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Michel
^■Foucault
Champs biographie
Didier ERIBON
MICHEL FOUCAULT
Champs biographie
Didier Eribon
Michel Foucault
■
II CENTRE
■ ■ NATIONAL
■ DU LIVRE
www.centrenationaldulivre.fr
Champs biographie
*
Poitiers : une ville étouffante. C'est le mot qui revient dans
tous les témoignages sur cette époque. « Je pense que cela
devait être affreux d'avoir passé toute son enfance dans cette
atmosphère », dit un ami de Foucault arrivé à Poitiers en
1944. « Une ville étroite, mesquine », ajoutent d'autres qui
ont voulu la fuir. Foucault quitte donc Poitiers à l'automne de
1945. Mais il ne rompra jamais totalement avec la ville de ses
années de jeunesse. Tout simplement parce qu'il ne va pas
rompre totalement avec sa famille. Il n'aime guère son père,
on l'a vu. Le Dr Foucault semble d'ailleurs avoir consacré
assez peu de temps à ses enfants. Il travaillait toute la journée
et une bonne partie de la soirée, et sa présence au domicile
familial était assez rare. Si rupture il y eut, c'est donc avec le
père qu'elle s'est produite. Michel Foucault en parlera un
jour, évoquant le souvenir de « rapports conflictuels sur des
points précis, mais qui représentaient un foyer d'intérêt dont
on n'arrivait pas à se détacher », même lorsqu'on avait quitté
sa famille4. En revanche, il restera pendant toute sa vie très
attaché à sa mère. Pendant ses années d'étude, il rentre à
Poitiers à chaque congé scolaire, et par la suite, il continuera
de rendre visite très régulièrement à ses parents. Après la
mort du Dr Foucault, en 1959, lorsque sa mère se sera retirée
au Piroir, sa maison de Vendeuvre, il viendra la voir chaque
année pendant les vacances. « Il me donnait toujours son
mois d'août », disait-elle. Et souvent plus : à Noël, ou au
printemps, il lui arrivait de venir passer quelques jours. Il
avait sa chambre, au rez-de-chaussée de la maison. Une sorte
de petit appartement isolé où il aimait à travailler. Il venait
seul, la plupart du temps, ou accompagné d'un ami, en de très
rares occasions. Mme Foucault se souvenait d'avoir ainsi reçu
Roland Barthes. En 1982, Michel Foucault songera à acheter
une maison dans les environs. Il parcourt alors la campagne à
bicyclette, avec son frère, s'arrêtant dans les villages, visitant
toute maison qui pourrait être « à vendre ». Son choix se
porte sur une jolie bâtisse située à Verrue, à quelques
kilomètres de Vendeuvre. C'est l'ancienne demeure du curé.
« La cure de Verrue » comme disait Foucault en riant. Ce nom
l'amusait beaucoup. Il l'achètera et commencera même les
réparations nécessaires. Mais il n'aura pas le temps de
l'habiter.
2
La voix de Hegel
*
Rares sont les cours que les normaliens vont suivre en
Sorbonne. Et Foucault ne va pas déroger. Il leur faut, certes,
passer leur licence dans la vieille faculté toute proche, mais
ils évitent en général de suivre les enseignements qu'elle
dispense. Ils se contentent de se présenter aux examens de fin
d'année. Foucault se déplace pourtant pour entendre Daniel
Lagache et Julian Ajuriaguerra, qui exposent les acquis du
savoir psychiatrique. Il assiste aussi à certaines séances du
cours de Henri Gouhier sur la philosophie du xviie siècle. Et, à
partir de 1949, bien sûr, il retrouvera l'enseignement de Jean
Hyppolite, qui est nommé cette année-là à la faculté des
lettres de Paris.
Foucault s'attache surtout aux quelques enseignements qui
sont proposés par la rue d'Ulm. Il va écouter régulièrement
Jean Beaufret, le destinataire de la Lettre sur l'humanisme de
Martin Heidegger. Beaufret commente Kant et notamment la
Critique de la faculté de juger mais parle aussi beaucoup de
Heidegger, dont il est l'un des plus fidèles disciples et l'un des
introducteurs de France. Foucault sera assez marqué par les
prestations de Beaufret. Il en parlera souvent à ses amis. Il y a
aussi le cours de Jean Wahl, qui explique le Parménide devant
trois étudiants : Gardies, Knapp et Foucault. Et puis il y a les
cours de Jean-Toussaint Desanti, communiste fervent, qui
s'efforce à cette époque de concilier le marxisme et la
phénoménologie. C'est l'un des grands problèmes de la
philosophie française d'après-guerre : Tran Duc Thao
publiera, dans la même optique, un livre qui aura un
retentissement assez considérable dans les milieux
philosophiques. Desanti est un professeur très brillant : il
exercera une très grosse influence sur les normaliens et il
contribuera à rendre séduisante l'adhésion au Parti
communiste.
Mais bien sûr, le cours qui impressionne le plus fortement
les jeunes étudiants, c'est celui de Merleau-Ponty.
L'existentialisme et la phénoménologie sont au sommet de
leur gloire, mais à l'École, « la mode était d'affecter de
mépriser Sartre, qui était à la mode, et semblait régner de
haut sur toute pensée possible », comme l'écrira Louis
Althusser dans L'avenir dure longtemps, son autobiographie
posthume qui apporte un témoignage essentiel sur
l'atmosphère intellectuelle de cette époque. Les élèves
admirent plutôt Merleau-Ponty, plus universitaire, plus
rigoureux, moins « mondain » et, surtout, perçu comme plus
audacieux dans sa tentative d'ouvrir la philosophie aux
apports des sciences humaines. Althusser restitue bien la
manière dont étaient perçus, dans les parages de la rue
d'Ulm, d'un côté Sartre et, de l'autre, Merleau-Ponty
(« philosophe d'une tout autre profondeur », dit-il) : « On
reconnaissait à Sartre des qualités de publiciste et de mauvais
romancier, et de la bonne volonté politique, une grande
honnêteté et indépendance, cela va sans dire : “notre
Rousseau”, du moins un Rousseau à la taille de notre temps.
On tenait Merleau-Ponty en plus grande estime
philosophique, bien qu'il fût idéaliste transcendantal, cette
manie religieuse de laïc. » Ce qui n'empêche pas Althusser de
nuancer ses éloges : « Mais il faisait terriblement
universitaire, au point que pour réussir une dissertation
d'agrégation, on était sûr de réussir son affaire si on l'écrivait
dans le style et avec la componction de la Phénoménologie de la
perception »15. Foucault ne manque aucune des conférences
que Maurice Merleau-Ponty donne à l'École normale tout au
long des années 1947-1948 et 1948-1949. Elles portent sur
L’Union de l'âme et du corps chez Malebranche, Maine de Biran et
Bergson16, mais aussi sur le langage. Merleau-Ponty se
passionne pour les problèmes du langage et il tente d'exposer
aux normaliens les travaux de Saussure. Il y a beaucoup de
monde : c'est, à ce moment-là, le seul endroit à Paris où l'on
peut entendre l'auteur de la Phénoménologie de la perception,
alors professeur à Lyon. Mais Merleau-Ponty va être nommé à
la Sorbonne, sur une chaire de psychologie de l'enfant, à la
rentrée de 1949. Ses fidèles auditeurs se pressent alors à ses
cours dans les amphis de la faculté. Merleau-Ponty parle de
« la conscience et l'acquisition du langage », ou bien traite des
rapports entre « les sciences de l'homme et la
phénoménologie ». Ses cours sont publiés presque
immédiatement après avoir été prononcés dans le Bulletin de
psychologie et il ne fait aucun doute que Foucault en a fait son
profit17. Le cours sur « les sciences de l'homme » par exemple,
professé pendant l'année 1951-1952 et qui expose longuement
les théories de Husserl, Koffka et Goldstein, sera à n'en pas
douter d'un intérêt majeur pour Michel Foucault, qui
commence à enseigner à ce moment-là et sur des thèmes tout
à fait identiques.
*
Fin juillet 1951 : à l'abbaye de Royaumont, reconvertie
depuis quelques années en centre culturel, s'était tenue une
décade musicale, à laquelle avait participé un jeune
compositeur, Pierre Boulez. Un soir, il s'était mis au piano et
avait joué une sonate de Mozart. Le petit groupe qui
l'entourait avait été très impressionné. Boulez était déjà
considéré comme un personnage important dans les cercles
de musiciens à Paris. Assistaient à la scène : Michel Foucault
et Jean-Paul Aron. Ils étaient là avec Louis Althusser et
quelques normaliens. Parce que le caïman de l'École normale
avait pris l'habitude d'emmener ses élèves dans ce lieu idéal
pour le travail, leur permettant ainsi de préparer dans
d'excellentes conditions l'oral de l'agrégation, une fois
passées les épreuves écrites. Foucault venait pour la seconde
fois préparer les épreuves finales du concours. Jean-Paul Aron
avait été collé, lui aussi, et bien que n'étant pas normalien, il
avait été admis à faire partie du groupe, grâce à l'amitié de
Foucault. Il a raconté dans Les Modernes cette première
rencontre entre Boulez et Foucault : « J'entends un jeune
homme, très entouré, traiter de littérature avec des accents
furieux. Il parle surtout de Gide, mort l'année d'avant, et
l'insulte. Je m'informe sur cet irascible, tranchant comme un
couperet, assuré comme un prophète et mal élevé de surcroît.
On me dit qu'il s'appelle Boulez, qu'il est fameux parmi les
siens, qu'il a publié au berceau un Livre pour quatuor et deux
sonates pour piano, que Messiaen le déclare le meilleur des
meilleurs. Il est vrai que dans l'explosion de l'École de Paris
qui revendique après 1945 la succession de celle de Vienne et
draine vers la France le suc de la musique européenne,
Stockhausen et Xenakis entre bien d'autres, Boulez, à vingt-
sept ans, est fondé à se sentir élu [...]. Comme il est naturel
dans une période de remise en cause, il invoque, à
Royaumont, les nouveaux guides : Char et Mallarmé. Bientôt,
il leur dédie deux partitions majeures ; en 1955 Le Marteau
sans maître, sur un ancien poème du premier, en 1960, Pli selon
pli, sur un poème fameux du second. Ce contact a de grandes
conséquences sur l'itinéraire de Foucault. La musique fut
toujours son faible. Il la rejoint au travers des discours.
Boulez lui sert de médiateur avant qu'il ne se lie avec Jean
Barraqué, prématurément disparu, et Michel Fano, Gilbert
Amy, la bande à Boulez, plus tard désagrégée par les
vicissitudes du Domaine musical3. »
En fait, Jean-Paul Aron exagère considérablement le rôle de
Boulez dans la formation de Foucault, sans doute pour les
besoins de sa démonstration, plus inspirée par l'acrimonie et
la rancœur que par le souci de l'exatitude. Car Boulez ne s'est
pas lié avec Foucault avant la fin des années soixante-dix,
c'est-à-dire près de trente ans plus tard. Et encore : ce ne fut
jamais une relation étroite. Certes, Foucault sera à l'origine
de l'élection de Boulez au Collège de France, en 1975 - mais
quand Foucault l'appelle pour lui faire la proposition, ils ne se
sont pas vus depuis vingt ans. Et c'est Le Roy Ladurie qui fera
le rapport officiel de candidature. Boulez organisera en 1978
un colloque auquel participeront Barthes, Deleuze et
Foucault. Et, en 1983, Boulez et Foucault publieront un
dialogue sur la musique dans la revue de Beaubourg4. Mais
c'est à peu près tout. Et, en tout cas, au début des années
cinquante, ils ne se sont guère fréquentés. L'image d'une
amitié ancienne entre Boulez et Foucault est une fiction pure
et simple, même si elle est partout et sans cesse remise en
circulation. Boulez, d'ailleurs, ne fait rien pour alimenter
cette idée : « Nous nous sommes vus, croisés, plutôt que
rencontrés », dit-il quand il évoque cette période. Il se
souvient très bien de la scène de Royaumont rapportée par
Jean-Paul Aron. Mais ce fut à peu près la seule. Il ne revit plus
guère Michel Foucault, si ce n'est par l'intermédiaire de Jean
Barraqué, en quelques rares et fugaces occasions, et s'il a lu Le
Rêve et l'existence à sa parution, c'est parce que Barraqué lui a
prêté son exemplaire de l'ouvrage. Car le compositeur qui a
énormément compté pour Foucault, ce n'est pas Boulez, c'est
Jean Barraqué, un autre élève de Messiaen, souvent présenté
au début de sa carrière comme le rival de Boulez.
Jean Barraqué est né en 1928. À l'âge de vingt ans, il a
commencé à suivre le cours d'analyse musicale de Messiaen
au Conservatoire de Paris. Entre 1951 et 1954, il a suivi un
stage au Groupe de recherches sur la musique
contemporaine, aux côtés de Boulez et d'Yvette Grimaux. En
1952, il a achevé sa Sonate pour piano. C'est au cours de
l'année 1952 qu'il a rencontré Michel Foucault. Il semble que
leur relation ait d'abord été d'amitié avant d'évoluer peu à
peu vers la relation amoureuse vécue sur le mode de la
passion orageuse. En mai 1952, alors qu'ils viennent de se
connaître, Foucault le décrit ainsi, dans une lettre à un ami :
« Adorable, laid comme un pou, follement spirituel, son
érudition en fait de mauvais garçon touche à l'encyclopédie.
Me voici tout décontenancé à me sentir convié par lui à
explorer un monde que j'ignorais encore, où je vais promener
ma souffrance5. »
De 1952 à 1955, une petite bande se forme autour d'eux,
avec notamment Michel Fano et sa femme. Foucault vient les
chercher à la fin du cours de Messiaen, véritable cérémonie
liturgique pour ces jeunes musiciens, et ils vont déjeuner ou
dîner ensemble. Leurs discussions ne portent guère sur des
questions sérieuses : elles ne sont que plaisanteries, bons
mots, rires, jeux... « On vivait un théâtre permanent »,
raconte Michel Fano, qui se souvient aussi que Foucault
n'était guère attiré par cette nouvelle musique qu'ils
incarnaient. Il préférait Bach, comme le rappelle aussi
Jacqueline Verdeaux, avec qui il allait régulièrement au
concert. Mais la relation qui se noue entre le jeune musicien
et le jeune philosophe va les marquer profondément tous les
deux dans leur travail autant que dans leur vie. Ils semblent
avoir une vision du monde assez semblable. Car la musique,
pour Barraqué, « c'est le drame, c'est le pathétique, c'est la
mort. C'est le jeu complet, le tremblement jusqu'au suicide. Si
la musique n'est pas cela, si elle n'est pas le dépassement
jusqu'aux limites, elle n'est rien6 ». Foucault fait lire à
Barraqué La Mort de Virgile de Hermann Broch, dont la
traduction française paraît au début de l'année 1955.
Barraqué va écrire plusieurs compositions qui lui seront
inspirées par ce livre : Le Temps restitué, dont une première
version est achevée en 1957 puis Discours, en 1961, et Chant
après chant en 1966. Il mettra en chantier par la suite, toujours
sur les thèmes de Hermann Broch, une œuvre lyrique,
L'Homme couché, que sa mort viendra interrompre. C'est
également Foucault qui lui a donné les poèmes de Nietzsche
qu'il insère dans Séquence en 1955 :
Tu t'arrêtes figé,
tu regardes en arrière, depuis combien de temps.
Es-tu donc fou
de fuir le monde... avant l'hiver ?
*
Où en est Michel Foucault en ce milieu de l'année 1955,
quand il s'apprête à quitter la France pour une période de
plusieurs années ? Il a écrit deux longs articles pour des
volumes collectifs, une Introduction au livre de Binswanger et
il a publié son premier livre : Maladie mentale et personnalité.
Un ouvrage assez modeste au demeurant : il paraît en 1954,
dans la collection « Initiation philosophique » que dirige Jean
Lacroix, aux Presses universitaires de France. C'est en fait
Louis Althusser, lié au penseur catholique, qui a passé la
commande. C'est le douzième volume de la série. Le premier
était signé de Georges Gusdorf et portait sur La Parole, et l'on
trouve par exemple une Introduction à l'esthétique par Maurice
Nédoncelle - le n° 6 - ou une étude sur Caractère et personnalité
par Gaston Berger - le n° 8.
Selon les règles de la collection, le livre ne dépasse pas les
cent quatorze pages. « Nous voudrions montrer, écrit
Foucault au début du livre, que la pathologie mentale exige
des méthodes d'analyse différentes de la pathologie
organique et que c'est seulement par un artifice de langage
qu'on peut prêter le même sens aux “maladies du corps” et
aux “maladies de l'esprit”12. » Ce qu'il faut entendre comme
une critique des théories de Goldstein, dont s'inspirent à
l'époque aussi bien Maurice Merleau-Ponty que Georges
Canguilhem. Foucault s'arrête ensuite assez longuement sur
1'« analyse existentielle », qu'il traite avec un peu plus de
sympathie, et qui, à ses yeux, a permis à la psychiatrie
d'accomplir un grand pas. En revanche il critique assez
sévèrement la psychanalyse, à laquelle il reproche
d'« irréaliser » les « rapports de l'homme et de son milieu ».
C'est alors à Pavlov et au pavlovisme d'entrer en scène. Un
chapitre entier leur est consacré. Ce qui constitue beaucoup
plus qu'une référence à des données physiologiques en vogue
à l'époque. C'est un véritable marqueur politique. Car Pavlov,
en ces années-là, sert de drapeau à toutes les tentatives pour
édifier la « science psychologique matérialiste » que le Parti
communiste appelle de ses vœux. La Raison. Cahiers de
psychopathologie scientifique, revue fondée par des
psychologues marxistes - le comité de rédaction est présidé
par Henri Wallon et le rédacteur en chef en est Louis Le
Guillant - exprime bien cette tendance, en grande partie
dirigée contre la psychanalyse. Au sommaire du premier
numéro, on trouve notamment la traduction d'un texte de
Pavlov sur « La psychiatrie et l'enfance » et une étude de Sven
Follin sur « L'apport de Pavlov à la psychiatrie ». L'éditorial
de ce premier numéro est publié dans La Nouvelle Critique, en
1951, et on peut y lire un éloge des « remarquables travaux de
Pavlov et de ses continuateurs », précédant des formules
comme celles-ci : « L'homme est un être social et sa vie
sociale ne peut à aucun moment être étrangère à ce qui lui
arrive et en particulier à sa maladie. » Avec la précision
suivante sur ce qu'il faut entendre par vie sociale : « les
réalités matérielles et idéologiques », c'est-à-dire « le pain
plus cher, les salaires plus bas, la guerre plus certaine13 »...
Les formulations de Foucault dans son livre se rapprochent
de manière étonnante de cet éditorial. Voici par exemple ce
qu'il écrit dans le chapitre « La psychologie du conflit », après
avoir présenté les thèses de Pavlov : « Lorsque les conditions
du milieu ne permettent plus la dialectique normale de
l'excitation et de l'inhibition, il s'instaure une inhibition de
défense [...]. La maladie est une des formes de la défense14. »
Ce qui revient à dire que « ce n'est pas parce qu'on est malade
qu'on est aliéné, mais parce qu'on est aliéné qu'on est
malade ». Quelques pages plus tôt, il avait avancé, en
évoquant les études de cas proposées par Kuhn et Binswanger
et comme pour les réinscrire dans une perspective marxiste :
« Si la maladie trouve un mode d'expression privilégié dans
cet entrelacement des conduites contradictoires, ce n'est pas
parce que les éléments de la contradiction se juxtaposent
comme une nature paradoxale, dans l'inconscient humain ;
c'est seulement que l'homme fait de l'homme une expérience
contradictoire ; les rapports sociaux que détermine
l'économie actuelle, sous les formes de la concurrence, de
l'exploitation, des guerres impérialistes et des luttes de
classe, offrent à l'homme une expérience de son milieu
humain que hante sans cesse la contradiction15. » D'où cette
définition de la maladie mentale : « la conséquence des
contradictions sociales dans lesquelles l'homme s'est
historiquement aliéné16 ». D'où la nécessité, également,
d'orienter la thérapeutique vers des voies nouvelles : on peut
« supposer que le jour où le malade ne subira plus le sort de
l'aliénation, il sera possible d'envisager la dialectique de la
maladie dans une personnalité humaine17 ». Et Foucault de
conclure : « Il n'y a de guérison que celle qui réalise des
rapports nouveaux avec le milieu [...]. La vraie psychologie
doit se débarrasser du psychologisme s'il est vrai que, comme
toute science de l'homme, elle doit avoir pour but de le
désaliéner18. »
Signalons au passage qu'apparaît pour la première fois le
terme d'« archéologie », en référence à ce que la
psychanalyse appelle les « stades archaïques » de l'évolution
de l'individu : « La psychanalyse a cru pouvoir écrire une
psychologie de l'enfant en faisant une pathologie de l'adulte.
[...] Tout stade libidinal est une structure pathologique
virtuelle. La névrose est une archéologie spontanée de la
libido19. »
Foucault ne voudra pas qu'on réédite ce livre. Et, en 1962,
après la parution de Folie et déraison, il en donnera une
nouvelle version, sous le titre Maladie mentale et psychologie.
Une version dans laquelle toute la fin sera modifiée. Pavlov
passe à la trappe, au profit d'un résumé du gros livre écrit en
Suède et qui vient d'être soutenu comme thèse de doctorat.
La deuxième partie du livre, qui s'intitulait « Les conditions
réelles de la maladie », deviendra « Folie et culture ». Et les
chapitres de cette seconde partie, « Le sens historique de
l'aliénation » et « La psychologie du conflit », deviendront
« La constitution historique de la maladie mentale » et « La
folie, structure globale »20. Mais cette nouvelle édition
formera un livre tellement bâtard que Foucault interdira
également qu'on le réimprime, et il essaiera, mais sans
succès, d'empêcher qu'il soit traduit en anglais. Foucault
reniera totalement ce livre : quand il parlera, par la suite,
dans les interviews, de son « premier livre », il s'agira
toujours de V Histoire de la folie, envoyant ainsi l'opuscule de
1954 et sa réédition de 1962 aux oubliettes de l'histoire... ou
plutôt circonscrivant désormais le champ de leur existence au
catalogue des bibliothèques (du moins le croyait-il, puisque
l'éditeur fera paraître une édition de poche de Maladie mentale
et psychologie, quelques années après sa mort21).
*
À Uppsala, Foucault prend très à cœur ses activités
officielles. Il s'y épuise même. Dans le rapport qu'il transmet
au ministère des Affaires étrangères, l'inspecteur général
Santelli écrit le 26 janvier 1956 : « C'est une tâche très lourde
qu'il mène avec une conscience et un dévouement dont sa
mauvaise mine porte témoignage car j'ai l'impression que
M. Foucault se surmène et ne prend pas le repos
indispensable. » Un an plus tard, M. Gouyon, conseiller
culturel, transmet l'appréciation suivante : « M. Foucault
impose très brillamment son rayonnement, tant à Uppsala
qu'à Stockholm où Institut et École civique se disputent ses
très brillantes conférences. Mais on peut craindre que,
victime de son succès et de sa constante disponibilité, il ne se
tue littéralement à la tâche : la création d'un poste à l'institut
(qu'il y soit affecté et relevé de ses fonctions à Uppsala ou que
le futur titulaire le relève au contraire de son travail à
Stockholm) est pour lui une nécessité absolue » (6 mai 1957).
Et en mai 1958, le conseiller culturel, M. Cheval, transmet ce
rapport sur le directeur de la Maison de France d'Uppsala :
« M. Foucault est un très brillant représentant de la culture
française à l'étranger. Il réussit magnifiquement à Upsal, où il
a su gagner la confiance des professeurs et des étudiants. À ce
poste, il est indispensable, et on se demande qui pourrait le
remplacer si, ce qui est hélas prévisible, il finissait par se
lasser du climat nordique. De toute façon, M. Foucault est du
très petit nombre de ceux à qui l'on pourrait confier sans
crainte un poste plus important à l'étranger » (25 mars 1958).
*
Pourquoi Foucault a-t-il décidé de quitter Uppsala ? Son
premier contrat prévoyait une durée de deux ans, et il avait
été renouvelé pour deux autres années. Selon Gunnar
Brôberg, la raison est assez simple : l'obligation d'enseigner
avait été portée à 12 heures par semaine. Il aurait alors été
impossible pour Foucault de travailler à sa thèse. Et comme il
sait en outre qu'il ne pourra pas la soutenir en Suède, il
préfère donner sa démission, après sa troisième année.
L'annuaire de l'université annonce pourtant les cours de
Michel Foucault pour la rentrée d'octobre 1958. La conférence
du jeudi doit porter à nouveau sur « L'expérience religieuse
dans la littérature française de Chateaubriand à Bernanos »,
le séminaire sur « La littérature française au xixe siècle » et le
cours d'explication de textes sur le Don Juan de Molière.... Ils
n'auront pas lieu : Foucault quitte Uppsala. Dont il gardera,
selon de nombreux témoignages, un assez mauvais souvenir,
malgré les amitiés nouées (il conservera notamment des liens
avec Jean-François et Christina Miquel, avec Jean-Christophe
Oberg, avec Erik Nilsson...) et malgré la thèse presque
achevée. La prochaine étape de son périple sera la Pologne.
« Dans huit jours, je serai sans doute de l'autre côté des
grilles », écrit-il à Georges Dumézil, le 28 septembre 1958.
*
Ce départ pour Varsovie, Michel Foucault a eu tout le
temps d'en organiser les modalités lors d'un long séjour qu'il
fit à Paris en juin 1958. Un séjour un peu bizarre, presque
improvisé. Qui se décide un beau soir de mai, où Michel
Foucault et Jean-Christophe Oberg assistent, en smoking, à
une réception dans un château, près d'Uppsala. Ils ont été
invités par l'héritière de l'une des plus grandes fortunes de
Suède, qui est tombée amoureuse du jeune lecteur de
français. Pendant le dîner, Jean-Christophe Oberg s'isole pour
écouter les informations à la radio. Quand il revient, il dit à
Foucault : « Il se passe des choses en France. » C'est le moins
qu'on puisse dire : porté par les partisans de l'Algérie
française, le général de Gaulle est sur le point de revenir au
pouvoir. En quelques minutes, presque sans hésiter, ils se
disent : « On y va, » Ils rentrent donc à Uppsala, le temps de se
changer et les voilà partis vers la France, dans la Jaguar, bien
sûr. Jean-Christophe Oberg raconte ainsi cette équipée :
« Michel et moi sommes partis le mercredi 28 mai 1958. Nous
avons passé la nuit dans un petit hôtel au Danemark, à
Tappernôje. Nous avons pris un ferry le lendemain matin
29 mai entre Gedser au Danemark et Grossenbrode en
Allemagne. Nous avons passé la deuxième nuit en Belgique, à
La Calamine, dans un tout petit hôtel, le Select. Puis nous
avons continué vers Paris, le 30 mai donc, où nous sommes
arrivés vers trois heures de l'après-midi. Paris était en pleine
effervescence. Sans raison apparente, car la partie était déjà
jouée. Nous nous sommes dirigés vers les Champs-Élysées en
y accédant par la rue de Bassano qui était bloquée par la
police au niveau du métro George-V. Nous avions laissé la
Jaguar sur l'avenue Marceau. Nous nous sommes glissés à
travers les cordons de police et nous avons commencé à
marcher sur les Champs-Élysées. Nous avons très rapidement
été happés par une vague de manifestants : je me suis
retrouvé juché sur le toit d'une voiture qui remontait vers
l'Arc de triomphe, tandis que Michel suivait, entouré de
jeunes gens qui agitaient des drapeaux bleu-blanc-rouge. La
place de l'Étoile était également bloquée par la police et la
voiture dut faire demi-tour. J'en ai profité pour sauter à terre,
mais Michel avait disparu dans la foule. Nous nous sommes
retrouvés devant la Jaguar pour dîner ensemble à Saint-
Germain-des-Prés. Puis nous nous sommes séparés : je suis
rentré à l'ambassade de Suède, où m'attendaient mes parents,
inquiets de ne pas savoir où nous étions, ni si nous étions
arrivés, et Michel a rejoint son frère, chez qui il habitait. »
Michel Foucault restera un bon mois à Paris. Quand il
rentrera à Uppsala, ce sera pour boucler ses valises, après un
repas bien arrosé en compagnie du petit groupe avec lequel il
a passé les trois années qui viennent de s'écouler.
