disposítif carcéral. Foucaulr développe le concepr de panoptisme
inventé par Benrharn, sysrerne qui sous­rend la sociéré disciplinaire
et qui permer de généraliser la surveillance,

Histoire de la sexualité
• T. 1 ­ La Volonté de savoir, 1976
• T. 11 ­ L'Usagcdesplaisirs, 1984
• T. III ­ Le Souci de soi, 1984
Dans Histoirede la sexualité, prévue initialemenr en six tomes,
Foucault passe de la question du pouvoir a celle du souci de soi.
Dans le premier volurne, il décrit l'explosion discursive dont fait
l'objet la sexualité depuis le xvrr' síecle. Ce faisanc, on institue
des formes et des normes de sexualité afin de díscipliner les corps
et de maitriser la vie de l'espece. Dans le second come, Foucaulr
explore les racines grecques et romaines de la sexualité occidencale
et la constitution historique de l'homme cornrne sujet de désirs. Le
dernier volurne, terminé peu avant sa morr, étudie la « culture de
soi », une modération de l'usage des plaisirs présente des l'Antiquité
grecque afin d'acquérir la maitrise de soi­rnérne. Le souci de soi
ainsi réhabilité par Foucaulr ne donnc pas naissance a un sujer psy­
chologiquc, devane se soumertrc a un examen de conscience, mais a
un sujet éthique, dont les actions s'accordenr aux príncipes.

PUBLICATIONS POSTHUMFS

1975­1976
Ilfo1tt défendre la société, 1997.
Le prernier cours publié, « ll faur défendre la société » marque
une pause dans l'exploracion de Foucault des rechníques d'assujct­
rissernenr, Il propose ici d'exarniner les relations de pouvoir sur le
modele de la srratégie guerriere, ll analyse la naissance du racisme
d'Érac acravers l'émergence d'un biopouvoir censé défendre la
société centre les élérnentsdégénérés présents en son sein. Foucault
invite a reconsiclérer la politique, en inversant l'apborisme de
Clausewitz, cornrne la poursuíte de la guerre par d'autres moyens.

38
1974­1975
Les Anormaux, 1999.
1954­1988
Dits et Écrits, 1994, rééd. 200 l.
• T 1 ­ 1954­1975
• T 11 ­ 1976­1988

Les Dits et Écrits rassernblent de maniere exhaustive, a l'excep­


tion des livres et des cours au College de France, les rextes de Michel
Foucaulr publiés entre 1954 et 1988: conférences, emretiens,
préfaces, arrides. Pour Daniel Deferr, le compagnon de Foucault
et coéditcur des Dits et Écriss, la publication de ces quatrc épais
volumes (réédités cnsuite en deux tomes) font apparaitre « le Fou­
cault intellectuel et l'homme dans son temps ».
1981­1982
L'Herméneutiqu« du sujet, 2001.

1973­1974
Le Pouuoirpsycbiatrique,2003.
1978­1979
Naissancede la biopolitique,2004.
Foucault s'intéresse a la naissance du libéralisme et a la mise en
oeuvre, au XVIII' siécle, d'un nouvel are de gouverner fondé sur la
rarionaliré économique. Comparant les néolibéralismes européen
et arnéricain, il montre que ce dernier étend la logiquc de marché
a des domaincs non économiques tels que la famille, la poliriquc
pénale ou la naralité,

1977­1978
Séct,rité,territoire,population, 2004.
1982­1983
Le Gouoernement de soi et desautres, t. 1, 2008.

1983­1984
Le Gouoemement de soi et des autres, t. 11 ­ Le Courage de la
vérité, 2009.

39
l'O?uvre

1970­1971
Leeons sur La Voúmtéde sauoir, 2011.
Pour sa premíére année de cours, Foucaulc écudie l'évolurion
de la concepcion de la vérité, depuis la Crece antique. Le désir
de connairre la vérité n'émane pas pour Foucaulc d'une inclinai­
son naturelle, concrairement a ce qu'a.ffirmaic Ariscoce, mais ese
construir hiscoriquement et répond a une utilicé politique.
1979­1980
D» gottvernementdesvivant.s,2012.
1972­1973
La Sociétépunitioe, 2013
Cours préparatoire a « Surveiller ec Punir», La Sociétépunitiue
questionne ce qui rend la prison évidente au xoc< siecle, comme
réponse a un trop grand écart par rapport a une norme. Pourquoi la
prison deviene­elle le chátirnent universel alors que ses dysfonction­
nements sont déja pointés du doigt? La réponse ese a chercher, pour
Foucault, du coté de la délinquance qu'elle produit, délinquance
aussitót convertie en instrument de pression sociale.

CouRS AU CoLLEGEDE FRANCE


Les cours au College de France, auxquels on assiste librement
saos inscription ni diplome, « ne redoublent pas les livres publiés,
expliquent Francois Ewald et Alessandro Fontana, coéditeurs. Ils
n' en sont pas I' ébauche, méme si des thernes peuvem erre communs
entre livres et cours. [ ... ] Foucault abordait son enseignement
comme un chercheur: exploration pour un livre a venir, défriche­
ment de champs de problémacisacion. »
1971­1972
Tbéories et institutionspénales,2015

1980­1981
S11bjectivitéet vérité, 2014
Les ceuvrcs completes de M. Foucaulc onr éré publiées en
2015, chez Gallirnard, sous la direcrion de Frédéric Gros.
A propos de ...
Hísroire de la folie a l'age classique
Partantde l'imnge du fou a la Renaissance, qui inquiéte et fascine a la
fois, Michel Foucault montre que notre conception tÚ la folie comme
« maladie menta le» est le produit de nutre culture et tÚ notre bistoire.

Histoire de la folie a l'áge classique constirue des sa parutíon en


1961 un événement. L'auteur n'est encere qu'un inconnu qui publíe
lasa diese principale de doctorar de philosophie. Et c'esr l'historien
Philippe Aries, ébloui par le rnanuscrit, qui le défend et le faír parairre
a
chez Plon. Ce texte, éuange de nombreux égards, va devenir le point
de départ de bien des lectures et de bien des débats ... Contesté par les
uns, encensé par les autres ­ et notamrnenr par les tenants de l'and­
psychiacrle qui en feront un de leurs livres de chevet ­, I'Histoire de la
folie est un ouvrage atypique et polémique profondément lié aux débats
qui agíteronr le monde psychiatrique dans les années 1960­1970.
Michel Foucault veut, conune l'indique le riere. faire l'hisroire
de la folie et non de la psychiarrie, laquellc n'esr sclon lui qu'un
• monologue de la raison sur la folie s qu'elle a réduice au silcnce:
• Il ne s'agit point d'une hisioire de la connaissance, mais des mou­
vcmcnts rudirncntaircs d'une expérience. (. .. ) Faire l'hisroire de la
folie voudra done dire: faire une érude strucmrale de l' ensemble
hisrorique ­ notions, insrirurions, mesures juridiques et policieres,
concepts sclentifiques ­ qui rient captive une folie dom I' état sau­
vage ne peut jamáis erre restitué en lui­rnéme. • De quoi part­il alors
pour faire « l'archéologie de ce silence1 • qu'est l'histoire de la folie?
D' abord et surtout des archives bruces, pour les Jire sans "préjugé pry-
a
cbiatrique », Tandis qu'il ese lecceur francaís l'universiré d'Uppsala
a
en Suede de 1953 1955, M. Foucaulr a accés un fonds excepcion­ a
nel: la grande bibliotheque de l'universiré, la Carolina Rediviva, qui
recoit en effec en 1950 21 000 livres et documents sur I'histoire de
la médccine, du XVJ' siécle jusqu'au début du xx' siecle, légués par
le docteur Erik Waller. C'est sans douce gráce a ce fonds que natr
l' Histoirede lafolie. Mais outre ces archives, et e' esr encere plus éton­
nanr, M. Foucault s'appuie sur des sources picrurales et lirtéraires :
Jér6me Bosch ou Pieter Bruegel a la Renaissancc, Racinc a l'époque
classique, le marquis de Sade, Goya, Cérard de Nerval, Friedrich
Nietzsche ou Anronin Arcaud pour l'époque moderne. Dans le
silence de la folie, ces oeuvres constiruent pour lui un cémoignage
a
unique el une voic d'acces privilégiée l'expérience de la déraison.

1­ Préface de 1961 a l Iistoire tÚ la folie a l'áge classique, in M. Foucaulc, Dits et Écrits,


vol. l. Gallimard, 200 l.
41
L'O?uvre

Entre conscience tragique et conscience critique


Ce que cherche a monrrer M. Foucaulc, c'esr qu'il n'y a pas une
seule réaccion possible a la folie er que le regard que l' on porce sur elle
dépend de la culture dans laquelle elle s'inscrir. Le fou n' a pas coujours
écé considéré comme un << malade mental •· M. Foucaulc esquísse done
a a
les grandes étapes du rapporc de la raison la folie partir de la fin
du Moyen Age jusqu'á la naissance de l'asíle au XIX' siecle. 11 s'arrache
tour parriculiérernenr a l'áge classique, les XVJ1• ec XVII:f siécles, car
cecee période constitue pour lui le vérirable rournanr de cetre hiscoire
de la folie en Occident en insticuanr le pan:age raison/déraison. Pris
entre deux événernents ou plutót deux images, la création de l'Hópital
a
général Paris en 1656 et la libération des enchaínés par Philippe
Pinel a l'hópíral Bicétre en 1793, c'est l'áge classique qui permct de
comprendre comment la folie a pu erre réduite aujourd'hui a la mala­
a
die mencale et comment s'est structuré l'asile l'époque moderne.
a
Pour M. Foucault, cout commence en faic la Renaissance. Alors
que la lépre disparalt du monde occidental a la fin du Moycn Áge, une
nouvellc inquiétudc surgir: le fou deviene une figure majeure, commc
le montrcnt l'iconographic de J. Bosch a P. Bruegcl mais aussi le
motif lirtéraire et pícrural de La Nef desfous (Scbastian Brandt, 1494),
cetre écrange embarcarion d'insensés qui hance l'imaginaire du début
de la Renaissancc. La folie a alors un visagc inquiécanc ce fascinanc
parce qu'elle paraí't incarner un savoir ésocérique: images d'apoca­
lypse, de bestialicé, d'une nuit obscure ec profonde ... Pourtant, des
la Renaissance, un parcage apparalc entre cecee conscience rragique
qui prére a la folie d'inquiéranrs pouvoirs er une conscience critique
qu'incarne la Iitrérarure humanisre avec l' Éloge de lafolie d'Érasme. La
folie n' est plus pour celle­ci une manifestation cosmique, la décou­
verte d'autres mondes, mais bien plutót un égaremenc et a trait aux
faíblesses et aux illusions des hommes: « Celuí­cí, plus laíd qu'un
singe, se voir beau comme Nirée ( ... ) ; cer autre croit chanter comme
Hermogene, alors qu'il esr l'áne devanr la lyre et que sa voix sonne
aussi faux que celle du coq rnordanr sa poule2. » Certe expérience de
la folie prend la forme d'une satire morale. Ce divorce est important
car certe conscience critique de la folie, oú l'homme ese confronté asa
vériré morale et asa nature, va des lors étre mise en lumiere candis que
la folie sous ses formes cragiques et cosmiques va erre occultéc.
Si la Rcnaissancc avait donné la parole au.x fous, l'age classique
va les réduire au silence. La création de l'Hópital général a Paris en
1656 faic done date en ce qu'elle inaugure pour M. Foucaulc l'ere
du « grand renfcrmemenr », Désorrnais, le fou ese interné aLL,: córés
des oisífs, des débauchés, des vénériens, des homosexuels, des délin­
quants, des marginaux et des mendiants dans des centres qui visenr a
redresscr cr a fairc travailler ceux qui pesenr comme une charge pour

2­ Érasme, Éioge de la folie, Flammarion, 2001.

42
la société. La folie ese désormais réduire
H.to• d, , lol<;

a
r,,. dffl""
la déraison ce se fond de ce
faie avec tour ce qui marque un écarr par rapport a la norme sociale.
+
M. Poucault moncre que l'incernemenr a l'áge classique n'a done pas
une visée médicale, mais un objecrif a la foís moral, social et écono­
mique. Pourtant, a la fin du xvnr siécle, la pratique généralisée de
l'internement apparait cornme une erreur économique et l'on décíde
de remettre sur le marché du travail rous ceux qui peuvent l'inrégrer.
Les fous se rerrouvent désormais seuls internés: la médicalisarion de la
folie ese alors possible.

L'asile, lieu de l'uniformisation morale


L' autre événement cié de cctte histoire de la folie ese alors, en
1793, la décision prise d'óter leurs chames aux aliénés de l'hópital
Bicétre par P. Pinel, l'illustre ancétre de la psychiarcie. D'apres la
légende, Georges Couthon, un fidele de Robespierre, visite Bicérre,
a
qui ese ce rnoment le principal centre d'hospicalisation des insensés,
car il veut savoir si parmi les fous que souhaite Iibérer P. Pinel ne
se cachenc pas des suspects. Paralytique, G. Couchon quirte sa chaisc
a
pour se faíre portee bras d'hommes et ese prís d'horreur et de peur
face au specracle des fous. U s'étonne de ce que P. Pinel souhaire déli­
vrer ces « animaux », mais accepce tour en le menanr en garde centre
sa présompcion. G. Couthon parti, P. Pinel peuc alors accomplir sa
pieuse besogne en libérant les fous de leurs chaines. Selon la légcnde, il
comrnence par un capitainc anglais, le plus dangereux de cous. P. Pinel
l'exhorre a érre raisonnable et, miraclc, sicélc libéré, l'aliéné n'aura plus
aucun acces de fureur.
On saie que cerre hiscoire de l'humanisme pinélien ese un myche
assez éloigné de la vérieé historique et M. Foucaulr ne )'ignore pas
non plus. II montre que, avec P. Pinel, l'asile s'inscrirdans une vision
conformiste et deviene le lieu de l'uníformisation morale et sociale :
• C'est bien de ce myche qu'il faut parler lorsqu'on fait passer pour
nature ce qui est concepe, pour libération d'une vériré ce qui esr
reconstitution d'une morale, pour guérison sponcanée de la folie ce
qui n' est peut­étre que sa secrete insertion dans une artíficieuse réa­
lité. • Au sein de ces asiles oü le fou se retrouve enfin seul, la folie se
constitue désormais comrne maladie rnentalc. Et si le fou esr libéré
de ses chalnes, il est maintenant asservi au rcgard médica!. Mais que
cache au fond cette médicalisation de la folie? Pour M. Foucault,
plus qu'on ne le croic: ~ L'asile de l'áge positivisre ( ... ) n'est pas
un libre domaine d' observation, de diagnostic et de chérapeutique;
c'est un espace judiciaire oü on esr accusé, jugé et condamné ( ... ).
a
La folie sera punic l'asilc, si elle est innocentée au dehors. Elle
ese pour longtemps, et jusqu'á nos jours au rnoins, cmprísonnée
dans un monde moral. » Mais, d'apres le philosophe, l'áge classique
pas plus que le XJX" siecle positiviste ne sonc pan·enus a faire caire

43
L'O?uvre

cornpleternent la folie. Ec c'est avec de grands accencs lyriques qu'il


célebre (de maniere malheureusemenr allusive) les oeuvres fulgu­
rantes de Goya, Friedrich Holderlin, G. de Nerval, F. Nietzsche ou
A. Arraud.
Que! accueil est­il fair a ce livre brillanr mais rouffu, dense et dif­
6cile? M. Foucaulc s'est plaint de ce qu'il n'ait pas recu au mornent
de sa parution beaucoup d'écho. C'est oublier sans doute les beaux
anides que lui consacrenr Maurice Blanchor, Roland Barthes ou
Michel Serres. Gasten Bachelard pour sa pan lui écrira une leme tres
bienveillante pour saluer son ~ grand livre ». Mais i1 ese vrai que la
réception de l'Histofre fÚ: la folie reste dans un prernier ternps assez
restreintc. C'cst apres l'immense succes que rencontré la parution de
Les Mots et les Chores en 1966 qu'un plus large public se cournera vers
l' HistoirefÚ: lafolie. La publication en 1964 d'une édition abrégée dans
a
la collection « l O/ 18 >> contribue sans doute égalcment cette diffu­
sion. C'esc malheureusernent cerre édition réduite (et done partielle)
qui sera tracluice en anglais en 1965 ec fera connaicre M. Foucaulr a
l'étrangcr.

« Conception idéologiqtte » et « psychiatricide»


Les hístoriens de la psychiacrie ne manquerent pas d'opposer une
a
cercaine résisrance l'ouvrage, lis dressérenr une longue liste d'erreurs
de dates ou d'inrerprétarlon, ec mirent en cause le choix des archives
utilisées par le philosophe : on l'accusa de plier les données hisroriques
a ses rheses. Les hisroriens Pierre More! ce Claude Quérel, dans Les
A1édecines de la folie (Hacherre, 1985), soutinrenr ainsi, scacisciques a
l'appui, que le grand renfermemenr done parle M. Foucaulr, a plurót
eu lieu au XIX" siécle qu'au xvrr siecle,
La réaction des psychiatres ­ on ne s'en étonnera pas ­ fue vio­
lente et hostile. L'éminent psychiatre Henri Ey, qui s'inscrivait dans
l'héritage pinélien, n'hésita pas a parler, a l'occasion d'un colloque
a
qui cur lieu Toulouse en décembre 1969, de ~ conception idéolo­
a
gique » menant un véritable « psychiatricide ~­ 11 fauc dire que la
a
psychiatrie se voyait contestée l'intérieur de ses propres rangs par le
mouvernent de l'antipsychíatríe qui, par un rout autre cheminernent
que M. Foucault, récusait également la notion de maladie mencale.
Les antipsychiatrcs allaicnt narurellcment porter un tres grand inrérét
a l' Histoire de la folie.
Quel sera le rapport du philosophe avec ce mouvernent contes­
tataire ] 11 s'en rapprochera a
partir de 1968 et fera méme inviter
David Cooper au College de France pour une série de conférences. 11
fréquenre égalcmcnt Franco Basaglia. Mais, comme le note son bio­
graphe Didier Eribon, « [amais son engagemcnt dans l'activisme mili­
cant qui va se dévclopper aucour de l'asile ne prendra les formes qu'il
a
donnera ses inrerventions sur la quesrion pénirenriaire. 11 ne prendra

44
H.to• d, , lol<; r,,. dffl""
pas vraiment part aux rnouvernents et se contentera de les accompa­
gner d'un peu loin, de les encourager tour au plus' ».
+
II faut dire que la • capration • du livre par I' anripsychiarrie sirn­
plifie grossíerernenr son enjeu. La oü M. Foucaulc avair livré une érude
structurale lia.nt les aspects philosophique, hístoríque, pollrique, éco­
nornique et scienrifique, on ne lit plus que ladénonciation de l'oppres­
sion exercée par le pouvoir psychiatrique. Mais si certe incerprétation
univoque de la folie froisse quelque peu le texte original, il reste qu' elle
va bien dans le sens de I'évolution de la pensée genérale de l'auteur, Et
d'ailleurs, lorsqu'il revienr sur la psychiauie dans ses cours au Collége
a
de France" la fin de l'année 1973 et au débur de 1974, c'est bien
pour l'analyser comme un savoir qui est un instrurnent de pouvoir du
psychiarre sur le malade.
Gladys Swain et Marce! Gauchet dans La Pratique de l'espri:
humain. L 'institutionasilaire et la réuolution asilaire (Gallimard, 1980)
fonc, pres de vingt ans apres l'Histoire de la folie, une interprétarion
tout a fuir opposée a celle de M. Foucaulr, rnérne s'íls ne s'atraquent
pas cxpllcirernent a lui: ils voicnt dans l'inscauration de l'asile un pro­
jet d'intégration et la volonté démocratique et égalítariste de considé­
rer les malades mentaux comme des hommcs a pare entiere. On peur
néanmoins se demander si cecee lecrure ese réellemenr moins idéolo­
gique que celle de M. Foucaulc ...
Que resre­t­íl alors aujourd'hui de l'HiJtoire tÚ la folie lage a
classique? S'il ese dífflcíle de rnesurer l'impact récl de ce livre sur la
pratique psychiarrique, de nos jours dominée par la pharmacologie,
l' analyse foucaldienne fair dare dans l'hisroire des idécs en remertant
en quesrion des prariques lourdes qui sernblaienr aller de soi. En se
a a
refusanc réduire la folie une manifesration pathologique, il obligea
a a
également la société tour entiére incerroger son rapport la norme et
a ceux que l'on nomme les« malades mentaux ».

Catherine Halpcrn

3­ D. Eríbon, MichtiFoucault, Flammarion, 1991.


4­ M. Foucaulr, Pouuair psycbintriqu« Cour« au Co/üge de Fntnce, 1973-1974, Scuil,
2003.

45
l'O?uvre

Le courant antipsychiatrique
Née au débur des années 1960, l'anripsychiacrie désigne un
vasrc rnouvemcnt inicié par trois Britanniques, David Cooper,
Aaron Esterson et Ronald D. Laing. Ils remertenr en cause la
notion de maladie mencale et, avec elle, toute la psychiacrie tradi­
tionnelle, Celle­ci est en effet accusée de n'étre qu'un instrument
de normalisation au service d'une sociécé conformiste. Diverses
expériences seront done tentées, telle celle menée au Kingsley Hall
dans la banlieue londonienne entre 1965 et 1970, pour changer le
rapport avec les patients qui, selon les antipsychiatres, ont beau­
coup a apprendre aux soignants.
On rapproche également de ce mouvement l'Italien Franco
Basaglia, qui refuse pourtant l'appellation d'antipsychiatre. Selon
lui, l'internernent, parce qu'il ne faír qu'aggraver les rroubles rnen­
taux, doit étrc supprirné. Sa positíon, souienue par le mouvcmcnt
Psychiacria Democratica, aboutit a la suppression de la loi de 1904
régissanr l'internement en lralie. En France, peu de psychiacres se
rallíerenr a l'antípsychiarrie mérne si elle rcncontra un grand écho
chez les inrellectuels d'extrérne gauche.
Le mouvement antipsychiatrique s'éteinr des le début des
années 1980. S'i! fut beaucoup critiqué pour ses positions extré­
mistes, il constitua l' occasion pour les psychiaues de s'interroger
sur leurs propres pratiques et de réévaluer l'institution asilaire.

C.H.
A propos de ...
Surveiller et Punir. Naissance de la prison
Contrále des indiuidus, dmsage des corps, dtveloppement du systém« car-
céral... Pour Micbe! Foucault, lepouvoir des sociétés modernes s 'es:fondé
sur une organisation minutieuse de la discipline.

A París, le 19 juillet 1836, plus de 100000 personnes se sonr mas­


sées pour assister au départ des forcats, encha1nés par leur collíer de
fer. Les dernieres processions de bagnards craversenc la France. • Les
spectaceurs (... ), comme au cemps des supplices publics, poursuivenr
avec les condamnés leurs échanges ambigus d'injures, de menaces,
d'encouragernents, de coups, de signes de haine et de complicité. »
A partir de 1837, les détenus seront cransporcés dans de • décences
voirures cellulaircs », sousrraits ainsi au regard de la foule. Le dernier
rituel public de la « licurgie des supplices • disparait, • la décention
pénale a pris la releve». Pour Michel Foucault, on ese définirivernenr
• passé d'un are de punir a un autre •.

L'e.xtinction du chárimenr speceacle


Dans son ouvrage, Surueiller et Punir. paro en 1975, il explique
cornmenr et pourquoi, a ce qu'il nornme • l'áge classique •, entre le xvtr
et le XIX" siecle, « l' enfouissemenc bureaucratique de la peíne » a progres­
sivemenr remplacé le « chárirnenr spectacle • de l'Ancien Régime. Dans
toute l'Europe au débur du XIX' siécle, les gibecs, le pilori, l'échafaud,
la roue ont disparo pour laisser place 1t • des praríques punitives plus
pudiques »: prison, réclusion, travaux forcés,déportarion ...
Depuis le Mayen Áge, des procédures pénales punissaient les
auteurs des crirnes selon une hiérarchie de chárimenrs spectaculaires.
La peine de more comporrair ainsi de multiples variantes: simple
pendaison, pendaison avec poíng coupé et langue percée ou, pour les
crimes plus graves, étranglement ou bücher avec membres er corps
rompus ... En 1757, le régicide Robert Darniens, qui avait frappé
a
Louis XV d'un coup de canif, est écarrelé sur la place de Greve París.
C'est par la description détaillée de ce supplice que s'ouvre le livre,
Pour M. Foucaulr, sous la monarchie absolue, le supplíce judi­
ciaire doit étre compris comme un rituel politique, Puisque la loi est
la volonré du souverain, le crime arcaque celui­ci personnellemenr. Le
droit de punir reviene done au prince qui exprime ainsi sa vengeancc. La
souveraineté blessée ese rescaurée par l'éclat des chátirnents publícs qui
s'inserenr dans les autres riruels de pouvoir (couronnernent, entrée dans
une ville conquíse, soumission des sujecs révolrés... ). D'oü l'imporrance
de cene licurgie des supplíces, qui cémoigne du rriomphe de la loi. Dans
ce cérérnonial, la punicion ese ex.emplaire pour le peuple, lequel fait acte
a
d'allégeance son souverain en prenant pare a.u chátiment,

47
L'O?uvre

Mais au xvms sieclc, la barbarie de ces exhibitions rcrnporte de


moins en moins l'assentimenr des specrareurs. La violence populaire
concre les inculpés se rerourne concre les bourreaux et, au­delá, concre
le pouvoir arbitraire du monarque. Des feuillecs circulenc dans la foule
qui érigent en héros certains suppliciés considérés comme injustement
condarnnés. Tour au long du síecle des Lumieres, philosophes, juristes
et parlemenraires, relayés par les cahiers de doléances a la veille de la
Révolution, condamnenr les supplices devenus inrolérables. Révoltanrs
car ils crahissenc la tyrannie du pouvoir absolu, honceu.x par rapporc a
une certaine idée de l'hornme et dangereu.x par la violence populaire et
les érneutes qu'ils provoquent. Pour M. Foucaulr, tour se passe cornrne
si le xvnr siecle avair ouvert une crise dans I' éconornie des chátiments.
Les réformateurs veulcnc « non pas moins punir mais punir micu.x
( ... ) rout en insérant le pouvoir de punir plus profondément dans le
corps social ». Plusieurs facteurs convergent pour expliquer ces trans­
formations. En contrepartie de sa violence, l'Ancien Régime ava.it
laissé place a toutes sones d' « ilJégalismes »: non­paiement de certains
droits combés en désuétude, négligences ou incapacité a réprimer les
infractions ... Dans la scconde moitié du xvnr siecle, avec l'augmen­
tation générale de la richesse er de la population, les illégalirés popu­
laires prennenc de plus en plus la forme de vols ce de chapardages. La
bourgeoisie voyait d'un bon ceil l'illégalisme anden dirigé conrre les
droits seigneuriaux et les prérogatives royales. Elle accepte en revanche
beaucoup moins les artaques centre les biens, qui porrent arteinte au
droic de propriété. Grands vainqueurs de la Révolur.ion fram;:aise, les
bourgeois posenc de nouveau.x príncipes pour « régulariser, affiner,
universaliser l'art de chátier ». Le malfaiceur devienr l'ennemi corn­
mun de la société. Dans Du contrat social, Jean­Jacques Rousseau le
a
décrit comme « un trairre la patrie ». Le droir de punir a été déplacé
a
de la vengeance du souverain la défense de la société: « Retour un a
surpouvoir terrible », cornmente M. Foucaulc.

Naissance du pouvoir disciplinaire


Mais en méme cemps, l'idéal humaniste des Lumiéres implique
un príncipe de rnodérarion des peines, méme lorsqu'il s'agit de cha­
tier l'cnnerni du corps social. L'essentiel ese de le rnettre hors d'état
de nuire tour en dissuadant ccu.x qui setaient tentés de l'imiter. La
peine idéalc doit étre minimale pour celui qui la subir, et maximale
pour celui qui se la représente. Ces regles « qui exigent la "douceur"
comme une économie calculée du pouvoir de punir ( ... ) appellenc
aussi un déplacerncnr du point d'applicarion de ce pouvoir: ce n'est
plus le corps supplicié, mais le corps assujeui a travers lequel on vise
le contróle des !!mes"·
Au cours des XVII' et xvnr siécles, le rar.ionalisme a généré le
réve d'une société de progres, rechnique et efficace. Au début de l'ere

48
S,"''"'d Puw ­
indusrriellc, une véritable poliuque de la punition va permerrre de
conrróler les populations de: plus en plus nombreuses ce nécessaires
oe le "'= +
au développemenc de l'appareíl de producrion. La croissance de l'éco­
nomie capiraliste a faic naitre le « pouvoir disciplinaire ». La généra­
lisation « des disciplines », comme formules de domination, a alors
cntrainé « la mise sous contróle des moindres parceUes de la vie et
du corps, daos le cadre de l'école, de la caserne, de I'hópieal ou de
l' acelier ... ». Pour prévenir les troubles civils, la sociécé a éré quadrillée
par des inscirucions calquées sur le modele rnilitaire. « La politique,
comme cechnique de la paix et del' ordre intérieurs, a cherché meme a
en oeuvre le dispositif de l'armée parfaíte, de la masse disciplinée, de la
troupe docíle ce ucile. »
L'uropíe d'une société qui assure le contróle parfaie des indívidus
trouve son archécype dans le projet archicecrural imaginé par le phi­
losophe anglais Jeremy Bentham (1748­1832): le « panopticon ». Un
bárirnent circulaire ese divisé en ceUules isolées les unes des autres,
mais virrées, de sorce que chaqué occupant puisse €tre observé depuis
une tour ccntrale, Dans l'anneau périphérique, on ese cotalcment vu
sans jamais voir , daos la tour centrale, on voit tour sans étre vu.

ttre vu sans jamais voir, voir sans étre vu


Le panopticon est polyvalent. Son disposirif peuc érre mis en oeuvre
non seuJemenr pour les prisons, mais aussi les hópitaux, les ateliers,
les écoles. Plusieurs édiflccs pénitentiaires construits au x:oc• siecle s'en
inspirenr, Pour M. Foucaulr, il figure aussi le diagrarnme qui permet
un exercice idéal du pouvoir. « Parce qu'il peuc réduire le nombre de
ceux qui l'exercent, tour en multiplianr le nombre de ceux sur qui
on l'exerce. Parce qu'il permet d'inrervenir a chaque instant et que
la pression constante agit avant méme que les fauces. les erreurs, les
crirnes soient commis. » Et parce que la transparence de l'édificc le
rend accessible a tous et fait qu'il peur érre ainsi démocratiquement
conrrólé.
« Cage cruelle et savante », le panopticon produit du savoir sur les
individus surveillés et ce savoir permet d'augmencer le pouvoir que
a
l'on a sur eux. These chere l'auteur et sur laquelle il reviene plusieurs
fois dans l'ouvrage : « Il n'y a pas de relation de pouvoir sans consriru­
tion corrélative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et
ne constirue en rnérnc cemps des relations de pouvoir. •
Le « panoptísrne » serait le príncipe général d'une nouvelle • ana­
a
tomie du pouvoir » dans laqueUe celui­ci s'exerce partir de méca­
nismes disciplinaires. C'esr ainsi que, du xvrr' au Xlx' siécle, rout
un ensemble de contróles des activités s'organíse pour quadriller,
surveiller, dresscr les individus. Les emplois du temps régisscnt le
corps dans chacun de ses mouvcmenrs, Les reglcmencs prcscrivenc les
gestes de chaque acciviré: posicion de I' écolier pour écrire, gcscuelle

49
L'O?uvre

des militaires, mouvcmerus du corps pour respecter le rythme des


machines dans les ateliers ... Les exarnens conrrélenr, hiérarchisenr,
normalisent. Procédure d'objecrivation et d'assujertissemenr, l'exa­
men permet une flxation « scíentiflque " des différences individuelles.
L'éieve, le malade, le fou y sont soumis et c'est pourquoi M. Foucault
affüme que la société disciplinaire a donné naissance aux sciences
sociales : psychologie, psychiatrie, criminologie. . . Elle a instirué • le
régne universel du normacif » avec ses agencs que sonr le professeur,
l'éducareur, le médecin, le policier.
Mais la société de surveillance nécessice aussi d'isoler les déviants,
« L' asile psychiatrique, le pénitencier, la maison de correcrion, 1' éra­
blissemenr d'éducation surveillée et, pour une pare, les hópitaux, d'une
fu.s;on générale routes les insrances de contróle individucl fooctionnent
sur un double mode: celui du partage binaire et du marquage (fou/
11011 fou; dangereux/inoffensif; normal/anormal). •
La prison s'inscrit dans ce systérne. L'incarcéracion est l'armature
omniprésente dans la sociéeé panoprique. Un continuum dans le pro­
ccssus disciplinaire, Si « elle est la détestable solution dont on ne sau­
rait faire l'économie », elle ese plus encorc l'institution qui désigne les
illégalités qui menacent l'ordre bourgcois (vols, agressions, crimes ... ).
En canalisanr les délinquants et en les srígmarisanr, elle renforce le
pouvoir des classes dominantes. Ainsi, par le jeu disciplinaire, le
xrx' siécle dresse la docilité et fabrique la délinquance par les rnémes
canaux.

Une oeuvre contestée


Paru dans la période de l'apres­1968, Surueiller et Punir a été
accueílli avec enrhousiasme comme une dénonciation de la • société
carcérale » et de ses instirutions d' encadrement. Mais le livre a aussi
suscité de vives critiques.
Les travaux de M. Foucault ont irrité les hiscoriens. L'auteur en
effec prend ses aises avec l'hisroire qu'il semble utiliser au service de
sa problématique. Les fronríeres des périodes qu'íl évoque sont floues
et variables: son « age classique » s' érend sur presque rrois siécles,
englobant le síecle des Lumiéres et la révolution indusrrielle. Et il fuit
l'impassc sur la période révolutionnaire, pourtanr décisive dans l' éla­
boration de la société du xix' siecle, En outre, il se confronte aux pra­
tiques de l'histoire des menralirés, Ce courant, en ple.ine expansion au
a
momear de la parurion de son livre, s'applique dégager de grandes
catégoríes sur la longue durée alors que M. Foucaulr pense l'histoire
en termes de ruprures, Cependant, Fernand Braudel lui rendir horn­
mage, ainsi que Paul Veyne qui le décrivait comme « un historien des
pratiques ». Sa fas;on d'analyser le discours d'une société et de penser
les ruprures se rerrouve aujourd'hui chez des hiscoriens comme Arlerre
Farge et Roger Charrier.

so
Docume

S,"''"'d Puw ­
On luí a aussi reproché son analyse tres
oe le "'=
critique de la modcrnité.
Pour lui, le rationalisme des Lurnieres, considéré par bcaucoup commc
+
un processus de civilisarion, n' aurait produit que coercition et assu­
jenissement des individus. M. Foucaulr nie les aspects bénéfiques du
progres comme le développement des instirurions démocratiques ou
les avancées des connaissances1. Dans ses analyses du systéme scolaire
ou des établissements de rééducation par exemple est occulté le souci
pédagogique dom onr fair preuve beaucoup d'éducareurs du XIX• sié­
ele. Sa théorie du pouvoir réduit I'accroissemenc des savoirs a une aug­
memation de la dominarion. Ce faísant, elle converge avec la tradition
critique qui, de Karl Marx aux philosophes de l'école de Prancfort, n'a
cessé de s'interroger sur cec aspect central des cívilisations occidentales
a
contemporaines. L'analyse de M. Foucault propos de la prison a
été également tres discutée. A été critiqué le fonctionnalisme de son
raisonnemenc qui affirme que c'esr la fonction prerniére du systeme
carcéral de produire de la criminaliré, légitimant ainsi le pouvoir des
classes dominantes. En ourre, pour le sociologue Raymond Boudon2,
affirmer que la prison augmente la délinquancc est une hyporhése sans
fondcment et dépourvue de validité scientiflquc. Prochc du marxismc,
par sa critique des classes dominantes et du pouvoir. mais également
proche des structuralisres par son analysc des cadres de pensée d'une
époque, M. Foucaulc s'est toujours défcndu d'apparrenir ces cou­a
rancs de pensée, Dans Suroeiller et Punir, il a voulu • faire la généalogie
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a
de la morale moderne partir d'une histoire polinque des corps».
Si l'ouvragc a pu faire scandale lors de sa parution, il a aussi éré a
l'orlgine d'une réflexion féconde depuis vingc ans sur la réforme des
institurions hospiralieres, psychíarriques et pénitentiaires3. Dans rous
les cas, Surueilier et Punir ne laísse pas indifférem: on peuc étre séduit
par la force del' analyse et la richesse de l' écriture ou étre irrité par ce
que d'aucuns ont appelé « la rhétoríque foucaldienne ».

