Vous êtes sur la page 1sur 5

Octave M I R B E A U

UN FOU

La France est la terre classique de la convention, de la superstition, de


l’idée reçue. Ce n’est pas pour rien que nous sommes le peuple le plus spirituel
du monde et que nous avons inventé le vaudeville 1. Nous avons inventé bien
d’autres choses encore. Aussi toutes les idées nouvelles nous déroutent, tous
les progrès sociaux nous épouvantent, et nous envisageons, avec terreur ou
pitié, à travers la lunette de la guillotine ou par le cabanon de la maison de
fous, les hommes de science et de foi qui nous les apportent. Nous vivons
étrangement sur un vieux fonds de lois avariées, de morales en guenilles, de
coutumes pourries, et nous poussons des cris chaque fois qu’il est question
d’en changer. Nous sommes ainsi que cet imbécile qui s’obstinait à se vouloir
vêtir de ses habits d’enfants, et qui s’étonnait très naïvement de ne les plus
trouver à sa taille. Arrêtés au milieu du chemin, comme un voyageur qui s’exile
et qui recule, autant qu’il peut, le moment douloureux de l’arrivée en un pays
qu’il ne connaît pas, nous nous détournons, nous regardons en arrière pour
nous enivrer du passé, et nous fermons les yeux à l’avenir. Nous nous
demandons toujours d’où nous venons ; nous ne nous demandons jamais où
nous allons et si nous allons quelque part. Il semble que chaque pas que nous
faisons en avant nous rapproche de la catastrophe finale. Et cependant nous
marchons sans cesse. La route est longue, et nous ne songeons pas à
l’abréger, au contraire : le but est incertain, c’est une petite lueur trouble, là-
bas, à l’horizon, qui tremble, à peine visible, et nous appelons encore sur elle
toutes les brumes du ciel et toutes les fumées de la terre.
Dès qu’un homme, supérieur à son temps, combat par la littérature, par
l’art, par la philosophie, par la science sociale, les routines stérilisantes de la
convention, alors c'est un farceur ou un fou2. Il n’est point de milieu pour ces
appréciations du « juste milieu ». Ou cet homme ment, ou il divague. On peut
admirer son talent, s’il est reconnu qu’il en a beaucoup ; mais il ne faut pas
prendre au sérieux ses idées ; on doit même regretter, par politesse, qu’elles
soient impossibles et dangereuses. Pour être jugé comme de bon sens, il est
nécessaire de ne pas dépasser la moyenne d’une agréable inintelligence
bourgeoise, de ne point heurter de front les superstitions et de vivre heureux,

1
Voir supra « Tartarinades », Le Matin, 29 décembre 1885, note 3.
2
Mirbeau n’a pas dit autre chose dans ses Notes sur l’art publies dans La France en 1884-1885 (insérées dans le
tome I de ses Combats esthétiques), à propos des peintres impressionnistes et de Rodin, dénigrés par la foule et par la
critique « tardigrade ».
soumis, optimiste, complaisant, au milieu de l’universelle sottise et de
l’ignorance universelle ; pour que vos idées aient quelque chance de plaire et
d’être admises comme possibles et fécondes, il faut penser ce que tout le
monde pense, c’est-à-dire ne penser à rien ; écrire ce que tout le monde écrit,
c’est-à-dire des banalités et des bêtises ; faire ce que tout le monde fait, c’est-
à-dire du mal. À ce compte, vous pouvez tout ambitionner : la décoration, la
députation, l’Académie, une statue et, qui sait ? le Panthéon à la fin de vos
jours. Prétendre, par exemple, qu’un riche puisse s’occuper à autre chose qu’à
s’aller promener en mail, ou à se déguiser en insecte, n’est-ce point là le
dernier mot du paradoxe et le comble de la démence ? C’est le cas de Léon
Tolstoï*.