Pourquoi Varsovie ? Il faut encore voir la main de Dumézil
derrière cette affectation. Le professeur de grand renom a des
amis partout ! C'est le cas, entre autres, au Quai d'Orsay où
Philippe Rebeyrol, un ancien normalien, travaille comme chef
du service de l'enseignement français à l'étranger. Le
gouvernement vient de négocier par son intermédiaire une
convention culturelle avec le gouvernement polonais qui
prévoit la création d'un Centre culturel français à l'intérieur
même de l'université de Varsovie. Ce qui implique la présence
d'un lecteur, mais aussi que celui-ci dispose d'un bureau,
d'une bibliothèque et puisse organiser des manifestations
culturelles. Ce qui, à l'époque, est assez exceptionnel. Et
considéré comme un beau succès diplomatique rendu possible
par l'embellie que connaissent les rapports Est-Ouest après
des périodes très tendues.
Mais il ne suffit pas de créer un poste de lecteur, encore
faut-il trouver quelqu'un qui soit en mesure de l'occuper : la
tâche risque d'y être délicate. Dumézil demande à Philippe
Rebeyrol de le confier à Foucault. Ce qu'il fait. D'abord parce
qu'il a une totale confiance dans le jugement de Dumézil ;
ensuite parce que les appréciations officielles sur le travail de
Foucault en Suède sont particulièrement élogieuses.
En octobre 1958, Michel Foucault s'envole donc pour
Varsovie et va se présenter à l'ambassadeur de France,
nouvellement nommé dans la capitale polonaise, Étienne
Burin des Roziers. « J'ai gardé le souvenir, raconte ce dernier,
d'un jeune homme souriant, aimable, détendu, heureux
d'entreprendre une tâche dont il mesurait d'emblée l'intérêt,
l'importance et la grande difficulté20. »
Il s'installe d'abord à l'hôtel Bristol, dans une chambre
assez minable, tout près de l'université, constellation de
bâtiments situés sur l'avenue de Cracovie. Tout lui semble
sinistre : « Tu avais épouvantablement raison ; seulement tort
de n'avoir pu avoir assez raison, écrit-il à Dumézil, le 16
novembre 1958. Seule merveille : n'avoir rien à faire (et ne
rien chercher à faire) pour le “travail culturel”. Donc, s'il était
humainement possible de travailler 12 heures par jour à une
thèse dans une chambre d'hôtel, je le ferais ; étant homme
(malgré tout), je me contente de 6. À Noël, il ne restera plus
que quelques chapitres à refaire, plus les notes, etc. » Et il
ajoute : « Tout n'est qu'épouvante, ici : misère, saleté,
muflerie, désordre, incurie. Et une solitude comme je la
croyais impossible. » Quelque temps après, il emménage dans
un appartement, également proche de son lieu de travail.
D'un côté, il termine la rédaction de sa thèse. De l'autre, il
remplit la mission universitaire et administrative qu'on lui a
confiée : les premières mesures à prendre consistent à faire
exister matériellement ce « Centre de civilisation française ».
Il faut faire venir les tables et les chaises aussi bien que les
livres et les revues. Foucault donne également des cours et
des conférences à l'université, où il est rattaché à l'institut de
langues romanes de la faculté de philosophie moderne. Il
reprend le cours qu'il a rodé à Uppsala, sur le théâtre français
contemporain. Tout de suite, il séduit ses étudiants et ses
collègues par son intelligence, son sérieux et sa gentillesse.
Tout le monde évoque aujourd'hui l'exquise courtoisie dont il
faisait preuve à chaque instant. Il va également se lier
d'amitié avec le président de l'Académie des sciences, le
Pr Kotarbinski, figure éminente de l'université polonaise,
mais qui passe aux yeux des autorités pour un « philosophe
bourgeois » puisqu'il s'inspire des théories du Cercle de
Vienne.
Peu à peu, le rôle de Foucault va se transformer. Car le
conseiller culturel de l'ambassade, Jean Bourilly, demande à
prendre quelques vacances pour pouvoir préparer sa thèse de
doctorat. Et comme Foucault s'entend à merveille avec Burin
des Roziers, il va remplir de facto les fonctions de conseiller
culturel pendant presque une année. C'est à ce titre qu'il
donne une série de conférences sur Apollinaire, au cours
d'une tournée qui le mène de Gdansk à Cracovie, et au cours
de laquelle il présente l'exposition conçue par le Pr Zurowski
pour le quarantième anniversaire de la mort du poète.
« Il se prêtera à ce rôle [de conseiller culturel] avec
beaucoup de bonne grâce et, me semblait-il, continue Burin
des Roziers, sans déplaisir, payant de sa personne, faisant
acte de présence dans des manifestations culturelles aux
quatre coins de la Pologne, observant avec une certaine
indulgence et un certain amusement les rites un peu vains du
train-train diplomatique21. » Aussi est-ce tout naturellement
que l'ambassadeur lui propose de remplacer Jean Bourilly
lorsque celui-ci fait savoir qu'il désire définitivement quitter
son poste, puisque sa thèse est terminée et qu'il compte
obtenir une chaire en Sorbonne. Mais Foucault pose quelques
conditions avant d'accepter : « Il considérait, raconte Burin
des Roziers, que le Quai d'Orsay avait fait fausse route en
mettant sur pied un cadre d'agents de notre action culturelle
à l'étranger, polyvalents en quelque sorte, comme si un
attaché culturel ou un lecteur avait vocation à servir
indifféremment en Amérique du Sud, dans les pays
Scandinaves, dans le monde slave ou en Extrême-Orient. Pour
s'en tenir à la Pologne, Michel Foucault n'acceptait d'y
demeurer comme chef de file que si on lui permettait de
recruter, comme il se faisait fort d'y parvenir, les jeunes
slavisants qui le seconderaient à Varsovie, Cracovie et dans
l'ensemble du territoire22. »
Ce projet n'eut pas de suite car Foucault dut quitter
précipitamment le territoire polonais. L'histoire est assez
embrouillée, mais, semble-t-il, banale dans les pays de l'Est : il
a rencontré un garçon, avec qui il a commencé à vivre des
jours heureux dans ce pays triste et étouffant. Mais le jeune
homme travaille pour la police, qui essaie d'infiltrer les
services diplomatiques occidentaux. Un matin, Burin des
Roziers alerte Foucault : « Vous devez quitter la Pologne », lui
dit-il. « Quand ? » demande Foucault. « Dans les heures qui
viennent », répond l'ambassadeur.
Cette fois encore, Michel Foucault part en bénéficiant d'un
rapport dithyrambique, rédigé par Jean Bourilly : « Esprit
clair, précis et pénétrant, riche d'une grande culture, Michel
Foucault possède le sens de l'autorité : il est capable de
remplir de la façon la plus satisfaisante d'importantes
fonctions à l'étranger soit à un poste d'enseignement soit à
un poste comportant des responsabilités administratives.
Dans la direction du Centre d'études auprès de l'université,
qu'il a assumée en 1958-1959, il a eu à faire face à de
nombreuses difficultés, tant en ce qui concerne les conditions
matérielles (absence de local pour le Centre et d'appartement
pour lui-même pendant de longs mois) qu'en ce qui concerne
la nature et les buts propres de l'activité même du centre. Il a
su cependant assurer un heureux départ à ce nouvel
organisme de coopération franco-polonaise. »
*
Il n'occupera plus jamais de fonctions administratives ou
culturelles comme celles qu'il s'apprête à quitter. À plusieurs
reprises pourtant, il sera fortement question qu'il renouvelle
l'expérience. En 1967, lorsque Étienne Burin des Roziers
deviendra ambassadeur à Rome, il téléphonera à Foucault -
qui se trouve alors en Tunisie - pour lui proposer de devenir
son conseiller culturel. Foucault se laisserait volontiers
tenter. Mais le projet tournera court car le Collège de France
se profile déjà à l'horizon. Auparavant, en 1963, il avait
accepté de s'occuper de l'institut culturel français de Tokyo.
Mais le doyen de la faculté de Clermont-Ferrand a supplié le
ministre de ne pas lui enlever un professeur indispensable à
la bonne marche de son établissement. Bien plus tard, on
parlera de nommer Foucault comme conseiller culturel à New
York : en 1981, quand la gauche arrivera au pouvoir en
France. Mais les discussions n'aboutiront pas.
C'est sous d'autres modalités que Foucault continuera son
œuvre d'« ambassadeur de la culture française dans le
monde », comme disent les rapports administratifs : en
devenant professeur à Tunis, en donnant des conférences
dans des dizaines de pays, et surtout grâce à ses livres et à
leur énorme succès international.
*
Foucault s'était éloigné de la France avec le sentiment
profond que sa vie serait placée désormais sous le signe du
voyage, pour ne pas dire de l'exil. Être ailleurs, toujours
ailleurs, telle semblait être son obsession. Ne plus jamais être
en France ? Si, peut-être, mais utiliser ce pays avec lequel il
entretient des relations conflictuelles comme base
stratégique pour organiser des séjours plus ou moins longs
dans d'autres régions du monde. Quand il retournera en
Suède, en 1968, pour une série de conférences, il dira dans
une interview qu'il avait eu, en quittant la France, en 1955, la
ferme intention de passer le reste de sa vie « entre deux
valises », de voyager dans le monde entier, « et surtout de ne
jamais toucher à un porte-plume » : « L'idée de consacrer ma
vie à écrire me semblait alors complètement absurde et je n'y
avais jamais songé. C'est en Suède, dans la longue nuit
suédoise, que j'ai contracté cette manie, cette sale habitude
d'écrire pendant cinq à six heures chaque jour. » Il se sentait
alors « une sorte de touriste dans le monde, inutile et
superflu ». Et il ajoute - nous sommes au début de
l'année 1968 : « Je continue à me sentir tout aussi inutile, à la
différence que je ne suis plus un touriste. Maintenant, je suis
cloué à ma table de travail23. » Michel Foucault en 1955, un
touriste qui n'aurait jamais eu l'idée d'écrire ? Peut-être est-
ce exagéré, puisqu'il avait déjà publié un certain nombre de
textes. Mais il est vrai qu'il a considéré durant toute sa vie
que ce métier de l'écriture, il ne l'avait jamais vraiment
choisi. Lorsqu'il travaillera à ses derniers livres, avec
beaucoup de difficultés, d'hésitations, de repentirs, et au fond
de lui-même, peut-être, une certaine lassitude, une envie de
tout laisser tomber, ce thème reviendra très souvent dans ses
conversations avec ses amis. Un jour, il m'a dit : « Je me suis
mis à écrire par hasard. Et une fois qu'on a commencé, on
devient prisonnier de cette activité ». Il aura bien la tentation
de fuir cet ensemble de contraintes et répétera qu'il pourrait
tout aussi bien changer de métier (« Ce n'est pas parce que
j'ai écrit des livres que je dois continuer toute ma vie »). Mais
échappe-t-on si facilement aux rôles dans lesquels on a coulé
son existence entière ? Et en éprouvait-il réellement le désir ?
*
Pour qu'une thèse puisse être soutenue, il faut, à cette
époque, qu'elle soit imprimée. Et le doyen de la faculté
appelée à décerner le titre de docteur doit en accorder
l'autorisation. Canguilhem se charge donc de rédiger le
« rapport en vue de l'obtention du permis d'imprimer comme
thèse principale au doctorat ès lettres ». Le 19 avril 1960, il
écrit plusieurs feuillets dactylographiés, d'une frappe très
serrée, pour résumer l'ouvrage sur lequel il porte une
appréciation fort élogieuse. Qu'on en juge par cet extrait du
long texte qu'il a conservé dans ses archives personnelles :
« On voit quel peut être l'intérêt de ce travail. Comme
M. Foucault n'a jamais perdu de vue la variété des usages que
la folie, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, offre à
l'homme moderne, dans les miroirs des arts plastiques, de la
littérature et de la philosophie ; comme il a tantôt démêlé,
tantôt emmêlé une multiplicité de fils conducteurs, sa thèse
se présente comme un travail simultané d'analyse et de
synthèse dont la rigueur ne rend pas toujours la lecture aisée,
mais qui récompense toujours l'effort d'intelligence. »
Canguilhem ajoute : « Quant à la documentation, M. Foucault
a d'une part relu et revu, mais d'autre part lu et exploité pour
la première fois, une quantité considérable de pièces
d'archives. Un historien professionnel ne manquera pas
d'être sympathique à l'effort fait par un jeune philosophe
pour accéder aux documents de première main. Par contre,
aucun philosophe ne pourra reprocher à M. Foucault d'avoir
aliéné l'autonomie du jugement philosophique dans la
soumission aux sources de l'information historique. Dans la
mise en œuvre de sa documentation considérable, la pensée
de M. Foucault a conservé de bout en bout une vigueur
dialectique qui lui vient en partie de sa sympathie pour la
vision hégélienne de l'histoire et de sa familiarité avec la
Phénoménologie de l'esprit. L'originalité de ce travail consiste
essentiellement dans la reprise, au niveau supérieur de la
réflexion philosophique, d'une matière jusqu'à présent
abandonnée par les philosophes et par les historiens de la
psychologie, à la seule discrétion de ceux des psychiatres
qu'intéressaient, le plus souvent pour des questions de mode
ou de convention, l'histoire ou la préhistoire de leur
spécialité. » Et Georges Canguilhem termine son exposé par
une formulation qui répond aux réquisits officiels : « Je crois
donc pouvoir conclure, dans la conviction où je suis de
l'importance des recherches de M. Foucault, que son travail
mérite de venir à soutenance devant un jury de la faculté des
lettres et sciences humaines et je propose à M. le doyen, pour
ce qui me concerne, d'en autoriser l'impression6. » (Voir
annexe 1.)
L'autorisation est accordée, cela va sans dire. Mais il faut
encore trouver un éditeur. Michel Foucault a fixé son choix
depuis fort longtemps : il rêve d'être publié chez Gallimard,
où sont publiés les grands noms de la génération précédente :
Sartre et Merleau-Ponty, notamment. Il propose donc son
manuscrit à Brice Parain, qui siège au comité de lecture de la
rue Sébastien-Bottin. Brice Parain est un ami de Georges
Dumézil. Les deux hommes se sont connus rue d'Ulm, après la
Première Guerre mondiale, lorsque toutes les promotions se
sont retrouvées confondues dans l'École, une fois la paix
revenue et les soldats démobilisés. Entre 1941 et 1949, Parain
a édité plusieurs ouvrages de Dumézil. Mais les collections
qu'il avait lancées ont tourné court, pour cause de vente
insuffisante7. Est-ce au souvenir de cet échec que Brice Parain
est devenu méfiant à l'égard de tout ce qui ressemble à un
travail universitaire ? Toujours est-il qu'il a refusé au début
des années cinquante le recueil d'articles que voulait publier
un ethnologue, alors auteur d'un seul livre sur les Structures
élémentaires de la parenté. Claude Lévi-Strauss, car c'est bien de
lui qu'il s'agit, a dû attendre plusieurs années avant de
pouvoir faire paraître ce recueil, chez Plon, sous un titre
appelé à faire fortune : Anthropologie structurale8. De la même
manière et malgré la protection bienveillante de Dumézil, qui
ne cesse d'accompagner Foucault dans toutes les démarches
de sa carrière, Brice Parain va refuser le livre que le jeune
philosophe lui propose. « Nous ne publions pas de thèses »,
explique-t-il en substance à l'auteur qui en est fort dépité, et
qui, pendant des années, racontera souvent l'histoire à ses
amis en ces termes : « Ils ne voulaient pas de mon livre parce
qu'il y avait des notes en bas de pages. » Pourtant, ce détour
par les éditions Gallimard n'aura pas été inutile. Car un autre
lecteur de la maison a été consulté : Roger Caillois. Il a lui
aussi des liens avec Dumézil. Il a été son élève à la cinquième
section de l'École pratique des hautes études. Caillois fait
partie du jury du « Prix des critiques » et il décide de faire lire
cet imposant manuscrit à un autre membre du jury. Il
aimerait avoir son avis : un tel ouvrage a-t-il une chance
d'être couronné ? Maurice Blanchot n'a pas le temps de lire
tout le livre. Mais il en lit suffisamment pour en mesurer la
portée. Il dit son enthousiasme à Caillois. Il le redira
publiquement, lorsque le volume paraîtra, l'année suivante.
L'avis favorable de Blanchot ne suffira pas pour qu'il
obtienne le « Prix des critiques ». Celui de Caillois n'a pas suffi
pour que le livre soit accepté chez Gallimard. Qu'à cela ne
tienne. Foucault va trouver une solution. Jean Delay lui a déjà
proposé d'accueillir son livre dans une collection qu'il dirige
aux Presses universitaires de France. Mais Foucault aimerait
justement que son livre échappe au ghetto des thèses. Il a été
impressionné par la réussite de Claude Lévi-Strauss, et il le
confiera volontiers par la suite : il admirait la manière dont ce
dernier avait su faire voler en éclats la frontière qui séparait
le public spécialisé des travaux universitaires et le large
public cultivé. Or, après le refus de Gallimard, Lévi-Strauss
avait trouvé refuge chez Plon, où il avait publié Tristes
Tropiques en 1955 puis Anthropologie structurale en 1958.
Il se trouve que Michel Foucault connaît bien Jacques
Bellefroid, conseiller littéraire à la Librairie Plon. Il l'a
rencontré à Lille. Bellefroid était alors lycéen et très lié à
Jean-Paul Aron. Depuis cette époque, Bellefroid s'est installé à
Paris, où il a commencé une carrière éditoriale et littéraire. Il
suggère à Foucault de déposer son manuscrit chez l'éditeur
qui a fait connaître le travail de Lévi-Strauss. Foucault a lui-
même raconté cet épisode plus de vingt ans après : « Sur les
conseils d'un ami, j'ai apporté mon manuscrit chez Plon. Pas
de réponse. Au bout de quelques mois, je suis allé le
rechercher. On m'a fait comprendre que pour me le rendre, il
allait d'abord falloir le retrouver. Et puis, un jour, on l'a
retrouvé dans un tiroir, et on s'est même aperçu que c'était
un livre d'histoire. On l'a fait lire à Ariès. C'est ainsi que j'ai
fait sa connaissance9. »
Philippe Ariès dirige en effet une collection intitulée
« Civilisation d'hier et d'aujourd'hui ». La Librairie Plon avait
voulu se rénover et promouvoir des collections de prestige :
Éric de Dampierre s'occupe donc de la sociologie et publie
notamment des traductions de Max Weber. Jean Malaurie a
lancé la collection « Terre humaine » dont Tristes Tropiques a
été l'un des tout premiers titres. Ariès, de son côté, s'attache
aux domaines historiques. Dans sa collection ont déjà paru
Classes laborieuses, classes dangereuses de Louis Chevalier, et un
livre dont il est lui-même l'auteur sur L'Enfant et la famille sous
1'Ancien Régime. Et puis un beau jour, écrit-il dans son livre de
souvenirs, « un gros manuscrit m'est arrivé : une thèse de
philosophie sur les relations entre la folie et la déraison à
l'époque classique, d'un auteur inconnu de moi. À le lire, j'ai
été ébloui. Mais il m'a fallu la croix et la bannière pour
l'imposer10. » Car le vent d'ouverture qui a soufflé chez Plon
n'a pas duré très longtemps et les nouveaux patrons qui ont
repris la maison d'édition voient d'un mauvais œil ces
collections certes prestigieuses mais évidemment fort peu
rentables. Poussé par Bellefroid (dont le rôle ne doit pas être
sous-estimé, car l'histoire de la publication de Folie et déraison
a été quelque peu enjolivée ou plutôt mythologisée par ses
protagonistes au point d'en faire disparaître un de ses acteurs
essentiels !), Ariès se bagarre. Et il obtient gain de cause. Folie
et déraison sera donc publié sous le label de la Librairie Plon.
Foucault gardera à tout jamais une immense
reconnaissance à cet homme que tout semblait disposer à lui
être hostile. Car la rencontre de ces deux personnages n'est
pas banale. Ils sont comme la nuit et le jour, le diable et le bon
Dieu. Ariès est catholique, intégriste, il a longtemps été
monarchiste, et affiche toujours des idées de droite, pour ne
pas dire d'extrême droite. Il est difficile d'imaginer quelqu'un
de plus traditionaliste. Et pourtant ! Cet historien sans chaire,
cet homme marginal, tenu à l'écart des institutions
universitaires et qui se définit lui-même comme un
« historien du dimanche », était peut-être justement le plus
apte, en dépit des apparences, à reconnaître la force
d'innovation qui parcourt l'ouvrage inclassable, rétif aux
catégorisations universitaires qu'on vient de lui soumettre.
À la mort d'Ariès, Michel Foucault écrira : « Philippe Ariès
était un homme qu'il aurait été difficile de ne pas aimer : il
tenait à aller à la messe de sa paroisse, mais en prenant soin
de mettre des boules Quiès, pour n'avoir pas à affronter les
turlupinades liturgiques de Vatican II... » Et il ajoutait,
parlant des livres de l'historien : « Tour à tour, il étudia les
faits démographiques, non pas comme l'arrière-plan
biologique d'une société, mais comme une manière de se
conduire vis-à-vis de soi-même, de sa descendance, de
l'avenir ; puis l'enfance qui était pour lui une figure de la vie
que découpent, valorisent et façonnent l'attitude et la
sensibilité du monde adulte ; la mort enfin, échéance
universelle que les hommes ritualisent, mettent en scène,
exaltent et parfois, comme aujourd'hui, neutralisent et
annulent. “Histoire des mentalités” - il a lui-même employé
le mot. Mais il suffit de lire ses livres : il a fait plutôt une
“histoire des pratiques”, de celles qui ont la forme
d'habitudes humbles et obstinées, comme de celles qui
peuvent créer un art somptueux ; et il a cherché à déceler
l'attitude, la manière de faire ou d'être, d'agir et de sentir qui
pouvait être à la racine des unes et des autres. Attentif au
geste muet qui se perpétue pendant des millénaires comme à
l'œuvre singulière qui dort dans un musée, il a fondé le
principe d'une « stylistique de l'existence » - je veux dire
d'une étude des formes par lesquelles l'homme se manifeste,
s'invente, s'oublie ou se nie dans sa fatalité d'être vivant et
morteln. »
Ce texte écrit en février 1984 traduit évidemment le
sentiment de Foucault dans un lexique particulier : celui du
travail qu'il est en train de terminer à ce moment-là sur ce
qu'il appellera, dans la préface à L'Usage des plaisirs, qui
paraîtra quatre mois plus tard, au moment de sa propre mort,
« les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles
l'individu se constitue et se reconnaît comme sujet ». Mais on
y décèle très bien les motifs qui ont présidé à la relation
durable et au premier abord insolite entre les deux hommes.
On y voit surtout quelle admiration vraie, sincère, fidèle,
Foucault avait pour Ariès, et à quel point il était attaché à dire
et redire la « dette personnelle » dont il lui était
« redevable »12.
*
Samedi 20 mai 1961 : « Pour parler de la folie, il faudrait
avoir le talent d'un poète », conclut Michel Foucault après
avoir ébloui son jury et l'auditoire par la présentation
éclatante de son travail. « Mais vous l'avez, monsieur ! » lui
répond Georges Canguilhem. Il s'est passé un peu plus d'un an
entre le moment où les deux hommes se sont retrouvés pour
parler de cette soutenance dans le vestibule d'un
amphithéâtre de la Sorbonne et cette après-midi de
printemps au cours de laquelle l'impétrant expose, comme le
veut le rituel, les grandes lignes de sa recherche aux membres
de son jury, avant que ceux-ci ne le soumettent au jeu d'une
interrogation serrée. La séance a commencé à treize heures
trente, dans la salle Louis-Liard : un lieu réservé aux thèses
importantes, et dont l'aspect solennel impressionne, avec son
estrade surélevée et la longue chaire de bois qui la surmonte
tout du long, ses boiseries ancestrales, ses rangées de bancs
installées en surplomb de chaque côté, comme le balcon d'un
théâtre à l'italienne, son éclairage terne et feutré - il fait
presque sombre... L'affluence est considérable. Oh, certes, ce
n'est pas encore la foule qui se pressera dix ans plus tard pour
la leçon inaugurale au Collège de France. Mais tout de même,
la salle est pleine, ce qui fait presque une centaine de
personnes, et chacun est venu là en sachant qu'il allait
assister à un petit événement.
C'est Henri Gouhier qui préside le jury. Il est historien de la
philosophie, professeur à la Sorbonne depuis 1948 et il a été
désigné comme « président » parce qu'il est, parmi les
membres du jury, « le titulaire le plus ancien dans le grade le
plus élevé ». C'est la règle. Gouhier est un homme affable,
ouvert, un érudit à la compétence polyphonique et toujours
minutieuse. Il est réputé pour ses travaux sur Descartes,
Malebranche et Maine de Biran, mais aussi pour ses volumes
sur Auguste Comte et la naissance du positivisme. Il est connu
également pour sa passion du théâtre. En 1952, il a publié un
essai sur Le Théâtre et l'existence et un autre, en 1958, sur
L'Œuvre théâtrale. D'ailleurs, il assure à cette époque une
chronique dramatique dans la revue La Table Ronde. Autour de
lui sont réunis Georges Canguilhem, bien sûr, et Daniel
Lagache, avec qui Foucault a étudié la psychologie et qui
occupe désormais la chaire de psychopathologie de la
Sorbonne. Canguilhem et Lagache sont de vieux complices. Ils
se sont connus rue d'Ulm, et non seulement ils enseignent
tous les deux à la Sorbonne mais ils ont enseigné ensemble
pendant la guerre. Lagache a été mobilisé comme médecin
légiste en 1939. Fait prisonnier, il s'est évadé et a rejoint
l'université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Il a
retrouvé dans cette ville Georges Canguilhem qui venait
assister à ses cours et à ses présentations de malades. Lorsque
Canguilhem publie sa thèse de médecine, Lagache en donne
un compte rendu dans le Bulletin de la Faculté des lettres de
Strasbourg, un article repris dans la Revue de métaphysique et de
morale quelques mois plus tard13. En 1946, il a soutenu sa
thèse d'État sur La Jalousie amoureuse, et il a donc été nommé à
la Sorbonne, l'année suivante, nous l'avons vu. En 1953, il a
été l'un des fondateurs de la Société française de
psychanalyse avec Jacques Lacan, malgré les divergences qui,
déjà, opposent les deux hommes. En 1958, il publie un
ouvrage sur La Psychanalyse et la structure de la personnalité et
met en chantier un vaste projet de « Vocabulaire de la
psychanalyse » pour lequel il fait appel à deux jeunes
collaborateurs : Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis.
Gouhier, Canguilhem, Lagache. On l'aura compris : la joute
ne va pas être de tout repos pour le candidat qui doit
affronter ce trio d'éminents spécialistes. Surtout si l'on
considère que la soutenance procède autant du rite
initiatique, avec ses épreuves obligées et ses pièges
nécessaires, que du débat intellectuel.