Martine Fournier
Humaines

1­ Pour une analyse critique de l'oeuvre de M. Poucaulr, voir J.­G. Merquior, Fouceulr
011le Nibilisme de la chaire, Puf, 1986; er le dossier « Comprendre Michel Poucaulr •,
Scienca Humaines, n' 44, novembre 1994.
2­ R. Boudon, L'fdlologie. Eorigtn« des idlesrtfll<I, Fayard. 1986.
3­ Voir le dossier « Michcl Poucault, Surveilkr et Punir: la prison vingc ans apres •,
Sociiti C7 &prisentations, nº 3. novcmbre 1996.
51
l'O?uvre

Lexpérience du Groupe d'information


sur les prisons
« lntellectuel spécifique » comme il se plaisait a se définir,
Michel Foucault envisageait l'engagement comme sectoriel, local,
portant sur des domaines délimités d'action. ll s'opposaít en cela
au modele qui prévalait jusque­lá et qu'incarnair au plus haut point
Jcan­Paul Sartre.
M. Foucaulr fit de la quesrion des prisons un de ses princi­
paux chevaux de bataille. Le 8 février 1871, il crée avec jean­Marie
Dornenach, alors directeur de la revue Esprit, et l'historien Pierre
Vidal­Naquet, le Gro upe d'infonnation sur les prisons (GIP).
L'objecdf: « Décloisonner pour une producrion d'informations
aux cótés des détenus » et permetcre aínsí aux médecins, avocats,
maglstrats, journalisces, psychologues ou toutes les autres personnes
impliquées de rendre compre de la réalité des prisons au quotídien.
Le GIP lance done des enquétes sur la condition de vie des dércnus:
des quescionnaires sont dístribués aux familles qui viennent rendre
visite aux décenus.
Fin 1971­début 1972, de nombreuses murineries éclarenr dans
les prisons, notamrnent a Toul, a l'occasion desquelles le GIP se
mobilise activernent. Son succes ese incontestable: il fait connaitre
les difficiles conditions de vie des détenus et de nombreux comités
essa.imem dans toute la France.
Mais le mouvement ne durera pas puisqu'il décide de son
autodissolution en décembre 1972. Les détenus et anciens déte­
nus prennent la paro le eux­mérnes: en décembre 1972, le comité
d'action des prisonniers (CAP) publie sa premiére brochure et ne
tardera pas a marquer son indépendance vis­a­vis de ces intellec­
tuels qui ont lurté pour leur donner la parole. L'expérience du GIP
laissera un goür amer a M. Foucault. Pourtanr, cecee expérience du
GIP, malgré sa bricvcré, fut l'occasion d'artírer le regard de l'opi­
nion publique sur l'univers obscur et ignoré des cellules. Quelques
années plus rard, en 1975, M. Foucault publiair Surueiller et Punir.
a
Naissance de La prison qui allait rernertre nouveau en cause l'insti­
tution carcérale, ma.is cene fois sur le plan théorique.

C.H.
MICROPHYSIQUE DU POUVOIR

M ichel Foucaulc propose une lecture du pouvoir en


termes de rapporcs de force multiples, d' ampleur
microsociologique et struccuranc les activités des hommes en
société. Autrement dit, le pouvoir n' ese pas décelable en un lieu
précis (Assemblée nationale, conseils d'administration, grandes
firmes ... ), mais se définit au contraire par son ubiquité. C'est
une sorce de flux qui eraverse et connecre l' ensemble des élé­
rnents du corps social. Cerces, M. Foucaulc reconnaír volontiers
l'importance des institutions étariques comme ourils de norma­
lisarion des conduites privées, mais il postule également que le
pouvoir les déborde largernenr.
Sa rhése s' oppose plus explicirement aux analyses qui asso­
cienc pouvoir et formes extérieures de dominacion. Face aux
jurisces, il soucient que le pouvoir ne peuc erre associé a un
ensemble de díspositífs légaux qui onc pour bue de soumettre
les citoyens aux normes édictées par l'État, A la différence des
psychanalystes, il ne décrit pas seulement le pouvoir sous l'angle
des figures symboliques du pére, de la loi, etc. Contrairemenr
aux marxistes, il différencie le pouvoir du systeme général de
domination exercé par les institutions, tels les « appareils idéo­
logiques d'État » (comme l'école ou la justice) décrirs par Louis
Alrhusser. M. Foucault se distingue enfin des théoriciens de
l' élite (Vilfredo Pareto, Charles W. Milis) pour qui le pouvoir
ese une denrée rare done la possession permet d' opposer élite
et masse. L'approche foucaldienne du pouvoir, concu comme
une sorce de couranc électrique incapable de se focaliser dans
des institutions, fait rebondir l'analyse sur un tour autre terrain.
En effet, pour M. Foucault, le pouvoir agit direcrernent sur le
corps. Au coeur rnérne de l'usine, de la famille, de la caserne,
il s' exprime sous forme de reglernenrs, disciplines, injonccions
qui font du corps une matiere a travailler. 11 s'agir par exemple,

53
L'O?uvre

avec le capiralísme naissant, de couler l' énergie sauvage done dis­


posenc les hommes dans un moule disciplinaire, de la dompcer
afln de la transformer en force de travail.
Dans La Volonté de sauoir (1976), M. Foucault précise sa
pensée en attribuant quatre caracrérisriques au pouvoir:
• Le pouvoir est immanent: il n'esr pas unifié par le haut, mais
s' exerce dans des « foyers locaux » (rapports entre pénitent et
confesseur, employé et employeur, enfanc et éducareur ... ).
• Le pouvoir varíe en permanence: il y a d'incessantes modi­
ficacions dans les rapporcs de force (entre enfant et éducateur,
employé et employeur ... ), donr ne saurait rendre compre l'ana­
lyse craditionnelle des institutions.
• Le pouvoir s'inscrit dans un double conditionnement: en
dépit de son caractére microphysique, il obéit également a une
logique globale qui permet de caraccériser une société une a
époque donnée.
• Le pouvoir est indissociable du savoir: tout point d'exercice
du pouvoir dans une société moderne ese égalemenc un lieu de
formation du savoir (sur le vivant, la folie, le sexe mais aussi
la perite enfance ou l'art de produire ... ). De fayon symérrique,
tour savoir établí permet et assure l' exercice d'un pouvoir. Par
exemple, l'extraction administrative du savoir (démographie,
criminologie... ) ese une maniere de connaitre la population
pour mieux la gouverner et la contróler.

De la punition a la surveillance
Un des objets privílégiés del' analyse de M. Foucaulr concerne
l'histoire de l' exclusion, du controle et de l' enfermement. Dans
Suroeiller et Punir (1975), le philosophe pose la question sui­
vante: a quels impératifs répond la naissance des inscicutions
carcérales qui se développent massivernent a partir de la seconde
rnoitié du xvnr' siecle en Euro pe? Pour M. Foucaulr, ce siécle
esr une charniere dans l'histolre de la punition. Jusqu'alors, la
punition ese mise en scene : les exécutions rnélent condamnés et
population, on torture et supplicie sur la place publique. Puis,
a la fin du XVIII• siecle. « la sombre fére punirive ese en rrain

54
de s'éreindre' ». La punition ese désormais pensée comme foyer
~d, poovoir +
de violence; elle deviene, de ce faír, la face cachée du processus
pénal,
Avec le síecle des Lumieres, au cours duque! l'on ne cesse de
célébrer raison et liberté, se mee en place un schéma d'huma­
nisation des peines. La punition corporelle est progressivemenc
remplacée par l'emprisonnemenc: il s'agir moins de supplicier
que de corríger, gráce a un systérne d'« orthopédie sociale ».
Cependanc, cette humanisation n'est pas le produit d'une raison
bienveillanre, mais plutót une réaction a l'incapacité de l'Ancien
a
Régime faíre face aux profondes rnutarions qui le tenaillent.
On s' apercoit alors qu'il ese plus efficace de surveiller que de
punir. S'ouvre ainsi l'ere de la normalisation: en instituant des
normes, en produisant la figure du délinquant et en justiflant de
la sorce un controle serré, le XVIIIº siecle accouche d'une forme
inédice de discipline sociale.
Le modele le plus pur de certe approche ese, pour M. Foucaulc,
le panopticon, construction carcérale proposée en 1791 par le
philosophe utilitarisre Jeremy Bentham. 11 s'agir d'un báriment
semi­circulaire divisé en cellules. Dans chacune d' elles se trouve
un prisonnier visible depuis une tour cencrale. Les détenus ne
peuvenc savoir, par centre, s'lls sonc ou non observés. Expression
d'une obsession de rationalisarion, le panopticon n' ese qu'une des
formes du systeme d' orrhopédie sociale qui se mee alors en place.

Genese de la société disciplinaire


a
En se multiplianr, ces machines conrróler et dresser les a
corps que sont la prison, l'usine, l'école ... , vont créer un nouvel
univers, la société disciplinaire.
Celle­ci répond a
diverses mutations majeures (démogra­
phique, économique, policique, technologique) auxquelles
l'Ancien Régime ne pouvait faire face. 11 fauc noramment arti­
culer de maniere oprirnale la croissance démographique avec le
développernenr du systérne de production (accumulacion du
a
capital). La réponse ce double problerne prend la forme d'une

1­ M. Foucaulr,Surueilier et Punir. Naissnnce d~ la prison, 1975, rééd. Gallimard, coll.


«Tcl •, 2003.
55
l'O?uvre

« microphysique du pouvoir » caractérisée par trois nouveautés.


Tour d' abord, l'échelle du concróle: il ne s' agir pas de crairer le
corps globalement, comme une unité indissociable, mais d' exer­
cer sur lui une coercition ténue au niveau des mouvements et
artirudes. Ensuíte, ce controle s' exerce non plus sur les élérnents
sígnífiancs de la conduite ou sur le langage du corps, mais sur
l'économie, l' efficacicé des mouvemencs: « La seule cérémonie
qui importe vraiment, c' est celle del' exercice2• » Enfin, la moda­
lité du contróle évolue elle aussi: il s'agir désormais de veiller sur
les processus de qualicé plutót que sur les résultats. Le moyen
privilégié ese le quadrillage au plus pres du temps, de l' espace et
des mouvemencs. On peut appeler « disciplines » ces méthodes
qui autorisent le controle minutieux des opérations du corps.
Elles deviennent, au xvnr' síecle, des formules générales de
domination dans les casernes, hópiraux, écoles, usines et prisons.
Le premier irnpératíf c'est de répartir les individus dans l'espace
selon un principe de ció cure: c' ese le mornenr du grand renfer­
memenc. II faut assigner les masses mouvantes (qu'elles soient
composées de vagabonds, de militaires, d' ouvriers ou d' éleves)
dans des endroits cernés en accribuant a chaque individu sa place
et son rang. II fauc ensuite contróler l'acriviré par la mise en
place d'emplois du temps qui rationalisent l'action. Enfin, chose
désormais obligatoíre, le travail donne lieu a un controle serré.
Par une pédagogie du mouvement, par la notation et le clas­
semenc des individus, par la surveillance hiérarchique, la société
disciplinaire individualise la masse anonyme. Bref, par la surveil­
lance, la normalisation et la mise a l'écarr, on traque l'enfant, le
fou, le délinquant, le malade... Des lors, « quoi d'étonnanr, en
conclut M. Foucault, si la prison ressemble aux usines, aux écoles,
aux casernes, aux hópitaux, qui tous ressemblent aux prisons3? »

Clémenc Lefranc

2- /bid.
3­ lbid.
:CHISTOIRE AU SERVICE
DE LA PHILOSOPHIE

L e manque de sens historique ese le péché origine! de tous


les philosophes », écrivait Friedrich Nietzsche. Michel
Foucault saura retenir la lecon. Dans sa lecon inaugurale au
College de France (1971), il recense les conrraintes qui pesent
sur le discours en général. Parmi celles­ci, il releve le catalogue
des disciplines, qui range et classe le savoir dans des cases sépa­
rées. De fair, son oeuvre ne cesse de déborder roujours la phi­
losophie. En tout premier lieu par son souci de I'hístoire ­ pas
seulernenr de l'hisroire du passé, mais aussi de l'hisroire en train
de se faire. Ce souci historique ese présent des sa rhese de phi­
losophie sur la folie: Foucault, s'il commenre René Descartes,
passe beaucoup plus de cemps a lire divers rraités, a multiplier ses
sources, a se plonger dans les archives, a faire appel a des textes
littéraires ... C' ese d'ailleurs l'hisrorien Philíppe Aries qui défend
le manuscrit et le fair paraitre en 1961 sous le ticre Histoire de la
folie a l'áge classique. 11 rnontre que la folie n'est pas une essence
éternelle. Elle ese d'abord le fruit d'une perception sociale qui
s'inscrit dans l'histoire.

Une archéologie du savoir


Ce fil historique, Foucault ne le láchera pas. En 1963, il
publie Naissance de la clinique ou il se penche sur la réorganisa­
tion que connait la médecine au tournant des xvnr­xrx' siecles
au mornent oü se fait jour la nécessiré de disséquer les cadavres
et ou done la percepcion de la vie et de la more, du visible et de
l'invísíble se voit profondément modifiée. Les Mots et les Cboses
(1966), sous­ritré « Une archéologíe des sciences humaines »,
monrre que les savoirs se développenr roujours dans une épis­
térne, e' est­á­dire dans les cadres généraux de la pensée propres a
une époque. Car Foucaulc refuse l'idée que le savoir connair un

57
L'O?uvre

développemenr conrinu. Si, jusqu'a la fin du XVI• síecle, l'écude


du monde repose sur la ressernblance et l'interprétarion, un
renversement se produit au milieu du XVIIº siecle : une nouvelle
épisrérné apparalt, reposant sur la représentarion et l' ordre, oü le
langage occupe une place privilégiée. Mais cet ordre va Iui­rnéme
erre balayé au début du xrx' siecle par une autre épisréme, placée
sous le signe de l'hiscoire qui voit apparaírre pour la prerniere
foís la figure de l'homme dans le champ du savoir. Mais pour
combien de temps?
a
On comprend alors pourquoi c'est une chaire qu'il inti­
tule « Histoire des systernes de pensée » qu'il ese élu en 1970
au College de France. S'il continue a explorer d'aucres champs,
c'est toujours pour montrer leur historicité. Ainsi Surueiller et
Punir (1975) repense l'institurion pénale en montrant corn­
rnenr le chátiment a laissé place a l'áge classique a la déten­
cion pénale pour dresser les corps et les ames. Enfin sa derniére
ceuvre, Histoire de la sexunlité, cornposée de trois volumes ­ La
Volonté de sauoir (1976), L'Usagedes plaisirs (1984) et Le Souci
de soi (1984) ­, remonte aux sources antiques de la civilisacion
occidenrale pour comprendre l'homme comme sujet de désir
et appréhender une hiscoire de la subjecrivité a travers notarn­
ment les cechniques du corps réglanc le gouvernement de soi,
et done des autres.
Ese­ce a dire que Foucault ese historien et non philosophe?
Comme le note Gilles Deleuze a l'occasion d'un colloque
consacré a Foucault, en janvier 1988, « si Foucaulr ese un
grand philosophe, c'est parce qu'il s'est servi de l'histoire au
profit d' autre chose: comme disait Nietzsche, agir concre le
cemps, et ainsi sur le cemps, en faveur je l'espére d'un cemps
a venir». Foucault lui­rnéme expliquait dans l'incroduction
a L'Usage des plaisirs que ses travaux étaient cenes des études
d'hiscoire mais non des travaux d'historien. Ils sont un « exer­
cice philosophique » done l' enjeu ese de « savoir dans quelle
mesure le travail de penser sa propre histoire peuc affranchir la
pensée de ce qu'elle pense silencieusemenc et lui permeccre de
penser autrernent ».

58
Mieux comprendre le présent
Léclairage historique n'ese pas la pour mémoire: s'il ese
généalogie, e' est qu'il vise a mieux comprendre le présenr pour
pouvoir peut­étre s' en affranchir. Ce point de vue hiscorique ese
done toujours en rapport avec notre actualicé: « Ce cravail fait
aux limites de nous­mérnes doit d'un cóté ouvrir un domaine
d'enquétes historiques et de l'autre se merrre a l'épreuve de la
réalicé et de l' actualicé, a la fois pour saisir les points oü le chan­
gement ese possible et souhaitable, et pour décerrniner la forme
a
précise a donner ce changernenc'. ))
Cecee « ontologie hiscorique de nous­mérnes » peuc s' orga­
niser selon trois axes: l'axe du savoir, l'axe du pouvoir, l'axe de
a
l' érhique. Elle tente done de répondre trois questions: « Corn­
menc nous sornrnes­nous constirués comme sujecs de notre
savoir? Cornment nous sornrnes­nous constitués cornme sujecs
qui exercent ou subissenc des relations de pouvoir? Commenc
nous sornmes­nous constitués comme sujers moraux de nos
accions? »

Du philosophe au militant
On comprend mieux des lors pourquoi Foucault ne se
concencera pas de penser la société, les savoírs, les inscitutions ...
Son passage en 1968­1969 a l'université de Vincennes, alors
haut lieu de la contestation, le fait enrrer, pour reprendre l'ex­
pression de Didier Eribon, « dans la geste gauchisre ». 11 n' ese
plus seulement un penseur qui écrit mais aussi un penseur
qui agit. Désormais, l'universieaire sera aussi milicant. Et peu
importe qu'il entre en 1970 dans la vénérable inscirucion qu'est
le College de France. 11 n'arrétera pas pour aueant de signer des
traces, de rnanifester, d' organiser des rnouvements face certains a
confreres médusés.
En 1971. il fonde, avec jean­Pierre Vernant et Jean­Marie
Domenach, le Groupe d'informaríon sur les prisons (Gip)
qui marque le début d'une série d'acrions visanc a dénoncer la
sombre réalité pénicenciaire. Foucaulr n'est pas seulement un
philosophe insoumis, il ese insoumis parce que philosophe. La

1­ M. Foucault, • What is enlighrenmenr? •. in Th« Fouuult RrtUkr, 1984.


59
l'O?uvre

philosophie ne vise­e­elle pas selon lui « au lieu de légicimer ce


qu'on sait déjá, a encreprendre de savoir cornment et jusqu'ou il
serair possible de penser autrement2 » ?

Carherine Halpern

2­ M. Foucault, L'Usage tks plaisirs, Gallimard. 1984.


LE GOWERNEMENT DE SOi

D ans l'Histoire de la sexualité, Michel Foucault passe de la


question du pouvoir a celle du sujer et du souci de soi.
Mais loin de marquer une ruprure, ce passage al' éthique s'inscrit
dans une problématique politique. Car on apprend se gouver­a
ner aussi pour gouverner les autres.

Uénigme Michel Foucault


11 existe une énigme Michel Foucaulr: celle des derniéres
années de rravail, d' études et de cours au College de France.
Pendant toutes les années 1970, on avait cru fixer le sens de sa
démarche en la lisant comme une généalogie du sysrérne contem­
porain des pouvoirs, a partir de racines occidentales modernes
(xvr­xvnr' síecles): la discipline et la prison, la norme et la loi,
la souveraineté et le conrróle, la guerre et la blopollrique, la raí­
son d'État et le libéralisme ... Et voila que, par une espece de
« tournanr », M. Foucaulr nous offre d'ulrirnes rnéditations sur
l'hisroire du sujet grec et les techniques de soi antiques. On a
parlé de rupture, on a évoqué un passage presque sans transition
du « poli tique » a l' « érhíque », du « pouvoir » au « sujet ». Et
pourtant ce sujet anden que décrit M. Foucault dans ses études
sur le souci de soi, l' ascétique, l' esthétique del' existence, les pra­
ciques de subjectivation, etc. est appelé a se gouverner lui­méme,
a
e' est­á­dire, comme on voudrait le montrer ici, instaurer de soi
a soi un rapport politique.
Pour saisir ce qui s' est opéré entre la fin des années 1970
et le début des années 1980, il faut revenir au moins au cours
prononcé au College de France en 1980 (« Le gouvernement des
vivants »), encore inédit, 11 s'agissait alors pour M. Foucault de
retracer la généalogie du sujet désirant, relle qu'une psychanalyse
courante en fait la lecon, Comme sujet désirant, je tiens mon
identité de mon désir, en tant qu'il demeure largemenc secret,

61
L'O?uvre

opaque au regard de ma conscience claire, et ne gagne en trans­


parence que depuis un rapport réglé a l'aurre (un directeur, un
confesseur, un analyste) sous la forme du monologue indéfini
et sous écoute. Ce qui m'affecte et me ronge, les croubles qui
m'envahíssent, les angoisses qui me rraversent, tour par hypo­
these proviene d'un désir trop forrernenr méconnu, et je gagne­
a
rais cenes l'ineerroger en le dépliant dans un discours adressé a
un autre qui s'y préterait.

Un sujet inscrit dans un horizon d'obéissance


Tout ceci (la forme de la confession) ese bien acquis, et pro­
prement actif dans la culture conternporaine. Le coup de force
de M. Foucault consiste a faire de cette évidence, qu'on croi­
rait presque reposer sur une base anrhropologique (l'homme
ese un érre de désir), une donnée hísrorique, c'esr­á­dire pro­
duice, entrecenue et, au fond, facríce, contingente, défaisable.
Hlstoriciré done de l'homme de désir. Or, comme erre désirant,
le sujet n' est que l' effet d'une poli tique de l' obéissance. Touces
les écudes de 1980 que mene M. Foucault aurour de la péni­
cence ec de la confession (passage d'un aveu théárral, formel oü
il s'agissait de déclamer des formules ricuelles a une confession
complete, scrupuleuse et dírigée), construction savante et pré­
cise de la relation entre le directeur de conscience et son dirígé',
sont comme cendues vers un seul bur: montrer commene ces
pratiques inscrivent le sujet qui s'y prére, murmurant devane un
autre le contenu scrucé de son désir, dans un horizon d' obéis­
sanee.
Fínalement, se poser la question « Qui suis­je? », pour
M. Foucaulc, et temer d'y répondre, e' est forcémene se sou­
rnettre, se placer sous dépendance, puisque ce rapport éclatanr
a
de moi­rnéme la verrícale de ma vérité, au bout de ma parole,
c'est un autre qui l'agite comme une laneerne qui me capte.

1­ Plus précisérnent, M. Foucault érudie, de Terrullien a Cassien, le passage de l'exomo­


logese, forme tres codifiée d'aveu qui asa place délimitée daru les pratiques de pénitencc,
a l'exagorése comme confession détailléc, qui se donne comme objer la vie méme du
dirigé et ses pensées secretes, Cene confession, élaborée lors de la mise en place des
prcmiers monasreres en Occidenr, s'opere sous le conrróle d'un directeur auquel le dirigé
doit une obéissance complete, perpéruelle et incond.itionnelle.

62
M. Foucaulc, a partir de cette reconstrucrion du sujer de la psy­
~­•d. soi +
chologie, tressant par son discours bavard les fils de sa propre
dépendance, et n' obéissant jamáis mieux a un autre que quand
il cherche son identité la. plus intime, voudra faire surgir comme
par contraste un autre sujet: celui de l'éthíque ancienne. Sujet
non plus de la connaissance introspective de soi ou de I'inter­
prétation du désir sous conrróle, non plus de la confession sans
fin ou de la constitution de la science du moi et de ses émois,
mais sujet de « l'usage des plaisirs » ou du « souci de soi »2, des
exercices et du travail sur soi, de la maitrise et du gouvernement
des affects.
Ces dernieres années furent done celles du malentendu. On
a cru lire a travers les derniéres recherches l' exaltation d'une
morale individualisce, narcissique, d'une érhique du dandy qui
a
ferair l' éloge des conduires proportion de leur seule valeur
esrhétique (faire de sa vie une oeuvre d'arr), la description d'une
construction soigneuse de soi prise dans le vertige d'une autoré­
férence, oublieuse des autres, égoiste et asociale (prendre soin de
soi, érablir de soi a soi un rapport de jouissance er de mairrise
completes, etc.). Que n'a­t­on dit sur ce rerour pervers aux Grecs
qui aurait constitué en fin de compre chez M. Foucaulc un sape­
menr nihilisre de la morale universelle?

Ta vie est­elle fidele a des principes ?


La réalité des textes et des cours contredir largement pour­
tant cet inquiétant tableau. La redécouverte par M. Foucault
d'une érhique du soi n'a pas pour vocation premiere de restruc­
turer un lien social en défecrion, encare moins de fondee des
valeurs transcendantes en pecte d'autorité. Il s'agit au départ de
sicuer l' élément éthíque dans la construction paciente du rapport
a
du sujet lui­mérne. Cette formulation abstraite peur prendre
la forme plus simple d'une quesrion: que dois­je faire de ma
vie? La questíon « Qui suis­je? » n'ese pas une question grecque.
Le problerne n'est jamáis celui d'une idenriré problémarique a
connaitre (entrainant comme en cascade des inrerrogacions sur

2­ Titres respectifs des deux derniers volumes de L'JIistoirede kt Jtx11aliti, parus en 1984,
année de la mort de M. Foucaulr, aux éditions Gallimard.

63
L'O?uvre

le coman familial, les secrets tus, ecc.), mais d'une regle de vie a
observer (supposant une foule d'exercices prariques: commenr
ne pas se mettre en colere, comment réduire ses passions, erc.). Il
ne s'agít done jamáis, conrrairement au sujet psychologique, de
a
creuser de soi soi la disrance d'une méconnaissance combler, a
mais d'une ceuvre de vie a accomplir. En ceci le sujer éthíque
antique, redécouvert par M. Foucault, ese avant tour prarique.
Il n' ese pas constitué par une intérioriré psychologique ­ pro­
fondeurs insondables, intimités secretes oü il lui faudrait jeter
le filet fréle de son discours. Le sujec gréco­latin du souci de soi
use autrernent des discours: ils sont, comme on verra, la mesure
de ses actes auxquels il les confronte. Le problerne n'ese pas de
savoir jusqu'á quel point le discours peut refiéter fidélemenr
une richesse incérieure, mais d' exercer le discours informer a
l' extériorité des accions. O' ou la question essencielle: ese­ce que
ces acres ressemblent a
ces paroles, ese­ce que ca vie ese fidele
a des principes, ese­ce que cu ordonnes con existence selon des
maximes que cu re donnes?
Lexemple le plus impressionnanc pour illuscrer ce point
de l'opposition foucaldienne entre le sujet moderne de la psy­
chologie et le sujet ancien de l'éthique ese celui de l'exarnen de
conscience, exemple d'autant plus décisíf qu'il s'agit en méme
temps de rnontrer en quoi cet exercice spíriruel antique ne sup­
pose évidernment aucune introspection. Daos l' analyse serrée
du lívre III du De ira de Séneque oü cer exercice ese présenté",
M. Foucault montee bien que pour le malrre stoícien, il ne s'agir
en aucune maniere de déchiffrer ou découvrir par cer examen
régulíer quelque chose en luí qui serait comrne une idenrité
secrete, une nacure obscure, mais plutót d'assurer le réglage
entre les príncipes d'action qu'il se donne et ce qu'effectivernent
il accomplic, entre ses discours et ses acres.
Lincerrogarion qui parcourt cet examen ese la suivance:
mes accions d'aujourd'hui correspondent­elles aux principes
que je me suis donnés? Et s'il arrive que le sujet n'a pas cor­
respondu dans ses fairs et gestes aux logoi (principes discursifs)

3­ M. Poucaulr, L'llmnineutiqutdu sujet. Cours au College de Francc, 1981­1982,


édition établic par F. Gros, Gallimard/Seuil, 200 l.
64
~­•d. ..
qui devraíenr en ordonner l'existence (comme ne pas se laisser
+
assombrir par le chagrin, garder du cemps pour soi, évíter les
rnouvemenrs passionnels, etc.), l'examen serc a décerminer alors
quels exercices le sujet doit s'imposer afin de parvenir a une cor­
respondance plus parfaire et réguliere.
Du reste, en dehors mérne de l'examen de conscience, la
pluparr des exercices artachés au souci de soi comme pratique
culcurelle relevent de cette préoccupation unique: assurer au
plus juste la correspondance entre ce que je dis qu'il faut faíre
et ce que je faís effectivement. Ainsi des exercices de lecture et
d'écriture par lesquels il s'agít de s'imprégner d'un petir nombre
de principes ou regles, les assimiler, et les incorporer afin que
ces Logoi puissent me servir de remedes, d'équipement ou de
secours dans l' accion (ne lire que peu de choses mais avec len­
teur et intensité, prendre des notes et relever des maximes qu' on
apprendra par coeur et qu' on se répétera a intervalles réguliers
pour érre súr de les avoir a disposition imrnédiare, erc.). Le bue
de ces exercices est de pouvoir disposer a tour mornent d'un cer­
rain nombre d' énoncés afin de se rrouver tour armé au mornent
critique (malheurs, catastrophes, deuils).

La nécessité du maitre d' existen ce


C'est le vrai sens d'une « eschétique de l'exiscence », Non pas
tant, comme on l'a reproché a M. Foucaulr, une échique qui ne
jurerait que par le beau et trouverair morale une acrion gracieuse
que l' effort pour rendre visibles les énoncés dans la trame de
l'existence, faíre s'accorder de maniere harmonique les acres et
les paroles. Socrare est ainsi par excellence le musicien parfait,
qui fait s'accorder les principes de jusrice tels qu'íl les défend par
ses paroles ec les faír voir dans ses actions.
a
Le sujet antique redéployé par M. Foucault, parcir de ses
releccures de Platón, Épictete, Séneque, Marc Auréle, Épicure,
a
n' ese pas un sujer solieaire ou individualiste, voué sa seule célé­
bration ou sa joie égoíste. 11 ne sauraic du reste, dans ce pro­
cessus érhíque, simplemenc erre quescion de plaisir. Se posséder
soi­rnérne, jouir de soi­rnéme ­ comme on parle de jouissance
pour une propriété parfaite ­, ces dísposírífs échiques n'onc au

65
L'O?uvre

fond rien a voir avec un quelconque épanouissemenr personnel,


comme en vendenc nos marchands d' ego réussi. Car il n'y a pas
a opposer chez M. Foucault un sujet chrécien en peine de son
désir interdit, verbalisant indéfinirnenr sa fruscration, et un sujet
grec cultivant libremenc un plaisir sans concrainte ni censure. La
construction antique du soi suppose au concraire un goür pro­
noncé de la maitrise, ou une austérité et une vígilance propres
a empécher rout plaisir d' abandon. 11 y a en tout cas, dans certe
quére éthique, de quoi rebuter les amateurs de petirs bonheurs
égoistes. On peut bien supposer sans doute une joie spécífique
a a
et rare boucler ainsi le rapporr de soi soi dans la complécude
d'une rnaltrise, mais apees tout il y aura aussi dans le dísposítíf
a a
chrécien une curiosité jouissive craquee son désir et en suivre
les volutes discursives.
a
La modalité du retour soi proposé par les philosophes
antíques est, comme le montee M. Foucault, polirico­pracíque :
non pas se connaitre, mais se faíre. La finalicé mérne du tra­
vail de soi sur soi sera elle aussi marquée du sceau du polírique.
Car a pres tour, dans un cadre plaronicien, e'ese pour gouver­
ner les aucres qu' on apprend a se gouverner, e' ese pour pouvoir
dominer les autres qu'on s'attache a se dorniner soi­rnérne. Mais
ce gouvernement de soi n' ese pas un simple préalable ou une
conditíon requise. Apprendre a se gouverner soi­rnérne suppose
le gouvernement d'un aucre pour nous guider: le rnaitre d'exis­
rence. On ne peut étre provoqué a soi­mérne que par un autre.
Légoísme finalement ese spontané et vulgaire, tout comme
l' adhésion aliénée aux illusions collectives: ils ne sont que le
revers l'un de l'autre, car c'est toujours un moi qui se construir
par de fausses images et des écrans qu' on lui agite. Alors on
croit devenir soi quand on ne fait qu' épouser les aspirations
de masse a étre quelqu'un. Politique négative. Le sujet éthique
suppose au contraire une politique positive: celle d'un accom­
pagnement érnancipateur. C'ese la figure du rnaírre d' exiscence:
Socrare, Épicure, Séneque ... La construction de soi entralne la
présence soutenue d'un autre privilégié ou de plusieurs autres.
C'ese ainsi que M. Foucaulc, par exemple, monrre commenr le
souci de soi s'acquiert dans un cadre largement communautaire

66
~­•d. ..
et inscicucionnel: soic l'école d'Épicrere offranc des formacions
+
différenciées et s'adressant a un large public de disciples ou de
gens de passage; soit Séneque qui ne se soucie bien de lui qu'en
entrecenant en lui le regard d' un ami, par la correspondance
(exemple des Lettres a Lucilius). M. Foucault y insiste toujours:
le souci de soi n' ese pas une activité soliraíre, qui couperait du
monde celui qui s'y adonnerait, mais consticue au contraire une
intensification du rapport social. Se construire et se soucier de
soi, ce n' ese pas renoncer au monde et aux a u tres, mais moduler
autrernent cecee relation.

Un rapport politique de soi a soi


On devrait rnérne dire que le souci de soi intensifie le rapport
al' acrion politique plutót qu'il ne l' empéche. 11 inrroduit en e.ffet
entre le sujet et le monde un décalage, une cerraine distance,
mais cecee derniere ese précísémenr consritutive de l'acrion.
Cecee disrance précisément me permec en effec de ne pas me
laisser fasciner par ce qui se présente imrnédiarement ec capture
ma conscience, elle ernpéche la précipicacion et permet un recour
sur soi a parcir duque! seulement je peux consulter le catalogue
de mes devoirs naturels et agir de maniere réfléchie (voir l'enca­
dré ci­aprés). La disrance creusée par le souci de soi entre moi et
le monde est en faít constiturive de l'acrion, mais d'une action
réglée selon des maximes. Elle ne sépare pas le sujet du monde,
comme pour l' en retrancher dans une artirude de repli, mais elle
l' arme pour une action correcte.
Ce sujer éthique décrit par M. Foucaulr, te! qu'il se constitue
a parcir de cechniques et d' exercices, ese done saturé de politique.
C'esc un rapport politique qu'il s'agit d'instaurer de soi a soi
(commandement, domination, rnaítrise, gouvernement), c'est
dans un bue poli tique qu' on I'instaure (gouverner la cité, prendre
de l'ascendant sur les aucres, réagir aux événernents du monde de
maniere e.fficace et correcte, etc.). M. Foucaulc tente finalement
de dégager un modele de constructíon du sujet éloigné la foís a
du modele classique de la psychologie (le sujec se consrirue par
inrrospection, connaissance de soi, lecture scrupuleuse de son
désir, ecc.) ec du modele concemporain de la gescion (le sujet

67
L'O?uvre

doit gérer ses affeccs, apprendre a exploicer ses capacités, déve­


Iopper et optimiser ses ressources mentales, erc.), Alors qu'on
l'accusait de délaisser le champ des lunes pour s'abandonner a de
vagues réveries érhíques, il s'attachait au contraire a introduire la
policique au cceur rnérne du sujet, comme cension vibrante du
rapport de soi a soi.

