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Pour en savoir plus, voir Harald Steffahn, Bertha von Suttner, Rowohlt Verlag, Hambourg, 1998, 158
pages.
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Voir sa Correspondance générale, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2005, t. II, pp. 82 et 95-96.
expliquer un retard aussi inhabituel ? Nous l’ignorons. Autre sujet
d’étonnement : ce n’est pas Mirbeau qui rédigera la préface, comme
il l’avait annoncé, mais Gaston Moch. Pourquoi ? Bertha von Suttner
lui a-t-elle retiré sa confiance ? Est-ce lui qui y a renoncé ? En
l’absence de tout document connu à ce jour et de toute mention des
efforts de Mirbeau dans les Memoiren de la baronne, qui, il est vrai,
ne s’étendent guère sur son œuvre littéraire, nous sommes
incapable d’apporter une réponse satisfaisante.
Vingt ans après leur première – ou leur seule ? – rencontre, Bertha
von Suttner est encore sensible à son allure plus britannique que
française. Elle ne rapporte malheureusement pas les propos de son
hôte et ne se souvient que de sa sensibilité à la question sociale et
de sa révolte contre l’injustifiable misère. Mais n’est-ce pas là
l’essentiel ?
Pierre MICHEL
* * *
Menton et Venise
épousé, en mai 1868, à Paris, une princesse géorgienne, Salomé Dadiani de Mingrélie (1848-1913), fille
d’Ekaterina, et a fait deux séjours en Mingrélie, dans la famille de sa femme. C’est là qu’il a fait la connaissance
de Bertha von Suttner.
* * *
1.
Kervillaouen, Belle-Ile
Morbihan
[début juillet 1887]
1. Arthur Gundaccar von Suttner (1850-1902) est un journaliste et écrivain autrichien. Il est l’auteur de
Sein Verhängnis (1897), Gebrandmarkt (1898) et Scharfeneck (1900). Il a épousé Bertha Kinsky von Wchinitz
und Tettau, de sept ans son aînée, le 12 juin 1876, et l’a accompagnée dans tous ses combats. En totale rupture
avec son milieu d’origine, aristocratique, catholique et conservateur, il était très anticlérical, antimilitariste et
proche des socialistes.
2. Nous ignorons si Suttner a pu faire paraître cette traduction dans une revue. Ce qui est sûr, en revanche,
c’est qu’il consacrera un article à Mirbeau dans le Magazin für die Literatur das In- und Ausland, le 6 juillet
1891.
3. Cette lucidité désespérée ne l’empêchera pas de continuer à écrire et à se battre, comme si les mots
avaient quelque chance de remédier aux maux.
2.
Madame,
Je reçois votre si aimable lettre, après des déplacements sans
nombre. Je quitte d’ailleurs aujourd’hui Kerisper pour une absence
nouvelle d’un mois, et je vais dans le midi me guérir des fièvres
paludéennes gagnées dans les marais de Bretagne.
Votre lettre m’a causé une vive joie et fait un grand honneur 1. C’est
notre récompense à nous autres écrivains que ces sympathies inconnues
qui nous suivent dans notre si douloureux métier2, et qui nous consolent
de tous nos dégoûts et de toutes nos angoisses. Je me dis souvent que
c’est bien inutile de tenter à faire entendre une parole de vérité, ou à
chercher une forme d’art3. Et je suis injuste, puisque je reçois des lettres
comme la vôtre, Madame, qui me redonnent un peu plus de confiance
dans le travail et un peu plus de fierté pour mon œuvre de travailleur.
Soyez mille fois remerciée.
Veuillez agréer, Madame, l’hommage de mon profond respect.
Octave Mirbeau
1. On peut supposer que cette lettre, non retrouvée, comporte des compliments pour L’Abbé Jules.
2. Ce mot est révélateur de la façon dont il perçoit son statut, en rupture avec la conception romantique : il
n’est qu’un professionnel de la plume qui se bat douloureusement avec les mots, qui sont aussi son gagne-pain.
3. Autre aveu intéressant sur les deux objectifs, l’un éthique (« une parole vérité »), l’autre esthétique
(« une forme d’art ») qu’il aimerait pouvoir fixer à son « métier ». Le singulier, dans les deux formules, est aussi
symptomatique de sa modestie et de son absence d’illusions, tant sur lui-même que sur les hommes en général.
3.
