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DIDIER ERIBON

Michel
^■Foucault

Champs biographie
Didier ERIBON

MICHEL FOUCAULT

Champs biographie
Didier Eribon

Michel Foucault


II CENTRE
■ ■ NATIONAL
■ DU LIVRE

www.centrenationaldulivre.fr

Champs biographie

Édition revue et enrichie, 2011.


© Édition originale, Flammarion, 1989.

ISBN Epub : 9782081266704


ISBN PDF Web : 9782081266711
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081218000

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l’éditeur

À sa parution en 1989, cinq ans après la mort de Foucault,


cette biographie fut internationalement saluée comme un
événement. Explorant les archives inédites, Didier Eribon y
restituait magistralement les mille visages, connus et
inconnus, d’un philosophe dont toute l’oeuvre peut se lire
comme une insurrection contre la violence des normes et de
la normalité. Captant la singularité d’un homme énigmatique
et d’une pensée passionnément critique, il la réinscrivait
dans ses différentes époques et dans ses multiples
dimensions - philosophique, politique, sexuelle... - pour
proposer une vaste fresque de la vie intellectuelle française
de la deuxième moitié du xxe siècle.
Cette nouvelle édition, entièrement remaniée, est largement
augmentée de nombreux éléments concernant les relations -
positives ou négatives - de Foucault avec Georges Dumézil,
Louis Althusser, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, ou encore
Simone de Beauvoir... Elle revient également sur les rapports
de Foucault à la sexualité ou aux drogues.
Qu’est-ce qu’une existence philosophique ? Comment un
geste théorique s’ancre-t-il dans l’expérience vécue ? Telles
sont les questions que cet ouvrage entend à nouveau poser,
afin de rendre au geste foucaldien et à son héritage leur
radicalité.

Didier Eribon est professeur à la Faculté de philosophie,


sciences humaines et sociales de l’université d’Amiens. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages considérés comme des
classiques, parmi lesquels Réflexions sur la question gay
(Fayard, 1999), Une morale du minoritaire (Fayard, 2001), et
Retour à Reims (Fayard, 2009, Champs-Flammarion, 2010).
Michel Foucault
Pour Olivier Séguret
PRÉFACE À LA TROISIÈME ÉDITION (2011)

La première édition de ce livre a paru en 1989. Elle fut


suivie, un an et demi plus tard, d'une réédition dans la
collection de poche « Champs-Flammarion », avec quelques
modifications mineures et l'ajout, sous forme d'annexes, de
plusieurs documents inédits. L'ouvrage fut bientôt traduit
dans de nombreuses langues. Et, depuis lors, il a vécu et
continue de vivre sa vie à l'échelle internationale.

Quand on m'informa, il y a quelque temps déjà, que, après


de multiples réimpressions, il se trouvait encore une fois sur
le point d'être épuisé et qu'on allait procéder à un nouveau
tirage, je fus pris d'un désir, doublé d'une hésitation : devais-
je profiter de l'occasion pour mettre à jour ce texte écrit
entre le milieu et la fin des années quatre-vingt ?

Une première raison me le dictait : dans mon travail


ultérieur, j'avais été amené à compléter, préciser, reformuler
ce que j'avais établi dans cette biographie, en tenant compte
de témoignages publiés après celle-ci et qui permettent de
mieux connaître ou contribuent à éclairer certaines périodes
dont je m'étais efforcé de rendre compte - je pense par
exemple à l'autobiographie ou aux correspondances de Louis
Althusser. C'est le cas dans mon Michel Foucault et ses
contemporains, en 1994 ou dans la troisième partie de mes
Réflexions sur la question gay, consacrée aux « Hétérotopies de
Michel Foucault », en 1999. Ne pouvais-je au moins réintégrer
quelques-uns de ces apports dans une version remaniée de
mon livre ancien ? Oh, certes ! je n'envisageais pas de le
refaire intégralement : je ne suis plus le même qu'autrefois, et
l'activité biographique est désormais derrière moi. D'autant
qu'il aurait fallu y passer plusieurs années, et que d'autres
tâches m'appelaient (j'étais engagé dans la rédaction de ce
qui allait devenir Retour à Reims et dans ce qui découlera, un
jour prochain, de cet « essai d'auto-analyse »). Non :
simplement garder l'armature, la cohérence interne du récit,
et le nourrir d'éléments nouveaux.
Une autre raison, également évidente, se présentait à moi :
Foucault, lui aussi, a beaucoup changé en vingt ans ! En tout
cas, son œuvre s'est épaissie ; elle a proliféré : les volumes des
Dits et écrits ont rassemblé des textes auparavant dispersés et
parfois inconnus ; les publications posthumes se succèdent à
un rythme soutenu, avec notamment la série des Cours au
Collège de France...
Fallait-il que je me lance dans la mise au point d'une
version « revue et augmentée » ? J'hésitai. Tergiversai. Puis
me décidai. En me demandant : cela va-t-il me conduire à
modifier le regard que j'avais porté sur Foucault ? Allais-je
devoir présenter un autre Foucault, dont la silhouette et le
visage se seraient dégagés de ce chantier qui devait
m'entraîner un peu plus loin et s'avérer un peu plus long et
un peu plus complexe que je n'avais prévu ? Je suis frappé au
contraire par le fait que le portrait que j'avais proposé, à la
fois de l'homme et de l'œuvre, sort non seulement confirmé
mais renforcé par la documentation aujourd'hui disponible.
Sans doute parce que la fréquentation - brève, mais assez
étroite - de Foucault lui-même m'avait permis d'acquérir une
perception, une intuition de ce qui avait sous-tendu sa
démarche intellectuelle, des pulsions et des passions qui
avaient présidé à son projet d'écriture, et que mon livre avait,
je crois, réussi à restituer.
Foucault n'a cessé d'ancrer ses élaborations théoriques
dans son expérience personnelle (allant jusqu'à déclarer que
chacun de ses livres pouvait se lire comme un « fragment
d'autobiographie »). Dans une conférence de 1978, où il traite
du développement de 1'« art de gouverner », il explique qu'on
a assisté, aux xve et xvie siècles, en Occident, à la
généralisation de la question : « Qu'est-ce que gouverner ? »
Or, ajoute-t-il, cette question ne peut être dissociée d'une
autre interrogation qui lui fait face : « Comment ne pas être
gouverné ? » Ce qu'il convient de ne pas entendre au sens de :
ne pas être gouverné du tout. Mais : ne pas être gouverné
comme cela, pas au nom de ces principes-là, en vue de tels
objectifs et par le moyen de tels procédés... C'est, dit Foucault,
ce qu'on peut désigner sous le nom d'« attitude critique ». Et
il commente :
« Si la gouvernementalisation, c'est bien ce mouvement par
lequel il s'agissait, dans la réalité même d'une pratique
sociale, d'assujettir les individus par des mécanismes de
pouvoir qui se réclament de la vérité, je dirai que la critique,
c'est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit
d'interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir
sur ses discours de vérité ; la critique, cela sera l'art de
l'inservitude volontaire, de l'indocilité réfléchie. La critique
aurait essentiellement pour fonction le désassujettissement
dans le jeu de ce qu'on pourrait appeler, d'un mot, la
politique de la vérité \ »

Cette idée d'une inservitude volontaire, d'une indocilité


réfléchie, c'est-à-dire d'une indocilité qui se prend elle-même
pour objet d'analyse, nous permet de mieux comprendre ce
que Foucault voulait dire quand il soulignait l'intensité du
rapport entre ses expériences personnelles et son travail
théorique. Car il ne fait aucun doute que c'est son propre
projet, son propre engagement qu'il décrit quand il parle de
la « pensée comme activité critique », et plus encore quand il
caractérise la critique non comme une théorie ou une
doctrine, mais comme un « éthos ». L'insoumission au monde
tel qu'il est, la rétivité face aux pouvoirs et aux normes qui
enserrent la liberté et les possibilités de la subjectivité
constituent le point de départ - et la nécessité existentielle -
de l'analyse historique et politique. La notion d'« indocilité
réfléchie » n'est donc, pour Foucault, qu'une autre manière
d'affirmer que chacun de ses livres est un fragment
d'autobiographie. Et l'on comprend pourquoi il peut définir le
rôle du philosophe comme celui qui fait le « diagnostic du
présent » et entreprend, pour changer ce présent,
l'investigation historico-critique, qui permet de montrer que
ce que nous sommes est un produit de l'histoire et peut être
transformé par l'histoire. Aussi, lorsqu'il évoque le long
détour par l'érudition et la plongée dans les archives que
requiert cette « ontologie de nous-mêmes », on ressent
immédiatement que la magnifique formule qu'il emploie le
contient lui-même tout entier : « Un labeur patient qui donne
forme à l'impatience de la liberté2 ».

Paris, le 22 novembre 2010.


PREMIERE PARTIE

LA PSYCHOLOGIE AUX ENFERS


1
« La ville où je suis né »

Quelques lignes, au dos d'une carte postale : « Telle est la


ville où je suis né : des saints décapités, le livre dans la main,
veillent que la justice soit juste, que les châteaux soient forts
et que les enfants ne trouvent pas le secret des jardins
tranquilles. Voilà l'hérédité de ma sagesse1. » C'est ainsi que
Michel Foucault aimait à parler de Poitiers, où il avait passé
les premières années de sa vie et son adolescence. Une ville
de province repliée sur ses églises romanes et son palais de
justice du xve siècle, dont les statues ont en effet perdu la
tête. Une ville qu'on pourrait croire sortie d'un roman de
Balzac. Belle. Étouffante sans doute, mais belle. L'ancienne
cité est perchée sur un promontoire et semble défier le temps
qui passe et les bouleversements qu'il apporte.
Conjurer le temps qui passe : c'est peut-être à cette fin que
la famille Foucault donne aux garçons le même prénom de
père en fils : Paul Foucault le grand-père, Paul Foucault le
père, Paul Foucault le fils... Mais Mme Foucault n'a pas voulu
abdiquer totalement devant les traditions imposées par la
famille de son mari. Son fils doit s'appeler Paul. Soit ! Mais
elle y ajoute un trait d'union et un deuxième prénom : Michel.
Pour les papiers officiels comme pour les registres scolaires, il
s'appelle Paul. C'est tout. Pour l'intéressé lui-même, ce sera
bientôt le contraire : Michel, simplement. Pour
Mme Foucault, il sera toujours Paul-Michel, et c'est sous ce
prénom qu'elle évoquait encore le souvenir de son fils, peu
avant de s'éteindre. Toute la famille parle encore aujourd'hui
de « Paul-Michel ». Pourquoi a-t-il changé de prénom ?
« Parce que ses initiales faisaient P.-M. F., comme Pierre
Mendès France », disait Mme Foucault. C'est l'explication que
son fils lui avait donnée. À ses amis, il avait présenté les
choses d'une tout autre manière : il ne voulait plus porter le
prénom de son père, qu'adolescent il haïssait.

Paul Foucault. C'est le nom du père. Il est chirurgien à


Poitiers et professeur d'anatomie à l'École de médecine. Il est
fils d'un chirurgien de Fontainebleau. Il a épousé Anne
Malapert. Fille d'un chirurgien de Poitiers, professeur à
l'École de médecine. Ils vont habiter la grande maison
blanche, sans cachet particulier, mais proche du centre-ville,
que le Dr Malapert a fait construire en 1903. Elle donne à la
fois sur la rue Arthur-Ranc et sur le boulevard de Verdun qui
dévale de la ville haute vers la vallée du Clain. Le Dr Paul
Foucault et sa femme auront trois enfants : Francine l'aînée,
puis Paul, quinze mois plus tard. Le 15 octobre 1926, très
exactement. Un second fils naîtra quelques années après :
Denys. Trois enfants qui vont vivre la vie des enfants de la
bonne bourgeoisie de province. La famille est aisée.
Mme Foucault possède une maison à vingt kilomètres de la
ville, à Vendeuvre-du-Poitou. Une superbe bâtisse, entourée
d'un parc. Elle possède aussi des terres, des fermes et des
champs. Le Dr Foucault est un chirurgien très réputé, qui
opère toute la journée, dans les deux cliniques de Poitiers.
C'est un notable de la région. Bref : on ne manque pas
d'argent chez les Foucault. Une nurse s'occupe des enfants,
une cuisinière s'occupe de la maison, il y aura même un
chauffeur... L'éducation sera plutôt rigoureuse, encore que
Mme Foucault ait fait sienne la maxime de son père, le
Dr Malapert : « L'important est de se gouverner soi-même. »
Elle évitera de diriger ou d'orienter les lectures de ses
enfants. Quant à la religion, il ne semble pas qu'elle ait hanté
la famille. Certes, tout le monde va à la messe le dimanche, à
l'église Saint-Porchaire, au cœur de la ville. Mais
Mme Foucault néglige plus d'une fois de s'y rendre et c'est sa
mère, la grand-mère de Francine, Paul-Michel et Denys, qui
les y mène. Paul-Michel servira la messe comme enfant de
chœur pendant quelque temps. Tradition oblige. Plus tard,
bien plus tard, Michel Foucault dira même dans une interview
que sa famille était plutôt anticléricale. Sans doute les deux
aspects coexistaient-ils : respect des convenances et
éloignement de la croyance.
Si Paul-Michel commence sa scolarité à l'ombre des
Jésuites, c'est donc le seul fait du hasard. Ou de l'histoire, ce
qui est souvent la même chose. Car le lycée Henri-IV, qui
comprend des classes maternelles et primaires et accueille
par conséquent de très jeunes enfants, est installé rue Louis-
Renard dans un antique bâtiment qui avait appartenu à la
Compagnie de Jésus. Lycée public, mais adossé à une chapelle,
qui tient plutôt de l'abbaye, par sa taille et son allure
imposante. Le fils du Dr Foucault a moins de quatre ans quand
il entre pour la première fois dans la cour carrée de
l'établissement. Au-dessus du portail intérieur, des siècles
d'histoire contemplent les enfants qui passent : un portrait
d'Henri IV, « fondateur », un autre de Louis XIV,
« bienfaiteur » sont gravés dans la pierre. Des rois en effigie
qui doivent tout de même impressionner les plus jeunes des
élèves. Paul-Michel, d'ailleurs, n'a pas encore l'âge légal pour
être admis dans l'établissement. Mais il ne veut pas qu'on le
sépare de sa sœur. Mme Foucault en a parlé à l'institutrice qui
lui a fort gentiment répondu : « Vous pouvez nous l'amener,
nous le mettrons au fond de la classe avec des crayons de
couleur. » Et le 27 mai 1930, il se retrouve en effet au fond de
la classe, avec des crayons de couleur. « Mais il en a profité
pour apprendre à lire », commentait Mme Foucault. Il fera
deux années de « classes enfantines »Jusqu'en 1932. Et suivra
les classes primaires jusqu'en 1936. Date à laquelle il devient
un élève du lycée proprement dit : les classes secondaires. Il
quittera le lycée Henri-IV à la rentrée de l'année 1940. Après
avoir réalisé une mauvaise année. Et il entrera alors au
collège Saint-Stanislas.
Car jusque-là, il n'y avait guère eu de problèmes. Paul-
Michel Foucault n'était pas très brillant en mathématiques.
Mais ses notes en français, en histoire, en grec ou en latin
compensaient largement ce handicap et lui permettaient de
rafler régulièrement les « prix d'excellence ». Que s'est-il
passé en classe de troisième, pour que ses notes chutent à ce
point ? Mme Foucault avançait une explication : le proviseur
du lycée avait subi une attaque cérébrale et ne pouvait plus
s'occuper de son établissement, dans la situation nouvelle
créée par la guerre. Il est vrai que les conditions ont
soudainement changé. La population s'est gonflée des afflux
successifs de réfugiés et les écoles et lycées de la ville doivent
accueillir élèves et professeurs arrivés de Paris. Le lycée
Henri-IV héberge en partie le lycée parisien Janson-de-Sailly
qui s'est replié à Poitiers. Aussi la sérénité tranquille et
assurée des études poitevines se trouve-t-elle sérieusement
perturbée. Et les hiérarchies installées également : Michel
Foucault parlera un jour à un de ses amis du désarroi qui
avait été le sien lorsqu'il s'était vu dépassé, supplanté par les
nouveaux venus, lui qui avait toujours été parmi les premiers,
sinon le premier de la classe... Une autre explication est
donnée par certains camarades de Foucault à cette époque : le
professeur de français l'avait pris en grippe. M. Guyot
n'aimait pas beaucoup les enfants de la bourgeoisie. Radical et
voltairien, ce professeur très « Troisième République » ne
prenait guère la peine de cacher son mépris pour les fils de
notables. Tout le portait à détester les enfants des beaux
quartiers parisiens qui débarquaient dans sa classe. Et il
englobe dans sa haine redoublée les quelques représentants
de cette race honnie qu'il croit déceler parmi les rejetons de
sa bonne ville de Poitiers. Perturbé, désorienté, Paul-Michel
Foucault sent le sol de l'évidence scolaire se dérober sous ses
pieds. Ses résultats s'en ressentent très durement. Dans
toutes les matières, sauf la version latine. À la fin de l'année,
la décision du chef d'établissement tombe comme un verdict
inacceptable aux yeux de Mme Foucault : « Examen de
passage à repasser en octobre. » Mme Foucault préfère
prendre les devants : elle inscrit son fils dans un collège
religieux, Saint-Stanislas, situé en ces temps-là à l'angle des
rues Jean-Jaurès et de l'Ancienne-Comédie. Ce n'est pas
l'établissement religieux le mieux considéré de la ville. Le
collège Saint-Joseph a bien meilleure réputation : tenu par les
Jésuites, il accueille plutôt des élèves issus de la haute
bourgeoisie et de la noblesse terrienne de la région. Le collège
Saint-Stanislas se situe un cran en dessous : ce sont plutôt les
fils de gros commerçants et de petits industriels qui forment
son public. La qualité de l'enseignement est loin d'atteindre le
niveau que tout le monde reconnaît à Saint-Joseph. Le collège
Saint-Stanislas est entre les mains des Frères des Écoles
chrétiennes depuis 1869. On les appelle aussi les Frères
ignorantins. Lorsque Paul-Michel Foucault y fait son entrée,
nous sommes en septembre 1940. À cette date, la ville est
occupée par les Allemands depuis quelques semaines. La zone
libre se trouve à vingt kilomètres de Poitiers. De l'autre côté
de la ligne de démarcation, c'est presque un autre monde : il
faut un sauf-conduit pour y accéder. Trop jeunes pour être
enrôlés dans le Service du travail obligatoire en Allemagne,
les élèves de seconde peuvent continuer leurs études. Tout au
plus sont-ils requis pour le « service rural » : six semaines
d'agriculture pendant les vacances d'été, avec la tâche
notamment de détruire les doryphores... Parmi les
professeurs marquants, tous les anciens du collège ont en
mémoire l'étrange professeur d'histoire, le père de
Montsabert. C'est un moine bénédictin de l'abbaye de Ligugé,
et il est curé de Croutelle, un petit village des environs. Il fait
tous ses trajets à pied et il n'est pas rare de l'apercevoir sur la
route qui mène de Poitiers à Ligugé, bâton de pèlerin à la
main, robe de bure ample et crasseuse. Les gens s'arrêtent
pour le prendre en voiture, malgré sa saleté repoussante : « Je
l'ai pris une fois, racontait Mme Foucault, et après cela, la
voiture était pleine de puces. » Cet original est aussi un
érudit, qui se promène toujours avec une besace bourrée de
livres en bandoulière. Son cours est un grand moment de la
vie du collège. Voici ce qu'en dit un des anciens élèves, dans
un livre de souvenirs paru en 1981 : « Ses cours étaient
inoubliables. Partant d'une connaissance étonnante des
événements et des hommes, il portait des jugements taillés à
l'emporte-pièce d'où la gaillardise n'était pas exclue. Se
laissant emporter par son sujet et par la fougue de sa pensée
comme par le pittoresque de ses images, il déclenchait
inévitablement une explosion de rires qui dégénéraient en
une véritable foire. Se sentant alors débordé, incapable de
rétablir l'ordre, il quittait la salle en pleurant, comme un
enfant, déclarant : “Mes pauvres enfants, j'peux plus, j'peux
plus.” Mais sur la promesse que c'était fini, qu'on ne
recommencerait plus, il revenait, reprenait tout doucement
son cours, dans le plus parfait silence. Se laissant emporter de
nouveau par son sujet et par sa verve, le ton montait
progressivement et il déclenchait, par quelque formule
extraordinaire, une nouvelle fois le rire2. » Il semble bien,
selon Mme Foucault, que ce soit le seul professeur qui ait
quelque peu marqué Paul-Michel, qui s'intéressait à l'histoire
depuis son plus jeune âge. Il avait lu avec passion V Histoire de
France de Jacques Bainville et avait été très frappé par les
illustrations qui l'accompagnent. Un personnage surtout
fascinait le jeune enfant : Charlemagne. Dès l'âge de douze
ans, racontait Mme Foucault, il faisait des cours d'histoire... à
l'usage de son frère et de sa sœur. Bref, l'enseignement du
père de Montsabert est destiné à lui plaire. D'ailleurs, cet
apprentissage de l'histoire, émaillé d'anecdotes et de bons
mots, enthousiasme tous les élèves. Le témoin déjà cité
conclut son récit par cette appréciation : « L'histoire
enseignée de telle manière ne pouvait pas ne pas retenir. »
Paul-Michel suit donc ses classes de seconde, première et
terminale au collège de la rue Jean-Jaurès. Ses résultats sont
plus que satisfaisants. Il est toujours classé à un très bon rang
lorsque les prix sont décernés en fin d'année : en seconde, par
exemple, il obtient le troisième prix de composition française,
le deuxième prix d'histoire de la littérature française, le
deuxième prix de grec, le deuxième prix d'anglais, le
deuxième prix de version latine, le premier prix de littérature
latine, le premier accessit d'histoire... Mais dans presque
chaque matière, il est devancé par un de ses camarades et
ami, qui s'appelle... Pierre Rivière. Le philosophe s'amusera-t-
il quand, trente-cinq ans après, il exhumera des archives où il
dormait le fabuleux mémoire d'un « parricide du xixe siècle »
et le publiera accompagné d'un commentaire, dans l'ouvrage
aujourd'hui célèbre Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma
sœur et mon frère ? Qui pourrait le dire ? En tout cas, bien que
rivaux en classe, les deux garçons sont très liés. Tous deux
partagent une grande soif de savoir et de lectures. Ils vont
s'approvisionner chez un personnage original de la ville,
l'abbé Aigrain, surnommé le Pic de la Mirandole de Poitiers. Il
est professeur à l'Université catholique d'Angers, il collabore
à plusieurs revues en tant que critique musical, et dispose
chez lui d'une bibliothèque remarquable. Il reçoit des
étudiants, des lycéens, à qui il recommande et prête des
livres, principalement d'histoire et de philosophie. « Foucault
était, comme je l'étais moi-même, très assidu, chez l'abbé
Aigrain », raconte Pierre Rivière, « et cette bibliothèque de
l'abbé comptait beaucoup pour nous parce que c'étaient des
lectures en dehors de tout programme scolaire, » Des lectures
hors programme, et ô combien attirantes ! C'est peut-être ce
qu'offrira aussi à Paul-Michel Foucault un ami de sa famille,
René Beauchamp : un freudien de la première heure, et qui a
beaucoup œuvré à l'introduction de la psychanalyse en
France.
En classe de première, Paul-Michel Foucault obtient
d'excellents résultats. Et, en 1942, il entre en terminale et
s'apprête à faire connaissance avec la philosophie. Le
professeur qui doit la lui enseigner est considéré comme une
figure éminente que les professeurs de la faculté n'hésitent
pas à consulter. Tous les élèves attendent beaucoup de
l'année qu'ils doivent passer avec lui. Mais le chanoine Duret,
qui appartenait à un réseau de résistance, est arrêté par la
Gestapo le matin même de la rentrée. On ne le reverra jamais.
Il est remplacé par un autre professeur, qui tombe malade
quelques jours plus tard. C'est donc un moine de l'abbaye de
Ligugé qui va exercer les fonctions de professeur de
philosophie. Le Dr Foucault connaît bien plusieurs moines de
l'abbaye, avec qui il a servi dans l'armée d'Orient, pendant la
Première Guerre mondiale,,. Aussi Mme Foucault n'a-t-elle
pas hésité à faire appel à eux pour qu'ils envoient à Saint-
Stanislas quelqu'un qui pourrait assurer l'enseignement de la
philosophie. Le Père supérieur charge Dom Pierrot de cette
mission. Ce dernier se contente de commenter le manuel,
pour rester au plus près du programme : il doit préparer sa
classe au bac, et il n'entend pas faire autre chose. Mais il aime
aussi à parler avec les élèves en dehors des heures de cours.
Lorsqu'il aura terminé son « remplacement », Dom Pierrot
recevra encore la visite du « jeune Foucault, qui vient le voir
en vélo jusqu'à Ligugé. Ils parlent de Platon, de Descartes, de
Pascal, de Bergson,,. Dom Pierrot se souvient fort bien de son
élève : « Les jeunes étudiants en philosophie que j'ai connus,
je les classais en deux catégories : ceux pour qui la
philosophie serait toujours un objet de curiosité et qui
voudraient s'orienter vers la connaissance des grands
systèmes, des grandes œuvres, etc. Et ceux pour qui elle serait
plutôt une question d'inquiétude personnelle, d'inquiétude
vitale. Les premiers sont marqués par Descartes, les seconds
par Pascal. Foucault appartenait à la première catégorie. On
sentait chez lui une formidable curiosité intellectuelle. »
Comme l'enseignement de la philosophie a tout de même
été très perturbé au collège Saint-Stanislas, Mme Foucault a
demandé à un professeur de la faculté des lettres de lui
envoyer un étudiant pour donner des leçons particulières à
son fils. Louis Girard est en deuxième année de philosophie,
et un beau jour, il sonne à la porte des Foucault, au 10 de la
rue Arthur-Ranc : « Je venais trois fois par semaine, raconte-
t-il. La philosophie que je recevais à la fac était une sorte de
kantisme assez vague, arrangé à la mode du xixe siècle, à la
Boutroux, et c'est ce kantisme que je lui ressortais. Je le
faisais avec un certain entrain, parce que j'avais vingt-deux
ans, mais je n'avais pas fait énormément de philosophie moi-
même. » Quel souvenir a-t-il gardé de son élève ? « Il était
très exigeant. J'ai eu des élèves par la suite qui m'ont paru
plus doués, mais pas qui aient été capables de saisir l'essentiel
aussi rapidement, et d'organiser leur pensée avec cette
rigueur. »
À la fin de l'année scolaire - le père Lucien, professeur au
grand séminaire, ayant pris en main l'enseignement de la
philosophie, avant de rejoindre le chanoine Duret dans son
destin tragique -, Paul-Michel Foucault obtiendra le
deuxième prix de philosophie. Le premier revenant à Pierre
Rivière, qui deviendra plus tard membre du Conseil d'État.
Foucault aura le premier prix en géographie, en histoire, en
anglais, en sciences naturelles...
Il ne faudrait pas imaginer, à évoquer les deux professeurs
de philosophie déportés par les Allemands, que le collège
Saint-Stanislas fut un « bastion de la Résistance », Le portrait
du maréchal Pétain y était affiché, comme c'en était
l'obligation pour tous les établissements scolaires. En outre,
les élèves devaient se rassembler dans la cour pour chanter
« Maréchal, nous voilà », et se faisaient houspiller quand ils
n'y mettaient pas assez d'ardeur. Certains parlent d'un
« vichysme ambiant » qui régnait dans le collège, même si
certains réseaux de la Résistance semblent l'avoir parfois
utilisé comme un lieu de rencontre, où s'échangeaient des
cartes d'identité ou des certificats de démobilisation.
Plusieurs élèves seront arrêtés.
Michel Foucault évoquera un jour cette époque difficile,
dans un des entretiens où il s'est livré à la confidence
autobiographique sur ses années de jeunesse : « Ce qui me
frappe aujourd'hui, lorsque j'essaie de faire revivre ces
impressions, c'est que presque tous mes souvenirs
émotionnels sont liés à la situation politique. Je me souviens
très bien avoir éprouvé l'une de mes premières grandes
terreurs lorsque le chancelier Dollfuss fut assassiné par les
nazis. C'était en 1934, je crois. Tout cela est très loin de nous
maintenant. Rares sont les gens qui se souviennent du
meurtre de Dollfuss. Mais j'ai le souvenir d'avoir été terrorisé
par cela. Je pense que j'ai ressenti là ma première grande
frayeur quant à la mort. Je me souviens aussi de l'arrivée des
réfugiés espagnols à Poitiers ; et de m'être battu en classe à
propos de la guerre éthiopienne. Je pense que les garçons et
les filles de ma génération ont eu leur enfance façonnée par
ces grands événements historiques. La menace de la guerre
était notre toile de fond, le cadre de notre existence. Puis la
guerre vint. Bien plus que les scènes de la vie familiale, ce
sont ces événements concernant le monde qui sont la
substance de notre mémoire. Je dis “notre” mémoire, parce
que je suis presque sûr que la plupart des jeunes Français et
Françaises de l'époque ont vécu la même expérience. Il pesait
une vraie menace sur notre vie privée. C'est peut-être la
raison pour laquelle je suis fasciné par l'histoire et par la
relation entre l'expérience personnelle et les événements
dans lesquels nous nous inscrivons. C'est là, je pense, le noyau
de mes désirs théoriques3. »