Frédéric Gros

Épictete et le pere indigne


Michel Foucault reprend a Épícrete l'histoire de ce pere de
famille qui, trouvant sa filie malade en rencranc chcz luí, déserte
son dornicile (Entretiens, I­11). Un peu penaud, il se renda l'école
stoícienne pour interroger sa conduite douteuse en compagnie d'un
maitre d'existence. Et la, Épictéte, aprés avoir écouté son histoíre,
lui rétorque : au fond, si tu as fu¡ tes responsabilités de pere et si tu
as quieté en la délaíssant ta filie en ce mornent critique, c'est que tu
ne t' es pas assez soucié de toi­mérne. Tu r' es en fuir rrop soucié de ta
filie, c'esr­a­dire que tu t'es laissé impressionner par sa mine malade
et pále, et cu as fui en ce laissanr fasciner par certe image. Alors que
si tu e' étais so u cié de toi, si, avant de rien encreprendre (s' en aller
ou rester), tu avais introduít entre coi et le monde une certaine dis­
tance, un certain décalage, tu aurais pu faire retour sur toi, ce sou­
cier vraiment de toi­rnérne en te disanr: ce qui arrive, la rnaladie de
ma filie, appelle chez moi un certain róle a jouer cornrne le prescrit
la nature: celui justernent de pere de famille, et ce role­la impose un
certain nombre de conduites comme la protection, le soin des siens,
etc. Si tu t'étais soucié de toi plurót que de la seule représentation
de ta filie, tu serais resté a la soigner.

F.G.
LE CHRISTIANISME
ET :CAVEU DU DÉSIR

a question du christianisme, a partir du milieu des années


L 1970, occupe une place cencrale dans le cravail de Michel
Foucault. Liée au projet de son Histoire de la sexualité, done il
rnodifia la perspective apres le premier volume (La Vofonté de
sauoir, 1976), elle fait l'objet d'un approfondissement croissant
jusqu'á son dernier cours. Il en résulte une approche plus fine et
a
plus complexe que l'image laquelle, répécant cercaines formules
a
chocs de Foucault, on tend la réduire. Selon une représenta­
cion courante, le christianisme se raménerair, pour lui, a une
religion de l'aveu. A travers la prarique de la confession, imposée
aux fideles depuis le début du II• millénaire, l'homme, voué a
incerroger sa chair coupable, seraic devenu en Occidenc « une
bére d' aveu 1 ». C'ese de cec impératíf de verbalisation du sexe que
serair issue, par l' enrremise des sciences hurnaines, l' obsession
moderne de déchiffrer norre étre en termes de sexualité.
Ceci constitue, sans nul doute, un axe constant de l'argu­
menration de Foucault, mais tend a masquer la richesse de ses
analyses, qu'illustre, par exemple, la maniere done il fair jouer,
dans la pensée chrétienne, la distinction entre code (le partage
du permis et de l'interdit) et techniques (l'acrion sur l'homme en
a
vue d'un bue atteindre).

Obligation d'avouer
C'ese dans le cours de 1975, Les Anormaux, que se noue pour
la premiere fois le rapporc aveu­sexualicé. Partant de l'hyporhese
que « la sexualité, en Occidenc, ce n'esc pas [ ... ] ce qu'on ese
obligé de taire, [mais] ce qu'on ese obligé d'avouer », Foucault
retrace a grands trairs « l'histoire de l'aveu de la sexualité »arra­
vers l'évolucion du rimel de la pénicence. Lune de ses étapes

1­ M. Foucault, La Vo/onti de sauoir, Gallimard, 1976.


69
L'O?uvre

essencielles consiste dans le passage, aux XVII• er XVIII• síecles,


d'un discours pénitentiel de type juridique, porranc sur les
infractions a la regle, a un discours qui porte sur le corps mérne
du pénitent : examen non plus seulemenc des acres illégirímes,
mais des mouvernents du corps, de ses désirs et de ses plaisirs.
Le « corps sensible et complexe de la concupiscence » apparait
ainsi comme le corrélarif des nouvelles techniques de direc­
tion et d' examen de conscience mises en oeuvre par l'Église de
la Conrre­Réforrne. Avec cette « anacomie » de la chair volup­
rueuse, l'obligacion d' avouer se recentre sur l'inrérioriré du désir.
Celui­ci, désormais, ese ce qui doic s' énoncer dans les formes
définies par le ricuel. La sexualité n'ese plus cellement « ce qu' on
fait, mais ce qu'on avoue2 ».
En 1978, Foucaulc déplace son analyse de l'áge classique aux
premiers síecles du christianisme. Ceci le concluir a reformuler la
distinccion code/cechniques, qui ne passe plus entre deux types
d'examen et de péché, l'un relaríf aux acres, l'aucre au désir, mais
entre deux modes de direction chrécienne: la réglemencation
morale des conduires d'une pare, le gouvernemenc des ames
de l'aucre. A la suite de Paul Veyne3, il moncre que la prerniere
­ ce que l' on appelle communément la « morale sexuelle chré­
tienne » - n' ese en aucune fa<;onoriginale. Ses príncipes (mariage
monogamique, finalicé procréacrice du rapport sexuel, disqua­
lification du plaisir), popularisés par le stoícisme rardif étaient
déjá admis dans le monde romain4• Ce n'esr done pas du coté
du code moral mais des techniques de gouvernemenc qu'il fauc
chercher la nouveauté du christianisme. Celui­ci n' a pas inventé
les interdits sexuels qu' on lui attribue souvenc. 11 a, en revanche,
développé une cechnologie de pouvoir inédite, sans équivalent
dans les autres cultures, que Foucaulr désigne par le nom de
« pastorat », pouvoir prenant en charge les hommes en vue de
leur salut, s'exercant non par la violence, mais sous la forme du
soin et ­ c'esc la, die Foucaulc, le « rrait le plus important » ­

2· [bid.
3· P. Vcync, • La famille et l'arnour sous le Haur­Empire romain •, An111&s ESC. vol.
xxxm, nº l. 1978.
4­ M. Foucault, « Sexualiré et pouvoir • (1978), in Din et Écrits, t. IIl, Gallimard, 1994.

70
«
L, d..

veillanc sur les individus pris un par un5 ».


..... ",_ d, d,;, +
Le sujet face a lui­méme
Le code, on le voit, ne représente done plus un simple moment
de I'hísroire de la pénitence, par rapport auquel les cechniques
de la direction et de l' examen de conscience auraient marqué un
tournant décisif 11 définít le niveau d'analysele moins perrinent
du discours chrétien sur la chair, celui oü s'affirme le moins net­
ternent la singularicé hiscorique du chrisrianisrne. La quesrion,
alors, ese d'expliquer comment l'aveu de la chair, des les premiers
siécles, procede des cechniques de gouvernement pastoral. Lisant
les Peres de l'Église, afin de remonter aux sources du riruel de
la pénitence, Foucaulc découvre un domaine entierement nou­
veau: celui des pratiques, antérieures a la confession, a travers
lesquelles s' érablit, par des formes d' ascese, des ricuels d' épreuve
et des regles d'examen de soi, le rapporc du sujec a sa propre
vérité, De la l'artention minurieuse qu'il accorde, dans son cours
de 1980, aux modalités de la prépararion au bapréme ec de la
réconciliation du pécheur exclu de la communaucé religieuse a
la suite d'une fauce grave, ainsi qu'á la discipline de la maní­
festacion des pensées (exagoreusis), dans le cadre de la direction
monastique.
Lintérét de ces analyses, bien sur, ese de moncrer comment
émerge peu a peu dans la pensée chrétienne, et de fai;:on assez
tardive, l' exigence de déchiffrement de soi­rnéme, de ses désirs
les plus secrets, dont le pastorat fera un instrument essentiel du
gouvernemenc des ames. Mais il réside aussi, et plus profondé­
ment peut­étre, dans le glissement qu'elles opérent par rapport
a l'approche précédente. Discinguant le plan du code de celui
des techniques, l' objectif de Foucault restait coujours d' expli­
quer comment un certain type de sujet érait produit par des
mécanismes de pouvoir. Avec l' étude du christianisme anden, ce
sont les « techniques de soi » qui occupent désormais le premier
a
plan: quel rapport de soi soi­méme le sujet établir­il, face a
l'obligacion de vérité qui luí ese faite? C' ese a la lumiére de cecee

5­ lbid.
71
l'O?uvre

quescion que Foucault redéploíe, dans ses derniers cravaux6, son


interprétation de la chair chrécienne.

Michel Senellart

6­ M. Foucaulr, « Le combar de la chasteré • (1982), excraic du livre inédit La Aveu,- de la


chair oü I'ascese monascique esr décrite en termes de « subjeaivacion •, in CEuvm, Gallimard,
Pléiade, c. 2, 2015. Voir aussi P. Chevallier, F=au/Ja luhristianisme, ENS, 2011.
FOUCAULT
ET LA LITTÉRATURE

P endant les années 1960, la littérature occupe une place a


la fois centrale et énigmariquedans les travaux de Michel
a
Foucaulc­ la fois comme référence (on pense par exemple la a
citation de l'Encyclopédiechinoise de Jorge Luis Borges qui ouvre
Les Mots et les Choses), comme sous­catégorie d'un rerrain d'en­
quéte plus général qui serait celui de l'analyse des discours, ou
comme objet spécifique (on pense bien entendu au livre sur Ray­
mond Roussel, en 1963, mais on oublie souvent de mentionner
aussi la grosse trentaine de cexces épars, publiés dans les mémes
années dans des revues comme Critique ou Tel que], et repris
aujourd'hui dans les Dits et Écrits et dans un certain nombre de
publicarions plus récentes'). C'esr de faic sous l' ombre porcée de
figures liccéraires comme celles de Georges Baraille ou Maurice
Blanchot que Foucaulc semble alors placer son propre travail,
au moment oü il revendique pourtant aussi un compagnonnage
de rnéthode avec les structuralistes, et qu'il enrrecroise en per­
manence les références ernpruntées a l'histoire de la littérature
(Sade, Friedrich Holderlin, Gérard de Nerval, Gustave Flaubert,
Franz Kafka, Anconin Artaud ... ) avec une artention tres grande
pour un certain nombre d' expérimencations lirréraires qui lui
sont contemporaines et qui tournent essenciellement autour de
la rédacrion de Te! quel, et plus largement du nouveau coman.

Ésotérisme structural
Or le statut de ces analyses « littéraires » a l'intérieur de la
producrion foucaldienne ne va pas de soi. Celles­ci semblent en
effecsouvent représencer une sorce de conrrepoinr aux livres que
Foucaulr écrit a la mérne époque: parce que si, en apparence, elles
en redoublenc l' écriture et qu' elles en renforcenc le projet quand

1­ M. Foucault, La Grande Étrangel"I!. A propos tk /.a littirntul"I!, EHESS, 2012.


73
L'O?uvre

elles déconstruisent a leur tour le privilége du sujet classique


en affirmant une sorce de foisonnement du langage lui­méme,
ou qu' elles donnent a voir un usage dépsychologisé du langage,
arraché a route référence a la conscience ou a l'inrenrionnalíré,
elles semblent pourtant proposer, chacune a leur maniere, des
cas a la fois individuels et inclassables, des gestes singuliers et
difficilement identifiables, des fragments d'une expérience non
parrageable et d' autant plus fascinante qu' elle se propose, dans sa
nudité propre, par le biais del' écriture lirréraire. En somme, on a
a
la des figures étranges qui construisent, rravers un cercain usage
du langage ­ oü, croit alors discerner Foucault, se croisent la
littérature et la folie ­ quelque chose comme une rétivité absolue
a l'archéologie générale des discours d'une époque, ou comme
des grumeaux de différence littéralement coagulés dans les mors,
a
et impossibles réincroduire dans l'espace díscributif et ordonné
a
des discours un certain momenc de l'hísroire: ce que Foucaulc
nommera alors un véritable « ésotérisme structural ».
Cet usage du langage qui tant fascine le philosophe pos­
sede en réalicé des caractéristiques précises: il ne fonde pas son
mouvernent sur le « regne de la représenration », et ne donne au
contraire rien a voir ­ si ce n'ese la possibilité de suspendrele code
en vercu duquel la parole d'une époque se laisse dire et encendre,
et la volonté de faire imploser littéralement l' équilíbre qui en
sous­tend le partage. De Raymond Roussel a jean­Pierre Brisser
ou a Louis Wolfson, par exemple ­ tous trois schízophrenes, tous
trois, a leur maniere, écrivains, et cous crois regroupés par Fou­
caulc dans l'un de ses plus beaux textes, en vertu de procédés
de « dévoration des hommes sous la griffe des mots redevenus
sauvages2 » -, circule le mérne projet de décencrer la langue de
son assise, et de refonder la production linguistique sur la maté­
rialité du signe, sur les homophonies, les ressemblances, les déri­
a
vations, le saut d'un rnot un aurre par pure assonance, et de
rerrouver derriére les mots un espace oü tour renvoie a tour, ou a
a
son conrraíre, ou autre chose encore, et oü ce passage la foís a
trop Auide et rrop saccadé dessine, comme chez R. Roussel, des

2­ M. Foucault, • Sept propos sur le septieme ange •, in J .­P. Brissec, La Grammaire


logique. Tchou, 1970.
74
hisroires: ou encore, comme chez J.­P. Brisser, une grammaire
"""'"' et "'"''"" +
générale s'emboirant en elle­rnéme a l'infini comme un jeu de
boires chinoises , ou enfin, comme chez L. Wolfson, une sorce de
langage d'avant Babel, oü toutes les langues ec tous les récits sont
simultanérnent présents et fuyants ... Des gestes fascinante, mais
qui semblent réaffirrner, dans leur irréductibilité, un primar de
l'expérience cruciale (celle d'une cercaine prarique ésotérique ­
le terme ese de Foucault­ du langage) qui n' est pas sans entrer en
ouverce contradiction avec le dísposítífanalyrique et sans dehors
des Mots et les Cboses, ou d'Archéologie du sauoir: les épistémes
posséderaient­elles done un dehors ou des marges ou les paroles
bruissent sans que l' on puisse en dire a la fois l'historicicé et en
définir la position dans l' économie générale des discours?

Pouvoir et liberté ne s' opposent pas


A partir de 1971, avec la publication de L'Ordre du discours,
cecee passion pour la littérature disparair bruralernenr, hormis
quelques eres rares occurrences: la décennie des années 1970 sera
davancage marquée, on le sait, par une incense réflexion sur le
polítique, par une analyse des rapporcs de pouvoir et, bienrór,
par une problématisation a la foís des srrarégies de résistance ec
des modes de subjectivation. En 1971, seul un édiceur iralien
aura l'idée de regrouper les cexces littéraires de Foucaulc en un
volume unique, intitulé Écrits littéraires (Scritti letterari3); ail­
leurs, comme en France, ils tornbent dans l' oubli.
Or le passage du littéraire au policique ne prend en réalité
pas pour Foucault la forme d'un abandon. D'abord parce que le
couple rapports de pouvoir/stratégies de résisrance, qui sera au
cceur des analyses politiques, ese en réalité un calque du couple
ordre díscursíf/expériences transgressives du langage, qui sern­
blait au contraire caractériser les travaux de Foucault dans les
années 1960. Dans les deux cas, rapport d'idenrificarion et mise
en ordre d'une pare, pracique de soustraction ou refus de cet
a
ordre d'aurre pare, se construisenr l'un rravers l'aurre : le pou­
voir et la liberté ne s'opposenr pas froncalemenc mais s'inter­
pénétrent et se nourrissent réciproquemenc. C'esr par évidage,

3· C. Milane.si (dír.), Scrini letterari, Felrrinelli, 1971.


75
l'O?uvre

creusernent interne, corsion des codes que l'usage ésorérique


du langage procede, chez un certain nombre d'écrivains, a cet
excraordinaire cravail ­ tour a la fois de sape ec de produccion
liccéraire ­ qui ese le sien: l' ordre du discours porte Iirtéralement
en lui­mérne la possíbilíté de sa propre dissolucion; partour oü
le langage est ordre, il peut erre danger.
Par ailleurs, l' abandon de la littérature ­ ec plus généralement
del' analyse discursive­ comme objet d' enquéce spécífique signi­
fie en réalité chez Foucault la prise de conscience qu'il n'y a pas
a
de privílege du discursif par rapporc d'autres types de rapports
de pouvoir (et, partant, de stratégies de résistance). Lordre du
discours d'une époque donnée est interne l'économie généralea
a
des pouvoirs de cecee rnérne époque; l'inverse, une pratique de
« subversion du code » comme celle d'A. Arcaud, de R. Roussel
ou de J.­P. Brissec n'esc qu'un procédé parmi d'autres, dans la
vaste gamme des pratíques de résiscance qu'il s'agic de rnettre en
ceuvre de l'intérieur méme des mailles du pouvoir. En somme,
la parole litréraire, instrurnent docile du savoir académique ou
mayen de concestacion, n'est qu'une possibilicé d'expérimen­
cacion parrni d'autres : il fauc désormais lui adjoindre l'usage
des corps, le rapporc a soi et aux autres, un cercain usage de la
conflictualíré, l'invencion de modes de vie ... Aucant de possibí­
Iités d' expérimenration qui viennent élargir le champ des « dif­
férences possibles », comme le dira Foucaulc, c'est­á­dire « la
possibilicé de ne plus étre, faire ou penser ce que nous sommes,
faisons ou pensons4 ».

Judith Revel

4­ M. Foucault, • Qu'esr­ce que les Lumieres •, in Dits et Écrits, t. IV, Gallimard. 1994.
LA QUERELLE
DU NÉOLIBÉRALISME

M ichel Foucault fur­íl libéral? Si ce qualíficarif esr pris


aujourd'hui plus au sérieux que d'autres reproches
essuyés par Foucault ­ défenseur de la bourgeoisie selon
Jean­Paul Sartre, « jeune conservaceur » aux dires de Jürgen
a
Habermas ­, la raison ese rrouver dans le cours que Foucaulc
fir au College de France en 1979 sur La Naissance de la biopoli-
tique. Malgré son titre crompeur, il s'agit d'une réflexion sur le
libéralisme économique et le néolibéralisme. Limporrance qu'a
prise ce cours daos les débacs conrernporains s'explique par les
aléas de sa paru cion : il fu t prononcé au mornenr rnéme ou l' on
comrnencait a parler (ou reparler) du néolibéralísme, daos un
contexte de crise éconornique et d'émergence de leaders poli­
tiques comme Margaree Thaccher ou Ronald Reagan. Ce cours
fue publié en 2004, a l'áge de l'OMC et de la mondialisation,
au moment oü le néolibéralisme ese devenu un lieu commun
pour désigner l' ordre mondial qui ese le nótre, 11 ese ainsi tentant
de croire que, des l' aube de l'ere néolibérale, le grand prophere
Foucault nous a légué, sur des tables de pierre, une théorie d'en­
semble de ce nouveau modele social.

Limiter le pouvoir
De quoi est­il question dans le cours de 1979? Foucault corn­
menee en analysant l'émergence du libéralísme au XVIn• siecle,
non comme une philosophie politique, mais comme pratique du
« gouvernement frugal », soucieux de ne pas « gouverner trop »,
se servant de l'éconornie polírique comme ouril pour lirniter
l'usage excessíf du pouvoir. Ainsi ces réflexíons prolongent l'ana­
lyse de ce que Foucaulr appelait la « gouvernemencalité », cet are
de « conduire la conduire ». Daos cetre optique, il examine les
ordolibéraux, ces économistes allemands qui, aprés 1945, furenr

77
L'O?uvre

les inspirareurs de l' « économie sociale du marché » ouest­alle­


mande. Cetre école permet de sicuer la rupture que représente
le néolibéralisme par rapporc au libéralisme classíque. Ce que
retiene Foucaulc de ces éconornistes, c' est leur rejec de toute
théorie « naturaliste »: pour eux, le marché et la concurrence ne
sonr nullement des données narurelles: ils n'obéissent aux lois
de l'économie néoclassique que dans le contexre d'un « cadre »
institué par l'État, qui comprend, par exemple, une polítíque de
stabilité des prix, un revenu mínimum, etc. Ainsi l'inrervenríon­
nisme, du moins juridique, ne conrredit pas le« Iaisser­faire »; il
en ese son complément essentiel. D'aurre pare, les ordolibéraux
proposent de considérer l'ensemble des relations sociales sur le
modele de 1' entreprise ­ une « société d'entreprise », consriruée
d'hommes­entreprises,
Apres un cours sur le néolibéralisme francais ­ qu'il carac­
térise comme de l'ordolibéralisme étarisé ­, Foucault s'attarde
sur le néolibéralisme américain, tel qu'il a été concu par les éco­
nornistes de l'École de Chicago. Linnovaríon de ces derniers
ese, selon Foucaule, double: ils effeccuent une généralisarion
du modele du marché, l'utilisant comme outil pour décoder
les relations sociales et les conduites individuelles dans leur
ensemble; ensuice, ils déploient la notion de marché pour cri­
tiquer l'inefficacité des politiques publiques (particulierement
les policiques pénales et la régulation des stupéfiants). Foucaulc
termine son cours avec des réflexions sur la notion d' horno aco-
nomicus comme cible de la gouvernemenraliré libérale.
Pour cereains, le cours de 1 979 offre une grille d' analyse
essentielle, autant pour comprendre le néolibéralisme que pour
lui résister. C' ese la posicion du philosophe Pierre Dardoc et du
sociologue Christian Lava! dans leur essai La Nouuelle Raison du
monde (2009). Dans le panorama qu'ils proposent de la sociéré
néolibérale, ils s'inspírent de Poucault en soulignant que le néo­
libéralisme n'implique aucun retrait de l'Étar, mais plutór « sa
transformation effective en une sorce de "grande entreprise"
enrierement pliée au principe général de compécition », D'aurre
pare, ils mainciennene, dans la lignée de Foucault, que le néo­
libéralisme n' ese a proprement parler ni une idéologie ni une

78
L, ...... ou .....

politique économique, mais bien une racionalicé ­ une sorce de


b<,,, ... +
guide pracique pour gouverner a l' époque conrernporaine, régis­
sanc aussi bien « l'action des gouvernants »que« la conduite des
gouvernés eux­rnémes ».

« Totalement convaincu »
Pour P. Dardor et C. Laval, Foucault propose incontesta­
blemenc une critique du néolibéralisme. Mais s'il s'avérair que
« Foucault, a la fin de sa vie, érait en crain de devenir libé­
ral? » C'est la question que se pose le philosophe et sociologue
Geoffroy de Lagasnerie dans La Derniére Leion de Micbel Fou-
cault (2012). G. de Lagasnerie repere les thémes dans le cours
de 1979 qui suggerent que Foucault fue fasciné, rnéme tenté
par ce qu'il découvre chez les néolibéraux: l'éloge de l'hétérogé­
néité sociale, la disqualificacion de la souveraineré étarique, une
dérnarche anripsychologisre, une critique radicale de la sociécé
disciplinaire. Touc en récusanr la rhése d'une « adhésion tacite »
du philosophe au « paradigme néolibéral », il soutienr que Fou­
caulc voyait dans le néolibéralisme « un insrrumenr critique de
la réaliré »: si Foucaulc ne se rallia pas au néolibéralisme, il osa
au moins prendre au sérieux sa mise en quescion de la sociéré
accuelle.
Le sociologue José Luis Moreno Pestaña va plus loin encore:
il parle de « l' extase » qu'éprouva Foucaulr devane le néoli­
béralisme. Dans Foucault, la gauche et la politique (2010),
J.­L. Moreno Pestaña documente le preces sans reláche que Fou­
cault mena, tout au long de sa carriére, conrre le marxisme et
la gauche classique. Il n'ese done pas surprenant que Foucault
en 1979 soit, selon lui, « totalement convaincu par le discours
néolibéral ». Séduit par la fai;:on done le néolibéralisme sous­
a
trait l'indívidu l' emprise des norrnativités, Foucault ne s' était
a aucun moment incerrogé « sur les effers d'inégalicé sociale du
néolibéralisrne »,
Dans cecee querelle, Serge Audier, auceur du monumental
Néolibéralisme(s). Une archéologie intellectuelle(2012), introduit
une dose de bon sens. Le cours de 1979 ne saurair, selon lui, se
comprendre en dehors du « contexte polémique » dans lequel il

79
l'O?uvre

fue prononcé, a savoir le rejet, par Foucaulr, de la critique de la


société de consommation proposée par des penseurs comme Jean
Baudrillard, Herbert Marcuse, Guy Debord ou Henri Lefebvre.
Ce cours est surtout le produit de son contexte, et il n'est pas
sur qu'il soit pertinent pour comprendre l'évolurion de l'écono­
mie mondiale contemporaine. Foucault, par exemple, ne s' est
pas vraiment inréressé a la consommation. Peur­on, s'interroge
S. Audier, « penser sérieusement le néolibéralisme conternporain
sans prendre en compre l'hyperconcenrration de la richesse et du
a
pouvoir d'une touce perite minorité l' échelle de la planete? »
Pour S. Audier, cette pensée, si souvent louée pour son origina­
lité, s'ese finalement figée ­ risque encouru par tout discours du
rnaitre ­ dans un dogmatisme: les travaux postfoucaldiens sur
le néolíbéralisme « partent du postular que les interprétations et
généalogies du rnaitre sonc justes, et qu'il suffit de les prolonger
ou de leur donner chair ». II n'en derneure pas moins irnpres­
sionnant, comme le révéle cecee querelle autour du néolibéra­
lisme, que trence années apres sa more, la référence a Foucaulr
demeure d'acrualiré lorsqu'il s'agít de penser notre présenc.

Michael Behrenr
HÉRITAGE ET BILAN CRITIQUE

­ Foucault l'Américain (Michael Behrent)


­ De I'hornoscxualité au problcme du « gcnre >•
(Fabien Trécourc et Éric Fassin)
­ Les traductions de Foucault dans le monde
­ Larchipel des héritiers (jean­Francois Bert)
­ Cartographie d'un paysage philosophique
(Judich Revel)
­ «Inventer de nouvelles manieres d'exisrer »
Le regard de Guillaume Le Blanc
­ « On a trop oublié ses premiers livres »
Le regard de Philippe Raynaud
­ Foucault et l' école. Une étrange absence
(Francois Dubet)
a
­ De la prison la loi. Le legs juridique
(Jean­Claude Monod et Antoine Garapon)
- « Un visionnaire du droit concemporain »
Le regard d'Antoine Garapon
­ Relations internarionales. Le tournant critique
(Phílippe Bonditti)
­ La société facea ses malades rnentaux (Sarah Chiche)
- « Discuter Poucaulr pied a pied »
Le regard de Picrre­Henri Castel
­ Gouverner les vies (Entretien avec Didier Fassin)
­ Architectures foucaldiennes (Fabien Trécourc)

81
­ Foucault sur les planches
(Encretien avec Sabrina Baldassarra et Lucie Nicolas)
­ Les critiques de Poucaulr. D'hier a aujourd'hui
(Michael Behrent)
FOUCAULT I;AMÉRICAIN

D ans un compre rendu célebre écrit en 1987 pom la Lon-


don Reuieu/ of Books, le philosophe Vincent Descombes
remarqua qu'il existe deux Foucaulc: un Foucaulc francaís, féru
de surréalisme, obsédé par la more, la folie et la transgression,
fasciné par Sade, Georges Bataille, Maurice Blanchot; et un
Foucault anglo­saxon ­ surtout américain ­ qui nous offre une
boire a oucils pour nous affranchir des pouvoirs disciplinaires et
normalisaceurs. Le conscac ese certainernent juste, a une nuance
a
pres: ce deuxieme Foucault semble, rerrne, prévaloir sur le pre­
mier. Il y a, pourrait­on dire, un « devenir arnéricain » de la pen­
sée foucaldienne, du moins de sa réceprion. Se pourrair­il que
ce soit les Américains qui aient non seulemenc le plus apprécié,
mais le mieux compris sa pensée?
Le destin américain du philosophe est rout d' abord le fait de
sa propre biographie: entre 1970 et sa more en 1984, il effeccue
plus d'une dizaine de séjours aux Étacs­Unis. 11 découvre l'uni­
versité de Berkeley, en Californie, qu'il visite pour la premiere
fois en 1975 et qui deviendra sa résidence secondaire intellec­
ruelle comme beaucoup d'incelleccuels francaisde I'apres­guerre,
Foucaulc lit avec passion le romancier William Faulkner: en
1970, il fera un pelerinage dans le Mississippi, l'Écac d'origine
de l'écrivain. Foucaulc développe aussi un goút prononcé pour
la vie incelleccuelle américaine. En 1973, alors qu'il prépare Sur-
a
ueiller et Punir, il travaille la New York Public Library, qu'il
décrit dans une lettre comme « une biblíotheque avec presque
cous les auceurs mores du monde au milieu d'une ville avec
presque cous les vivants ».
Surtout, il admire le systeme universicaire qu'il découvre aux
Écacs­Unis. Dans un en erecien réalisé en 1982, Foucaulc avo ue:
« Je ne suis coujours pas bien incégré a la vie sociale et incellec­
cuelle francaise. Des que j' en ai l'occasion, je quirre la France. Si

83
j'avais été plus jeune, j'aurais émigré aux Érars­Unis. » 11 recon­
nalr rourefois que cette affection n'ese pas roujours réciproque:
certains Américains voienc en lui « un homme dangereux, un
crypto­rnarxiste, un irrationaliste, un nihilisre » (en 1970, en
pleine Guerre froide, Foucault avait en effer du mal a obtenir
un visa pour les États­Unis a cause de son bref passage au Partí
communisce francais dans les années 1950 ... ).

Le pouvoir d'attractiondes États-Unis


Foucault semble impressionné par la souplesse, l' ouverture
des universités américaines. 11 y a un célebre cliché de Foucault
avec Paul Rabinow, l'anchropologue qui fut l'un de ses hótes a
Berkeley entouré d'une classe d'« undergraduates » (écudiants en
licence), oú l'on voit le philosophe couronné d'un chapeau de
cow­boy que les jeunes avaienc, bon enfanr, posé sur sa céce pour
a
rire: on imagine mal un cel ricuel se déroulanc la Sorbonne. 11
s' en fallait de peu que Foucaulr cede a la tenration américaine:
en 1982 (selon la chronologie de la vie de Foucaulc préparée par
Daniel Defert pour les Dits et Écrits), Foucaulr songe a dérnis­
sionner de sa chaire au College de France pour s'érablir a Berke­
ley, ou on lui propase un séminaire permanenr.
Bien encendu, le pouvoir d'accraccion des Étacs­Unis ne
se résuma pas, pour Foucault, a son versanr universitaire. 11 y
découvre de nouvelles « cechniques de soi »: la culture horno­
sexuelle a San Francisco, le LSD (qu'íl prend a Zabriskie Point
dans la Deach Valley en 1975), l'épanouissement individue! qui
obséde les Américains ­ surcouc les Calíforniens ­ au cours des
seuenties. Les dernieres oeuvres de Foucaulc (L'Usage des plaisirs
et Le Souci de soi, 1984), dans lesquels le philosophe s' efforce de
repenser la subjeccivicé, sonc a beaucoup d'égards le fruir de ces
séjours calíforniens. Foucaulc ira jusqu'á déclarer sa prédilecrion
pour la cuisine arnéricaine, déclarant en 1982: « Un bon club
sandwich avec un Coca­Cola. 11 n'y a rien de cel ! Avec une creme
glacée, bien sür. »
Foucaulc s'enchousiasme pour les Étars­Unis, ec les Arnéri­
cains lui renvoient l'ascenseur. Comme Francois Cussec l'a expli­
qué, I'oeuvre de Foucaulc se répand d'abord dans les départe­

84
fuoo,J, ,,..,,..=·
rnenrs de francaís, voire de lirtérarure comparée ou anglaise (du
+
fait de la fin de non­recevoir imposée par la plupart des déparre­
rnents de philosophie qui, aux Erats­Unis, sont majorirairernent
analytiques). Ce que l'on appelle la «french tbeory » ese en fait
un syncrétisme, ou se trouvent mélangés péle­méle Foucaulc,
Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Roland Barthes, Jacques Lacan,
Claude Lévi­Srrauss, Jean Baudrillard, [ean­Francoís Lyorard,
Julia Kristeva, Luce lrigaray... Plusieurs universités fondent
des déparrements ayant pour but de pousser la réflexion sur ces
auteurs, tels les programmes en « modern culture and media» a
a
Brown, ou le Critica! Theory Insrirute Irvine. Le dénominateur
a
commun la french theory est l' étude des représentations: mon­
trer que la culture, les relations sociales, les rapports politiques
sane avant tour des phénornénes linguisriques qui peuvene erre
analysés comme rels. Cette approche s'imagine contestaraíre,
voire radicale, dans la mesure ou elle entend dévoiler le carac­
rére « socialernenr construir » de phénoménes supposés naturels
­ méme si, en plein milieu des années Reagan, elle a peu a pro­
poser sur le plan concret. A travers ses analyses du discours, des
épistémes, et du « pouvoir­savoir», Foucault deviene l'une des
grandes vedettes de la french theory.
La « Foucaultmania » sur les campus américains, a partir de
la fin des années 1970, ese bien plus qu'un phénomene de mode.
Sa pensée a joué un role primordial dans cetre mise en ques­
tion de la culture nationale dominante que l'on appela « identity
politics », qui ese un prolongement des grandes lurtes des années
1960 (droits civiques pour les Afro­Américains, féminísme, etc.).
Si Foucault n'a pas directemene traíté de ces questions, ses idées
sur le pouvoir, sur la normalísation, sur les contraintes imposées
par les discours touchent la carde sensible de nombreux groupes
a
désirant affirmer leur identíté face la culture dominante. Mais
a
tour en conrribuant approfondir la réflexion sur des aspects
importants de sa pensée, ces usagers de Foucault sone rarement
con tenes de la laisser tell e quelle: tour en s'inspirant de lui, on
a
s'acharne le critiquer, le radicaliser, le dépasser.
Prenons l'exemple du féminisme. Foucault joue un role
cié daos le basculemene vers ce que l'on appelle sa « rroisíerne

85
vague », aprés une prerniére vague visanc l' émancipacion poli­
cique et une deuxierne vague miliranc pour l'égalíré sociale. Les
féminisres américaines s'intéressent a Foucaulr pour plusieurs
raisons. Sa notion de normalisation et ses analyses de la maniere
done le pouvoir vise le corps s'averent d'une grande urilité
pour penser la construction sociale de la « féminité ». Surtout,
Foucaulr libéra le féminisme de l'« essenrialisme », c'esr­á­dire
de la notion qu'il existe un caractere, une personnalíré, voire une
éthique féminine intrinseques (comme le sourienr notamrnent la
psychologue Caro! Cilligan, selon laquelle les femmes auraienc
une moralicé sensiblemenc différente de celle des hommes).
Mais cecee attraction initíale pour Foucaulc s'estampa rapide­
rnent lorsque les férninistes prirent conscience des conséquences
ultimes de sa pensée. Ainsi la phílosophe Nancy Fraser se
demande si le discours critique de Foucaulr, en rejecant tour sou­
bassemenc norrnarif peut vraiment guíder un projet d'érnanci­
parion (entre autres, des femmes). Nancy Harstock, philosophe
elle aussi, reproche a Foucaulc sa maniere d'appréhender le pou­
voir, qui lui semble rrop éclatée pour saisir la spécificíré de la
dominacion patriarcale des femmes. D'aurre pan, la réputation
de Foucault aupres des féminisces ese plutót dégradée par des
propos, cenus lors d'un entretien en 1977, en faveur de la dépé­
nalisation du viol, mérne si ces remarques n'onr pas toujours
été saisies dans toute leur spécificité. Si la lecture de Foucaulc
demeure inconcournable pour nombre de féminisresaméricains,
a
des douces quant la pertinence de ses chéories pour l' érnan­
ciparion des femmes et des suspicions concernant son possible
« androcentrisme » planenc au­dessus de son nom.
Un semblable mouvemenc d'attrait­rejer dans l'apprécia­
cion américaine de Foucault ese apparent dans le « gender » et
la« queer tbeory ». La penseuse qui a le plus marqué ces débats
ese inconresrablement Judich Butler, philosophe de formation er
a
professeure dans le départemenr de rhérorique Berkeley. Dans
son livre Gender Trouble (1990), J. Bucler s'appuie sur Foucaulr
pour développer sa thése: selon elle, le genre, a proprement par­
ler, n' existe pas, il ne désigne que des liens arbicraires cissésentre
des fonctions biologiques distincres prescrics par des discours

86
fuoo,J, ,,..,,..=·
normalisaceurs. Elle s'intéresse, dans ce conrexre, aux rexres que
+
Foucault recueillic sur Herculine Babin, cer hermaphrodite du
XIX' síecle que Foucault semble vouloir utiliser pour démontrer
le caractére arbirraíre et répressif des classifications sexuelles.
Toutefois, selon J. Buder, l'analyse que propose Foucault est
ambigué: tout en signalant que l'identité sexuelle ese l' effec de
relarions de pouvoir (il faut impérarivement erre homme ou
femme, et ríen d'autre), Foucaulr suggére, en rnérne temps, que
l'hermaphrodite, du fait mérne de son idenrité problématique,
habite un monde oú les plaisirs charnels ne sont pas réglementés
par les catégories sexuelles, lui donnanc ainsi acces a une « mul­
a
tipliciré de plaisirs » exrérieurs l'instance sexuelle. Ainsi, selon
a
J. Butler, Foucault cede l'idée sentimentale, voire rousseauiste
(car invoquanr une nature épurée de toute culture) d'une sexua­
lité prédiscursive, « d'avanc la loi ». Ainsi Foucault échoue a
assumer pleinement son intuition fondarnentale, que l'identité
sexuelle n' existe jamais en dehors des discours et des pouvoirs.