* * *

Nulle part il n’existe un plus admirable et plus passionné écrivain que


l’auteur immortel de La Guerre et la Paix3 et de Ma religion4. Tolstoï est un
voyant sublime, un de ces esprits très rares, un de ces annonciateurs, comme
les siècles n’en produisent que de loin en loin. Je cherche dans notre littérature,
déjà si vieille, quelqu’un qui soit pareil à lui, et je ne trouve personne. Balzac*
est tout petit à côté de ce grand bâtisseur d’humanité ; il s’agite en un milieu
factice et de rêve dépravant ; sa conception de la société est parfois féroce,
souvent enfantine, et puis il a encore des admirations inférieures, des
enthousiasmes de commande, un lien de haines bourgeoises qu’il ne sut briser
et qui le rattache à la convention5. Stendhal*, plus pénétrant, plus visionnaire
que Balzac, nous paraît sec, sec, sec, et presque puéril, si on le compare à
l’incomparable écrivain d’Anna Karénine et des Cosaques6. Victor Hugo* est
trop lyrique, trop épique, trop entre la terre et le ciel ; ses personnages,
3
Guerre et Paix a été publié en 1885, chez hachette, dans la collection “Les meilleurs romans étrangers”, dans
une traduction de la princesse Paskévitch. Mirbeau a lu le roman en juillet 1885 et confie son enthousiasme à Paul
Hervieu* : « Quel admirable livre et quel génie que ce Russe ! J’en suis tout émerveillé. Figurez-vous la vie russe, toute
la vie russe, vie civile au pays, vie militaire dans les camps, pendant les campagnes de Napoléon I er. Les empereurs, les
maréchaux, les ministres, les prêtres, les grands seigneurs, les gommeux, les jeunes filles, les femmes, les soldats, les
officiers, les usuriers, les paysans, les originaux, les francs-maçons, les bourgeois, les fous, les domestiques, les
mendiants, les criminels, chaque personnage, si peu important qu’il soit, est vu, rendu, avec une netteté, une vérité, une
intelligence, une grandeur, véritablement inoubliables. / Le cerveau de cet homme est prodigieux, il embrasse toute la
vie ; et il n’a pas une minute, une seule minute de défaillance. C’est confondant. Oh ! quand on compare Zola*,
Flaubert*, Goncourt*, même Maupassant* à Tolstoï, comme tout cela est petit, étroit, gringalet, stupide ! »
(Correspondance générale, tome I, pp. 411-412).
4
Ma religion, publié en Russie en 1884, a été traduit en français un an plus tard. Tolstoï y fonde son anarchisme
sur sa morale évangélique. Sur Mirbeau et Tolstoï, voir l’article de Pierre Michel, « Mirbeau et la Russie », dans les
Actes du colloque d’Angers Voix d’Ouest en Europe, souffles d’Europe en Ouest, Presses de l’Université d’Angers,
1993, pp. 461-480.
5
Mirbeau formulera la même idée dans les dernières semaines de sa vie. Habitant alors rue Beaujon, il aperçoit,
par la fenêtre, la « masse crayeuse » de la statue de Balzac : « Vous avez là un voisin à votre goût », lui dit un jour
Fernand Vandérem*, qui raconte : « Mirbeau considéra une minute la statue, puis, levant la main en signe d’objection :
– Oui, c’est un grand. […] Mais Tolstoï a une autre sensibilité ! » (Fernand Vandérem, Gens de qualité, Plon, 1938, p.
135).
exorbités, ne vivent point dans notre planète il éparpille sa pitié, plus littéraire
que réelle, dans le vague de sa pensée et l'orage de ses mots. Tolstoï a, lui,
abordé tous les inquiétants problèmes de la vie ; il est parmi nous et il nous
aime ; son mysticisme ne le fait point s'égarer dans des mondes
impossibles ; tout ce qui gronde ou chante au fond du cœur de l’homme, il l’a
recueilli ; ses plus confuses, ses plus secrètes pensées, ses sensations les plus
fugitives, non encore notées, il les a mises à nu 7. Il s’est élevé tellement haut
dans l’art et dans l’apostolat, que les plus forts se sentent pris de vertige
devant ses œuvres, qui sont faites de notre chair, ces œuvres qui débordent de
génie et d’amour. Eh bien, n’a-t-on pas dit qu’il était fou ? Il n’y avait qu’un fou,
en effet, pour oser faire comprendre que la guerre était une barbarie 8, la
justice humaine une monstruosité ; pour oser prêcher, en face des lois
oppressives et des cruelles institutions sociales, la doctrine reniée du Christ, la
doctrine déformée par les exégètes et les docteurs, adaptée par les Pères de
l’Église au mécanisme de la tyrannie impériale, cette doctrine que Jésus avait
faite de pardon, que les hommes firent de gouvernement, partant
d’inexorabilité . 9

Encore passerions-nous à la rigueur sur les idées, bien que, impuissants à


en comprendre l’héroïque beauté et la grandeur morale, nous les déclarions,
de prime-saut, subversives et folles ; mais ce que nous ne pouvons admettre,
ce sont les faits, c’est l’application personnelle de ces idées à la vie. Tant
qu’elles restent dans le domaine de la spéculation, il n’y a pas à s’en effrayer.
Ce n’est point une raison, n’est-ce pas, que l’auteur soit fou, parce qu’il s’est
amusé à créer d’ingénieux paradoxes, à poser pour un original, à mystifier le
public ? Quand elles arrivent à la pratique, alors c’est autre chose, et l’auteur
est bien réellement fou. On s’étonne même qu’on puisse le laisser libre d’aller
et de venir, dans les rues, par les champs ; les légendes marchent bon train et
le pauvre homme de génie a bien vite fait d’être accusé d’actes de démence
hyperboliques, et tels que n’en commettent point, en leurs cabanons, les fous
les plus authentiques et les plus dangereux. Ainsi voilà un homme, Tolstoï, qui
est noble, qui est riche, qui est illustre ; il n’est pas un salon de Russie qui ne
voudrait le fêter ; toutes les jouissances de la vanité, il peut se les procurer ;