En juin 1943 arrivent les épreuves finales du baccalauréat


qui, à l'époque, s'obtenait en deux parties. À la fin de la classe
de première, les élèves passaient les épreuves de français, de
latin et de grec... L'année suivante, celles de philosophie, de
langues, d'histoire et de géographie... Foucault réussit la
première partie avec la mention « assez bien », en juin 1942. Il
réussira la seconde avec la même mention. Il obtient 8/10 en
histoire, 7/10 en sciences naturelles, mais seulement 10/20 en
philosophie.
Que faire après les études secondaires ? Le Dr Foucault a
choisi la voie dans laquelle il veut que son fils s'engage : celle
qu'il a lui-même suivie. Paul-Michel doit être médecin. Le
problème, c'est que Paul-Michel ne veut pas. Il a décidé
depuis longtemps de décevoir son père. Il se passionne pour
l'histoire, la littérature et l'idée de faire des études de
médecine lui fait horreur. La discussion sera quelque peu
orageuse, le jour où il annoncera sa décision. Son père ne
cache pas sa déconvenue et il essaie de ramener le jeune
homme à la raison. Mais Mme Foucault se veut toujours fidèle
à l'adage de son père, « se gouverner soi-même », et elle
intervient auprès de son mari : « S'il vous plaît, n'insistez pas.
C'est un enfant qui travaille bien, il faut le laisser faire ce qu'il
veut. » Le Dr Foucault n'insistera pas longtemps. Il se
consolera en voyant son deuxième fils commencer des études
médicales. Il deviendra chirurgien. Paul-Michel peut alors
s'engager sur le chemin qu'il a choisi : préparer le concours
d'entrée à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, à Paris.
Pour cela, il doit suivre l'enseignement dispensé dans les
« classes préparatoires » dont la vocation est de donner aux
élèves la formation nécessaire pour passer les épreuves de ce
concours : une année d'hypokhâgne et une année de khâgne.
L'idéal, évidemment, serait de pouvoir suivre cet
enseignement dans les classes abritées par l'un des grands
lycées parisiens réputés pour leurs taux élevés de réussite au
concours. Mais c'est la guerre, et il est bien difficile pour
Mme Foucault d'envoyer son fils de dix-sept ans dans la
capitale. Il va donc s'inscrire au lycée de Poitiers, qu'il va
retrouver après trois années d'un intermède religieux dont il
gardera un souvenir déplorable. Il a détesté l'atmosphère qui
régnait dans l'établissement catholique, il a détesté les cours
qu'il y a reçus. Il a détesté la religion et les religieux. « Il en
parlait avec beaucoup de révolte et d'antipathie », dit un de
ses proches de l'époque.

Ainsi, à la rentrée de septembre 1943, Paul-Michel Foucault


revient-il dans les bâtiments du lycée de la ville. Il entre en
classe d'hypokhâgne et commence la préparation du
concours d'entrée à la rue d'Ulm. Ils sont une trentaine
d'élèves, dans les deux classes confondues de khâgne et
d'hypokhâgne et, pendant deux années, Foucault va écouter
avec un grand intérêt les cours de Gaston Dez, le professeur
d'histoire, et de Jean Moreau-Reibel, le professeur de
philosophie. Moreau-Reibel a été élève de la rue d'Ulm, il a
été professeur au lycée de Clermont-Ferrand et, en même
temps, il a donné des cours à la faculté des lettres de
Strasbourg, repliée dans la capitale de l'Auvergne. Son propos
déroute quelque peu ses élèves, au départ, par son manque
d'organisation, l'absence de plan, un aspect un peu bavard et
décousu. Lucette Rabaté se souvient d'avoir été déconcertée
par ses premiers cours suivis en septembre 1943. Mais peu à
peu les élèves commencent à mieux apprécier leur professeur
et à mieux comprendre son enseignement. Cet aspect
désordonné n'a évidemment pas échappé à l'inspecteur
général qui est venu écouter le cours de Moreau-Reibel. Dans
son rapport du 2 mars 1944, il parle en termes assez sévères
du professeur de Foucault : « La leçon que j'entends fait partie
d'une série sur “le vouloir social et les valeurs”, titre un peu
obscur auquel répond une certaine confusion du
développement. M. Moreau-Reibel a la parole facile et peut-
être se laisse-t-il entraîner par cette facilité. On aimerait une
construction plus vigoureuse, plus rigoureuse ; les idées
directrices apparaissent noyées dans le développement.
Insuffisante netteté des détails. Trop d'allusions à des
théories insuffisamment caractérisées. M. Moreau-Reibel
gagnerait à être plus sévère pour lui-même et à improviser un
peu moins. » Quoi qu'il en soit, Foucault commence à se
prendre au jeu, il s'intéresse de plus en plus à la discipline
qu'enseigne ce professeur un peu brouillon, et se met à lire
les auteurs dont il parle : Bergson, que M. Moreau-Reibel
apprécie tout particulièrement, Platon, Descartes, Kant,
Spinoza... Et comme Moreau-Reibel aimait bien faire son
cours sous forme de dialogue, raconte Lucette Rabaté, il
choisit pour interlocuteur celui qui s'entend le mieux à lui
donner la réplique : Paul-Michel Foucault. « Les autres étaient
un peu perdus », ajoute-t-elle.
L'autre professeur qui compte beaucoup pour Foucault,
c'est Gaston Dez. Il a collaboré au manuel Mallet-Isaac pour
les classes de sixième, il écrit régulièrement des articles pour
le bulletin de la Société des antiquaires de l'Ouest et, en 1942,
il a participé à un ouvrage collectif qui s'intitule Visages du
Poitou. Sa méthode d'enseignement est radicalement
différente de celle de son collègue de philosophie : il dicte ses
cours. Il dicte très lentement. Et comme il n'y a pas de
programme, le résultat est qu'il ne traite qu'une faible
portion du vaste ensemble sur lequel les candidats sont
susceptibles d'être interrogés. Aussi les élèves cherchent-ils à
se procurer les cours des années précédentes. Foucault, non
seulement se les est procurés, mais il les a recopiés, et les
prête volontiers.

La période 1943-1945 est évidemment une période difficile


et troublée. Pendant l'hiver, les problèmes de chauffage
rendent la vie très dure dans les classes du lycée. Des internes
ont pris le risque d'aller, pendant la nuit, voler du bois dans
les locaux de la Milice qui jouxtent le lycée. Pour les protéger
des soupçons qui pèsent sur eux, Lucette Rabaté et Paul-
Michel Foucault se rendent chez le proviseur et signent un
papier certifiant qu'ils ont eux-mêmes fourni le bois. L'affaire
en restera là. « Heureusement, dit Lucette Rabaté, on ne nous
a pas demandé où nous avions trouvé ce bois. Je ne sais pas ce
que nous aurions pu répondre. » Malgré les conditions de vie
souvent pénibles, il règne dans la classe une certaine « gaieté
étudiante ». Les élèves vont aux « matinées classiques »
données tous les mois dans le théâtre de la ville. Les pièces
étaient-elles si mal jouées, ou les élèves avaient-ils à ce point
envie de s'amuser ? Toujours est-il que les tragédies
provoquent des fous rires. « Pendant la représentation
d'Andromaque, se souvient Lucette Rabaté, Foucault n'arrêtait
pas de faire des plaisanteries et de rire. » Une gaieté un peu
factice, peut-être, mais en tout cas, ajoute-t-elle, « nous
évitions de parler des sujets importants, nous évitions
d'aborder les questions politiques, car les élèves venaient de
milieux très différents : parmi nos camarades de classe, il y
avait par exemple une jeune fille dont le père et le frère sont
morts en déportation, et un autre élève dont le père a été
fusillé à la Libération. Donc tout le monde se méfiait un peu
de tout le monde. » Et puis, surtout, Foucault était assez
solitaire : il travaillait tout le temps et se liait assez peu aux
autres. « Un jour, peu de temps avant le concours, je suis allée
avec lui pour demander des renseignements dans les locaux
de la faculté. Nous avons marché pendant un quart d'heure,
et il m'a dit : “C'est la première récréation que je m'accorde
cette année.” » Une récréation d'un quart d'heure !
Le plus grave, le plus dangereux et le plus effrayant, ce sont
les bombardements, qui n'épargnent pas la ville de Poitiers.
L'aviation anglaise vise la gare et la voie ferrée. Pendant les
alertes, les élèves courent se réfugier dans les abris. En
juillet 1944, plusieurs des quartiers proches de la gare
devront être évacués, par mesure de précaution. La rue
Arthur-Ranc fait partie des zones concernées. Aussi toute la
famille Foucault s'installe-t-elle à Vendeuvre pour l'été.
D'ailleurs, cette année-là, les cours se sont arrêtés très tôt au
lycée : le 6 juin 1944, le concierge a parcouru les couloirs du
lycée en criant : « Ils ont débarqué, ils ont débarqué. » Les
troupes alliées venaient de prendre pied sur les plages de
Normandie. Les élèves sont sortis des classes, dans une
explosion de joie. Évidemment, plus personne ne pense aux
cours. Quelques jours plus tard, la guerre fait rage dans toute
la région et l'enseignement est suspendu dans tous les
établissements scolaires. L'année suivante est à peine moins
troublée.

Les élèves ont tout de même préparé le concours et


quatorze candidats de l'Académie de Poitiers se présentent
devant les portes de l'hôtel Fumé, rue de la Chaîne, dans les
locaux de la faculté de droit pour passer les épreuves qui se
déroulent entre le 24 mai et le 5 juin 1945. L'épreuve de
français sera annulée deux fois en raison d'irrégularités
diverses. La première fois parce que, à Paris, un professeur de
la Sorbonne aurait dévoilé le sujet à ses étudiants quelques
jours avant le concours. La seconde, parce que les feuilles
officielles ne sont pas arrivées partout en même temps. Tous
les candidats devront recommencer cette épreuve : en tout,
trois fois six heures. Les résultats de l'écrit sont connus le
16 juillet. Deux élèves de Poitiers sont admissibles. Mais
Michel Foucault ne l'est pas. Il est cent unième à l'issue de
l'écrit. Et seuls cent candidats peuvent se présenter à l'oral.
Paul-Michel n'entrera pas à l'École normale de la rue d'Ulm. Il
a travaillé comme un damné, mais cela n'a pas suffi. Il est
affreusement déçu. Mais pas découragé. Il compte bien se
présenter une nouvelle fois, l'année suivante. Mais ici
s'achève sa scolarité à Poitiers. La rentrée de 1945 va marquer
un tournant très important dans son existence : il quitte sa
ville natale pour s'installer dans la capitale.

*
Poitiers : une ville étouffante. C'est le mot qui revient dans
tous les témoignages sur cette époque. « Je pense que cela
devait être affreux d'avoir passé toute son enfance dans cette
atmosphère », dit un ami de Foucault arrivé à Poitiers en
1944. « Une ville étroite, mesquine », ajoutent d'autres qui
ont voulu la fuir. Foucault quitte donc Poitiers à l'automne de
1945. Mais il ne rompra jamais totalement avec la ville de ses
années de jeunesse. Tout simplement parce qu'il ne va pas
rompre totalement avec sa famille. Il n'aime guère son père,
on l'a vu. Le Dr Foucault semble d'ailleurs avoir consacré
assez peu de temps à ses enfants. Il travaillait toute la journée
et une bonne partie de la soirée, et sa présence au domicile
familial était assez rare. Si rupture il y eut, c'est donc avec le
père qu'elle s'est produite. Michel Foucault en parlera un
jour, évoquant le souvenir de « rapports conflictuels sur des
points précis, mais qui représentaient un foyer d'intérêt dont
on n'arrivait pas à se détacher », même lorsqu'on avait quitté
sa famille4. En revanche, il restera pendant toute sa vie très
attaché à sa mère. Pendant ses années d'étude, il rentre à
Poitiers à chaque congé scolaire, et par la suite, il continuera
de rendre visite très régulièrement à ses parents. Après la
mort du Dr Foucault, en 1959, lorsque sa mère se sera retirée
au Piroir, sa maison de Vendeuvre, il viendra la voir chaque
année pendant les vacances. « Il me donnait toujours son
mois d'août », disait-elle. Et souvent plus : à Noël, ou au
printemps, il lui arrivait de venir passer quelques jours. Il
avait sa chambre, au rez-de-chaussée de la maison. Une sorte
de petit appartement isolé où il aimait à travailler. Il venait
seul, la plupart du temps, ou accompagné d'un ami, en de très
rares occasions. Mme Foucault se souvenait d'avoir ainsi reçu
Roland Barthes. En 1982, Michel Foucault songera à acheter
une maison dans les environs. Il parcourt alors la campagne à
bicyclette, avec son frère, s'arrêtant dans les villages, visitant
toute maison qui pourrait être « à vendre ». Son choix se
porte sur une jolie bâtisse située à Verrue, à quelques
kilomètres de Vendeuvre. C'est l'ancienne demeure du curé.
« La cure de Verrue » comme disait Foucault en riant. Ce nom
l'amusait beaucoup. Il l'achètera et commencera même les
réparations nécessaires. Mais il n'aura pas le temps de
l'habiter.
2
La voix de Hegel

Derrière le Panthéon, à côté de l'église Saint-Étienne-du-


Mont, un autre lycée Henri-IV, l'un des plus prestigieux
lycées de France, accueille au fil des ans l'élite des khâgneux.
Mme Foucault a rencontré un professeur de l'université de
Poitiers qui lui a dit les choses sans ambages : « A-t-on déjà vu
quelqu'un entrer à Normale Sup en venant d'un
établissement de la ville ? » La décision est rapidement
arrêtée : Paul-Michel tentera une nouvelle fois sa chance,
mais il mettra tous les atouts de son côté.
À l'automne de l'année 1945, il arrive à Paris pour rejoindre
ce sanctuaire qui domine le Quartier latin de toute la hauteur
de sa tour et de ses succès réitérés au concours d'entrée de la
rue d'Ulm. Le jeune « provincial » - c'est ainsi que le
perçoivent ses camarades de classe - est fagoté comme l'as de
pique et chaussé d'invraisemblables galoches : il débarque
dans le Paris de l'immédiat après-guerre où la vie est loin
d'être facile et les problèmes matériels - la nourriture -
toujours obsédants. D'ailleurs, ce n'est pas avec un
enthousiasme débordant que Foucault s'installe dans la
capitale. Les conditions de vie y sont trop difficiles pour que
la nouvelle existence qui l'attend puisse lui sembler
séduisante. Mme Foucault n'a pas réussi à acheter un
appartement, ni même à en louer un. Après avoir été hébergé
pendant quelques jours par Maurice Rat, un ami de la famille,
originaire de Vendeuvre et professeur de lettres au lycée
Janson-de-Sailly, Paul-Michel Foucault s'installe donc dans
une chambre que lui loue la directrice d'une école sur le
boulevard Raspail. Ce qui lui donne un statut plutôt bizarre
aux yeux des autres élèves. À l'époque, comme le rappelle Le
Roy Ladurie, les élèves des classes préparatoires à Paris se
répartissent en deux « catégories fondamentales » : les
externes, fils de la bourgeoisie parisienne qui regagnent
chaque soir le domicile familial, et les internes, venus de
province, qui n'imaginent même pas qu'il soit possible de
louer une chambre en ville \ Paul-Michel va bénéficier de ce
privilège : ses parents en ont les moyens et veulent éviter à
l'adolescent fragile et instable le choc d'une vie en commun
qu'il déclare détester par-dessus tout. Certes, il aura parfois
du mal à chauffer correctement les quelques mètres carrés de
son logement. Mais du moins sera-t-il seul. Ce qui renforce
cette image, présente dans tous les témoignages, d'un garçon
sauvage, énigmatique, fermé sur lui-même. D'ailleurs ses
activités parisiennes, au cours de cette année-là, seront, il
faut bien le dire, assez limitées : tout au plus ira-t-il
quelquefois au cinéma avec sa sœur, qui vient elle aussi de
s'installer à Paris. Ils ont une passion pour les films
américains dont la guerre les a sevrés. Le reste du temps, il
travaille comme un fou pour réussir le concours.