Le discours orientaliste et les Occidentaux


Une évolution paralléle de la réceprion de la pensée de Fou­
cault ese présence chez les théoriciens des « postcolonial studies ».
Le rexte fondareur de certe discipline ese Orientalism d'Edward
Saíd (1978), ce Palestinien forternent engagé dans la cause de
son peuple qui enseigna la littérarure a l'université de Columbia
jusqu'a sa more en 2003. Dans cet ouvrage, E. Saíd fair appel
a la notion foucaldienne de « discours »: il soutienc que, des le
XIX' siécle, le pouvoir impérial européen s'esr appuyé sur un dis­
cours « orientaliste », gráce auquel les dominés sont devenus des
objets de connaissance scientifique du fair rnérne de leur « alté­
rité ». Lenjeu de cette affirmation ese de monrrer que les traits
qui sont imputés aux peuples colonisés ­ exotisrne, sensualité,
passivité­ ne sont que les effets d'une épisrémologie particulíere.
Ainsi, le discours orientalisre nous renseigne davancage sur les
« Occidentaux >> qui l'ont inventé que sur les peuples colonisés.
Mais E. Saíd, comme ceux qu'il inspire, onr du mal a suivre
Foucault jusqu'au bouc. Sa conception expansionnisce du pou­
voir exclut la possibilité de ce qu'E. Said considere comme

87
l' objeccif essentiel de tour « conrre­discours »: mettre au jour les
falsifications des discours hégémoniques. Le psychiatre rnarti­
niquais Frantz Fanon, qui fue l'un des fondareurs de la pensée
tiers­mondisce, révéle la digniré, la force de la peau noire sous
le masque blanc; pour Foucault, la résistance peut imposer sa
vérité, mais non la vérité. D'aurres représentants du courant
posrcolonial vont jusqu'a soutenir que le travail de Foucault
lui­mérne, malgré ses apporcs méthodologiques, déborde de pré­
supposés eurocentristes. Ainsi l'anthropologue Ann Laura Sto­
ler, dans un important essai de 1995 (Race and the Education
of Desire) maintient, dans sa lecture d' Histoire de /.a sexualité,
qu'une lacune faít chanceler le projet dans son ensemble: le refus
de prendre en compte le róle qu' ont joué le contexte colonial et,
surtout, la différence raciale dans la construction de la sexualité
occidencale et de la subjectiviré bourgeoise ­ omission d'ailleurs
frappante, étant donné les réflexions suggestives mais lapidaires
auxquelles Foucault se livre sur la place de la pensée raciale dans
ce qu'il appelle la biopolirique (ces policiques visanr a optimiser
les forces vitales d'une population). A. L. Stoler explique cerre
absence par le faic que, concrairemenc a la prise de conscience
massive des incellectuels américains du caractére racisre de la
sociécé américaine a partir des années 1960, leurs collegues euro­
péens, malgré la décolonisation, n'onc jamais entrepris une ana­
lyse du racisme de leur propre société, du moins avant les années
1980 (il ese toutefois incéressant que A. L. Sroler ne reconnait
aucunement l'importance de la Tunisie, oü Foucaulc habitait
entre 1966 et 1968, et qu'il a toujours déclarée comme étanc la
cause, bien plus que Mai 68, de son cournant políríque).
a a
En devenant un maitre penser ­ et dépasser ­ de la poli­
tique des « identités » des années 1970­1980, son nom deviene
un point de contestation dans ce qu' on appelle les « culture
toars », cecee « guerre culturelle » qui opposa l'Amérique issue
des luttes des années 1960 aux défenseurs d'une Amérique tra­
dicionnelJe (qui soutiennent majorirairernent Ronald Reagan).
Pour ces derniers, Foucaulr deviene un homme a abattre, car
suspect d'incarner le relativisme moral et le refus des valeurs tra­
ditionnelles qui, depuis les sixties, menacenc l'incégricé du pays.

88
fuoo,J,

Ainsi en 1995, Lynne Cheney, une écrivaine conservacrice eres


'"""=• +
implíquée dans la polírique culturelle ­ et femme du fucur vice­
président de George W Bush ­ déclare dans un livre que les
idées de Foucault ne représentent « rien de moins qu'un assaut
contre la civilisation occidenrale ».
Une hargne contre Foucault est aussi manifesté dans les par­
tis pris d'une certaine gauche qui considere que sa pensée esr
incompatible avec la tradition progressiste américaine. En 1983,
le philosophe social­démocrate Michael Walzer déclare dans
la revue Dissent que « la faiblesse carasrrophique de la théorie
politique » de Foucaulc est son silence absolu sur la question
de la démocratie, de l'Étac libéral et de l'État de droit. Camille
Paglia, professeure de lettres controversée, ese allée bien plus
loin dans une rribune contre lafrench theory, parue dans le Neu/
York Times en 1991, avec un titre­manifeste: « Crétins, pédants,
ryrans, et aucres universicaires ». Elle y affirme que Foucault fue
un « professeur radical [ ... ] ignoranc tour d'avanr le siecle des
Lurnieres et en dehors de la France » qui précendaic pourcant
« avoir découverr le code secrec aucoritaire de la civilisacion,
qui nous lave le cerveau pour obtenir la conforrníté sexuelle et
sociale ». C. Paglia dénonce Foucaulc comme un« réaccionnaire
fossilisé », un faux radical qui n'arriva jamáis a emboicer le pas
de ce radicalisme sponrané et créatif qui, pour elle, conscicue
l'essence mérne de la culture américaine, in carné par le festival
de Woodstock, la poésie des Beats, ou la philosophie de Nor­
man O. Brown. Foucaulc et ses cornperes ne seraient que des
« prophetes pour universitaires faibles, anxieux, enfermés dans
des formules verbales».
Mais malgré cette xénophobie culturelle que le nom de Fou­
caulc parfois déclenche, il n'en demeure pas moins étonnant a
quel point la pensée de Foucault, pour de nombreux Arnéri­
cains, frappe par sa familiaricé. Ainsi pour le philosophe Richard
Rorty, l'un des principaux spécialistes de sa généracion de la
philosophie européenne, Foucaule ne fait que répéter, dans un
vocabulaire emprunté au structuralisme, les arguments de la
seule école philosophique authemiquement américaine: le prag­
matisme. Pour R. Rorty, Foucault serait le sosie de John Dewey,

89
l'un des plus célebres pragmatisces: tous deUJC démoncrenc qu'il
esr possible de vivre sans recours a des norions de ratíonaliré,
d'objectíviré ou de vérité. Foucault n'a jamais émigré; il semble­
rait pourtant que des milliers de lecreurs américains trouvent,
sous un sryle pourcant bien francaís, un esprit dans lequel ils se
reconnaissent.

Michael Behrenr
DE L'HOMOSEXUALITÉ
AU PROBLEME DU « GENRE »

M ichel Foucault n'a jamais évoqué les gender studies:


de son vivant, elles émergent a peine et sont encore
confinées outre­Atlantique. Le philosophe reste cependant une
influence majeure pour les universitaires qui se sont emparés du
« genre » ces dernieres années: la philosophe Judith Burler, l'his­
torienne Joan W. Scott, le sociologue Michael Kimmel. .. Tous
s'inspírenr des travaux de Foucault sur l'individualisme, l'exclu­
sion ou encore la sexualité, voyant la des pistes prometteuses que
lui­rnérne n'aura pas explorées jusqu'au bour.
Dans les années 1970 en effec, Foucaulr s'inréresse aux
débats sur le féminisme, le mariage homosexuel ou encore les
mécanismes d'assignation sociale. 11 s'engage aux cótés de mou­
vemenrs milirants pour une réforme des droics civiques ­ ter­
reau polítique des gender studies a moyen terme ­, voyanr la une
opportunité d' ouvrir le champ des possibles. « Nous devrions
considérer la bacaille pour les droits des gays comme un épisode
qui ne saurait représenter l' étape finale », détaille­r­il dans une
interview' : « Nous vivons dans un monde légal, social, instiru­
tionnel oü les seules relations possibles sonr extrérnement peu
nombreuses, extrérnement schérnatisées, exrrérnemenr pauvres.
11 y a évidemment la relation de mariage et les relarions de famille,
mais combien d' a u tres relations devraient pouvoir exisrer? »
Ce qui est fondamental pour lui, c' est de pouvoir remettre
en question les relations sociales qui s'imposenr comme natu­
relles, évidentes et allane de soi. Le couple, la parenté ou encore
la filiarion sonr pour Foucaulc des inventions récenres, de méme
que l'amour ou l'amitié. Foucault entreprend de retracer leur
genése dans son Histoire de la sexualité, inachevée, composée de

1­ M. Foucaulr, • Le rriomphc social du plaisir sexuel •, in Dits et Éerit», r. IV, rcxrc


nº 313, 2001.

91
crois tomes publiés entre 1976 et 1984. Comme l'explique le
philosophe Philippe Sabor', ce n' esr pas tanc une hisroire des
pratiques sexuelles qui l'intéressent qu'une analyse des discours
sur le su jet, de leurs effets sur les comportements et les rapporcs
a a
sociaux. Foucaulc contribue ainsi dénaturaliser et políriser la
« sexualité », montrant qu' elle esr porceuse d'injoncríons norma­
tives. En toile de fond, l'idée que« le sexe » ri est pas une donnée
empirique au­dessus de toute critique, intangible, neutre et uni­
verselle, sera reprise dans le cadre des gender studies.

Injonction normative
Si Foucault n'aborde pas directernent la problématique du
« genre », il se penche sur des questions connexes qui l'amenent
a en parler ­ l'homosexualicé par exemple. Celle­ci a changé de
nature vers la fin du XV1Ilº siecle, écrit­il dans la Vo/Qnté de snuoir
(1976): tant que le pouvoir spiriruel de I'Églíse dorninair, les rela­
tions homosexuelles éraient condamnées comme péchés, mais
pas les personnes elles­rnémes. Ce n'ese qu'á partir du xrx' siecle,
lorsque le discours médica! fait autoricé et remplace celui des
clercs, que l'homosexualiré devient une caracrérisrique incarnée
et personnífiée. « Le sodomice écait un relaps, résume Foucaulc,
l'homosexuelese maintenanr une espéce. » Et la principale carac­
térístique de celle­ci sera « une certaine maniere d'intervertir en
soi­rnéme le masculin et le férninin », « une sorce d'androgynie
intérieure, un hermaphrodisme de l'áme' ».
Foucault s'intéresse plus spécifiquemenr au genre deux ans
plus tard: dans un texte sur « le vrai sexe » - une préface au
récit autobiographique d'un hermaphrodite au XIX' siecle (voir
encadré) ­, il montre en quoi le droit et la morale contribuent au
XIX' siecle a l'élaboration d'une norme du masculin et du fémi­
nin. 11 conclut en appelant de ses voeux « une autre économie du
corps et des plaisirs », voire une indistinction sexuelle baignant
dans « les limbes heureuses de la non­idenrité ». S'il ese difficile
de savoir ce qu'il entendait précisémencpar la, cet essai reste une
référence pour les gender studies.

2­ H. Oul'chen (dir.), Us11ges de Fo11t11u/r, Puf, 2014.


3­ M. Foucault, La Vo/onti de snvoir, Gallimard, 1976.
92
o, ­~ •• eu ­ d, • ,., ••

J. Bucler, notamrnenr, s'en inspire largemenr. Elle estime que


+
Foucaulr ouvre une breche majeure, en permettant de conce­
voir le corps comme une abstracrion faite de roure différence
sexuelle: il ouvre ainsi la voie a la possibiliré d' une rhéorie et
d'un militantisme clics queer, selon lequel les acres prévalenr sur
les identités et orientations sexuelles. En rnéme remps, la pensée
de Foucault, sur ce theme, peut aussi faire 1' objer de critiques.
Outre des expressions parfois floues, J. Butler lui reproche de
rester soumis, rnérne inconsciemment, au dísposírif normatif de
la sexualité: il ne suffit pas d' ignorer le genre pour cesser d'y étre
sournis, avance­e­elle, encare faut­il affirmer et produire d'aurres
facons de vivre. Le débat se poursuit aujourd'hui, passionné
comme toujours des qu'il est question de genre. Selon la phi­
losophe Arianna Sforzini, u repose en partie sur un quiproquo:
l' essentiel pour Foucault était de faire une histoire des discours et
des normes, non de proposer une philosophie du corps".

Fabien Trécourr, avec Éric Fassin

4­A. Sfrorzini,Miehel Pouceuls : une ptmüdu corps.Puf. 2014.


93
Une préhistoire des gender studies
Questions a Éric Fassin
Micbel Foucault a préfacé un liure consacré au.x souuenirs
autobiographiques du pcrsonnage d'Hcrculine Barbin, un cas unique
d'hermapbrodismc au XIX siécle: considérée comme une femme a la
naissance, elle a été qualifiéed'homme et rebaptisée Abe! a l'adolescence,
aprisdes relations amoureuses et un examen médica/. Méconnues en
France, ses mémoires uiennent d'étre rééditées,pour la premiére fois
depuis 1978. par le sociologue Ene Fassin1•

Le texte de Michel Foucault sur « le vrai sexe » peut­il ~tre


considéré comme une premíere « étude de genre »?
Foucault n'utilise pas le mor, et le concept ne lui est pas familier,
méme s'il a déja rencontré la jeune anthropologue Gayle Rubín
qui vcnait d'en poser le cadrc théorique. 11 est vrai qu'en 1980, ce
champ d' études n'a pas encore l' ampleur qu'il va bíenrór connaitre :
on parle des femmes, dans le cadre des lurtes féminisces, plus que
du gcnre. On pcut done considérer que sa préfacc en dessinc la
préhisroire. Aussi me paralt­il intéressanr de relire Herculine Barbín,
et la préface de Foucault, a la lumiére des érudes de genre qui se sonr
développées depuis. Ce concept permec aujourd'hui de comprendre
autrernent le récit et, en particulier, 1'« agency»: la capacité d'agir de
l'auteure ­ ou faut­il dire auteur?

Que/le conception du masculin et du féminin y défená-ili'


Si Foucault est fasciné par Herculine Barbin, ce n'est pas
seulernent pour illustrer ses theses sur le pouvoir médica!. C'est
aussi que le philosophe meten avant ce qu'il appelle, au prix d'une
fauce de genrc (grarnrnarical) significacive, « les limbes heureuses
d'unc non­ídcntiré ». Autrcmcnt dit, il s'agit 11011 sculcmcnt de
penser l'assignation moderne d'un « vrai sexe », mais aussi de jouir
du fancasme d'échapper au pouvoir de cette s vérité ».

1­ Michel Foucaul» prismte Herculin« Barbin, dite Akxint1 B., posrfsce d'E. Fassin,
Gallimard, 2014.

94
Quel a éré l'impact de cette préface sur les gmder studies anglo­
saxonnes?
Elle a été écrire pour l'édirion américaine de 1980, alors que
e' esr seulemenr en 2014 qu' elle figure, pour la premíére foís, dans
!'édition francaíse. Elle ese done plus connue en anglais qu'en
franc;ais­ rout comme les souvenirs d'Herculine Barbin eux­mémes.
Le livre et la préface onc eu un écho imporcanc en anglais: en 1990,
la philosophe Judich Butler en propose une relecture influence dans
Troubledans legenre,pour en souligner l'enjeu chéorique, et pendanc
la décennie qui suit, l'émergence d'un rnouvement intersexe lui
donne une actualicé politique. Reste que la réédition francaise
permet de voir ce qu'efface la langue anglaise: le travail littéraire du
genre, soit commenc Abe! Barbin mee en scéne Herculine en jouant
du féminin ec du masculin.

Propos recueillis par Fabien Trécourt

95
LES TRADUCTIONS DE FOUCAULT
DANS LE MONDE

Michel Foucault ese le philosophe francaís concemporain done les livres


onc la plus grande diffusíon a l'érranger. Son oeuvre ese traduite et discurée
dans le monde encier.

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97
rARCHIPEL DES HÉRITIERS

epuis 1984, tous les dix ans, a l'occasion de l'anniver­


D saire de la mort de Michel Foucault, on tente de carto­
graphier ses usages, en France comme al' étranger, en philosophie
comme dans les sciences humaines et sociales. Tous les dix ans,
on s'apercoit que de nouveaux chercheurs capiralisenr sur son
nom, que sa « pensée » s'incroduit dans de nouveaux territoires,
de nouveaux champs de savoir. Désormais, au­delá de l'hístoire
des sciences et de la philosophie, les « effers » Foucault sont
palpables sur la théorie de la littérature et du cinéma, I'histoire
culcurelle et sociale, les rhéories du genre, la pensée polirique, les
sciences de la gestion, la gouvernemencalité managériale ...
Que faíre de tous ces usages? Le nombre des publications
récences tend a le moncrer: la « boire a outils » foucaldienne res­
semble désormais plus a un magasin de bricolage qu'á l'atelier
d'un compagnon du tour de France'. Pour se repérer, on peut
toutefois distinguer trois phases dans la réceprion de l'ceuvre de
Foucaulr par les chercheurs en sciences humaines et sociales.

Années 1960-1970: l'age critique


Lun des premiers usages a consisré a copier son atticude cri­
tique. Cet usage ne s'est plus dérnenri depuis les années 1960.
Foucault a été lu, d' abord, comme celui qui certainernent a
cherché avec le plus de radicalicé a mettre en question ce que
l' on peut tenir pour acquis, ce que l' on croit naturel, et que
l'on n'incerroge plus. Ses premiers travaux sur l'asíle et la clí­
nique insistent sur l'idée qu'il n'y a pas d' évidence sociale, et
que nos choix relevent d'un arbitraire qu'il s'agír d'éclairer par
une attitude de recul. Roben Castel dans ses rravaux de socíolo­
gie sur l'ordre psychiatrique, l'historien Georges Vigarello dans
ses réflexions sur le corps a la fin des années 1970, ou encore

1­ J.­F. Bert et J. Lamy, Michel Foucaul»: un htritagtcritique, CNRS, 2014.


98
L',,d,¡p, des i,;.., +
Michelle lorsqu' elle poursuit son hiscoire de la prison ou celle
des fernrnes ont faít partie des prerniers a prendre appui sur ce
Foucaulr critique.
En pleine vague du structuralisrne et de la sérniologie, un
autre usage de Foucault cornrnence aussi a se développer: la
publication des Mots et les Choses (1966), puis de EArchéolo-
gie du savoir (1969), va offrir aux lecteurs une alternative aux
dérnarches d'analyse des textes, qu'elles soient herméneutiques,
philologiques ou historiques. Pour Foucault, on ne peuc saisir le
sens d' un rexte sans le restituer dans une épisrérné, c' est­á­dire
dans un conrexte historique beaucoup plus large. Par exemple,
pour cornprendre les Méditations métaphysiques de René
Descartes, il faudrait les lier au développernent de nouvelles pra­
tiques d'enferrnemenr, caractéristiques d'un siecle oü la folie ese
désorrnais posée comme un phénornene suspecc, a exclure de
la raison. Cecee facón de concevoir le texte, en fonccion d'une
époque plutót que d'un auteur, connaitra une cercaine forrune
dans l'ensemble des sciences hurnaines et sociales, nocarnrnenc,
avant que Foucaulc délaisse la notion d'épisréme dans le couranc
des années 1970. A la mérne période, la nocion de« formation
discursive », au coeur de L'Archéologiedu sauoir, connait aussi un
certain succes, Pour Foucaulc, le discours donne naissance a un
ensemble de réalités auquel il fauc reconnaitre un ordre propre.
Cette idée va jouer un role irnportant chez les analysces du dis­
cours, historiens ou sociologues, de Michel Pécheux a Jacques
Guilhaurnou, avant de connaitre un dédin a parcir des années
1980.
A ces deux prerniers usages, il faut encore ajourer ceux, de
plus en plus nornbreux durant les années 1970, qui sont en
lien avec l'analytique du pouvoir qu'introduír Foucaulc dans la
seconde moitié de La Volonté de sauoir (1976). En portant le
regard vers les procédures réelles et tangibles des disposicifs de
pouvoir, en rnontrant que le pouvoir ese spatialisé, Foucault per­
rnet un changement radical de point de vue. Les géographes qui
participent a la jeune revue Hérodote, fondée par Yves Lacosre en
1976, sont les premiers a réíléchir a ces proposirions pour leurs
propres pratiques. Foucaulc ese d'ailleurs interviewé dans le pre­

99
mier numéro de cecee revue , il est le prernier, dans cer enrretien,
a y introduire le mor de « géopolírique ». Les psychanalysres de
la revue Ornicar, bulletin du champ freudien, suivronr de peu,
relevant quanc a eux, surtout, l'idée que le pouvoir ne s'analyse
pas seulement par ce qu'il limite, borne ou contrainr, mais aussi
a parcir de ce qu'il produit. 11 ne fait pas qu'exclure, dorniner,
réprimer ou refouler, il facilite, limite, élargir et en ce sens pro­
duit du réel.
La portée de ce « premier » Foucault se mesure aussi a la
a
maniere done il donne une nouvelle léglrimiré certains objets :
la folie, les processus de normalisatíon, mais peut­étre surtout
la prison et la délinquance sont rapidement devenus incontour­
nables. En effet, qu'il s'agisse d'étudier l'institurion­prison dans
a
son rapport la société ou de comprendre les rapports de pou­
voir et de résistance qui se jouenc en rnilieu carcéral, Foucault
propose une nouvelle grille de lecture. 11 dégage un nouvel hori­
zon de recherche, quasi inépuisable2, pour les sciences sociales,
en mérne remps qu'il atrise les critiques. Plusieurs hisroriens,
comme Jacques Léonard, lui reprocherenr ses raccourcis (chro­
nologiques), le caractére sélecrif de ses sources, ou encore de
n'avoir pas voulu prendre en compre la« vie » réelle et les rnots
clics par les prisonniers pour décrire leur siruation.

Années 1990-2000: l'effet de mode


La publícarion des Dits et Écrits en 1994 puis celle des cours
du College de France a parcir de 1997 inaugure une nouvelle
phase dans la récepríon de Foucaulr. Aprés avoir éré délaissé et
rnérne rejeté durant une bonne parrie des années 1980, Foucault
reviene en force ­ aidé par son aura américaine, la multiplica­
tion des traductions d' auteurs se revendiquanr de lui (Nikolas
Rose ou Paul Rabinow) et le fort développement des cultural
studies qui réfiéchíssent avec Michel de Certeau, Pierre Bourdieu
et Foucaulr aux relacions entre cultures populaires, cultures corn­
munautaires et pouvoirs.

2­ Voir sur ce point • Survciller er Punir de Michcl Foucauh •, PUCIMEC ainsi que
l'erucmble de la collecrion « Rcgards critiques » qui s'esr chargé pour chaque ouvragc
de Foucault de répertoricr les premierscommemaircset surrour les premierescritiques.
100
L',,d,¡p, des i,;.., +
Ce moment marque un important changemenc dans le rap­
porc a l' ceuvre de Foucault, qui deviene plus patrimonial. Si
certains s'occupenc de classer les différencs écrits désormais dis­
ponibles, d' a u tres s'inquietent de cerrains usages qui se popula­
risenc. C' est le cas, par exemple, du sociologue Pierre Lascoumes
lorsqu'il va réfléchir a l'emploí des concepts foucaldiens et en
a
parriculier celui de « gouvernemencalité » poUI décrire la mise
en ceuvre des politiques environnemencales. Commenc résis­
ter au simple effet de mode? Foucault peuc­il offrir aux cher­
cheurs aurre chose que des notions clés en main: des regles pour
construire leur propre objet?
La fin des années 1990 verra se mulriplier les discussions,
parfois ápres, concernanc I'intérér des concepts foucaldiens pour
les sciences sociales. judith Butler, avec Troubles dans le genre
a
(1990), reviene sur I'analytique foucaldienne partir de sa cri­
tique de la distinction entre « sexe » et << genre ». Mais ce sonc
aussi, en anrhropologie, les discussions qui s' organisenc avec le
groupe « Matiere a penser », animé par jean­Francols Bayarc et
Jean­Pierre Warnier, qui cherche a cendre compre de l'exercice
réel du pouvoir (par le corps et les objets), en particulier dans les
royaucés afrícaines. De son coté, l'anthropologue Marc Abéles,
en allane au cceur d'institutions tres centrales, s'inspire expressé­
menc de Foucaulc pour poser comme luí la question du « com­
menc » de l' exercice du pouvoir, déplacanr ainsi la représencacion
que l'on peut se faire sponcanémenc du polírique.
Un Foucaulc « diagnosticien de l' actuel » commence a érner­
ger. Pour le sociologue Robert Castel, cet usage permec de cendre
compte d'une réalité sociale actuelle a partir de ses transforma­
tions historiques. 11 iy attellera lui­mérne dans LesMétamorphoses
de la question socia/e (1995). Il s'agit, avec Foucault, de prendre
l'actualiré comme point de départ et de réaliser une« hisroire du
présenc », c'esr­a­díre d'analyser la « provenance » de cercaines
de nos prariques, de nos choix, en repérant leurs matrices, leurs
foyers d' émergence, leurs poincs de problématisation.
Mais ce sonc surtout trois notions qui vont plus particuliére­
menc essaimer dans l' ensemble des sciences humaines et sociales
(SHS): biopolírique, disposicif et hétérotopie (voir glossaire).

101
Celle de « biopolitíque » va connairre, dans un premier
ternps, de nombreuses interprérations philosophlques de la pare
d'auteurs comme Giorgo Agarnben, Roberto Esposíro mais aussi
Peter Sloterdijk et Toni Negri. Pour les SHS, la notion va per­
mertre de requalifier et de fédérer des recherches qui auparavant
étaient isolées et parfois érrangeres les unes aux autres. Aucour
des sociologues Didier Fassin et Dominique Memmi vont se
a
mulciplier les mises l' épreuve de cecee notion dans des « ter­
rains » actuels (biomédecine, biotechnologie, contraceprion,
avorternent, procréation, euthanasie ... ). Pour eux, le rapport
qui s'ese engagé depuis le xvm' siecle entre la vie humaine et
le champ d'intervention du pouvoir continue de faire actualicé.
Príncipe de précaution, de bioéthique, de disposicifs de controle,
surveillance électronique ... Le speccre des objecs susceptibles de
relever de la biopolitique ne cesse de s' étendre dans la mesure oü
u suffir qu' elles affectent les condirions de la vie des popularions
hurnaines.
La norion de « disposirif » va, quant a elle, connaitre une
résonance importante en hisroire et en anrhropologie. Elle offre
l'avanrage de saisir que les choix opérés par les acreurs sont
négociés, débatrus, voíre imposés. La citation désormais cano­
nique de Foucault serc de base a ces rravaux: le disposírif ese
« un ensemble résolument hérérogene, comportant des discours,
des instirutions, des aménagemencs archirecruraux, des déci­
sions réglementaires, des lois, des mesures adminístratives, des
énoncés scientifiques, des proposirions philosophiques, morales,
philanthropiques, bref: du die, aussi bien que du non­dír' ».
La chéorie foucaldienne du dispositif se renouvelle depuis une
a
dizaine d'années travers la tradition sociologique commencée
par les rravaux du Centre de sociologie de l'innovacion (autour
entre autres de Madeleine Akrich, Michel Callan, Antaine Hen­
nion et Bruno Latour) mais aussi ceux de Science and Technology
Studies (STS). Elle ese aussi entrée dans les sciences de la cornrnu­
nication, en permettant d'insister sur le róle des disposirifs tech­
niques daos l' organisacion des sociérés. La revue Hermés, dirigée
par Dominique Wolton, en faír un modele alcernacif d'analyse de

3· M. Foucault, La Vo/onti tk snuoir, Gallimard, 1976.


102
L',,d,¡p, des i,;..,

l'action des individus, rendanr possible l'alliance entre diverses


+
approches: ergonomique, psychologique, anthropologique"...
La derniere notion, celle d' « hétérotopie », ese largement
reprise par les géographes, par exemple, mais aussi, de facón
plus inattendue, par les architecres. Avec l'ensemble des aurres
concepts spatiaux de Foucault (comme le panoprique), elle ese
particulíerement utilísée pour essayer de poser a nouveau frais la
question de l'espace et de l' espacement, des lieux, des surfaces,
des rrajectoires.

Aujourd'hui: nouvelle génération, nouveaux territoires


On ne compre plus aujourd'hui les accualisations, prolonge­
ments et adaptations des principales hypotheses de Foucaulc. La
publication des CEuvres dans la collection de la Pléiade, si elle
a
constitue n'en pas douter l'ulrime consécration du philosophe
post­mortem, a permis de stabiliser un rexte sur lequel de nou­
veaux chanriers s'ouvrent. C'esr désormais une autre génération
de chercheurs ­ générarion qui n'a pas connu Foucaulr de son
vivam­ qui s'occupe de falre émerger ces nouvelles proposirions
de recherches comme celle de Guillaume Le Blanc qui tente, a
parcir d' une relecture d' Histoire de la folie ( 1961) et des cours au
College de Prance, de saisir les différenres formes de disqualifi­
cation, de fragilicé et d' Inuisibilire sociale (2009) qui touchent
nos sociétés. Pauvreté, précarité, vulnérabilité sonr des « objers »
foucaldiens lorsqu'ils permettent de comprendre comment ceux
que l' on appelle les précaires résistent en rerournant leur dési­
gnation ou en détournant les normes sociales en vigueur.
Lanalyse foucaldienne de la clinique et de la saneé, elle aussi,
n' est plus seulement l'apanage des hiscoriens de la médecine et
plus généralement des sciences. Le livre ne sert plus seulement a
dérnonrrer que notre société ese rnarquée depuis le XVIII' siécle
par un nouveau type de rnédecine. Désormais, les arguments
foucaldiens sont utilisés pour dénoncer la rnédicalísarion de
la société et surtout les effets des poliriques de précaution en
rnatiere de saneé publique, qui se rraduisent par la construction
de dísposítífs de surveillance et de gesrion des menaces émer­

4­ Rcvuc Herma, nº 25, 1999.


103
gentes. Le rapport de Foucault a la marérialité des discours et
au starut de l'aureur a lui aussi été repris récemment daos un
cadre nouveau, que ce soit par Roger Chartier et son hiscoire de
la rnatérialiré des cextes, ou Christian Jacob avec son anthropo­
logie des savoirs qui se donne précisémenc pour objer de com­
prendre commenc sonc produites, conservées et cransmises les
connaissances humaines, suivant en cela le principe foucaldien
que les « savoirs » doivenr erre vus a la fois comme des configura­
tions hisroriques variables et instables, mais surtout comme des
« pratiques » de connaissance. Une cransformation qui permet
d' échapper a la distinction du scíenrífique et du non­scíenti­
fique, mais surtout du rationnel et de son contraire, De ce point
de vue, les sciences, comme toute forme d'activité humaine, onc
une dimension sociale, elles sonc le produit de négociations,
de conflics, de collaborations entre acteurs humains et non
humains, individuels et collectífs.
Plus généralernent, c' ese la question du rapport savoir­pou­
voir qui connait aujourd'hui un regain de vigueur: des anthro­
pologues, tel Nicolas Adell avec son Anthropologie des sauoirs
(2011), s'incéressent a la fonctíon dassificacrice propre achaque
sociécé, et tentent d' exhumer les savoirs ensevelis, masqués ou
assujertis, que Foucaulc avait appelés daos les années 1970 « le
savoir des gens». Certe récence thérnatisation des rapports pou­
voir­savoir se trouve égalemenc au cceur des érudes postcolo­
niales ou subalternes. Les travaux d'Edward Saíd ou d'Achille
Mbembe, les critiques de Gayatri Chakravorty Spivk monrrent
comment, toujours avec Foucault, il est possible d'enclencher
une histoire critique de l'Occident qui rend attentifs les histo­
riens au discours sur l' autre, l' étranger. Surtout, en procédant
a une relecture des archives et en s'interrogeant sur les savoirs
produics, leurs circulations, leurs appropriations, les érudes post­
coloniales vérifient sur le cerrain la critique foucaldienne d'une
a
propension des sciences humaines figer le monde social.
Un Foucaulc éconorniste, critique du néolibéralisme, se
dégage également depuis la publication des cours au College
de France de 1978 et 1979 daos lesquels l'analyse porte sur
les technologies sociales, leur hybridacion et leurs effets sur la

104
L',,d,¡p, des i,;.., +
maniere de « faconner les gens » et de gouverner a discance. On
recrouve ici un Foucault « critique » qui cherche a démasquer
les rapports de forces, les stratégies et les agencemencs divers qui
contraignent les individus a se conformer aux regles sociales. Des
travaux qui sont aujourd'hui largement repris dans les études de
sciences de gescion et de management pour mertre en lumiere
l'aspect disciplinaire de 1' organisation des enrrepríses.
Comme toutes les cartographies, celle­ci ese incomplere,
imparfaíte, tantót trap spécífique, tanrót trap vaste. Elle moncre
cependant que la plupart des auteurs qui cherchenc aujourd'hui
a se loger dans la pensée foucaldienne sonc obligés, en mérne
cemps, de la rravailler de l'intérieur, opérant par déplacemenrs,
déséquilibres, mouvements et reprises. Certains de ces auteurs
ont lu ses textes en profondeur, sont imprégnés de sa pensée et
sont soucieux de la prolonger ou de la discuter, A cela, on peuc
ajourer cous ceux qui décident de s'inspirer forcement de son
rravail sans le citer explicirernenr, ceux qui le dérournenr, ou
ceux qui en fonc un usage plus superficie]. On peut se rallier a
l'analyse de l'historien David Halperin, connu pour ses travaux
sur l'homosexualité, qui déplore une tendance a « l'invocarion
devenue presque rituelle du nom de Michel Foucaulc avec pour
effer de réduire sa pensée a une poignée d'idées et de slogans
aujourd'hui si courants qu'ils rendent parfairemenr accessoire la
Iecrure de ses textes? ». Quoi qu'il en soit, ces usages, dans toure
leur variété, rnettent Foucault a l' épreuve. Un juste retour des
choses?

jean­Francoís Berc

5· D. Halperin, Oublier Fouca11/t. Mode d'emploi, Epel, 2004.


