UN FOU
1
Voir supra « Tartarinades », Le Matin, 29 décembre 1885, note 3.
2
Mirbeau n’a pas dit autre chose dans ses Notes sur l’art publies dans La France en 1884-1885 (insérées dans le
tome I de ses Combats esthétiques), à propos des peintres impressionnistes et de Rodin, dénigrés par la foule et par la
critique « tardigrade ».
soumis, optimiste, complaisant, au milieu de l’universelle sottise et de
l’ignorance universelle ; pour que vos idées aient quelque chance de plaire et
d’être admises comme possibles et fécondes, il faut penser ce que tout le
monde pense, c’est-à-dire ne penser à rien ; écrire ce que tout le monde écrit,
c’est-à-dire des banalités et des bêtises ; faire ce que tout le monde fait, c’est-
à-dire du mal. À ce compte, vous pouvez tout ambitionner : la décoration, la
députation, l’Académie, une statue et, qui sait ? le Panthéon à la fin de vos
jours. Prétendre, par exemple, qu’un riche puisse s’occuper à autre chose qu’à
s’aller promener en mail, ou à se déguiser en insecte, n’est-ce point là le
dernier mot du paradoxe et le comble de la démence ? C’est le cas de Léon
Tolstoï*.
* * *
6
Anna Karénine a paru chez Hachette en 1885, en deux tomes, sans nom de traducteur. Les Cosaques (ébauché
dès 1852, paru en revue en 1863) vient d’être traduit en français et de paraître chez Hachette (1886).
7
Mirbeau dira la même chose, dans sa lettre à Tolstoï du 27 mai 1903, jointe à un exemplaire dédicacé de Les
affaires sont les affaires : « Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage
humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de
contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés
naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » (Lettre à Léon Tolstoï, À l’écart, Reims,
1991, p. 15).
8
Sur ce sujet, voir « La Guerre et l’homme », La France, 10 septembre 1885 (Contes cruels, tome II, pp. 178-
186).
9
Idée déjà exprimée dans un article, « Explications », paru le 1er décembre 1884 dans Le Gaulois.
tous les plaisirs mondains, tous les honneurs publics, il n’a qu’à choisir ceux qui
flattent le plus un homme célèbre. Conçoit-on qu’il dédaigne tout cela, qu’il
refuse ce rêve, pour lequel travaillent, luttent et intriguent tous les autres
hommes, pour lequel ils se ruinent de santé, de raison, quelquefois d’honneur ?
Comment ! il est vêtu comme un moujik, il mange sobrement, il fauche son
foin, il fait des souliers, il habite une maison de pauvre, alors qu'il pourrait
revêtir les plus brillants uniformes, s’asseoir à une table somptueuse, habiter
un palais, se promener en gala et ne rien faire ? Au lieu de visiter des
fonctionnaires et de jolies femmes, de se montrer au théâtre, aux courses, il va
chez les pauvres gens ; il les soutient de sa bourse, les console de sa parole
douce, les arrache à la faim, à l’abrutissement, au crime ; il prend leurs
enfants, voués à l’éternelle nuit de l’ignorance, et il les élève ; il en fait des
hommes conscients de leurs devoirs sociaux, de leur responsabilité humaine,
avec des idées dans la tête et des outils dans la main10 ; et il évangélise les
assassins, les prostituées et les petits soldats ; dans les taudis les plus infects,
il ne craint pas de poser ses mains délicates sur la souffrance, et de se pencher
sur les plaies les plus repoussantes. Ce grand homme, cet admirable artiste,
c’est non seulement le génie, mais l’Abnégation, la Lumière et la Charité. Et on
dit de lui : « Quel dommage qu’il soit fou ! » Nous nous faisons de la vie une
conception si féroce, si effroyablement égoïste que, lorsque nous rencontrons
un homme bon et utile, nous pensons aussitôt de lui : « Pauvre fou ! »
* * *
10
Mirbeau développera ces idées dans les deux articles de l’automne 1894 où il prendra la défense du pédagogue
libertaire Paul Robin* (Combats pour l’enfant, pp. 135-142).
11
Quotidien opportuniste fondé en juin 1886 par Charles Laurent. Il sera repris en 1889 par Raoul Canivet.
impatients de lumière et que nous n’avons que ces pauvres ouvrages à leur
donner ! Oh ! il y a autre chose à faire, croyez-le bien ; je cherche, j’étudie ! »
En lisant ces confidences d’un cœur si noble, épris de justice, de charité
et de cette passion du sacrifice et du désintéressement, comme on regrette
qu’il n’y ait pas plus de fous sur la terre, et comme on voudrait surtout qu’il y
eût moins de sages !
Le Gaulois, 2 juillet 1886