Ce concours, ils seront cinquante à le préparer dans la


« Kl » de « H-IV ». Cinquante ! C'est plus que le nombre des
postes disponibles : la rue d'Ulm n'admettra que trente-huit
élèves littéraires au total, et il faudra compter avec les élèves
de la « K2 », la deuxième classe de khâgne du lycée, tout aussi
nombreux. On le voit, les places devront être âprement
disputées, d'autant que l'autre grand lycée parisien, le voisin
et rival Louis-le-Grand, entend bien caser lui aussi son
contingent traditionnel de reçus. Combien, parmi les
quarante-neuf garçons qui se retrouvent avec Michel
Foucault en ce début d'année devant les portes de
l'établissement de la petite rue Clovis, pourront figurer sur la
liste définitive des admis, l'été prochain ? Une pléiade
d'excellents professeurs s'attelle à la tâche pour leur assurer
une préparation efficace. Emmanuel Le Roy Ladurie, qui
entrait en hypokhâgne cette même année, a décrit le
professeur d'histoire, qui sera aussi celui de Foucault : André
Alba, qui affiche son « républicanisme bon teint,
bourgeoisement anticlérical » et séduit les élèves de gauche et
d'extrême gauche, c'est-à-dire une large majorité. L'homme
semblait être « un grand blessé de 1914-1918 ; une
impressionnante cicatrice creuse lui barrait le front ». En fait,
« cette balafre venait d'un traumatisme juvénile2 ». C'est tout
juste si on ne « voyait pas son cerveau palpiter », racontent
ses anciens élèves.
Foucault suit aussi l'enseignement de M. Dieny, le
professeur d'histoire ancienne. C'est par lui que les jeunes
auditeurs entendent parler pour la première fois d'un certain
Dumézil, dont la réputation commençait à peine à dépasser
les cercles de spécialistes. Il y a aussi Jean Boudout, le
professeur de lettres, qui fait profiter ses ouailles d'une
érudition considérable, évoquant aussi bien le Moyen Âge que
le xxe siècle, en tout cas jusqu'aux poèmes d'Apollinaire, car
on n'enseigne guère les auteurs contemporains à cette
époque.
Mais le professeur qui va marquer le plus fortement cette
assemblée, c'est celui qui est chargé de préparer la classe à
l'épreuve de philosophie. Il se nomme Jean Hyppolite et l'on
va rencontrer son nom plus d'une fois sur la route que Michel
Foucault vient tout juste d'emprunter. Jean d'Ormesson, qui a
fréquenté le lycée deux ans auparavant, a peint le portrait de
cet homme « arrondi derrière son pupitre », à la parole
« souriante, encombrée, rêveuse, timide, allongeant ses fins
de phrases de pathétiques aspirations, éclatant d'éloquence à
force de la refuser3 », de ce maître prestigieux qui s'attache à
expliquer Hegel « à travers La Jeune Parque et Un coup de dés
jamais n'abolira le hasard4 ». Et d'Ormesson de commenter :
« Je ne comprenais rien du tout. » Sans doute étaient-ils
nombreux dans ce cas. Mais Hyppolite éblouit ses élèves et
après les ternes leçons que Foucault eut à subir à Poitiers,
cette rhétorique plutôt grandiloquente, ésotérique et
inspirée, qui jaillit en cascade des lèvres du professeur, lui
paraît fulgurante et géniale. La philosophie fascine, c'est
l'époque qui le veut. Nous sommes en 1945, il ne faut pas
l'oublier, et comme l'écrit Jean d'Ormesson, « tout de suite
après la guerre, et pendant plusieurs années, le prestige de la
philosophie fut incomparable. Ce qu'elle représentait pour
nous, je ne sais pas s'il est possible de le dire du dehors et à
froid. Le xixe siècle avait peut-être été le siècle de l'histoire, le
milieu du xxe siècle apparaissait consacré à la philosophie...
La littérature, la peinture, les études historiques, la politique,
le théâtre, le cinéma étaient aux mains de la philosophie5. »

Hyppolite commente pour ses élèves la Phénoménologie de


l'esprit de Hegel et la Géométrie de Descartes. Mais c'est bien le
cours sur Hegel qui a frappé les auditeurs et s'est gravé dans
les mémoires. Foucault n'a pas échappé à cette attraction,
tout au contraire : lui qui se passionnait pour l'histoire, le
voici, pour la première fois peut-être, taraudé par la tentation
philosophique. On lui expose justement une philosophie qui
fait le récit de l'histoire et raconte le patient cheminement de
la Raison vers son avènement. Toute l'histoire est embrassée.
Et une histoire qui aurait un sens. Jean Hyppolite fut à n'en
pas douter l'initiateur de Foucault à ce qui allait devenir son
destin. Foucault lui-même n'a cessé de proclamer sa dette
envers cet homme qu'il allait retrouver quelques années plus
tard dans le cadre de l'École normale et à qui il succédera au
Collège de France. À la mort de Jean Hyppolite, en 1968,
Foucault reviendra sur ce moment de « découverte » : « Ceux
qui étaient en khâgne au lendemain de la guerre se
souviennent des cours de M. Hyppolite sur la Phénoménologie
de l'esprit : dans cette voix qui ne cessait de se reprendre
comme si elle méditait à l'intérieur de son propre
mouvement, nous ne percevions pas seulement la voix d'un
professeur : nous entendions quelque chose de la voix de
Hegel et peut-être encore la voix de la philosophie elle-même.
Je ne pense pas qu'on ait pu oublier la force de cette présence,
ni la proximité que patiemment il invoquait6. »
La voix de Hegel, la voix de la philosophie ! Que ce
professeur inspiré et brillant ait pu ainsi susciter l'exaltation
de ses jeunes élèves se conçoit aisément. En cela d'ailleurs, il
s'inscrit dans la grande tradition des professeurs de khâgne,
dont la figure d'Alain reste la plus célèbre incarnation : des
« éveilleurs », comme dit Jean-François Sirinelli dans son
étude sur les « khâgneux et normaliens dans l'entre-deux-
guerres », en insistant à juste titre sur le rôle très important
que jouent ces professeurs d'un type très particulier, dans
cette institution bien française qu'est la « classe préparatoire
aux grandes écoles7 ».
Mais la dette que Foucault proclamera par la suite pour son
ancien maître ira beaucoup plus loin que la simple gratitude
pour la découverte d'une vocation au sortir de l'adolescence.
Lorsqu'il achèvera sa thèse, en 1960, Foucault placera sous
l'invocation de quelques personnes cet ouvrage que l'on
connaît aujourd'hui sous le titre d'Histoire de la folie à l'âge
classique. Ces inspirateurs qu'il remerciera, ce sont Georges
Dumézil, Georges Canguilhem et Jean Hyppolite8. Dans sa
leçon inaugurale au Collège de France, dix ans après la
rédaction de ce livre, Foucault rendra un nouvel hommage,
plus appuyé encore, à son professeur de khâgne. Certains ont
voulu voir dans ce propos clôturant un discours officiel le
simple respect des conventions académiques : Foucault
succédait à Hyppolite et la tradition veut que le nouvel
arrivant fasse l'éloge de son prédécesseur, décédé ou parti à
la retraite. Mais Foucault consacre à Hyppolite toute la fin de
cette leçon, alors qu'il aurait pu se contenter de dire quelques
mots, quelques phrases. Et plus encore, il affirme placer son
travail à venir « sous son signe9 ». En 1975, sept ans après la
mort d'Hyppolite, il enverra à sa femme un exemplaire de
Surveiller et punir avec cette dédicace : « À Madame Hyppolite,
en souvenir de celui à qui je dois tout. » Et même s'il convient
de se défier des exagérations que comporte souvent le
langage des dédicaces - et notamment quand elles sont de la
main de Foucault -, la réalité de la dette exprimée dans celle-
ci n'est guère contestable.
On peut s'étonner aujourd'hui de la place que Foucault a
toujours accordée à son ancien professeur, qui d'ailleurs ne le
fut que très brièvement puisqu'il n'enseigna à Henri-IV que
les deux premiers mois de cette année scolaire 1945-1946.
Certes, Hyppolite est un contemporain et un ami de Sartre et
Merleau-Ponty : il est né en 1907, Sartre en 1905 et de
Merleau-Ponty en 1908. Ils furent condisciples à l'École
normale supérieure de la rue d'Ulm, où Sartre est entré en
1924 (avec Aron, Nizan, Canguilhem...), Hyppolite en 1925 et
Merleau-Ponty en 1926. Mais la stature de ces trois
personnalités n'est guère comparable : Hyppolite n'est pas un
« philosophe » au sens où Sartre et Merleau-Ponty le furent,
c'est-à-dire qu'il ne fut pas un créateur, un producteur dans
le domaine des idées, mais plutôt un historien de la
philosophie, un passeur, un « intercesseur ». Mais à y
regarder de plus près, il faut admettre que son influence fut
beaucoup plus importante qu'il n'y paraît. Tout simplement
parce qu'Hyppolite avait donné une version française de cette
Phénoménologie de l'esprit qu'il enseigne à ses élèves, à une
époque où le nom de Hegel était très peu prononcé dans les
cours de philosophie en France ; et qu'il s'était fait depuis lors
le commentateur et le porte-parole du penseur de Heidelberg,
ou plutôt de léna, puisque ce sont les œuvres de jeunesse du
philosophe allemand qui l'intéressaient avant tout. Sa
traduction de la « Phéno », parue en deux volumes en 1939 et
1941 chez Aubier, avait ouvert à un public qui jusque-là l'avait
largement ignorée l'accès à une œuvre appelée à devenir
l'une des références centrales des recherches philosophiques
en France. Et sa thèse intitulée Genèse et structure de la
« Phénoménologie de l'esprit », soutenue et publiée en 1947,
fera figure d'événement. Lorsqu'il en donnera un compte
rendu dans Les Temps modernes, en 1948, Roland Caillois
insistera sur l'importance de l'ouvrage : « Il ne manque pas de
penseurs persuadés que l'hégélianisme est la grande
question : la question de la vie ou de la mort de la
philosophie. C'est la philosophie elle-même qui est en
question. C'est pourquoi la thèse de Jean Hyppolite mérite
qu'on y prenne garde. Il ne s'agit pas seulement d'un travail
d'historien scrupuleux... Il s'agit aussi d'un problème crucial :
l'entreprise philosophique est-elle légitime10 ? » En effet, au
sortir de la guerre, il ne « manque pas de penseurs », comme
dit Caillois, pour ériger une statue à Hegel. En l'espace d'une
décennie, la place de l'hégélianisme en France a changé du
tout au tout.
Hyppolite, bien sûr, n'a pas été l'unique acteur de ce
renversement. Dès 1929, Jean Wahl avait attiré l'attention sur
Hegel en publiant un livre sur La Conscience malheureuse dans
la philosophie de Hegel, où il présentait un « Hegel mystique »,
comme le dit Roland Caillois. Et, en 1938, Henri Lefebvre a
édité les Cahiers de Lénine sur la dialectique de Hegel. Autant
d'étapes de cette lente « rumination », selon l'expression
d'Élisabeth Roudinesco, qui compare l'introduction de
l'hégélianisme en France à celle de la psychanalyse, avec sa
succession d'avancées et de résistances11. Les deux
mouvements d'ailleurs se croisent en un moment capital de
leurs percées respectives lorsque commence le séminaire
d'Alexandre Kojève à l'École pratique des hautes études. On a
souvent cité les noms qui allaient devenir prestigieux parmi
ceux qui composent son auditoire, entre 1933 et 1939 :
Alexandre Koyré, Georges Bataille, Pierre Klossowski, Jacques
Lacan, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Éric Weil et,
d'une manière moins assidue, André Breton12. En 1947,
l'année où Hyppolite soutient sa thèse, Raymond Queneau,
qui faisait lui aussi partie de ce public de choix, édite les notes
qu'il a prises en écoutant Kojève, sous le titre d'introduction à
la lecture de Hegel. Ce texte de Kojève composé de leçons
transcrites par un de ses « élèves » marquera durablement
l'interprétation de Hegel en France. Le mouvement autour de
l'hégélianisme est si fort que Georges Canguilhem peut écrire
en 1948 : « À l'âge de la révolution mondiale, de la guerre
mondiale, la France découvre, au sens propre, une
philosophie contemporaine de la Révolution française et qui
en est en grande partie la prise de conscience13. »
Jean Hyppolite est donc l'une des figures de proue de ce
triomphe de l'hégélianisme en France dans les années qui
suivent la guerre. Un triomphe renforcé par la vogue de
l'existentialisme, dont Hyppolite se dit très proche. Il le
rappellera notamment en décembre 1955, lors d'une
conférence à la Maison de France d'Uppsala, en Suède, dont le
directeur sera alors Michel Foucault. Thème de la
conférence : « Hegel et Kierkegaard dans la pensée française
contemporaine14 ». Car c'est bien là le point crucial de cette
explosion hégélienne dans un pays qui resta pendant si
longtemps étranger à « cette philosophie monstrueuse qui
posait trop de questions » : on ne lit plus Hegel comme le
« professeur des professeurs », le « faiseur de systèmes »,
mais comme l'auteur d'une œuvre que l'on confronte à sa
postérité : Feuerbach, Kierkegaard, Marx, Nietzsche... Bref, on
lit Hegel comme l'instaurateur de la modernité
philosophique. Maurice Merleau-Ponty l'exprime bien, qui
écrit en commentant justement une conférence de Jean
Hyppolite sur l'existentialisme chez Hegel, prononcée en
février 1947 : « Hegel est à l'origine de tout ce qui s'est fait de
grand en philosophie depuis un siècle - par exemple du
marxisme, de Nietzsche, de la phénoménologie et de
l'existentialisme allemand, de la psychanalyse ; il inaugure la
tentative pour explorer l'irrationnel et l'intégrer à une raison
élargie qui reste la tâche de notre siècle15. » Et il poursuit : « Il
se trouve que les successeurs de Hegel ont insisté, plutôt que
sur ce qu'ils lui devaient, sur ce qu'ils refusaient de son
héritage » ; Merleau-Ponty conclut qu'il n'est pas de travail
plus urgent, dans l'ordre de la culture, que de « relier à leur
origine hégélienne les doctrines ingrates qui cherchent à
l'oublier16. »
Pour comprendre encore mieux l'importance capitale de
cette « découverte » de Hegel, il faut donc la mettre en
connexion avec l'une des branches de sa descendance, selon
les filiations qui se mettent en place dans le regard de
l'époque : il s'agit bien sûr du marxisme. Jean Hyppolite a lui-
même proclamé ce double processus lors d'une autre
conférence, donnée elle aussi à la Maison de France
d'Uppsala, en décembre 1955 : « Nous venions tardivement à
un hégélianisme qui avait envahi toute l'Europe sauf la
France, mais nous y venions par la Phénoménologie de l'esprit,
l'œuvre de jeunesse la moins connue, et par la relation
possible de Marx et Hegel. Il y avait bien eu des socialistes et
des philosophes en France, mais Hegel et Marx n'étaient pas
encore entrés dans la philosophie française. C'est aujourd'hui
chose faite. La discussion sur le marxisme et l'hégélianisme
est à l'ordre du jour17. »
Cette transformation radicale du champ philosophique va
être lourde de conséquences : le marxisme y conquiert son
droit de cité, avant de devenir d'une manière fulgurante
1'« horizon indépassable de notre époque », comme le dira
Sartre dans la Critique de la raison dialectique et en tout cas
l'horizon de bon nombre d'intellectuels pendant les trois
décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Hyppolite incarnait par conséquent l'ouverture sur tout ce
qui allait passionner la génération de Foucault : Marx, mais
aussi Nietzsche, Freud... Et au fond, Michel Foucault n'est pas
si loin de Merleau-Ponty, lorsqu'il déclare, en 1970, dans sa
leçon inaugurale au Collège de France, pour évoquer la
mémoire de son professeur : « Toute notre époque, que ce soit
par la logique ou par l'épistémologie, que ce soit par Marx ou
par Nietzsche, essaie d'échapper à Hegel... Mais échapper
réellement à Hegel suppose d'apprécier exactement ce qu'il
en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir
jusqu'où Hegel, insidieusement peut-être, s'est approché de
nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de
penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de
mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être
une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous
attend, immobile et ailleurs. Or, si nous sommes plus d'un à
être en dette à l'égard de Jean Hyppolite, c'est
qu'infatigablement il a parcouru pour nous et avant nous ce
chemin par lequel on s'écarte de Hegel, on prend distance, et
par lequel on se trouve ramené à lui, mais autrement, puis
contraint à le quitter à nouveau18. » Plus de vingt ans se sont
écoulés entre le moment où Merleau-Ponty assigne comme
tâche à la philosophie de rattacher des pensées ingrates à leur
source hégélienne et cette année 1970 où Foucault évoque ce
travail qu'a effectivement mené Hyppolite sous les yeux d'une
génération d'apprentis philosophes qu'il a largement
contribué à former.
Michel Foucault, dans un hommage prononcé peu après la
mort d'Hyppolite, en octobre 1968, à l'occasion d'une
cérémonie organisée rue d'Ulm par Louis Althusser, et publié
en 1969 dans la Revue de métaphysique et de morale, déclarera
encore : « Tous les problèmes qui sont les nôtres - à nous ses
élèves du temps passé ou ses élèves d'hier -, tous ces
problèmes, c'est lui qui les a établis pour nous ; c'est lui qui
les a scandés [...], c'est lui qui les a formulés dans ce texte,
Logique et existence, qui est un des grands livres de notre
temps. Au lendemain de la guerre, il nous apprenait à penser
les rapports de la violence et du discours ; il nous apprenait
hier à penser les rapports de la logique et de l'existence ; à
l'instant encore, il nous a proposé de penser les rapports
entre le contenu du savoir et la nécessité formelle. Il nous a
appris finalement que la pensée philosophique est une
pratique incessante ; qu'elle est une certaine façon de mettre
en œuvre la non-philosophie, mais en demeurant toujours au
plus près d'elle, là où elle se noue à l'existence19. »
Michel Foucault écrira un autre texte pour rendre
hommage à Hyppolite, dans un volume collectif qu'il éditera
et présentera et auquel participeront Martial Gueroult,
Michel Serres, Georges Canguilhem, Jean Laplanche, Suzanne
Bachelard, Jean-Claude Pariente20... Sa contribution, devenue
célèbre, porte, on ne s'en étonnera pas, sur Nietzsche, la
généalogie, l'histoire.

Cette « voix de Hegel » qui résonne tout à coup aux oreilles


des cinquante garçons du lycée Henri-IV, en cet automne de
l'année 1945, produit sur eux l'effet d'un véritable choc
intellectuel - il faudrait dire existentiel. Mais « Hippal », « le
maître Hippal » comme aimera à le surnommer Foucault par
la suite, est appelé à la faculté des lettres de Strasbourg, où
enseigne Georges Canguilhem. Ses élèves l'auront entendu
pendant deux mois à peine, et voilà déjà qu'il les quitte et les
abandonne à leur émerveillement. Foucault devra attendre
quelques années avant de le retrouver, à la Sorbonne et à
l'École normale. Hyppolite est remplacé par un homme qui
sait fort bien qu'il ne sera pas facile de soutenir la
comparaison avec son prédécesseur qui a fait parcourir dans
les travées le grand frisson de l'épopée philosophique. Les
cinquante élèves, avec une certaine cruauté et beaucoup
d'injustice sans doute, se gaussent de cet enseignant qui,
selon plusieurs témoins, ne parvient guère à tirer de ses notes
autre chose que de longues heures d'ennui. Il cite volontiers
Boutroux et Lachelier et l'on est bien loin de la modernité
philosophique en train de se réinventer. Le résultat est
inévitable : un chahut permanent. Un jour, M. Dreyfus-
Lefoyer s'effondre littéralement : « Je sais que je ne vaux pas
Hyppolite, s'exclame-t-il, la voix brisée par l'émotion et la
rage impuissante, mais je fais tout ce que je peux pour vous
permettre de passer le concours. »

Foucault, quant à lui, s'est pris au jeu philosophique et il s'y


adonne avec passion. Ses résultats scolaires font un bond en
avant : à la fin du premier trimestre, il avait obtenu 9,5 lors de
la composition de contrôle en se situant au vingt-deuxième
rang de la classe (avec pourtant ce commentaire : « Vaut
beaucoup mieux que sa note - devra s'affranchir d'une
tendance à l'hermétisme - c'est un esprit rigoureux ; notes de
dissertation : 14 et 14,5 »). Il se trouve toujours au vingt-
deuxième rang à la fin du deuxième trimestre, avec la même
note, à l'examen blanc ; mais se retrouve premier en obtenant
15 à la fin de l'année scolaire. Avec cette appréciation
élogieuse de son professeur : « Élève d'élite. »
« D'élite » en philosophie, mais également en histoire : il
est septième au premier trimestre avec un 13 qui lui vaut
cette appréciation : « Bon travail. Résultats très
encourageants », et il passe au premier rang à la fin de
l'année, avec 16 et ce commentaire : « Très bons résultats. »
Les professeurs se rejoignent tous sur le cas Foucault. « C'est
un esprit actif, écrit sur le livret M. Boudout, le professeur de
français, il fait preuve de goût littéraire. » En thème latin,
Foucault passe du trente et unième rang, « résultats
passables », au dixième, « excellent élève ». En grec, il est
quatrième. Si bien que le proviseur, pour résumer cette série
d'appréciations portées sur le livret, peut donner ce jugement
final : « Mérite de réussir. »
3
Rue d'Ulm