105
CARTOGRAPHIE D'UN PAYSAGE
PHILOSOPHIQUE

L a place de Michel Foucault dans le paysage de la pen­


sée contemporaine est a la fois évidente et complexe.
Evidente, parce que personne ne songerait a en nier aujourd'hui
l'importance, et parce que les identificarions de son travail ont
foisonné depuis pres de soixante ans. Foucault strucruraliste ou,
selon les cas, postsrrucruralísce, Foucault auteur phare de cette
french theory que les milieux universitaires américains nous ont
a
tant enviée (et qu'ils ont conrribué largemenc conscruire eux­
rnémes), Foucault philosophe de la « pensée 68 » (si tan e ese que
l' ériquerte ait jamais eu une consistance historique véricable) : les
cacégorisarions n'ont pas manqué, tour comme le recours aux
« effets de génération » ou aux « ressemblances de famille » sup­
posées, comme l'associacion syscémacique ­ forr peu incerrogée
en elle­rnérne, mais beaucoup pratiquée ­ de la pensée foucal­
dienne a d'autres ­ celles de Gilles Deleuze ec Félix Guarrari, de
Jacques Derrida ou bien encore de Jacques Ranciere par exemple.
Or tour cela ese bien plus compliqué qu'on le croir , vouloir
survoler cecee complexicénous ernpéche sans doute de prendre
la mesure de la spécificité véritable de la pensée foucaldienne au
sein de son propre contexteintellecruel. 11 ne s'agir bien entendu
pas ici de faire valoir le souci d'une fixation ou d'une identifica­
tion « pures » de la démarche de Foucault: ce serait, a posteriori,
a
le plier une logique d'objectivation et d'immobilisation qu'il
auraic lui­mérne eue en horreur ­ on se souvient sans doute de
cecee phrase de L'Archéologi,edu sauoir (1969), devenue une sorce
d' érendard de sa pro pre posrure: « Ne me demandez pas qui je
suis et ne me dices pas de rescer le rnérne : ceci ese une morale
d'érar civil; elle régic nos papiers. Qu'elle nous laisse libre quand
il s'agit d' écrire. »

106
Différences et rémanences
En revanche, faíre retour sur ce qui a effeccivemenc carac­
cérisé son cravail a l'incérieur d'une cartographie générale de la
pensée francaise a parcir du début des années 1960 aide pro­
bablement les lecteurs que nous sommes a s'oriencer dans un
double paysage. Le premier, cese, nous l'avons rappelé, celui qui
caractérise la philosophie francaise a partir des années 1960 (et
probablemenc, des avant, depuis le milieu des années 1950), et
done rares onc été les tentatíves de repérage et de compréhension
autres que schématiques ­ un peu comme s'il fallaic appeler de
nos voeux aujourd'hui un travail archéologique sur la maniere
done se discribuent et se clivenc les discours de la philosophie et
des sciences humaines en France apres 1945. 11 s'agirait alors de
faire émerger l'épiscéme de ces discours, c'est­á­dire, comme le
dira Foucaulc lui­mérne pour définir cecee notion qui fue si cen­
rrale dans son travail, l' espace de leurs « dífférences » ec de leurs
« rémanences », de leur dísrribution ec de leurs relarions. Mais
il s'agiraic aussi de donner a voir cec aucre paysage ­ lui aussi
exrrémernent riche ­ qui ese celui des leccures ec des usages phi­
losophiques de Foucaulc aujourd'hui. Or l'une et l'autre chose
sane probablemenc plus liées qu' on le croic ­ parce que se repro­
duisene dans norre propre actualicé les clivages qui onc marqué,
il y a maineenanc plus de quarance ans, les débucs de la recherche
foucaldienne et qui en fonc toute la spécificiré.
Cecee particularicé du travail foucaldien ese en réalité au
moins double. Elle consiste en effec a critiquer de maniere radi­
cale le prívilege, jusqu'alors total, d' un sujec hérité de la phi­
losophie classique et réaffirmé jusqu'au xx' siecle ­ cecee figure
auconome, aucodonnée, fondatrice et non quesrionnée, et qui
traverse la pensée philosophique « de Descartes a la phénorné­
nologie », comme le répétait souvenc Foucault lui­méme. Mais
a
elle consiste égalemenc redoubler la critique du coté d'une
représencacion de l'histoire identífiée comme étant de macrice
hégélienne, considérée comme linéaire, continué, dialeccique et
réléologique, et done coure l'encreprise foucaldienne n'aura de
cesse de déconscruire la domination. Cette double destitution ­
du sujet et de l'histoire ­, Foucaulc la parcage bien encendu avec

107
d'autres, des le début de son cravail: la proximiré avec le srruc­
curalisme (tour d'abord sans doure réelle; puis, une foís qu'elle
aura été remise en cause par Foucault, a parcir de la seconde
moitié des années 1960, malgré tour réaffirrnée, envers et contre
tout, par certaines lectures posrérieures) se fonde sur le premier
aspecc de la critique; quane au second, il nourrira par exemple le
voisinage de Foucaulc avec Deleuze, en particulier a rravers une
commune référence a Friedrich Nietzsche, littéralement utilisé
comme « machine de guerre » conere un hégélianisme consi­
a
déré l'époque comme dominan e dans les milieux universitaires
francais.

Le temps de la subjectivité
Pourtant, tour n'esc pas si simple. Parce qu'á la critique du
« a
sujet », Foucaulr ne fair pas suivre, contrairemenr ce que fone
a l' époque les scructuralisces ou, de maniere un peu di.fférence,
Deleuze, la descripcion et l'analyse de « processus sans sujet »,
de strucrures, de dispositifs valanr comme rels en eux­rnémes.
Ec que, de la mérne maniere, Foucaulc ne déduic pas de la cri­
tique de l'histoire linéaire, continue, dialeccique ec céléologique,
la nécessité pure et simple de se passer de rout gesce d'historici­
sacion, ec de penser désormais la philosophíe concre les enquétes
de type hiscorique. Bien au contraire, des le débuc des années
1970, le rerme « subjeccivieé » viene chez lui occuper le terrain
déblayé par la critique de la forme­su jet; quane au rapport a
l'hisroire, il ese loin de se condure par son exclusion hors de
l' enereprise philosophique, et caractérise au concraire son cravail,
des les premiers livres, comme une hiscoire ­ une aucre hiseoire
­, done il emprunee la figure disconcinue, non linéaire, absolu­
mene non dialectique et totalement dépourvue de te/os, de tour
a
bue, tout la foís au travail de Georges Canguilhem, done il ese
a
tres proche, et celui de certains hiseoriens qui lui sont contem­
porains et avec lesquels il ne cessera des lors de dialoguer.
Subjeccivacion et hiscoricisacion, en lieu et place du sujet et
de l'hiscoire, done: voila la particularicé de Foucault dans son
propre coneexce. Foucault, par ce rerrne de subjectivacion, encend
non pas un sujet donné hors de toute hiseoire, et qui en devien­

108
C.'°'"""' Joo""""' ph1o.opl,..,

draic done tour a la foís la condicion de possibilicé et l'acreur


+
tour­puissant, mais des manieres d'erre sujet, e' esr­á­dire aussi
des modes de consrructions du sujer, qui sonc variables, se redé­
finissenc et se cransformenc au gré de l'hisroire, et donnenc a voir
les différents visages du sujet comme autanr de consrrucrions,
de producrions hiscoriques situées et par conséquenr dérerrní­
nées, « localisées », « périodisées ». Les modes de subjectivation
a
appartiennenc l'histoire : ils y émergenc ec s'y effacenc, en sont
traversés ec sans cesse modífiés. On voit done a quel point les
deux thémaríques ­ enquéte historique d'une pan, rravail sur
les manieres de produire des formes­sujecs de l' autre ­ onc parrie
liée: pas de dehors de l' hiscoire; mais a l' in verse, pas d'hisroire
sans une variacion des procédés de subjectivacion qu'il s'agit pré­
cisérnent d' enquéter.
A l' époque, cares sont ceux qui percoivenr cecee double
dimension ­ et ce n'ese sans douce pas un hasard si, du cóté des
hístoriens, la compréhension de la spécíficíré foucaldienne ese
plus grande qu'á I'intérieur du débat philosophique stricto sensu.
Pour un Michel de Certeau ou un Paul Veyne, qui saisissent
immédiarernent de quoi il en recourne, combien ont main­
tenu dur comme fer l'idée d'un Foucaulc ayant, avec la fameuse
« more de l'homme » qui cloc Les Mots et les Cboses, embrassé
une sorce de scruccuralisme d'autant plus dur qu'il revendí­
quaic simultanérnent son nieczschéisme et qu'il semblaic vouloir
prolonger, sur le terrain des sciences humaines, quelque chose
comme un écho de la more de Dieu ? A cela pres que, si l' on
reviene a ces quelques lignes tant discutées et décriées al' époque,
on ne peut qu'étre frappé par l'énorme décalage entre ce qu'on
leur a prété et ce qu' elles disenc effectivement: simplemenc que
tour objet de représencacions et de discours ­ par exemple cer
objet spécifique qu'est l'homme ­ ese le produit d'une certaine
configuration historique: qu'il s'inscrit dans une périodisation
qui le voir émerger , et que des lors, sa disparition possible ese
logiquemenc inéluccable. Ou encore: que ce que nous appelons
« homme », non comme réalité mais comme objet de connais­
sanee et de discours ­ cec objer qui est au coeur de l' économie
complexe des sciences humaines ­, n'existe pas autremenr que

109
sur un mode d'étre historique. Bien plus qu'un nierzschéisrne,
ou qu'un srructuralisme dur, on esr ici daos le geste d'historicisa­
tion radicale d'une enquéte porranr sur les modes de pensée ­ ce
que Foucaulr, une foís entré au Collége de France, enseignera
comme une « histoire des systemes de pensée », ou si l' on veur,
l' idée d' un constructivisrne historique poussé a l' extreme. 11 ne
s'agir pas pour Foucault de proposer une étude de la maniere
dom un objet constanc (par exemple l'homme) a varié daos l'his­
toire, mais bien au contraire une enquéte sur les déterminations
a
historiques qui onc porté ce rnéme objet apparaírre en tant
a
qu' objer, c' esr­a­dire étre construir ­ contre (ou en alterna­
tive par rapport a) d'autres constructions d'objer, qui l'avaienc
précédé, et daos l'attente, saos doure, d'autres constructions
a
encore ­, vouées tót ou tard le remplacer.

Quatre grandes familles


Si nous rappelons tour cela, disions­nous, c'esr parce que les
lecrures et les usages de Foucaulr nous semblenc aujourd'hui s' or­
ganiser exacternent aurour de ces deux póles ­ double critique
du sujer classique et de la représenration hégélienne de l'histoire
d'une pare, et rentative d'y substicuer un constructivisme histo­
rique, disconcinu et non téléologíque, done l'hisroire des modes
de subjectivacion (encore une fois: des manieres historiquemenc
déterminées done un sujet ese conscruit en rant que sujet, c'est­
a
á­dire la foís comme objec de connaissances et de prariques et
comme sujet de lui­méme) occuperait exacremenc le centre.
De maniere tres schématique, la carrographie des érudes
foucaldiennes en philosophie nous semble pourvoir s' organiser
aujourd'hui autour de quatre grandes familles, qui ne sont bien
encendu pas étanches, et qui perrnettent souvenc a un rnéme
chercheur la circulation de l'une a l'autre.
La prerniere pourrait étre celle des lectures philologiques des
a
textes de Foucault: intirnement liée un « momenc » qui fue
celui de 1' établissement des textes et de leur publicarion, en par­
ticulier autour de deux entreprises éditoriales qui ont éré fonda­
mencales et d'une troisierne, récence ­ la publication des Dits et
Écrits chez Ga!Jimard en 1994, et celle, depuis plusieurs années,

110
C.'°'"""' Joo""""'
des cours au College de France, d'une pare; celle d'un volume
ph1o.opl,.., +
Foucaulr dans la Pléiade1 -, elle regroupe a la foís des proches ec
des collaborateurs de Foucaulr, et route une seconde génération
qui s' ese formée dans ce formidable laboratoire de lecture dom
l'Associacion pour le centre Michel­Foucaulr a éré, des sa fonda­
tion, dans la seconde moitié des années 1980, le cceur véritable.
A cette mérne famille appartiennent également ­ en France
comme a l' étranger ­ des chercheurs qui ont choisi de travailler
de maniere « interniste » sur te! ou rel grand livre, sur re! ou tel
moment de la production foucaldienne, et qui tentenr encore
aujourd'hui d' en éclairer la difficíle mais incontestable cohé­
rence. On reconnaitra ici, dans une liste qui n'est bien entendu
pas exhaustive, les noms de Frédéric Gros et de Michel Senellart,
de Philippe Artieres et de Francois Ewald, de Philippe Chevallier
et de Daniel Deferr, de Philippe Sabor et de jean­Francoís Bert,
de Daniele Lorenzini et d'Arnold Davidson; et de tant d'autres
encere, qui, en France comme a l' écranger, « travaillent » le cor­
pus dans un rapporc érroit aux textes eux­rnérnes.
La seconde grande famille réunic en revanche rous ceux qui
rentent, dans une volonté de prolongemenr et d' actualisation
d'enquétes menées par Foucault lui­rnéme, d'acrualiser ses ana­
lyses, c' est­á­dire d'interroger la maniere done, de son époque a
la nótre, les processus de construction d' objets et de discours, de
représentations et de pratiques, ont pu se transformer,se défaire
et se refaire aurrement, se transformer ­ ou bien disparaitre pure­
ment et simplement pour laisser la place a des configurations
nouvelles. Id, les exemples sonr nombreux: de la critique des
identités ­ fortement ébauchée par Foucaulr a partir de la fin des
a
années 1970 ­ I' analyse des dísposítífs de sexualité et l' érner­ a
gence des chématiques de genre ec de la pensée queer. de l'ana­
a
lycique des biopouvoirs la description des variantes contern­
poraines du néolibéralisme, de la fascination sans cesse relancée
pour les différents modes (a la fois singuliers et collecrifs) de
a
subjectivation l'idée d'une éthique prarique de l'exisrence, de
la redéfinicion de l'intellectuel comme « inrelleciuel spécifique »
a la généalogie a la fois inquiete et pleine d'espoir des formes de
1­ M. Foucault, CEwre.r, t. l. Pléiadc, 2015.

111
rnilirantisme, les champs ressaisis par la phílosophie aujourd'hui
­ d'apres Foucaulr, sans doute, mais aussi aprés Foucault. 11
s'agít en somme de jouer son travail dans une histoire ­ la nótre
­ qui est parfois devenue autre que la sienne, et d'appliquer cene
méthode de cartographie « par différenciation » qu'il pratiquait
pour saisir le « bougé » et parfois rnéme le « brisé » qui font de
l'hisroire, selon ses propres termes, l' empilement sans terme de
discontinuités et de différences. Certains des noms de l'approche
« interniste », déjá mentionnés, s'y retrouvent aussi: P. Arrieres
et F. Ewald, par exemple, mais aussi Mathieu Potte­Bonneville
et Guillaume Le Blanc, Pierre Dardot et Christian Laval, jean­
Claude Monod et Paolo Napoli, Antonio Negri/Michael Hardt
et Judich Butler, David Halperin et Donna Haraway, pour ne
cicer la encore que des noms centraux dans le débat francais
actuel.
La rroisierne grande famille comprend cous ceux qui se sonr
saisis de la « boite a outils » foucaldienne pour l'appliquer a des
champs qu'il n'avait pas lui­rnérne envisagés, a l'extérieur, done,
de sa propre enquéce: un prolongemenr non plus dans l'histoire,
mais par l' exploration de domaines ec de quescions, ec l' expé­
rirnentation de problémarisations qui se revendiquenr métho­
dologiquement et instrurnentalement de Foucault. Ici, e' ese
bien souvent d'un Foucault inartendu, libéré des contrainres du
commentaire textuel, et rendu paradoxalement auronorne par
rapporc a son pro pre travail, qu'il s' agit; si ce n'est que le double
aspect de la critique foucaldienne par lequel nous commencions
cene breve carrographie ­ encore une fois: nécessité d'une histo­
ricisation de l'enquére philosophique en lieu et place d'une phi­
losophie de l'histoire; et projec d'une histoire des modes de sub­
jectivation en lieu et place d'une philosophie du sujet ­ demeure
malgré tout cenrrale, y compris quand les champs d'applícarion
de la boite a oucils sont totalernent nouveaux. Du coté de la cri­
tique d'art et de l'esthétique, des érudes posrcoloniales ec subal­
ternes, du cinérna et du théátre, mais aussi dans l'explorarion
de thérnatiques aussi différences que l'enfance, la planification
urbaine, le développement de l'ingénierie généríque, la disci­
pline miliraire, l' éthique médícale ou les nouvelles technologíes,

112
C.'°'"""' Joo""""' ph1o.opl,..,

Foucaulr deviene ainsi le nom d'un véritable opérareur de pro­


+
blémacisation: une sorce de lunette a rravers laquelle regarder
le monde et en interroger les formes et les objers, les principes
d'organisation et les nouveautés. Des la fin des années 1970,
les écudes postcoloniales s' étaient emparées des analyses fou­
caldiennes (non pas sans avoir exprimé, parfois, des désaccords
assez profonds avec la scricce « occidenralité » foucaldienne) ­ on
a
pense par exemple Edward Saíd, mais aussi, plus récemmenc,
a Gayatri Chakravorcy Spivak ou a Dipesh Chakrabarry, er aux
travaux d'Ann Laura Stoler ou d'Elsa Dorlin.

Les pensées de l'impersonnel


Enfin, il reste la quarrierne famille ­ celle dont la notoriéré
a été, ces dernieres années, la plus grande, y compris (surtout ?)
sur la scene internationale: on y trouve quelques remarquables
philosophes pour lesquels la référence a a
Foucaulr ese la fois
savance (e' esr­á­dire in cerniste, dans un souci presque philolo­
gique des cexces), parfois actualisée, parfois aussi « instrumen­
cale » et appliquée a des champs nouveaux, dans un effer d'em­
piérement des trois premíeres familles que nous avons jusqu'á
présent identífiées. A ceci pres qu'ici, la double spécificité foucal­
dienne ­ historicisarion, subjectivation ­ disparaít rotalernent:
les concepts foucaldiens sont promenés le long des chemins de
l'hisroire sans plus aucun souci de périodisaríon et la desrirution
de la forme classique du sujet laisse derriére soi la pure trace
de son manque, quand elle n'ese pas ouvertemenr revendiquée
comme la seule maniere de se soustraire aux pouvoirs. Chez
Giorgio Agamben, qui ese sans doute celui qui a poussé le plus
loin tour a la fois la déshisroricisation et la désubjectivation, ou
chez Roberto Esposito, lui aussi tres fin connaisseur de la pen­
sée francaise, les mérnes thernes, des lors, reviennent, malgré la
différence des pensées respectives de l'un et de l'aucre: pensées
de l'impersonnel, de la troisieme personne, ou de la « déprédí­
cacion » du sujet; pensées de la biopolitique érrangernent décro­
chées de la périodisarion foucaldienne, déliées de leur ancrage
dans une économie polirique (la gouvernemencalicé libérale)
pourtanc historiquemenr déterminée, devenues en quelque sorce

113
des foucaldismes non historiques, fascinés par les devenirs sans
sujets, par les díspositífs et les processus, les paradigmes généraux
et presque structurels (l' état d' exception, pour l'un; I'immunité
pour l'autre), et faísant partouc jouer les mérnes concepts, de
l'Anriquité a la pensée rnédiévale, de la pensée polírique moderne
a notre propre XXI' siecle ...
Alors on <lira: oui, mais la grandeur de Foucault est de ne
pas avoir laissé d'école, et d'avoir ernpéché par avance la for­
macion d'une regle: nulle orthodoxie, done, mais des usages et
des essaimages. On aura raison. Sinon que ce qui faír la qualité
d'un geste, c'est aussi la posture qu'il engage; et qu'á trop étre
attentíf aux seuls concepcs, parfois, on oublie qu'ils ont engagé
une attitude philosophique, ce que, a la fin de sa vie, Foucault
nommait une éthique ­ et que cecee éthíque­la se laisse difficile­
rnenr penser sans historicisarion de ses modes, de ses pratiques
et des formes de subjectivation qu'elle engage.

Judith Revel
« On a trop oublié ses premiers livres »
Le regard de Philippe Raynaud

Professcur de pbilosophie et de scicnce politiou« a l'université


Paris-Il, Philippe Raynaud a publié La Policesse des lumieres. Les
lois, les moeurs, les manieres (Gallimard, 2013).

« Michel Foucault a renouvelé les themes er la maniere de


faire de la philosophie. ll appartenait a une génération brillante
de phílosophes dont la plupart faisaienr surtout de l'histoire de la
philosophie et de l'analyse des sysrérnes. Foucault a cherché une
autre voie et a rencontré des rhernes comme l'histoire de la folie
qui allaicnt entrer en consonance avec les grands problérnes de son
époque.
Je crois que I' on peut distinguer deux périodes dans l'ceuvre
de Foucaulr: une qui court des premiers livres jusqu'á Les Mots et
les Choscs ce a L'Archéologic du sauoir. La sccondc commence avec
Surueiller et Punir et s'accornplit avec les rravaux sur l'hisroirc de la
sexualicé ce l'hístoire de la subjectivité ce avec roures les recherches
sur la "bíopoli tique".
Aujourd'hui, on retiene d'avantage la deuxíeme parrie de I'oeuvre
de Foucaulr. Certainement parce qu'il y a, avec la publicaúon
progressive des cours au College de France, des textes nouveaux qui
entretiennent l'intérét, Mais je trouve Histoire de la folie d'une part
et Les Mots et les Cboscs de l'autre tres stimulants méme si je ne suis
pas convaincu par leurs conclusions.
Dans Les Mots et les Choses, par exemple, il érablit de maniere
tres éclairante la solidaricé entre les philosophies de la liberté et la
naissancc des sciences humaines. En simplifianr, la these de ce livre
ese que les scienccs humaincs naissent a la fin du XVIII' sieclc, le
point d'articulation étant la philosophie d'Emmanuel Kant. Pour
Foucaulc, nous passons alors de la liberté créatrice de l'individu a la
recherche de structures par lesquelles les comporcements sont sournis
au déterrninisme et susceptibles d'étre étudiés. Avec la naissance
du strucruralisme, a l'oeuvre dans la linguistique structurale, la
psychanalyse lacanienne et l'anthropologíe de Claude Lévi­Strauss,
Foucault annonce la "more de l'homme" car nous n'aurions plus
affaire ni a la liberté créatrice ni a la diversité empirique mais a
la recherche de structures générales plus importantes que le sujec.

117
11 me sernble que c'est la une exagération de la nouveauté de ces
savoirs, et de la rupture qu'ils représentent avec ce qui précede. Je
ne crois pas que la naissance du structuralisme ait marqué la fin de
l'homme. Comme souvenc avec les rhéses foucaldiennes, je préfere
les prémisses aux conclusions.
Foucault avait le génie des problernes. J' ai éré amené a relire
ses travaux sur la naissance du néolibéralisme. Il percoír beaucoup
de choses alors que Iorsqu'il écrit, au début des années 1980, le
néolibéralisme est a peine en formation. Il posséde un sens aigu de
la découverte des questions mais je doute qu'il ait une philosophie
originale. Pour moi, il y a une oeuvre de Foucault mais il n'y a pas
de philosophie de Foucault. C'est un nietzschéen parmi d'autres.
Sa maniere de rnetrre en scene les choses, cene combinaison
d'hisrorien et d' écrivain doté d'une grande culture philosophique ese
remarquable. Mais les concepts foucaldiens, rels que"!' épistéme", "le
biopouvoir", ou "la gouvememerualité" sonr davanrage des modeles
d'inccrprécacions de l'histoire que des conccpts philosophiques.
Foucaulc a fourni une ceuvre tres importante mais son originalité
n'esr pas rant phílosophique qu'hístorique. On peuc erre un grand
auceur sans étre un grand philosophc ... »

Propos recueillis par Céline Bagaulc


FOUCAULT ET I;ÉCOLE
Une étrange absence

« L es prisons ressemblent aux usines, aux écoles et aux


casernes, aux hópitaux, qui ressemblenr tous la pri­
son 1• » La troisierne partie de Surveiller et Punir (1975) ese un va­
a
et­vient entre l'hópital, la caserne, l'usine et l'école, ouvrant un
programme de recherches sur l'école. Pourtant, dans l'ensemble
des travaux francais se réclamant de la sociologie plus ou moins
implicire de Michel Foucaulr, il faut nocer l'absence de l'école. A
l'exceprion d'un livre remarquable de Guy Vincenr' et de nom­
breux travaux sur le corps, le sport et l'éducacion physique", per­
sonne ou pas grand monde ne s'esr lancé dans l'analyse de l'école
armé des concepts de Foucaulc. Personne n'a vraimenr comparé
l'école a l'hospice et a la prison. Cecee absence ese d' auranr plus
étrange que les concepts foucaldiens trouveraienc dans l' école
un cerrain particulierement favorable: savoir/pouvoir, gouverne­
menralité, régimes de vérité, subjectivation... pouvant s'appli­
quer quasi mécaniquement aux disciplines, aux programmes,
aux formes d' autoricé, aux regles du controle des corps, au dres­
sage moral, au systerne des notes qui régissenr l'école.

Lécole a une autre histoire


La prerniere difficulcé ese d' ordre hiscorique ou généalo­
gique car l'histoire de l' école entre mal dans le cadre tracé par
Histoire de la folie et par Surueiller et Punir. Dans ce dernier livre,
Foucaulc consacre de nombreuses pages a la Conduite des écoles
cbrétiennes ( 1704) de Jean­Baptisce de La Salle, suggérant ainsi
un déplacernenr du modele panoprique vers l'école. Cependanc,
l'obsession de controle et de la discipline, le goút des classements

1­ M. Foucaulc, Siirveiller et Punir, Gallimard, 1975.


2­ G. Vincenr, L'JJcole primairefranraiu. Presscs universitaircs de Lyon/MSH,1980.
3­ G. Vlgarello, Le Corpsredress«, 1979. rééd. Armand Colin, 2004.

119
et des examens sonc bien ancérieurs a « l'invenrion » de la pri­
son et du systeme panoptique. Mérne si c' esr la moderniré qui a
étendu le regne de l' école dans toute la sociéré, la forme scolaire
elle­méme (le systerne des disciplines, des notes et des examens)
doit plus aux rnonasteres et surtout aux colleges des jésuites
de la Contre­Réforme qu'á la Révolution et aux Lurnieres. Le
théme de la rupture, essenciel dans le travail de Foucault sur le
grand enfermemem et sur la prison, ne se décline pas de la mérne
maniere dans le cas de l'école. Lexrension, mais pas la créarion,
du regne scolaire s'inscrit dans crois grandes rnurarions : l'instal­
larion de régimes démocratiques exigeant la formation d'un sujet
a a
cicoyen la place ou cóté d'un sujet chrétien; la création d'une
nation imposant une culture nationale transrnise par l' école",
la lente substitution d'une société rnérirocratique « ouverte » a
une société « fermée » de casces et d'hérirages. Si l'on raisonne
en termes de travail instirurionnel, de controle, de disciplines et
de morales, on peut dire que l'école s'éloigne progressivemenc
du couvenc sans que la structure symbolique du rravail péda­
gogique en ait été forternent affectée". La ruprure moderne ese
dans le concenu des valeurs enseignées a l' école qui passenc de
la religion a la raison, mais certe rupture n'esr pas dans la forme
scolaire elle­mérne: rien d' équivalent au passage de la nef des
fous a l'asile ou du supplice a la prison.
La singularicé de 1' école tiene a ce que la discipline scolaire
vise et ne peut que viser le consencement des éléves. Histoirede
la folie et Surueiller et Punir ne disent pas grand­chose des fous
et des délinquants; tout se passe comme si les cibles des instiru­
tions n' étaient que des représentations et des corps sur lesquels
s'exercent des disciplines. Le pouvoir s'y déploie de facón pure
au­delá des srratégies et des intentions des individus qui ne sont
que des passeurs ou de simples supports des systérnes de pouvoir.
Or, les apprentissages scolaires exigenc un consencemenc sub­
jectíf une adéquarion des intenrionnalirés, un systeme de sens
partagé, une « conversion » subjecrive des éléves, conversion qui
explique l'emprise des modeles religieux a u­dela de la sphere reli­

4­ E. Gcllncr, Nasions et nationalisme, Payor, 1989.


5· F. Duber, Le Die/in de l'institution, Seuil, 2002.
120
gieuse elle­mérne. La répression ec la violence y jouenc un role,
ro....,, rt '""" +
mais elles ne peuvent étre au cceur d'une relarion de pouvoir qui
ne fonctionne que si les individus s'y engagenc subjeccivemenc.
On peut apprendre a se laver les dencs, a s'habiller, a se tenir
droit et a étre vertueux gráce a un sysrerne subcil de sanctions
et de récompenses, mais on ne peut pas apprendre les rnathé­
matiques ou la philosophie si l' on ne se considere pas un peu
comme le sujet de ses apprentissages. Lobjecrion selon laquelle
on répondrait au probleme du consentemenc en le considérant
comme une ruse plus profonde et plus raffinée du controle et du
pouvoir ne regle pas le problerne d'une différence de fond entre
la prison et l'école.

La critique scolaire francaíse n'est pas foucalclienne


Foucault a joué un role décisif en moncranc que le régne de
la modernicé, de la raison et de la science n'érait qu'une nou­
velle déclinaison des figures du pouvoir et du controle. En ce
sens nous sommes cous foucaldiens. Mais alors que la sociolo­
gie francaise de l' éducation ese eres profondémenc critique, certe
critique emprunre eres peu a Foucault, ce qui ese d'ailleurs une
sorce de singularicé nacionale puisque la bibliographie foucal­
dienne anglo­saxonne ese considérable en mariére scolaire6. Pour
l' essentiel, la critique scolaire francaíse ne dénonce pas le pou­
voir exercé sur les éleves, elle dénonce les inégalítés scolaires.
Cette critique se développe selon deux grands argumencs aussi
peu foucaldiens l'un que l'autre.
Le premier argumenc est une critique interne a l'instiru­
tion lui reprochanc de ne pas erre a la hauteur de ses promesses
démocratiques et de reproduire les inégalirés sociales. Au fond,
la critique francaise del' école ese une critique de « croyants » qui
opposenc les promesses de justice, d' émancipation et d' égaliré
scolaires au fonctionnemenc réel de l'école. Ce cype de critique
reste dominé par l' oeuvre de Pierre Bourdieu et de Jean­Claude
Passeron qui out déployé un double raisonnement. D'un cacé,
l' école reproduit les inégalités sociales parce qu' elle ese traver­

6­ S. J. Ball (dir.), Foucault and Education, Routledge, 1990. Dcpuis 2000, plusieurs
dizaincs d' ouvragcs sonr consacrés a ce rhérne dans la litrérarure anglo­saxonnc.

121
sée par les inégalités éconorniques et culturelles qui dérerrninent
précocement les artitudes, les compérences et les arnbirions des
éleves. Selon Les Héritiers (1964), nous ne sommes pas égaux
devant l'école7• D'un autre coté, la culture scolaire aurait une
forme de « complicité » et de connivence avec la culture des
classes dirigeanres et, par le biais de son idéal rnérirocrarique,
l' école aurait pour fonction de reproduire les inégalités sociales
en les transformant en inégalités scolaires légítímes. Selon La
Reproduction (1970), la fonction cachée de l'école ese la repro­
duction masquée des inégalités sociales". Cette double critique
raisonne plus en termes d'inégalités et de dasses sociales qu' en
termes de discipline et de controle social. Lécole « laisse croire »
qu'elle est une institution autonorne placée au­dessus de la
société alors qu' elle esr complice des inégalités sociales. Si l' école
trahit ses promesses de juscice, c' est parce que le monde social esr
inégalicaire, c' ese parce que les murs du sancruaire scolaire sont
poreux, c'esr parce que nous vivons dans une sociéré de classes.
Le second argument, plus récenr, ese une défense de la voca­
tion libérarrice de l' école qui serait menacée par le marché,
l'utilicarisme et l'individualisrne, en un mor par une modernicé
libérale hostile aux fondernents de l'insritution scolaire. Non
seulement cecee derniere critiquen' ese pas foucaldienne mais elle
est presque antifoucaldienne dans la mesure oü elle défend les
régímes de vérité, les pouvoirs et les modes de « gouvernabilité »
les plus sacrés de l'école: la raison, la culture, l'esprit critique, la
nation, le « sanctuaire » scolaire ... Dans cecee perspective, l'école
serait devenue « l'arme des faibles » qui protégeraic centre le mar­
ché et les inégalités sociales, celle qui défendraít le vrai mérite
contre l'héricage et le mérite frelaté del' éconornie. Cette critique
exprime le malaise des clercs qui défendent l'image d'une insti­
rution procégeant des désordres et de la vulgaricé du monde. En
quelques années, les vices de l' école bourgeoise seraient devenus
les vertus de l' école républicaine. Alors, la culture scolaire doit

7­ P. Bourdicu er J.­C. Passeron, Les Hlritim. La ltuáútnts et la rulttm, 1964, rééd.


Minuit, 1994.
8­ P. Bourdicu et J.­C. Passeron, la Reproduction. P.limmts ¡,our une rhiorie du systeme
d'mseignemml, 1970, rééd. Minuit, 1993.

122
ro....,, rt '"""
erre défendue comme une forme de résistance de la raison et de
+
!'esprit universel contre les marchands du temple et chaque ten­
cacive de réforme scolaire voic renairre la rnéme critique: c' est la
culture qu'on assassine. Au bouc du compre, si l'école est inégali­
taire et parait se trahir elle­rnérne, c'est parce qu' elles'ese o uverte
aux quacre vents du « libéralisme ». Quand Foucault est appelé
a la rescousse, é ese pour nous dire que le pouvoir et la discipline
sont bien pires quand ils se drapent dans les voiles de la liberté et
dans l' apologie de la subjectivité qui définiraienr les pédagogies
nouvelles.

D'autrestraditions intellectuelles
Tour s'est passé comme si les sociologues francais n'avaient
jamais cru véritablement que le travail de Foucault pouvait
concerner l' école. Plus encore, ils sonc profondémenc convain­
cus que l' école ne ressemble pas aux usines, aux hópitaux et aux
prisons ... Alors que des cenraines d'enseignements sonr don­
nées a l'universicé sur les conceptions foucaldiennes du pouvoir,
du controle et des disciplines, forr peu d'enrre eux porcenr sur
l'école. 11 ese vrai que l'enseignanc qui se livreraic a cec exercice
se metrrait dans une sicuation pour le moins paradoxale. 11 tire­
rait son autoricé d'un modele institutionnel done il s'artacherait
a démontrer la vacuité , il développerair une critique qu'il ne
pourrait pas s'adresser a Iui­rnéme sans s'invalíder, La plupart
des chercheurs en sciences sociales étant aussi des enseignants
et d'anciens bons éleves, il n'est pas impossible que leur critique
de l' école soit celle des amoureux décus, mais des amoureux
qui croient toujours dans les régimes de vériré de l'école elle­
mérne. La critique libercaire de l'école qui aurait pu s'inspirer de
Foucaulc ese restée particulierernenr discréte en France et, sur­
a
tout, elle a emprunté d'aucres traditions inrellectuelles.
Je me suis essenciellemenc intéressé au Foucaulc des disci­
plines et du controle social, sans erre certain qu'il existe vérita­
blemenc une sociologie de l' éducation de ce Foucaulr­lá. 11 ese
vrai que Foucaulc lui­rnérne a éré un mairre adulé done nous
savons qu'il n'a pas eu beaucoup de sympachie pour l'esprir liber­
caire de Mai 1968 alors qu'il en fue pourcant une icóne. Le« der­

123
nier Foucault », celui de l'échique et de la subjeccivacion9, pour­
rait probablement plus intéresser la sociologie de l'éducacion car
il s' ese consacré a l'une des énigmes majeures de la sociologie :
comment expliquer que les acteurs deviennenc des sujets « pour
soi », pour eux­mérnes, alors que la socialisacion ec, au­delá, l'en­
semble de la vie sociale, fonc que rien ne peut échapper au social,
qu'il s'agisse des « mots », du pouvoir ou du controle? Commenc
se fait­il que la socialisation nous dissolve dans le social tour en
nous permettant, parfoís, de nous en libérer? Cecee question­lá
ese celle de l'école elle­rnéme, celle d'une institution qui enferme
et domine pour essayer de libérer des sujets.