Mais le public devra patienter avant de se délecter des
allocutions et des échanges sur Folie et déraison. Foucault doit
d'abord répondre sur sa traduction de V Anthropologie de Kant
et sur la longue introduction qu'il a rédigée pour la présenter,
car une soutenance doit commencer par la « petite thèse ». Et
là, il a devant lui Jean Hyppolite et Maurice de Gandillac,
professeur à la Sorbonne, grand connaisseur du Moyen Âge et
de la Renaissance et traducteur de nombreux textes
allemands. L'Introduction s'intitule « Genèse et structure de
l'Anthropologie de Kant ». Foucault y explique que, pour
comprendre ce texte de Kant, écrit, remanié, transformé
pendant près de vingt-cinq ans, il est nécessaire de croiser
l'analyse structurale et l'analyse génétique. Comment cette
œuvre terminale s'est-elle élaborée, de quels sédiments
successifs s'est-elle nourrie : analyse génétique. Quel est le
statut de cette œuvre dans l'agencement global et interne du
système kantien, quel est le rapport de cette Anthropologie au
mouvement « critique » déployé par Kant : analyse
structurale. Foucault utilise abondamment un vocabulaire qui
deviendra célèbre. Il parle de faire 1'« archéologie du texte
kantien », il s'interroge sur les « couches » de sa « géologie
profonde », etc. Dans sa présentation devant les membres du
jury, selon les notes prises par Henri Gouhier tout au long de
ce long après-midi, Foucault parle avec « beaucoup d'aisance,
de clarté », et son exposé est « très animé ». Il commence en
indiquant qu'il voulait « savoir ce qu'est l'anthropologie, en
partant de l'anthropologie allemande de la fin du xixe et de la
phénoménologie ». D'où « l'idée d'interroger l'anthropologie
des Allemands de la fin du xvme et du début du xixe », en la
confrontant aux « “Traités de l'homme” des Français ». Son
Introduction doit donc se lire comme « une étude non sur
VAnthropologie de Kant mais sur la possibilité d'une
anthropologie dans la philosophie critique ». La thèse, c'est
donc son Introduction et non sa traduction. Il conclut en
citant René Char, on n'en sera pas surpris ! Jean Hyppolite
prend alors la parole et, après avoir remarqué qu'il y avait
« une multiplicité d'intentions dans cette thèse », il reproche
à sa traduction d'être « un peu rapide » - il conviendra de « la
réviser », dit-il -, et à son Introduction de « dépasser et de
solliciter le texte de Kant ». Il s'étonne du contraste entre le
ton du texte et celui de l'introduction. À la question posée par
Hyppolite, « Qu'est-ce qu'une anthropologie ? », Foucault
répond que « c'est l'analyse empirique de la finitude de
l'homme », et qu'il est « impossible d'y rester ». Gouhier note
(en résumant sans doute les réponses de Foucault) : « Son
maître est plus Nietzsche que Heidegger... La critique tombe
dans l'anthropologie et Nietzsche l'en tire. » Maurice de
Gandillac, de son côté, regrette que Foucault n'ait pas donné
l'édition critique que l'on attendait du texte de Kant, c'est-à-
dire qu'il n'ait pas présenté une « traduction publiable »
(celle proposée par Foucault lui semble « rapide, pas très
rigoureuse... rien de grave mais beaucoup de négligences »,
commente-t-il), accompagnée de notes explicatives. Et il
souligne, pour lui en faire grief - mais Foucault l'a reconnu
par avance - que l'introduction n'est pas une introduction au
texte de Kant, mais une étude sur le « problème général de
l'anthropologie ». On voit combien est grand le décalage
entre les attentes des membres du jury, qui auraient aimé se
trouver devant un travail classiquement universitaire et
semblent décontenancés par ce qu'ils ont sous les yeux et, de
l'autre, la démarche de Foucault, pour qui, en effet, le
commentaire du texte de Kant n'a pas beaucoup d'intérêt en
lui-même, mais n'est que le point de départ ou d'appui d'une
réflexion sur l'anthropologie et son dépassement. Quand
Gandillac qualifie de « sommaire » la critique par Foucault de
la phénoménologie, et se demande si « cela avait sa place
ici », on se demande comment il a pu ne pas voir que cette
critique de Husserl (et de Sartre et Merleau-Ponty) constituait
le cœur même du projet de Foucault. Au fond, les professeurs
ont peut-être raison : il ne s'agit pas d'une thèse, au sens
académique du terme, mais d'une pensée en train de
s'élaborer. D'où le hiatus entre ce qu'on pourrait désigner,
d'un côté, comme la « logique de la création » et, de l'autre,
comme les « règles de l'université »14.
Cette « petite thèse » ne sera jamais publiée (du moins du
vivant de Foucault). Seule la traduction du texte de Kant
paraîtra chez Vrin en 1963, bien que Foucault ait déclaré
d'entrée de jeu qu'elle n'était pas destinée à être publiée telle
quelle. Pour le reste, Foucault préférera laisser dormir les
cent trente pages dactylographiées de son introduction dans
les archives de la Sorbonne. Mais qu'on ne s'y trompe pas :
elles ne vont pas rester lettre morte. Les membres du jury ont
vu juste en soulignant que ce texte ressemblait à l'ébauche
d'un livre plus général et plus ambitieux sur l'anthropologie.
On verra par la suite quelle est, en effet, l'importance réelle
de cet essai et tout ce qui allait en sortir. Car on y trouve
assurément l'origine de bien des passages qui figureront plus
tard dans Les Mots et les choses15.
Mais, pour l'heure, ces pages ne sont que la « petite thèse »,
le hors-d'œuvre de la cérémonie. On peut désormais passer au
plat de résistance : la « grande thèse ».
Après quelques minutes d'entracte, le spectacle reprend. Le
président du jury donne la parole au candidat. La voix de
Foucault s'élève, tendue, nerveuse, elle se déroule en
séquences rythmées, saccadées ; les formules sont ciselées
comme des diamants : à l'origine de cette recherche,
explique-t-il (toujours selon les notes prises par Gouhier), il y
a d'abord eu l'idée d'un livre sur les fous plus que sur leurs
médecins. Mais comme il s'agissait d'une histoire sans dates
ni chronologie, c'était un livre impossible à faire. « D'où les
recherches alors entreprises dans les archives ». En effet,
dans la mesure où « la folie n'est pas un fait de nature » mais
un « fait de civilisation », dans la mesure où la folie, c'est
toujours, dans une société donnée, « une conduite autre »,
« un langage autre », il ne peut y avoir d'histoire de la
folie » sans une histoire de la culture qui la dit folie, qui la
persécute ». C'est pourquoi la méthode consistera à aborder
toujours « la folie dans son rapport à la non-folie, à ce qui la
tient captive ». D'où (le style télégraphique que je restitue ici
est évidemment lié au fait que Gouhier prenait des notes en
écoutant Foucault) : 1) « Inutilité des concepts de la
psychiatrie actuelle », puisque « la médecine n'intervient que
comme une des formes du rapport de la raison à la folie ».
2) « Problème de langage : recueillir des signes d'un perpétuel
débat de la raison avec la folie ; faire parler ce qui n'avait pas
encore de langage ». Foucault évoque ensuite l'expérience de
la folie et les rapports d'opposition, d'affrontement avec la
raison, de capture par celle-ci. Puis l'espace social et ses lieux
interdits. Il s'agit de se demander « ce qu'une culture risque
dans son débat avec la folie ». Il refuse donc une méthode
historique stricte, au profit d'une « méthode structurale qui
ne supprime pas l'histoire mais la fait apparaître en relief ».
*
Il y a pourtant une étiquette politique sur laquelle tout le
monde s'accorde : Foucault était violemment
anticommuniste. Depuis qu'il a quitté le Parti communiste et
surtout depuis qu'il a vécu en Pologne, Foucault a développé
une haine féroce de tout ce qui peut évoquer le communisme,
de près ou de loin. Les avatars de la vie universitaire
clermontoise vont lui donner l'occasion de le manifester.
Lorsque Jules Vuillemin est élu au Collège de France, il se
demande qui pourrait le remplacer. Foucault suggère le nom
de Deleuze. Foucault et Deleuze ne se sont pas vus depuis le
dîner lillois, presque dix ans auparavant. Mais Deleuze vient
de publier un livre qui a évidemment attiré l'attention de
Foucault. Deleuze est à l'époque un historien de la
philosophie d'un style assez classique, même si l'on voit déjà
poindre l'originalité qui éclatera dans son œuvre ultérieure. Il
n'a publié qu'un petit livre sur Hume quand paraît son étude
sur Nietzsche et la philosophie, fort remarquée dans les milieux
professionnels et qui passionne Foucault. Vuillemin est
parfaitement d'accord avec cette suggestion ; il écrit à
Deleuze, qui se remet d'une grave maladie à la campagne,
dans le Limousin tout proche. Quelque temps après, le voilà
qui arrive à Clermont pour passer la journée avec Foucault et
Vuillemin. La rencontre se passe très bien, et tout le monde
est très content. La candidature de Deleuze a fait l'unanimité
au département de philosophie, Vuillemin la fera également
approuver par un vote unanime du Conseil de faculté... Mais
le poste va pourtant échapper au candidat ainsi plébiscité. Un
autre postulant a le soutien du ministère : la chaire sera
attribuée à Roger Garaudy, membre du Bureau politique du
Parti communiste. Il a été pendant très longtemps le gardien
de l'orthodoxie théorique marxiste aux plus beaux temps de
la vulgate stalinienne. Pourquoi le ministre intervient-il en sa
faveur et l'impose-t-il aux Clermontois qui n'en veulent pas ?
À la demande expresse du Premier ministre, Georges
Pompidou, affirment les rumeurs. Pour le prix de quelles
tractations ? Mystère. Le doyen de la faculté proteste
officiellement. Rien n'y fera. Garaudy est nommé et s'installe
à Clermont. Pour son malheur ! Car il doit affronter l'hostilité
intransigeante de Foucault. Après le départ de Vuillemin et
l'échec de Deleuze, Foucault cherche à quitter Clermont, mais
auparavant, il se lance dans une guerre d'usure contre
Garaudy, une guerre d'autant plus efficace qu'il a pris la
relève de Vuillemin comme directeur de la section de
philosophie. Il se saisit de toutes les occasions, de tous les
prétextes pour laisser libre cours à sa haine. Une haine
féroce. Inlassable. Garaudy essaie d'arranger les choses. Un
soir, il sonne chez Foucault, à Paris, et lui demande une
entrevue. Foucault veut lui claquer la porte au nez. Garaudy
la retient du pied et insiste. La confrontation se termine dans
un flot d'injures. Les motivations de Foucault sont de deux
ordres. D'une part, il tempête contre la « nullité
intellectuelle » du nouveau professeur. « Ce n'est pas un
philosophe, répète-t-il à qui veut l'entendre, nous n'avons pas
besoin de lui ici. » C'est la raison officielle qu'il met en avant
dans ses vitupérations publiques. D'autre part, il ne cache pas
à ses proches l'autre raison qui le fait agir ainsi : le dégoût
profond que lui inspire ce triste représentant du stalinisme à
la française, qui officiait déjà au premier plan lorsque lui-
même avait été pour un temps capté par l'influence marxiste
et le mouvement d'adhésion au Parti communiste. Foucault a
un compte à régler avec Garaudy. Et il va le régler.
Garaudy doit subir tous les sarcasmes, toutes les
imprécations que le génie de son directeur invente contre lui.
Il doit supporter ses colères aussi. Fait-il une faute
d'orthographe dans une bibliographie ? Il se voit
immédiatement convoqué par Foucault qui fustige son
incompétence. La vie du département de philosophie est
émaillée d'incidents de ce genre. Le conflit atteint son point
culminant lorsque Garaudy se trompe assez grossièrement en
donnant un sujet de recherche à une étudiante : il lui
demande de traduire du latin les Pensées de Marc Aurèle. Qui
sont en grec. La scène a eu un témoin, puisque Michel Serres
partage le bureau de Garaudy. Il raconte l'histoire à Foucault,
qui se déchaîne littéralement, traite Garaudy de tous les
noms, le menace même du tribunal administratif pour faute
professionnelle... Et l'apparatchik stalinien, qui a pourtant dû
en voir bien d'autres au cours de sa vie militante, cède devant
les assauts répétés et de plus en plus violents de Foucault. Il
demande sa mutation sur « tout autre poste équivalent ».
Deux ans après le coup de force du ministère, il quitte la ville
pour aller enseigner à Poitiers. Foucault jubile. Il a gagné
contre un ennemi. Dans le même mouvement, il a gagné un
ami. Car c'est de ce moment-là que datent ses relations avec
Deleuze, qui a finalement été nommé à Lyon. Ils se voient
régulièrement quand Deleuze vient à Paris. Et sans pour
autant devenir des intimes, leurs liens sont assez forts pour
que Foucault prête à plusieurs reprises son appartement à
Deleuze et à sa femme lorsqu'il est absent.
Pendant ses années clermontoises, Foucault se lie
également d'amitié avec Michel Serres. Ce dernier travaille
sur Leibniz et possède une culture scientifique peu courante
chez les philosophes. Il discute avec Foucault de bien des
passages qui s'élaborent pour Les Mots et les choses. Foucault
lui soumet ses hypothèses, ses découvertes, ses intuitions... Et
Serres les examine, les commente, les critique. Ils passent des
heures à travailler ainsi. Ils se perdront de vue quand
Foucault quittera Clermont et ne se retrouveront qu'en 1969 à
Vincennes.
*
C'est un « dandy » - le mot peut surprendre, mais il revient
sans cesse dans les témoignages des collègues et des étudiants
-, c'est un dandy qui vient chaque semaine donner ses cours à
Clermont. Il est habillé d'un costume de velours noir, de pulls
à col roulé blancs... Ceux qui l'ont côtoyé à l'époque de l'École
normale ne reconnaissent pas l'adolescent tourmenté,
maladif, mal dans sa peau dont ils avaient gardé le souvenir.
Cinq ou six années ont passé, pendant lesquelles ils ont perdu
de vue leur ancien camarade. Ils savaient qu'il était à
l'étranger, qu'il préparait sa thèse, s'apprêtait à la soutenir...
et ils retrouvent après cette longue absence un Foucault
transformé, un homme épanoui, détendu, rieur. Un homme
qui a gardé son goût du sarcasme et de la provocation, mais
qui l'a intégré dans un personnage qui, pour être toujours
énigmatique aux yeux de beaucoup, paraît au moins
réconcilié avec lui-même et avec les autres.
Michel Foucault a organisé son travail afin d'éviter toutes
les choses qui l'ennuient. En 1962, il a recruté deux
assistantes, Nelly Viallaneix et Francine Pariente, les
« Foucault's sisters » comme on va bientôt les appeler à la fac,
qui vont se charger des cours de psychologie sociale et de
psychologie de l'enfant, deux matières que Foucault déteste
enseigner. Il a gardé le cours de « psychologie générale ». Un
terme assez vague dans lequel il fait entrer ce que bon lui
semble. N'a-t-il pas prévenu ses étudiants d'entrée de jeu :
« La psychologie générale, comme tout ce qui est général, ça
n'existe pas. » Aussi peut-il parler très longuement du
langage et de l'histoire des théories linguistiques aussi bien
que de la psychanalyse. Un jour, il déclare à Francine
Pariente : « Cette année, je ferai cours sur l'histoire du
droit », et il mènera à bien ce projet. Son travail sur la folie
est encore tout proche et il est déjà engagé sur la voie de ses
livres futurs. De 1960 à 1966, ses cours portent en
permanence la marque de cette tension entre ce qui a été fait
et ce qui le sera, entre le passé et l'avenir, entre la recherche
publiée et l'œuvre en gestation. Ce qui pourrait indiquer que
l'intuition profonde de sa pensée est fortement unitaire,
même si les expressions successives ont trouvé des formes
différenciées. Il donne aussi un cours sur la sexualité, à partir
d'un exposé sur Freud et la théorie de la sexualité infantile. Il
ne cache pas qu'il envisage d'écrire un ouvrage sur la
question dans la lignée de son Histoire de la folie. Lorsqu'il
publiera, en 1976, le volume inaugural d'une vaste entreprise
annoncée sous le titre général d'Histoire de la sexualité,
immédiatement après avoir publié Surveiller et punir, de
nombreuses questions lui seront posées sur le passage d'une
recherche à l'autre, et sur ce qui les lie entre elles. En fait, ces
préoccupations cohabitent déjà dans les années soixante. Ses
cours en sont la manifestation, qui passent de la sexualité au
droit et du droit à la sexualité. L'enseignement de Foucault
donne une large place à la psychanalyse. Foucault a renié
Marx, depuis fort longtemps, mais il reste très attaché à
Freud, Il commente toujours les Cinq Psychanalyses et
VInterprétation des rêves. Il cite souvent Lacan et recommande
à ses étudiants de lire ses articles parus dans la revue
Psychanalyse. Mais comme il est professeur de psychologie, il
n'oublie pas d'offrir à ses élèves un long apprentissage des
tests de Rorschach, auxquels il consacre, pendant plusieurs
années, une à deux heures de cours par semaine. De même
qu'il s'arrête longuement sur les « théories actuelles de la
perception et de la sensation », Il faut insister sur un point :
tous les cours de Foucault sont extrêmement pédagogiques. Il
ne faut pas imaginer de grandes tirades inspirées survolant la
tête des auditeurs, ni même des propos trop difficiles pour
eux. Nous ne sommes plus à Uppsala ! Cela n'a rien à voir non
plus avec ce que seront les cours du Collège de France, dont la
fonction est justement d'exposer, de mettre au banc d'essai,
une recherche nouvelle. À Clermont, Foucault suit presque
toujours le programme fixé, il définit les notions, il présente
les différentes théories, donne des résumés synthétiques. Il
suffit de lire les notes prises par ses étudiants pour s'en
convaincre : tout est organisé en paragraphes, avec des petits
schémas explicatifs. Son cours est scolaire, au bon sens du
terme, et malgré la distance qu'il affiche avec le rôle du
professeur, malgré les libertés qu'il prend avec les normes
universitaires, il reste un enseignant assez traditionnel. C'est
un véritable travail d'initiation qu'il offre à ses élèves, de
manière simple et précise. Certes, il utilise le matériau qu'il
manipule pour les livres en chantier, et par exemple son
cours sur les « problèmes contemporains du langage »
mobilise bien des thèmes que l'on retrouvera dans Les Mots et
les choses, mais il ne mélange pas les deux activités, il ne
confond pas les publics de ses deux registres de discours :
l'enseignement et l'écriture.
Michel Foucault a la réputation d'être souvent absent.
Quand il demande au secrétariat d'afficher que son cours aura
lieu tel jour, une main malicieuse ajoute :
« Exceptionnellement »5. Mais il est un enseignant qui
fascine. Il marche de long en large sur l'estrade, il parle sans
s'arrêter et ne revient que rarement au paquet de fiches qu'il
a posé sur le bureau : un bref coup d'œil, et sa voix s'élève à
nouveau, reprend son rythme rapide, saccadé, avec des fins
de phrase où elle semble s'envoler sur la courbe mélodique
d'une interrogation, pour redescendre avec les inflexions
assurées de la réponse aux problèmes évoqués. Foucault aime
à déconcerter ses étudiants. Pendant le cours, il s'interrompt
tout à coup et leur demande : « Voulez-vous savoir ce qu'est
le structuralisme ? » Et comme personne n'ose répondre, il
laisse passer quelques minutes de silence et se lance dans une
longue explication qui laisse ses auditeurs ébahis. Puis il
reprend le fil de son propos, abandonné vingt minutes plus
tôt. Le cours que redoutent le plus les étudiants - car ils sont
fascinés, mais toujours un peu inquiets - c'est celui que leur
professeur consacre au Rorschach, qui a lieu le soir - le matin,
il a parlé sur le droit ou la sexualité, et au début de l'après-
midi, sur la psychanalyse, le langage ou les sciences
humaines. Foucault répartit ses élèves en groupes de sept. Et
comme il reste toujours deux ou trois personnes en
surnombre, il les installe à l'écart. Et tout au long du cours,
sur ces exilés qu'il appelle les « bédouins », il s'ingénie à faire
pleuvoir des rafales de questions. En ricanant lorsque la
réponse est fausse. En approuvant, lorsque la réponse est
juste, de ce commentaire narquois : « Un susucre pour
mademoiselle Unetelle. » Pour les étudiants, la chose est
claire et le salut tout indiqué : il faut tout faire pour échapper
à la condition de « bédouin ». Mais comment échapper aux
sujets de dissertation ? Dieu sait qu'ils ne sont pas faciles. Par
exemple celui-ci : « La famille névrotique, c'est-à-dire la
famille tout court. » Personne n'osera s'aventurer sur ce
terrain instable et Foucault n'aura aucun devoir à corriger :
tout le monde s'est dérobé. Plus redoutée encore est l'épreuve
orale pour l'examen de fin d'année. À une étudiante déjà
paralysée par la timidité, il demande - c'est le sujet de
l'interrogation : « Qu'est-ce que vous voulez faire quand vous
serez grande ? » L'étudiante commence à élaborer une
réponse et Foucault l'interrompt au bout de quelques
minutes : « Pouvez-vous me citer cinq cas de névrose décrits
par Freud ? » Elle s'exécute et l'examen est terminé.
Malgré tout, les étudiants aiment et admirent leur
professeur. Ils viennent bavarder avec lui après les cours, ils
le raccompagnent à la gare, prennent un dernier verre au
café avant de le laisser partir... Lors de sa dernière année
clermontoise, Foucault est applaudi à la fin de chaque heure.
Ce que, de mémoire d'Auvergnat, on n'avait jamais vu. Et
qu'on n'a pas revu depuis.
*
Est-ce parce qu'il en avait assez d'enseigner la
psychologie ? Est-ce parce qu'il se sentait mal à l'aise dans ce
monde un peu étriqué ? Ou tout simplement, comme le dit un
de ses amis, « parce qu'il ne tenait pas en place » ? Toutes ces
raisons se confondent peut-être pour aboutir à son départ de
Clermont, à la fin de l'année scolaire 1965-1966. En tout cas, il
avait déjà essayé d'échapper à plusieurs reprises à ce cadre
universitaire un peu étouffant. En 1963, il était sur le point
d'être nommé directeur de l'institut culturel français de
Tokyo. Mais il a cédé aux exhortations du doyen de la faculté
qui lui a demandé de rester. Ce dernier a écrit au ministère, le
2 septembre, pour qu'on ne le prive pas de son professeur :
« Le départ de M. Foucault causerait actuellement un très
grave préjudice à notre faculté. Non seulement il ne serait pas
possible de le remplacer pour la prochaine rentrée
universitaire mais la situation extrêmement critique de la
section de philosophie de Clermont - situation dont j'ai eu à
vous rendre compte plusieurs fois - exige le maintien du
directeur de la section pour l'année prochaine. J'ajoute
subsidiairement que M. Foucault en sa qualité de psychologue
est le seul qui puisse mener à bien la réorganisation de
l'institut de psychologie appliquée que nous avons entreprise.
Dans ces conditions, j'ai pris la responsabilité de presser très
vivement M. Foucault de décliner l'offre qu'il a reçue. Avec un
désintéressement dont je lui suis très reconnaissant, il a bien
voulu admettre le bien-fondé des arguments que je lui ai
donnés. »
En 1965, Foucault envisage à nouveau de quitter Clermont :
le sociologue Georges Gurvitch lui a suggéré d'être candidat à
la Sorbonne et se propose de le soutenir. Mais Canguilhem
conseille à Foucault de n'en rien faire car la situation se
présente plutôt mal : Foucault aura contre lui la majorité de
la section de philosophie, qui regroupe aussi bien les
philosophes que les sociologues et psychologues. D'une part,
la Sorbonne ne semble guère prête à accueillir Foucault et,
d'autre part, Gurvitch n'est pas tellement apprécié de ses
collègues qui ne détesteraient pas lui jouer un mauvais tour
en refusant le candidat qu'il mettrait en avant. Foucault
renonce à poser sa candidature. Et il envoie une longue lettre
à Georges Canguilhem pour le remercier de lui avoir ouvert
les yeux : « Vous m'avez rendu profondément “service”,
comme on dit d'un mot curieux, en m'empêchant de faire la
bêtise à laquelle Gurvitch me poussait. C'est pour moi,
maintenant, et grâce à vous, d'une clarté aveuglante. »
Foucault restera donc à Clermont. Mais il ira demander à
plusieurs reprises à Jean Sirinelli, le chef du service de
l'enseignement français à l'étranger, de lui dénicher un poste.
Foucault a connu Sirinelli rue d'Ulm, quand tous deux
donnaient des cours, au début des années cinquante. Sirinelli
est, en outre, un ami de Barthes. Tout se passe donc sans
problème. Simplement, Sirinelli ne voit pas quel public
Foucault pourrait trouver au Congo-Kinshasa, dont
l'université est toujours sous la coupe des professeurs
catholiques de Louvain, et il déconseille très vivement à
Foucault de s'y installer, comme il semble en avoir le désir.
Foucault n'ira pas vivre non plus au Brésil : il y séjourne
deux mois, en 1965, à l'invitation de Gérard Lebrun, qui a été
son élève rue d'Ulm en 1954, et qui s'est installé depuis lors à
Sâo Paulo. Foucault y donne une série de conférences. Non,
décidément, Foucault ne tient pas en place. En 1966, il obtient
son détachement pour Tunis. Les Mots et les choses viennent de
paraître et connaissent un succès retentissant et tout à fait
inattendu. C'est dans le vacarme qui accompagne la sortie de
ce livre dont ses étudiants clermontois auront eu la primeur
que Michel Foucault fait ses adieux à la ville.
4
Ouvrir les corps
*
En 1963, paraît Naissance de la clinique. Le père de Michel
Foucault est mort en 1959. Faut-il voir dans cette plongée
dans l'archive médicale un moyen pour Foucault de faire
retour sur son propre passé ? D'inscrire sa démarche dans
une sorte d'ancrage familial ? Dans un entretien enregistré
(mais resté inédit) en 1969, il rattache sa manière d'écrire à
cette hérédité médicale : il rappelle qu'il est « fils de
chirurgien » et déclare qu'il a dû garder de son enfance « un
certain nombre de filiations qu'on doit pouvoir retrouver ». Si
les lecteurs ont parfois l'impression que son écriture est
sèche, agressive, c'est sans doute, dit-il, parce qu'il a
« remplacé le bistouri par le porte-plume ». Mais il va plus
loin et tient à lier, de façon plus générale, l'écriture et la
mort : « La mort est l'envers de mon écriture », puisque ce
dont il s'occupe, ce sont les hommes « en tant qu'ils sont déjà
morts », pour chercher à retrouver « ce qui a caractérisé leurs
vies ». Il se trouve donc dans la position d'un « anatomiste qui
pratique une autopsie ». Aussi peut-il se décrire en ces
termes : «Je suis médecin, disons que je suis diagnosticien. Je
veux faire un diagnostic et mon travail consiste à mettre au
jour, par l'incision même de l'écriture, quelque chose qui soit
la vérité de ce qui est mort17. »
La préface du livre de 1963 s'ouvre sur ces mots : « Il est
question dans ce livre du langage, de l'espace et de la mort ; il
est question du regard18. » Étrange écho des thèmes et du
vocabulaire qui obsédaient les textes sur la littérature.
Pourtant, il s'agit ici d'histoire des sciences. L'ouvrage paraît
dans la collection « Galien » que dirige Georges Canguilhem
aux Presses universitaires de France, et porte comme sous-
titre : Une archéologie du regard médical. Ce n'est pas
Canguilhem qui a commandé le livre, comme on l'a écrit
parfois : « Je n'ai jamais rien “commandé” à Foucault,
répondait-il en riant, Foucault me l'a proposé après l'avoir
terminé. » Mais tout de même ! Quel rapport peut-il y avoir
entre Klossowski et Canguilhem ? Peut-être ce rapport vient-
il d'une origine commune : Nietzsche. À ceux qui ont
manifesté leur étonnement devant la coexistence de ces deux
voies divergentes dans la recherche de Foucault, à ceux aussi
qui voyaient une contradiction entre son inspiration
nietzschéenne et la tradition de l'histoire des sciences,
Foucault a répondu de manière très nette : ne savez-vous pas
que Canguilhem lui-même a souvent placé sa recherche dans
la descendance de Nietzsche ? Ce que confirme Canguilhem.
Mais au fond, à relire Naissance de la clinique à côté des textes
sur la littérature, ce qui frappe, comme déjà dans V Histoire de
la folie, d'ailleurs, ce n'est pas la contradiction entre deux
directions de recherche, mais au contraire l'étonnante
convergence des deux registres. L'évidence de cette parenté
éclatera quelques années plus tard, dans Les Mots et les choses.
Naissance de la clinique est à la fois une suite directe à Folie et
déraison et une transition vers les livres suivants. Suite
directe, parce qu'il étend à la médecine en général les
analyses pratiquées sur les concepts de la médecine mentale :
interroger leur naissance, leurs conditions de possibilité... À
la différence de Folie et déraison qui embrassait plusieurs
siècles tout au long de plus de six cents pages, Naissance de la
clinique est un petit livre - deux cents pages - qui limite son
propos aux dernières années du xvme siècle et au tout début
du xixe : quand se réorganise la médecine, comme pratique et
comme science, avec l'apparition de l'anatomie pathologique.
Mais là encore, on retrouve les principes de 1'« histoire
structurale », au sens dumézilien, où sont mis en relation des
registres différents - économique, social, politique,
idéologique, culturel - afin de porter au jour les
transformations qui ont affecté l'ensemble des manières de
dire et de voir, et plus profondément ce qu'il est possible de
dire et de voir à une époque donnée, le visible et le dicible.