Cette fois l'obstacle est franchi sans problème : les épreuves


écrites n'ont été qu'une formalité. Paul-Michel Foucault est
admissible. Il peut donc se présenter, un beau jour de
juillet 1946, devant les deux examinateurs qui font passer
l'oral de philosophie, dans la salle des Actes, au premier étage
de la rue d'Ulm : Pierre-Maxime Schuhl, professeur à la
faculté des lettres de Toulouse, et Georges Canguilhem, figure
éminente de la philosophie universitaire française, qui
enseigne l'histoire des sciences à la faculté des lettres de
Strasbourg. C'est la première fois que Foucault se trouve face
à ce petit homme dont les manières bourrues font un étrange
contraste avec un accent méridional qui laisserait plutôt
supposer un caractère affable et chaleureux. C'est la première
fois, mais loin d'être la dernière. Car Michel Foucault n'avait
pas seulement rendez-vous ce jour-là avec la rue d'Ulm et les
promesses que cette vénérable institution semble offrir à
ceux qu'elle accueille, mais il avait en quelque sorte rendez-
vous avec son avenir : il faisait connaissance avec l'un des
personnages appelés à jouer un rôle clé dans son parcours et
dans son histoire. Foucault retrouvera Canguilhem quelques
années plus tard, lorsqu'il passera l'oral de l'agrégation. Il
gardera d'ailleurs un très mauvais souvenir de ces deux
premiers contacts. Il retrouvera surtout Canguilhem lorsqu'il
lui faudra choisir un directeur pour sa thèse sur ['Histoire de la
folie. C'est ce dernier épisode qui sera le point de départ d'une
profonde amitié et d'une profonde estime entre les deux
hommes. Mais nous n'en sommes pas là. Pour l'instant, en
cette année 1946, Canguilhem n'est pour Foucault qu'une des
deux personnes dont dépend l'issue de l'examen, un
professeur à la présence impressionnante, « l'œil ouvert et
presque écarquillé comme pour tout capter », comme le
décrira l'un de ses élèves1. Il a la réputation d'être terrible
avec les candidats. Foucault n'a pas encore vingt ans et il a
moins d'une heure pour convaincre ses juges qu'il mérite
d'être normalien.
Quelques jours plus tard, une foule de candidats,
accompagnés de parents ou d'amis, se bouscule devant la
porte de l'École, rue d'Ulm, pour consulter la liste des admis.
La tension est presque démentielle. Pour des garçons de dix-
neuf ou vingt ans, qui ont travaillé comme des fous pendant
deux ou trois ans, qui ont tout investi, tout misé dans
l'attente de ce jour, c'est plus qu'un moment de vérité, c'est
presque une question de vie ou de mort. Les ombres de
Jaurès, Blum, Herriot, de Jules Romains et de Jean-Paul
Sartre... planent au-dessus des têtes et chacun a le sentiment
que va se jouer en un seul instant son existence sociale et
intellectuelle : c'est tout ou rien. Les rectangles de papier
blanc sont apposés sur la vitre du concierge : premier,
Raymond Weil ; deuxième, Guy Palmade ; troisième, Jean-
Claude Richard. Quatrième : Paul Foucault... Foucault regarde
à peine les noms qui suivent le sien. Il est tout à sa joie et il a
bien le temps de savoir qui seront ses autres camarades de
promotion : Maurice Agulhon, Paul Viallaneix, Robert Mauzi,
Jean Knapp, etc., dont il va partager la vie pendant plusieurs
années et qui, pour certains, joueront par la suite leur petit
ou leur grand rôle dans le théâtre de sa carrière.
Ils sont trente-huit au total à s'installer à l'automne dans
les vieux bâtiments de l'École normale supérieure, aux allures
de couvent républicain. Six des « conscrits » venus du lycée
Henri-IV élisent domicile dans une « thurne » du rez-de-
chaussée : un long rectangle où s'alignent de la porte à la
fenêtre Jean Papon, Guy Degen, Guy Verret d'un côté, Robert
Strehler, Maurice Vouzelaud et Michel Foucault de l'autre.
C'est une nouvelle vie qui commence pour lui. Une vie qu'il
aura bien du mal à supporter. C'est un garçon solitaire,
sauvage, dont les rapports avec les autres sont très
compliqués, souvent conflictuels. Il est évidemment assez peu
à l'aise dans cette situation de promiscuité imposée par
l'École. D'autant que la rue d'Ulm est par elle-même un milieu
pathogène, un foyer d'épanouissement de tous les
comportements les plus absurdes, les plus excentriques, tant
au niveau personnel qu'au niveau intellectuel ou politique.
Car l'École, c'est d'abord l'injonction de briller, de se
singulariser ; et pour cela, pour jouer à l'être exceptionnel,
pour prendre les poses de la gloire future, tous les moyens
sont bons. Nombreux sont ceux qui, trente ou quarante ans
après, évoquent leurs années normaliennes avec rancœur ou
dégoût. « À l'École, tout le monde se montre sous son plus
mauvais jour », dit Jean Deprun, qui deviendra plus tard
professeur à la Sorbonne. « Tout le monde avait sa névrose »,
ajoute Guy Degen, qui sera pendant plusieurs années le
cothurne de Michel Foucault. Ce dernier ne réussira pas à
s'adapter à la vie en commun, à se plier à ce type de
sociabilité exigé par l'organisation interne de l'École. Il
confiera un jour à Maurice Pinguet que ces années passées
rue d'Ulm avaient été « parfois intolérables ». Foucault se
renferme dans sa solitude et n'en sort que pour railler les
autres. Il se moque d'eux avec une férocité qui devient vite
célèbre. Il ricane, ironise en permanence sur certains de ses
compagnons qu'il a pris en grippe, qu'il affuble de surnoms
injurieux, sur lesquels il s'acharne en public, notamment lors
du « pot » de l'École, au réfectoire où se prennent en commun
les déjeuners et les dîners. Il se dispute avec tout le monde, il
se fâche, il déploie tous azimuts une formidable agressivité
qui s'ajoute à une tendance assez marquée pour la
mégalomanie. Foucault aime à mettre en scène le génie dont
il se sait porteur. Si bien que, très vite, il est presque
unanimement détesté. Il passe pour être à moitié fou. Mais
derrière ce personnage à la fois agressif et fragile,
insupportable et émouvant que dépeignent les récits
concordants de ceux qui l'ont connu à l'époque, ne faut-il pas
voir, tout simplement, un exemple, certes poussé à l'extrême,
de l'attitude typique d'un jeune gay mal dans sa peau ? Bien
des anecdotes circulent sur ses comportements bizarres : un
jour, un enseignant de l'École le retrouve étendu à terre dans
une salle où il vient de se lacérer la poitrine à coups de rasoir.
Une autre fois, on l'aperçoit en pleine nuit poursuivre un de
ses condisciples avec un poignard à la main. Et lorsqu'il tente
de se suicider en 1948, la plupart de ses camarades voient
dans ce geste la confirmation de ce qu'ils pensaient : son
équilibre psychologique est plus que fragile. Quelqu'un qui l'a
fort bien connu dès cette époque pense qu'il a « durant toute
sa vie côtoyé la folie ». Ce que confirme, en tout cas pour cette
période normalienne, l'autobiographie posthume de Louis
Althusser, L'avenir dure longtemps, parue en 1992, deux ans
après sa mort : il y évoque la proximité qui s'est nouée entre
lui et Foucault dans leur cheminement commun aux abords
de la folie, et raconte comment, alors que lui-même allait
s'enfoncer peu à peu dans la nuit de la déraison, au point de
devenir un « disparu », Foucault allait plus ou moins s'en
sortir, et même, plus tard, se sentir « guéri »2.
Deux ans après son entrée à l'École, Foucault se retrouve
donc à l'hôpital Sainte-Anne, dans le bureau du Pr Delay, une
des sommités de la psychiatrie française. C'est le Dr Foucault,
son père, qui l'y mène. Premier contact avec l'institution
psychiatrique. Première approche aussi de cette ligne instable
qui partage peut-être moins radicalement qu'on ne le croit le
« fou » du « bien-portant », le malade mental du sain d'esprit.
Toujours est-il que cet épisode pénible va donner à Foucault
un privilège que beaucoup lui envieront : une chambre à
l'infirmerie de l'École. Ce qui l'isole et lui procure le calme
dont il a besoin pour travailler. Cette chambre à l'infirmerie,
il la retrouvera plus tard, lorsqu'il préparera l'agrégation
pour la seconde fois, pendant l'année 1950-1951, puis lorsqu'il
donnera des cours : ce sera cette fois par commodité. Entre­
temps, il y aura eu plusieurs tentatives ou mises en scène de
suicide : « Foucault était obsédé par cette idée », selon le
témoignage d'un de ses amis. Un jour qu'il demandait à
Foucault : « Où vas-tu ? », un autre normalien eut la surprise
de s'entendre répondre : « Je vais au BHV, acheter une corde
pour me pendre. » Le médecin de l'École se borne à dire, en se
réfugiant derrière le secret médical, que « ces troubles
venaient d'une homosexualité très mal vécue et très mal
assumée ». Et de fait, quand il rentre de ses fréquentes
expéditions nocturnes dans les lieux de drague ou les bars
homosexuels, Foucault reste prostré pendant des heures,
malade, anéanti par la honte. Et le Dr Étienne doit bien
souvent s'occuper de lui pour éviter qu'il ne commette
l'irréparable.
En 1976, interrogeant un jeune homme de 20 ans, Thierry
Voeltzel, sur sa manière de vivre son homosexualité, et alors
que ce dernier lui offre un tableau quelque peu mythifié, en
tout cas enjolivé, de la « liberté sexuelle » d'après 1968, il lui
demande, en se référant de toute évidence à son propre
passé : « Mais dis-moi, est-ce que tu as vu quelquefois des
garçons qui avaient ce qu'on appelle des problèmes, c'est-à-
dire qu'ils présentaient ce qu'un psychologue, un psychiatre,
un psychanalyste pourrait considérer comme des signes de
névrose, de dépression... liés à leur vie sexuelle, ou des
conduites suicidaires, est-ce que tu as rencontré des cas
comme ça et comment ça se passait ? Prenons le cas simple,
un type a une vie sexuelle, un amour, une liaison, ça ne
marche pas, ça casse, il fait ce qu'on appelle un épisode
dépressif, comment ça se passait3 ? »
C'est qu'il n'était pas facile de vivre son homosexualité à
cette époque. Dominique Fernandez, qui est entré rue d'Ulm
en 1950, a fait le récit de ce que pouvait avoir de pathétique la
situation des homosexuels en ces années-là. « Époque de la
honte et de la clandestinité », où chacun devait repousser
dans les zones d'ombre de la vie nocturne les plaisirs de la
faute que le grand jour ne pouvait admettre. Fernandez
résume ainsi les sentiments qu'il a éprouvés au sortir de
l'enfance : « Je devinais que : 1) je grandirais à part des autres,
intéressé par des choses dont je ne pourrais parler à personne
autour de moi ; 2) que cette situation serait une source de
tourment sans fin ; 3) mais aussi le signe d'une secrète et
merveilleuse élection. L'orgueil et l'effroi mêlés, d'entrer
dans une franc-maçonnerie exposée à la réprobation
publique, soulevèrent mes années d'adolescence4. » En
évoquant la bibliothèque qu'il voulait à tout prix rassembler
sur la « condition » qui était la sienne, il écrit : « En 1950, et
pendant les dix ans ou quinze ans qui suivirent, les livres que
j'ai amassés ne me parlèrent que de trauma, névrose,
infériorité naturelle, vocation au malheur. Le portrait que je
pouvais tracer de moi-même à travers les innombrables cas
que je voyais défiler dans ces textes était celui d'un sous-être
condamné à souffrir5. » Combien furent victimes de cette
violence répressive, aussi bien sociale que discursive ?
Combien durent mentir, parfois se mentir ? Et parmi eux,
Michel Foucault, dont bien des normaliens n'apprirent
qu'après coup qu'il était homosexuel, ou confient l'avoir
seulement soupçonné, voire découvert par hasard. Ou l'avoir
su parce qu'ils l'étaient eux-mêmes. Mais tous, qu'ils aient ou
non connu la raison profonde de ses troubles, ont gardé le
souvenir d'un Foucault jamais loin de basculer dans la folie. Et
tous se sont expliqué de cette manière son intérêt
obsessionnel pour la psychologie, la psychanalyse et la
psychiatrie. « Il voulait comprendre ce qui avait un rapport
avec le privé et avec le privatif », dit l'un. « Son intérêt très
marqué pour la psychologie tenait sans doute aux éléments
de sa biographie personnelle », dit un autre. Ou encore :
« Quand VHistoire de la folie est sortie, tous ceux qui le
connaissaient ont bien vu que c'était lié à son histoire
personnelle. » Et l'un de ses proches de l'époque : « J'ai
toujours pensé qu'un jour il écrirait sur la sexualité. Il fallait
qu'il donne à la sexualité une place centrale dans son œuvre,
puisqu'elle était centrale dans sa vie » ; ou bien : « Ses
derniers livres sont un peu son éthique personnelle, conquise
sur lui-même. Sartre n'a jamais écrit sa Morale, mais Foucault
l'a fait » ; ou encore : « Avec son retour à la Grèce antique
dans VHistoire de la sexualité, Foucault a trouvé son propre
socle archéologique... » Bref, tout le monde s'accorde pour
ancrer l'œuvre de Foucault, sa recherche elle-même, dans
cette situation qu'il a si dramatiquement vécue pendant ses
années normaliennes. Foucault lui-même soulignera plus tard
à quel point son Histoire de la folie avait été liée à ses difficultés
à vivre sa sexualité. En 1976, dans son dialogue avec Thierry
Voeltzel, sur la manière dont la nouvelle génération vit sa
sexualité, il déclare, en évoquant sa propre expérience :
« Pour les générations précédentes, la découverte qu'on était
homosexuel était toujours un moment solennel dans la vie,
une espèce d'illumination et de rupture à la fois, c'était une
espèce d'enchantement, le jour où on s'apercevait que c'était
ça, le plaisir, et en même temps le sentiment qu'on était
marqué, qu'on était un mouton noir, que jusqu'à la fin de nos
jours, ça serait comme ça. » Et il décrit alors ce que signifiait
l'entrée dans l'homosexualité, « quand, à vingt ans on
commençait effectivement à faire l'amour avec des gens qui
menaient une vie d'homosexuel, le fait de faire l'amour avec
un type qui avait dix, quinze, vingt ans de plus que vous,
c'était déjà encore un pas extraordinairement difficile à
franchir et qui, alors là, vous inscrivait dans une franc-
maçonnerie à la fois close, secrète, un peu maudite ». Et
Foucault, qui semble fasciné par le discours que lui tient le
jeune homme, ajoute : « Ce qui m'a frappé, c'est un rapport à
la sexualité qui, pour quelqu'un d'une génération plus
ancienne que toi, paraît tellement, je ne dis pas plus simple,
mais... tellement plus clair, tellement plus heureux en tout
cas6. » Dans une interview de 1975, il déclare également, en
réponse à une question sur la naissance de son Histoire de la
folie : « Dans ma vie personnelle, il se trouve que je me suis
senti, dès l'éveil de ma sexualité, exclu, pas vraiment rejeté,
mais appartenant à la part d'ombre de la société. C'est tout de
même un problème impressionnant quand on le découvre
pour soi-même. Très vite, ça s'est transformé en une espèce
de menace psychiatrique : si tu n'es pas comme tout le
monde, c'est que tu es anormal, si tu es anormal, c'est que tu
es malade7. » Élargissant la portée de cette remarque, il
ajoutera, en 1981 : « Chaque fois que j'ai essayé de faire un
travail théorique, ça a été à partir d'éléments de ma propre
expérience : toujours en rapport avec des processus que je
voyais se dérouler autour de moi. C'est parce que je croyais
reconnaître dans les choses que je voyais, dans les institutions
auxquelles j'avais affaire, dans mes rapports avec les autres,
des craquelures, des secousses sourdes, des
dysfonctionnements, que j'entreprenais un tel travail -
quelque fragment d'autobiographie8. » Il ne s'agit
évidemment pas de chercher à « expliquer » toute l'œuvre de
Foucault « par » son homosexualité, comme certains adeptes
de la philosophie d'institution me l'ont stupidement reproché
(eux pour qui une œuvre théorique ne saurait avoir de
rapport avec la vie de son auteur ni, d'ailleurs, avec la vie en
général) ! Simplement, on peut apercevoir comment est né un
projet intellectuel, dans une expérience qu'il faudrait peut-
être qualifier d'existentielle sinon d'originaire : comment
s'est inventée une aventure intellectuelle dans les combats de
la vie individuelle et sociale, non pas pour y rester engluée,
mais pour les penser, les dépasser, les problématiser sous
forme de renvoi ironique de la question à ceux - notamment
les psychiatres et les psychanalystes - qui l'adressaient :
savez-vous bien ce que vous êtes ? Êtes-vous si sûr de votre
raison ? De vos concepts scientifiques ? De vos catégories de
perception ? Foucault a lu les psychiatres. Il a travaillé avec
les psychologues. Il aurait pu devenir l'un d'eux. Peut-être
son homosexualité lui a-t-elle barré cette voie ? Comme l'écrit
encore Dominique Fernandez : « C'était l'âge de la psychiatrie
et de la psychanalyse. Les médecins, ayant succédé aux
prêtres et aux policiers, rendaient sur la condition
homosexuelle des sentences d'autant plus écoutées qu'elles
émanaient d'une autorité en apparence “scientifique” et
respiraient une certaine bienveillance paternelle. Chaque fois
qu'un psychanalyste écrivait : “Je n'ai jamais rencontré
d'homosexuel heureux”, je tenais ce jugement pour une
vérité indubitable et me recroquevillais un peu plus dans la
conscience de mon infortune9. »Jusqu'aujour où le « paria »
s'insurge, où s'élève la voix du refus. Un refus qui pour
Foucault a dû passer par le double détour de la littérature et
de la théorie. D'une part sa fascination pour les écrivains de la
« transgression », de 1'« expérience limite », de l'excès et de la
dépense ; l'exaltation qu'il va ressentir à lire Bataille,
Blanchot, Klossowski et à découvrir la « possibilité du
philosophe fou », dont la parole de feu calcine la dialectique
et les positivités comme il le dira dans « Préface à la
transgression »10. Et d'autre part, l'interrogation historique
sur le statut scientifique des disciplines psychologiques, du
regard médical, puis de l'ensemble constitué des sciences
humaines.

Le malaise de Foucault peut également expliquer ses


volontés d'exil (là encore selon un schéma caractéristique de
nombre de vies gays), pour fuir les impasses dans lesquelles il
se sentait enfermé : cela semble évident, en tout cas, aux
témoins qui évoquent les raisons de son départ en Suède, en
1955. Il faudra attendre les années soixante, et la
décolonisation des esprits qui s'inaugure à ce moment-là,
pour que Foucault se libère peu à peu des filets normatifs de
la répression. Peut-être pas assez aux yeux de Dominique
Fernandez qui reproche sévèrement à Barthes et à Foucault
d'avoir toujours fait silence sur leur homosexualité, à un
moment où ce silence ne leur était plus imposé. Que Roger
Martin du Gard ait voulu se dissimuler au point de ne pas
publier, lui le prix Nobel, un roman dont les personnages
étaient homosexuels, ce pouvait être « prudence légitime ».
Mais Barthes ! Qui consacre, en 1975, un seul paragraphe de
son Roland Barthes par Roland Barthes à la « déesse H. », dont il
dit d'une manière fort neutre : « Le pouvoir de jouissance
d'une perversion (en l'occurrence celle des deux H. :
homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. »
Quelle lâcheté ! commente Fernandez, qui réserve le même
sort à Foucault : « Lui non plus ne s'est jamais décidé à
donner son témoignage personnel11. » Ce qui est loin d'être
vrai. Mais, sur le fond, il est évident que pour ceux qui avaient
vécu la situation précédente, il a souvent été difficile de
suivre la « révolution culturelle » qu'opéraient les
générations de l'après-68. Un seul exemple peut servir de
symbole : en 1981, déboussolé par le militantisme tapageur
des « mouvements gays », André Baudry décide de saborder la
revue Arcadie et le mouvement du même nom qu'il animait
depuis 1954, et qui avaient incarné pendant trois décennies
l'espoir de faire « accepter » l'homosexualité à force de
discrétion, de respectabilité et de ce qu'il appelait la
« dignité ». Le tout couvert par l'utilisation de pseudonymes.
On conçoit que, sommés de dire tout haut et à tout le monde
ce qu'ils avaient dû taire pendant tant d'années, plus d'un
aient pu se sentir assez désorientés. On entend l'écho
pathétique de ces troubles de la conscience, quand Jean-Paul
Aron, aux portes de la mort, veut proclamer à la « une » du
Nouvel Observateur qu'il est atteint du sida, et faire en même
temps 1'« aveu » public de son homosexualité12. Lorsqu'il
critique Foucault pour avoir caché la nature de sa maladie, il
lui reproche par la même occasion d'avoir voulu échapper
aussi à cet « aveu »-là. Mais n'est-ce pas précisément à cette
idée même d'« aveu » que Foucault sera allergique ? Une
allergie qu'on pourrait interpréter comme la résistance d'une
identité du passé projetée dans un nouveau contexte (celui de
l'après-1968), et dont on trouve la trace dans tout l'effort
déployé par ses textes des années soixante-dix pour refuser
l'injonction de dire, de parler, de faire parler. Comme si, là
encore, on retrouvait les expériences brutales de la vie
quotidienne à l'origine d'une mise en perspective historique
et d'une recherche théorique13.