Francois Dubet

9­ l l. Drcyfus er P. Rabinow, Michel Fouca11/J. Un part:oun pbilosopbiqu«, Gallimard,


1984.
DE LA PRISON A LA LOI
Le legs juridique

O n ne sait pas au juste pourquoi l'on punir. » Cecee provo­


cation de Friedrich Nietzsche, suggéranc que la pracique
pénale est comme le dépór trouble d'une multiplicité de rnotifs
contradictoires (venger ou « remettresur le droit chemin », mettre
hors d'état de nuire ou éduquer, terroriser ou « humaniser » ... ),a
eu un role déclencheur dans l'intérét de Michel Foucaulc pour la
question pénale. Surueiller et Punir (1975) s'interroge ainsi sur la
naissance de l'instirutíon qui ese devenue la dé de voüte du sys­
terne puniríf depuis le xrx' siecle: la prison.
Le systeme juridico­pénal esr alors approché daos la maté­
rialité des techniques punitives: Foucaulc retrace la fa90n done,
en quelques décennies, en Europe, on a vu la disparirion des
supplices terrifiants mais poncruels au profir d'un contróle plus
continu et plus serré des popularions, done « l'uropie » serait
le fameux « panoptique »: ce dispositif imaginé par Jeremy
Bencham permer de voir les détenus a partir d'une tour qui
pourrait elle­rnéme erre vide mais n' en créerait pas moins un
sentiment d' erre vu.
La modernicé ne rime done pas seulement avec l'avenemenr
du « sujec de droit » démocratique: e'ese aussi l'áge d'un perfec­
tionnement du controle, de l'examen et de la gescion discipli­
naire des populations. Ce rappel converge alors avec une critique
du droit d'inspiration marxiste: loin de s' appliquer de maniere
a
égale tous, le droit « bourgeois » ménage des zones de sévé­
ricé pour les délits susceptibles d'étre commis par les « petits »
(le vol, la rapine, l'atteinte direcce aux biens ... ) et des zones
d'accornmodemenr et de « douceur » répressive pour les délits
des « grands » (fraude fiscale, détournernents ... ). Cecee analyse
du « traiternent différenriel des illégalismes » a­e­elle perdu son
actualicé? On peuc en doucer. ..

125
Une phase de critique radicale du droit
Cependanr, dire que ce droit esr inégaliraire n'a de seos que
si la critique esr menée au nom de l'idée d'un droit plus juste.
Or Foucault, daos les années 1972­1976, pousse a l'extrérne le
refus de la « représentation juridique du pouvoir1 ». ll y oppose
des stratégies de révolte, visant « l'élimination radicale de I'appa­
reil de jusrice2 ». D'ou un flirt plutót inquiétant avec le theme,
brandi alors par les maoístes, d'une justice populaire qui liquide­
rait les vestiges de l'État de droit ...
Ces prises de position polémiques, daos un contexte done
Foucault dira apres­coup qu'il était marqué par une « hyper­
marxisation » et un antijuridisme radical, sont néanmoins loin
d' erre le dernier mor de Foucault sur le droit. Des 197 4, Foucault
porte une artention renouvelée a
l'hlsroire du droit comme
théárre de « techniques de vériré' » - de l'épreuve et du serment,
en vigueur dans la Grece homérique et au Moyen Áge, jusqu'á
l'enquére et aux experrises psychologiques qui renrenr de percer
a jour les intentions et la personnaliré du prévenu moderne ...
Daos cette perspective, Foucault notait qu'avec l'insrirurion de
l'enquére, un individu quelconque peut témoigner centre un
individu de haut rang ­ un berger conrre le roi C&lipe, déjá ...
Le droit s' avere alors un instrument plus souple, daos les rela­
tions de pouvoir, qu'un simple dispositíf d'assujettissement.
Peut­on envisager un usage « antidisciplinaire » du droit?
Foucaulr en module l'hypothese a la fin des années 1970: sous
la forme d'un « droit des gouvernés' » incernationalement oppo­
sable aux abus des gouvernemencs; daos le combar pour des
« droits relationnels » done des individus (ou un mouvemenc
comme le mouvement gay) obtiendraienr la reconnaissance en
ébranlant les normes qui pénalisenr leur mode d'étre ; dans la
réflexion continuée sur le poids persistant de l'aveu dans notre
culture juridique ... Le cours récernment paru Mal faire, dire

1­ M. Foucault, Lo Volonti de sauoir, Gallimard, 1976.


2­ M. Foucaulr, « Sur la jusrice populaire. Emreden avec les "maos" • (1972), in Dits et
Écrits, Gallimard, 1994.
3­ M. Poucaulr, « La vérité et les formes jurídíques • (1974). in Dits et Écritt, op. cit.
4­ M. Foucault, • Va­r­on expulser Klaus Croissanr i » (1977), in Dits t1 Écrits, op. cit.

126
urai (2012) témoigne du dialogue noué enrre Foucaulr et cer­
o.•­• b+
raines écoles de criminologie ou de droic qui onc cherché, en
Belgique ou au Canada, a meccre en quescion la superposition
des fonctions, parfois exorbitantes, conférées aux instances juri­
diques lorsqu'elles ne prononcent pas seulement des jugements
sur des acces, mais s' adossent a des experrises sur « l'étre » des
délinquants.

Relectures et prolongements
Dans Naissance de la biopolitique (2004), Foucaulc anticipe
aussi un certain nombre de bouleversemencs acruels du droit. 11
diagnostique une érosion de la loi au profit de la norme: l'État
législateur « en majesté », qui fuir le pone, selon La Volonté de
sauoir, entre la représentarion monarchique du pouvoir et sa
représentation démocratíque­républicaine, le rappel de la loi de
a
rous par la sanccion cédent en faic la place un autre « régime de
vérité », done le paradigme ese !' horno aconomicus et ses intéréts.
11 s'inréresse ainsi a la vision néolíbérale du droir telle qu'elle
s' exprime par exemple dans un anide fameux de l' éconorniste
Gary Becker. Ce qui ese placé au centre de la réflexion néolibé­
rale, c' ese I'individu qui doit pouvoir calculer le risque er le coüt
du crime et de la sanction dans ses « anriciparions rarionnelles »,
et le calcul, par la société tour entiére, du coút de ces crimes et
de leur répression. Ces pistes d'interprétation sonc aujourd'hui
largemenc exploicées par les juristes pour analyser des évolutions
tres conremporaines (encrecien ci­dessous).
Depuis quelques décennies, le modele du marché s'ese écendu
au droit. La souveraineté, cecee forme de pouvoir tendanciel­
lemenc présencée par Foucault comme archaíque, renvoyant a
a
l'unité du monarque et la prégnance du rapporc souverain­
sujet, s'ese­elle cependant évanouie? Une reprise et une mise a
l' épreuve originale des hypotheses de Foucault a ce propos ont
a
été effeccuées par Judich Bucler5 face la siruation créée, aux
Érats­Unis et dans le monde, par le 11 seprernbre et le Patriot
Acr. J. Buder confronte l'idée foucaldienne d'un déclin de la sou­

5­ J. Buder, Vie precnire. Les pouuoirs du deuii et de '4 vio/mee ttpm le J J septembr« 200 J,
Amsterdam, 2004.

127
veraineté a une mise en évidence, inspirée par Car! Schmitr, du
poids persisrant de la souveraineté comme pouvoir de suspendre
la loi. La sicuation d' exception, la consrirurion de zones de non­
droir extraterritoriales aux États­Unis (Guantanamo), I'autorisa­
tion de la torture, la « guerre concre le terrorisme » sonc autant
de signes que l'histoire de la souveraineré n' ese pas terrninée,
mais qu' elle doit étre aussi compliquée par la prise en compre
des srratégies de « gouvernemencalisacion de l'État » analysées
a
par Foucault: délégation des groupes privés d'anciennes préro­
garíves étatiques, réduction de pans de l'administrarion érarique
au nom d' une efficacité pensée sur le modele de 1' entreprise et de
l' économie. . . Ces processus n'empéchent pas le retour soudain
d'un État qui, au nom de la situation exceptionnelle, recourt a
des formes de torture, d'intimidation et d'enfermement que l'on
pouvait croire relever d'un aucre áge de la gouvernemencalicé.
Penser les nouvelles configuracions de la souveraineté étarique
(et milicaire) et de la gouvernemencalité libérale reste une cache
a poursuivre, avec Foucault et parfois centre lui.
jean­Claude Monod avec Ancoine Garapon
« Un visionnaire du droit contemporain »
Le regard d'Antoine Garapon

Magistrat, secrétairegénéral de l'Institut des hautes études sur la


justice (!HE]),Antaine Garapon est l'auteur de tres nombreux ouvragcs
sur la justice dont Bien juger. Essai sur le riruel judiciaire (Odile
[acob, 2000), La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la
justice (Odile [acob, 201 O) et Juges et procureurs du xxr siecle (auec
Sylvie Perdriolle et Boris Bernabé, Odile[acob, 2014).

« Foucault a compris avant tout le monde ce qui était en rrain


de se passer: le passage d'un ordre juridico­déductif a un sysrerne
économico­utilitariste. La gouvernementalité néolibérale n'esr plus
animée par les grands impératifs hygiénisres, "l'orthopédie sociale"
de l'Écar du XIX• siecle. Elle cherche la formule de gouvernement
la plus efficace a moindre coút, et cable sur le "choix rationnel" des
individus. I..:État mise sur la négociation entre acreurs ; Ü n'est plus
qu'un garant, un incitateur.
C'est exactement ce qui se produit dans le droit comrnercial,
avec les nouvelles formes de "reglemenr" (settlcments)ou de "deals
de jusrice" qui se développent dans le droit des affaires américain
dcpuis les années 1990. On se meta parler de« risque pénal » pour
l'enrreprise ce qui signifie que la possibilité d'étre condamné en
justice deviene un risque comme un aucre, que l'on peut quanrifier
dans sa probabilité et dans son coüt (a.mende, mais aussi coüt
pour l'irnage, la réputation, la marque ... ). Lidée ese de pousser les
entreprises a prendre les bonnes décisions, a ce qu' elles intégrent qu'il
est plus avantageux de respecter les normes, les taxes, la concurrence.
Dans ce bue, l'insticution judiciaire prévient l'entreprise a peu pres
en ces termes: "Il y a un soupy<>n qui pese sur vous. Soit vous
choísíssez la voie longue de la justice, soit ­ et vous y avez tout
intérér ­ la voie plus souple, plus avantageuse de la transaction." On
parle de uiaiuer of legalpriviledge, la "renonciation au privilege du
droit": l'individu ou l'cnueprise sonr incirés a renoncer a certaincs
protections juridiques au profic de solutions négociées. 11 y a la une
utilisation indirecte et pour nous stupéfianre de l'institution : rnoíns
comme instance tierce que cornme repoussoir. On en voic bien le
bénéfice: l'Étac s'épargne les coüts de la procédure en agíssanr en
aval. De méme, les entreprises sanctionnées ou soupconnées sont

129
incitées a dénoncer les cornportements délictueux des aucres avec
intéressement sur l'argent récupérable par l'État !
On constate une telle logique aujourd'hui aussi dans le droit
pénal, le droit de la famille ou du rravail. Parrout se confirme la
cendance au concournement des procédures juridiques lourdes
(enquére, érablissement des faits, procédure contradictoire, erc.).
Les condamnés sont invités a négocier leur peine, quiere a renoncer
al' établissement de la vérité ­ voire pour éviter que la vérité éclate !
On a parlé de "contractualisation" du droit mais il vaudrait mieux
parler d'un droit qui contróle par la coopération plutót que par
l' obéissance. On releve ce triornphe du paradigme éconorníco­
utilitarlste sur la famille, et notamment le divorce. On s'est d'abord
écarté du discours moral, d'ascendance catholique, sur la "faure",
pour s'appuyer sur un discours venu des sciences hwnaines et de la
psychologie, qui faisait de "l'intérét de l'enfant" la notion cardinale.
Maintcnant, on ese passé a une auire méthode qui consiste a mctrrc
en concurrence le pcrc er la mere ou les deux familles rccornposécs,
era faire de l'enfant l'arbitre du plus offranc. La concurrence deviene
le ressort de l' application du droit.
Cene conversion utilirariste se retrouve dans la mondialisation
juridiquc: l' efficacité prend le pas sur les qucscions de légicimité.
C'est la what works policy: on privilégie ce qui marche, que ce soit
pour choisir un systeme de norrnes comprables qui paralt avantageux
ou pour construire des procédures souples, qui sont censées avoir
faic La preuve de leur efficacité. Dans ce nouveau régime de vérité,
des systémes artificíels, comme la finance, deviennent des réalités
normatives ­ ce qui n'aurait pas manqué d'inréresser Foucault ... »

Propos recueillis par Jean­Claudc Monod


RELATIONS INTERNATIONALES
Le tournant critique

S s'igne de sa fécondité, la pensée de Michel Foucault


insinue parfoís dans des disciplines inattendues. C'ese le
cas notamment avec l' étude des relations internacionales (RI) 1,
oü le destin de sa pensée ese paradoxal: bien que Foucault n' ait
jamais fait référence a
ce domaine de savoir, ses concepts et sa
rnéthode historico­cricique y sont tres présents depuis le milieu
des années 1980.
Acetteépogue, les Rl sontencoredominées pardeuxapproches
dices réalisre et néoréaliste. Celles­ci considerenr que les relations
internacionales sonr le fait des seuls États concus comme des
acteurs rationnels en lutrent dans un environnemenr présenré
comme anarchique, le systerne international. On rerrouve cecee
idée, par exemple, chez un auteur comme Hans Morgenthau,
pape du réalisme, et Kenneth Waltz, fondateur du néoréalisme
en RI. Pour ces aureurs, la politique internationale s'apparente a
une lurte continue pour la puissance (power) via l'accumulation
par les État des moyens militaires et économiques de la puissance.
C'est ainsi qu'il fauc comprendre la course aux armements ou les
velléités d'hégémonie économique des États. Aussi l'érude des
relations internacionales s'est­elle Iongremps organisée autour
du principe « d' équilibre des puissances » (balance of power) :
animés par cette mérne ambition de puissance, les États sont
a
rourefoís conduits privílégier I' équilibre et la srabiliré du fait
de la menace d'aurodestrucrion que l'arme nudéaire fait planer
a
sur eux l' époque de la guerre froide. De la, le rnot célebre de
Raymond Aron, !'une des rares « figures francaíses » des Rl :
« Paix impossible, guerre improbable ».

1­ Il est généralemeru convenu de nommer « Relaiions Imernarionales • (avec des


capitales : RJ) le domaine de savoir qui, au sein de la science poliuque, s'est donné pour
objcc l'analyse des « relarions internarionales • (ici sans majusculcs) longccmps réduites
aux rappom entre les Éeacs.

131
Tactiques et techniques
Ces deux approches ­ réalisceset néoréalisces ­ onc faír l' objer
de crois grandes critiques. Les deux premieres, d'inspirarion
mar:xisce pour l'une, libérale pour l'autre, émergenc dans les
années 1970, la troisieme, parfois dice posrmoderne, au milieu
des années 1980. C'est au sein de cerce rroisieme critique que
les travaux de Foucault ­ ceux aussi de Jacques Derrida, Jean
Baudrillard ou Paul Virilio ­ jouent un róle décisíf Ils vont
coneribuer a plonger 1' écude des relations internacionales dans
une crise épiseémologique done elle ne s'ese jamais relevée.
Parmi les tenants de ce courant critique des Relations
Internacionales figurent par exemple James Der Derian, Nicholas
Onuf, David Campbell ou, dans le monde francophone, Didier
Bigo erjean­Francois Bayare.De Foucault, ils reríennentl'idéed'un
pouvoir relationnel qui circule sans cesse, non localisable dans les
institurions. Pour Foucaulc, en effer, le pouvoir ne se possede pas.
11 n' ese pas quelque chose que l' on peuc s' approprier. 11 n'ese done
pas « dans » l'Écac, ses appareils policiers ou miliraires. Le pouvoir
ese parcout, il fonccionne ec faic fonctionner. Dire cela, c'est saper
a sa base la conception du pouvoir écacique qui sous­rend les
analyses réalisees et néoréalistes des relations internacionales. Pour
Foucaule, « on ne peut parler de I'Étar­chose, comme si e' éeaie un
erre se développant a partir de lui­méme », il n'ese pas un acceur
unitaire et autonome mais un ensemble de pratiques qui fonc que
l'Éeac ese une maniere pour les hommes de se gouverner. Dans
cette perspective, nulle possibilité done d' érudier la « polítique
incernationale » ­ ou ce que l' on pourrair repérer sous ce nom ­ a
partir de 1' analyse des Écacs compris comme acteurs rarionnels et
détenteurs du pouvoir.
Mais alors, commenc étudier ces phénomenes done on veut
dire qu'ils sonc « internationaux », parce qu'ils s' écabliraienc « au­
dela )) des cadres nationaux ou de maniere cransversale eux? a
La critique puise alors dans la microphysique du pouvoir que
Foucaulc développe dans les années 1970i. Si le pouvoir n'esr
pas réductible a
Í'Étar, il fauc s'incéresser a la mulripliciré des

2­ P. Bondítri, D. Bígo, F. Gros (dir.), FoucaultandtheModnn lntemational. Silencesnnd


Ltgacies far th« Study of V(/orld Politics, Londres, Palgravc/Macmillan, 2017.
132
" " "' . . . . . +
tactiques, des techniques er des insrrumenrs qui lui permerrenr
de fonctionner. La critique contribue ainsi a arrirer l'arrention des
jeunes étudiants en RI sur la multitude des pratiques dissimulées
derriére les mots État, souveraineté, internacional, díplomarie,
polirique étrangere ou sécurité. Elle retrouve aussi le « jeune
Foucaulr » qui, fasciné par le « grand domaine du discours »,
intitula sa lecon inaugurale au Collége de France EOrdre du
discours (1970). Ce faisant, elle faír surgir le discours comme
un nouvel objet des études internacionales. Derriere les mots se
dissimulent des mondes que le discours déguíse et travestir. Le
discours n' ese pas le simple reflet des réalicés. 11 rienr un role
décisif dans la construction de ces réalités, celles notarnment que
l'on veut dire « internacionales ».

Divisions entre sujet et objet


Cecee conception s'inscrit dans une posture plus large
marquée par le refus de cauce possibiliré d'une connaissance
sciencifique objective, ainsi que par celui des divisions entre sujet
(connaissanr) ec objet (de connaissance). 11 n'y a pas la, face au
chercheur en « relations internacionales», un monde déjá faít,
qui artendrait d'étre mis en rnot, analysé et chéorisé. La mise en
discours du monde élabore le monde et la théorie ese toujours
une prarique. On retrouve cecee posture, par exemple, dans
les travaux de R. B.]. Walker et Richard Ashley. En Relacions
Internacionales, c'est une rupcure épístémologique majeure.
A partir du milieu des années 1980, Foucaulr a done serví de
point d' appui a la critique des approches dominantesdes RI. Mais
a
cela n'a pas suffi faire émerger une vérirable pensée foucaldienne
des relations internacionales. ll aurait fallu, pour cela, convoquer
un autre Foucault, celui de la série de cours Sécurité, Territoire,
Population prononcée au Collége de France entre 1977­1978.
C'étair chose impossible a l'époque puisque ce Foucault­lá
n'était pas encore traduit, pas rnéme encore publié en francais.
On s' étonnera néanmoins que les héritiers de certe tradición
critique en Relacions Internacionales, qui usenc aujourd'hui si
abondammenc des nocions de biopouvoir, de gouvernemencaliré
er de dispositif n'y fassent toujours pas référence.

133
Physique des États
Plus que n'importe oü ailleurs dans son ceuvre, c'est dans
ses lecons des 22 et 29 rnars 1978 que Foucault s'approche le
plus du savoir des Relaeions Internationales. Discutant de l'idée
d'Europe telle qu'elle surgie au tournane des XVII' et XVIII' siecles,
il mee en évidence le passage d'un « droit des souverains » a une
« physique des Éeaes »: le disposieif diplomatico­militaire qui se
forge a cecee époque, explique Foucaulr, va erre mis au service de
la préservation de l'« équilibre européen » en train de naitre. Dans
ceceenouvelle configuracion, « on ne rechercheplus l' accroissemenc
des terricoires, mais la croissance des forces de l'État », non plus
« la combinaison des héritages par alliances dynasriques, mais
la composition des forces étaciques dans des alliances politiques
provisoires ». Pour Foucaulc, ces transformacions signenc al' époque
une profonde rnutation de la pensée politique , rnutation qui, dit­
il encore, « nous place pour la premiere foís en présence d'une
pensée politique qui se veut étre en mérne remps une strarégie
et une dynamique des forces». Avec cecee notion de force, la
science poliríque renconcrait le probleme de la dynamique et, plus
largement, de la science physique.
Foucault posait la les bases d'une véricable archéologie du
savoir des RI tels qu'il finira par s'écablir au sein de la science
policique dans le courant du xx' síecle. Peut­érre les RI, et
avec elles la science policique (a l'image de Pierre Lascoumes),
gagneraíenr­elles a poursuivrecer effort archéologique,as'enrichir
aussi de quelques concepcs foucaldiens et a suivre quelques­
unes proposirions rnérhodologiques de Michel Foucault, pour
comprendre les enjeux auxquels la « politique mondiale » semble
appelée a devoir faire face lorsque, par exemple, la violence ne
se laisse plus appréhender par les seuls concepts de crime et de
guerre (terrorisme/antiterrorisme) ou que la figure de l'Écac
s'évanouit derriere celles de ses systernes d'information et de ses
a
cechnologies de renseignement disrance.

Philippe Bondirti
LA SOCIÉTÉ PACE
ASESMALADESMENTAUX

P res de quarante ans apres le cours sur Les Anonnaux que


Michel Foucaulc pronon~ au College de France, quelles
sont les nouvelles figures de l' anormalité? Faut­il soigner ou
punir les malades mentaux dangereux?
Qu'y a­t­il de commun entre un tueur en série et une mere
qui égorge ses nouveau­nés et les enterre dans son jardin? Entre
une personne qui veut tuer le présídent de la République et que
a
l'on arréte juste cemps et celle qui, persuadée d'érre mise sur
a
écoures par l'Élysée, en vienr penser qu' elle doit tuer le pré­
sidenr? On die d'eux qu'ils sont des« malades mentaux dange­
reux ». C' ese Michel Foucaulc le premier qui rend compre du
glíssernenr sérnantique des les années 1970 entre la dangerosiré
comme probabilíté et la dangerosité comme étar permanent. Ce
concept émerge au XIXº siecle, au mornenr mérne oü le crime
n'est plus envisagé sous l'angle de la fureur. La loi de 1838
sur l'hospitalisation d' office, la création d' experrises médicales
requises pour apprécier l'anormalité et la dangerosité de te! ou
te! délinquant et les conceptions médicales del' époque marquées
par la théorie de la dégénérescence (on nair «taré» ou « crirní­
nel ») contribuent a asseoir l'exercice du pouvoir psychiacrique.
Lorsqu'il prononce en 1975 son cours sur Les Anormaux,
Foucault étend son analyse du pouvoir psychiatrique élabo­
rée l'année précédente (Le Pouvoir psychiatrique) et prépare sa
réflexion sur l'arriculation des mécanismes dísciplinaíres et des
rnécanisrnes biopolitiques, a l'íntersection desquels se trouvent la
rnédecine et la sexualité (JLfaut défendre La sociétéet La Volonté de
sauoir, 1976). Il y démontre que c'est au cours du XIX' siécle que
1' opposition entre le discours médica! (il n'y a pas de crime la oü
il y a de la folie) et le discours judiciaire (ceux qui cornrnettent
des crimes doivent érre enfermés) laisse place a un continuurn

135
rnédico­judiciaire. En 181 O, le Code pénal francais introduit
la notion d'irresponsabiliré pénale. En chéorie, cene avancée
rnajeure permet d'incarcérer un « fou » dans un établissernent
de soin spécialisé plutót que dans une prison qui n'est pas équi­
pée pour le soigner ­ mais on sait, dans les faits, qu'aujourd'hui
c'est loin d'étre coujours le cas. Les hópiraux psychiatriques, déjá
a
pleins craquer, ne peuvent pas toujours prendre en charge ce
type d'individus. On estime ainsi que dans les prisons francaíses,
au moins un dérenu sur cinq présenrerait des symptómes de
schizophrénie.

Trois figures de l'anormalité


Foucault isolera trois figures de ce que l' on appelle « les
anormaux» et pose la question de leur place dans la société du
a
xvrr au XIx" síecle : le monscre, l'individu corriger, et l' ona­
niste. Corrélativemenc, ces figures nous renvoienc aux autres
figures, qui aujourd'hui nous permettent de baliser le champ de
la norme et de l'anormaliré1•

Des a
« monstres » enfermer
Par la forme de leurs acres tour aucanc que l'énormité de leurs
troubles, les « monstres » entrainent l'insraurarion de nouvelles
lois ou le déploíemenr d'expertises médíco­légales pluridíscípli­
naires. A l' époque, Foucaulc s' étair insurgé contre la création
des quartiers de haute sécurité. Aujourd'hui, note le psychiarre
Daniel Zagury, « il ese frappant de constater a quel point les
arguments de Foucault, dans sa lurte conrre les quartiers de
haute sécurité, sont ceux­lá mémes qui ont éré clamés contre
la rétention de süreté. Désormais, on ne juge plus un homme
pour ce qu'il a fait, mais pour ce qu'il est. On a créé "l'infraccion
psychologique", le "crime de caractere" ». Oc c'est sur cecee dan­
gerosité que s'appuíe la loi du 25 février 2008 sur la récention
de süreté. Elle prévoit de laisser enfermées pendant une durée
d'un an renouvelable les personnes en fin de peine qui, suite
a une expertise médicopsychologique, sont jugées comme pré­
1­ Sur l'analysc foucaldicnnc de la normc, voir S. Legrand, Les Narmes cha: Foucaul»,
Puf. 2007.
136
L, """" ,~ • ses """'"' mente ux

sentant un risque eres élevé de récidive. Cerre loi esr réguliere­


+
menr cririquée en ce qu' elle entralnerait une double confusion:
entre, d'une parr, ce qui releve de la sanction de l'acre et de
la prévention de la récidive de l'acre et, d'aucre part, entre la
dangerosité criminologique (le risque de passage a l'acte) et la
dangerosité psychiatrique (la gravité du trouble psychiatrique)2•
Or, en décembre 2010, la Haute Autoricé de la Santé (HAS) a
condu que les personnes souffrant de troubles rnentaux graves
ne sont que dans un cas sur víngr auteures d'actes de violence
a
grave. Mais elles sont sept dix­sept fois plus souvent victimes
de violence que les personnes sans trouble mental.

Les indiuidus a corriger


La deuxieme figure de l'anormalicé isolée par Foucault esr
a
celle de « l'individu corriger ». Son exiscence ese liée au déve­
loppemenc de techniques de disciplines des le xvrr' siecle. Ainsi
sera créé en 1656 un Hópiral général dans lequel on enferme et
isole fous, vagabonds, mendianrs et prosrirués. A l' époque oü
Foucaulr prononce son cours sur Les Anormaux, la psychiarrie de
secreur a permis, par la mulriplícacíon de perites srrucrures, de ne
plus faire de l'hópital psychíarrique un cadre d'accueil unique, et
d'indure a nouveau les malades dans la cité. Quarante ans apres
Les Anormaux, comment Foucaulr aurait­il analysé le dévelop­
pemenc des neurosciences et la crise sans précédenc traversée par
la psychiacrie francaise? Pour toute une frange néofoucaldienne,
le savoir psychiatrique ese plus que jamáis le lieu du conrróle des
agirs des individus et vise a catégoriser, classífier, inclure/exclure
a a
ceux qui sont apees participer l' ordre social et ceux qui ne le
sont pas. Lexplosion des neurosciences, l'influence grandissante
des laboratoires pharmaceutiques et les coupes budgétaires dans
les hópitaux psychiatriques participenr selon eux d'un healthism,
une idéologie ultralibérale de la santé'. Pour d'aurres, le passage
a
de l'idéologie de l'hygiéne mencale (XIX" siecle) l'idéal contem­
2- Sur cerré quesríon précise, voir l'Intervíew d'Anne Andronikoff a Stimus Humaines:
www.scienccshwnaines.com/rcncontre­avec­anno­andronikof­pcut·On·prcdirc larccidive
fr 281 SJ.hunl
3­ P.­1 l. Castel, • Facc a la saneé mentale, un surmoi cncombram•, in Le Magazine
littéraire, nº 540, février 2014.
137
porain de« la santé mentale positive » esr aussi ce qui a permis a
plusieurs carégories de parienrs, lesquels se rebaptisenr d'ailleurs
« usagers », de ne plus se penser comme anormaux. Ainsi en est­
il du mouvement des« encendeurs de voix ». Ces personnes ne
se définissenr plus du tout comme souffrant d'hallucinations
acoustico­verbales qui leur fom encendre une voix mais comme
des sujers qui reprennent le pouvoir sur leurs sympcómes en les
envisageant comme une expérience comme une aurre. Cicons
aussi la neurodiversité, qui remet cocalement en cause la repré­
sentation de l'autisme comme une maladie ou mérne comme un
handicap, mais l' envisage comme un fonctionnement cognitif
partículier et comportant bien des aspects positifs et créateurs.

De l'onaniste au pédophile
Troisiéme catégorie d'anormaux identifiée par Foucaulc,
l'onanisce apparait au XVIIIº siecle, en mérne temps que cercaines
rechniques de directíon de conscience oriencées par la lurte
contre la masturbation et ses effers prérendument pachologiques.
De nos jours, a la figure de 1' onanisce semble s'erre subsriruée
celle du crimine! sexuel, parriculierernenr celle du pédophile.
C'ese ce rype de crimine! sexuel qui esr principalement visé par
la loi relative a la récencion de süreté. Entre les ambitions huma­
nistes belges (loi de défense nacionale) et le rour­répressif du
modele nord­américain dom la terrible prison de San Quentin
oü sont enfermés les criminels les plus dangereuxdes Écacs­Unis
est le paradigrne, la France semble se siruer dans un enrre­deux.
A Lyon s'ese ouvert il y a quatre ans un nouveau type de struc­
ture, tres controversée, l'Unité hospiraliére spécialement amé­
nagée (UHSA), « hópital­prison », oü l'on tente de mener un
travail de soins psychiatriques entre les murs", Mais trente ans
apres la more de Foucaulc, le constar ese toujoursle rnérne: il riy a
aucune solurion idéale et il ese toujours extrémernenr délicat, face
a ces hommes et ces femmesqui, sous l'emprise de la folie, fonc le
mal, de crouver le juste équilibre entre la sanccion et le soin.
Sarah Chiche
4­ Il existe désormais six UHSA en France: Lyon, Toulouse, Nancy, Villejuif, Orléans,
Seclin.

138
« Discuter Foucault pied a pied »
Le regard de Pierre­Henri Castel

Psycbanalyste et directeur de recbercbes at« CNRS, les trauaux de


P-H Castel portent sur l/histoire et l'épistémo/ogie de la médecine
menta/e. JI a notamment publíé LEsprir malade. Cerveaux, folies,
individus (Ithaque,2009), Ames scrupuleuses, vies d'angoisse,
tristes obsédés, 2 uol.: Obsessions er contrainte inrérieure de l'Anri­
quité a Freud et La Fin des coupables, suiui de Le Cas Paramord.
Obsessions et conrraintc intéricure de la psychanalysc aux ncuros­
ciences (Ithaque, 2011-2012).

« A certains égards, Michel Foucault agit comme Socrate : u ese


un poisson­torpille. On l'approche, on croit le saisir, et le choc élec­
crique vous paralyse. Avec luí, on ne sait plus commenc prendre
les choses autrement que de la fa.9011 done il les a abordées. Nous
sornmes sous le choc de ses conceptíons de la folie, de la déraison,
des normes, etc. Pouvons­nous reprendre nos esprits et retourner
aux problemes, l' oeil neuf ou devrons­nous encare et encore subir
ce choc, des que nous voudrons nous attaquer a luí?
L'apport fondamenral de la pensée de Foucaulr, c'est déjá qu'il
y en a une, de pensée. Foucaulc ese le seul a avoir rour de suite
connecté les bonnes questions: il a déplacé l'idée de folie, celle
de déraison, celle de norme, celle de savoír­pouvoír, celle d'assu­
jertíssemenr, d'autres encore, dans un esprit hisrorique radicalisé.
Sans cet élargissement grandiose du charnp, nous en serions restés
a des points de vue de psychiatres sur la psychiatrie, ou d'historiens
des ídées sur la folie a travers les iges. Lénormiré philosophique
des enjeux sous­jacents, autrernent dit l'émergence de la figure de
l'homme et de sa connaissance possible, serait demeurée inapercue.
Notez que cela donne a la pluparr de ses critiques récentes leur tour
grincheux, voire mesquin: si l'on n'a rien a proposer a la haureur de
rels enjeux, quelle imporrance que Foucault ait historiquernent rort
sur ceci ou cela? Je pcnsc quanr a moi qu' 011 peut pourtant discuter
Foucaulc pied a pied sur les faits et les concepts, tour en rendanc
justice a l'ampleur spéculacive de sa pensée. C'esr ce que j'ai essayé
de fa.ice dans L'E,prit malade, oü je cherche a élaborer au moins deux
angles d'attaque centre la philosophie de Foucauk

139
Je crois tour d'abord qu'il faut atraquer l'idée qu'il n'y aurait rien
de rationnel dans l'acrivité normative de la psychiatrie, que tour,
au fond, n'y serait que l'habillage épisrémologique d'un rapport de
dominarion (mérne si cene dominatíon­lá ne recouvre pas la notion
hérirée de Max Weber ou Karl Marx). Je reprends ainsi a nouveaux
fraís la question controversée de l'expertise psychiarrique. Esr­íl
si sur qu'il n'y ait aucun moyen de défendre objeccivement telle
réponse aux questions du juge plutót que celle aucre? Nage­t­on
dans un arbitraire maquillé de scientisrne? Et s'il existait des usages
jamais pensés a ce jour de l' expertise? Mais plus généralement, est­
ce que le concept de norme chez Foucault, sa théorie constante qu'il
n'y a toujours de norme que pour pointer un écart a la norrne, et
pour appliquer toute la puissance répressive du pouvoir (qu'íl soit
micro­ ou bio­) a la résorption de cet écart, ese­ce que cette théorie
faít sens? Je n' en ero is rien. Lídée de surenchere normative enve­
loppc des confusions logiques, concepruelles, que l'on pcut rnettrc
en lurnierc, ce done on doir cirer les conséquences.

Foucault et les archives


Mon deuxiérne anglc d'artaque centre FoucauJr consiste a cri­
tiquer son rapport aux sources. Des « archives », Foucault prétend
livrer la matérialité nue, strictement positive. Je montre que ces
archives fonctionnent chez lui cornme des ficcions. Leur littéralité
est réécrite pour devenir exernplaire du regard qu'on jette sur elle, et
qui les a rendues visibles et lisibles. Mais si l'on peut s'affranchir du
regard fasciné et fascinant de Foucaulr, alors on peut les voir et les
Jire autrement. Cependant, je ne veux plus crier a la fraude (surtout
devane des «archives» manifestement manipulées). Lenjeu, c'est
désormais de mcsurer pour nous le coür d'un rcgard ncuf sur des
objcrs qui rescent cncore, pour beaucoup, a exhumcr.
Je ne crois done pas qu'on en soit quiete avec l'inruition fou­
caldienne (mais aussi formulée en toutes lemes chez Ludwig
Wittgenstein) que, saus une certaine idée de la déraison (et done de
la folie), nous n'avons pas non plus d'ídée rigoureuse de la raison et
de ses limites humaines. Or cecee question ese pour le philosophe
comme pour l'anthropologue une question ultime. Je crois cepen­
dant qu'on peut mettre cecee affaire sur la cable en empruntant
d'autres voies que la doctrine doureuse des norrnes et de la normali­
sation qui ese selon Foucault le paradigme de la modernité.

140
En sornrne, et je crois que plein de chercheurs de la jeune géné­
ration me rejoindraient sur ce point (par exemple Stéphane Legrand
ou Julie Mazaleigue), il est essenciel de discurer, voire de cornbartre
Foucaulr en lui demandant si ses concepcs sonr ou non cohérenrs,
si ses raisonnements tiennenr debour, cr s'il n'est pas victime d'illu­
sions logiques encore plus tenaces et redoutables que les ficríons
d'archives done il a nous légué le recueil superbe. Mais eres clai­
rernenr, sur ce point, ma démarche détonne, parce qu' elle utilise
plutót les instruments de la philosophie "analytique". »

Propos recueillis par jean­Francois Marmion

141
GOUVERNER LES VIES
Entretien avec Didier Fassio

C'est en écrivant sa thése de médecine {sur la coopération sani-


taire en Tunisie depuis !1ndépendance) que Didier Fassin dit auoir
découvert Michel Foucauft: « ]'en lisais souuent quelques pages, en
particulier Hístoire de la folie, auant de me mettre a rédiger, non
pour les matériaux que j'y trouuais mais pour fe trauail de sa pensée
qui nourrissait fa mienne', » Une habitude qu'il a fongtemps gar-
dée une fois devenu anthropofogue, menant une séri« d'enquétes en
France et en Afrique sur la santé publique et fes politiques du sida,
la gestion de l'asile et de l'immigration, et plus récemment la police,
la [ustice et la prison, qui ont mis la démarcb« et les concepts de
Foucault a f 'épreuue de nouueaux terrains. Un regard original sur la
pertinence contemporaine de l'auure du philosopbe.