Réorganisation du domaine hospitalier, bouleversement de
l'enseignement médical, théories et pratiques scientifiques,
préoccupations économiques, tout concourt à la rupture qui
se prépare... Le grand tournant se produit quand on éprouve
le besoin de disséquer les cadavres. Pour que le « regard » du
médecin puisse déchiffrer les symptômes dans toute leur
profondeur, il faut qu'il aille en rechercher la source à
l'intérieur du corps. C'est la déclaration faite par Bichat, et à
laquelle Foucault donne tout son éclat : « Ouvrez quelques
cadavres : vous verrez aussitôt disparaître l'obscurité que la
seule observation n'avait pu dissiper. » Foucault commente
ces propos de Bichat avec une de ces formules magnifiques
dont ce livre, comme tous les autres, foisonne : « La nuit
vivante se dissipe à la clarté de la mort19. » Dès lors, « la vie,
la maladie et la mort constituent une trinité technique et
conceptuelle. La vieille continuité des hantises millénaires qui
plaçaient dans la vie la menace de la maladie, et dans la
maladie, la présence approchée de la mort est rompue : à sa
place, une figure triangulaire s'articule dont le sommet
supérieur est défini par la mort. C'est du haut de la mort
qu'on peut voir et analyser les dépendances organiques et les
séquences pathologiques20 ». Une autre mutation s'opère,
dans l'ordre du langage cette fois : Foucault retrouve là les
textes de Pinel, et leur volonté proclamée d'aboutir à la
description exacte et exhaustive des maladies et des corps qui
en sont porteurs. Dans ce double mouvement, il ne s'agit pas
seulement d'une transformation des technologies médicales,
c'est toute la médecine qui se réorganise, et par-delà, toute la
perception de la vie et de la mort, et les fondements mêmes
du savoir : « Cette structure où s'articule l'espace, le langage
et la mort - ce qu'on appelle en somme la méthode anatomo
clinique - constitue la condition historique d'une médecine
qui se donne et que nous recevons comme positive21... »
C'est en ce point que Naissance de la clinique ouvre sur les
recherches à venir de Foucault. Il montre en effet comment
s'est instituée la possibilité d'un « savoir de l'individu » : « Il
restera sans doute décisif pour notre culture, dit Foucault,
que le premier discours scientifique tenu par elle sur
l'individu ait dû passer par ce moment de la mort. C'est que
l'homme occidental n'a pu se constituer à ses propres yeux
comme objet de science, il ne s'est pris à l'intérieur de son
langage et ne s'est donné en lui et par lui une existence
discursive qu'en référence à sa propre destruction : de
l'expérience de la Déraison sont nées toutes les psychologies
et la possibilité même de la psychologie ; de la mise en place
de la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui
se donne comme science de l'individu22. » Ouverture sur Les
Mots et les choses, en ce sens que Foucault aperçoit dans ce
moment qu'il vient de décrire le socle sur lequel toutes les
sciences humaines vont prospérer : cette possibilité pour
l'homme d'être à la fois le sujet et l'objet de sa propre
connaissance.
Mais qu'on ne s'y méprenne pas, ajoute-t-il. Cette naissance
de la médecine positive, de toute la scientificité qui fait
échapper la pratique médicale à l'empire des chimères, cet
avènement d'un savoir neuf est contemporain et solidaire
d'un mouvement plus général qui installe, dans toute la
culture contemporaine, la mort au cœur de l'individu :
« L'expérience de l'individualité dans la culture moderne est
liée à celle de la mort : de l'Empédocle de Hölderlin à
Zarathoustra puis à l'homme freudien, un rapport obstiné à la
mort prescrit à l'universel son visage singulier et prête à la
parole de chacun le pouvoir d'être indéfiniment entendue
[...]. D'une manière qui peut paraître étrange au premier
regard, le mouvement qui soutient le lyrisme au xixe siècle ne
fait qu'un avec celui par lequel l'homme a pris une
connaissance positive de lui-même ; mais faut-il s'étonner
que les figures du savoir et celles du langage obéissent à la
même loi profonde, et que l'irruption de la finitude
surplombe, de la même façon, ce rapport de l'homme à la
mort qui, ici, autorise un discours scientifique sous une forme
rationnelle, et là ouvre la source d'un langage qui se déploie
indéfiniment dans le vide laissé par l'absence des dieux23 ? »
*
Naissance de la clinique ne rencontre guère d'écho. Mais il
n'a pas échappé à Jacques Lacan qui en parle longuement lors
d'une séance de son séminaire. Dans les jours qui suivent,
plusieurs dizaines d'exemplaires du livre sont achetés.
Foucault ira plusieurs fois dîner chez les Lacan, sans que des
liens étroits s'établissent entre eux. Sylvia Lacan a gardé en
mémoire une phrase lancée par Foucault, un soir chez elle,
rue de Lille : « Il n'y aura pas de civilisation tant que le
mariage entre hommes ne sera pas admis. »
5
Les remparts de la bourgeoisie
*
« Foucault comme des petits pains. » C'est un article que Le
Nouvel Observateur consacre aux meilleures ventes de
l'été 19662. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Les Mots
et les choses rencontrent un énorme succès. L'auteur et
l'éditeur en sont les premiers surpris. Il s'agit d'un ouvrage
très ardu, destiné à un public restreint qui s'intéresse à la
pensée philosophique et à l'histoire des sciences.
Le livre paraît en avril 1966 chez Gallimard, où Foucault a
publié son étude sur Roussel. Il a proposé ce nouveau livre à
Georges Lambrichs. Comme Pierre Nora vient de quitter les
éditions Julliard pour lancer chez Gallimard une
« Bibliothèque des sciences humaines », il est entendu que Les
Mots et les choses vont devenir le premier titre de sa collection.
Tous les livres de Foucault vont désormais paraître sous ce
label ou sous le label jumeau de la « Bibliothèque des
histoires » (ce qui, on va le voir, n'ira pas sans quelques
heurts entre l'auteur et son éditeur). Le tirage initial de trois
mille cinq cents exemplaires est très vite épuisé. Dès le mois
de juin, il faut procéder à une réimpression : cinq mille. Puis
de nouveau trois mille en juillet. Et encore trois mille cinq
cents en septembre. Autant en novembre. Le mouvement
continue l'année suivante : quatre mille en mars 1967 et cinq
mille en novembre. Six mille en avril 1968, six mille en
juin 1969, etc. Il est assez rare qu'un livre de philosophie
atteigne de tels chiffres. En 1989, le tirage dépassait les cent
dix mille exemplaires.
Le succès vient d'abord des milieux philosophiques, bien
sûr : en novembre 1966, Jean Lacroix rapporte dans Le Monde
que les deux noms les plus cités dans les copies d'agrégation
sont ceux d'Althusser et de Foucault. Mais c'est aussi un
succès beaucoup plus large. Selon les descriptions publiées
par les journaux de l'époque, on lit l'ouvrage de Foucault sur
les plages, ou du moins on l'emporte, on le laisse traîner sur
les tables de café pour montrer au grand jour qu'on n'a pas
ignoré un tel événement... Les Mots et les choses connaissent un
tel retentissement qu'on en retrouvera l'écho aussi bien dans
Blanche ou l'Oubli de Louis Aragon, publié en 1968, que dans La
Chinoise de Jean-Luc Godard, en 1967, où l'on voit Anne
Wiazemsky, dans le rôle d'une étudiante maoïste, lancer des
tomates sur le livre... Jean-Luc Godard déclare même dans
une interview que c'est contre des gens comme « le Révérend
Père Foucault » qu'il veut faire des films. « Si je n'aime pas
tellement Foucault, c'est parce qu'il nous dit : “À telle époque,
les gens pensaient ceci ou cela, et puis à partir de telle date,
on a pensé que...” Moi, je veux bien, mais est-ce qu'on peut en
être aussi sûr. C'est justement pour ça que nous tentons de
faire des films : pour que des Foucault futurs ne puissent
affirmer de telles choses avec autant de présomption3. »
*
On l'a vu : en 1961, Foucault avait préféré ne pas publier
son introduction à V Anthropologie de Kant. Toute la fin de ce
long texte dactylographié attaque vivement - dans un style
assez obscur - les tentatives contemporaines pour fonder une
« anthropologie » - au sens de Sartre et Merleau-Ponty, non
pas au sens de Lévi-Strauss -, il en récuse les « illusions » et
s'étonne qu'on puisse les laisser prospérer sans tenter d'en
faire la « critique ».
Pourtant, concluait-il, « de cette critique, nous avons reçu
le modèle depuis plus d'un demi-siècle. L'entreprise
nietzschéenne pourrait être comprise comme point d'arrêt
enfin donné à la prolifération de l'interrogation sur l'homme.
La mort de Dieu n'est-elle pas en effet manifestée dans un
geste doublement meurtrier qui, en mettant un terme à
l'absolu, est en même temps assassin de l'homme lui-même.
Car l'homme, dans sa finitude, n'est pas séparable de l'infini
dont il est à la fois la négation et le héraut : c'est dans la mort
de l'homme que s'accomplit la mort de Dieu ». À la question
kantienne « Qu'est-ce que l'homme ?» et à toutes ses
retombées dans la pensée contemporaine, de Husserl à
Merleau-Ponty, il fallait donc opposer « une réponse qui la
récuse et la désarme : Der Uebermensch ». Le surhomme4. Les
dernières pages de cette « petite thèse » semblent tout d'un
bloc dirigées contre la Critique de la raison dialectique de Jean-
Paul Sartre - publié en 1960, mais qui avait commencé de
paraître dès 1958 dans Les Temps modernes - et plus
certainement encore contre les travaux de Merleau-Ponty.
Elles sont au point de départ du livre que Foucault intitule, en
1966, Les Mots et les choses. Et d'ailleurs, elles y sont reprises
presque inchangées : « Plus que la mort de Dieu - ou plutôt
dans le sillage de cette mort et selon une corrélation profonde
avec elle, ce qu'annonce la pensée de Nietzsche, c'est la fin de
son meurtrier ; c'est l'éclatement du visage de l'homme dans
le rire, dans le retour des masques5... » Gérard Lebrun a
rappelé à quel point Les Mots et les choses était hanté par la
présence négative de Merleau-Ponty. Le livre de Foucault est
d'un bout à l'autre inspiré, animé par une polémique contre
la pensée de Husserl et l'interprétation qu'en a donné
Maurice Merleau-Ponty. Les Mots et les choses, c'est d'abord un
geste de refus, de rejet de la phénoménologie. L'éclat d'une
« rupture » ! Et puisque ce temps est déjà lointain, déclare
Lebrun dans sa conférence de 1988, que la vague
phénoménologique s'est depuis longtemps retirée, Les Mots et
les choses ont à l'évidence beaucoup perdu de leur « saveur
polémique » : « le lecteur d'aujourd'hui est porté à ignorer ou
à oublier - selon son âge - qu'il s'agit d'abord d'un livre de
combat et d'un livre philosophique ». Il faut donc rappeler ce
point essentiel, qui permet de comprendre pourquoi ce livre
« ne fut pas perçu comme l'essai d'une méthode nouvelle,
mais comme une agression6 ». Lors de la discussion qui a suivi
cet exposé prononcé au colloque sur Foucault, à Paris, en
janvier 1988, Raymond Bellour a raconté qu'il avait lu les
épreuves du livre peu avant la parution : il comportait de
nombreuses attaques contre Sartre que Foucault a
supprimées dans la version définitive.
*
Le succès sied à Foucault, Tous ceux qui le rencontrent en
ce printemps de l'année 1966 décrivent un homme heureux. Il
est visiblement ravi de sa réussite et de sa gloire naissante.
Est-il aussi content de son livre ? Une fois l'euphorie passée, il
regardera avec plus de froideur ce volume qui lui aura
apporté la notoriété et qu'il semble pourtant considérer
comme le moins bon qu'il ait écrit.
On a vu que Foucault avait décidé de ne plus laisser diffuser
Maladie mentale et personnalité. Il en a donné une seconde
version complètement remaniée, qu'il a fini par frapper
d'interdiction elle aussi. Pour {'Histoire de la folie, l'attitude
autocritique de Foucault suivra un autre chemin : lors de la
deuxième édition, onze ans après la parution du livre, il
supprime la première préface, qui insistait trop sur une
« expérience originaire » de la folie. Pour Les Mots et les choses,
il faudra l'apport d'un autre ouvrage pour faire la mise au
point. Pour répondre aux mauvaises lectures dont il estime
avoir été l'objet, pour dissiper certains malentendus, pour
préciser des notions qui ont fait problème, pour se démarquer
du « structuralisme », Foucault écrira tout un livre,
L'Archéologie du savoir, qui paraîtra en 1969. Et, en 1972, à
l'occasion d'une réédition de Naissance de la clinique, il
procédera également à quelques modifications lexicales. Par
exemple, il corrigera la phrase : « on voudrait essayer ici une
analyse structurale d'un signifié - celui de l'expérience
médicale - à une époque... », qui deviendra : « on voudrait
essayer ici l'analyse d'un type de discours - celui de l'analyse
médicale - à une époque... ». La notion d'étude structurale
disparaîtra également à la page suivante41.
À chaque étape, Foucault semble donc procéder par
remaniements successifs. Il travaille et il change. Il en
revendique le droit dans la préface à V Archéologie du savoir :
« Eh quoi, vous imaginez que je prendrais à écrire tant de
peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m'y serais obstiné,
tête baissée, si je ne préparais - d'une main un peu fébrile - le
labyrinthe où m'aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir
des souterrains, l'enfoncer loin de lui-même, lui trouver des
surplombs qui résument et déforment son parcours, où me
perdre et apparaître finalement à des yeux que je n'aurais
jamais plus à rencontrer. Plus d'un, comme moi sans doute,
écrivent pour n'avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui
je suis et ne me dites pas de rester le même : c'est une morale
d'état civil ; elle régit nos papiers. Qu'elle nous laisse libres
quand il s'agit d'écrire42. »
*
Parmi toutes les réactions qu'a suscitées Les Mots et les
choses, il en est une qui va droit au cœur de Foucault. C'est
une lettre de René Magritte. Le 23 mai 1966, le peintre lui
adresse quelques remarques sur les notions de ressemblance
et de similitude. Il joint à son envoi une série de ses dessins,
dont une reproduction de Ceci n'est pas une pipe. Foucault le
remercie aussitôt et lui demande un renseignement
concernant une de ses toiles qui détourne Le Balcon de Manet,
à qui Foucault s'intéresse tout particulièrement. Et Magritte
lui répond : « Votre question (à propos de mon tableau
“Perspective. Le Balcon de Manet”) demande ce qu'elle
contient déjà : ce qui m'a fait voir des cercueils là où Manet
voyait des figures blanches, c'est l'image montrée par mon
tableau où le décor du “Balcon” convenait pour y situer des
cercueils. » Et il ajoute, en conclusion : « J'aime que vous
reconnaissiez une ressemblance entre Roussel et ce que je
peux penser qui mérite d'être pensé. » De cet échange de
lettres naîtra une étude de Foucault sur Magritte, intitulée
Ceci n'est pas une pipe, qui paraîtra en 1968, dans les Cahiers du
Chemin, et qui deviendra par la suite un petit volume. Quant à
la réponse de Magritte sur Manet, Foucault compte l'utiliser
dans un livre qu'il commence alors à écrire43.
6
La mer au large
C'est auréolé par la gloire que lui a value Les Mots et les
choses que Michel Foucault arrive à Tunis. Comment s'est-il
retrouvé à nouveau loin de la France ? Certes, il n'avait plus
envie d'enseigner à Clermont-Ferrand. Mais trouver un poste
ailleurs, on l'a vu, n'était pas une mince affaire. Pourquoi
Tunis ? Ce fut encore une fois un étrange concours de
circonstances. La section de philosophie était dirigée à cette
époque par un Français, Gérard Deledalle, spécialiste des
auteurs anglo-saxons. Il est arrivé en Tunisie en 1963 et a créé
la licence de philosophie qui n'existait pas jusqu'alors. En
1964, il a invité son ancien professeur, Jean Wahl, à donner
une série de conférences sur Wittgenstein. Il profite de
l'occasion pour lui demander de venir enseigner à Tunis, à ses
côtés. Jean Wahl accepte, mais pour des raisons familiales, et
parce qu'il ressent durement le mal du pays, il décide de
revenir à Paris au bout d'un semestre. « Quelques mois ou
peut-être moins après son retour, il m'écrivit, raconte Gérard
Deledalle, qu'il avait rencontré Jean d'Ormesson dans une
réception et que ce dernier lui avait dit que Michel Foucault
n'avait pas envie de continuer à enseigner à Clermont-
Ferrand. Jean d'Ormesson se demandait si le poste était
toujours libre. » Oui, il l'était. Mais les choses ne sont pas si
simples ! Il faut d'abord consulter les autorités tunisiennes. Et
lorsqu'elles ont donné leur accord, Deledalle écrit à Foucault
pour lui demander de présenter officiellement sa
candidature \ Côté français, il n'y a pas de problème : Jean
Sirinelli s'occupe de tout. Foucault va donc être
administrativement « détaché » de Clermont-Ferrand, par les
bons soins du ministère des Affaires étrangères. Contrat
prévu : trois ans. Mais pour Foucault, ce nouvel exil
volontaire relève plutôt de la position d'attente. Ce qu'il
veut : un poste à Paris.
Fin septembre 1966, il arrive en Tunisie. « Un pays béni par
l'histoire et qui pour avoir vu vivre Hannibal et
saint Augustin mérite de vivre à jamais », dira-t-il à Jelila
Hafsia2, un jour de promenade dans les vestiges de Carthage,
un site archéologique d'une beauté vertigineuse, avec la mer
au large, le soleil aveuglant, qui donnent l'irrépressible
sentiment de s'enfoncer dans la profondeur du temps et du
monde. Mais avant Carthage, Foucault va découvrir la
splendeur d'un autre paysage. Gérard Deledalle et sa femme
sont venus l'attendre à l'aéroport et le conduisent à Sidi Bou
Saïd où ils habitent : ils l'installent d'abord au Dar Saïd, petit
hôtel dont les chambres sont disposées autour d'une cour
carrée, baignée par l'odeur des jasmins et des oranges. C'est
dans ce village que Foucault habitera pendant les deux années
qu'il va passer en Tunisie. Un village perché sur une colline
qui surplombe la baie, à quelques kilomètres de Tunis. Un
endroit de rêve où il occupera successivement trois maisons
presque identiques : avec les mêmes murs blancs, les mêmes
volets bleus. « Dans ce village où il était heureux, écrira le
journaliste Jean Daniel qui a rencontré Foucault à ce moment-
là, personne ne le connaissait pour autre chose que son
habitude à travailler dès l'aube devant les fenêtres de sa villa
qui donnaient sur la baie, et pour sa gourmandise à vivre et à
aimer au soleil. À chacun de mes voyages, j'allais le chercher
pour une promenade qu'il aimait longue, rapide, nerveuse. Il
me faisait entrer dans une pièce soigneusement maintenue
dans la fraîcheur et l'obscurité, au bout de laquelle il y avait
une sorte de grande dalle surélevée où il mettait la natte qui
lui servait de lit, natte que, comme les Arabes et les Japonais,
il repliait dans la journée [...] Il arrivait que mon séjour à
Tunis coïncidât avec celui de Daniel Defert, son intime. Nous
allions alors tous trois sur une plage en forme de presqu'île
que les dunes protégeaient de toute humanité. Dans ce désert
imaginaire, une lumière à la fois ocre et lunaire rappelait à
Foucault Le Rivage des Syrtes. La dernière fois que je fus en ce
lieu, Foucault évoqua Julien Gracq et Gide que son ami Roland
Barthes redécouvrait avec complaisance. Dans ce décor, il
paraissait fuir la philosophie, la littérature lui était un
refuge3... »
Mais c'est pour enseigner la philosophie que Foucault est
venu en Tunisie. Il va s'y employer avec un réel succès. La
faculté des lettres et sciences humaines est située dans un
grand bâtiment des années cinquante, sur le boulevard du 9-
Avril. C'est l'ancien lycée de la ville qui a été transformé en
université. Il surplombe la Casbah et le lac Sijoumi. Au début
de son séjour, Foucault se déplace en train de Sidi Bou Saïd à
Tunis. Il aime marcher : traverser la Médina, remonter
l'avenue Bourguiba. Plus tard, il achètera une voiture, que
Gérard Deledalle décrit comme une « luxueuse 404 blanche
décapotable » (et donc un peu l'équivalent de la Jaguar
uppsalienne). Ses cours sont suivis avec une certaine avidité
par les étudiants. Les thèmes en sont très divers, car il
enseigne dans les trois années que comprend la licence. Il
parle aux uns de Nietzsche, aux autres de Descartes, lu à
travers les Méditations cartésiennes de Husserl. Il consacre un
cours à l'esthétique, et analyse l'évolution de la peinture, de
la Renaissance jusqu'à Manet, en commentant des tableaux
qu'il présente sur diapositives. Il ne néglige pas pour autant la
psychologie : un cours porte sur la « projection » et il expose
à la fois les données de la psychologie, de la psychiatrie et de
la psychanalyse. Avec arrêt obligatoire sur le Rorschach, on
s'en doute. Et puis, il y a le fameux cours public que ses
anciens étudiants évoquent encore aujourd'hui avec
admiration, sur 1'« homme dans la pensée occidentale ». Les
Mots et les choses ne sont pas loin ! Le public est très nombreux
- plus de deux cents personnes chaque vendredi - et très
varié : comme à Uppsala, cette série de conférences est très
prisée par la société cultivée de la ville, et tous les âges, toutes
les professions y sont représentés. Si les jeunes gens qui
assistent aux cours de Foucault sont enthousiasmés par son
enseignement, ils sont beaucoup plus réservés sur ses options
politiques. Selon leur témoignage aujourd'hui, il fut
longtemps perçu comme un pur « représentant du
technocratisme gaulliste », « trop occidental pour
comprendre la Tunisie », etc. Son hostilité au marxisme
déconcerte ses élèves qui le rangent d'autant plus volontiers
« à droite » qu'ils n'apprécient guère de l'entendre citer
Nietzsche à tout bout de champ, ce qu'ils perçoivent parfois
comme une provocation à leur égard. Deledalle dépeint un
Foucault toujours au bord de la panique avant d'entrer en
cours : « Il n'aimait pas enseigner. Il faut l'avoir vu avant
d'entrer dans une salle de cours pour comprendre. Il avait le
trac absolu, transpirant, se tordant les mains. Et puis une fois
entré, il était tout à son sujet4. »
Foucault participe activement à la vie de l'université et à la
vie intellectuelle de Tunis. Il côtoie, bien sûr, les enseignants
français qui sont en poste dans la ville, se lie d'amitié avec
Gérard Deledalle et sa femme, avec Jean Gattegno aussi, qu'il
retrouvera par la suite à Vincennes... Il collabore au club
philosophique qu'organisent des étudiants de la faculté. Et il
donne des conférences au Club Tahar Hadad sur le boulevard
Pasteur, dirigé par Jelila Hafsia, qui se prend de passion pour
le philosophe français. Il y donnera deux conférences : la
première, « Structuralisme et analyse littéraire », en
février 1967, la seconde, « Folie et civilisation », en avril de la
même année.
En 1967 aussi, il fait inviter Jean Hyppolite par la faculté.
Fatma Haddad, qui était à l'époque l'assistante de Foucault, se
souvient de son émotion lorsqu'il a présenté son ancien
maître à l'auditoire. Hyppolite doit parler sur « Hegel et la
philosophie moderne ». Avant de commencer, il dit, en
désignant Foucault assis à côté de lui : « On a dû se tromper
en m'invitant, parce que la philosophie moderne, elle est là. »
Foucault vient de présenter le sujet de la conférence en ces
termes : « Toute réflexion philosophique aujourd'hui est un
dialogue avec Hegel et faire l'histoire de la philosophie de
Hegel, c'est pratiquer la philosophie moderne. » En revanche,
la « rencontre » avec Paul Ricœur a laissé un souvenir moins
glorieux aux Tunisiens qui s'attendaient, en pleine querelle
du structuralisme, à une confrontation passionnante entre le
penseur du personnalisme chrétien et l'auteur des Mots et les
choses. Ricœur a été invité par le Centre culturel de Carthage
pour une série de conférence sur la philosophie du langage.
Foucault accompagne Gérard Deledalle pour assister à l'une
d'elles : « Il était assis à côté de moi, raconte Deledalle, et il
n'arrêtait pas de faire des remarques humoristiques. Ricœur
s'en aperçut. » Mais quand la discussion s'engage, après
l'exposé, Foucault ne dit pas un mot. Deledalle comprend à ce
moment-là que l'idée n'était peut-être pas très bonne de
convier les deux philosophes à dîner chez lui, le soir même.
Ricœur sait que ça ne va pas être un moment agréable et dit à
Deledalle, qui l'emmène à Sidi Bou Saïd dans sa voiture :
« Quand le vin est tiré, il faut le boire. » Ils sont quatre à
table : Deledalle et sa femme, Ricœur et Foucault. Et Deledalle
a gardé en mémoire l'atmosphère déplaisante et tendue qui a
empoisonné la soirée. Impossible d'aborder le moindre sujet
intellectuel. Quand Ricœur quitte Tunis, peu de temps après,
il aperçoit Foucault qui s'apprête à prendre le même vol que
lui. Il dit à l'animatrice du Centre de Carthage qui l'a
accompagné à l'aéroport : « Nous allons discuter dans
l'avion, » Il lui écrira quelques jours plus tard pour la
remercier de son accueil et lui raconte que la discussion
annoncée n'a pas eu lieu : Foucault a fait semblant de ne pas
le voir et s'est placé à l'autre bout de l'appareil. Mais s'il a
refusé de jouer le jeu du « débat d'idées », Foucault ne se gêne
pas pour exprimer ce qu'il pense devant ses étudiants. « Je
vais résumer ce qu'a dit Ricœur », leur dit-il. Il leur demande
point par point si son résumé est fidèle. Et quand ils ont
acquiescé, il leur dit : « Eh bien maintenant, nous allons
démolir tout ça. »
*
Fin 1968. Foucault quitte la Tunisie. Il quitte Sidi Bou Saïd,
où il ne reviendra que pour de courts séjours, et laisse
derrière lui la faculté sur les collines qui dominent la Casbah,
et le soleil et la mer qu'il aimait tant et dont il gardera
longtemps la nostalgie. C'est peut-être pour profiter de la
lumière qui lui manque que, peu de temps après son retour, il
s'installe dans un grand appartement de la rue de Vaugirard,
au huitième étage d'un immeuble moderne du
15e arrondissement, devant le square Adolphe-Chérioux. De
grandes baies vitrées lui offrent une vue magnifique sur tout
l'Ouest parisien. Il prendra souvent des bains de soleil sur le
balcon qui court le long du salon et du bureau. Derrière lui, il
n'y aura plus les hauteurs de Sidi Bou Saïd, mais le mur droit
des rangées de livres et de revues.
TROISIEME PARTIE
« MILITANT ET PROFESSEUR
AU COLLÈGE DE FRANCE... »
1
L'intermède de Vincennes
*
L'un des plus beaux livres de Foucault, peut-être le plus
beau, le plus important, Surveiller et punir, paraît en 1975.
Avec pour sous-titre Naissance de la prison. Foucault a déplacé
le terrain de son intervention. Nous ne sommes plus aux
portes des prisons. Mais sur la scène de la recherche
historique, qu'il va opposer aux habitudes et aux facilités de
pensée. Ce livre est né du présent, plus que de l'histoire, dit-il
au début du livre. Et son projet est justement de « faire
l'histoire du présent21 ». Ce qui était en question, dans les
luttes autour des prisons, c'était toute la technologie du
pouvoir qui s'exerce sur les corps. Qu'est-ce que la prison ?