Si ses camarades de promotion sont unanimes à évoquer un


Foucault bizarre et déroutant, ils le sont également à décrire
le travailleur acharné qu'il est déjà. Il lit tout le temps, et il ne
se contente pas de lire : il fait des fiches, qu'il range dans des
boîtes, avec méthode et minutie. Il a même déniché des notes
manuscrites reliées, prises par des élèves... aux cours qu'avait
donnés Bergson sur l'histoire de la philosophie. Il apparaît
aux yeux de ses condisciples comme quelqu'un
d'exceptionnel par sa culture, sa capacité de travail, la
multiplicité de ses centres d'intérêt. Il lit tout : les
philosophes classiques, bien sûr, Platon, Kant... et Hegel, sur
lequel il soutient, en juin 1949, son diplôme d'études
supérieures. Titre du mémoire : « La constitution d'un
transcendantal historique dans la Phénoménologie de l'esprit de
Hegel. » Il lit Marx, c'est évident, puisque tout le monde le lit.
Un peu plus tard, il lira aussi Husserl et surtout Heidegger. En
1942 a paru le livre d'Alphonse de Waelhens et les jeunes
philosophes s'initient à la pensée de Heidegger à travers ses
commentaires. Foucault va se lancer dans l'étude de la langue
allemande pour pouvoir lire les textes eux-mêmes. La lecture
de Heidegger sera très importante pour lui : « J'ai commencé
à lire Hegel, puis Marx et je me suis mis à lire Heidegger en
1951 ou 1952 ; et en 1953 ou 1952, je ne me souviens plus, j'ai
lu Nietzsche, racontera-t-il à la fin de sa vie, en évoquant ses
années de formation. J'ai encore ici les notes que j'avais prises
sur Heidegger au moment où je le lisais - j'en ai des tonnes -
et elles sont autrement plus importantes que celles que j'avais
prises sur Hegel ou sur Marx. Tout mon devenir
philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger.
Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporté [...]. Ma
connaissance de Nietzsche est bien meilleure que celle que
j'ai de Heidegger ; il n'en reste pas moins que ce sont les deux
expériences fondamentales que j'ai faites. Il est probable que
si je n'avais pas lu Heidegger, je n'aurais pas lu Nietzsche14. »
Sa passion nietzschéenne interviendra en effet un peu plus
tard. Pour l'instant, il s'intéresse beaucoup à la psychanalyse
et à la psychologie : il lit Freud, et pendant très longtemps, ce
sera un de ses auteurs de prédilection, un de ses sujets de
conversation favori, un de ses centres d'intérêt les plus
importants ; mais aussi Krafft-Ebing, Marie Bonaparte... Il fait
grand cas d'un livre qui a marqué toute cette génération : la
Critique des fondements de la psychologie de Politzer, un ouvrage
de 1938, épuisé, et dont les normaliens se prêtent avec
ferveur l'unique exemplaire disponible. D'autres ouvrages
vont compter pour lui : L'Individu et sa société et Les Frontières
psychologiques de la société d'Abram Kardiner, dont la notion de
« personnalité de base » et les thèses sur le rapport entre les
conduites individuelles et les cultures dans lesquelles elles
s'inscrivent vont nourrir sa réflexion ultérieure. Foucault
s'intéresse également à Margaret Mead et à la division des
sexes dans les sociétés primitives ; au rapport Kinsey sur les
comportements sexuels. Il lit Bachelard, bien sûr, qui aura
une très grande importance pour lui. Mais il est aussi un
grand consommateur de littérature : Kafka, que toute une
génération découvre avec enthousiasme et qu'il lit en
allemand, parce qu'il veut se familiariser avec la langue,
Faulkner, Gide, Jouhandeau, et Genet. On imagine d'ailleurs
quel vent de tempête devaient faire souffler les romans de
Genet, et quel bonheur devait apporter au début des années
cinquante le monumental et magnifique commentaire de
Sartre, dans son Saint Genet, pour qui l'on était passé, de
Proust à Genet, d'une homosexualité vécue comme une
malédiction de la nature à une homosexualité vécue comme
un choix jeté à la face du monde. Foucault lit Sade aussi, avec
délectation, allant jusqu'à proclamer bien haut son mépris
pour ceux qui n'en sont pas des adeptes.

*
Rares sont les cours que les normaliens vont suivre en
Sorbonne. Et Foucault ne va pas déroger. Il leur faut, certes,
passer leur licence dans la vieille faculté toute proche, mais
ils évitent en général de suivre les enseignements qu'elle
dispense. Ils se contentent de se présenter aux examens de fin
d'année. Foucault se déplace pourtant pour entendre Daniel
Lagache et Julian Ajuriaguerra, qui exposent les acquis du
savoir psychiatrique. Il assiste aussi à certaines séances du
cours de Henri Gouhier sur la philosophie du xviie siècle. Et, à
partir de 1949, bien sûr, il retrouvera l'enseignement de Jean
Hyppolite, qui est nommé cette année-là à la faculté des
lettres de Paris.
Foucault s'attache surtout aux quelques enseignements qui
sont proposés par la rue d'Ulm. Il va écouter régulièrement
Jean Beaufret, le destinataire de la Lettre sur l'humanisme de
Martin Heidegger. Beaufret commente Kant et notamment la
Critique de la faculté de juger mais parle aussi beaucoup de
Heidegger, dont il est l'un des plus fidèles disciples et l'un des
introducteurs de France. Foucault sera assez marqué par les
prestations de Beaufret. Il en parlera souvent à ses amis. Il y a
aussi le cours de Jean Wahl, qui explique le Parménide devant
trois étudiants : Gardies, Knapp et Foucault. Et puis il y a les
cours de Jean-Toussaint Desanti, communiste fervent, qui
s'efforce à cette époque de concilier le marxisme et la
phénoménologie. C'est l'un des grands problèmes de la
philosophie française d'après-guerre : Tran Duc Thao
publiera, dans la même optique, un livre qui aura un
retentissement assez considérable dans les milieux
philosophiques. Desanti est un professeur très brillant : il
exercera une très grosse influence sur les normaliens et il
contribuera à rendre séduisante l'adhésion au Parti
communiste.
Mais bien sûr, le cours qui impressionne le plus fortement
les jeunes étudiants, c'est celui de Merleau-Ponty.
L'existentialisme et la phénoménologie sont au sommet de
leur gloire, mais à l'École, « la mode était d'affecter de
mépriser Sartre, qui était à la mode, et semblait régner de
haut sur toute pensée possible », comme l'écrira Louis
Althusser dans L'avenir dure longtemps, son autobiographie
posthume qui apporte un témoignage essentiel sur
l'atmosphère intellectuelle de cette époque. Les élèves
admirent plutôt Merleau-Ponty, plus universitaire, plus
rigoureux, moins « mondain » et, surtout, perçu comme plus
audacieux dans sa tentative d'ouvrir la philosophie aux
apports des sciences humaines. Althusser restitue bien la
manière dont étaient perçus, dans les parages de la rue
d'Ulm, d'un côté Sartre et, de l'autre, Merleau-Ponty
(« philosophe d'une tout autre profondeur », dit-il) : « On
reconnaissait à Sartre des qualités de publiciste et de mauvais
romancier, et de la bonne volonté politique, une grande
honnêteté et indépendance, cela va sans dire : “notre
Rousseau”, du moins un Rousseau à la taille de notre temps.
On tenait Merleau-Ponty en plus grande estime
philosophique, bien qu'il fût idéaliste transcendantal, cette
manie religieuse de laïc. » Ce qui n'empêche pas Althusser de
nuancer ses éloges : « Mais il faisait terriblement
universitaire, au point que pour réussir une dissertation
d'agrégation, on était sûr de réussir son affaire si on l'écrivait
dans le style et avec la componction de la Phénoménologie de la
perception »15. Foucault ne manque aucune des conférences
que Maurice Merleau-Ponty donne à l'École normale tout au
long des années 1947-1948 et 1948-1949. Elles portent sur
L’Union de l'âme et du corps chez Malebranche, Maine de Biran et
Bergson16, mais aussi sur le langage. Merleau-Ponty se
passionne pour les problèmes du langage et il tente d'exposer
aux normaliens les travaux de Saussure. Il y a beaucoup de
monde : c'est, à ce moment-là, le seul endroit à Paris où l'on
peut entendre l'auteur de la Phénoménologie de la perception,
alors professeur à Lyon. Mais Merleau-Ponty va être nommé à
la Sorbonne, sur une chaire de psychologie de l'enfant, à la
rentrée de 1949. Ses fidèles auditeurs se pressent alors à ses
cours dans les amphis de la faculté. Merleau-Ponty parle de
« la conscience et l'acquisition du langage », ou bien traite des
rapports entre « les sciences de l'homme et la
phénoménologie ». Ses cours sont publiés presque
immédiatement après avoir été prononcés dans le Bulletin de
psychologie et il ne fait aucun doute que Foucault en a fait son
profit17. Le cours sur « les sciences de l'homme » par exemple,
professé pendant l'année 1951-1952 et qui expose longuement
les théories de Husserl, Koffka et Goldstein, sera à n'en pas
douter d'un intérêt majeur pour Michel Foucault, qui
commence à enseigner à ce moment-là et sur des thèmes tout
à fait identiques.

Autre figure marquante pour les jeunes normaliens de la


rue d'Ulm : un camarade d'École, qui est nommé « caïman »
de philosophie en 1948, c'est-à-dire chargé de préparer les
candidats à l'agrégation. Il remplace Georges Gusdorf qui
occupait cette fonction jusque-là et qui part enseigner à
Strasbourg. Je viens à l'instant de citer son autobiographie,
parue en 1992, peu de temps après sa mort (en 1990) : il
s'appelle Louis Althusser, et en ces années-là - comme ce sera
le cas jusqu'au milieu des années soixante - son nom
n'évoque rien à personne en dehors du Quartier latin. Mais
sur le petit cercle de ses élèves, il va exercer une influence
considérable. Louis Althusser a passé l'agrégation en 1948. Il
est alors âgé de trente ans. Il était entré à l'École normale
bien longtemps auparavant, puisqu'il avait été reçu au
concours de 1939. Mais il a été mobilisé et fait prisonnier. Il a
passé cinq ans dans un stalag. Ce n'est qu'à la fin de la guerre
qu'il réintègre l'École et passe l'agrégation. Il est reçu second.
Le premier est Jean Deprun. Sur la liste des admis : Gilles
Deleuze, François Châtelet... Dès la rentrée 1948, Althusser
prend ses fonctions de caïman et tout le monde vante ses
qualités pédagogiques. Il fait travailler ses élèves sur Platon,
la première année, mais, en fait, il donne assez peu de cours.
Très vite, en effet, il subit le contrecoup de ses graves
problèmes psychologiques et son enseignement devient très
irrégulier. Il lui arrive fréquemment de déserter l'École pour
plusieurs semaines. Mais il noue des relations personnelles
avec les jeunes gens dont il a la charge. Il les reçoit
longuement dans son bureau, un par un, les écoute, leur
donne des conseils, des recettes techniques fort utiles pour se
présenter devant le jury d'un concours aussi codifié et
ritualisé que l'agrégation.

Michel Foucault va se lier d'une profonde amitié avec Louis


Althusser. Lorsqu'il est malade, c'est Althusser qui lui
conseille de refuser l'hospitalisation psychiatrique. Mais
aussi, et surtout, c'est en grande partie sous l'influence
d'Althusser que Foucault va adhérer au Parti communiste.
Lorsqu'il prend ses fonctions de caïman, Althusser n'est pas
encore communiste. Il assiste même aux réunions du groupe
catholique de l'École. Il a en effet été très catholique, l'est un
peu moins. Il a été l'élève des philosophes chrétiens Jean
Lacroix et de Jean Guitton et a gardé d'excellentes relations
avec eux. Althusser glisse vers le marxisme et le communisme
à un moment où presque toute l'École normale et de larges
fractions du milieu intellectuel français accomplissent le
même mouvement. Le marxisme et l'adhésion au Parti
communiste sont les questions qui hantent la conscience des
universitaires français. On a souvent remarqué qu'en France
la philosophie et les questions intellectuelles sont toujours
fortement travaillées par l'instance politique. Cela n'a sans
doute jamais été aussi vrai que dans les années qui suivirent
la Libération. Et bien sûr, l'École normale, loin de rester à
l'écart du phénomène, ne fait que le démultiplier et le
pousser à son paroxysme. Dès l'année 1945, mais surtout à
partir de 1948, le Parti communiste s'installe rue d'Ulm.
Emmanuel Le Roy Ladurie cite un témoignage de Jean-
François Revel, qui est passé par l'École dans l'immédiat
après-guerre et qui signale qu'en 1945 l'influence
communiste restait encore limitée. Mais quand la guerre
froide commence à battre son plein, lorsque se déclenchent
les grèves insurrectionnelles de 1947, chacun est sommé de
« choisir son camp » et l'École se politise à toute allure, ce qui
revient à dire qu'elle choisit le « camp des travailleurs » et
donc celui du Parti communiste18. Paul Viallaneix raconte
qu'il a assisté à de « véritables phénomènes de conversion »,
où des gens qu'il avait connus apolitiques en khâgne se
lançaient avec passion et avec rage dans l'activisme
révolutionnaire. Les avertissements de Jacques Le Goff, qui a
passé quelque temps en Tchécoslovaquie, ne réussissent pas à
tempérer les ardeurs marxistes de ses camarades. À tel point
que les historiens peuvent aujourd'hui s'interroger sur cette
« génération communiste » de normaliens19. Combien le
furent ? Il est assez difficile de le dire de manière précise
puisque 1'« adhésion » pouvait aller de la sympathie lointaine
et informelle jusqu'au militantisme le plus échevelé et le plus
sectaire. Emmanuel Le Roy Ladurie, entré à l'École en 1949, et
qui devint presque aussitôt secrétaire de la cellule, parle d'un
normalien sur quatre ou cinq : soit « une quarantaine ou une
cinquantaine d'élèves sur un total de deux cents » qui étaient
membres du Parti. Il ajoute pourtant que seule une vingtaine
venait aux réunions. Personnalités marquantes du
communisme ulmiste : Michel Crouzet, Pierre Juquin, Maurice
Caveing... Pourquoi tant d'intellectuels adhéraient-ils au Parti
communiste ? D'abord, il faut dire que cinq millions de
Français votaient pour ce parti aux scrutins nationaux, en ces
années-là. Ce qui représentait plus de 25 % du nombre total
d'électeurs. Et puis, comme le dit Maurice Agulhon, « les gens
qui n'ont pas vécu cette époque ne peuvent pas imaginer
l'ampleur, l'insistance, la force et, osons le dire, l'impudeur
de la propagande communiste sur le thème de la Résistance :
“Nous avons été les plus nombreux, disait-elle, les plus actifs,
les seuls efficaces, les seuls sincères dans le combat
patriotique, notre martyrologe est le plus long, nous avons
mérité le beau nom de Parti des fusillés...” Le Parti était le
gardien farouche de la pureté patriotique. Avouons-le : notre
esprit critique a été submergé. L'esprit critique n'est pas au
reste ce qu'on a de plus développé à dix-huit ou vingt ans,
surtout quand joue en sens contraire le vague remords de
n'avoir pas combattu dans la Résistance et par conséquent
l'envie de se rattraper en rejoignant celle des politiques qui se
présente comme son prolongement20 »,
Les jeunes normaliens adhèrent donc assez massivement,
même si ce n'est pas aussi massivement que ne l'affirme
l'imagerie véhiculée par un parti qui s'est longtemps présenté
comme le lieu de regroupement des intellectuels, le « parti de
l'intelligence », et qui prétendait surtout contrôler, régenter,
enrégimenter la totalité de ce qui se produisait dans la
recherche et la pensée, La réalité est loin d'être aussi
univoque. Mais tout de même : un normalien sur quatre ou
cinq, pendant près d'une dizaine d'années, cela représente
pas mal de monde.
Toute la vie de l'École est imprégnée par la politique et les
querelles y sont extrêmement vives. Le climat de « terreur
intellectuelle » que font régner les membres du Parti
communiste est particulièrement lourd. Tout ce qui n'entre
pas dans la ligne est excommunié, dénoncé. Emmanuel Le Roy
Ladurie, le secrétaire de la cellule, est l'un des plus virulents.
C'est un véritable inquisiteur qui donne des ordres, juge de
tout, tout le temps, et principalement de l'orthodoxie des
normaliens.

Il y a certes un petit groupe socialiste, mais qui paraît bien


vieillot et ne regroupe pas grand-monde : on y trouve Jean
Erhard, qui sera plus tard maire de Riom, Marcel Roncayolo,
Guy Palmade... D'autres vont adhérer à l'éphémère
Rassemblement démocratique révolutionnaire lancé par Jean-
Paul Sartre et David Rousset en 1948, Une organisation qui fut
présentée un peu vite comme le « parti des normaliens »,
alors qu'en fait les normaliens qui s'y rallièrent ne furent pas
si nombreux. Il faut dire que le RDR n'a jamais rassemblé
beaucoup de monde, en dehors justement de ces quelques
normaliens. Les chrétiens sont regroupés dans le « groupe
tala » (c'est-à-dire ceux qui vont-t-à la messe) et ils sont
divisés entre une aile gauche et une aile droite, très
minoritaire. Les plus nombreux, les « chrétiens
progressistes », subissent l'attraction du Parti communiste.
Ils défendent l'idée d'une Église missionnaire qui devrait aller
vers les plus pauvres. François Bédarida est « prince tala »,
celui qui dirige le groupe catholique, dès sa deuxième année
d'École, en 1947. Il est de la même promotion que Foucault. Il
a participé très jeune à la Résistance et il est proche de
Témoignage chrétien. Il est « progressiste » et donc séduit par
le communisme, car, dit-il, « le progressisme, c'est-à-dire le
communisme, était dans l'air du temps ». Chrétien
procommuniste : c'est le cas aussi de Roger Fauroux, futur
ministre de l'industrie après avoir été directeur de l'ENA.
On trouve bien sûr à l'intérieur de l'École une « poignée »
de normaliens qui appartiennent à l'autre bord, à cette droite
vilipendée, et qui ressentent l'atmosphère de la rue d'Ulm
comme étouffant sous le « conformisme de gauche ». Ils font
un peu figure de « bêtes curieuses » et sont systématiquement
traités de « fascistes » par tous les autres. Ils s'appellent Jean
d'Ormesson, Jean Charbonnel, qui deviendra ministre du
général de Gaulle, Robert Poujade, qui deviendra maire de
Dijon... Ce petit groupe milite au RPF et s'intéresse « au tout
premier chef à la revue des intellectuels gaullistes, Liberté de
l'esprit, où écrivent Claude Mauriac et Maurice Clavel21 ».

En 1948, Louis Althusser adhère au PCF. Dans une lettre à


Maria-Antonietta Macciochi, il a expliqué les raisons de son
« entrée » au Parti : « Lycéen et étudiant, j'ai été militant
d'Action catholique. L'Église avait mis sur pied dans les
années trente ses propres organisations de jeunesse pour
faire face à l'influence des idées “socialistes”. Elle nous a
rendu un sacré service. Nous étions des enfants de petits-
bourgeois, Notre aumônier nous parlait de la “querelle
sociale”. Cela nous a fait gagner du temps. C'est une “ruse de
l'histoire” : la plupart de mes camarades catholiques de
l'époque sont devenus communistes. Le Front populaire, la
guerre d'Espagne, la guerre contre le fascisme, la Résistance
nous ont fait voir de près la “querelle sociale” et nous ont
appris son vrai nom : la lutte des classes. En 1948, je suis
devenu professeur de philosophie et j'ai adhéré au Parti
communiste français. Depuis cette date, j'enseigne la
philosophie à l'École normale. À Pâques 1949, je suis venu en
Italie [,„]. Je faisais mon métier et j'essayais d'être
communiste. Être communiste en philosophie, c'est être un
philosophe marxiste-léniniste. Ce n'est pas facile de devenir
un philosophe marxiste-léniniste22 ».
Louis Althusser ne deviendra que bien plus tard le
philosophe marxiste-léniniste qui « relit » Le Capital et
mobilise autour de son nom les talmudistes de la « théorie
révolutionnaire » ainsi rénovée, avant, pendant et après 1968,
Mais son emprise est déjà suffisamment forte pour pousser
quelques normaliens à le suivre dans l'acte d'adhésion.
Foucault est de ceux-là en 1950.
En 1950, ce qui signifie tout de même qu'il a passé quatre
années à l'École sans faire le geste qu'accomplissaient bon
nombre de ses camarades. Il faut pourtant préciser qu'il avait
voulu adhérer dès sa première année d'École, au
printemps 1947. Maurice Agulhon se souvient de cette
tentative de Foucault pour rejoindre les rangs communistes,
qui s'est heurtée à une difficulté : Foucault veut bien militer à
la cellule du Parti, mais pas au syndicat des élèves. Ce qui
semble impensable aux communistes chargés d'examiner sa
demande d'adhésion et qui, par conséquent, la rejettent.
Durant toute sa scolarité, Foucault restera donc non engagé
politiquement, en tout cas hors de tout cadre organisationnel.
Proche du PCF, cependant, précise Jacques Proust, qui le
fréquentait beaucoup à cette époque. Proche, tout en étant
très critique à l'égard des personnalités intellectuelles
dominantes du Parti, comme Roger Garaudy, D'ailleurs
Foucault, à ce moment-là, est plus hégélien que marxiste. Il
travaille beaucoup sur la Phénoménologie de l'esprit pour son
diplôme, et il partage cet intérêt avec Louis Althusser qui a lui
aussi soutenu un diplôme sur Hegel, quelques années avant,
tout comme son ami Jacques Martin, à qui sera dédié Pour
Marx, ou encore Jean Laplanche,