Chère Madame,
Merci de votre si charmante et bonne lettre1, qui me rend plus
odieuse encore ma conduite envers vous. Je ne veux pas m’excuser, car je
crois qu’il n’est pas d’excuses. Peut-être connaissez-vous cet engrenage
de silence, de la remise au lendemain, qui est toujours le lendemain, c’est-
à-dire l’heure qui n’arrive jamais2. Et pourtant, que vous avez été bons
pour moi, M. de Suttner et vous, et combien je vous suis reconnaissant à
tous deux. Ne me jugez pas ingrat, je vous en prie, et croyez bien que
votre souvenir m’est très cher, et que nous l’évoquons bien souvent, ma
femme et moi, dans notre paysage tranquille, tout fleuri, et où je voudrais
tant vous voir. Peut-être la traduction de votre livre vous amènera-t-elle à
Paris, et comme nous vivons à deux heures de Paris, j’espère bien avoir la
joie de vous posséder quelques jours. Comme nous serions heureux.
Écrivez-moi vite que vous le voulez bien.
Je n’ai jamais tant regretté de ne pas savoir l’allemand qu’en ce
moment, car je voudrais lire votre livre. Mais est-il nécessaire de savoir
l’allemand, pour écrire une préface, qui me serait bien douce à écrire. Je
pourrais l’écrire, sur les bonnes feuilles, c’est très facile. Certes, je n’y
mettrais probablement pas le talent de Maupassant, mais je sais que j’y
mettrais plus de mon cœur que lui. Et puis, Maupassant ignore l’allemand
comme moi. Je puis néanmoins lui en parler, et je ne doute pas qu’il ne le
fasse. Dites-moi franchement ce que vous préférez.
Voulez-vous me tenir aussi au courant des négociations de M. Max
Nordau3. Car si Hinrichen4 fait la moindre difficulté, je puis, dès
maintenant, vous promettre que Charpentier éditera cette traduction. J’en
fais absolument mon affaire. Je ne lui en parle pas avant d’y être autorisé
par vous. Mais c’est l’affaire de cinq minutes pour avoir son adhésion.
Avez-vous un traducteur en vue ? Mettez-moi tout à fait au courant de vos
volontés et de vos désirs, et je m’emploierai, de tout mon cœur, à les
satisfaire. Il serait nécessaire, pour le succès de votre livre, que M. Jacques
St-Cère5 vous promît Le Figaro. Pour Le Figaro, je ne puis
malheureusement rien. Cela devient si difficile d’écrire dans une feuille
française, et surtout dans celle-là, ce que l’on pense, que j’ai renoncé au
journalisme6, et Le Figaro m’en garde rancune, au point que Magnard a
refusé de faire faire un article sur Sébastien. Mais M. St-Cère peut
beaucoup, je crois : il faut qu’il vous promette un article.
Enfin, chère Madame, dites-moi bien ce que vous voulez, et je me
mets à votre entière disposition pour vous aider, ce qui me sera infiniment
agréable.
Ma femme vous aime, nous parlons de vous, souvent, très souvent,
car nous ne sommes pas de vrais oublieux, je vous jure. Elle me charge de
vous envoyer ses amitiés toutes chaudes encore du souvenir très
charmant que vous avez laissé en elle7. Voulez-vous accepter mes
respects affectueux et reconnaissants et les partager avec M. de Suttner.
Octave Mirbeau
1. Lettre non retrouvée. On peut supposer que Bertha von Suttner l’y complimente pour Sébastien Roch et
parle aussi d’un projet de traduction de Die Waffen nieder ! pour laquelle elle envisage de solliciter une préface
de Maupassant.
3. Max Nordau (1849-1923), pseudonyme de Simon Maximilian Südfeld, est un médecin et écrivain
d’origine hongroise et de langue allemande, né à Budapest et mort à Paris, où il a passé les dernières décennies
de sa vie. Il est surtout connu pour son engagement sioniste et pour son livre sur la dégénérescence, Entartung
(1892). Bertha von Suttner a d’abord assisté à une de ses conférences à Berlin, en 1887, puis a fait sa
connaissance à Paris, lors de son séjour de 1888. Elle a alors été frappée par ses cheveux blancs, malgré son
jeune âge. Dans ses Memoiren, elle rappelle que certains critiques, comme Cherbuliez, ont attribué à Nordau
Das Maschinenzeitalter, qui avait paru anonymement.
2. À l’en croire, Mirbeau serait donc, comme Baudelaire, atteint de procrastination.