Comment passe-t-on de l'éclat des supplices d'antan au
silence actuel de la réclusion ? « Un vieil héritage des cachots
du Moyen Âge ? Plutôt une technologie nouvelle : la mise au
point, du xvie au xixe siècle, de tout un ensemble de
procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les
individus, les rendre à la fois “dociles et utiles”. Surveillance,
exercices, manœuvres, notations, rangs et places,
classements, examens, enregistrements, toute une manière
d'assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines
et de manipuler leurs forces, s'est développée au cours des
siècles classiques dans les hôpitaux, à l'armée, dans les écoles,
les collèges ou les ateliers : la discipline. Le xvme siècle a sans
doute inventé les libertés ; mais il leur a donné un sous-sol
profond et solide - la société disciplinaire dont nous relevons
toujours. La prison est à replacer dans la formation de cette
société de surveillance. »
Foucault s'attache à mettre en évidence le rôle joué par les
« sciences humaines » dans ce processus : « La pénalité
moderne n'ose plus dire qu'elle punit des crimes ; elle
prétend réadapter des délinquants. Voilà deux siècles bientôt
qu'elle voisine et cousine avec les “sciences humaines”. C'est
sa fierté, sa manière en tout cas de n'être pas trop honteuse
d'elle-même : “Je ne suis peut-être pas encore tout à fait
juste ; ayez un peu de patience, regardez comme je suis en
train de devenir savante.” Mais comment la psychologie, la
psychiatrie, la criminalité pourraient-elles justifier la justice
d'aujourd'hui, puisque leur histoire montre une même
technologie politique, au point où elles se sont formées les
unes et les autres ? Sous la connaissance des hommes et sous
l'humanité des châtiments, se retrouvent un certain
investissement disciplinaire des corps, une forme mixte
d'assujettissement et d'objectivation, un même “pouvoir-
savoir”. Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à
partir d'une histoire politique des corps22 ? »
Comme dans V Histoire de la folie ou Naissance de la clinique,
Foucault a délaissé les textes canoniques de la tradition
philosophique pour aller « fureter » dans la littérature
policière ou les projets réformateurs. « Ce n'est ni chez Hegel
ni chez Auguste Comte, explique-t-il dans une interview, que
la bourgeoisie parle de façon directe. À côté de ces textes
sacralisés, une stratégie absolument consciente, organisée,
réfléchie, se lit en clair dans une masse de documents
inconnus qui constituent le discours effectif d'une action
politique23. » Surveiller et punir a rencontré un succès
considérable. On a souvent cité les pages sur le supplice de
Damiens et la férocité des châtiments au xvme siècle, sur
lesquels s'ouvre le livre. On a souvent cité aussi l'idée-force
sur le rôle de la prison, qui produit la délinquance comme un
milieu fermé sur lui-même que le pouvoir s'efforce de
contrôler. Le « panoptisme », c'est-à-dire l'organisation,
longuement décrite par Foucault, de la prison imaginée par
Jeremy Bentham comme une architecture dessinée autour
d'un point central d'où il serait possible de tout voir en
permanence, est devenu le symbole de cet « œil du pouvoir »,
du quadrillage institutionnel que les « luttes sectorielles » ne
vont cesser de dénoncer pendant les années soixante-dix.
Mûri et pensé dans les aléas du combat, Surveiller et punir doit
en retour servir celui-ci : « Tous mes livres, dit Foucault dans
l'interview déjà citée, que ce soit l'Histoire de la folie ou celui-
là, sont, si vous voulez, des petites boîtes à outils. Si les gens
veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, de telle idée,
telle analyse comme d'un tournevis ou d'un desserre-boulon,
pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de
pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes
livres sont issus... eh bien, c'est tant mieux24. »
*
Nous sommes le 27 novembre 1971, à la Maison Verte, un
local animé par le pasteur Hedrich, rue Marcadet, dans le
18e arrondissement de Paris, quartier populaire où se sont
massivement installés les travailleurs immigrés. Dans la salle
sont déjà installés Jean Genet, « non rasé, le poil blanc et très
dru », et Michel Foucault. Claude Mauriac raconte : « Et, dans
cette salle de la rue Marcadet où nous nous réunissons, vers
quatorze heures, pour mettre au point les derniers détails de
notre manifestation, l'arrivée d'un petit homme vieilli,
discret, qui ne dira presque rien : Jean-Paul Sartre. Il s'assoit
en face de moi qui suis entre Genet et Foucault. Ai-je mal vu,
ai-je mal compris ? Mais il me semble qu'on les présente l'un
à l'autre, qu'ils se voient pour la première fois, Jean-Paul
Sartre et Michel Foucault1... » La scène qui se déroule le
27 novembre 1971 ne manque pas de grandeur : « Ainsi ai-je
vu face à face Jean-Paul Sartre et Jean Genet, l'hagiographe et
le saint. Ainsi ai-je assisté à la première rencontre du vieux
grand philosophe et du jeune grand philosophe, Jean-Paul
Sartre et Michel Foucault. » Certes, Sartre et Foucault avaient
tous deux participé au meeting du 10 février 1969, à la
Mutualité, après l'évacuation de Vincennes, mais sans se
parler ni se croiser. Et Claude Mauriac peut donc écrire que
c'est la première fois qu'« ils » se « rencontrent »
effectivement.
Cinq années ont passé depuis la polémique qui a opposé les
deux penseurs et focalisé l'attention du monde intellectuel.
Cinq années qui peuvent sembler un siècle. Mai 68 a fait
souffler sur la société française un tel vent de
chambardement que tous les points de repère précédents
sont devenus caducs. D'ailleurs, Claude Mauriac serait-il le
mémorialiste de toute cette histoire si cela n'avait pas été le
cas, lui l'ancien gaulliste, qui se retrouve au coude à coude
dans les manifestations avec les étudiants gauchistes, qui
milite au premier rang sur le « front des luttes », comme on
disait à l'époque, aux côtés des intellectuels qui prônent la
subversion radicale de l'ordre établi ?
La rencontre entre Sartre et Foucault n'est donc pas
surprenante : elle s'accomplit dans le cadre d'une action
« contre le racisme ». Djellali Ben Ali, un jeune Algérien, a
malmené la gardienne d'un immeuble, à la Goutte d'Or, le
quartier arabe de Paris. L'ami de cette dernière s'est emparé
d'un fusil. Le coup de feu est parti accidentellement, et le
jeune homme est mort. Un fait divers triste et banal comme
dira Le Monde, quelques années plus tard, au moment du
procès. Mais le drame fut ressenti différemment quand il se
produisit. Plusieurs milliers de personnes ont manifesté
« contre le crime raciste » et Michel Foucault a pris l'initiative
d'une commission d'enquête sur les conditions de vie dans le
quartier. Gilles Deleuze, Jean Genet, Claude Mauriac, Jean-
Claude Passeron et quelques autres participent à ce comité
Djellali.
Le 27 novembre 1971, quelques instants après la scène de la
rencontre rapportée par Claude Mauriac, de petits groupes se
rassemblent au coin de la rue Polonceau et de la rue de la
Goutte-d'Or. Le quartier a été investi par la police. Mais les
policiers ont, comme toujours, la consigne de ne pas toucher
à Sartre ; les manifestants peuvent donc à loisir sortir leurs
pancartes. Ils y ont reproduit leur « Appel aux travailleurs du
quartier », dénonçant les menaces que font peser sur la
Goutte-d'Or les « réseaux organisés de racistes appuyés par le
pouvoir »... Le texte est signé par : Gilles Deleuze, Michel
Drach, Claire Etcherelli, Michel Foucault, Jean Genet, Monique
Lange, Michel Leiris, Michèle Manceaux, Marianne Merleau-
Ponty, Thierry Mignon, Yves Montand, Jean-Claude Passeron,
Jean-Paul Sartre, Simone Signoret. Quelques-uns des
signataires et une forte équipe de maoïstes évoluent dans des
rues presque désertes, surveillées par des pelotons de CRS.
C'est la célèbre série de photos où l'on voit Sartre aux côtés
de Foucault, ce dernier parlant dans un mégaphone. Ils
annoncent qu'ils tiendront une permanence dans la salle de
patronage de l'église Saint-Bruno, dès le lendemain. Leur but
est d'offrir une assistance juridique à tous ceux qui
pourraient en avoir besoin, ou simplement de les aider à
remplir les papiers administratifs, les formulaires, les
dossiers que les immigrés doivent constamment fournir, etc.
Très fatigué, déjà malade, Sartre part presque aussitôt
après le petit rassemblement, tandis que le groupe se réunit à
nouveau à la Maison Verte où les accueille le pasteur Hedrich.
Le lendemain, Foucault racontera à Claude Mauriac : « Je suis
resté hier soir pour dîner dans un restaurant du quartier et
quand je suis entré quelqu'un a crié : “Voilà Jean-Paul
Sartre.” » Et Foucault ajoute : « Je ne suis pas sûr qu'il
s'agissait d'un compliment. »
Jean-Claude Passeron, Claude Mauriac, Michel Foucault,
Jean Genet... assurent à tour de rôle la permanence. Le comité
Djellali ne tarde pas à s'élargir pour donner naissance à un
Comité de défense des droits des immigrés, qui organise
plusieurs manifestations. Par exemple le 31 mars 1973,
lorsque plusieurs milliers de personnes défilent sur les
boulevards de Belleville et de Ménilmontant pour protester
contre la « circulaire Fontanet » qui limite les possibilités
d'obtenir les cartes de séjour et de travail. Michel Foucault et
Claude Mauriac sont en tête du défilé.
Les réunions du comité sont parfois tendues : les
travailleurs arabes qui y participent sont presque tous
membres des « comités Palestine » et souhaitent que la
dénonciation du racisme soit élargie à une dénonciation
d'Israël. Mais Foucault, comme Sartre d'ailleurs, a toujours
été fermement pro-israélien. Et il le restera toujours. Ce fut
sans doute l'un de ses points de divergence essentiels avec le
mouvement maoïste, activement propalestinien, et qui
souvent cherche à « manipuler » le comité et le sens de ses
actions.
Si cette mobilisation contre le racisme a été l'occasion de la
rencontre entre Sartre et Foucault, elle est aussi l'occasion
d'une brève association entre Foucault et Genet. Foucault
admire l'écrivain depuis longtemps. En Suède, déjà, il
évoquait son œuvre sulfureuse dans ses cours d'Uppsala.
Depuis toujours, Genet soutient les minorités raciales et il est
violemment écœuré par tout ce qui ressemble à du racisme.
En 1970, il a passé deux mois aux États-Unis, avec les Black
Panthers. Il est très engagé dans le soutien aux Palestiniens et
il a déjà séjourné plusieurs fois dans des camps de réfugiés.
Cet intérêt, cette passion même, ne se démentira pas, puisque
son dernier livre, Un captif amoureux, qui paraîtra quelques
semaines après sa mort, en 1986, est largement consacré à ses
séjours dans les camps palestiniens. Comment s'est-il
retrouvé au côté de Foucault, dans ce comité Djellali ? C'est
Catherine Von Bülow qui a été l'intermédiaire (elle avait mis
Genet et Foucault en contact au moment de la brochure du
GIP sur « L'assassinat de George Jackson »). Elle est
allemande, elle a longtemps vécu aux États-Unis, où elle était
danseuse dans la troupe du Metropolitan Opéra de New York.
Elle s'est installée en France et a trouvé du travail chez
Gallimard. Elle y fait la connaissance à la fois de Foucault et
de Genet. Elle est même, pendant un temps, très proche de
Genet et elle s'occupe de lui quand il vient à Paris. Elle milite
au Secours rouge et à La Cause du peuple, et elle est donc sur le
« terrain » quand se déclenchent les actions autour du comité
Djellali. Elle a raconté son itinéraire dans un livre de
souvenirs fort émouvant et fort étonnant2. Foucault et Genet
se promènent dans les rues de la Goutte d'Or, ils vont
s'asseoir dans les cafés. Genet peut-être plus à l'aise que
Foucault. Comme le dit Catherine Von Bülow, Genet était
fasciné par le monde arabe. D'ailleurs, c'est sans doute la
raison pour laquelle il va bientôt se retirer de la scène agitée
des manifestations parisiennes : « La seule chose qui
l'intéressait, dit encore Catherine Von Bülow, c'est la lutte
des Palestiniens. » Personne ne savait jamais où il habitait. À
Paris, au Maroc ou ailleurs. Il apparaissait, disparaissait. On
ne savait jamais quand, ni pour combien de temps. Alors
parfois, il était là, vêtu de son éternelle veste de cuir. Et puis,
il « plongeait », et personne ne pouvait savoir où il était parti,
ni s'il allait revenir. Il y eut à ce moment-là une certaine
complicité entre Foucault et Genet. Au moins dans leurs
engagements, car, selon Catherine Von Bülow, ils n'avaient
pas grand-chose à se dire et guère de points communs en
dehors de leurs actions militantes. Mais Foucault appréciait
Genet. Signe suprême de l'estime qu'il porte à l'écrivain :
Foucault voudrait qu'il rencontre Dumézil. Genet est
d'accord. Mais Dumézil ne veut pas. Il n'aime pas le
personnage, et il n'aime pas ses livres. Alors, pourquoi
rencontrer l'homme ? répond-il à Foucault. Les liens entre
Genet et Foucault se distendront bien vite et ils ne se verront
plus après ces quelques épisodes militants : Genet, en fait, ne
se privait pas, selon plusieurs témoignages, de tenir des
propos assez sarcastiques sur Foucault, à cette époque où il
leur arrivait de se côtoyer, et, de son côté, Foucault ne
conservera pas l'admiration qu'il avait éprouvée dans sa
jeunesse pour l'auteur du Journal du voleur3.
*
Samedi 16 décembre 1972, à seize heures, devant le Rex, sur
les grands boulevards, des cris retentissent : « Flics, racistes,
assassins... » Quelques dizaines de personnes tentent de se
rassembler devant le métro Bonne-Nouvelle... Cent trente-six
intellectuels ont appelé à une manifestation « en signe de
deuil et de protestation » : un travailleur algérien, Mohamed
Diab, a été tué quelques jours plus tôt dans un commissariat
de police dans des conditions particulièrement douteuses. Le
rassemblement a été interdit par la préfecture de police, et
les charges de CRS se déchaînent aussitôt pour disperser le
cortège qui essaie de se former. Ce tourbillon de violence ne
dure que quelques minutes. Les policiers évitent de s'en
prendre aux personnalités présentes. Mais comme Foucault et
Claude Mauriac ne cessent de s'interposer et d'arracher
quelques-unes des personnes interpellées des mains des
policiers, ils finissent par subir le sort réservé aux autres.
Frappés, injuriés, malmenés, Claude Mauriac, Michel Foucault
et Jean Genet sont emmenés au centre Beaujon pour contrôle
d'identité. Claude Mauriac note dans son journal : « Nous
nous retrouvons dans une cage, seuls, Michel Foucault et moi,
après être passés devant plusieurs autres cages bondées de
jeunes camarades... Passe Jean Genet, allant sous bonne garde
on ne sait où, et avec qui nous échangeons quelques mots4. »
Tout le monde sera libéré à minuit. Mais, dans les jours qui
suivent, l'affaire fait grand bruit dans les journaux.
*
Foucault n'adhère à aucun mouvement politique. Mais
pendant toute cette période, il est très proche des maoïstes de
La Cause du peuple auxquels Daniel Defert est très étroitement
lié. Dans toutes les actions menées par Foucault, la présence
des maoïstes est très marquée, que ce soit dans le cadre du
GIP ou du comité Djellali. Et lui-même n'hésite pas à
participer aux réunions des « comités Vérité-Justice » créés
un peu partout en France par les « maos ». Il assiste par
exemple au meeting du comité Vérité-Justice de Grenoble, qui
rassemble mille cinq cents personnes à la fin du mois de
novembre 1972. Il s'agit de dénoncer les responsabilités de
l'administration dans l'incendie d'un dancing de la région, le
5/7, à Saint-Laurent-du-Pont, où près de cent cinquante
personnes ont trouvé la mort, en 1970. Foucault prend la
parole et évoque la situation des jeunes travailleurs, à qui l'on
n'offre que des emplois de manœuvre ou de
manutentionnaire et des salaires dérisoires. Il ajoute : « Ce
jeune, comme il n'a pas de logement, il faut bien qu'il sorte.
Alors il va sortir et c'est à nouveau le matraquage : il lui faut
12 ou 15 francs pour entrer dans un dancing, il se commande
un jus d'orange, ça vaut 8 ou 10 francs, etc. Eh bien moi je dis
que ces garçons-là et ces filles-là, on les exploite et on les
vole... » Et après avoir dénoncé le vol organisé que représente
1'« impôt des truands », c'est-à-dire le système du racket
auquel sont soumises les boîtes de nuit, il s'en prend aux liens
qui existent entre les hommes politiques et ces formes de
corruption. Et il conclut : « À travers le pays se met en place,
discrètement ou indiscrètement, bruyamment ou à bas bruit,
tout un quadrillage : le député avec sa cocarde, les cadres
UDR, le SAC, les polices parallèles ou pas parallèles : tout ceci
est en train d'encadrer la population et se charge de la faire
marcher au pas ou de la réduire au silence. Quant à
l'Administration, dans tout cela, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle
n'a qu'une chose à faire et elle le fait bien : elle ferme les yeux
et elle laisse faire. Elle laisse construire, ouvrir et brûler le
5/7 [..J î elle laisse faire partout et chaque fois que quelqu'un
veut faire du profit5. »
*
« Qu'avons-nous fait ? Mon Dieu qu'avons-nous fait ? » Un
professeur du Collège de France (il s'agit de Jules Vuillemin !)
téléphone à Georges Dumézil, un beau jour de 1971, pour lui
dire son effarement. Il a beaucoup contribué à l'élection de
Foucault, et il est assez déconcerté en lisant les journaux qui
rapportent les faits et gestes du nouveau promu : Foucault,
aux côtés de Sartre et des gauchistes, Foucault en tête des
cortèges d'immigrés, Foucault aux portes des prisons...
« Qu'avons-nous fait ? » s'exclame le professeur, peut-être
pour avoir l'avis de Dumézil, que tout le monde considère
comme une autorité morale et scientifique. Mais Dumézil
s'emploie à rassurer son collègue : « Nous avons très bien
fait », répond-il. Et pourtant, il est loin de partager les options
politiques de Foucault. Simplement, il ne prend pas au
tragique les « débordements » de son protégé. On pourrait
même dire qu'il ne les prend pas au sérieux. Pour lui, c'est
une de ces comédies que chacun joue pour soi et pour les
autres. Et puis, il a dépassé les soixante-dix ans, et il ne veut
pas mettre en cause une amitié si profonde pour des
questions politiques. Il y a bien longtemps que lui-même en
est revenu. Quand Foucault lui rend visite, ils évitent le sujet.
Tout au plus Dumézil lui lance-t-il, de temps à autre, des
boutades telles que : « Mais qu'est-ce que tu as encore été
faire à la porte d'une prison ! » Pas de quoi mettre en cause
l'accord profond, essentiel, noué entre les deux hommes
quinze ans auparavant, sur les routes glacées du Grand Nord,
ou dans les couloirs de la Carolina Rediviva.
L'histoire a montré que Dumézil avait raison. Et que le
professeur qui s'inquiétait des activités bien peu
universitaires de Michel Foucault avait tort : non seulement
Michel Foucault est un très grand enseignant, mais surtout, il
participe à la vie de l'institution au même titre que tous ses
collègues. « Il y avait deux Foucault, commente Le Roy
Ladurie : celui des manifestations et celui des assemblées du
Collège. Foucault prenait son rôle universitaire très au
sérieux. » Foucault joue le jeu académique jusqu'au bout,
essayant simplement de pousser l'institution de temps à autre
à un petit écart : par exemple, quand il suggère la candidature
de Boulez. Il prend part aux discussions, donne son point de
vue sur les postulants que le Collège pourrait élire. Il sait
éliminer des candidats dont il ne veut absolument pas ou se
mobiliser pour ceux vers qui va son suffrage. En 1975, on l'a
vu, il présente la candidature de Barthes. En 1981, il vote pour
Bourdieu. Il n'avait pu, sans doute, que se sentir très proche
des remarques avancées par Bourdieu dans sa plaquette
« Travaux et projets », rédigée pour présenter sa
candidature : « Aurait-il fallu parler de reproduction ? Non, à
coup sûr, si l'on pense à une capacité quasi biologique de se
reproduire identique. Mais il s'agissait en fait de ce “second
système d'hérédité”, proprement social, qui tend à assurer,
par la transmission consciente ou inconsciente du capital
accumulé, la perpétuation des structures sociales ou, si l'on
veut, des relations d'ordre qui font l'“ordre social”. Cela à
travers le changement incessant, et le renouvellement
permanent, des individus bien sûr, mais aussi des
manifestations de la différence, qui fait crier sans cesse à la
“mutation”. La vieille distinction académique entre la
dynamique sociale et la statique sociale porte trop souvent à
oublier que la vie sociale, la vie du monde social, n'est autre
chose que l'ensemble des actions et des réactions tendant à
conserver ou à renverser la structure, c'est-à-dire la
distribution des pouvoir qui, à chaque moment, détermine les
forces et les stratégies engagées dans les luttes pour
renverser ou conserver et par là, les chances qu'ont ces luttes
de transformer ou perpétuer la structure30. »
Non seulement Foucault lui apporte son suffrage, mais à
Boulez qui, arrivé en retard, se penche vers lui et lui
demande : « Pour qui faut-il voter ? », il répond « Pour
Bourdieu », et il aimera à se vanter par la suite d'avoir ainsi
gagné au sociologue la voix du compositeur31.
Bourdieu remerciera Foucault en le citant dès les premières
minutes de sa « Leçon inaugurale », le 23 avril 1982 : « Seule
l'histoire peut nous débarrasser de l'histoire, dira-t-il. C'est
ainsi que l'histoire de la science sociale, à condition qu'elle se
conçoive aussi comme une science de l'inconscient, dans la
grande tradition d'épistémologie historique illustrée par
Georges Canguilhem et Michel Foucault, est un des moyens
les plus puissants pour s'arracher à l'histoire, c'est-à-dire
d'un passé incorporé qui se survit dans le présent ou, comme
celui des modes intellectuelles, est déjà passé au moment de
• • 32
son apparition . »
*
On a vu que Foucault avait gardé, par-delà la période
gauchiste, certaines des amitiés qui y avaient trouvé
naissance. Il en est une pourtant, qui ne va pas survivre à la
réorganisation de ses options politiques après 1975 : aussi
bizarre que cela puisse paraître, c'est l'une des plus anciennes
et certainement l'une des plus authentiques. Mais le fait est
là. On ne peut même pas dire qu'il y eut rupture. Simplement
ils cessèrent de se voir. Ou plutôt, Foucault voulut mettre à
distance cette relation qui avait tellement compté pour lui.
Celle qui le liait à Gilles Deleuze depuis 1962.
Cette amitié est née à Clermont-Ferrand, à l'ombre de
Nietzsche. Elle s'est développée, solidifiée, se manifestant au
grand jour au fil des ans dans des séries d'articles croisés où
chacun des deux philosophes salue les publications de l'autre.
Deleuze rend compte avec enthousiasme du livre de Foucault
sur Roussel dans le magazine Arts36. Puis il donne un compte
rendu des Mots et les choses dans Le Nouvel Observateur, en
196637. Il écrira plus longuement encore sur V Archéologie du
savoir, en 1970, dans la revue Critique. Le titre de son article
est devenu célèbre : « Un nouvel archiviste »38. Dans Critique
toujours, en 1975, il donne un compte rendu de Surveiller et
punir : « Écrivain non : un nouveau cartographe »39
Foucault lui donne la réplique : « Ariane s'est pendue »,
salue Différence et répétition dans Le Nouvel Observateur en
196940. Et il commente beaucoup plus longuement, dans
Critique, en 1970, Logique du sens et Différence et répétition, dans
un article intitulé « Theatrum philosophicum ». « Il me faut,
écrit-il au début de ce texte, parler de deux livres qui me
paraissent grands parmi les grands. Si grands sans doute qu'il
est difficile d'en parler et que peu l'ont fait. Longtemps, je
crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes, en
résonance énigmatique avec celle de Klossowski, autre signe
majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera
deleuzien41. » Il employait évidemment le mot « siècle » au
sens augustinien du terme : le monde d'ici-bas, celui dans
lequel nous vivons. Il soulignera un peu plus tard, que, dans le
contexte où il l'avait utilisé, « siècle » devait s'entendre de
manière péjorative : l'opinion commune opposée à l'élite.
Dans un entretien au Japon, en 1978, au moment où il déclare
que Deleuze est évidemment quelqu'un de « très important »
pour lui et qu'il le considère comme « le plus grand
philosophe français actuel », son interlocuteur lui demande
s'il pense toujours que « le siècle va devenir deleuzien » et
Foucault tient à faire cette mise au point : « Je me souviens
très bien dans quel sens j'ai employé cette phrase. Mais la
phrase est celle-ci : actuellement - c'était en 1970 - très peu
de gens connaissent Deleuze, quelques initiés comprennent
son importance, mais un jour viendra peut-être où “le siècle
sera deleuzien”, c'est-à-dire le “siècle” au sens chrétien du
terme, l'opinion commune opposée à l'élite, et je dirais que ça
n'empêchera pas que Deleuze est un philosophe important.
C'était dans son sens péjoratif que j'ai employé le mot
“siècle”42. »
Foucault-Deleuze : ce fut donc d'abord une amitié
philosophique. Puis une amitié politique. En 1971, quand
Foucault crée le GIP, Deleuze est évidemment l'un des tout
premiers à le rejoindre. Il participe à la commission d'enquête
sur l'affaire Jaubert. Il milite activement dans le comité
Djellali. Un long entretien sur le rôle des intellectuels
témoigne de leur accord profond à ce moment-là. Ce dialogue
porte sur « Les intellectuels et le pouvoir » et il paraît dans le
numéro de la revue L'Arc consacré à Deleuze, en 1972.
Foucault et Deleuze y définissent le nouveau rapport des
intellectuels à ce que la génération précédente avait appelé
1'« engagement ». Il n'est plus question désormais de
« totaliser » les luttes, d'en faire la théorie, d'en dire la
signification. À1'« intellectuel total » à la Sartre, ils opposent
1'« intellectuel spécifique ». Intellectuel spécifique : cela veut
dire que les luttes ne se mènent que sur des points précis, en
des lieux déterminés. Des luttes locales qui, pourtant, font
« partie du mouvement révolutionnaires », à condition
« d'être radicales », dit Foucault, c'est-à-dire « sans
compromis ni réformisme, sans tentative pour aménager le
même pouvoir avec tout au plus un changement de titulaire.
Et ces mouvements sont liés au mouvement révolutionnaire
du prolétariat lui-même dans la mesure où il a à combattre
tous les contrôles et contraintes qui reconduisent partout le
même pouvoir ». Ce qui produit l'unité, la généralité des
luttes partielles, c'est « le système même du pouvoir, ajoute
Foucault, toutes les formes d'exercice et d'application du
pouvoir ». Et Deleuze répond : « On ne peut rien toucher à un
point quelconque d'application sans qu'on se trouve
confronté à cet ensemble diffus que, dès lors, on est
forcément amené à vouloir faire sauter, à partir de la plus
petite revendication qui soit. Toute défense ou attaque
révolutionnaire partielle rejoint de cette façon la lutte
.X 43
ouvrière . »
1975, 1976, 1977 : les choses ont changé dans le paysage
politique. Et aucun des deux protagonistes de ce dialogue
n'emploierait plus le même vocabulaire. Encore que les livres
de Foucault qui paraissent à ce moment semblent toujours
imprégnés de certains éléments de cette thématique,
notamment Surveiller et punir. Mais, par définition, un livre
exprime, au moment où il sort, ce que pensait l'auteur au
moment où il l'a conçu et écrit. Il y a un retard constitutif de
la publication sur la recherche. C'est peut-être ce décalage qui
explique la « crise » que Foucault va traverser en 1976 et
1977, après la parution de La Volonté de savoir. Faut-il imputer
à cette crise l'éloignement qui va le séparer de Deleuze à ce
moment-là ? Car ils ne se reverront pas.
Il semble que la raison réelle soit plus directement
politique. Deleuze et Foucault militent en 1977 contre
l'extradition de Klaus Croissant, l'avocat de la « bande à
Baader » qui a demandé l'asile politique à la France, et qui
risque d'être condamné en Allemagne pour avoir outrepassé
les droits de la défense en apportant un soutien matériel aux
accusés. Il est sur le point d'être extradé et Foucault
s'insurge, avec une grande véhémence. Évoquant la
« conception actuelle » de la politique, « née de l'existence
des régimes totalitaires » et « centrée autour d'un personnage
qui n'est pas tellement le “futur gouvernant” mais le
“perpétuel dissident” », il écrit, dans Le Nouvel Observateur, le
14 novembre 1977, pour défendre le « droit des gouvernés »,
et notamment le droit de ceux qui sont « en désaccord
global » avec le système dans lequel ils vivent, à « être
défendu en justice » : « C'est un droit d'avoir un avocat qui
parle pour vous, avec vous, qui vous permette de vous faire
entendre et de garder votre vie, votre identité et la force de
votre refus. » Ce droit, « n'est pas une abstraction juridique,
ni un idéal de rêveur », c'est un « droit, qui fait partie de
notre réalité historique et ne doit pas en être effacé44 ».