L'année 1950 n'est pas seulement l'année où Foucault


adhère au Parti communiste. C'est aussi l'année où il échoue à
l'agrégation. Il a pourtant choisi de préparer son concours en
quatre ans, comme l'École en offre la possibilité, au lieu de
trois, comme le font la plupart des normaliens. Au printemps
de l'année 1950, il se présente aux épreuves écrites et doit se
pencher sur le problème suivant : « L'homme est-il une partie
de la nature ? », avant de disserter sur l'œuvre d'Auguste
Comte. Il ne réussit pas trop mal et se retrouve sur la liste des
candidats admis à passer l'oral. Avec soixante-treize autres
candidats sur les deux cent dix-neuf qui se sont présentés au
départ. Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il n'est situé qu'au vingt-
neuvième rang, et que cela constitue un handicap bien
difficile à surmonter pour rejoindre le groupe des quinze
premiers qui seront admis définitivement. L'oral se passe à
cette époque en deux temps : d'abord un « petit oral » qui
consiste en une leçon sur un sujet tiré au sort, puis un « grand
oral » avec quatre nouvelles épreuves : une leçon et trois
explications de textes, en français, latin et grec. Mais le
premier oral est éliminatoire. Et Foucault va succomber à ce
stade de la compétition. Il tombe sur un sujet qui ne l'inspire
guère : « L'hypothèse ». Sujet traditionnel dont les chemins
sont balisés. Mais il se lance dans de longues considérations
sur les hypothèses dans le Parménide et néglige totalement la
notion d'hypothèse dans les sciences. Le verdict tombe :
Michel Foucault ne fait pas partie de la vingtaine de candidats
retenus pour la seconde série d'épreuves orales. Le jury, où
siègent le doyen de la Sorbonne, Georges Davy, Pierre-
Maxime Schuhl et l'inspecteur général Bridoux, lui reproche
de ne pas avoir cité Claude Bernard. « J'ai oublié de
mentionner le pipi de lapin », ironisera Foucault par la suite,
en référence à une expérience célèbre - et attendue par le
jury - de Claude Bernard. Le rapport du président du jury sur
ce candidat refusé est assez éloquent. Voici ce qu'on peut lire,
écrit de la main du doyen Davy : « Candidat certainement
cultivé et distingué et dont l'échec peut être considéré
comme un accident. Mais déjà mal placé à l'écrit, il a eu le
tort à l'oral et sur une leçon très classique de se préoccuper
beaucoup plus de faire montre d'érudition que de traiter le
sujet proposé. » Parmi ceux qui seront reçus cette année-là :
Pierre Aubenque, Jean-Pierre Faye, Jean-François Lyotard,
Jean Laplanche... Parmi ceux qui échouent : Michel Tournier,
Michel Butor...
Cet échec de Foucault fait tout de même scandale. Tout le
monde était persuadé qu'il serait reçu parmi les tout
premiers. Il passe pour l'un des plus brillants normaliens et
personne ne comprend comment il a pu se faire « coller » de
la sorte. Certains avancent même l'idée qu'il aurait été refusé
pour des raisons politiques. Mais cette vision des choses est
loin de faire l'unanimité des témoins. Il est vrai que beaucoup
d'interprétations de cet ordre circulaient à l'époque. En 1951
par exemple, La Nouvelle Critique rapportera ce propos
attribué à un membre du jury de philosophie : « Cette année,
aucun communiste ne sera reçu. » Une chose est sûre :
Foucault a été douloureusement affecté par son échec. Au
point que Louis Althusser charge Jean Laplanche et sa jeune
femme de s'occuper de lui et surtout de le surveiller, pour
éviter qu'il ne fasse une « bêtise ». Foucault va traverser une
nouvelle période de crise. Elle sera de courte durée. Il se
remet assez vite au travail, pour préparer le concours de
l'année suivante. Il fait équipe avec Jean-Paul Aron, qui n'est
pas normalien, mais qui est venu suivre des cours à l'École et
avec qui il s'est lié d'amitié. Foucault fait des dizaines de
plans de leçons, sur tous les sujets possibles. Il sait que l'oral
est pour lui le cap difficile. En juin 1951, il est prêt à affronter
une nouvelle fois les épreuves écrites de l'agrégation. Il doit
disserter pendant sept heures sur le problème suivant :
« L'expérience et la théorie : quelles conséquences
philosophiques résultent de la façon de les définir et de
concevoir leurs rapports », puis sept heures encore sur
« L'activité perceptive et l'intelligence ». Enfin, pendant six
heures, pour la dernière épreuve, il doit imaginer que
Bergson et Spinoza se rencontrent « au pays endormi du
souvenir pur » et « engagent un dialogue sur le temps et
l'éternité en vue de définir le genre de considération que la
philosophie doit accorder à ces deux notions ». Il s'en sort
très bien, se retrouve à nouveau sur la liste des admissibles, et
se présente donc devant un jury qui n'est plus tout à fait le
même que l'année précédente. Le président en est toujours
Georges Davy, mais y participent aussi Jean Hyppolite et, en
tant que vice-président, Georges Canguilhem, qui est devenu
inspecteur général de l'enseignement secondaire. Il a voulu
moderniser un peu les sujets proposés aux candidats. Il a dû
batailler, mais il a réussi à imposer des thèmes comme la
« sexualité ». « Ils lisent tous Freud. Et, de toute façon, ils ne
parlent que de ça », a-t-il fait valoir au président du jury un
peu récalcitrant. Et c'est précisément ce sujet-là que le sort va
attribuer à Foucault. Jean Deprun, qui est allé assister à cette
leçon, parce que Foucault jouissait déjà d'une certaine
notoriété parmi les normaliens, se souvient d'un exposé très
classique en trois points : la sexualité comme nature, la
sexualité comme culture et la sexualité comme histoire.
Histoire étant pris ici au sens d'histoire individuelle, car
Foucault est très fortement marqué par ses lectures dans les
domaines de la psychologie et de la psychanalyse.
Cette fois, Foucault est reçu. Il est troisième, ex aequo avec
Jean-Paul Milou, un de ses camarades de l'École. Le premier
est Yvon Brès, un des normaliens de sa promotion, qui vient
s'excuser auprès de Foucault de l'avoir devancé, ce qu'il
ressent comme une injustice. Le rapport du jury fait d'ailleurs
état du malaise que Foucault devait éprouver : « Candidat très
certainement cultivé et distingué mais qui semblait aborder
pour la deuxième fois l'agrégation avec crainte et peut-être
prévention », écrit le doyen Davy. Après la proclamation des
résultats, Foucault, furieux de n'être pas reçu premier, ira se
plaindre à Canguilhem du sujet sur lequel il a dû parler.
Quelle idée vraiment, lui dit-il en substance, d'interroger les
agrégatifs sur la sexualité !
Après l'agrégation, il faut enseigner. Puisque ce concours
conduit théoriquement à l'enseignement secondaire, et doit,
du moins à cette époque, ouvrir les portes de l'enseignement
supérieur, après un temps plus ou moins long passé dans un
lycée, considéré par les normaliens comme un inévitable
purgatoire. Et puisque Foucault a été exempté du service
militaire, en raison d'un état de santé très précaire, la
question se pose à lui avec une certaine urgence. Les
nouveaux agrégés doivent demander une affectation dans un
lycée, et pour cela, ils sont reçus par l'inspecteur général.
Foucault va donc parler à Canguilhem. Pour lui dire qu'il ne
veut pas enseigner : reçu à un très bon rang, il peut espérer
entrer à la fondation Thiers. C'est une institution très
particulière, qui a été créée en 1893 par la belle-sœur et
héritière d'Adolphe Thiers. Chaque année, quelques étudiants
- des garçons seulement - y sont accueillis, avec une bourse
mensuelle, pour préparer leur thèse dans de bonnes
conditions. Après la guerre, le statut de la fondation a été un
peu modifié : l'argent du legs qui assurait son existence s'est
beaucoup dévalorisé et elle s'est placée sous la tutelle du
CNRS. C'est donc cet organisme d'État qui verse les
mensualités aux pensionnaires, qui doivent en reverser la
moitié à la fondation, puisqu'elle offre le gîte et le couvert.
Les pensionnaires obtiennent en entrant le titre d'attaché de
recherche au CNRS, qu'ils ne conservent que pendant leur
séjour à la fondation. Pendant longtemps, les recrues ont été
au nombre de cinq chaque année : des littéraires, des juristes
ou des médecins. À l'automne 1950, la fournée d'admis a été
de six personnes, dont Robert Mauzi, Paul Viallaneix, Jean-
Louis Gardies. En 1951, il y en aura dix. Parmi eux, outre
Michel Foucault : Jean Charbonnel, Pierre Aubenque, Guy
Degen, Jean-Bernard Raimond...
Comment entre-t-on dans cette étrange maison, grande
bâtisse du xixe siècle, située sur l'actuelle place du Chancelier-
Adenauer, dans le 16e arrondissement de Paris, près de la
porte Dauphine ? D'abord, il faut être recommandé par le
directeur de l'établissement universitaire dont on sort. Puis
se présenter au directeur de la fondation. À l'époque, c'est
l'helléniste Paul Mazon. Et enfin, dans la mesure où la
fondation, bien que sous tutelle du CNRS, continue comme
par le passé d'être administrée par les académies qui
composent l'institut de France, il faut aller voir les
représentants de chacune d'entre elles qui siègent au conseil
d'administration. L'Académie française est représentée par
Georges Duhamel. Jean Charbonnel, qui est arrivé à la
fondation la même année que Foucault, a raconté sa visite à
l'écrivain : « Quand j'étais allé me présenter à lui, selon la
coutume en vigueur, il m'avait dit, de sa petite voix à la
Mauriac : “Écoutez, jeune homme, je ne sais pas si un jour
vous connaîtrez la gloire, mais je puis vous dire qu'un des
moments où j'ai eu le sentiment de l'avoir connue, c'est
lorsqu'un de mes petits-fils est arrivé à la maison en criant :
“J'ai eu du grand-père en dictée”23. » Tous les postulants ont
droit à la même histoire de la part du romancier.
Après cette série de démarches et de visites, les heureux
élus peuvent enfin s'installer dans « cette auguste maison,
comme la décrit Jean Charbonnel, vieillotte et désuète mais
vouée au culte de l'intelligence et au total charmante. Il y a
un valet de chambre, de jolis meubles, un billard, un piano et
un grand parc. Le décor était somptueux, mais nos ressources
modestes... On entrait alors dans la science moderne comme
on entre en religion. Il fallait faire vœu de pauvreté et... de
célibat24 ». Michel Foucault a parlé à Paul Mazon, lors de sa
visite, de deux sujets de recherche : d'une part, « Le problème
des sciences humaines chez les postcartésiens » (on sent
l'influence de Merleau-Ponty sur le jeune Foucault !) et,
d'autre part, « La notion de culture dans la psychologie
contemporaine ». « Le premier m'avait paru particulièrement
intéressant, écrira Paul Mazon dans son rapport d'activité, au
moment où Foucault quittera la fondation, il s'agissait de
savoir comment avait évolué le cartésianisme sous les
influences étrangères, italiennes et hollandaises, et quels
avaient été les résultats de ce mouvement chez Malebranche
et Bayle25. » Michel Foucault était en effet allé voir Henri
Gouhier pour lui demander de bien vouloir diriger sa thèse
complémentaire sur Malebranche. La thèse principale devant
porter, comme l'indique Paul Mazon, sur le problème de la
culture tel qu'il est analysé par la psychologie contemporaine.
Et Foucault commence à y travailler avec son habituel
acharnement. C'est à ce moment-là qu'il prend l'habitude
d'aller chaque jour à la Bibliothèque nationale. Une habitude
qu'il conservera pendant des années, jusqu'à son départ en
Suède, et qu'il retrouvera dès son retour en France. La BN est
sans doute l'un des endroits où Foucault a passé le plus grand
nombre d'heures de son existence.
Mais Foucault ne va rester qu'une année à la fondation
Thiers, au lieu des trois prévues par les statuts. Il a beaucoup
de mal à supporter cette vie en commun qui lui répugnait
déjà rue d'Ulm. Certes, chacun y dispose d'une chambre à soi,
et peut donc vivre dans une relative indépendance. Mais
malgré tout, il s'agit d'un pensionnat où il faut cohabiter avec
une vingtaine de personnes, puisque, outre les dix personnes
recrutées pour l'année 1951, il y a les pensionnaires des
promotions précédentes. Il faut prendre tous les repas avec ce
groupe. Là encore, Foucault se fait assez unanimement
détester. Il agresse verbalement tout le monde, fait des
histoires, provoque des disputes. Ses relations avec les autres
pensionnaires sont placées sous le signe du conflit
permanent. Ce qui va provoquer le drame, c'est une aventure
amoureuse qui tourne mal avec l'un des pensionnaires.
Foucault est soupçonné de voler le courrier dans les casiers à
lettres... Il n'a guère envie de rester et la maison n'a guère
envie qu'il reste.
À la rentrée de 1952, il va trouver un nouveau point de
chute : il devient assistant à l'université de Lille.
4
Le carnaval des fous

Lorsque Foucault est arrivé rue d'Ulm, c'est Georges


Gusdorf qui était caïman de philosophie. On connaît
aujourd'hui la série de ses ouvrages sur l'histoire de la pensée
occidentale. Mais à l'époque, il n'avait pour ainsi dire rien
publié. Gusdorf s'intéressait beaucoup à la psychologie et, en
1946 et 1947, il a organisé, avec son ami Georges Daumézon,
une initiation à la psychopathologie pour ses élèves : avec des
présentations de malades à l'hôpital Sainte-Anne et un cycle
de conférences pour lequel il a fait venir à l'École, outre
Daumézon lui-même, des psychiatres qui ont nom Lacan ou
Ajuriaguerra... Gusdorf pousse plus loin l'expérience qu'il
propose à ses étudiants. Comme il est très lié à Daumézon -
« nous étions tous deux protestants » -, il profite de cette
amitié pour emmener chaque année un groupe de normaliens
à l'hôpital psychiatrique que dirige ce dernier à Fleury-les-
Aubrais, près d'Orléans. Pendant une semaine, les jeunes gens
écoutent les explications des médecins et de leurs assistants.
Et ils se promènent dans l'enceinte de l'hôpital. Fleury-les-
Aubrais n'a pas du tout l'allure d'une prison : ce sont des
pavillons dispersés dans une forêt, sur un vaste espace.
Quand il succède à Gusdorf, Louis Althusser emmène lui
aussi ses élèves à Sainte-Anne. Ils assisteront là aux leçons
d'un autre psychiatre de tout premier plan : Henri Ey. Avec
Georges Daumézon et Henri Ey, Michel Foucault s'est trouvé
très tôt au contact des courants réformateurs de la
psychiatrie ; en présence des hommes qui essayaient, autour
du groupe et de la revue Évolution psychiatrique, de repenser
dans un sens très libéral le savoir et les pratiques de leur
discipline. Et ce qu'il a pu apercevoir de la psychiatrie, à ce
moment-là, ne revêtait aucun caractère « répressif » ou
« punitif ». Rien de rétrograde, au contraire... Et pourtant !
C'était peut-être l'exemple même de ce qu'il désignera plus
tard comme le monologue de la « science » sur la folie.

Dès ses premières années à l'École normale, Michel


Foucault a commencé de s'intéresser de très près à la
psychologie. Après la licence de philosophie, qu'il obtient en
Sorbonne en 1948, il entreprend de passer une licence de
psychologie. Il suit donc les cours de Daniel Lagache, qui
assure l'enseignement de psychologie générale et de
psychologie sociale à la faculté des lettres. Il lui faut
également suivre les enseignements du certificat de psycho­
physiologie qui sont donnés à la faculté des sciences. Mais là,
il est moins assidu : il fait équipe avec André Vergez et Louis
Mazauric pour aller prendre des notes à tour de rôle. Foucault
obtient en 1949 sa licence à laquelle il ajoute, en juin de la
même année, un diplôme de l'institut de psychologie de Paris,
encore une fois avec Daniel Lagache.
Lagache est un des grands noms de la science
psychologique de l'après-guerre. Il a fait partie de la
promotion de 1924 de la rue d'Ulm, avec Aron, Canguilhem,
Nizan et Sartre. Il a passé l'agrégation de philosophie mais il a
préféré s'orienter vers la psychologie clinique. Il a enseigné
assez longtemps à Strasbourg, avant d'être nommé en 1947 à
la Sorbonne, où il a prononcé une leçon inaugurale qui a fait
grand bruit, sur « L'unité de la psychologie », s'efforçant
d'intégrer la psychanalyse dans la science clinique. Elle sera
éditée en 1949. Dans le même temps, il a commencé de
donner des cours à l'institut de psychologie.
Foucault suit l'enseignement de Lagache avec une certaine
ferveur. Car la psychologie, c'est la voie qu'il a choisie. À tel
point qu'il envisage désormais de suivre des études
médicales. Foucault va consulter Lagache : faut-il être
médecin pour se spécialiser en psychologie ? Lagache n'est
pas étonné par la question. « À l'époque, bien des philosophes
qui se tournaient vers la psychologie, la psychiatrie ou la
psychanalyse se débattaient avec ce problème », explique
Didier Anzieu, qui s'orientait pour sa part vers la
psychanalyse. Lui-même n'a pas franchi le pas. Jean
Laplanche semble être l'un des seuls à l'avoir fait. Foucault
restera lui aussi sur le seuil : Lagache le lui déconseille,
comme il a l'habitude de le déconseiller à tous ceux qui
l'interrogent sur ce point : « Si nous étions aux États-Unis, il
faudrait assurément le faire, lui dit-il, mais en France, non. »
Foucault profite de l'entrevue pour poser d'autres questions
au grand psychiatre : il voudrait le consulter à propos de ses
propres troubles psychiques. Mais Lagache refuse de
mélanger les choses. Il ne veut pas être à la fois le professeur
et le psychothérapeute d'un étudiant. Aussi se contente-t-il
de donner à Foucault l'adresse d'un psychanalyste. Mais cette
recommandation restera provisoirement lettre morte. Plus
tard, Foucault se lancera dans cette aventure de la « cure »,
mais elle ne dépassera pas trois semaines. Ce sera l'un des
problèmes qui vont l'obséder pendant des années : faut-il ou
non se faire psychanalyser ?

Foucault ne va pas interrompre sa formation scientifique


après avoir passé l'agrégation. Pendant qu'il séjourne à la
fondation Thiers, il entreprend de passer un nouveau diplôme
à l'institut de psychologie. En 1952, il obtient donc le diplôme
de psychologie pathologique, au terme d'un cursus qui
comporte des enseignements des Prs Poyer et Delay, et
notamment des « leçons cliniques » avec « présentations de
malades » dans le grand amphithéâtre de Sainte-Anne, ainsi
qu'un cours de « psychanalyse théorique » par le Pr Benassy,
toujours à l'hôpital Sainte-Anne car l'institut de psychologie
ne possède pas de locaux propres. Pierre Pichot, qui assure les
« travaux pratiques » pour l'obtention de ce diplôme, se
souvient de cet élève qu'il n'appréciait guère. Il veut
familiariser ses étudiants avec la technique des tests, mais il
juge Foucault trop « normalien », trop théoricien et plutôt
rétif au caractère expérimental de la psychologie. Foucault
fait allusion, d'une manière assez virulente, à ses démêlés
avec les tenants d'une psychologie purement « scientifique »,
dans un de ses tout premiers articles, écrit en 1953. Il y
évoque la question qui lui a été adressée, à peine était-il
arrivé dans cet antre de la psychologie expérimentale :
voulez-vous faire de la psychologie scientifique ou de la
psychologie comme M. Merleau-Ponty ? Et Foucault
d'ironiser : « Ce qui mérite attention, ce n'est pas tant le
dogmatisme avec lequel on définit la “vraie psychologie” que
le désordre et le scepticisme fondamental que pose la
question. Étonnant biologiste, celui qui dirait : vous voulez
faire de la recherche biologique, scientifique ou non ? » Et
Foucault ajoute, en inversant le problème : « On ne peut
interroger la recherche psychologique comme on interroge
telle ou telle autre forme de recherche à partir de son
insertion dans le développement d'une science ou les
exigences d'une pratique : il faut demander compte à la
recherche du choix de sa rationalité ; il faut l'interroger sur
un fondement dont on sait déjà qu'il n'est pas l'objectivité
constituée de la science1... »
Pourtant, Foucault se passionnait depuis fort longtemps
pour les techniques et les expérimentations de la psychologie,
il a même acheté le matériel pour faire passer le test de
Rorschach, Il faut dire qu'il a été à bonne école : Daniel
Lagache a été l'un des tout premiers adeptes de cette
méthode et il en est l'un des introducteurs en France, Lorsque
se fondera le Groupement français du Rorschach, il en
deviendra le président d'honneur. À l'École normale, Foucault
se plaît à soumettre ses camarades à cette « épreuve » : il
s'agit de réagir librement à des taches d'encre sur des cartons
de couleurs différentes. À partir des réponses obtenues,
Foucault propose une interprétation de la personnalité
profonde de celui qui s'est prêté au jeu. « Comme ça, je saurai
ce qu'ils ont dans la tête », dit-il à Maurice Pinguet, qui
échappe à l'expérience. Nombreux sont les normaliens qui se
souviennent d'avoir été « testés » de la sorte par Foucault, qui
gardera cette passion pour le Rorschach pendant des années
et des années, puisque aussi bien à Clermont-Ferrand qu'à
Tunis, il consacrera de longues heures de cours à ce qui
n'était apparu à ses camarades que comme un divertissement.