QJ,elles sont selon vous les uertus et les limites de la méthode


généalogique, a
l'oeuore notamment dans vos ouvt·ages sur
L'Espace politique de la santé2 et L'Empire du traumatisme3?
Si I'hisroire ese une cencative de reconstitution du passé, la
généalogie s'apparente a une remontée dans le passé. Plutót que
de faire revivre un monde, il s' agit de renouer les fils, de tracer
les lignages, de découvrir les embranchemencs a partir d' objers
et de questions du présent. 11 s'agir aussi de mettre en lumiere
a
les rapports de forces qui président la produccion de la vérité.
C' ese la méthode employée par Foucaulc dans Naissance de la
clinique (1963) et Surueiller et Punir (1975). Je l'ai adoptée dans
L'Espace politique de la santé, ou j' essaie de reconstruiré dans le
cemps long la triple dimensión polírique de la santé que sonr

1­ D. Fassin, «Ccmmenr j'ai écrit certains de mes textes», in Cahim del'Hmie, n" 95, 2011.
2­ D. Passin, L'&p,utpolitiq11e de la sanú. Essai tÚ ginta/Qgú, Puf. 1996.
3­ D. Fassin ce R. Rechrman, Lllmpir« d11 tmumatisme. Enquhe sur la condition (Ú
victime, Flammarion, 2007.
142
l'incorporation de l'inégalíré, le pouvoir de guérir et le gouver­
Goowm,,~,;., +
nement de la vie. Je l'ai reprise dans EEmpir« du traumatisme
avec une temporalicé plus courte pour montrer l' émergence de
la catégorie de traurnarisme, et surrout le basculement moral qui
se produit au cours du xx' síecle, la faisanr passer de la réproba­
tion (le traumatisé est un láche ou un sirnulateur) a la Iégírimité
(le traumatisé ese un erre blessé qui rnérite la compassion et la
solidaricé) permettant ainsi la naissance du statut de victime. 11
y a quelque chose de plus radical dans l'approche de Friedrich
Nietzsche lorsqu'il traite de la généalogíe de la morale, puisqu'il
mee en question les fondations rnérnes de cette morale. C' ese dans
cecee voie que je me suis engagé avec La Raison humanitaire4, en
exploran e les sources du gouvernement humanitaire, e' esr­á­dire la
rnobílisarion de sencirnencs moraux dans les poliriques conternpo­
a
raines, done les deux piliers, savoir le caractére sacré de la vie et
la valorisation de la souffrance, procedent d'une généalogie chré­
tienne. C'est aussi l'approche que j'ai développée dans Punir", en
a
rnontrant que la réponse la violarion de la loi a longrernps éré la
réparation colleccive du dommage causé et que c'esr avec lepas­
a
sage d' une logique de la detre une morale de la faure ­ au Moyen
Age, sous l'in.A.u en ce de l'Eglise ­ qu' on en ese ven u a faire reposer
le chátimenr sur l'inflictíon d'une souffrance.

Plusieurs de vos enquétes ont été menées, dites-uous, « aux


frontieres de la vie nue et de la uie sociale6 ». Dans quelle
mesure illustrent-elles la pertinence contemporaine - et les
limites - du concept de biopouvoir?
Dans 1' ceuvre de Foucault, le biopouvoir ese un concept fugi­
tíf ­ n'apparaissant presque que dans le dernier chapitre de La
Volonté de sauoir - et la biopolitique est un objet furtif ­ dans
les deux cours au College de France de 1978 et 19797, le projet

4­ D. Fassin, La Ralson humanisaire. Une histoire mora/e du 1tmps prlunl, EHESS/


Gallimard/Scuil, 201 O.
5­ D. Passin, Punir: Une pt1Jsio11 contempomine, Seuil, 2017.
6­ D. Fassin, • La biopolluque n'est pas une polirique de la ••ie•, in Soriologit a Sociltls.
vol. xxxvm. nº 2. 2006.
7­ M. Foucaulr, Simrité, territoire, population et N11iJ1anu de la biopolitiqu», EHESS/
Gallimard/Scuil, 2004.
143
de l' écudier ese sans cesse annoncé er remis a plus rard. Pourrant,
ils m'ont perrnis, comme a beaucoup d'autres, de penser une série
de questions, aurour de la saneé publique norarnment. Mais j'ai
progressivemencopéré un double déplacement. D'abord, par rap­
port au biopouvoir, car plus encore que le pouvoir sur la vie, ce
qui me semble caractériser le monde conremporain esr le pouvoir
de la vie, la reconnaissance que nous lui accordons comme bien
suprérne, ce que j'ai appelé bíolégírírníté, Ensuire, par rapport
a la biopolicique, car contrairement a ce que l'érymologíe laisse
a
encendre, ce terme ne se réfere pas la vie, mais la population a
a
et aux technologies servant la réguler, et j' ai done pro posé de
parler de politiques de la vie pour remenre au cceur de mon pro­
jet intellectuel la maniere done on gouverne les vies, done on les
traite et done on les différencíe. En pensant ensemble bíolégiti­
rnité et politíques de la vie, on peut éclairer ce paradoxe par lequel
nous pouvons valoriser au plus hauc poinc la vie en général tour en
accordant des valeurs tres inégales aux vies en particulier.

Wms développez dep1'is quelqites aunées un p1·ogramme de


a
recbercbes uisant fonder une « anthropologie critique de
la mora/e », Cela ne vous éloigne-t-il pas des perspectiues
ouuertes pa,· le philosophe?
Durant toute sa vie, Foucault s'est tenu a distance des ques­
tions morales, dont, en bon nietzschéen, il se méfiait, Pourtant,
peu avanc sa more, il en a fait le centre de sa réflexion ulcirne.
Dans I'introducrion de L'Usage des plaisirs, il distingue la morale
comme code, e' est­a­dire ensemble de valeurs et de normes aux­
quels les individus sont censés se conformer, et la morale comme
subjecrivation, c'est­á­dire comme action de soi sur soi qui pro­
duit un sujet éthique. Cecee dístinction ese, au fond, celle qui
sépare l'éthique du devoir d'Emmanuel Kant ec l'érhique de la
vertu d'Ariscoce. Lanthropologie morale critique que j'ai pro­
posée tente de conscruire un pone entre les deux en apportanc
une double dimension dynamique et policique.8 D'une pare,
en effec, les éconornies morales correspondenc a la produc­

8­ D. Fassin et J. S. Eidcliman dir., Les Économiu morales contemporaines,La Découverre,


2012.
144
Goo­,~,;.,+
tion, la circulation et l'appropriarion des valeurs et des affeccs
autour de grandes quescions de sociécé, comme l'asile, la délin­
quance, la souffrance, etc. D'autre part, les subjectivirés morales
concernent le travail des agencs pour effectuer des actions qu'ils
considerent justes ou bonnes, Dans le cas de la punicion, par
exemple, on voit comment, au cours des derniéres décennies, les
économies morales de la peine ont cendu vers plus de sévéricé a
l' encontre de la perite délinquance et plus de démence envers la
délinquance économique, et comment les subjectivités morales
des juges face aux prévenus sont soumises a des tensions entre.
les pressions del' exécutif et d'une opinion supposée en faveur de
plus de sévérité dans les peines et l'indépendance de leur profes­
sion et de leur institution.

liótre ottvrage, Juger, réprimer, accompagner9, est [ustement


sons-titré « Essni sur la morale de l'État », Comment les tra-
vaux de Foucault ont-ils pu inspirer cette ethnographie du
fonctionnement ordinaire des institutions publiques?
Je ne crois pas que nous ayons éré, au déparr, directement
inspirés par Foucaulc. C'esr plutót alors que nous merrions la
derniere main a cecee recherche de cinq années sur l'Écar et ses
inscicutions ­ la police, la jusrice, la prison, les services sociaux
et la saneé rnentale ­ que nous nous sommes rendu compre de la
convergence entre ce que nous avions empiriquement érabli et
ce qu'il avait chéoriquement construir. Coro.me la sienne, notre
méthode consistait a
ne pas supposer l'Écar pour en vérifier
a
l' existence mais le faíre émerger des pratiques quoridíennes des
agencs. Elle nous a permis d'identífier plusieurs rationalités, que
nous avons qualifiées de sociale (prorection des individus concre
les aléas de la vie), pénale (sanction des délits et des crimes) et
libérale (développemenc des droits et des responsabilicés indívi­
duels). Ces rationalités peuvenc se révéler parfois convergentes,
parfois en tensión, parfois concradiccoires; elles incerdisenc en
tour cas, comme s'en défiait déjá Foucaulc, d'appréhender l'ac­
tion publique comme le résulcac d'une unique « raison d'Écac ».
Propos recueillis par Xavier Molénac

9· D. Fas.sin et al.,Juger, reprimer; accomer: Essai sur IA morale de l'É1111, Seuíl, 2013.
145
ARCHITECTURES
FOUCALDIENNES

n ~el ese le point commun entre les architectes et les phi­


~osophes? Lespace ' Un therne majeur pour les deux dis­
ciplines, pas moins important aux yeux d'Emmanuel Kant qu'á
ceux du baron Haussmann par exemple. Pour Michel Foucaulc
égalemenc, c'est une notion de premier plan, peut­étre la plus
importante du monde concemporain: « 11 y aurait écrire toute a
une histoire des espaces qui serait en mérne temps une histoire
des pouvoirs, déclare­t­il',
Foucaulc considere que toute construccion recele quelque
chose de son époque: des soubassemencs idéologiques et des
rappom de forces... que l'on peuc déceler en analysanr des lieux
et des bátiments symboliques norarnmenr. Pour lui, résume le
philosophe Marco Assennaco, spécialisre des liens entre poli­
tique et urbanisme, « les archirecturessont des arcefacts produirs
a l'intérieur de disposltífs, e'est­á­dire des ensembles discursífs et
des pratiques poliriques ».

Systeme carcéral
Dans Histoire de la folie a l'áge classique (1961), Foucault
monrre en quoi la conception des structures hospiralieres
modernes témoigne d' un changemenc de paradigme: e' est vers
a
le XVII' síecle que 1' on commence pointer du doígt la « margí­
nalité » - folie, homosexualité... ­ et a enfermer les « déviants »
dans des bárirnents aux abords des villes. Cecee reconfiguration
a
del' espace ese la foís l'effec et le supporc d'un nouveau type de
regard.
« En examinanc les dífférenrs projets archirecruraux qui ont
suivi le second incendie de l'Hórel­Dieu, poursuit Foucaulr, je
me suis aperc;:u aquel point le problerne de l'enriere visibilicé des

1­ M. Foucault, • Lceil du pouvoir •, in Dits et Écrits, r, III, Gallimard, 1994.


146
Ad,"""" Icoce oienoes

corps, des indívidus, des choses sous un regard cencralisé, avait


+
été l'un des principes directeurs les plus consranrs. » 11 s'aper­
coir par ailleurs que les projers de réaménagement des prisons
sonc soumis aux mérnes exigences, et en déduic, dans Surueiller et
punir (1975), que la naissance de certe (< architecrure carcérale »
marque une nouvelle ere.
Aurour du XVII• siecle, on passe d'une Iogique de cháti­
ment a un systeme de culpabilisation : les malades comme
les criminels ­ a quelques nuances pres ­ ne sont plus punis
mais incarcérés, le bur étant qu'ils prennenc conscience de leur
« fauce » et reviennent dans le droit chemin. La forme idéale de
ce systerne, c' est le « panoptique » imaginé par le philosophe
Jeremy Bentham : une architecture pénitentiaire placanr cous
les condarnnés sous le regard inquisiceur d'un gardien qu'ils ne
a
peuvent pas voir, Cecee ornniprésence invisible les pousse inté­
rioriser le jugemenc, explique Foucault.
« Ces cravaux onc eu beaucoup d'écho aux Érars­Unis, estime
l'urbanisre Bruno Portier. Les Américains en ont recenu l'idée
que l'architecture de chaque époque s'appuie sur un dispo­
sitíf spécifique, et qu' on devait identifier celui du xx' síecle. »
Chaque bátiment est de ce peine de vue une réalisation inspirée
d'un scherne géométrique plus fondamencal, done on peuc tirer
une infinité de variantes. « La "botre" ou le "cube", qui semble
caraccériser les constructions concemporaines, serait beaucoup
plus complexe qu' on I'imagine », poursuit B. Portier, Elle dis­
simulerait des jeux de pouvoir et des rapports de forces done il
faudrait prendre conscience.

Une catégorie a part


A la fin des années 1980, des architecres lecreurs de Foucaulc
(et de Jacques Derrida) initient un mouvement déconstruc­
tivisre dans cec esprit. Peter Eisenman et le groupe des Five,
notarnment, encendenc se libérer des dísposirifs critiqués par
Foucaulr ­ comme le biopouvoir, la socíété punitive ou careé­
rale ... ­ en proposanc de nouveaux modeles architecruraux qui
ne répondenc pas forcément aux exigences du rationalisme et
du monde contemporain: murs obliques, sois inclinés, chemins

147
labyrinrhiques ... Quiete a essuyer parfois le reproche de batir
des lieux invivables.
« Lorsque P. Eisenman annonce "la fin de l'age classique",
poursuir M. Assennato, il se sirue en rension productive avec
la périodisation proposée par Foucault. » En rnéme remps,
P. Eisenman dénonce ce qu'il considere erre le retard pris par
l'archirecrure, « discipline qui ese restée subordonnée a une
épisrérne fondée sur la représenration, de la Renaissance a nos
jours ». De fait, ce courant de pensée a permis de renouveler
le paysage urbain : P. Eisenman a par exemple réalisé le Centre
culture! de Sainr­jacques­de­Composrelle ou le mémorial de la
Shoah a Berlín. A Paris, l'architecte suisse Bernard Tschumi,
qui a réalísé le pare de la Villette, s'inscrit dans une mouvance
sirnilaire.
En France, néa.nmoins, l'influence de Foucaulc reste rnineure
dans le domaine architectural. Selon l'archirecte Christian
Girard, ses confreres francais « préferent le plus souvenr rester
sur des positions anti­intellectuelles et done ne pas crop frayer
avec les penseurs contemporains », Seul peut­érre Paul Virilio
s' ese largemenr inspiré des travaux de Foucaulc sur l' espace et les
lieux, mais mérne lui a délaissé l'architecrure depuis une ving­
taine d'années pour se tourner plus généralement vers l'urba­
nisme. « C'esr toujours une surprise renouvelée de voir cam­
bien les architecces et critiques espagnols, hollandais, japonais,
anglais... sont au fait de la pensée de Derrida, Foucault ou
Deleuze », ironise C. Girard.

Pas de machine Iibératrice


11 faut dire que l'architecture reste a
la marge de l' oeuvre
de Foucault. Dans un entretien donné en 1982, il témoigne
d'ailleurs d'un enthousiasme modéré: « Larchirecture, dans les
analyses tres vagues que j'ai pu en faire, conscicue uniquement
un élément de soutien, qui assure une cerraine distriburion des
gens dans l'espace, une canalisation de leur circulacion, ainsi que
la codífication des rapporcs qu'ils enrreriennenr entre eux" »
Foucaulr se monrre mérne critique envers les projecs ucopiques

2­ M. Foucault, • Espace, savoir et pouvoir •, in Din ti &rits, t. IV, Gallimard, 1994.

148
Ad,""""

des archirectes, qui entendent libérer les hommes a travers de


Icoce oienoes +
nouveaux dísposirifs . Lunique garanrie de liberté esr d'abord
une certaine pratique de liberté, explique­t­il. Il ne peut pas y
avoir de « machine a guérir »,
Finalement, selon Foucault, « l'archirecte n'a aucun
controle». Ca ne veut pas dire qu'il ne faur pas tenir compre
de lui: analyser son état d' esprit, son arritude et ses projers per­
met de comprendre un certain nombre de rechníques de pou­
a
voir. Mais il faut le placer dans une catégorie part ­ « il n' ese
a a a
pas comparable un médecin, un prérre, un psychiatre ou
a un gardien de prison ». Autrement die, Foucaulr ne croit pas
a
ourre mesure un effet origine! et spécifique de l'architecture
sur les pratiques et les mentalités, et elle ne lui semble done pas
fondamentale pour l' émancipation humaine. « Son intérét pour
I'architecture rn'a toujours semblé fugace, renchérit B. Portier, il
n'était pas satisfait et s'est rapidement tourné vers le concept de
su jet. » De fair, il se consacrera davancage a l' érude de la liberté
individuelle dans le reste de son oeuvre.

Fabien Trécourt

149
FOUCAULT SUR LES PLANCHES
Entretien avec Sabrina Baldassarra et Lude Nicolas

Dans un entretien radiophoniqueauec]acquesChance! en 1975,


MicbelFoucaultdéclare « ]'éprouve un plaisir. et presque un plaisir
physique, a penser que Les choses dont je moccupe me débordent,
passent a trauers moi, qu'il y a mil/epersonnes. mi/le livres qui séla-
borent, mil/e persormes qui parlent, mi/le choses qui sefont, et qui
reprennent, non pas reprendreau sens de répéter ce que je dis, mais
qui vont exactement dans Le méme sens de ce que je fais, et qui fina-
lement me débordent. » C'est précisément ce que réalisent, depuis
dix ans, les six comédiennes du Collectif.F7 l. Avec quatre spectacles
a leur actif, ellesmettent en scéne la pensé« et l'engagement militant
de Foucault. Leur premier spectacle, Foucaulr 71, qui donne le nom
au collectif aborde le militantisrne du pbilosopbe durant l'année
1971. Leur derniére création, Norre corps uropique, raconte Le
voyage d'un corps qui chercberaita sortir de ses Limitesphysiques.
Sabrina Baldassarra et Lucie Nicolas, deux des fondatrices du
collectif répondent aux questions tour a tour, L'une uenant complé-
ter ou ajuster la pensée de l'autre. JI n'y a pas de porte-parole. Pour
décrire leur trauail, ellesparlent de dispositifthéátral de pratiques
et de subjectiuité. Les conceptsde Foucault ont pénétré jusqua leur
langagecourant....

a
Pourquoi choisir de monter des spectacles partir de l'ceuore
de Michel Foucault?
Nous nous sommes renconcrées au comité de lecture du
Jeune rhéátre nacional QTN) et nous sommes regroupées en
collecríf en 2004. Au départ nous étions cinq, puis une sixieme
cornédienne nous a rejointes, Nous ne connaissions alors pas
Foucaulc mais nous avions envíe de travailler sur des sujecs poli­
tiques et d' expérirnenter une fa<;on de cravailler en collectíf ou
chacune participerait a l'élaboracion, a la mise en scene, au jeu.

150
""""" ~ les .......

Une associaeion d' archivistes appelée Sida Mémoire a fair


+
appel au comité de lecture du JTN pour rnertre en leceure des
texres, C'ese a cecee occasion que nous avons rencontré I'histo­
rien Philippe Arrieres qui travaillait sur les archives de Foucaulc,
et nous a facilité leur acces. Nous avons constitué le colleceif
peu apres les conflits d'interrnittents du specracle. 11 y avait pour
nous un quesrionnemenc du théátre a l'endroir du polirique qui
trouvait un écho dans la pensée de Foucaulr. P. Artieres nous a
conseillé de nous tourner vers l'année 1971, l'année oú Foucault
a peu publié et beaucoup milité.

Comment amener les textes d'un philosophe sur une scéne de


théatre?
C'ese la rnérne démarche que lorsque l' on choisit de monrer
un texte de Racine ou de Moliere: il s' ag_it de parcager avec un
public quelque chose qui nous couche. A la lecture du corpus
de textes, nous avo ns eu une sorce de révélacion: bien qu' écrits
dans les années 1970, ces textes avaienc une résonance dans nos
vies. Quelqu'un avait mis des mots sur nos inruitions. Les années
passanc, nous sommes devenues de plus en plus auronomes vis­
a­vis de cecee pensée. Nous sommes loin d'érre devenues des
foucaldiennes, mais nous nous sommes servies de la pensée de
Foucaulr, ces dix dernieres années, a la maniere de ce que Gilles
Deleuze appelaír « la boite a ourils ».
Nacre travail est ainsi innervé de quescionnemenrs liés a
Foucaulc, comme le rapporc scéne­salle, la relation entre ceux
qui parlenc et ceux qui écoutenr. Nous avons peu de quatrieme
mur, ou bien nous le rendons poreux en déplacanr sans cesse
la limite. Nous voulons que les spectateurs se trouvenc dans le
mérne espace que nous. 11 est égalemenc imporcant que tour ne
se passe pas pendanc la représentation, que l' échange commence
avanc et qu'il se prolonge apres. Par exemple, nous sommes dans
le hall avant que les spectateurs arrivent, nous évitons de mar­
quer nettement le début de la représentation, il nous arrive de
déplacer le public au cours de la piece, nous faisons un por apres
le spectacle sur la scéne elle­rnéme ... Nous essayons de produire
un échange avec les speccaeeurs qui ne soir pas frontal.

151
Est-on encoré au théátre? Ou bien est-on dans un entre-deux
du théátre et de la philosophie?
Difficile a dire. Il y a un lien évident entre le théárre ec la phi­
losophie. Les cragédies grecques, par exemple, posenc la quescion
du rapport de l'homme a la cranscendance. Si le théátre cel que
nous le pratiquons et la philosophie de Foucaulc se sont trouvés
en adéquation, e' ese que nous cherchions une forme de création
collective pour penser ensemble.

Comment auez-oous travaillé concrétement i


Lécriture des livres de Foucault ese une écriture peu adaptée a
un placeau de théátre car elle nécessite tour le Iivre pour se déve­
lopper et pour s'affiner. Nous avons done utilisé beaucoup plus
a a
de textes qui avaient trait l' oralicé et l'image: des interven­
tions dans les journaux, des conférences radiophoníques, mais
aussi des images, des traces, des phoros ...
Nocre dérnarche a varié en fonccion des spectacles. Pour le
premier spectacle, Foucault 71, nous avons collecré des archives,
rencontré des gens. Une parcie du spectacle se déroulanc dans la
Gourte d'Or, avec !'affaire Djellali, nous avons exploré les lieux.
Dans nocre dernier spectacle, Notre corps utopique, qui ese tiré
d'une conférence radiophonique, nous avons travaillé différern­
menc. Ce texte­la demandait beaucoup d'images. C'esr done un
speccacle plus plaseique avec des inserts lirtéraires, poétiques,
cinémaeographiques, arristiques...

Allez-vous continuer amonter des spectacles a


partir de
Poucault? Sur quels thenies?
Nous allons créer la saison prochaine Le Petit Corps uropique,
a
pour les enfants partir de 5 ans. Dans l'avenir nous nous éloi­
gnerons peut­étre un peu de Poucault mais cela se fera tran­
quillemenc. Pour l'heure, nous avons aussi des projecs de perite
forme, nocammenc sur « Ra.dioscopie », l'émission de Jacques
Chance! oú il interviewe Michel Foucault.

Propos recueillis par Céline Bagaulc

152
Un riche héritage artistique

Metteurs en scene, chorégraphes, peinrres, photographes,


architectes ... Nombre d'artistes plastiques et scéniques se sont
attachés a revisiter les images et les concepts foucaldiens. Pourquoi
l' oeuvre de Michel Foucault intéresse tant de non­philosophes? Le
philosophe Roland Huesca attribue cet inrérét au fait que Foucault
a « souvent placé le corps au centre de ses analyses. Une affinicé se
crée entre un ensemble discursif et des propositions artisriques1 ».
Ainsi, pour le festival d'autornne 2004, a l'occasion du vingtiéme
anniversaire de la more de Foucaulc, une série de rnanifescations
artisriques rend hornmage au philosophe et s'empare de son héritage
conceptuel. Le metteur en scene Jean Jourdheuil ouvre le festival
avec la píece Michel Foucault, choses dites, choses oues, un monologue
constitué de bribes d'écríts, déclamé au son d'un glass harmoníca.
Au palais de Tokyo, l'artiste plasticien suisse Thomas Hirschhorn
signe l'installation 24 heures Foucault oü écrivains et philosophes
se succédent a la tribune d'une salle de documentation parsemée
d'élérnents, de rexres, d'images, de vidéos évoquant le cravail du
philosophe. « Je veux, dit­il dans un rexre de présencation de son
ceuvrc, que le public de 24 beures Foucault saisisse l'énergie, la
force, la nécessicé du rravail de Foucaulr. Je veux que le public soit
a l'intérieur d'un cerveau en action. » ll ajoute, dans un enrretien :
« La question n'est pas de faíre comprendre ou d'étre compris, c'est
le contraire : il s'agit d'étre en contact avec ce "quelque chose" que
l'on n'a pas encore cornpris", »

C.B.

1­ R. Huesca, MichetFoucault ~t les chorignzphtJfranrais, Le Pornque, 2004.


2­ lnterview de Thomas Hirschhorn par Guillaume Beooít,2011 : http://slash­paris.com

153
LES CRITIQUES DE FOUCAULT
D'hier a aujourd'hui

T out penseur digne de ce nom a narurellernent ses contra­


dicteurs. Michel Foucault se distingue non seulement
par la quantité, mais aussi par la qualiré de ses dérracteurs:
peut­étre faut­il considérer comme faisant parcie de son tesra­
rnent intellectuel les nombreux essais et livres qui, bien qu'écrits
centre Foucault, lui sont néanmoins redevables de la perspi­
cacité et la profondeur de leur réflexion. Si Foucaulc dérange,
a
c' ese sans doure aussi parce qu'il se plair rraverser les frontieres:
entre générations incelleccuelles, entre philosophie et sciences
hurnaines ... Aurant de perspectives depuis lesquelles sa pensée
peuc étre mise en quesrion.

Jean-Paul Sartre:« Foucault?Un réactionnaire!»


Le premier grand adversaire de Foucaulr confirme, en quelque
sorce, son « arrivée » sur la scene incelleccuelle parisienne: il
s'agir de Jean­Paul Sartre, symbole incontesré de I'inrellectuel
francaís de l'apres­guerre. Nous sommes en 1967. Sartre, désor­
mais connu autant pour ses engagements poliriques marxistes et
anticolonialistes que pour ses réflexions sur l' exisrence humaine,
répond aux questions des éditeurs d'un numéro spécial de L'Arc,
intitulé « Sartre aujourd'hui » (1966). On demande au plus
célebre philosophe francaís ce qu'il pense de la nouvelle géné­
rarion Intellectuelle. D' emblée, Sartre prend le jeune Foucault
dans sa ligne de mire.
Selon Sartre, Les Mots et Les Choses, paru peu auparavanc,
incarne la cendance la plus problématique du scruccuralisme:
son refus de I'histoire. Cenes, ce livre pourrait bien parairre
comme un chef­d'ceuvre d'histoire philosophique, une« archéo­
logíe des sciences humaines » s'érendant de la Renaissance a la
fin du XIX• siecle. Mais pour Sartre, rourefois, le livre est moins

154
«
Les oieoues oe """"'

archéologique » que géologíque: Foucaulc examine les couches


+
épiscémologiques successives ­ qu'il surnomme les « épistérnes »
­ mais ne fair pas le vérirable travail de 1' archéologue, c' esr­á­dire
un effort pour comprendre l'action ­ ce que Sartre appelle la
«praxis» - humaine. Foucault reste muer sur ce qui, selon son
ainé, est plus intéressant: comment des pensées individuelles se
bárissent­elles a partir de ces condicions de possibilité? Et sur­
tour, comment passe­c­on d'une épisrérné a une aucre? Plucót
que l'histoire réelle, Foucault ne présenterait qu'une succession
de rableaux: « 11 remplace le cinérna par la lancerne magique, le
mouvernent par une succession d'immobilités. »
Pour Sartre, Les Mots et Les Choses n'ese en fin de compre
qu'un exemple particulierernent brillant du courant structu­
ralisre. Son enjeu ese principalemenc polirique : en récusanc
l'hisroire comme praxis, c'est le marxisme qui ese visé. Le pro­
pos n' ese pas absurde: rappelons que Foucaulc, daos le livre en
question, présenre la pensée de Karl Marx comme partie inté­
grance d'une épistérne en voie de disparirion. « Le marxisme
ese dans la pensée du XIXe siecle comme poisson daos l' eau :
partout ailleurs il cesse de respirer. » Sartre, qui avaic quelques
années auparavanc entrepris la réconciliarion de l'exisrenria­
lisme et du marxisme dans sa Critique de la. raison dialectique
(1960), voit, quanc a lui, dans le scructuralisme une défaite
de la pensée : « Je ne comprends pas, se plaint­il, qu' on s' ac­
rece aux structures : é est pour moi un scandale logique. » Les
structures, pour Sartre, ne relevenr que de ce qu'il appelle
(faisant usage du vocabulaire critique) le « pratico­inerte »,
ces moments oü tour se congele et forme des instirutions, des
scructures sociales, qu'il s'agic jusrement de dissoudre par une
véricable action historique, de préférence révolutionnaire. En
refusanc cecee conception de I'histoire, le dessein de Foucaulc
ne peuc erre aucre que réaccionnaire: « Il s'agir, en somme, de
constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la
bourgeoisie puisse encore dresser conrre Marx. »
« Pauvre bourgeoisie !, répondra Foucault plusieurs décennies
plus tard. Si elle n' avait que moi comme remparc, il y a longcemps
qu'elle aurait perdu le pouvoir ! » Tout en exprimant son admi­

155
rarion pour ses engagements poliriques (qui finiront par unir les
deux hommes dans la période mouvemencée des années 1970),
Foucaulr voit en Sartre le porre­parole d'une pensée périmée; sa
Critique ne serait que « le magnifique et pathérique effort d'un
homme du XIX" síecle pour penser le }O( siécle » ...

Jean Piaget: « Un structuralisme sans structure »


Vers la mérne époque, Les Mots et les Choses irrite aussi Jean
Píaget, le célebre psychologue suisse qui révolurionna norre corn­
préhension du développement psychologique des enfanrs. C'est
un auceur que Foucault connait bien, d'ailleurs, puisqu'il a com­
menté sa pensée dans les cours de psychologie qu'il pronom¡:a a
Normal Sup au milieu des années 1950. Piagec consacre un sous­
a
chapitre Foucaulc dans le « Que sais­je? » qu'il publie en 1968
a
sur Le Structuralisme. Alors que Sartre reprochair Foucaulc un
esprit de sysrerne privilégianc les srrucrures frígides aux dépens
de la chaleur de la praxis humaine, Piager s'incerroge quanc a lui
sur la solídiré du srrucruralisme foucaldien: « Foucaulc s' ese fié
a ses incuicions et a subscicué I'improvisation spéculacive a couce
méthodologie syscématique », constate­t­il. Sous une apparence
rigueur et érudition, le regne de 1' arbitraire et du dileccantisme:
ce n'ese pas l'unique foís que cette accusation sera porrée contre
Foucaulr.
Le principal reproche soulevé par Piager rejoinr finalemenc
celui de Sartre, mérne s'il y arrive par des voies différenres: le
refus de la part de Foucault d'expliquer la transition d'une épis­
a
témé une autre. Dans Les Mots et les Choses, « la succession des
épistérnes deviene [ ... ] entiérement incompréhensible, et cela
de facón délibérée: leur créateur semble méme en éprouver une
certaine satisfaction », Le problerne viene du faic que Foucaulc
récuse la notion de genése, ainsi que celle du sujet. Pour Piager,
qui se considere volontiers structuraliste, les strucrures mentales
ne sont pas stariques , elles sont des « sysremes de transforma­
tion »: une structure ese I'aboutissemenr d'une genese et le point
de déparc d'une genese ultérieure. Par conséquenr, la pensée de
Foucaulr n'est pas, comme le crut Sartre, le nec plus ultra du
structuralisme, mais plurór un struccuralisme faux, inachevé,

156
arbirraire, que le psychologue baprisa «
Les oieoues oe """"'

srrucruralisme sans
+
structures ».

Jacques Derrida: « Un contresens sur la folie »


Si Foucault suscite les critiques de ses arnés, il ese aussi pris
en cible par certains de ses conternporains, représentanrs comme
lui de ce que l'on surnommera par la suite la « pensée 68 ».
Lun des plus brillants, le philosophe Jacques Derrida, utilise
une conférence prononcée en 1963 comme occasion pour cri­
tiquer son anden maítre (Foucault fut brievemenr son profes­
seur a Normale Sup, bien que Derrida ne soit que de quatre
ans son cadet) tou e en mettant en valeur sa pro pre philosophie
de la déconstruction, Dans certe conférence, Derrida examine
a la loupe Histoire de La folie (1961) et pose une question qui
risque de faire crembler tour l' édifice de Foucault: la folie a+
elle une hiscoire? Plus précisémenc, peut­on, comme le prétend
Foucaulr, identifier un moment précis, un point chronologique
ou la folie et la raison divorcenr?
Derrida aborde la quesrion en passanr au crible a peine
quelques pages d'Histoire de la folie, oü Foucaulc examine la pen­
sée de René Descartes. Pour Foucault, Descartes ese le versant
philosophique de ce qu'il appelle le « grand renfermemenr »:
ce momenr du xvrr siecle, symbolisé par la création a Paris de
l'Hópiral général en 1656, ou l'on décide de mertre la folie a
part, en espéranr pouvoir l'y contenir, La raison mettrait alors
subirernent fin au dialogue qu' elle enrrecenait, depuis le Moyen
Áge, avec la folie. Selon Foucault, les Méditatiom métaphysiques
de Descartes jouent un role dans cette histoire. Avec le douce
a
méthodique, qui le conduic doucer méme de son propre corps,
« Descartes rencontre la folie a coté du réve et de toutes les formes
d' erreur » et affirme qu' elle doit étre disqualifiée, exclue, pour
que la raison affirme sa domination. Ainsi, Descartes « bannit la
folie au nom de celui qui doute ».
La conclusion de Foucaulc ese pourtant, aux dires de Derrida,
un peu hárive. En premier lieu, la folie n'est, pour Descartes,
qu'un exemple (et non la plus sérieuse) del' erreur sensible; elle
n'est done pas un péril qui doic erre conjuré pour que la rai­

157
son érende son regne. D'aurre part, pour Derrida, Descartes
n' exclut pas la folie mais au contraire joue avec elle, la dompre,
l'apprivoise. En témoigne la radicalisation du doure méthodique
a laquelle procede Descartes, le moment du « malin géníe »
qui oblige a considérer la possibilíté que l' expérience dans son
ensemble soit une illusion. « Ce projer ese fou, sourienr Derrida,
et reconnait la folie comme sa liberté et sa propre possibíliré. »
Lenjeu de cette dispute? On ne saurait, selon Derrida, iden­
ti6.er le moment historique oü folie et raison divorcent: la raí­
son, la pensée, le lagos représentent ce projet perpéruel et néces­
sairement inachevé pour se démarquer, s'émanciper de la folie.
Selon Derrida, « je ne philosophe que dans la terreur, mais dans
la terreur avouée d' étre fou ». Le rapport entre folie et raison
ese celui d'une différance (que Derrida épelle délibérément avec
un «a»): l'une n'existe qu'en se distinguanc inlassablemenr,
rnais toujours de facón provisoire, de l'aurre. Différance done la
déconstrucrion ambitionne de révéler le rravail souterrain.
Foucault attendra jusqu'á 1972 pour répondre. 11 reconnaír
volonciers le caractere « remarquable » de l' essai de Derrida.
Mais la faiblesse facale de l'approche derridienne, selon lui, ese
le fait que malgré sa finesse, elle ne faic que finalemenr prolon­
ger une « vieille tradition », cecee « perite pédagogie historique­
menr bien déterrninée », qui « enseigne a l' éléve qu'il n'y a rien
hors du cexce ... qu'il n'est done point nécessaire d'aller chercher
ailleurs ». Vu des profondeurs de l' archéologie foucaldienne, la
déconstruction ne serait qu'un petit jeu auquel s'adonnent les
meilleurs éleves de la classe, brillanc mais superficiel.