Lorsque Klaus Croissant est tiré de sa cellule pour être
expulsé, Michel Foucault se retrouve devant la prison de la
Santé avec quelques dizaines de personnes pour former un
barrage symbolique. Ils sont violemment dispersés par la
police et Foucault a même une côte fracturée. Quelques jours
plus tard, toujours dans Le Nouvel Observateur, il interpelle
avec énergie les leaders de la gauche et leur demande de
prendre des positions plus fermes, et notamment de défendre
les deux femmes poursuivies en justice pour avoir « caché »
Klaus Croissant avant son arrestation à Paris45. Lorsque le
ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, essaie de répondre à
son ancien camarade de l'École normale, Foucault réplique
avec une extrême dureté46. Après l'extradition, Foucault
appellera, avec plusieurs personnalités dont Jean-Paul Sartre,
Simone de Beauvoir et Marguerite Duras, à une
manifestation, place de la République, le 18 novembre. On le
voit : Foucault n'a pas ménagé son soutien à l'avocat
allemand. Il s'est vraiment engagé. Mais il a voulu limiter son
combat à un strict problème juridique. Il veut bien soutenir
l'avocat mais pas ses clients. Pas question pour lui de soutenir
ceux qu'il considère comme des « terroristes ». Or, c'est
justement ce qu'il semble reprocher à Deleuze. Ce dernier a
pris lui aussi la défense de Klaus Croissant. Mais les deux
philosophes ont signé des textes différents. Celui de Foucault
se limite aux droits de la défense et au refus de l'extradition.
Celui que Deleuze signe avec Félix Guattari présente
l'Allemagne de l'Ouest comme un pays dérivant vers la
dictature policière. C'est sans doute de ce moment que date la
« brouille » entre Foucault et Deleuze. Ou plus exactement de
Foucault à l'égard de Deleuze. Car il n'y eut pas d'éclat, pas de
dispute, pas d'explication. Simplement, leur longue
complicité s'est dénouée.
Cette interprétation est confirmée par un passage du
journal de Claude Mauriac, daté du 10 mars 1984. Claude
Mauriac et Foucault cherchent, à ce moment-là, à intervenir
en faveur de travailleurs immigrés expulsés de leur logement
à la Goutte d'Or. Ils se demandent qui ils peuvent solliciter
pour signer la lettre qu'ils envoient au maire de Paris : « X...
Ce serait très bien » (c'est Foucault qui parle). Mais non, il ne
peut pas le lui demander. Et comme Claude Mauriac, s'étonne,
Foucault répond : « Nous ne nous voyons plus... Depuis Klaus
Croissant. Je n'acceptais pas le terrorisme et le sang, je
n'approuvais pas Baader et sa bande47... » Claude Mauriac qui
donne toujours les noms, a préféré ne pas nommer la
personne désignée par Foucault. Mais celui qu'il appelle « X »,
c'est évidemment Gilles Deleuze. Et je puis moi-même
témoigner des motivations profondément politiques de cette
volonté délibérée d'éloignement de la part de Foucault, qui
m'en a parlé à plusieurs reprises au début des années 1980. En
tout cas, Foucault et Deleuze, en effet, ne se voient plus. Leurs
chemins se séparent. Chacun continuant de lire les livres ou
les articles de l'autre : leur seul moyen de contact désormais.
Est-ce en raison de cette distance installée entre eux que
Foucault se refusa à envisager l'élection de Deleuze au Collège
de France ? Quand, en 1982, peu après son entrée son entrée
effective dans l'institution, Bourdieu évoque devant lui cette
possibilité, Foucault lui répond : « Non, c'est impossible. J'ai
promis à Jules Vuillemin de ne jamais faire entrer Deleuze. »
Bourdieu en tira la conclusion qu'il voulait surtout éviter
d'avoir un concurrent. Le sociologue se plaira alors à décrire
un Foucault obsédé par sa position dans le champ intellectuel
et l'œil rivé sur ses rivaux potentiels (ce qui n'était sans doute
pas faux, mais pourrait valoir aussi bien pour Bourdieu).
Peut-être Foucault s'était-il réellement engagé auprès de
celui à qui il avait dû son élection en 1969 et se sentait-il tenu
d'honorer cette promesse ? (Et quand, quelques années plus
tard, après le décès de Foucault, Bourdieu avancera le nom de
Deleuze dans les réunions du Collège comme candidat
éventuel et commencera les démarches nécessaires à la
présentation officielle de sa candidature, il se heurtera à une
hostilité si violente qu'il devra y renoncer avant même d'en
arriver à ce stade. Deleuze, qui s'était pris à y croire, en sera
fort déçu. Amer, je crois, même. Il remerciera
chaleureusement Bourdieu d'avoir pensé à lui, et d'avoir au
moins essayé48. La même mésaventure se reproduira, à
l'identique, quand Bourdieu proposera, au début des années
1990, le nom de Derrida49).
*
Comment naissent les amitiés ! Celle qui commence entre
Foucault et Montand durera jusqu'à la mort du philosophe. Et
elle va bientôt se doubler pour Foucault d'une autre relation,
encore plus intense, avec Simone Signoret. Ils se verront
souvent. Ils se parleront beaucoup au téléphone. « Ma
copine », comme l'appelait Foucault quand il parlait de
l'actrice. Quand il disait : « J'ai déjeuné avec ma copine » ou
« Je dois téléphoner à ma copine », on savait qu'il parlait de
« la Simone », l'autre nom qu'il lui donnait. En 1982, Michel
Foucault et Simone Signoret iront en Pologne avec Bernard
Kouchner, pour manifester là aussi leur solidarité à ceux qui
résistent au cœur même d'un pays opprimé.
Yves Montand avait bien du mal à réprimer son émotion
quand il parlait de ses liens avec le philosophe, après la mort
de celui-ci, ou quand il montrait la lettre que Foucault avait
envoyée à Simone Signoret, après le récital qu'il avait donné à
l'Olympia, à l'automne de 1981. Une lettre chaleureuse, dans
laquelle Foucault les remerciait pour cette soirée formidable
et profitait de l'occasion pour leur adresser une véritable
déclaration d'amitié : « Tant de perfections offertes à de
simples mémoires, c'est extraordinaire et bouleversant, écrit
Foucault le 14 octobre 1981, à propos du spectacle de
Montand. Et puis, continue-t-il, il y a eu toute l'amitié d'hier :
la nôtre a été merveilleuse. Depuis plusieurs années, elle
compte beaucoup pour moi. Depuis hier, vous m'avez permis,
avec Montand, d'aimer beaucoup plus de choses dans mon
passé et dans mon présent. Je vous embrasse. »
Entre 1975 et 1984, ils vont signer ensemble bien des
pétitions et bien des manifestes, ils vont programmer,
organiser des actions, avec Bernard Kouchner, notamment,
un des animateurs de l'organisation Médecins du Monde.
Le seul désaccord dont se souvenait Montand intervint à la
fin de l'été 1983 : « Le jour où Glucksmann, Kouchner et moi
avons rédigé un texte pour demander au gouvernement
français de montrer plus de fermeté au Tchad contre Kadhafi.
Foucault n'a pas voulu le signer. Et Simone l'a suivi. Ils ne
voulaient pas que les gens aient l'impression qu'ils
demandaient qu'on fasse la guerre. »
*
Paru au printemps 1975, Surveiller et punir a reçu un accueil
assez retentissant. La double page centrale du Monde, ou le
numéro spécial du Magazine littéraire, consacrés au livre de
Foucault en sont deux indices parmi tant d'autres. À peine la
clameur des vivats s'est-elle apaisée que Foucault revient à
l'avant-scène. Un an et demi après ce maître ouvrage sur la
« naissance de la prison », il entreprend de publier une
Histoire de la sexualité. Quel rapport entre les deux, pourrait-on
se demander ? Le rapport est évident et proclamé d'emblée
par Foucault : dans les deux cas, il nous parle du « pouvoir »
et des modalités de son exercice. Et puisqu'il a montré dans
Surveiller et punir que le pouvoir traverse l'ensemble de la
société par des procédures de « discipline » qui contraignent
les corps, il n'est pas tellement surprenant qu'il s'interroge
sur les mécanismes qui lient la sexualité aux réseaux du
pouvoir, ou, plus exactement, sur la façon dont la
« sexualité » représente une forme d'expérience et
d'individuation spécifique au monde moderne et qui s'est
mise en place avec lui comme l'un de ses dispositifs de
fonctionnement du pouvoir.
Cette Histoire de la sexualité est née à la croisée de deux
types de préoccupations : un projet ancien et 1'« actualité ».
Un projet ancien, on l'a vu. Dès la préface de Folie et déraison,
rédigée en 1960, Foucault annonçait un ouvrage sur ce thème
(et d'ailleurs, Folie et déraison comporte un long chapitre sur
l'invention du personnage de 1'« homosexuel » au xviie siècle,
chapitre dont l'enjeu est à ce point crucial dans l'économie du
livre, comme je l'ai montré dans Réflexions sur la question gay,
qu'on peut se demander s'il ne nous offre pas l'une des clés
pour percevoir les motivations profondes qui sont à l'origine
de ce projet, comme Foucault l'a d'ailleurs lui-même souligné
dans un entretien resté longtemps inédit13). On en trouve
l'écho, en 1963, dans son article sur Bataille, « Préface à la
transgression ». À cette époque, il pensait encore la sexualité
dans les termes de l'interdit et de la transgression qui en
définissent et la réalité et les possibilités. Il mentionne
également ce projet à Gérard Lebrun, lorsqu'il donne des
conférences au Brésil, en 1965. Foucault montre à son ami de
Sâo Paulo le manuscrit des Mots et les choses et lui confie qu'il
aimerait écrire ensuite une histoire de la sexualité. Ajoutant :
« C'est presque impossible à faire : on ne pourra jamais
trouver les archives. » Nouvel écho dans L'Archéologie du savoir
en 1969, dans L'Ordre du discours, en 1970 ... Cette idée
remonte donc très loin dans le souci théorique (et personnel)
de Foucault et elle n'a cessé d'accompagner sa démarche. Elle
va enfin aboutir, au contact de l'actualité de l'après-68 et du
début des années 1970, mais le regard que Foucault porte
alors sur ces questions n'est plus le même qu'au cours de la
décennie précédente : ce ne sont plus l'interdit, le tabou, la
répression, l'exclusion, le silence qui se trouvent au cœur de
ses analyses, mais au contraire l'injonction à la parole, la mise
en discours et en catégories discursives, et il va désormais
jusqu'à considérer (ce qu'il convient de lire comme une sorte
d'autocritique) que les thèmes de la « répression » et du
« tabou » pourraient bien, finalement, n'être que des rouages
du dispositif de la sexualité, comme si, par l'effet d'une ruse
efficace du pouvoir, la prise de parole qui se veut
« transgressive » participait du bon fonctionnement des
technologies de l'assujettissement (c'est-à-dire de la
production des sujets assujettis dans les processus de
l'individuation sexuelle). À l'époque où prolifèrent les
idéologies de la libération sexuelle, inspirées de Reich et
Marcuse (on a du mal aujourd'hui à mesurer à quel point la
référence à leurs œuvres fut importante en ces années-là) et
où tous les modes de penser et d'agir sont envahis par la
vulgate psychanalytique, Foucault se lance dans une critique
radicale de ces deux courants de pensée. Car ces deux
phénomènes, constate-t-il, ont un point commun : une parole
omniprésente et ininterrompue sur la sexualité. Tout le
monde parle en permanence du sexe, pour dire que du sexe
on ne peut pas parler tant il est refoulé, réprimé par la
morale bourgeoise, le modèle conjugal et familial... De cette
morale, disent les uns, Freud peut-être nous aurait quelque
peu délivrés. Mais si mollement, ajoutent les autres, si
prudemment, d'une manière si conformiste, qu'il faudrait
aussi dénoncer les fonctions normalisatrices de la
psychanalyse elle-même. Mais tous, quels que soient l'art ou
la manière, veulent que l'on parle du sexe, de la sexualité :
afin de dévoiler la vérité essentielle de l'homme ou de lui
offrir la perspective de son bonheur futur. De cette
« répression », dit Foucault, « nous n'en parlons plus sans
prendre un peu la pose : conscience de braver l'ordre établi,
ton de voix qui montre qu'on se sait subversif, ardeur à
conjurer le présent et à appeler cet avenir dont on pense bien
contribuer à hâter le jour. Quelque chose de la révolte, de la
liberté promise, de l'âge prochain d'une autre loi passe
aisément dans ce discours sur l'oppression du sexe. Certaines
des vieilles fonctions de la prophétie s'y trouvent réactivées.
À demain le bon sexe14 ».
Dès les premières pages, Foucault multiplie les sarcasmes
sur cette « hypothèse répressive » et sur les formulations
théoriques ou politiques qui prospèrent autour d'elle. Ce qu'il
a voulu faire ? « Interroger le cas d'une société qui depuis
plus d'un siècle se fustige bruyamment de son hypocrisie,
parle avec prolixité de son propre silence, s'acharne à
détailler ce qu'elle ne dit pas, dénonce les pouvoirs qu'elle
exerce et promet de se libérer des lois qui l'ont fait
fonctionner. [...] La question que je voudrais poser n'est pas :
pourquoi sommes-nous réprimés, mais pourquoi disons-nous
avec tant de passion, tant de rancœur contre notre passé le
plus proche, contre notre présent, et contre nous-mêmes, que
nous sommes réprimés ? Par quelle spirale en sommes-nous
arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer
ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le
taisons -, et ceci en le formulant en mots explicites, en
cherchant à le faire voir dans sa réalité la plus nue, en
l'affirmant dans la positivité de son pouvoir et de ses effets ?
Il est légitime à coup sûr de se demander pourquoi pendant si
longtemps on a associé le sexe et le péché [...] mais il faudrait
se demander aussi pourquoi nous nous culpabilisons si fort
aujourd'hui d'en avoir fait autrefois un péché15 ? » Mais
refuser d'admettre comme une évidence cette « hypothèse
répressive » ne signifie pas qu'il faut l'inverser purement et
simplement. Le travail de Foucault, une fois de plus, se veut
historique et critique, archéologique et généalogique : « Il
s'agit de déterminer, dans son fonctionnement et dans ses
raisons d'être, le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui
soutient chez nous le discours sur la sexualité humaine. De là
le fait que le point essentiel (en première instance du moins)
n'est pas tellement de savoir si au sexe on dit oui ou non, si
on formule des interdits ou des permissions, si on affirme son
importance ou si on nie ses effets, si on châtie ou non les mots
dont on se sert pour le désigner ; mais de prendre en
considération le fait qu'on en parle, les lieux et points de vue
d'où on en parle, les institutions qui incitent à en parler, qui
emmagasinent et diffusent ce qu'on en dit, bref, le “fait
discursif’ global, la mise en discours du sexe. » L'important
n'est donc pas « de savoir si ces productions discursives et ces
effets de pouvoir conduisent à formuler la vérité du sexe, ou
des mensonges au contraire destinés à l'occulter, mais de
dégager la “volonté de savoir” qui leur sert à la fois de
support et d'instrument16 ».
Foucault, qui avait examiné dans L'Archéologie du savoir puis
dans L’Ordre du discours les principes de « raréfaction » des
discours, a donc complètement transformé son approche. Ce
qui l'intéresse désormais, c'est cette « mise en discours du
sexe », l'injonction de parler et les formes qu'elle revêt ; c'est
l'histoire de cette prolifération, des principes qui la fondent,
et des instances sur lesquelles elle s'appuie, dans la mesure où
il s'efforce d'établir que, depuis le xviie siècle, le sexe, loin
d'être victime d'un processus de restriction de la parole, est
plutôt soumis à « un mécanisme d'incitation » : « La volonté
de savoir ne s'est pas arrêtée devant un tabou à ne pas lever »
mais « elle s'est acharnée à constituer une science de la
sexualité17. » Et l'attaque contre la psychanalyse est directe :
force est de constater, en effet, que « nous sommes la seule
civilisation où des préposés reçoivent rétribution pour
écouter chacun faire confidence de son sexe18 ».
La Volonté de savoir est un petit ouvrage : à peine plus de
deux cents pages, dans un format qui rejoint presque celui
d'une collection de poche. Mais le nombre des thèmes et des
problèmes abordés est tel qu'il y faudrait un livre entier pour
en faire l'analyse19. Foucault y réinvestit ses recherches sur
l'hérédité, annoncées dans la plaquette de candidature au
Collège de France, il verse aussi dans son alambic quelques
ébauches de son travail sur le libéralisme et la gestion des
populations, sur la « bio-politique ». On retrouve, bien sûr,
l'inlassable questionnement sur ce qui sépare le normal du
pathologique, l'évocation du « pervers » soumis au regard de
la psychiatrie. On est ébloui par les quelques pages sur le
droit, la loi et la norme. On y trouve des formules chocs mille
fois commentées, comme celle-ci : « Le pouvoir vient d'en
bas. » À propos de cette phrase et des malentendus qu'elle fit
naître, Foucault devra beaucoup insister sur un point : on ne
peut la lire sans les phrases qui la suivent : « Le pouvoir vient
d'en bas, c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations
de pouvoir, et, comme matrice générale, une opposition
binaire, et globale entre les dominateurs et les dominés, cette
dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de
plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps
social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force
multiples qui se forment et jouent dans les appareils de
production, les familles, les groupes restreints, les
institutions, servent de supports à de larges effets de clivage
qui parcourent l'ensemble du corps social20. » Dans la lignée
de Surveiller et punir, Foucault cherche ainsi à désagréger les
théories du pouvoir liées à la tradition marxiste, dans leurs
différentes versions, qui continuaient d'être très présente au
moment où il a entrepris d'écrire ces livres, et commencent
seulement à vaciller quand ils paraissent. Et, tout comme sa
critique de l'hypothèse répressive peut valoir comme une
autocritique de la thématique qui animait ses travaux
antérieurs et notamment l'Histoire de la folie, l'idée selon
laquelle le « pouvoir vient d'en bas » pourrait bien être pour
lui le moyen de rompre avec le « spontanéisme » de ses
années gauchistes et avec ses proclamations sur le « savoir du
peuple ».
Mais ce qui constitue sans doute le point de départ et le
ressort du livre, c'est la rupture qu'opère Foucault avec la
psychanalyse. Et particulièrement avec la psychanalyse
lacanienne. Foucault sait qu'on va lui adresser l'objection :
vous confondez les adversaires. Vous confondez ceux qui
parlent de répression et de censure, et pensent qu'il faut
libérer la sexualité de ces carcans (les freudo-marxistes), et
ceux qui parlent en termes de « loi » et pensent au contraire
que « la loi est constitutive du désir et du manque qui
l'instaure » (c'est la formulation de Foucault derrière laquelle
tout le monde aura reconnu Lacan). Mais, en fait, explique
Foucault, ces deux formes sont solidaires : bien qu'elles
aboutissent à des conclusions et des options inverses, elles
partagent une même « représentation du pouvoir », une
conception juridico-politique, hantée par le modèle
monarchique d'un pouvoir unique et centralisé. Il faut couper
la tête du roi !
Quel chemin parcouru depuis Les Mots et les choses ! Trois
sciences humaines échappaient alors à la critique
foucaldienne : l'ethnologie, la linguistique et la psychanalyse,
dans leurs versions structuralistes, c'est-à-dire, pour la
psychanalyse, sa version lacanienne. C'est même à partir de
Lacan (et de Lévi-Strauss) que Foucault avait pu mener toute
son entreprise archéologique dans cet ouvrage qui lui a
apporté la célébrité. Aujourd'hui, c'est contre Lacan qu'il
entreprend la quête généalogique de La Volonté de savoir. À tel
point qu'il peut présenter la série d'études qu'il s'apprête à
publier comme « une archéologie de la psychanalyse21 ».
Rupture avec Lacan, donc, en même temps qu'avec tous ceux
qui s'opposent aux analyses de celui-ci : idéologies de la
libération, freudo-marxisme, théories du désir, retombées de
Sade et Bataille... Ce sont peut-être des doctrines
contradictoires entre elles, explique Foucault, mais elles sont
solidaires les unes des autres : elles sont prises dans les
mêmes « dispositifs » de savoir et de pouvoir. Au fond,
Foucault reprend ici, après la parenthèse des Mots et les choses,
la mise en question radicale de la psychanalyse qu'il avait
développée dans ['Histoire de la folie22.
*
En mars 1979, Foucault prête son appartement pour le
colloque israélo-palestinien que Les Temps modernes
organisent en 1979, à l'initiative de Pierre Victor. « La salle de
séjour de Foucault fut équipée de tables, de chaises, d'un
magnétophone, écrit Simone de Beauvoir. Malgré quelques
difficultés techniques, la première réunion put avoir lieu le
14 mars. Sartre ouvrit la séance par un petit discours41... »
Mais Foucault n'assiste pas à la réunion : « Il voulait bien nous
héberger, mais pas participer aux discussions », raconte
Edward Saïd42. D'ailleurs, ce colloque fut un « désastre » si
l'on en croit aussi bien Simone de Beauvoir qu'Edward Saïd.
*
Foucault-Sartre. Une nouvelle fois réunis, le 20 juin 1979.
Cette fois, il s'agit de sauver les boat people. Bernard Kouchner
et une équipe de médecins ont réussi à ancrer devant l'île de
Poulo Bidong un bâteau nommé L'île de lumière, pour venir en
aide aux Vietnamiens qui essaient de fuir leur pays. Mais
Kouchner et ses amis voudraient désormais installer un pont
aérien entre les camps de Malaisie et de Thaïlande et des
camps de transit dans les pays occidentaux. Une conférence
de presse se tient à l'hôtel Lutétia. À la tribune, ce sont les
retrouvailles de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, que
Glucksmann « présente » l'un à l'autre. Après trente ans de
séparation. Et surtout dix ans après la charge féroce (et fort
justifiée) que Sartre a lancée en 1968 contre son ancien
camarade de l'École normale. Quelques jours plus tard, Sartre
et Aron font partie du groupe d'intellectuels reçu par le
président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, qui leur
fait « des promesses qui n'étaient que mots en l'air », comme
l'écrit Simone de Beauvoir, (qui ajoute par ailleurs que Sartre
n'a accordé « aucune importance à cette rencontre avec Aron
sur laquelle des journalistes ont longuement épilogué43 »).
Lors de la conférence de presse, dans les salons de l'hôtel
Lutétia, Michel Foucault est dans la salle, avec Yves Montand
et Simone Signoret, et prend la parole pour qu'on « exige de
M. Giscard d'Estaing que soit augmenté le nombre des
réfugiés autorisés à s'installer en France ». C'est encore lui
qui accueillera Aron et Sartre au Collège de France, pour une
nouvelle conférence de presse, lorsqu'ils sortiront, un peu
déçus, de leur visite à l'Élysée. Foucault s'est beaucoup investi
dans cette action. Il a fait partie du comité initial « Un bateau
pour le Vietnam », en novembre 1978. En 1981, Foucault sera
à Genève pour une conférence de presse « contre la
piraterie ». Il y rédige et lit une déclaration, une sorte de
charte des droits de l'homme : il existe une citoyenneté
internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage
à s'élever contre tout abus de pouvoir, quel qu'en soit
l'auteur, quelles qu'en soient les victimes. Après tout, nous
sommes tous des gouvernés, et à ce titre solidaires.
« Parce qu'ils prétendent s'occuper du bonheur des
sociétés, les gouvernements s'arrogent le droit de passer au
compte du profit et des pertes le malheur des hommes que
leurs décisions provoquent ou que leurs négligences
permettent. C'est un devoir de cette citoyenneté
internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles
des gouvernements les malheurs des hommes dont il n'est
pas vrai qu'ils ne sont pas responsables. Le malheur des
hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il
fonde un droit absolu à se lever et à s'adresser à ceux qui
détiennent le pouvoir. Il faut refuser le partage des tâches
que, très souvent, on nous propose : aux individus de
s'indigner et de parler ; aux gouvernements de réfléchir et
d'agir. C'est vrai, les bons gouvernements aiment la sainte
indignation des gouvernés, pourvu qu'elle reste lyrique. [...]
La volonté des individus doit s'inscrire dans une réalité dont
les gouvernements ont voulu se réserver le monopole, ce
monopole qu'il faut arracher peu à peu et chaque jour44. »
*
Le samedi 19 avril 1980, dans la matinée, Catherine Von
Bülow téléphone à Foucault : est-ce que vous allez aux
obsèques de Sartre ? « Cela va de soi », répond Foucault.
Quelques heures après, dans cet immense cortège, ils
marchent tous les deux. Vingt, trente mille personnes suivent
le fourgon jusqu'au cimetière du Montparnasse. « La dernière
manif de Mai 68 », comme on l'a dit souvent. Foucault
bavarde avec Catherine Von Bülow. Avec Claude Mauriac
aussi. « Nous avons parlé de Sartre, raconte Catherine Von
Bülow. Et il m'a dit : quand j'étais jeune homme, c'est de lui,
de tout ce qu'il représentait, du terrorisme intellectuel des
Temps modernes que j'ai voulu me détacher45. »
6
La révolte aux mains nues
*
Un vieux dignitaire religieux s'avance lentement et vient
s'asseoir sous le large pommier, au milieu du jardin. Autour
de lui, quelques dizaines de personnes font cercle et écoutent
ses paroles prononcées d'une voix presque sereine mais dont
les échos mille fois répercutés ébranlent le monde.
Neauphles-le-Château est un petit bourg des environs de
Paris, et l'ayatollah Khomeyni s'y est installé le 7 octobre
1978, après quatorze années d'exil passées en Irak. De
l'Europe entière, des étudiants ou des exilés iraniens viennent
voir l'ayatollah, toutes tendances de l'opposition confondues.
Il y a quelques Européens : des journalistes surtout. Parmi les
tout premiers à être venus : Pierre Blanchet et Claire Brière, à
l'époque journalistes à Libération. Et avec eux : Michel
Foucault. D'ailleurs, lorsque l'ayatollah est arrivé à Paris,
quelques jours plus tôt, Pierre Blanchet et Claire Brière ont
tout de suite été avertis par Aboi Hassan Bani Sadr, l'un des
leaders de l'opposition en exil, un des « fils spirituels » de
Khomeyni, installé en France depuis fort longtemps et qui
habitait à l'époque à Cachan, dans la banlieue parisienne. Il
deviendra dans la suite des événements un éphémère
président de la République islamique avant d'être destitué
par l'ayatollah Khomeyni et de revenir vivre à nouveau près
de Paris, Pierre Blanchet et Claire Brière ont téléphoné à
Foucault, qu'ils ont connu pendant son voyage en Iran, où ils
étaient également en reportage. Et ils vont avec lui à Cachan,
chez Bani Sadr, pour attendre l'ayatollah. Foucault parle avec
Bani Sadr et lui demande d'expliquer à l'ayatollah qu'il
vaudrait mieux éviter les déclarations trop fracassantes
contre le shah, car il risquerait d'être expulsé
immédiatement. Ce soir-là, Foucault ne fera qu'apercevoir la
silhouette de l'ayatollah. Tout comme le lendemain, à
Neauphles, où les journalistes sont arrivés pour essayer de lui
parler. Ils devront attendre quelques jours pour être reçus.