Le Rorschach, c'est aussi l'une des passions de Jacqueline


Verdeaux. Cette femme va jouer un rôle capital dans les
années de formation de Michel Foucault. Elle connaît la
famille Foucault depuis fort longtemps. Ses parents sont des
amis de longue date des Foucault. Pendant la guerre, son père
l'a envoyée avec son frère se réfugier à Poitiers. Jacqueline
Verdeaux est peu à peu devenue l'assistante-anesthésiste du
Dr Foucault, qui continuait ses activités de chirurgien de la
ville tout en s'occupant de l'hôpital de fortune installé dans le
grand collège des Jésuites pour accueillir les blessés de
guerre, lorsque a déferlé l'invasion allemande sur le nord de
la France. Quand les troupes allemandes sont arrivées à
Poitiers, la jeune femme a quitté la ville. Quelques années plus
tard, une fois la paix revenue, Mme Foucault lui demande de
bien vouloir s'occuper de son fils qui s'installe à Paris,
Foucault dîne régulièrement chez Georges et Jacqueline
Verdeaux, au n° 6 de la rue de Villersexel, une petite rue qui
donne sur le boulevard Saint-Germain, non loin de
l'Assemblée nationale. Jacqueline Verdeaux s'est tournée vers
la psychologie et travaille avec son mari, qui vient de soutenir
sa thèse avec Jacques Lacan. Ils ont mis sur pied un
laboratoire d'électro-encéphalographie à Sainte-Anne. Jean
Delay leur a procuré les locaux : quelques pièces dans les
greniers de l'hôpital où ils s'installent avec André
Ombredane, un ancien élève de Georges Dumas. Ombredane
venait justement de traduire un livre sur le psycho-diagnostic
et il a demandé à Jacqueline Verdeaux, qui est germaniste, de
bien vouloir soumettre cette traduction à un psychiatre suisse
alors assez renommé : Roland Kuhn. Dans le même temps,
Ombredane lui prête un livre de Kuhn sur La Phénoménologie
du masque. Jacqueline Verdeaux lit le livre et part en
Turgovie, à Munsterlingen, sur le bord du lac de Constance.
Elle montre à Kuhn la traduction d'Ombredane, mais elle lui
adresse également une requête personnelle : elle voudrait
traduire, pour sa part, cette Phénoménologie du masque qu'elle
a trouvée fascinante. Il accepte, en ajoutant une suggestion :
pourquoi ne pas traduire également un livre d'un autre
psychiatre installé à trois kilomètres de là : Ludwig
Binswanger, qui dirige la clinique Bellevue à Kreuzlingen. Il
est le neveu d'Otto Binswanger, qui dirigeait la clinique d'Iéna
où fut soigné Nietzsche. Ludwig Binswanger accueille
Jacqueline Verdeaux, qui est émerveillée par l'organisation de
cet « asile », dont les bâtiments cossus sont disséminés dans
un grand parc, coloré par des massifs de roses. Il lui pose
beaucoup de questions avant de se décider et va enfin
chercher dans les rayons de sa bibliothèque le texte qu'il
aimerait voir paraître en priorité en français : c'est un long
article. Cela s'appelle Le Rêve et l'existence.
Binswanger a développé depuis longtemps l'idée de ce qu'il
a nommé 1'« analyse existentielle ». Il a été l'ami de Freud, de
Jung, de Jaspers, de Heidegger, et il a été tout
particulièrement marqué par ce dernier. Aussi Foucault n'est-
il pas dérouté lorsque son amie rentre à Paris et lui demande
de l'aider pour la traduction, car l'ouvrage de Binswanger
fourmille de termes philosophiques. En fait, ils vont travailler
ensemble pour établir la version française. Elle vient le voir
tous les jours à l'École normale, où il a un bureau, puisqu'il a
commencé à donner des cours, à la demande d'Althusser -
nous sommes en 1952 -, et ils discutent du meilleur moyen de
transposer certaines notions d'une langue à l'autre. Un soir, à
la fin d'une journée de travail, Jacqueline Verdeaux emmène
son jeune collaborateur rendre visite à Gaston Bachelard, qui
est un lecteur fervent de Binswanger et entretiendra plus
tard une correspondance avec lui.
Jacqueline Verdeaux et Michel Foucault font également le
voyage en Suisse, à plusieurs reprises, pour rencontrer Kuhn
et Binswanger et leur montrer les différentes étapes de la
traduction en cours. Les discussions portent notamment sur
le lexique heideggérien. Ils s'interrogent pendant des heures
pour transcrire Dasein. Au bout du compte, ils choisiront de
parler tout simplement de « présence au monde », en lieu et
place de l'habituel « être-là ». Quand la traduction du texte de
Binswanger est terminée, Jacqueline Verdeaux dit à Foucault :
« Si ce livre vous plaît, faites-en la préface. » Il ne recule pas
devant la difficulté et se met bien vite à écrire.
Quelque temps après, Jacqueline Verdeaux, qui passe ses
vacances de Pâques en Provence avec son mari, reçoit un pli
assez épais. « Voici votre œuf de Pâques », dit le petit mot de
Foucault qui accompagne un très long texte. C'est la préface.
Jacqueline Verdeaux est d'abord étonnée : vu le nombre de
feuillets, il se pourrait que cet avant-propos soit plus long que
l'ouvrage lui-même. Et c'est le cas. Puis elle lit. Et
s'enthousiasme. « C'est génial », pense-t-elle.
Ils vont retourner ensemble voir Binswanger pour lui
montrer le texte traduit et la préface réunis. Le psychiatre est
fort satisfait des deux. Encore faut-il convaincre l'éditeur, qui
est pour le moins réticent à publier cet agrégat bizarre d'une
préface si longue, signée d'un inconnu, et d'un livre si court,
de quelqu'un qui l'est presque autant, en tout cas en France.
Mais Jacqueline Verdeaux se bagarre et, finalement, obtient
gain de cause. L'ouvrage paraît en 1954, aux éditions Desclée
de Brouwer, dans la collection « Textes et études
anthropologiques ». En ouverture du livre, Foucault a placé
un extrait du Partage formel de René Char : « À l'âge d'homme,
j'ai vu s'élever et grandir sur le mur mitoyen de la vie et de la
mort, une échelle de plus en plus nue, investie d'un pouvoir
d'évulsion unique : le rêve... Voici que l'obscurité s'écarte, et
que VIVRE devient, sous la forme d'un âpre ascétisme
allégorique, la conquête des pouvoirs extraordinaires dont
nous nous sentons profusément traversés mais que nous
n'exprimons qu'incomplètement faute de loyauté, de
discernement cruel et de persévérance. » Si l'étude de
Foucault s'ouvre sur le poème de Char, elle s'achève
également sur de longues citations du Partage formel, qui lui
semble offrir la meilleure clé pour comprendre le rêve.
Le texte de Foucault est d'une écriture forte et
flamboyante. Ce qui l'attire dans Binswanger, c'est la manière
dont il a réconcilié et dépassé les apports de Freud et de
Husserl. Mais Foucault propose surtout sa propre vision du
rêve : « Dans tous les cas, la mort est le sens absolu du rêve »,
écrit-il, et c'est dans le rêve de mort que « l'existence peut
apprendre le plus fondamental sur elle-même2 ». D'où l'idée
que « le primat du rêve est absolu pour la connaissance
anthropologique de l'homme concret ». Mais Foucault conclut
aussi sur la nécessité - « une tâche éthique et une nécessité
d'histoire » - de dépasser ce primat. À noter au passage que
Foucault cite les travaux de Minkowski, L'Air et les songes de
Bachelard, Mélanie Klein et... le Dr Lacan. Foucault, dès cette
époque, était un lecteur de Lacan, et il avait par exemple
vivement conseillé à Jean-Claude Passeron, qui commençait
un diplôme sur le « spéculaire », de se procurer le texte de
Lacan sur Les Complexes familiaux paru dans L'Encyclopédie
française en 1938.
Jacqueline Verdeaux et Michel Foucault ont donc rencontré
à plusieurs reprises Roland Kuhn et Ludwig Binswanger, en
Suisse, au cours des années 1952 et 1953. Lors de leur premier
voyage, ils sont arrivés chez Kuhn, à l'hôpital de
Munsterlingen, à la veille du mardi gras. La tradition veut
qu'à cette date, les malades préparent des costumes et des
masques. Et médecins, infirmières et malades se retrouvent
déguisés dans la salle des fêtes. À la fin de la soirée, tout le
monde jette son masque dans un grand feu où l'on immole le
personnage de Carnaval. Foucault a été très frappé par cette
étrange cérémonie : « Cette fête des fous ressemble plutôt à
une fête des morts », confie-t-il à son amie.
Foucault et celle qu'il appelle - humour gay ! - « ma
femme » vont encore voir Binswanger, à un moment où il
passe ses vacances dans le Tessin, au bord du lac de Brisago.
Les deux complices se sont retrouvés à Florence, et après
avoir passé quelques jours à Venise, ils partent en voiture
pour rejoindre la résidence d'été du psychiatre. Auparavant,
ils ont pris le temps de visiter les églises et les musées. « Il
adorait la peinture, raconte Jacqueline Verdeaux, c'est lui qui
m'a fait comprendre les fresques de Masaccio à Florence. » En
revanche, et le souvenir de Jacqueline Verdeaux est tout aussi
net, il détestait la nature. Lui montre-t-elle un paysage
superbe, un lac étincelant sous le soleil, qu'il se met à
marcher avec ostentation vers la route en disant : « Moi, je lui
tourne le dos. » Ils restent quelques jours en compagnie du
psychiatre qui les emmène à plusieurs reprises prendre le thé
chez un de ses amis, Szilazyi, un philosophe heideggérien que
Foucault cite dans son Introduction. Les discussions portent
sur Heidegger, sur la phénoménologie, sur la psychanalyse -
avec cette grande question : est-elle une science ? C'est ce que
Binswanger s'est efforcé de montrer sa vie durant. Foucault
sera plus sceptique !

La fréquentation de Binswanger, de l'homme et de l'œuvre,


va jouer un rôle très important pour Foucault. Certes, il se
détachera de cette forme de « psychiatrie
phénoménologique ». Mais les analyses de Binswanger lui
font découvrir une sorte de réalité profonde de la folie. « La
lecture de ce que l'on a défini comme “analyse existentielle”
ou “psychiatrie phénoménologique” a eu indéniablement une
importance pour moi, dira-t-il par la suite ; c'était l'époque où
je travaillais dans les hôpitaux psychiatriques et où je
cherchais quelque chose de différent des grilles
traditionnelles du regard médical, un contrepoids.
Assurément, ces superbes descriptions de la folie comme
expériences fondamentales uniques, incomparables, furent
déterminantes. Je crois d'ailleurs que Laing a lui aussi été
impressionné par tout ceci : il a lui aussi pendant longtemps
pris l'analyse existentielle comme référence (lui, plus
sartrien, moi plus heideggérien)... Je crois que l'analyse
existentielle m'a servi à délimiter et à mieux cerner ce qu'il
pouvait y avoir de lourd et d'oppressant dans le savoir
psychiatrique académique3. » En tout cas, les cent vingt pages
de l'introduction écrite par Foucault sont le meilleur reflet de
ses orientations intellectuelles de l'époque. Mais plus
profondément, c'est un texte essentiel pour saisir les
préoccupations qui sont les siennes, les problèmes qu'il se
pose et se posera, pour saisir peut-être, en son point
d'origine, la genèse de son œuvre. En 1983, dans une première
version, publiée aux États-Unis, de sa préface pour L'Usage des
plaisirs, Foucault rappellera tout ce qu'il doit à Binswanger, et
comment il s'en est écarté : « Étudier ainsi, dans leur histoire,
des formes d'expérience est un thème qui m'est venu d'un
projet plus ancien : celui de faire usage des méthodes de
l'analyse existentielle dans le champ de la psychiatrie et dans
le domaine de la maladie mentale. Pour deux raisons qui
n'étaient pas indépendantes l'une de l'autre, ce projet me
laissait insatisfait : son insuffisance théorique dans
l'élaboration de la notion d'expérience et l'ambiguïté de son
lien avec une pratique psychiatrique que tout à la fois il
ignorait et supposait. On pouvait alors chercher à résoudre la
première difficulté en se référant à une théorie générale de
l'être humain ; et traiter tout autrement le second problème
par le recours si souvent répété au “contexte économique et
social” ; on pouvait accepter ainsi le dilemme alors dominant
d'une anthropologie philosophique et d'une histoire sociale.
Mais je me suis demandé s'il n'était pas possible, plutôt que
de jouer sur cette alternative, de penser l'historicité même
des formes de l'expérience. » Et après un long développement
qui expose le parcours qui lui a permis de se donner pour
tâche de « mettre au jour le domaine où la formation, le
développement, la transformation des formes d'expérience
peuvent avoir leur lieu ; c'est-à-dire une histoire de la
pensée », il ajoute : « On devine comment la lecture de
Nietzsche, au début des années cinquante, a pu donner accès
à ce genre de questions, en rompant avec la double tradition
de la phénoménologie et du marxisme4. »

Avec Jacqueline Verdeaux, Michel Foucault travaille


également comme psychologue à l'hôpital Sainte-Anne. Son
statut est assez flou : il est « stagiaire », ce qui ne veut pas
dire grand-chose, si ce n'est qu'il n'a pas de fonctions
officielles et qu'il n'est pas payé. Mais à cette époque, il est
pensionnaire de la fondation Thiers, puis assistant à
l'université de Lille, et ce n'est donc pas pour gagner sa vie
qu'il fait ce « stage » au laboratoire d'électro­
encéphalographie. Il aide Jacqueline Verdeaux à pratiquer les
tests et les expériences. La grande affaire, ici, c'est de
mesurer : on mesure les ondes cérébrales, on mesure la
résistance cutanée palmaire, on mesure le rythme de la
respiration. Le sujet sur lequel on pratique l'expérimentation
doit s'asseoir dans un fauteuil et il se retrouve harnaché,
ficelé, avec des électrodes sur la tête, sur les pieds, sur les
mains... Cet attirail permet au psychologue d'enregistrer les
réactions nerveuses de tout l'organisme. Foucault sert parfois
de « sujet ». Mais le plus souvent, il aide à la préparation des
expériences et à leur lecture. Robert Francès, psychologue et
musicologue, vient au laboratoire pour organiser des tests sur
l'audition musicale. Et quelle ne sera pas la surprise de Jean
Deprun, à qui il a demandé de jouer le rôle du cobaye,
lorsqu'il découvrira Foucault parmi les expérimentateurs et
les aides techniques.
Le laboratoire n'est évidemment pas destiné aux
recherches pures et aux expérimentations ludiques : placé
sous l'autorité de Jean Delay, il est intégré aux services de
l'hôpital, et Georges et Jacqueline Verdeaux sont avant tout
chargés d'établir des « tracés » et de proposer des diagnostics
sur les malades internés à Sainte-Anne.
En 1982, dans une interview, Foucault évoquera ce travail
en ces termes : « Il n'y avait pas de statut clair pour un
psychologue dans un hôpital psychiatrique. Aussi comme
étudiant en psychologie, j'avais là un statut très étrange. Le
chef de service était très gentil avec moi et me laissait faire ce
que je voulais [...]. J'occupais une position intermédiaire entre
les malades et les médecins, et ce n'était pas du fait d'un
mérite particulier ou à cause d'une attitude spéciale, c'était la
conséquence de cette ambiguïté de mon statut qui me forçait
à garder une distance envers les médecins. Je sais que cela ne
tenait pas à un mérite personnel parce que, à ce moment-là,
je ressentais tout cela comme une sorte de malaise. C'est
seulement quelques années après quand j'ai commencé à
écrire un livre sur l'histoire de la psychiatrie que ce malaise,
cette expérience personnelle, a pris pour moi la forme d'une
critique historique ou d'une analyse structurale. » Et à la
question : « L'hôpital Sainte-Anne donnait-il à un employé
une impression particulièrement négative de la
psychiatrie ? », Michel Foucault répond : « Ah, non. C'était un
grand hôpital aussi typique que vous pouvez l'imaginer et je
dois dire qu'il était meilleur que la plupart des grands
hôpitaux de province que j'ai pu visiter par la suite. C'était
l'un des meilleurs de Paris. Non, il n'avait rien de terrible.
C'était précisément là le point important. Peut-être que si
j'avais fait ce genre de travail dans un petit hôpital de
province, j'aurais pensé que ces manques résultaient de sa
situation géographique ou de ses problèmes particuliers5. »
Foucault n'a pas seulement travaillé comme psychologue
dans un hôpital psychiatrique. Il a fait la même chose dans
une prison. Car, en 1950, le ministère de la Santé avait
demandé à Georges et Jacqueline Verdeaux d'ouvrir un
laboratoire d'électro-encéphalographie à la prison de Fresnes
où est installé l'Hôpital général des prisons françaises. Le
laboratoire a deux fonctions : examiner les détenus malades,
à la demande des médecins, pour détecter d'éventuels
traumatismes crâniens, des épilepsies larvées, des troubles
neurologiques... Et procéder à des séries de tests pour diriger
les détenus vers les prisons-écoles comme l'imprimerie de
Melun. Jacqueline Verdeaux s'y rend toutes les semaines et
elle emmène avec elle son ami Foucault. Pendant deux
années, elle va lui apprendre à pratiquer des examens légers,
elle l'initie au déchiffrement des résultats, elle lui confie des
tâches d'assistance... Ensemble, ils discutent des cas, rédigent
des fiches pour chaque personne examinée...
Pendant toute cette période, Foucault baigne donc dans
l'atmosphère professionnelle de la psychologie
expérimentale. Son apprentissage a désormais quitté les
cadres strictement universitaires et Foucault se trouve sur le
« terrain » comme dirait un ethnologue : il est confronté à la
réalité de la maladie et à la présence des malades. Il est
immergé dans la réalité de deux formes d'internement : celui
des « fous » et celui des « délinquants ». Et il est lui-même
parmi ceux qui « regardent », « examinent », « constatent »,
même si son statut incertain et mal défini lui donne une
distance par rapport au métier de psychologue qu'il apprend
à exercer.
5
Le cordonnier de Staline

Avant d'être nommé à Lille, Michel Foucault a déjà


commencé d'enseigner la psychologie à l'École normale
supérieure. À la demande de Louis Althusser, bien sûr, qui l'a
sollicité dès qu'il a obtenu l'agrégation. Foucault donne un
cours le lundi soir, dans la petite salle Cavaillès, entre
l'automne 1951 et le printemps 1955. Le public est assez
fourni pour l'École : entre quinze et vingt-cinq personnes
alors que d'ordinaire la fréquentation des cours dépasse
rarement les cinq ou six auditeurs. Un public nombreux,
donc, et très enthousiaste. « C'est génial », s'exclame un jour
Jean-Claude Passeron en sortant d'une de ces conférences.
Paul Veyne commente aujourd'hui : « Son cours était célèbre,
on y allait comme au spectacle. » Et Jacques Derrida : «J'étais
frappé, comme beaucoup, par sa faculté de parole. C'était
impressionnant d'éloquence, d'autorité, de brillance. » Les
grands thèmes des exposés de Foucault se retrouveront dans
les textes qu'il écrira à cette époque : dans le panorama de la
psychologie entre 1850 et 1950, qu'il rédige en 1953, à la
demande de Denis Huisman qui veut rajeunir {'Histoire de la
philosophie d'Alfred Weber, et aussi dans son premier livre,
Maladie mentale et personnalité, mis au point presque en même
temps.
Foucault observe la tradition et emmène, lui aussi, ses
élèves à Sainte-Anne pour suivre des présentations de
malades. Jean-Claude Passeron, par exemple, a assisté à des
explications de Daumézon. Et Jacques Derrida a gardé un
souvenir très vif de ces séances assez pathétiques : « Foucault
nous emmenait à trois ou quatre. On allait dans le cabinet de
Daumézon, qui faisait faire des exercices de clinique à ses
étudiants. On faisait venir un malade et il était interrogé,
examiné, par un jeune médecin. Nous assistions à cela. C'était
bouleversant. Le médecin se retirait ensuite et après avoir
rédigé ses observations, il venait faire une sorte de leçon
devant Daumézon. »

Pendant cette période, Foucault va devenir le centre, pour


ne pas dire le chef, d'une petite bande de normaliens
communistes. Le groupe se compose de Paul Veyne, Jean-
Claude Passeron, Gérard Genette, Maurice Pinguet, Jean
Molino et Jean-Louis Van Regemorter, qui passe pour être
l'âme damnée du jeune professeur. Ils ont trois ou quatre ans
de moins que lui et lui vouent une sorte de culte. Ils sont
communistes, mais pas vraiment dans la ligne. Les autres
normaliens communistes, les orthodoxes, les désignent
comme « le groupe folklorique » ou encore « le Saint-
Germain-des-Prés marxiste ». Pendant des heures, ils
discutent dans le hall d'entrée ou dans la cour de l'École. Et
« le Fouk's » - c'est ainsi qu'ils ont surnommé leur aîné (Fuchs
veut dire « renard » en allemand) - le Fouk's, donc, passe de
longs moments avec eux lorsqu'il se trouve rue d'Ulm. Il s'est
aménagé un bureau dans l'ancienne discothèque désaffectée,
au-dessus de la salle Dussane. Il a baptisé cette pièce
« laboratoire de psychologie ». Mais en fait d'équipement, il
n'y a guère qu'une souris dans une boîte à chaussures. « Voilà
le laboratoire », dit-il en riant à ses visiteurs, en montrant la
boîte. Sur les murs, les rayons sont encore pleins de disques
78 tours poussiéreux et rendus inutiles par la diffusion du
microsillon. Il reçoit ses étudiants et ses amis. Et bavarde
beaucoup avec son confident de l'époque : Maurice Pinguet,
qui écrira bien des années après un beau livre sur La Mort
volontaire au Japon.
Comme les membres du « groupe folklorique », Foucault a
lui aussi adhéré au Parti communiste. Il n'a guère commenté
cet épisode par la suite. Voici par exemple ce qu'il dit de la
situation politique de cette époque dans ses entretiens avec
Ducio Trombadori, en 1978 : « Pour ceux qui avaient vingt ans
au lendemain de la guerre, pour ceux qui avaient davantage
subi cette tragédie qu'ils n'y avaient participé, que pouvait
bien représenter la politique quand il s'agissait de choisir
entre l'URSS de Staline et l'Amérique de Truman ? Ou bien
entre la vieille SFIO française et la démocratie chrétienne,
etc. ? Beaucoup de jeunes intellectuels, dont j'étais, jugeaient
intolérable un avenir professionnel de type bourgeois :
professeur, journaliste, écrivain ou autre... L'expérience
même avait démontré la nécessité et l'urgence de réaliser une
société radicalement différente de celle dans laquelle nous
avions vécu : une société qui avait laissé passer le nazisme,
qui s'était prostituée à lui, et puis qui était passée en bloc
avec de Gaulle. Face à tout cela, une grande partie de la
jeunesse française avait eu une réaction de rejet total1... »
Pour Foucault, ces propos ne sont pas destinés à expliquer
pourquoi il a adhéré au Parti communiste, mais pourquoi... il
s'est intéressé à Nietzsche et à Bataille en se détachant des
formes traditionnelles de la philosophie que représentaient
pour lui l'hégélianisme et la phénoménologie. Et lorsque son
interlocuteur s'étonne de cette réponse et insiste tout de
même sur la culture marxiste de l'époque, Foucault répond :
« Pour beaucoup d'entre nous, jeunes intellectuels, l'intérêt
pour Nietzsche, ou pour Bataille, ne représentait pas une
façon de s'éloigner du marxisme ou du communisme. C'était
au contraire l'unique voie de communication et de passage
vers ce que nous croyions devoir attendre du communisme.
Cette exigence de rejet total du monde dans lequel nous
avions dû vivre n'était assurément pas satisfaite par la
philosophie hégélienne. D'autre part, nous étions à la
recherche d'autres voies intellectuelles pour arriver
justement là où il semblait que prenait corps ou existait
quelque chose de totalement autre : c'est-à-dire le
communisme. Ce fut ainsi que, sans bien connaître Marx,
refusant l'hégélianisme, me sentant mal à l'aise en raison des
limites de l'existentialisme, je décidai d'adhérer au Parti
communiste. On était en 1950 : être alors “communiste
nietzschéen” ! Une chose vraiment à la limite du vivable et si
l'on veut, peut-être un peu ridicule ; je le savais moi-même2. »
Il semble évident que Foucault reconstruit beaucoup et
même réinvente son itinéraire intellectuel et politique, car ce
n'est certainement pas par nietzschéisme qu'il a adhéré au
Parti communiste. Sa lecture de Nietzsche interviendra plus
tard, et en tout cas l'influence déterminante de Nietzsche sur
lui se situera plutôt vers 1953, comme le soulignent les
témoins de l'époque. Maurice Pinguet a raconté cette
découverte de Nietzsche par Foucault sur les plages
italiennes, au cours des vacances de l'été 1953 : « Hegel, Marx,
Freud, Heidegger, tels étaient en 1953 ses axes de référence,
lorsque se produisit la rencontre avec Nietzsche : je revois
Michel Foucault, lisant au soleil, sur la plage de Civitavecchia,
les Considérations intempestives3. » Paul Veyne confirme : il eut
en 1983 de longues conversations avec Foucault qu'il a notées
dans son journal. Foucault lui a précisé la date à laquelle il
s'était mis à lire Nietzsche : 1953. Tout comme il lui a déclaré :
« Quand j'étais au Parti communiste, le marxisme me
semblait une doctrine de bon sens. »