4. Lecture incertaine. Un éditeur de Munich s’appelait Otto Heinrichs et a publié les trois premiers romans
de Bertha von Suttner, Ein schlechter Mensch en 1885, Daniela Dormes et High-life en 1886. Il est cependant
douteux qu’il s’agisse ici de lui, à moins que Mirbeau n’ait mal lu et mal retranscrit son nom, ce qui ne saurait
être exclu Les Suttner se sont apparemment fâchés avec lui, ce qui pourrait expliquer le changement d’éditeur
pour Die Waffen nieder ! Il existe aussi un journaliste et écrivain du nom de Hermann Henrichsen (1869-1919),
mais je vois mal ce qu’il viendrait faire ici.
5. Jacques Saint-Cère (1855-1898), Armand Rosenthal de son vrai nom, était un aventurier et un
journaliste, qui exerçait une grande influence au Figaro en matière de politique internationale. Il connaissait bien
l’Allemagne, où il avait passé plusieurs années en exil, en attendant la prescription pour une condamnation de
droit commun. Sur ses rapports avec Mirbeau, voir notre article dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996,
pp. 197-212.
6. En fait, il n’a pas du tout renoncé au journalisme et continuera de fournir des articles à deux
quotidiens : Le Figaro et L’Écho de Paris. Simplement l’achèvement de Sébastien Roch a suspendu sa
collaboration au Figaro depuis le 24 décembre 1889, et elle ne reprendra que le 25 juillet suivant (et le 14 juillet
dans L’Écho de Paris).
7. Lors de leur rencontre à Menton, en février 1889.
4.
Chère Madame,
Excusez-moi. Pardonnez-moi. J’ai passé, ces temps derniers, par des
transes cruelles. Mon père frappé d’une apoplexie sérieuse, et qui ne fait
que se rétablir ; ma femme très souffrante, et menacée d’une fièvre
muqueuse, compliquée de péritonite1, heureusement en convalescence. Je
ne savais où donner de la tête. Et puis cet indécrottable Charpentier, à qui
j’ai écrit plus de 10 lettres, et qui ne me répond pas, ce qui est
inconcevable. Je lui écris aujourd’hui même une lettre à cheval2, lui
demandant de me répondre oui ou non. Suivant sa réponse, que je vous
ferai connaître, nous agirons. Si Charpentier refuse, j’ai pensé à Ollendorff,
avec qui je suis en bons termes, bien que je l’aie quitté3.
Dès que j’aurai une réponse, je vous en ferai part. Excusez-moi de
vous écrire si brièvement aujourd’hui. J’ai voulu ne pas vous faire attendre
si longtemps ; et je me propose de vous adresser bientôt une longue
lettre. Je suis obligé d’aller à Rouen, tout à l’heure, où je suis mandé pour
la statue de Flaubert, que nous érigeons en cette ville4.
Mille, mille, et encore mille excuses. Je suis navré, furieux, stupéfait,
du silence de Charpentier. Voulez-vous me rappeler à l’amical souvenir de
M. de Suttner, et recevoir, pour vous deux, de notre part à tous les deux,
nos plus sincères amitiés..
Octave Mirbeau
1. C’est la seule mention d’une nouvelle péritonite d’Alice. Dans sa lettre à Claude Monet du 25 juillet,
Mirbeau parle de « fièvre nerveuse » et de « goutte » (Correspondance générale, t. II, p. 262).
2. D’après Littré, cela signifie « une lettre où on le [le destinataire] gourmande vertement ».
3. Dans sa lettre à Paul Hervieu du 3 mai, Mirbeau regrettait déjà d’avoir « lâché Ollendorff » pour
Charpentier (ibid., p. 223). Rappelons que c’est Ollendorff qui a publié les romans “nègres” et les deux premiers
romans signés Mirbeau.
4. Il s’agit d’un bas-relief réalisé par Henri Chapu, qui en a reçu la commande à l’automne 1887. Un
comité et un sous-comité avaient été constitués peu après la mort du romancier. Aux côtés de Victor Hugo, qui
en avait accepté la présidence, on trouvait notamment Tourgueniev, Zola, Goncourt, Daudet, Maupassant,
Heredia, Charpentier, Adrien Hébrard, Francis Magnard et Arthur Meyer. En mai 1890, la souscription avait
recueilli environ 12 000 francs, dont 1 000 francs donnés par Maupassant et 500 par Edmond de Goncourt, qui a
succédé à Victor Hugo à la présidence du comité. Voir Christophe Oberlé, « Maupassant et le monument
Flaubert édifié par Chapu », Cahiers naturalistes, n° 78, 2004, pp. 241-262.
5.
Chère Madame,
J’arrive de Paris, et je repars, à l’instant, pour Rouen, toujours pour
cette maudite inauguration du monument de Flaubert1, qui ne va pas
comme je le voudrais et à laquelle on se heurte à tant de vanités, tant de
sottises municipales, tant de sous-intrigues littéraires, que j’en ai assez, et
que je vais remettre ma démission, à ce comité d’imbécilles [sic] et
d’orgueilleux2...