Après ce qu'il avait vu en Iran, on imagine avec quelle
ardeur Michel Foucault pouvait souhaiter voir ce personnage,
dont le seul nom mettait en mouvement des millions de
personnes dans les villes iraniennes, des marées humaines
que rien ne semblait pouvoir arrêter, pas même les
mitrailleuses de la dictature, À peine installé, l'ayatollah
Khomeyni a « cassé la baraque », comme l'écrit Foucault dans
son article du Nouvel Observateur. Il a dit non. Non à toutes les
tentatives de conciliation. Non à tous les compromis. Pas
d'élection, pas de gouvernement mixte. Le shah doit partir,
c'est tout. Et il a menacé d'exclure du mouvement tous les
hommes politiques qui seraient prêts à se rallier aux solutions
avancées par le shah pour sauver son régime. L'agitation
autour de Neauphles, les allées et venues d'« Iraniens
importants » ont montré cette évidence : l'intransigeance de
l'ayatollah ne l'a pas marginalisé. Bien au contraire, tout le
monde croit « à la force du courant mystérieux qui passe
entre un vieil homme exilé depuis quinze ans et son peuple
qui l'invoque ». La situation en Iran « semble être suspendue
à une grande joute entre deux personnages aux blasons
traditionnels : le roi et le saint, le souverain en armes et
l'exilé démuni ; le despote avec en face de lui l'homme qui se
dresse les mains nues, acclamé par un peuple. Cette image a
sa propre force d'entraînement mais elle recouvre une réalité
à laquelle des milliers de morts viennent d'apporter leur
signature ».
Lors d'une autre visite de Foucault à Neauphles, cette fois
avec Ahmad Salamatian et Thierry Mignon, il y eut un petit
incident : un mollah de l'entourage de Khomeyni voulait
empêcher une journaliste allemande d'entrer dans le jardin
parce qu'elle n'était pas voilée. Ahmad Salamatian proteste :
« Est-ce là l'image que vous voulez donner de notre
mouvement ? » demande-t-il. Le fils et le gendre de
l'ayatollah interviennent et reprochent au mollah de faire du
zèle. La journaliste peut entrer. Pendant le trajet du retour,
dans la voiture, Ahmad Salamatian, Thierry Mignon et Michel
Foucault commentent l'incident. Foucault raconte à quel
point il a été frappé, lorsqu'il était en Iran, de voir que le port
du voile était un geste politique : des femmes qui n'avaient
pas coutume de le porter tenaient à le mettre pour participer
aux manifestations.
*
Peu de temps après, Foucault décide de retourner en Iran.
Auparavant, il consulte longuement Bani Sadr. « Michel
Foucault est venu chez moi à Cachan, raconte ce dernier, et
on a fait des séances de travail. Il voulait comprendre
comment pouvait se produire cette révolution qui se
déroulait sans référence à une puissance étrangère et qui
soulevait toute une nation malgré la distance qui sépare les
villes, les difficultés de communication. Il voulait réfléchir à
la notion de pouvoir. »
Un mois après son premier séjour, Foucault arrive une
seconde fois à Téhéran. Toujours accompagné de Thierry
Voeltzel. Et il reprend son enquête. Il interroge des
représentants de diverses catégories de travailleurs en grève :
des « privilégiés » des classes moyennes, comme ce pilote
d'Iran Air, dans son appartement moderne de la capitale, ou
encore, mille kilomètres plus au sud, des ouvriers du pétrole à
la raffinerie d'Abadan.
Au terme de cette nouvelle série de reportages - quatre
articles qui paraissent en novembre 1978, dans le Corriere11 -,
Foucault s'interroge sur le rôle de Khomeyni, ce « personnage
presque mythique » : « Aucun chef d'État, aucun leader
politique, même appuyé sur tous les médias de son pays ne
peut aujourd'hui se vanter d'être l'objet d'un attachement
aussi personnel et aussi intense. Ce lien tient sans doute à
trois choses : Khomeyni n'est pas là : depuis quinze ans, il vit
dans un exil dont lui-même ne veut revenir qu'une fois le
shah parti ; Khomeyni ne dit rien, rien d'autre que non - au
shah, au régime, à la dépendance ; enfin Khomeyni n'est pas un
homme politique : il n'y aura pas de parti de Khomeyni, il n'y
aura pas de gouvernement Khomeyni. Khomeyni est le point
de fixation d'une volonté collective. » Et Foucault de définir
ainsi le mouvement iranien : « C'est l'insurrection d'hommes
aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui
pèse sur chacun de nous, mais plus particulièrement sur eux,
ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des
empires : le poids de l'ordre du monde tout entier. C'est peut-
être la première grande insurrection contre le système
planétaire, la forme la plus moderne de révolte. Et la plus
folle12.»
Mais la controverse n'a pas attendu la seconde série de
reportages pour s'installer dans les colonnes des journaux
français : Le Nouvel Observateur publie la lettre d'une lectrice
iranienne qui s'indigne de l'article publié par Foucault, le
16 octobre, dans l'hebdomadaire : « Après vingt-cinq ans de
silence et d'oppression, le peuple iranien ne pourrait-il donc
choisir qu'entre la Savak [la police secrète] et le fanatisme
religieux ? » Et elle continue : « Spiritualité ? Retour aux
sources populaires ? L'Arabie Saoudite s'abreuve, elle, à la
source de l'Islam. Les mains et les têtes tombent pour les
voleurs et les amants. On dirait que pour la gauche
occidentale en mal d'humanisme, l'Islam est souhaitable...
chez les autres ! Beaucoup d'iraniens, comme moi, sont
désemparés et désespérés à l'idée d'un “gouvernement
islamique”. Ils savent de quoi ils parlent. Partout, autour de
l'Iran, l'Islam sert de paravent à l'oppression féodale ou
pseudo-révolutionnaire. Souvent, aussi, comme en Tunisie, au
Pakistan, en Indonésie et chez nous, l'Islam - hélas - est le
seul moyen d'expression des peuples muselés. La gauche
libérale d'Occident devrait savoir quelle chape de plomb peut
devenir, sur des sociétés avides de bouger, la loi islamique et
ne pas se laisser séduire par un remède peut-être pire que le
mal. » Foucault lui répond immédiatement et sa mise au point
paraît dans le numéro suivant, le 13 novembre 1978. Il écrit :
« Puisqu'on a manifesté et qu'on s'est fait tuer en Iran au cri
de “gouvernement islamique”, c'était un devoir élémentaire
de se demander quel contenu était donné à ce terme et quelle
force l'animait. J'ai indiqué, d'ailleurs, plusieurs éléments qui
me paraissaient peu rassurants. Il n'y aurait eu, dans la lettre
de Mme H., qu'une erreur de lecture, je n'y aurais pas
répondu. Mais elle contient deux choses intolérables :
1) Confondre tous les aspects, toutes les formes, toutes les
virtualités de l'Islam dans un même mépris pour les rejeter en
bloc sous le reproche millénaire de “fanatisme”.
2) Soupçonner tout occidental de ne s'intéresser à l'Islam que
par mépris pour les Musulmans (que dire d'un Occidental qui
mépriserait l'Islam ?). Le problème de l'Islam comme force
politique est un problème essentiel pour notre époque et pour
les années qui vont venir. La première condition pour
l'aborder avec tant soit peu d'intelligence, c'est de ne pas
commencer à y mettre de la haine13. »
*
Nombreux sont ceux qui pensent que Foucault a été
profondément atteint par les mises en cause et les sarcasmes
qui se déchaînèrent contre lui après cette « erreur » sur
l'Iran. Et qu'il eut bien du mal à surmonter cette nouvelle
épreuve personnelle qui s'ajoutait à la crise traversée après
l'accueil critique réservé à La Volonté de savoir. C'est
indéniable. Il poursuivit pourtant son travail. Certes, pas sous
la forme annoncée au dos du premier volume de son Histoire
de la sexualité. En fait, il bouleverse totalement son projet. La
série d'études thématiques qu'il avait prévue ne verra pas le
jour. Il s'est lancé dans une immense entreprise de
déchiffrement de la littérature des premiers temps du
christianisme. Et pour ce faire, il quitte son lieu de
prédilection : la Bibliothèque nationale. Le service y est
tellement dégradé qu'il ne peut plus supporter les attentes
interminables pour obtenir un livre, les obstacles et les
formalités qui se multiplient pour consulter le moindre
document... Il a trouvé un lieu d'accueil où il peut disposer de
tous les livres qui l'intéressent : la bibliothèque du Saulchoir,
rue de la Glacière, dans le 13e arrondissement. C'est la
bibliothèque des Dominicains de Paris, et elle est dirigée par
Michel Albaric, que Foucault avait connu en juin 1979, un soir
qu'ils dînaient ensemble chez l'écrivain Roger Stéphane, à qui
ce prêtre est lié. Quelques temps après, Foucault croise
Michel Albaric à la BN et se plaint des difficultés qu'il y
rencontre. « Venez donc au Saulchoir », lui dit le religieux. Le
« Saulchoir », c'est une toute petite salle de lecture, dont les
baies vitrées donnent sur une cour carrée. Foucault aime à s'y
installer, près de la fenêtre, et il y passe des journées entières.
Mais Foucault ne s'interroge pas seulement sur la matière
et le contenu des livres qu'il est en train d'écrire. Il se
préoccupe également de leur forme, de la manière dont ils
circulent et, plus généralement, de tout ce qui concerne les
transformations de l'édition des livres savants. À ce moment-
là, au début des années 1980, c'est même un de ses soucis
essentiels. Les raisons en sont multiples : il pense que la trop
grande diffusion des livres de recherche est néfaste à leur
bonne réception et entraîne une multitude
d'incompréhensions. Dès qu'un ouvrage dépasse le cercle de
ses destinataires réels, c'est-à-dire les chercheurs qui
connaissent les problèmes dont il traite et les traditions
théoriques auxquelles il se réfère, ce livre risque de se
trouver pris dans des « effets d'opinion » qui viennent
brouiller les « effets de savoir » qu'il cherchait à produire,
selon les expressions que Foucault se plaisait alors à
employer. Fuir les « effets d'opinion » et s'attacher aux seuls
« effets de savoir », telle semble être sa principale
préoccupation. Son mot d'ordre : le travail, le sérieux, le
travail sérieux. Il envisage un moment de publier désormais
chez Vrin, la très universitaire maison d'édition et librairie de
la place de la Sorbonne, spécialisée dans les thèses et les
ouvrages d'érudition.
Cette interrogation sur les problèmes de l'édition devient
plus aiguë et plus centrale lorsque Foucault rompt
brutalement ses liens avec Pierre Nora. Leurs rapports ont été
ceux d'une bonne entente cordiale, depuis la parution des
Mots et les choses en 1966. Mais Pierre Nora lance au début de
l'année 1980 une revue qui s'intitule Le Débat. Et Foucault
n'apprécie guère, c'est le moins qu'on puisse dire, l'éditorial
de Nora en tête du premier numéro, qui semble attaquer tous
les auteurs de ses propres collections, la « Bibliothèque des
sciences humaines » et la « Bibliothèque des histoires », aux
éditions Gallimard. Foucault lui-même se sent visé par
plusieurs passages de ce texte. De surcroît, Nora publie un
livre du secrétaire de rédaction de la revue, qui attaque
violemment Foucault22. C'est l'occasion d'une explication
assez brutale entre les deux hommes. L'éditeur implore au
téléphone, Foucault jubile de lui manifester son mépris et de
l'humilier. Foucault tient alors des propos très durs sur celui
qui avait été son éditeur pendant si longtemps, le qualifiant
de « traître » et expliquant ses comportements par le fait qu'il
n'était qu'un « historien par procuration » qui, au fond,
détestait les auteurs qu'il publiait et grâce auxquels il pouvait
« passer pour un historien ». Et il décide de donner ailleurs la
suite de V Histoire de la sexualité. Il prend contact avec plusieurs
éditeurs et, comme la nouvelle a très vite circulé, plusieurs
éditeurs prennent contact avec lui. Son choix se porte sur les
éditions du Seuil. L'accord est conclu avec François Wahl,
éditeur et ami de Barthes.
On le sait : les ouvrages de Foucault paraîtront tout de
même chez Gallimard. Que s'est-il passé ? Pourquoi ce
revirement de Foucault, alors que Le Seuil annonçait déjà la
parution des livres ? La raison en est assez simple : Claude
Gallimard a reçu Foucault et lui a rappelé que sa maison
d'édition avait aidé financièrement le film de René Allio,
adaptation de Moi, Pierre Rivière... (dans la version longue, non
commercialisée, duquel Foucault jouait le rôle d'un juge). En
échange Foucault s'était engagé à publier tous ses livres chez
Gallimard. Rien jusqu'ici n'avait pu faire fléchir Foucault. Sa
décision de quitter Gallimard était irrévocable. Il était lié par
un contrat ? « Qu'ils me fassent un procès », répétait-il à qui
voulait l'entendre. Mais cette fois, il se sent lié moralement :
il donnera donc ses livres à Pierre Nora, avec qui, cependant,
il ne se réconciliera jamais réellement. La fureur de Foucault,
une fois déclenchée, n'était pas de nature à s'apaiser
facilement. Il y avait de la « sagesse antique » chez Foucault,
c'est vrai, mais il y avait aussi de la passion et des ressources
de colère dignes des grandes tragédies grecques. C'est un des
traits permanents de son existence : Foucault s'est très
souvent brouillé avec des gens auxquels il était lié. Il
demandait une fidélité absolue dans l'amitié (ce devrait être
un pléonasme ! l'amitié n'est-elle pas fondée sur la fidélité et
sur la loyauté ?) et il ne pardonnait jamais ce qu'il considérait
comme des trahisons ou des traîtrises. La rupture avec Pierre
Nora (et les propos assassins que Foucault ne cessa de tenir
sur celui-ci en toute occasion) en fournit un des exemples les
plus significatifs dans les dernières années de sa vie. Mais
Nora est loin d'être le seul à avoir subi les effets des
légendaires orages foucaldiens. Il y a bien des noms qu'il ne
fallait pas prononcer devant Foucault.
Foucault fera donc paraître ses livres chez Gallimard, et il
lui arrivera même (parce que cela l'arrangeait) de collaborer
au Débat pour un entretien avec le secrétaire national de la
CFDT, Edmond Maire, en 1983. il y aura aussi le projet d'un
dialogue avec Robert Badinter. Pourtant, les contacts et les
discussions avec François Wahl aux éditions du Seuil ne
restent pas sans effet. Foucault souhaitait que ses nouveaux
livres soient le point de départ d'une collection qui rendrait
leur plein droit aux recherches rigoureuses, étouffées par la
situation de l'édition et de la circulation des idées. Cette
collection va naître. Elle porte un titre qui sonne comme une
proclamation : « Des travaux ». Elle est placée sous la
direction de François Wahl, Paul Veyne et Michel Foucault.
« L'édition française, expliquent-ils dans leur texte de
présentation (rédigé par Foucault), ne reflète pas,
actuellement, de façon adéquate le travail qui peut se faire
dans les universités et dans les différents lieux de recherche.
Elle ne reflète pas non plus ce qui, dans le même ordre, est
entrepris à l'étranger. Il y a à cela des raisons économiques -
coûts de production, coûts de traduction et donc prix de
vente des livres. Il y a aussi la place occupée par les livres
d'opinion et l'écho qu'ils peuvent rencontrer dans la presse.
Le but de cette collection n'est pas de prendre cette place. Il
n'est pas d'imposer des livres savants dans les circuits de la
grande consommation. Il est d'établir des relations entre
éléments homogènes : de ceux qui travaillent à ceux qui
travaillent. Il est bon que la lecture se généralise, mais il ne
faut pas que les différents modes d'édition soient confondus.
Trois ordres de textes seront publiés ici : des travaux de
longue haleine, devant lesquels les éditeurs souvent reculent ;
des travaux brefs qui scandent, en quelques dizaines de
pages, une recherche et lui permettent de se développer en
série ; des traductions d'ouvrages étrangers dont nous avons
besoin pour désenclaver la recherche en France23. »
Le premier titre est publié en février 1983. C'est un livre de
Paul Veyne, Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? À la fin du
volume, on trouve une liste d'ouvrages « à paraître dans la
même collection ». Deux ouvrages sont annoncés : La Reine et
le Graal de Charles Mêla et Le Gouvernement de soi et des autres,
de Michel Foucault24.
Tous ceux qui ont côtoyé Foucault au début des années
quatre-vingt se souviennent de l'avoir entendu parler de
manière presque obsessionnelle de ces problèmes. Il était
hanté par les conditions du travail intellectuel et par la
situation faite à la recherche. Il s'interrogeait beaucoup sur le
rôle des journaux dans la mise en circulation des idées, et
surtout sur la confusion généralisée des valeurs qu'ils
contribuaient à installer : « Je ne suis pas certain, déclare-t-il
dans une interview, que les conditions dans lesquelles se
déroulent actuellement les débats dans la théorie et la
politique soient très satisfaisantes. Je suis même sûr qu'elles
pourraient être meilleures et il serait important qu'elles le
soient. Car nous sommes à un moment où la vie et la vivacité
du débat théorique et politique sont plus que jamais
nécessaires. Car, contrairement à ce que l'on entend dire
fréquemment, j'ai l'impression que les mouvements qui se
produisent aujourd'hui en France dans un certain nombre de
domaines sont extrêmement intéressants. Il y a une vie, une
prolifération, une jeunesse tout à fait extraordinaires. C'est le
cas en littérature. C'est le cas aussi dans le domaine de la
recherche, que ce soit dans les sciences humaines ou dans la
philosophie. Toute cette génération qui a aujourd'hui entre
vingt et trente ans fait des choses remarquables, tant par le
sérieux, la qualité du travail que par sa nouveauté. Je crois
que nous sommes enfin débarrassés des gens qui n'avaient
que leur haine pour escalader leur avenir. Et il me paraît
nécessaire que les chercheurs un peu plus âgés que les autres
se préoccupent de ménager une place pour que tous ces
courants nouveaux puissent exister vraiment. » C'est
pourquoi, ajoute-t-il, « il faut débattre sur les conditions du
débat. C'est un fait : tout un travail sérieux qui s'accomplit
dans les universités rencontre les plus grandes difficultés
pour se faire éditer. Les éditeurs qui pouvaient assez
facilement publier, voici quelques années encore, des
ouvrages de recherche ne le peuvent plus aujourd'hui. C'est
assez grave. Parce que le devant des vitrines est occupé par
des livres hâtifs qui de mensonges en pataquès racontent à
peu près n'importe quoi sur l'histoire du monde depuis sa
fondation ou reconstituent des histoires plus récentes à coup
de slogans et de phrases toutes faites. C'est assurément l'une
des raisons pour lesquelles les vrais débats ne peuvent voir le
jour ». Michel Foucault déplore alors le dépérissement de la
« fonction critique » : « Les échanges, les discussions,
éventuellement le débat assez vif entre des idées différentes
n'ont plus de lieu pour s'exprimer. Songez aux revues. Elles
sont soit des revues de chapelles, soit les supports d'un
éclectisme fade. C'est la fonction même du travail critique qui
a été oubliée. Dans les années cinquante, avec Blanchot,
Barthes, la critique était un travail. Lire un livre, parler d'un
livre, c'était un exercice auquel on se livrait en quelque sorte
pour soi-même, pour son profit, pour se transformer soi-
même. Parler bien d'un livre qu'on n'aimait pas ou essayer de
parler avec suffisamment de distance d'un livre qu'on aimait
un peu trop, cet effort faisait que d'écriture à écriture, de
livre à livre, d'ouvrage à article, passait quelque chose. Ce que
Blanchot et Barthes ont introduit dans la pensée française des
années cinquante a été considérable. Or la critique a, semble-
t-il, oublié cette fonction pour se rabattre sur des fonctions
politico-judiciaires : dénoncer l'ennemi politique, juger et
condamner, ou bien juger et tresser des couronnes. Ce sont là
les fonctions les plus pauvres, les moins intéressantes qui
soient. Je ne blâme personne. Je sais trop que les réactions des
individus sont étroitement mêlées aux mécanismes des
institutions pour me permettre de dire : voilà qui est
responsable. Mais il est évident qu'il n'existe plus aujourd'hui
aucun type de publication pour assumer une véritable
fonction critique. »
Quels peuvent être les remèdes à cette situation
d'appauvrissement ? « Plusieurs choses sont liées, répond
Foucault, dans le même entretien. Il faudrait repenser ce que
peut être l'université, ou du moins cette partie de l'université
que je connais le mieux et où l'on fait des lettres, des sciences
humaines, de la philosophie, etc. Le travail qui y a été effectué
au cours des vingt dernières années est tout à fait
considérable. Il ne faut pas le laisser se stériliser.
Deuxièmement, il faut repenser la question des éditions
universitaires, des éditions de recherche et d'étude.
Troisièmement, il faut œuvrer à l'existence de lieux de
publication, de revues, de brochures, etc.25. » Et Foucault de
dénoncer au passage l'absurdité de la formation dispensée à
l'université et liée au système des concours. À la question de
savoir si ce qu'il propose ne participerait d'un « repli »
général sur l'université qui pouvait sembler caractériser la
situation intellectuelle française au début des années 1980
(une question qu'il se posait évidemment lui-même et à lui-
même avec une certaine acuité et une grande inquiétude, et
sur laquelle il revenait sans cesse dans les conversations
privées), il répond ici : « Je ne souscris pas au mot de repli. Je
crois que ce serait au contraire vivifier l'université et la
formation universitaire que de la mettre en communication
avec le travail réel. L'université est encore engluée dans des
exercices scolaires souvent ridicules ou désuets. Quand on
voit ce qu'est le travail d'un candidat à l'agrégation de
philosophie, c'est à pleurer. C'est du faux travail, absolument
étranger à ce que sera, à ce que devrait être la recherche. »
N'avait-il pas confié à Gérard Deledalle, au milieu des années
1960, que, pour écrire sérieusement, il lui avait fallu
« désapprendre l'agrégation26 » ? Aussi peut-il suggérer, dans
le cours de cet entretien, d'autres modalités de
l'apprentissage intellectuel : « Je connais un certain nombre
d'étudiants qui pourraient parfaitement se former réellement
à l'édition de textes, à l'édition commentée, à la traduction
d'ouvrages étrangers, à la présentation de travaux étrangers
ou même français... C'est-à-dire faire du travail qui pourrait
être utile à eux-mêmes et aux autres. Vous comprenez
pourquoi je considère que rapatrier une partie des activités
d'édition dans l'université, ou faire en sorte que l'université y
participe directement, ce serait plutôt une densification du
travail universitaire. » Et Foucault conclut sur cette
confidence : « Vous savez à quoi je rêve ? Ce serait créer une
maison d'édition de recherche. Je suis éperdument en quête
de ces possibilités de faire apparaître le travail dans son
mouvement, dans sa forme problématique. Un lieu où la
recherche pourrait se présenter dans son caractère
hypothétique et provisoire. »
Ce qui permet à Foucault de faire une mise au point sur ce
qu'il considère comme l'apport des années 1960 et 1970 dans
le domaine de la pensée, qui commençait à cette époque
d'être violemment remis en cause par les promoteurs de la
révolution conservatrice qui allait bientôt déferler, et dont
l'objectif proclamé était d'éradiquer tout ce qu'avait produit
l'effervescence théorique à laquelle « Mai 68 » servait
simplement d'appellation commode et de symbole.
« — En commençant cet entretien, vous avez parlé de débat
théorique et politique. Est-ce que vous pensez que les
conditions de l'un et de l'autre sont les mêmes ?
— Je vous répondrai que le paysage politique n'a été si
profondément renouvelé depuis vingt ans que parce qu'il y a
eu un travail intellectuel sur des problèmes qui
n'apparaissaient pas comme politiques et dont l'analyse a
montré à quel point ils étaient en connexion avec la politique.
Un des résultats les plus féconds de ce travail a été justement
que la fameuse catégorie du “politique” dont on nous avait
rebattu les oreilles à l'Université a été balayée. Ce n'est pas à
travers la définition du politique qu'ont pu être posés nombre
de problèmes qui étaient des problèmes à la fois d'existence,
d'institutions et de pensée. La mise en communication des
mouvements de pensée, de l'analyse des institutions et de la
problématisation de la vie quotidienne, personnelle,
individuelle, tout cela a permis que soit crevé l'écran que
formaient des catégories comme “la politique”, ou “le
politique”. C'est cette mise en communication qui donne de la
force au mouvement qui fait changer les idées, les institutions
et l'image que l'on a de soi-même et des autres. Si on code à
l'avance, si on détermine ce qu'est la politique, on stérilise et
la vie intellectuelle et le débat politique27»
7
Les rendez-vous manqués
*
Avec Bernard Kouchner et quelques autres, tels André
Glucksmann, Pierre Blanchet, Claire Brière, Michelle
Beauvillard, Michel Foucault organise à l'automne de
l'année 1983 un groupe de réflexion, qu'ils baptisent, un peu
par autodérision, l'Académie Tarnier, du nom de l'hôpital qui
accueille leurs réunions. Il s'agit d'une tentative pour
rassembler, en dehors des partis, des gens qui veulent
reprendre les tâches que Foucault avait imaginées au moment
de son action pour la Pologne : faire à la fois le travail de
l'information et chercher les possibilités de l'action. Chaque
réunion porte sur un problème précis : le Liban,
l'Afghanistan, la Pologne (réunion à laquelle assiste Yves
Montand), etc. L'un des points sur lequel Foucault
souhaiterait consacrer un jour une de ces réunions : la gauche
en France. Michel Foucault et Bernard Kouchner envisagent
même de publier leurs réflexions et leurs discussions dans
une revue qu'ils baptiseraient tout simplement : Académie
Tarnier.
Le groupe ne continuera pas longtemps d'exister après la
mort de Foucault : « C'était vraiment autour de lui qu'on se
réunissait, dit Claire Brière. Il était l'autorité intellectuelle et
morale de ce petit groupe. Après sa mort, cela n'avait plus de
sens de continuer. D'ailleurs, pour moi, la question ne s'est
même pas posée. »
*
En 1984, Foucault demande à Bernard Kouchner de lui
confier une mission : ils discutent, évoquent plusieurs
possibilités, et finalement le médecin lui propose d'être
l'organisateur et le responsable du prochain « bateau pour le
Vietnam ». Foucault accepte : il partira dès qu'il aura terminé
V Histoire de la sexualité.
8
Le Zen et la Californie
*
Des trois volumes qui font suite à La Volonté de savoir, c'est
donc le dernier qui a été écrit le premier. Raison pour laquelle
il ne paraîtra pas. Foucault s'était mis à retravailler sur Les
Aveux de la chair. « Encore un mois, deux mois peut-être... et
ce sera fini », répétait-il. D'autres projets attendaient, dans
ses dossiers, dans ses tiroirs, et avaient commencé de prendre
forme dans ses séminaires de Berkeley... Et puis, surtout, il
voulait se reposer : « Quand j'aurai fini mes livres ? Je vais
d'abord m'occuper de moi », avait-il répondu à Dreyfus et
Rabinow en avril 1983. Mais l'affreuse maladie a poursuivi son
affreuse besogne, et Foucault doit être hospitalisé au début du
mois de juin 1984. il a lutté, il lutte jusqu'au bout. Mais, cette
fois, la bataille était perdue d'avance. Et comme il semble
avoir manifesté le désir qu'il n'y ait pas de « publication
posthume », ce volume reste pour l'instant inédit, car la
famille tient à respecter cette volonté. Georges Dumézil, le
vieil ami, le vieux complice, ne partageait pas ce point de
vue : « Il suffit de mettre un “avertissement au lecteur” pour
expliquer quel est le statut de ce livre », disait-il. Il trouvait
assez incompréhensible qu'on ne le publie pas et il estimait (il
est mort en octobre 1986) qu'il était important de le rendre
disponible le plus rapidement possible puisque c'est là que se
trouvait la clé de toute l'entreprise. Paul Veyne partage
toujours cet avis. Il faut ajouter que, plus généralement,
Dumézil ne fixait aucune limite à la publication des inédits et
que Paul Veyne continue de penser, lui aussi, qu'il faut « tout
publier ». Un texte ancien de Michel Foucault semble leur
donner raison. Il s'agit de la préface écrite en 1965 et publiée
en 1967, par Gilles Deleuze et lui-même, pour les Œuvres
complètes de Nietzsche que Gallimard commençait de faire
paraître. Les deux philosophes y plaident pour la publication
de tous les écrits posthumes, le libre accès aux manuscrits et
aux notes, etc. : « Personne ne peut préjuger de la forme ni de
la matière qu'aurait eues le grand livre (ni les autres formes
que Nietzsche aurait inventées s'il avait renoncé à son projet).