6
Anna Karénine a paru chez Hachette en 1885, en deux tomes, sans nom de traducteur. Les Cosaques (ébauché
dès 1852, paru en revue en 1863) vient d’être traduit en français et de paraître chez Hachette (1886).
7
Mirbeau dira la même chose, dans sa lettre à Tolstoï du 27 mai 1903, jointe à un exemplaire dédicacé de Les
affaires sont les affaires : « Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage
humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de
contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés
naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » (Lettre à Léon Tolstoï, À l’écart, Reims,
1991, p. 15).
8
Sur ce sujet, voir « La Guerre et l’homme », La France, 10 septembre 1885 (Contes cruels, tome II, pp. 178-
186).
9
Idée déjà exprimée dans un article, « Explications », paru le 1er décembre 1884 dans Le Gaulois.
tous les plaisirs mondains, tous les honneurs publics, il n’a qu’à choisir ceux qui
flattent le plus un homme célèbre. Conçoit-on qu’il dédaigne tout cela, qu’il
refuse ce rêve, pour lequel travaillent, luttent et intriguent tous les autres
hommes, pour lequel ils se ruinent de santé, de raison, quelquefois d’honneur ?
Comment ! il est vêtu comme un moujik, il mange sobrement, il fauche son
foin, il fait des souliers, il habite une maison de pauvre, alors qu'il pourrait
revêtir les plus brillants uniformes, s’asseoir à une table somptueuse, habiter
un palais, se promener en gala et ne rien faire ? Au lieu de visiter des
fonctionnaires et de jolies femmes, de se montrer au théâtre, aux courses, il va
chez les pauvres gens ; il les soutient de sa bourse, les console de sa parole
douce, les arrache à la faim, à l’abrutissement, au crime ; il prend leurs
enfants, voués à l’éternelle nuit de l’ignorance, et il les élève ; il en fait des
hommes conscients de leurs devoirs sociaux, de leur responsabilité humaine,
avec des idées dans la tête et des outils dans la main10 ; et il évangélise les
assassins, les prostituées et les petits soldats ; dans les taudis les plus infects,
il ne craint pas de poser ses mains délicates sur la souffrance, et de se pencher
sur les plaies les plus repoussantes. Ce grand homme, cet admirable artiste,
c’est non seulement le génie, mais l’Abnégation, la Lumière et la Charité. Et on
dit de lui : « Quel dommage qu’il soit fou ! » Nous nous faisons de la vie une
conception si féroce, si effroyablement égoïste que, lorsque nous rencontrons
un homme bon et utile, nous pensons aussitôt de lui : « Pauvre fou ! »

* * *

Le Paris11 contenait avant-hier un très intéressant article, le récit d’une


entrevue qu’eut M. Danilewski, le directeur du Journal officiel de Saint-
Pétersbourg, avec Léon Tolstoï. Rien n’est plus émouvant ni plus grandiose. Le
célèbre écrivain habite une maison de paysan, qui se compose d’une pièce
immense, où sont entassés, avec tous les objets nécessaires à la vie, les
bibliothèques de livres utiles et les outils manuels. Les enfants vont et viennent
du tour à l’établi, de l’établi au bureau, où se trouvent le devoir commencé et
le livre ouvert. L’épouse travaille à des hardes de pauvres. Tolstoï parla. Il parla
de tout avec une clarté infinie, avec une grandeur d’expression, une hauteur
de sentiments qui étonne, car ce langage presque biblique, notre race épuisée
et raisonnable ne le comprend plus. Il parla de ses ouvrages avec une
mélancolie profonde : « Que tout cela est vain ! dit-il. Quand je pense qu’il y a
des millions d’êtres angoissés qui attendent la parole de vérité, qui sont

10
Mirbeau développera ces idées dans les deux articles de l’automne 1894 où il prendra la défense du pédagogue
libertaire Paul Robin* (Combats pour l’enfant, pp. 135-142).
11
Quotidien opportuniste fondé en juin 1886 par Charles Laurent. Il sera repris en 1889 par Raoul Canivet.
impatients de lumière et que nous n’avons que ces pauvres ouvrages à leur
donner ! Oh ! il y a autre chose à faire, croyez-le bien ; je cherche, j’étudie ! »
En lisant ces confidences d’un cœur si noble, épris de justice, de charité
et de cette passion du sacrifice et du désintéressement, comme on regrette
qu’il n’y ait pas plus de fous sur la terre, et comme on voudrait surtout qu’il y
eût moins de sages !
Le Gaulois, 2 juillet 1886

Vous aimerez peut-être aussi