Jean Baudrillard: « Le pouvoir n'existe pas »


En 1977, le philosophe ese la cible d'un pamphlet au titre
provocateur ­ Oublier Foucault -, rédigé par une aucre figure
phare de la pensée 68, le sociologue Jean Baudrillard. Dans Le
Miroir de la production (1973), Baudrillard avaic sourenu qu'il
fallaic abandonner le marxisme: en légírimanr le paradigme de
la producrion, le marxisme conrribuait selon lui a perpétuer
le systérne capitaliste qu'il précendair vouloir renverser. Dans
Oublier Foucault, il recycle plus ou moins le mérne argumenc

158
Les oieoues oe """"'

pour artaquer l'aureur d'Histoire de la sexualité, done le premier


+
volume viene de parairre (1976). En voyanr le pouvoir parrouc,
Foucault, selon Baudrillard, succombe a un « leurre » : il prend
le pouvoir au sérieux, sans comprendre que « le pouvoir n' existe
pas ,,, que le pouvoir, en somme, n'est que simulation, un simu­
lacre parmi cant d' a utres dans notre monde posunoderne piégé
par l'hyperréalicé ...
Admeccons que l' argument ese parfois difficile a suivre. Ce
qui semble croubler Baudrillard, e' ese que Foucaulc présente la
sexualité comme enrierernent consticuée par le pouvoir, alors
que la folie, exclue et renfermée par la raison, conserverait une
certaine autonomie et done un pouvoir de conrestation. Pour
Baudrillard, la folie raconcée par Foucault garde encore des
traces du réel, alors que son analyse de la sexualité en fait « un
espace irradié de pouvoir », done un espace de pure apparence.
Ces argumenes impressionnenc peu le concerné. Comme seule
réponse a cec Oublier Foucault, il se contenrera d'une perite
phrase (que Didier Eribon cite dans sa biographie): « Moi, mon
probléme, ca serait pluc6t de me rappeler Baudrillard » ...

Jacques Léonard: Foucault, pietre historien?


Plus sérieuse ese la polémique que Foucault suscite aupres
des hiscoriens. Foucaulc se considere comme un historien a
sa maniere, et se révele sensible a l'appréciation des gens du
métier. Mais bien que beaucoup l'accueillent avec enchousiasme
(comme Paul Veyne ou Roger Charrier), d'autres se montrent
nettement plus scepciques. C'ese le cas notamment de l'hisrorien
Jacques Léonard, l'auceur d'un compre rendu sévére a l'égard de
Surueiller et Punir(« Lhisrorien et le philosophe ») paru en 1977
dans Les Annales historiques de la Révolution franfaise. Léonard
oppose le bon sens et la rnéthode de I'historíen professionnel
aux envolées nieczschéennes du philosophe. Lhistorien « percoir
que Foucaulc ne ressent pas de l'intérieur routes les réalités du
passé ». Lanalyse de Foucaulc ese crop rapide, laissant sur leur
faim les hiscoriens spécialisés dans les époques qu'il évoque.
D'aucre pare, Foucaulr exagere la normalisation de la sociéré
francaise au XIX' siecle: la discipline miliraire, ou encore le

159
modele « internat­caserne » dans l'enseignement achoppenr sur
beaucoup plus de résistance et d'obsracles que l'indique le philo­
sophe. D' aurre pare, il succombe a une « renration mécaniste »:
il décrit les mécanismes de pouvoir comme si l'on pouvait se
dispenser de parler de ceux qui exercent le pouvoir. Foucault,
constate I'historien, « fait une consommation énorme et signífi­
cative de verbes pronominaux ou réfléchís, du pronom personnel
"on", et de tournures qui escamotent les difficultés: "apparaicre
comme", "fonctionner comrne", "comme si" ... » En somme, si
Léonard reconnaít le talent et mérne la bonne volonté historique
a
du philosophe, il trouve qu'íl ese crop attaché faire valoir ses
idées philosophiques et politiques pour bien cerner le réel.
a
Et si Léonard n'épousait quant lui qu'une « idée bien
maigre » du réel? Telle ese en gros la réplique de Foucaulc a
l'historien, lors d'une cable ronde organisée aucour de Surueiller
et Punir ainsi que dans une réponse a
Léonard, inticulée « La
poussiere et le nuage » (l' ensemble de ces textes seront regrou­
pés dans un volume, édité par Michelle Perroc en 1980, intitulé
L1mpossible Príson). Foucault accuse réception des «clichés»
de Léonard sur l'historien qui défendrait « les petits faits vrais
contre les grandes idées vagues ». Selon Foucault, « il n'y a pas
"le" réel qu' on rejoindrait a condition de parler de rout ou de
cercaines choses plus "réelles" que les autres [ ... ] », Le réel se fair,
et la reconstruction de sa genese appartient légitimement a la
pratique historienne. Tel fue, du moins, l'ambirion de Foucault
daos nombre de ses livres.

Jürgen Habermas: « Des contraclictions inextricables »


Sans doute le reproche le plus conséquent a l'encentre de
Fouca.ult concerne sa concepcion de la modernicé. Héririer de
l'école de Francfort, philosophe de la racionalicé communica­
tive, Jürgen Habermas considere que Foucaulc esr un penseur
paradoxal: d'un cóté, en montrant la face cachée répressive des
inscicutions, Foucault semble s'inscrire dans la droite ligne du
projer critique des Lurnieres , mais de l'aurre coté, il pourfend
la racionalicé occidentale incarnée par l'hérirage de ces mérnes
Lumiéres. Dans Le Discours pbilosophique de la modernité

160
Les oieoues oe """"'

(1985), Habermas maintient que les prémisses sur lesquelles


+
repose la généalogie foucaldienne finissenr par l'envelopper
dans des contradíctíons inextricables. En refusanc de considérer
les documenrs historiques comme ayant un sens a inrerpréter,
puisqu'il n'y voit que des effers de relations ou de stratégies de
pouvoir, Foucault finir par approuver une forme de savoir histo­
rique « narcissique », orienté vers les seuls soucis de l'historien.
De mérne, en maincenant que toure norrnativité se résume a une
sorce de violence, Foucaulc ne peut rendre compre des normes
que son propre discours véhicule (par exemple, le désir de proté­
ger le corps des sévices auxquels il est souvent exposé): du coup,
une normativicé arbitraire plane sur l' oeuvre de Foucaulc. Pour
Habermas, Foucaulc représenterait done tous les dangers d'un
discours critique sur la société qui rejette de fa~n trop abso­
lue la noción de racionalicé associée au projet des Lurniéres, qui,
selon luí, n'a jamais perdu sa puissance émancipatrice.

Alain Renaut et Luc Ferry:


« Son antihumanisme ne tient pas »
Comme Habermas, Alain Renaur ec Luc Ferry dans La Pensée
68 (1985) estiment que le projet foucaldien n'arrive pasa dépas­
ser ses propres paradoxes. Se présentant comme les champions
d'un nouvel humanisme, ils s'en prennent a l'antihumanisme
de Foucault. Selon eux, la these de la « more de l'homme » ne
tiene pas, pas plus que la critique de la subjectiviré avancée par
ce « Nietzsche francaís ». Lidée d'une more de l'homme joue sur
deux registres qui finissent, selon eux, par s'annuler: d' un coté,
elle semble se référer a l' emprise des sciences humaines, qui réi­
fient l'homme et lui 6te son existence aurhenrique: de l'autre,
elle s'appuie sur la notion nietzschéenne d'un sujet fragmenté.
Mais pourquoi souhaiter la libération de l'homme des sciences
humaines si ce n'est que pour le voir mourir a nouveau dans les
mains de la philosophie nietzschéenne? Méme dans le « dernier »
Foucault, oü certains prétendent voir un « rerour du sujet »,
rnérne dans son engagement politique, qui semble s'appuyer, par
rnornents, sur une nouvelle concepcion des droics de l'homme,
Foucault finir toujours par se rabattre sur l'individu contre le

161
su jet, récusant tour ce que la subjecrivité peuc avoir d'universelle
et de norrnative. Foucaulc veut le beurre et l' argent du beurre: la
dimension émancipatrice du sujet (universel, politique, kanrien)
en mérne cemps que l'infranchissable uniciré nierzschéenne.

Gladys Swain et Marce! Gauchet:


« Des erreurs impressionnantes »
Le philosophe Marcel Gauchet et la psychiarre Gladys Swain
adoprent une approche différence pour signaler les limites de
la concepcion foucaldienne de la modernicé, en rnettant en
doute son interprétatíon mérne de l'hisroíre: c' ese l' ambition
de La Pratique de l'esprit humain (1980), qui se lit comme une
longue réplique a Histoire de la folie. Dans La Condition bisto-
rique (2003), Gauchec raconce leur surprise en découvrant les
« erreurs impressionnantes » dans le livre de Foucaulc: « Quand
vous avez 25 ans, et que vous décelez de grosses distorsions des
fairs et des sources dans un livre ou Monsieur Canguilhem n'a
ríen vu a redire, vous vous demandez si vous lisez bien ! » Entre
aurres, les deux jeunes incellecruels découvrenc que Foucaulc
ciraic la deuxierne édition du traité de Philippe Pinel sur l'aliéna­
tion rnentale, tout en évoquant la premiere édition ...
Mais l' enjeu du livre ese ailleurs et plus profond. Pour
Foucaulc, l' asile se présente comme un lieu d'humanisatíon de
la folie, alors qu'il en ese en réalicé son exclusion la plus abou­
tie: alors que la folie, a l' époque médiévale, gardait l'homme
en contact avec tout ce que le monde concenait de tragique et
que l' époque classique y voyait encore une forme de déraison
contre laquelle la raison se définissait, elle n'ese plus, au seuil
du XIx" siecle, qu'une simple maladie. Mais cecee lecture, selon
Gauchet et Swain, est partielle et ne se fie qu'aux surfaces. [asile
excluc bel et bien; mais l' objectif de cecee exclusion ese précisé­
rnent de préparer l'intégration de l'aliéné a la société. Touce la
« prarique de I'esprit humain » mise en oeuvre dans l'asile vise le
sujet qui persiste sous la folie, afin de le rendre auconome et, en
mérne temps, capable de parricíper a la vie sociale. Si Foucaulc
néglige ce fair, c' ese parce que son inrerprérarion ese muerte sur
le grand basculement qui a rendu l'asile possible: la révolurion

162
Les oieoues oe """"'

démocratique de la fin du XVIIf siecle. Lasile participe a cet


+
efforc par Jeque! l'humanité deviene maltresse de son hiscoire et
capable de refaire une société a son image, oú l'autonorníe indi­
viduelle ese le fondemenc du lien social. Le silence de Foucault
devane le probleme de la démocratie finirair, selon Gaucher et
Swain, par entamer son jugement historique ...

Le débar aucour de l'ceuvre de Foucaulr risque ainsi d'érre ce


que !'un de ses auteurs de prédilecrion, Maurice Blanchot, appela
un « entretien infini ». Foucault fue peut­érre moins un auteur
qui se livrait au débat qu'un penseur qui arrétait des positions:
sur l'homme, sur l'histoire, sur la raison, sur le sexe. Ses positions
articulent une certaine maniere de vivre et de comprendre notre
contemporanéité. Aussi longremps qu'elles conrinuent a le faire,
a
il y a de forres chances que les critiques concinueronc se rnulti­
a
plier et l' entretien se poursuivre ...

Michael Behrenr

163
D'autres critiques ...

Claude Quétel
Cer historien a publié en 2009 une sorce de concre­hisroire de
la folie iHistoire de la folie, de l'Antiquité ti nos jours). Selon luí,
Michel Foucaulc a cordu la vériré de l'hiscoire pour servir sa propre
démonsrracion philosophique. Non seulemenc il a éludé les cenca­
tives d'enfermements des fous qui onc existé des l'Antiquité, bien
avant le XVII• siécle, mais il a aussi passé sous silence la visée théra­
peutique des asiles pour mettre l'accent sur la normalisation et le
gouvernemenc des esprits. « Je croís étre au rnoins antipsychiacrique
que lui dans mon livre, mais moi je suis entré dans les asiles ... »,
ironise Claude Quécel1.

Jean­Marc Mandosio
Ce spécialísre de linérature latine s'est fait polémiste avec un
brülot au riere explicite: Micbel Foucault. Longévité d'une imposture
(2010). II ne passe ríen a Foucaulr, de ses inconscances théoriques
(par exemple sur son rapporr au scrucruralísme), jusqu'á son adrni­
rarion pour l'ayarollah Khomeiny au momenc de la révolution
iranienne.

Jacqnes Bouveresse
Professeur au College de Fra.nce, ticulaire de la chaire de philoso­
pbie du langage et de la connaissance, Jacques Bouveresse ese un 6n
lecceur des logiciens et de la philosophie analycique anglo­saxonne.
C'esr de ce point de vue qu'il cacle Foucault, coupable selon lui
d'avoir une visión toute personnelle de la vérité. U écrit ainsi, dans
La Lettre du College de France, ce commencaire assassin: « En lisant
les Lecons sur la volonté de sauoir, je me suis sen ti obligé, malheureu­
sement, de donner souvenc raison a Jean­Marc Mandosio, qui écric
que "Poucaulr applique la recctrc tradíríonnclle de l'cssayismc dans
le goüt francais: revisicer de fac;on 'brillante' des lieux communs en
faisanc primer la rhétorique sur l'exactitude" ,,2.
Héloise Lhérété
- 1­Entrenen • Pour une autre hiscoire de la folie », La Grands Dossim tÚs scienca
humaines, n• 31, juin­juillet­aoür 2013.
2­ Enrreríen avec [acques Bouveresse, La Lettre du Co/J;ge tÚ Fmnce, nº 31, 2011.
GLOSSAIRE

Archéologie du savoir prison ou la sexualiré dans les ouvrages


Dans Histoire de lafolie a l'ágeclassique scientifiques, les rnanuels didac­
(1961) tour comme dans Les Mots et tiques, les caces de lois qui régissenr le
les Cbose« (1966), Michel Foucaulr ne domaine envisagé.
prérend pas faire une histoire au sens
classique du cerme. ll préfere parler Dispositif
d'une • archéologíc », comme l'indique Foucault le définit comme un ensemble
La Mot: et les Choses, sous­titré • Une « résolumenr hétérogene, comporcanc
archéologie des sciences humaines •. des discours, des institutions, [ ... ] des
Cerre approche vise a dégager les condi­ loís, des mesures administrarives, des
tions d'apparition d'un discours, ses énoncés scientifiques [ ... ], bref du dit,
fondations. L'archive ese ici le matériau aussi bien que du non­dir' • concu pour
privilégié. répondre a a
une urgence, un • impé­
ratíf scracégique • a un mornent donoé.
Biopolitique Analyser les dispositifs, e' ese, pour Fou­
Par le concept de biopolirique, Fou­ caulr, analyser les mécanismes du pou­
caulr désigne la constirution, it la fin du voir, ses modalirés et les discours sur
XVIII' síecle, de la sexualiré, de l'hygíene, lesquels il se fonde. Disposirif discipli­
de la natalité, de la saneé, etc. cornme naire, disposidf de l'internement, dis­
un enjeu de pouvoir politique. Des posicif de sexualicé: Foucaulr s'artache a
loes, le pouvoir ne réside plus dans la cornprendre l'essence et la finalicé de ces
capacité de faire mourir des individus, ensembles dans ses domaines d'études
mais dans celle de faire vivre et croitre que sont la prison, l'asile, la sexualicé ...
une population composée d'« étres
vivants traversés, commandés, régis par Épistéme
des processus, des lois biologiques1 », a Foucauh appelle épistémé le socle sur
savoir des taux de natalité, de rnortalité, lequel s'articulent les connaissances,
de fécondité, de santé. La vie humaine autrement die les cadres généraux de
ese alors rnédicalisée, notamment ses la pensée propres a une époque (a ce
deux cxuémicés: la naissance et la more. titre cette notion ese proche de celle de
« paradigme • introduite par le philo­
Discours sophe des scicnces lhomas S. Kuhn).
Le • discours • ne releve ni de 1'opinión Dans Les Mots tt les Chose», Foucaulc
commune ni d'une théorie propre a soucient que l'hisroirc du savoir dans
rel ou tel auteur, mais d'un corpus de la pensée occidenrale apres le Moyen
rextes a vísée sclenrífiquc ou pédago­ Agé ri'ese pas linéaire ce conna1t deux
giquc qui s'insere dans des cadres de grandes discontinuités: l'une vers le
pensée propres a une époque, Foucaulr milieu du XV11• siécle, qui donoc nais­
débusque les díscours sur la folie, la sancc a l'age classique, et l'aurre au
1­ M. Foucault. • Les mailles du pouvoir •· in 2­ M. Foueauh, • Le jeu de Michd Foucaulr >,
Día a Écrits, t. 11, Callimard, 2012. in Día rt Étrill. op. rir.

165
Michel Fouc.,ult

début du xrx• síecle, qui inaugure notre nous' "· La prarique généalogique sup­
modernicé. Depuis le Moyen Af,e. on pose done de collecter patiemmenc des
peuc done dístinguer trois épistémés. savoirs hisroriques épars, et de renoncer
jusqu'á la fin du XVI• siecle, l'étude du a • les filrrer, les hiérarchiser, les ordon­
monde repose sur la ressemblance et ner au nom d'une connaissance vraie" »,
l'interprétadon. Un renversernent se Foucault veut voir daos l'histoire non
produit au rnilieu du XVII' síecle: la res­ une scíence, mais une « insurrection des
semblance n' est plus la base du savoir savoirs ».
car elle peur étre cause d' erreur. Une
nouvelle épísréme apparait, reposant Gouvemementalité
sur la représentation et l'ordre, oü le Cene notion apparatt a partir de 1978
langage occupe une place privilégiée. dans les cours que Foucault donne au
II s'agit désormais de crouver un ordre College de France. ll désigne le nouvel
dans le monde et de répartir les objets art de gouverner. qui apparalt entre
selon des classificacions formelles, ce! la fin du XVII' síecle et le début du
le systeme de Car! von Linné qui s' ar­ XVIII' siecle, s'appuyant sur une rech­
tache a classer les especes animales et nologie politico­militaíre, une pollee,
végétales. Mais cet ordre va lui­rnérne et l' enrichissement par le cornmerce.
€ere balayé au debut du XIX' siecle « Par gouvernemenralité, j'enrends l'en­
par une autre épistérne, placée sous semble constirué par les institurions, les
le signe de l'hístoire. La phllologie procédures, analyscs et réflexions, les
succede ainsi a la grammaire générale calculs et les cactíques qui permerccnc
candis que la notion d'évolution prend d' exerccr cene forme bien spécifique,
une place centrale, noramment dans bien que complexe, de pouvoir, qui a
l'érude des étres vivanrs ... Lhisroriclré pour cíble principale la populación,
s'est immiscée dans cous les savoirs. pour forme majeure de savoir l'éco­
Or cene épistérne de la modernicé nomie politique. pour inscrument
voit apparaitre pour la prerniere foís la technique essentiel les díspositífs de
figure de l'homme dans le champ du sécurité". » Plus qu' au pouvoir dans son
savoir avec les sciences humaines. acception courante, Foucault s'incéresse
a • la renconcre entre les rechniques
Généalogie de domination exercées sur les autrcs
Avec le concept de généalogie, dírec­ ec les rechníques de soi6 ». A partir du
tement empruncé a la philosophie de XVIII' siécle, e'ese l'Écat lui­mérne qui se
Friedrich Nietzsche. Foucault rompe « gouverncmencalise• sdon Foucault.
avec l'idéc que le récit historique serair L'appareil ératíque cesse de s'appuyer
unique et continu, qu'il aurait des ori­ sur la sagesse, la jusrice ou les coucumes
gines et des fins. Paire la généalogie ancestrales, ec repose désorrnais sur la
d'une idée, d'un concept, ou d'une racionalicé.
pratique, ce n'esr jamais en rechercher
l'origine, qui nous ferait • remen­
ter le ternps pour rétablir une grande 3­ M. Foucault, • Ni<wchc. la gén6tlogic.
continuité par­dela la dispersion de l'histoire •, in D11, ,1 Scriu. op. eit;

l'oubli •, rnais au concraire en sondee 4­ M. Foucault,• Cours du 7 janvier 1976 •· in


la provenance, qui suppose de • main­ Din" Scriu. "P· cit.
tenir ce qui s' ese passé dans la dísper­ 5­ M. Foucauh. • Sécurité, tcrritoíre,
sion qui lui est pro pre: e' ese repérer les population •, i" ú, Go11u,mm1m111lirl, cours
accidents, les infimes dévlarions [ ... ], au College de Frmcc, l 9n-l 978. 4• le~on,
1 • ÍC\•rier 1978.
les mauvais calculs qui onr donné
naissance a ce qui existe et vaut pour 6­ M. Foucaulc.• La t«hniqu« de soi •· in Dirs
,r tcrit<. op. <i~
166
Hétérotopie
Définies dans ,, Des espaces autres ,>7,
pratiques de pouvoír : • Lhomme n'est
pas le plus vieux probleme ni le plus
G""'•• +
les hétérocopies (écymologiquemenc: constant qui se soit posé au savoir
« auues lieux ») sonr des endroits oü a humain. [... ] L'homme est une inven­
lieu ce qui. par délinition, ne peut avoir t:ion dom l'archéologie de notre pensée
lieu • nulle pare» ailleurs. Aux hétéro­ montre aisémem la date réceme. Et
copies de crise des sociétés primitives, peut­étre la fin prochaine. •
lieux réservés aux individus en crise (les
adolescencs, les femmes indisposées. Pouvoir
les personnes ágées, ecc.) succedent les Ce terme n'ese pas concu par Fou­
hétérocopiesde déviation, ces lieux dans cault comme l'attribuc exclusíf de
lesquels on place les personnes déviantes l'Érat, d'instirurions. ou d'un groupe
par rapport a la norme: les maisons de d'hommes. Le pouvoir est, selon luí,
repos, les cliniques psychlatriques, les diffus et non localisable en un lieu
prisons. Parmi les grands príncipes de précis. • Le pouvoir n'ese pas une
l'hérérotopie. Foucaulr érablit que celle­ substance, explique Foucault, [ ... ] Le
ci regroupe en son lieu plusieurs lieux pouvoir n'ese qu'un rype particulicr de
et plusieurs rernps incompatibles.Ainsi, relations entre indlvidus". • Distinct de
la bibliotheque ou le musée, lieux hété­ la force, il supposc la liberté du sujet
rotopiques par excellence, prérendent sur lequel il s'exerce, Par conséqucnc.
enfermer • rouces les époques, toutes les la question n'ese jamais de savoir ce
formes. cous les goücs •· qu' ese le pouvoir, quelle ese sa narure,
rnais de comprendrc commcnc et sur
Mort de l'homme quoi il s'exerce, Les rclations de pou­
Dans Les Mot: et fer Choses, Foucaulc lit voir sont, Polir Foucauk, sans cesse
scandale en annoncanr une probable entrernélées avec un cerrain nombre de
• mort de l'homme •· lequel serait des· discours et de savoirs qui les appuienc
ciné as' effacer • comme a la limite de la et les instirurionnalisent. Pour autanr,
mcr un vísage de sable». Bien entendu, les relacions de pouvoir ne sont jamais
il ne s'agír pas pour Foucaulr d'annon­ a sens unique: elles impliquen e en leur
cer la mort de I' espéce hu maine mais sein l'existence d'un contre­pouvoir,
de marquer le faic que l'homrne en tant explique Foucaulr: « Au coeur des rela­
qu'il ese I' objer des scicnces humaines tions de pouvoir et comme cond.ition
ese d'invenrion récenre et s'inscrir permanentede leur existence, il y a une
daos l'épistéme de la modernicé. Cet "lnsoumission"et des libertés essentiel­
• ancihumanisme •> lit scandale et le lernent rétives, il n'y a pas de relarion
rapprochair du strucruralisme, lequel de pouvoir sans résistance, sans échap­
critiquait lui aussi de maniere radicale patoire ou fuíte, sans rerournernent
les philosophies qui, de René Descartes éventuel", •
a Jean­Paul Sartre, appréhendaíent
le sujer comme une conscience libre, Sociétédiscipllnaire
auroconsciruée et anhistorique. Centre Dans toute l'Europe au débur du
ces philosophies du sujet, Foucaulr XIX' síecle, le supplíce d.isparait ce laisse
cncend montrer comment l'homme se la place a un calcul savanc des peines:
constitue au contraire dans l'hisroire, • Ce n'ese plus le corps supplicié, mais
a travers des savoirs, des discours, des
techniques de connaissances et des 8­ M. r..,ucault, • "O...nn rr nn,:ul,,tim" : v<rs
une critique de la u.ison pol.itique •. in Dits tt
7­ M. Poucaule, , Des espaces aunes •, &rits. op. rir.
cooférenceau Ccrde d' érudcs archirecruralesen 9­ M. Foucai.tl,, ,Le sujct et le pouroir•, in Dits
1967. in Dits e¡ Éerit«, op. cit. el &rits, op. ril.

167
Michel Fouc.,ult

le corps assujerti a cravers lequel on vise un rexte de 1982. Mais l'un ne va pas
le concróle des ámes. •> Nait un véritable sans l'aucre. Pris d.ans un double rap­
pouvoir dísciplinaire plianr tour a la port, aux autres ce a lui­rnérne, le sujet
fois les ámes et les corps, que ce soir a la ese roujours, pour Foucaulr, consrirué
prison mais aussi a l' école, a la caserne, hisroriquemenr et imbriqué dans un
a l'hópical ou a l' ateller, Bien plus. toute ensemble de mécanismes de pouvoir,
relation de pouvoir a pour corrélar la Le sujec n'esr pas libre et aurodéter­
consrinuion d'un champ de savoir, miné cornme il pourrait se plaire a le
qui suppose et permet cene relation penser, Méme daos son rapport a son
de pouvoir. La société disciplinaíre a identicé la plus intime, l'étre humain
done ainsi donné naissanceaux sciences esr gouvemé et fasxinné par des savoirs
sociales : psychologie, psychiatrie. cri­ spécifiques.
minologie, etc. et a instirué « le regne
universel du normatif » avec ses agencs Vécité/Régimede vérité
que sonr le professeur, l' éducateur, le C'est a la lecture de Nieu.sche que Fou­
médecin et le policier qui reperenr et cault réalise qu'« il ne suffir pas de faire
isolenr les dévianrs. une histoire de la rationalité, mais l'his­
toire méme de la vérité'! "· 11 s'agit d.e
Souci de soi savoir quels cypes de discours un pou­
Ce concepr apparatt chez Foucault car­ voir fa.ir fonctionncr comme éranr des
divement, au début des années 1980. "discours vrais •· Foucaulr introduir
II désígne les techniques que mee en la notion de • régímes de vérité • afin
eeuvre un individu pour se construiré et d'ancrer les savoirs supposés • vrais •
se transformer. Foucaulr, dans Histoire dans lcur époque hisrorique et leur
de la uxualiti (3 tomes, 1976­198.+), sociéré. Notre régime de vériré ese,
va montrer la rupcure qui a lieu avec le quam a luí, dominé par les discours
christianisme : le souci de soi dans l'An­ scíenrífiques saos cesse utilisés par les
tiquité ne vise pasa l'ascétisme en tant pouvoirspoliriques. Dans La Volonti de
que rel mais a l' « apprenríssage de soi sauoir (1976). Foucaulr mee en évídence
par soi ». Plus encoré, loin d'étre source un autre rappon a la vérité : l'incitation
de péchés comme il cendra a l'étre avec depuis le xvnr' siécle de l'Eglise, de
le chrisrianisrne(qui privilégie le renon­ la méd.ccinc, de la psychiacrie ou de
cement a soi), le souci de soi n'ese pas l'école a« avouer "• c'est­á­direa confier
alors disjoint du souci des autres. Au la vérité de son désir, de ses pratiques
contraire, pour gouvemer les autres, il sexuelles, de ses inrentíons., . Cerre
fauc déja savoir se gom•ernersoi­mérne. injonction a dire le vrai lie les deux
themes qui craversenc coure l' ceuvre de
Sujet Foucaulc: le sujet ce le pouvoir.
• Ce n' ese pas le pouvoir, mais le sujer,
qui constirue le rhernc général de mes Hélo1seLhérété ce Céline Bagatúc
recherches'º •, précise Foucault, dans

10­ M. Foucault, • le sujct ce le pouvoir,, in 11­ • Entreúcn a,·cc Michcl l'oucault•, in DitJ
Dits e: Emu. o¡,. cit. ti.icrits.o¡,. ri~
CONTRJBUTEURS

Céline Bagault l'Associaóon lacaníenne inrernationale,


Journaliste. il ese I'auteur de l'Esprit malade. Cer-
ueau», folüs, ináividus, Irhaque, 2009,
Sabrina Baldassarra
et, avec Franc¡:oise Champion, de Psycho-
Une des fondacrices du collecríf F 71,
thérapieet société.Armand Colín, 2008.
qui rnet en scéne des spectacles autour
de la pensée de Foucault, Sarah Chiche
Écrivain et journalisce pour Le Cercl«
Michael Behrent
Psy.
Historien arnéricain, spécialiste de
l'histoire de l'Europe contemporaine, FranfOis Dubet
notammenr de la philosophie polirique Sociologue, ex­direcreur d'érudes ?t
a
&an~aisc, il enseigne l'Appalachian l'EHESS ce professeur a l'universiré
State University (Caroline­du­Nord). de Bordeaux, il a écrir de nombreux
ouvragessur l'école et sur les instirutions,
Guillaume Bellon
Docteur en lirrérature, il ese noram­ Didíer Fassin
ruent l'auteur de L1nquiétude du dis- Professeur a l'Instítut d' étude avan­
cours. Barthes et Foucaul: au Collegede cée de Princecon et direcreur d'érudes
France, Ellug, 2012. a l'École des hautes érudes en sciences
sociales (EHESS) de Paris, il a notarn­
jean­Francois Bert
ment publié en collaboration Juger,
Sociologue et historien des sciences
réprimer; accompagner. Essai sur la
sociales, maitre d' enseignemenr et de
mora/e de L'tw, Seuil, 2013.
recbercbe a l'université de Lausanne
(Collége des humanités­EPFL) il a Éric Fassin
récemmenc dírigé, avec jéróme Lamy, Professeur de science politique a l'uni­
Michel Foucault, un hérítage critique, versi té París VIII.
CNRS, 2014.
Martine Foumier
Philippe Bonditti Ex­rédactrice en chef du magazine
Malrre de conférences en scienccs Sciences Humaines, elle esr aujourd'hui
poliriques a l'ESPOL­ICL (European conseíllere aupres de la rédaction du
school of polirical and social sciences). magazine.
Pierre­Henri Castel Antoine Garapon
Direcreur de recherches au Cermes Magistrar, secrétaire général de l'Insritur
(université Paris­V/CNRS), rnembre de des hautes études sur la justice (IHEJ).
169
Michel Fouc.,ult

il est l' aureur de eres nombreux ouvrages Lucie Nicolas


sur la justice dont}uges et procumm du Une des fondauices du collectif F 71,
XXI' sikle (avec Sylvie Perdriolle et Boris qui mee en scene des spectacles aurour
Bernabé, Odile jacob, 2014). de la pensée de Foucault.
Frédéric Gros Mathieu Potte­Bonneville
Professcur de pensée politique a Mattre de conférences a l'ENS­Lyon,
Sciences­Po París, il est l' auteur de il a publié, entre autres, les Mots et
Michel Poucauls, 3• éd, Puf, coll. « Que les Chase: de Michel Foucault. Regards
sais­je? •, 2004, er coauteur, avec critiques, 1966-J!}óB, Imec/Presses
Antoine Garapoa et Th.ierry Pech, de universieaires de Caen, et Foucault,
Et ce sera justice. Punir en démocratie, Ellipses, 2009.
Odilc jacob, 200 l. Il a dirigé Fo»-
cault. le courage de la vérité, Puf, coll. Philippe Raynaud
• Débats philosophiques ». 2002. Professeur de philosophie et de science
polirique a l'université París­JI, Phi­
Catherine Halpern líppe Raynaud a publíé La Politesse des
Joumaliste. lumiéres. Les iois, la maurs, les maniéres,
Clément Le&anc Gallimard. 2013.
journaliste, Judirh Rcvel
Héloíse Lhérété Enseígnante­chercheure au Centre de
Rédacrrice en chef du magazine Sciences philosophie frao~se de la Sorbonne,
Humaines, e.lle a égalernent coordonné universiré Paris­I.
le présenr ouvrage. Michel Senellart
Guillaume Le Blanc Professeur de philosophie poliáque
Professeur de philosophie a l'Uníversité a ENS­Lyon. Il a édité les cours de
París Esr Créteil, il a notarnment publié Michel Foucaulr au College de France,
La PenséeFoucault, Ellipses, 2006. Sécurité, territoire, population (1978),
Naissance tk la biopolitique (1979), Du
Jeau­Claude Monod gouvmummt des viuants (1980) ce par·
Philosophe, Jean­Claude Monod est ticipé a l'édition de ses (Euvm daos la
chargé de recherche au CNRS et ensei­
bibliothéque de la Pléiade.
gnane a l'ENS­Ulm. 11 esr l'aureur de
nombreux livres, done Foucault: La Fabíen Trécourt
pollee des conduites, Michalon, 1997. Journaliste.

Cet ouvrage a été concu a partir d'articles tirés du magazine


Sciences Humaines et du Cercle Psy, revus et actua1isés pour la
présente édition. Les encad.rés non signés sont de la rédaction,
TABLE DES MATIERES

FouCAULT AU XXIc SIECLE

l.?HOMME
Foucaulc l'énigmatique (Héloi'seLhérétl) 2.
I.:incelleccuel spécifique. Un nouvel are de concescer
(MathieuPotte-Bonneville) 1ª.
I.:expérience du Gip ( CélineBagault) 22

Quel prof était Foucault?


(Entretien avec Guillaume Bellon) 24

l.?CEUVRE
Métamorphose d'une ceuvre (fean-Claude Monod) ~
Foucau.lt a travers ses livres (Encadré) 37
A propos de Histoire de la.frlie a lííge classique
{{;atb_erineHalperw_ 41
A propos de Surveiller et Punir. Naissancede la prison
(Martine Fournier) 1Z

171
Michel Fouc.,ult

Microphysique du pouvoir J_Clément Ldf_anc) 22


I..:hiscoire au service de la philosophie
( Catherine Halpern) 2Z
Le gouvernement de soi (FrédéricGros) 61
Le christianisme et l'aveu du désir (Michel Senellart) 69
Foucault et la littérature (Tudith Revel) 73
La querelle du néolibéralisme (MichaelBehrent) 77

llÉRITAGE ET BILAN CRITIQUE

Foucault l'Américain (Michael Behrent) ª2


De l'homosexualité au probleme du « genre »
(Fabien Trécourt et Éric Fassin) 21.
Les traductions de Foucaulc dans le monde 96
I..:archipel des héritiers ([ean-Franrois Bert) 98

~phie d'un paysage philosophique


(!udith Revel) 106

« Inven ter de nouvelles manieres d' exiscer »


Le regard de Guíllaume Le Blanc ill
« On a trop oublié ses premiers livres »
Le regard de Philíppe Raynaud llZ
Foucau.lt et l'école. Une étrange absence
(Franrois Dubet) uz
De la prison a la loi. Le legs juridique
(Tean-Claude Monod et Antoine Garabon) . ill
« Un visionnaire du droic comemporain »
Le regard d'Antoine Garapon J.2.2

172
Relations internationales. Le tournant critique
T,bk d..~­ +
(Philippe Bonditti) ill
La société face a ses malades mencaux
(Sarah Chiche) lli
« Discuter Foucault pied a pied )>
Le regard de Pierre-Henri Castel 139

Gouverner les vies (Entretien avec Didier Fassin) 142


Architectures foucaldiennes (Fabien Trécourt) 146

Foucault sur les planches


(Entretien avec Sabrina Baldassarraet Lucie Nicolas) 1.2.Q
Les critiques de Foucault. D'hier a aujourd'hui
{YichaellJehrenn 124

Glossaire ill
Liste des contributeurs .!..§2

173

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