Tout au plus le lecteur peut-il rêver : encore faut-il lui en
donner les moyens10. »
Il convient d'ailleurs de remarquer que, depuis une dizaine
d'années, une bonne partie des cours de Foucault au Collège
de France a été publiée, que ceux qui ne l'ont pas encore été
sont sur le point de l'être ou sont annoncés comme « à
paraître »... Et même le texte de sa « thèse complémentaire »,
VIntroduction à VAnthropologie de Kant, dont il n'avait jamais
envisagé la publication, a vu le jour, aux éditions Vrin, en
2004. Ne s'agit-il pas de publications posthumes ? À
l'évidence ! Ce dont, d'ailleurs, nul ne songerait à se plaindre.
Mais si l'on s'est affranchi aussi aisément de ce qui nous est
présenté comme la loi rigoureuse des « prescriptions
testamentaires » dans le cas de ce qui avait été simplement
prononcé devant quelques centaines de personnes au Collège
de France ou d'un dactylogramme qui dormait dans les
archives de la bibliothèque de la Sorbonne, pourquoi
continue-t-on de les invoquer quand il s'agit d'un volume que
Foucault disait avoir quasiment terminé ? Ne pourrait-on
faire valoir ici un droit des lecteurs à disposer des textes, qui
l'emporterait sur le droit des héritiers à les maintenir
inédits ou à en contrôler arbitrairement l'accès ? Et le désir -
sans parler du plaisir - de tous ceux qui, dans le monde
entier, travaillent sur ou avec les textes de Foucault ne
devrait-il pas prévaloir ? (À la date où j'écris ces lignes,
Foucault est mort depuis plus de 26 ans et cela ne serait en
rien offenser sa mémoire - bien au contraire ! - que de rendre
enfin accessible cet ouvrage qui lui tenait tant à cœur et qu'il
s'acharnait à mettre au point quand la maladie l'a emporté !)
*
Le 2 juin 1984, Michel Foucault est pris de malaise et
s'évanouit dans son appartement de la rue de Vaugirard. Il est
transporté dans une clinique du 15e arrondissement, où il
reste quelques jours, avant d'être admis, le 9 juin, à la
Salpêtrière, l'hôpital dont il avait si longuement décrit les
rôles et l'évolution dans son Histoire de la folie. Depuis
plusieurs mois, Michel Foucault n'a cessé de se plaindre d'une
« mauvaise grippe » qui le fatigue beaucoup et entrave son
travail. Il tousse sans arrêt, il souffre parfois de migraines
violentes.
*
L'été brille déjà sur Paris et le bâtiment de l'hôpital est
situé au milieu d'un vaste parc. Il faut marcher assez
longtemps pour y accéder. Foucault reçoit les visites de ses
amis dans une apparente bonne humeur. Il rit, plaisante. Il
commente les premiers articles qui paraissent sur ses deux
livres qui viennent tout juste d'être mis en vente. Il a l'air
d'aller mieux. Il forme des projets de voyage : il aimerait
retourner en Andalousie, où il a fait avec Daniel Defert,
l'année précédente, un séjour qui l'a enthousiasmé. Les
journaux se sont d'ailleurs fait l'écho de cette amélioration de
son état de santé. Il y a quelques personnes que Foucault
aimerait voir et il demande qu'on les prévienne : Gilles
Deleuze, Georges Canguilhem... Mais il est trop tard. En
quelques jours, son état de santé se dégrade. Et le 25 juin, en
milieu d'après-midi, une dépêche de l'AFP provoque la
stupeur dans les salles de rédaction puis dans la communauté
intellectuelle lorsque les radios et la télévision auront donné
l'information : « Michel Foucault est mort. »
Le Monde publie le communiqué des médecins : « Le
professeur Paul Castaigne, chef du service de neurologie de
l'hôpital de la Salpêtrière et le docteur Bruno Sauron ont
publié, en accord avec la famille de M. Michel Foucault, le
communiqué suivant : “Monsieur Michel Foucault est entré le
9 juin 1984 à la clinique des maladies du système nerveux de
la Salpêtrière pour que soient pratiqués des examens
complémentaires rendus nécessaires par des manifestations
neurologiques venues compliquer un état septicémique. Ces
explorations ont révélé l'existence de foyers de suppuration
cérébrale. Le traitement antibiotique a eu d'abord un effet
favorable ; une rémission a permis à M. Michel Foucault de
prendre connaissance des premières réactions consécutives à
la parution de ses derniers livres. Une brutale aggravation a
enlevé tout espoir de thérapeutique efficace et le décès s'est
produit le 25 juin à 13 h 15. »
« Michel Foucault est mort. » Ce sera le titre principal des
journaux le lendemain. Une photo occupe toute la une de
Libération, qui consacre huit pages à la disparition du
philosophe. Avec un éditorial de Serge July, des articles
d'hommage, une série de témoignages (Edmond Maire, Pierre
Boulez, Jack Lang, Robert Badinter...). Avec également une
stupéfiante mise au point. Un petit encadré, au bas d'une
page, s'efforce de récuser la « rumeur » qui court déjà, selon
laquelle Foucault serait mort du sida. « On reste confondu, dit
l'article non signé, de la virulence de cette rumeur. Comme
s'il fallait que Foucault fût mort dans la honte21. » On ne
connaîtra jamais le nombre exact des lettres de protestation
que le quotidien a reçues les jours suivants, mais ce fut un
véritable déluge : comment un journal qui s'appelle Libération,
s'indignaient les lecteurs, pouvait-il parler de la « honte »
qu'il y aurait à mourir du sida ?
Le lendemain de la mort de Foucault, Le Matin accorde lui
aussi toute sa page de « une » à la triste nouvelle. Et Le Monde,
un large titre à la « une », avec un article de Pierre Bourdieu
et deux pleines pages intérieures dans lesquelles plusieurs
collaborateurs du journal racontent l'épopée foucaldienne sur
la scène de la théorie ou de la politique, tandis que Paul
Veyne évoque l'œuvre de son ami disparu : « L'œuvre de
Foucault, proclame-t-il, me semble être l'événement de
pensée le plus important de notre siècle22. » De son côté,
Bourdieu écrit : « Rien n'est plus dangereux que de réduire
une philosophie, surtout aussi subtile, complexe, perverse, à
une formule de manuel. Je dirai toutefois que l'œuvre de
Foucault est une longue exploration de la transgression, du
franchissement de la limite sociale qui tient inséparablement
à la connaissance et au pouvoir. » Le sociologue termine son
article par ces phrases : « J'aurais voulu mieux dire cette
pensée acharnée à conquérir la maîtrise de soi, c'est-à-dire la
maîtrise de son histoire, histoire des catégories de pensée,
histoire du vouloir et des désirs. Et aussi ce souci de rigueur,
ce refus de l'opportunisme dans la connaissance comme dans
la pratique, dans les techniques de la vie comme dans les
choix politiques qui font de Foucault une figure
irremplaçable23. » Bourdieu écrira également un long article
pour la revue italienne L'Indice (voir annexe 5).
Quelques jours plus tard, le visage anxieux de Michel
Foucault occupe toute la couverture du Nouvel Observateur. Le
directeur du journal, Jean Daniel, consacre son éditorial à la
« passion de Michel Foucault >>24. L'hebdomadaire publie
plusieurs articles et témoignages. Fernand Braudel parle de
« deuil national » : « La France perd un des esprits les plus
éblouissants de son époque, un de ses intellectuels les plus
généreux25 ». Mais surtout, on peut lire dans ce numéro de
VObservateur l'article le plus émouvant qui ait jamais été écrit
sur Foucault. Georges Dumézil avait l'habitude de dire :
« Quand je disparaîtrai, Michel fera ma notice nécrologique. »
Mais l'ordonnance des âges de la vie n'a pas été respectée et
la prévision du mythologue se trouve inversée. Le vieil
homme, brisé et bouleversé, a rédigé à la hâte quelques
feuillets dans lesquels il raconte comment il a connu
Foucault, comment ils ont noué cette relation de complicité
qui a su traverser les décennies sans jamais s'assombrir, sans
que jamais le moindre orage, le moindre nuage ne vienne la
perturber. Puis, il parle de l'œuvre du philosophe dont il a
accompagné les premiers pas, dans la bibliothèque d'Uppsala.
« L'intelligence de Foucault était littéralement sans borne,
même sophistiquée. Il avait installé son observatoire sur les
zones de l'être vivant où les distinctions traditionnelles du
corps et de l'esprit, de l'instinct et de l'idée, paraissent
absurdes : la folie, la sexualité, le crime. De là, son regard
tournait comme un phare sur l'histoire et sur le présent, prêt
aux découvertes les moins rassurantes, capable de tout
accepter, sauf de s'arrêter à une orthodoxie. Une intelligence
à foyers multiples, à miroirs mobiles, où le jugement naissant
se doublait aussitôt de son contraire sans cependant se
détruire ni reculer. Tout cela, comme il est usuel à ce niveau,
sur un fond d'extrême bienveillance, de bonté. » Et Dumézil
de conclure : « Notre amitié fut une facile réussite. Michel
Foucault en se retirant me laisse un peu plus démuni, et non
seulement des ornements de la vie : de sa substance
a 26
meme . »
*
*
Il faut pousser une grille qui grince. Avancer dans l'allée,
bordée de cyprès. Quelques mètres seulement. Une pierre
tombale. Une simple dalle de marbre gris. On peut y lire :
PIERRE GIRAUDEAU
ÉPOUX DE MARIE BONNET
1800-1848
1926-1984
*
Dans ses deux derniers livres, l'écriture de Foucault a
beaucoup changé : elle est devenue calme, dépassionnée,
« apaisée27 », dit Maurice Blanchot, plus sobre, dit Gilles
Deleuze28. Presque neutralisée. On est bien loin des
flamboiements d'antan, de l'écriture « brûlante »
d'autrefois29. Comme si l'approche de la mort et le
pressentiment qu'il en avait depuis plusieurs mois avaient
conduit Foucault sur la voie de la sérénité, selon le modèle de
la « vie philosophique » telle que pouvait la valoriser
Sénèque, dont il a fait sa lecture de prédilection. Foucault
semble avoir à ce point intériorisé la sagesse antique qu'elle
s'est imposée à son style même : le style de l'écrivain comme
le style de l'homme. Car le problème qui est devenu le sien,
c'est la « stylisation de l'existence », 1'« esthétique de la vie ».
Problème historique, bien sûr, et qu'il formule, comme
toujours, à travers des documents. Mais problème que l'on
sent, comme toujours également, très étroitement lié à ce
qu'il éprouve personnellement. Gilles Deleuze le souligne fort
justement : ce qui intéresse Foucault, à ce moment-là, ce n'est
pas le retour à l'Antiquité, mais « nous aujourd'hui30 ».
Foucault n'avait-il pas déclaré à Dreyfus et Rabinow : « Ce qui
m'étonne, c'est que, dans notre société, l'art n'ait plus de
rapport qu'avec les objets et non pas avec les individus ou
avec la vie... La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être
une œuvre d'art31 ? »
Le 28 mars 2004, trois mois avant sa mort, Foucault a
prononcé son dernier cours au Collège de France. Lors de
cette ultime séance, il n'a pas eu le temps d'exposer à ses
auditeurs tout ce qu'il avait préparé. Mais son année
d'enseignement est terminée. Alors il leur dit simplement, et
ce seront les mots d'un adieu définitif (en avait-il le
pressentiment ?) : « Voilà. Écoutez, j'avais des choses à vous
dire sur le cadre général de ces analyses. Mais enfin, il est
trop tard. Alors, merci ».
ANNEXE 1
*
Par époque classique, M. Foucault désigne, dans l'histoire
de l'Europe, les xviie et xvme siècles, ou plus exactement la
période qui s'étend de la fin du xvie siècle jusqu'à la
constitution, dans le premier tiers du xixe siècle, d'une
médecine mentale et d'une pratique psychiatrique qui
prétendent l'une à la dignité de science et l'autre à l'efficacité
d'une application de théorie. Comme M. Foucault remonte au-
delà et descend en deçà des limites extrêmes de la période
étudiée en vue de saisir des significations d'institutions,
d'attitudes et de concepts par le moyen de différences ou de
contrastes, son tableau des structures sociales et son analyse
des structures mentales s'étendent finalement de la
Renaissance des Lettres jusqu'à la naissance de la
psychanalyse.
M. Foucault s'efforce essentiellement de montrer que la
folie est un objet de perception dans un « espace social »
diversement structuré au cours de l'histoire, objet de
perception suscité par des pratiques sociales, plutôt que saisi
par une sensibilité collective, plutôt surtout que décomposé
analytiquement par un entendement spéculatif. La folie a
d'abord occupé l'espace social laissé vacant par un fléau
progressivement réduit. La perception de la folie a d'abord
participé de la terreur inspirée par le mal qu'on parquait dans
les léproseries, lorsque celles-ci furent affectées à
l'hospitalisation des insensés. L'« invention » propre à l'âge
classique est celle de l'internement (1657, en France) où le
fou, parce que incapable de travail, rejoint le mendiant, le
vagabond et le chômeur, qu'on tente de récupérer pour un
travail obligatoire, quand la crise économique les prive de
travail libre. Cette pratique administrative et policière est
aussi une conduite éthique. L'internement confond dans les
mêmes limites spatiales de réprobation les oisifs, les
prodigues, les libertins. La folie perd ici son individualité dans
l'indistinction de ce que la raison classique (valeur
indistinctement logique et sociale) s'oppose à elle-même sous
le nom collectif de déraison. L'internement des « insensés »
ne vise longtemps que leur neutralisation ou leur
« amendement » mais non leur guérison. Cependant, dès le
milieu du xvme siècle, et bien avant les réformes de Tuke en
Angleterre, de Pinel en France, de Reil en Allemagne, la folie a
reconquis une certaine spécificité. Il ne faut pourtant pas
considérer l'apparition de maisons d'internement réservées
aux fous comme une saisie pré-scientifique de la folie en tant
que fait de psychopathologie. Il apparaît plutôt que c'est la
protestation de certaines catégories d'internés qui aboutit à
un nouveau partage de l'espace d'internement. L'époque
précédente avait confondu la folie dans la déraison. C'est dans
l'espace de ce premier partage opéré par la raison que la
déraison se scinde, en délimitant l'espace spécifique de la
folie. Dans la mesure aussi où de nouvelles structures
économiques et de nouvelles exigences d'ordre
démographique (peuplement des colonies) conduisent à la
révision des concepts de pauvreté et d'assistance, l'évidence
massive, et illusoirement inconditionnée, de l'internement
s'effrite, et dans l'espace indifférencié de la réclusion, la folie
surgit comme un problème social spécifique parmi bien
d'autres. Bref il a fallu des pratiques de police et de justice et
la constitution historique d'une expérience sociale de
l'internement pour que surgissent, comme réalités désormais
offertes à la connaissance, des catégories de l'anormal. La
connaissance médicale, d'intention scientifique, de la folie
repose, sans s'en douter, sur une expérience active de
ségrégation sociale à base d'anathème.
Toute l'histoire des débuts de la psychiatrie moderne se
révèle faussée par une illusion de rétroactivité selon laquelle
la folie était déjà donnée - quoique inaperçue - dans la nature
humaine. Le vrai, selon M. Foucault, c'est que la folie a dû être
d'abord constituée comme une forme de la déraison, tenue à
distance par la raison, condition nécessaire pour qu'elle
tombât enfin sous le regard comme un objet d'étude. Ce
regard de la raison, froid, impartial, objectif, croit-elle, est
donc en fait secrètement orienté par une réaction
d'écartement. Cette réaction qui apparut déraisonnable aux
yeux de la psychiatrie naissante, discipline positiviste et
attitude philanthropique, est la raison profonde de l'intérêt
scientifique pour la folie. Dans l'histoire de la civilisation, la
peur a découpé l'objet de l'observation. Entre la folie de la
Renaissance - symptôme de la scission ontologique, de
l'apparition du néant à l'intérieur même de l'existence (et
non plus à son terme, comme dans la mort) -, et la folie de
l'état positif - phénomène empirique de maladie mentale -
s'intercale un processus historique de moralisation. C'est
l'éthique sociale qui fait la transition entre le concept
magique et le concept scientifique de la folie.
*
Mais on ne peut résumer ni même symboliser toute
l'expérience classique de la folie par la pratique de
l'internement. M. Foucault ne peut pas ignorer que la folie a
toujours été, à quelque degré, un objet du souci médical.
Toutefois ce souci médical ne connaissait pas d'autonomie. Si
l'internement résultait d'une décision administrative presque
jamais appuyée sur une expertise médicale, restait que les
problèmes Juridiques de l'interdiction, qui ne recouvrent pas
ceux de l'internement, obligeaient à la définition médicale de
critères dont l'élaboration anticipe sur les analyses
ultérieures de la psychopathologie. Dans la préhistoire de la
psychiatrie, l'homme sujet de droit est plus important que
l'homme débile ou malade. C'est par la voie de l'aliénation
juridique que la médecine s'est approchée de la connaissance
des aspects et formes de l'aliénation. De sorte que, jusqu'au
xixe siècle, la connaissance médicale concernant la folie n'a
pu être une conscience autonome, dans la mesure exacte où
elle acceptait de l'univers du droit ses modes de repérage. La
nosologie mentale s'est donc d'abord embarrassée et perdue
dans une entreprise de classification dont les cadres étaient
imités des classifications de naturalistes, mais dont le
contenu se trouvait provenir en fin de compte de l'expérience
sociale. La folie se trouvait toujours partagée entre la nature
et la société. Il n'est donc pas étonnant qu'au moment de la
« libération des internés », à l'époque de la Révolution
française, quand se sont enfin consolidées les institutions et
les techniques de l'internement purement « asilaire », la folie,
devenant objet théorique pour le jugement médical, soit
restée objet de comportement éthique, et que le couple
malade-médecin ait continué à relever davantage d'une
« situation » existentielle que d'une relation de connaissance.
Les réformes et l'enseignement de Tuke et de Pinel
expriment davantage une évolution dans l'attitude pratique
de la raison à l'égard de la folie qu'une révolution
conceptuelle qui ferait enfin apparaître, dans la vérité de la
nature, ce que les xviie et xvme siècles obscurcissaient sous les
mœurs d'une société. Et les trois aspects fondamentaux de la
folie, dans la première moitié du xixe siècle : paralysie
générale, moral insanity, monomanie, dissimulent plus encore
qu'ils ne la recouvrent la structure d'une expérience de la
folie que l'âge positiviste hérite, sans s'en rendre compte, du
xvme siècle.
C'est donc la signification des débuts de la psychiatrie
positiviste - avant la révolution freudienne - qui est en
question dans le travail de M. Foucault. Et à travers la
psychiatrie, c'est la signification de l'avènement de la
psychologie positive qui se trouve révisée. Ce ne sera pas le
moindre sujet de surprise, provoqué par cette étude, que la
remise en question des origines du statut « scientifique » de
la psychologie.
*
On voit déjà quel peut être l'intérêt de ce travail. Comme
M. Foucault n'a jamais perdu de vue la variété des visages que
la folie, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, offre à
l'homme moderne dans les miroirs des arts plastiques, de la
littérature et de la philosophie ; comme il a tantôt démêlé
tantôt emmêlé une multiplicité de fils conducteurs, sa thèse
se présente comme un travail simultané d'analyse et de
synthèse dont la rigueur ne rend pas toujours la lecture aisée,
mais qui récompense toujours l'effort d'intelligence.
Quant à la documentation, M. Foucault a d'une part relu et
revu, mais d'autre part lu et exploité pour la première fois,
une quantité considérable de pièces d'archives. Un historien
professionnel ne manquera pas d'être sympathique à l'effort
fait par un jeune philosophe pour accéder aux documents de
première main. Par contre, aucun philosophe ne pourra
reprocher à M. Foucault d'avoir aliéné l'autonomie du
jugement philosophique dans la soumission aux sources de
l'information historique. Dans la mise en œuvre de sa
documentation considérable, la pensée de M. Foucault a
conservé de bout en bout une vigueur dialectique qui lui vient
en partie de sa sympathie pour la vision hégélienne de
l'histoire et de sa familiarité avec la Phénoménologie de l'Esprit.
L'originalité de ce travail consiste essentiellement dans la
reprise, au niveau supérieur de la réflexion philosophique,
d'une matière jusqu'à présent abandonnée par les
philosophes et par les historiens de la psychologie, à la seule
discrétion de ceux des psychiatres qu'intéressaient - le plus
souvent pour des questions de mode ou de convention -
l'histoire ou la préhistoire de leur « spécialité ».
Ayant enrichi sa culture philosophique d'agrégé par des
études ultérieures de psychologie, par l'enseignement de la
psychologie (il a été assistant de psychologie à la faculté des
lettres de Lille, et moniteur de psychologie à l'École normale
supérieure), M. Foucault s'est toujours électivement intéressé
à la psychopathologie et à son histoire.
Je ne sais si M. Foucault avait, en écrivant sa thèse, la
moindre intention ou la moindre conscience de contribuer à
une histoire de ce qu'on appellerait aujourd'hui « la
psychologie sociale de l'anormal ». Il me semble pourtant
qu'il l'a fait. Il me semble aussi que, ce faisant, il a contribué à
renouer un dialogue fructueux entre psychologie et
philosophie, à un moment où beaucoup de psychologues
acceptent de couper leurs techniques d'une interrogation sur
les origines et le sens de ces techniques.
Je crois donc pouvoir conclure, dans la conviction où je suis
de l'importance des recherches de M. Foucault, que son
travail mérite de venir à soutenance devant un jury de la
faculté des lettres et sciences humaines et je propose à M. le
Doyen, pour ce qui me concerne, d'en autoriser l'impression.
Georges Canguilhem
le 19 avril 1960
ANNEXE 2
PROJET D'ENSEIGNEMENT
*
La chaire d'Histoire des systèmes de pensée dont j'ai
l'honneur de vous proposer la création continuerait, en la
renouvelant, la tradition non cartésienne dont j'ai parlé, et
dont je n'ai pas besoin de montrer l'importance, m'étant
référé à des philosophes l'ayant pareillement illustrée.
Il faudrait maintenant que, pour procéder selon la forme, je
montre comment l'enseignement proposé se distinguerait du
vitalisme, de la phénoménologie et du hégélianisme. Mais
c'est ce que fera apparaître suffisamment l'analyse positive
du projet.
Je n'entrerai pas dans l'exposé des thèmes qui constituent
la matière de ce projet non plus que des méthodes
particulières qu'on leur appliquerait : formation d'une
science de l'hérédité, criminalité et criminologie. Je me
bornerai à en décrire l'intention philosophique générale et à
en faire voir l'esprit.
II
III
Considérons-les, soit là où elles sont le plus engagées dans
les pratiques et les institutions, soit là où, savoirs plutôt que
sciences, elles se rapprochent des concepts théoriques sans
pour autant se confondre avec eux. Dans aucun cas, les
pensées ne sont des entités qu'on pourrait appréhender à
l'état isolé. Elles forment des systèmes et ce sont ces systèmes
qu'il faut maintenant examiner de plus près.
L'histoire classique des sciences était absorbée par l'étude
des continuités. Aussi croyait-elle avoir tracé le
développement d'une notion quand elle en avait repéré
l'origine dans l'Antiquité classique ou préclassique, et qu'elle
avait subi ses éclipses, ses renaissances et ses transformations
jusqu'au moment de lui faire prendre place dans le corps
constitué d'une science. Ainsi, une histoire de l'atomisme part
généralement de Leucippe et de Démocrite, et range sur une
même lignée un ensemble de spéculations, d'observations, de
calculs, d'expérimentations et de théories, qui recouvre des
données aussi hétéroclites que le matérialisme philosophique,
la théorie antique et alchimique des éléments, la notion
euclidienne de corps réguliers, le calcul des indivisibles, la
théorie chimique des éléments, bref aussi bien le clinamen
d'Épicure que le saut quantique.
On voit immédiatement ce qu'il y a de dangereux à
interpréter les atomes des Anciens à travers les idées des
Modernes comme si ces dernières pouvaient éclairer
brusquement les données confuses et tâtonnantes du passé et
assurer à celles qu'elles éliraient un fondement objectif et un
statut scientifique. On voit moins ce même danger quand on
compare deux états parfois très voisins de ce qu'on regarde
comme une même discipline, et l'on cède alors, par un
mouvement naturel de l'esprit, à ce que Bergson appelait
justement les illusions rétrospectives. C'est qu'avec de tels
procédés nous risquons constamment de franchir les bornes
d'un système discursif donné, en faisant dire à un mot ou à
une idée plus qu'ils ne pouvaient contenir étant donné
l'ensemble des mots et des idées dans lequel ils se trouvaient
définis ou du moins situés. Il est très difficile de prendre
conscience de ces bornes quand nous vivons et pensons à
l'intérieur du système qu'elles délimitent encore. Elles
constituent un horizon familier et pour cela presque
imperceptible, et elles assignent un cours réglé quoique non
immédiatement visible aux pratiques et aux spéculations des
hommes.
Ressaisir mots et idées dans ces liaisons de système et donc
dans les lois qui les groupent et les distinguent, c'est les
apercevoir comme pensées. En d'autres termes, pratiques
institutionnalisées ou savoirs empiriques dessinent, au point
de vue où nous nous plaçons, de véritables a priori historiques
qu'on ne saurait d'ailleurs ramener à un canon unique et dont
l'enquête seule montrera, spécifique pour chaque époque et
pour chaque groupement de savoirs, les liaisons internes et
les rapports avec d'autres groupements.
Lorsqu'elle prend pour objet des savoirs empiriques
relativement dégagés des institutions, cette étude des
systèmes de pensée donne lieu, en particulier, à une
épistémologie comparée qui fait mieux ressortir la nature des
relations qui les gouvernent. Il arrive en effet entre plusieurs
systèmes différents, disons la grammaire générale, l'histoire
naturelle et l'analyse des richesses au xvme siècle, que ces
relations soient analogues bien que les éléments qui leur
servent d'arguments spécifiques n'aient rien de commun
dans leur substance. On peut alors repérer des corrélations et
des décalages entre ces systèmes, qui précisent leur
individualité. Il arrive encore que par-delà les règles
taxinomiques permettant de classer les éléments, nous
ressaisissions des règles de dérivation dont les termes ne sont
pas donnés au niveau des éléments, bien qu'ils soient
nécessairement utilisés pour aboutir à eux. La syntaxe propre
à de tels systèmes peut être conçue comme une suite
ordonnée d'opérations, sur le modèle, repris par la science
quand la pédagogie l'abandonne, de ce que nous faisions
quand, à l'école, nous apprenions à analyser
grammaticalement une phrase. Alors c'est par exemple
l'ensemble et l'ordre de ces règles abstraites qui changeront,
et par où l'on complétera la comparaison faite sur les
relations entre éléments concrets et superficiels.
Si l'on veut des exemples plus proches de nous, qu'on
observe le développement actuel d'un certain groupe de
sciences humaines. Qu'on examine l'usage que la linguistique,
l'ethnologie, la mythologie, l'histoire des religions font de
concepts comme ceux d'opposition différentielle, de système
d'oppositions, de comparaison entre systèmes. On apercevra
dans cet usage une nouvelle illustration de ce que sont les
systèmes de pensées qu'on se proposerait d'étudier, avec
peut-être cette différence que ceux qui se constituent
aujourd'hui sous nos yeux prennent conscience beaucoup
plus clairement que ne l'avaient fait leurs ancêtres de leur
nature et des affinités qui les rapprochent les uns des autres.
IV
II
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Rousseau Jean-Jacques
Roussel Raymond
Rousset David
Roy Claude
RoyerJean
Ruf Eric
Russel l Bertrand
Saïd Edward
Salamatian Ahmad
Salmon Jean-Marc
Sartre Jean-Paul
Sauron Bruno
Sautet Claude
Scherer René
Schmidt Jurgen
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Schwartz Laurent
SEARLÉJohn
SEMPRúNjorge
SÉNÈQUE
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VlALLANEIX Paul
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Vian Michelle
Victor Pierre
Vidal-Naquet Pierre
Vincent de paul Saint
Vitez Antoine
Voeltzel Thierry
Vouzelaud Maurice
VUILLEMIN Jules
Waelhens Alphonse de
Wahl François
Wahl Jean
Walesa Lech
Waller Erik
Wallon Henri
Weber Alfred
Weber Henri
Weber Max
Weil Éric
Weil Raymond
Weil Simone
White Edmund
Wittgenstein Ludwig
Wolff Étienne
Wurmser André
Zamansky Marc
Zemb Jean-Marie
Zurowski Maciej
TABLE
Annexes
Sources
Index des noms
F lammarion
Notes