. Parlons de Bas les armes. Charpentier ne m’a pas écrit. Je l’ai vu,
lors de la représentation de La Parisienne3 ; et il ne m’a parlé de rien. Je
crois que vous auriez, avec ce brave et paresseux garçon, bien des ennuis.
Je suis donc allé ailleurs. Il m’a suffi de parler de l’affaire à Ollendorff pour
qu’immédiatement celui-ci dresse l’oreille. Envoyez-lui immédiatement un
exemplaire de Bas les armes. Il lit très bien l’allemand. Je crois qu’avec
Ollendorff, qui est actif, l’affaire ne traînera pas4.
Toutes nos amitiés.
Octave Mirbeau
1. Cette inauguration du monument à Flaubert par Chapu, initialement prévue le 10 juillet aura finalement
lieu le 23 novembre 1890, dans le square Solferino, à Rouen (voir la Correspondance générale de Mirbeau, t. II,
p. 306-308). L’invitation, signée par Goncourt, président, et Maupassant, secrétaire, est datée du 17 novembre.
2. J’ignore à quel moment Mirbeau a été intégré dans le comité du monument Flaubert.
3. La reprise de La Parisienne, d’Henry Becque, à la Comédie-Française, a eu lieu le 11 novembre 1890.
4. Finalement, Ollendorff ne publiera pas Bas les armes, mais c’est chez lui que paraîtra, en 1901, un
roman ancien de Bertha von Suttner, High Life, traduit par Mme Charles Laurent (l’édition allemande a été
publiée en 1886).
6.
Chère Madame,
J’arrive de Paris, où je suis allé voir Charpentier. L’affaire est
entendue, en principe ; elle est même entendue tout à fait. Il ne reste plus
qu’à traiter des conditions de publication de l’ouvrage, et de vos intérêts.
Voulez-vous être assez bonne pour vous mettre directement en relations
avec Charpentier, et lui donner tous les détails que je n’ai pu lui donner1.
Charpentier m’a dit, après notre conversation, qu’il avait reçu la
visite d’un M. de Herrens2 et qu’il n’avait pu rien en tirer de clair. Il
paraîtrait même que ce dernier aurait été fort maladroit. En tout cas,
Charpentier ne savait pas du tout ce dont il était question. Je ne saurais
trop vous engager à retenir M. de Herrens dans ses attributions de
traducteur, et pas autre chose. D’après ce que j’ai vu, il serait fort capable
de faire manquer une affaire sûre.
Il est bien entendu que je reste tout à votre disposition pour tout ce
dont vous aurez besoin. Mais il vaut mieux, dans votre intérêt, que vous
vous mettiez directement en rapport avec Charpentier.
Je ferai la préface, et il est entendu que, le jour de la mise en vente
de votre volume, cette préface paraîtra en première page du Figaro3.
Excusez, chère Madame, la brièveté de ma lettre, mais je tiens à ce
qu’elle parte aujourd’hui, et le courrier est là, qui m’attend.
Ce que je peux vous dire, c’est que vous pouvez user de moi, user
encore, user toujours, vous n’abuserez jamais.
Toutes nos bonnes amitiés et tous nos souvenirs affectueux, de nous
deux pour vous deux.
Octave Mirbeau
1. C’est ce qu’elle finira par faire, semble-t-il, comme l’attestent les lettres de Georges Charpentier à
Gaston Moch, le préfacier, relatives à la publication de l’ouvrage de Bertha von Suttner et conservées dans le
même fonds Suttner-Fried de Genève, sous la cote BvS/23/290-1/17.
2. Lecture incertaine, qui ne permet pas d’identifier le personnage. Il est possible qu’il s’agisse du
traducteur envisagé pour Die Waffen nieder ! Mai,s comme aucun nom de traducteur ne figure sur l’édition
Fasquelle de Bas les armes, nous ne pouvons vérifier l’hypothèse.
3. Pour des raisons que nous ignorons, Mirbeau n’écrira aucune préface, et c’est Gaston Moch, ancien
officier d’artillerie converti au pacifisme (et père de Jules Moch), qui rédigera l’avant-propos à l’édition
française de Bas les armes, qui ne paraîtra chez Charpentier-Fasquelle qu’en 1899. Mais auparavant une édition
française aura paru en Suisse, chez F. Widmer, dans une publication hebdomadaire, L'International, dans la
collection des « Chefs-d'œuvre littéraires ».