Il suffit d'ailleurs de lire les textes publiés par Foucault à


cette époque pour voir que le « nietzschéisme » en est
totalement absent, tandis que le vocabulaire et la thématique
marxistes en forment souvent l'horizon, même s'il est
impossible de définir Foucault comme étant purement et
simplement marxiste. Que l'on se reporte, par exemple, à la
première édition de Maladie mentale et personnalité pour le
constater. Nous y reviendrons dans quelques instants. Il faut
remarquer cependant que l'adhésion de Michel Foucault au
Parti communiste n'a jamais été similaire à celle de bon
nombre de ses camarades de l'École. Il assistait assez
rarement aux réunions de cellule. « Je me rappelle pourtant,
écrit Maurice Pinguet, qu'un soir, il était là, au premier étage
de ce petit café de la place de la Contrescarpe : il se lança tout
à coup dans une intervention véhémente contre le pacte
charbon-acier4. » Mais Foucault ne prenait jamais part aux
activités militantes. Personne ne l'a jamais vu vendre
L'Humanité, ni participer à des distributions de tracts, ou à des
manifestations. Sauf une fois, précise Jean-Louis Gardies, qui
s'est retrouvé, un jour où L'Humanité avait été saisi, avec
Foucault et quelques autres, devant le siège du quotidien
communiste pour aller en diffuser des exemplaires au
Quartier latin. « Mais, ajoute-t-il, ni lui ni moi n'étions faits
pour cela. Nous n'avions pas l'âme de militants. » Et surtout,
ni politiquement ni intellectuellement, il n'est possible de
ranger Foucault parmi ceux qui se désignaient eux-mêmes
comme « staliniens ». Le Roy Ladurie, qui sait de quoi il parle,
puisqu'il fut l'un des plus véhéments de ceux-ci, note dans
son livre de souvenirs : « Michel Foucault donnait bien moins
que d'autres à cette époque dans les excès du stalinisme5. »
Pourtant, Jean-Claude Passeron et Alexandre Matheron se
souviennent que Foucault a participé à une série de
conférences à la Maison des Lettres, rue Férou, près de la
place Saint-Sulpice : « Les communistes agrégatifs de
philosophie avaient alors constitué un groupe de travail,
raconte Alexandre Matheron, où un certain nombre de
philosophes membres du Parti (Desanti, Vernant, etc.) avaient
accepté de venir parler. Et Foucault, qui était alors assistant à
Lille et donnait des cours à la rue d'Ulm, est venu un jour
parler de Pavlov », dans le cadre d'un exposé sur la
psychiatrie, qui allait devenir le chapitre VII de Maladie
mentale et personnalité. Certes, ajoute Passeron, son exposé ne
fut pas situé dans le droit fil de l'orthodoxie marxiste de
l'époque, mais tout de même : Foucault y a cité Staline. Sa
conférence se termine en effet sur la référence à une phrase
de Staline à propos du pauvre cordonnier alcoolique qui bat
sa femme et ses enfants, pour expliquer que les pathologies
mentales sont fruits de la misère et de l'exploitation et que
seule une transformation radicale des conditions d'existence
pourra y mettre un terme. Faut-il voir là un « clin d'œil » au
« groupe folklorique » qui assistait à la séance, comme le
suggère Passeron ? Ou tout simplement le fait qu'il n'était pas
pensable d'omettre le nom de Staline dans une conférence
organisée par le Parti, quel qu'en fût le sujet ? Même si
Foucault bénéficiait d'un statut un peu particulier : personne
ne lui reprochait son absentéisme aux réunions de la cellule,
ni même, ce qui était beaucoup plus grave, ses persiflages
avec Jean-Louis Van Regemorter sur les articles de L'Humanité
à propos de l'Union soviétique.
À entendre tous les témoignages de l'époque, Foucault n'a
pas été un militant très ardent. On peut même dire qu'il ne l'a
été que d'assez loin. Comment expliquer alors cette étrange
conversation rapportée par Claude Mauriac dans son
journal ? La scène se passe en 1971 et Foucault dit à Jean-
Claude Passeron : « Tu te souviens quand nous servions de
nègres à La Nouvelle Critique ? Et ce fameux article dont il fut
longtemps question : “Il faut régler son compte à Merleau-
Ponty”, c'était la formule employée. Je crois bien que cet
article ne fut jamais écrit. Mais il y a bien d'autres pages de La
Nouvelle Critique dont nous fûmes les auteurs. » Et Claude
Mauriac, intervenant dans ce dialogue, ajoute : « Je demande :
est-ce que, par hasard, elles n'étaient pas signées Kanapa6 » ?
Foucault aurait donc écrit des articles de Jean Kanapa, le
rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, l'apparatchik
stalinien que Sartre traitera de « crétin » dans Les Temps
modernes en 1954 ? Foucault, en tout cas, n'a pas démenti ce
propos. Il a simplement précisé, selon le récit donné par
Claude Mauriac dans un volume ultérieur du Temps immobile :
« Je n'écrivais pas “les” textes de Kanapa. Tout au plus deux
ou trois de ces textes. Il convient pour être vrai de dire... » La
phrase de Foucault reste en suspens. Car Claude Mauriac
l'interrompt, précisément pour lui faire remarquer qu'il avait
laissé passer sans réagir la phrase rapportée dans le volume
publié précédemment7.
Dès qu'il s'agit d'entrer dans le détail de cette histoire, les
choses deviennent difficiles à préciser. D'abord parce que les
proches de Kanapa déclarent tous que ce dernier n'était pas
homme à avoir recours à des nègres pour écrire ses articles.
Pierre Daix, qui participait au comité de rédaction de la
revue, l'affirme avec une grande netteté : Kanapa écrivait ses
articles avec beaucoup de soin et de précision dans le détail
de l'expression et personne ne pouvait intervenir sur sa
production. Tout au plus « était-il possible de lui faire
modifier telle ou telle formule, mais après des heures de
discussion ». Le fils de Jean Kanapa a rencontré Foucault, dans
les années soixante-dix, et Foucault, sachant qui il était, n'a
fait aucune allusion à cet épisode. Plus encore : Jérôme
Kanapa a raconté à son père cette rencontre avec Foucault,
mais Jean Kanapa n'a évoqué aucun lien, ni aucune rencontre
passée avec le philosophe. Quant à Desanti, il éclate de rire
quand on lui pose la question : « Cela ne peut être qu'un
canular de Foucault. » Une autre hypothèse leur semblerait-
elle plus plausible : Foucault aurait-il écrit des articles sous
pseudonymes ? Aucun des membres du comité de rédaction
ou des collaborateurs de la revue de cette époque, que ce soit
Annie Kriegel, Jean-Toussaint Desanti, Francis Cohen, Victor
Leduc ou Gilberte Rodrigues, qui était secrétaire de la
rédaction et collaboratrice de chaque instant de Kanapa, n'a
le souvenir d'avoir vu Foucault ou entendu parler de lui. Et il
ne s'en trouve pas un seul pour croire possible sa
participation à la revue. Michel Verret, normalien philosophe
de la promotion 1948, qui travaillait régulièrement pour La
Nouvelle Critique, abonde dans ce sens : cela lui semble
impensable. D'autant que la pratique du pseudonyme était,
précise-t-il, réservée aux cadres de l'administration, hauts
fonctionnaires ou militaires. Lui-même y signait
généralement de son nom ses propres articles, comme par
exemple, en 1949, l'éloge des Communistes de Louis Aragon et
la défense du pacte germano-soviétique, rédigée et signée
avec Alexandre Matheron et François Furet (ce dernier fut en
effet, il n'est pas sans intérêt de le signaler, un fervent
stalinien, et l'on peut dire qu'il conservera toute sa vie, après
être devenu l'homme de droite que l'on sait, les structures
mentales dogmatiques et sectaires et le goût pour les
méthodes politiques autoritaires et violentes qu'il avait
acquis à l'école du Parti). Une autre figure de proue du
communisme normalien, Maurice Caveing, exclut l'idée que
Foucault ait pu ainsi écrire dans la revue intellectuelle du
Parti, en ajoutant que, de toute façon, cela ne cadrerait guère
avec le tempérament de Foucault lui-même. Michel Crouzet,
qui fut secrétaire de la cellule, avoue lui aussi ne pas être au
courant. Reste alors à interroger la personne à qui s'adressait
la phrase rapportée par Claude Mauriac : Jean-Claude
Passeron. Il dit n'avoir jamais écrit pour La Nouvelle Critique, ni
à un titre ni à un autre, et il ne croit pas vraisemblable que
Foucault l'ait fait. Il évoque seulement des petites notes que
les normaliens pouvaient rédiger, des drafts qui pouvaient
servir pour les articles des grands signataires de la revue. Il y
a aussi des petits textes, non signés, figurant à la fin des
numéros de La Nouvelle Critique de cette époque, et qui
relatent des faits se déroulant au Quartier latin ou à l'École
normale. Et la plupart du temps, sans signature. Mais, ni dans
un cas ni dans l'autre, Passeron ne pense que Foucault ait pu
en être l'un des auteurs. Absolument exclu : c'est aussi ce
qu'affirme de manière catégorique Louis Althusser : « Je
pense, précise-t-il, que Foucault a voulu dire : nous avons été
responsables du “kanapisme”. »
Alors ? Claude Mauriac répond simplement que Foucault a
bien prononcé ces paroles devant lui. D'ailleurs, Jean-François
Sirinelli, interrogeant Foucault en 1981, pour une étude sur
les normaliens communistes d'après-guerre, raconte que
Foucault lui a dit au passage que les normaliens écrivaient
pour La Nouvelle Critique, et semblait s'inclure dans le groupe
(on ne félicitera certes pas cet historien qui a alors omis de lui
demander des précisions !). Et dans le cours d'un entretien
enregistré en 1975 et publié en 2004, Foucault lui-même
mentionne bel et bien cette pratique sur laquelle le récit de
Mauriac a attiré l'attention, lorsqu'il évoque les similitudes
entre le fonctionnement de l'université et celui du Parti
communiste, avec « les mêmes hiérarchies, les mêmes
contraintes, les mêmes orthodoxies » : « Rédiger une
dissertation pour un président de jury d'agrégation, ou écrire,
comme ça m'est arrivé, des articles que signait un dirigeant du
Parti, c'était exactement le même exercice8 ! » Mais de quels
articles s'agit-il ? Et par quelles voies passaient les
contributions des normaliens avant de se transformer en
articles signés par les responsables de la revue ? On ne le
saura peut-être jamais. Seul semble donc certain le fait que
Foucault a collaboré à la revue intellectuelle du Parti
communiste. Et le fait, également, qu'il a écrit un article sur
Descartes pour Clarté, le journal des étudiants communistes, à
la demande de Michel Verret qui en était le directeur. Mais,
ce texte « éblouissant », selon le témoignage d'Alexandre
Matheron, membre du comité de rédaction, a été jugé « trop
difficile pour les masses étudiantes ». Et n'a donc pas été
publié, malgré les avis favorables de Matheron et Verret.
Reste que, selon tous les témoins, l'adhésion de Foucault a
été plutôt « marginale », comme il le dira lui-même à Jean-
François Sirinelli. Et d'assez courte durée, ajoutera-t-il. Mais
pour avoir été bref, le séjour de Foucault chez les
communistes a pourtant été plus significatif et en tout cas
plus long qu'il ne voudra bien le dire par la suite quand il
l'estimera, selon les interlocuteurs, à trois mois, six mois, dix-
huit mois.... Toujours est-il que Foucault a quitté le Parti en
1953. Les raisons de ce départ sont multiples, bien sûr. Tout
d'abord, et il ne faut pas négliger ce point : Foucault devait se
sentir très mal à l'aise dans un parti qui rejetait et
condamnait l'homosexualité comme un vice de la bourgeoisie
et comme un signe de décadence. Foucault a eu le sentiment
que son homosexualité le plaçait à l'écart. D'autres, au même
moment, étaient exclus de leur cellule pour cette raison. Un
témoin privilégié donne de la force à cette interprétation :
Louis Althusser lui-même. À la question : pourquoi Foucault
a-t-il quitté le Parti communiste, il répond sans hésiter : « À
cause de son homosexualité. »
Foucault a également avancé une autre raison : le trouble
qu'il a ressenti après l'affaire dite « des blouses blanches ». En
1952, les médecins de Staline ont été accusés de comploter
contre la vie du « génial petit père des peuples ». La
dénonciation empeste l'antisémitisme. Mais tous les membres
du PCF, et Foucault parmi eux, s'efforcent de croire à la
version soviétique officielle. Voici comment Foucault a vécu
cette histoire, telle qu'il l'a racontée à Ducio Trombadori :
« Quand j'ai quitté le PCF, ce fut après le fameux complot des
médecins de Staline, dans l'hiver 52, et cela se produisit en
raison d'une persistante impression de malaise. Peu de temps
avant la mort de Staline, s'était répandue la nouvelle selon
laquelle un groupe de médecins avaient attenté à sa vie. Ce
fut André Wurmser qui tint une réunion dans notre cellule
d'étudiants pour expliquer comment se serait déroulé le
complot. Bien que nous ne fussions pas convaincus, nous nous
efforçâmes tous de croire ce qu'on venait de nous dire. Ceci
aussi faisait partie d'une attitude que je qualifierais de
désastreuse mais qui était la mienne ; c'était ma façon d'être
dans le Parti : le fait d'être obligé de soutenir un fait qui était
totalement opposé à la crédibilité, cela faisait justement
partie de cet exercice de “dissolution du moi” et de la
recherche d'une façon d'être “autre”. Ainsi, nous accordâmes
du crédit au discours de Wurmser. Cependant, trois mois
après la mort de Staline, on apprit que le complot des
médecins était une pure invention. Que s'était-il passé ? Nous
écrivîmes à Wurmser en lui demandant plus ou moins de
venir nous voir pour nous expliquer ce qu'il en était de ce
complot. Nous ne reçûmes pas de réponse. Vous me direz :
pratique courante, petit incident de parcours... Le fait est qu'à
partir de ce moment-là, je me suis éloigné du PCF9. »
Comme Staline est mort le 5 mars 1953 on peut dater la
désaffection dont parle Foucault de l'été ou de l'automne de
la même année. Jean-Paul Aron raconte une anecdote qui
montre qu'en avril 1953, Foucault était encore membre du
PCF : à cette date, le même André Wurmser tient une réunion
à Lille. L'objet de sa diatribe, cette fois : dénoncer le portrait
de Staline par Picasso, publié en couverture des Lettres
françaises, journal culturel du PCF, dirigé par Louis Aragon. À
la réunion assistent notamment Michel Simon et Michel
Foucault. Wurmser déclare à ses auditeurs que, « condamné
par Thorez, ce portrait s'autodétruit, meurt de son erreur, ou,
ce qui revient au même, de sa malfaisance ». Selon Jean-Paul
Aron, Foucault « commence » à « être ébranlé » par de tels
arguments10. Commence ! En tout cas, il assiste encore aux
réunions où parle Wurmser. Et puisqu'il a adhéré en 1950, il
est donc resté au Parti communiste environ trois ans. Quant
au marxisme, Foucault va s'en détacher encore plus
lentement. Michel Simon se souvient d'avoir entendu
Foucault déclarer, devant un cercle d'étudiants communistes,
en 1954, que « le marxisme n'est pas une philosophie, mais
une expérience sur le chemin qui conduit à une philosophie ».
Et Étienne Verley, communiste de l'École normale, a participé
avec Foucault à une réunion, organisée par Althusser, pour
constituer un groupe chargé d'élaborer un manuel de
psychologie marxiste. C'était, dit-il, juste après la parution de
Maladie mentale et personnalité, c'est-à-dire au printemps de
l'année 1954.
Ce qu'on peut dire : Foucault avait quitté le PCF et s'était
détaché du marxisme avant son départ pour la Suède, à l'été
1955. Mais il est resté très lié avec Louis Althusser. « Quand
j'ai quitté le Parti communiste, il n'y a eu aucun anathème de
sa part, il n'a pas voulu rompre ses rapports avec moi11. »
Cette relation avec Althusser a sans doute joué un très grand
rôle pour les deux hommes. En 1965, quand paraîtra Lire Le
Capital, Althusser rendra hommage à Foucault, en évoquant
«ces maîtres à lire les œuvres du savoir que nous furent
G. Bachelard et J. Cavaillès, que nous sont aujourd'hui
G. Canguilhem et M. Foucault ». Althusser, « le Tuss » ou « le
vieil Alt » comme l'appelait Foucault, avait réagi avec
enthousiasme aux premiers livres de son élève. Lui-même
n'avait presque rien publié lorsque ont paru Folie et déraison et
Naissance de la clinique en 1961 et 1963. Il écrit à Foucault des
lettres chaleureuses, dans lesquelles il parle d'« œuvre
pionnière » et de « libération ». Mais les coups de griffe de
Foucault contre le marxisme dans Les Mots et les choses en 1966
ne laisseront pas indifférent le caïman de la rue d'Ulm, dont
les travaux viennent de commencer à paraître en volumes et
à connaître dès lors un certain retentissement. Lorsque
Foucault ironise sur les tempêtes théoriques qui agitent le
bassin des enfants, tout le monde comprend qu'il s'agit de la
cour de l'École normale12. Althusser ajoutera donc une note
concernant Foucault, qui ressemble à une mise en garde, dans
l'édition anglaise de Lire Le Capital, en 1970 : « Il fut l'un de
mes élèves et quelque chose de mes recherches est passé dans
les siennes, y compris certaines de mes formulations. Mais
dans sa pensée et sous sa plume, même le sens des termes
qu'il m'a empruntés est transformé en quelque chose de
profondément différent de celui que je leur attribuais13. »
Malgré ces désaccords théoriques, manifestés avec discrétion
et fermeté, Althusser et Foucault resteront amis. Foucault
gardera toujours une très grande estime et un très grand
respect pour Althusser. Et il n'aura pas de mots assez durs
pour fustiger ceux qui ricaneront de son professeur lorsque le
vent aura tourné et que le marxisme aura passé de mode14.

Si Foucault peut dire qu'il a été un « communiste


nietzschéen », c'est parce qu'il était encore à l'intérieur de
l'espace théorique défini par la phénoménologie et le
marxisme quand il a découvert les grands écrivains
contemporains qui vont le fasciner, auxquels il va s'identifier,
qu'il va citer en toute occasion : Bataille et Blanchot, grâce
auxquels il va justement rompre les attaches qui le retiennent
encore dans les lieux établis de la philosophie et de la
politique. Même si la découverte de ces auteurs passe à
l'époque par l'intermédiaire de Sartre, dont Situations I a paru
en 1948, avec les longs commentaires qu'il leur consacre. « On
venait à Bataille et à Blanchot par Sartre, et on les lisait contre
Sartre », expliquait Jacques Derrida. En tout cas, pour
Foucault, ils vont être la véritable voie d'accès au
« nietzschéisme », comme il le dira à plusieurs reprises par la
suite. Il découvre aussi René Char (qui remplace dans son
cœur Saint-John Perse qu'il avait adulé jusque-là) et l'œuvre
de Beckett. En 1953, en effet, on joue En attendant Godot, « un
spectacle à vous couper le souffle15 ».
S'ouvre alors pour Foucault la période de la fascination
littéraire, qui gardera sa force jusqu'à la fin des années
soixante, pour céder la place à ce moment-là à une perception
plus politique des choses. Parlant des années cinquante,
Foucault dira un jour à Paul Veyne : « À cette époque, je
rêvais d'être Blanchot », lui racontant qu'il avait lu avec
passion les chroniques que l'écrivain publia régulièrement à
partir de janvier 1953 dans la Nouvelle Revue française. À
signaler, notamment : en octobre 1953, Blanchot consacre un
long commentaire à L'Innommable de Samuel Beckett et
analyse la dissolution du « je » et de « l'auteur » dans ce
texte16. C'est peut-être par Blanchot que Foucault a découvert
ce roman qu'il citera bien souvent par la suite : dans sa leçon
inaugurale au Collège de France, en 1970, par exemple. Il le
citera entre guillemets, mais, bien sûr, sans mentionner
aucun nom d'auteur.
En 1953 toujours, un texte de Blanchot sert de préface à la
traduction du livre de Karl Jaspers, sur Strindberg, Van Gogh,
Hölderlin, Swedenborg. Foucault est depuis longtemps un
lecteur attentif de Jaspers et dans ses premiers articles, il
mentionne souvent sa Psychopathologie générale, dont on sait à
quel point elle avait déjà influencé Sartre. Dans l'ouvrage sur
Strindberg, Van Gogh..., Jaspers trace à grands traits une
histoire des formes de la folie : « On serait tenté de parler
d'une affinité particulière entre l'hystérie et l'esprit régnant
avant le xvme siècle, affinité qui existerait entre la
schizophrénie et l'esprit de notre temps17. » La préface de
Blanchot s'intitule La Folie par excellence. Et l'on peut y lire :
« Ce que la science explique par des causes, n'est pas pour
autant compris. La compréhension cherche ce qui lui
échappe, elle s'avance fortement et constamment vers le
moment où comprendre n'est plus possible, où le fait, dans sa
réalité absolument concrète, devient l'obscur et
l'impénétrable18. » Blanchot est assurément l'une des sources
fondamentales pour appréhender le travail de Foucault dans
les années qui vont suivre.
Quant aux poèmes de Char, on en retrouvera la trace dans
de nombreux écrits de Foucault, depuis les tout premiers
jusqu'aux derniers : dès son introduction, on l'a vu, au texte
de Binswanger, Le Rêve et l'existence, en 1953, puis dans la
préface à Folie et déraison en 1961, où il déclare : « De règle et
de méthode, je n'en ai retenu qu'une, celle qui est contenue
dans un texte de Char, où peut se lire aussi la définition de la
vérité la plus pressante et la plus retenue : “Je retirai aux
choses l'illusion qu'elles produisent pour se préserver de
nous et leur laissai la part qu'elles nous concèdent”19. » La
préface se termine sur une autre citation de Char. Trois lignes
placées entre guillemets, mais, cette fois, Foucault ne donne
pas de référence, pas même le nom de l'auteur :
« Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la
lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau
chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime20. »
On retrouvera René Char en 1984, sur la couverture des
derniers livres de Foucault, L'Usage des plaisirs et Le Souci de
soi. Paul Veyne raconte que Foucault connaissait par cœur des
poèmes de Char, au début des années cinquante, et citait tout
le temps Le Requin et la Mouette. Quelques années plus tard, en
Suède, Foucault demandera à ses étudiants et à ses amis de
réciter des poèmes de Char avant d'entrer chez lui.
Mais bizarrement, Foucault qui a connu, ou croisé, tant de
monde par la suite, n'a jamais rencontré ses idoles. Bataille
est mort peu après le retour de Foucault en France. Et ni avec
Blanchot ni avec Char, il n'aura de liens. Dans son Michel
Foucault tel que je l'imagine, paru après la mort du philosophe,
Blanchot raconte qu'ils n'ont parlé qu'une seule fois
ensemble : « Je suis resté avec Michel Foucault sans relations
personnelles. Je ne l'ai jamais rencontré, sauf une fois dans la
cour de la Sorbonne pendant les événements de mai 68, peut-
être en juin ou juillet (mais on me dit qu'il n'était pas là), où
je lui adressai quelques mots, lui-même ignorant qui lui
parlait21. » Blanchot commentera VHistoire de la folie, à sa
parution, puis le Raymond Roussel, deux ans après, dans ses
chroniques de la NRF. Foucault analysera l'œuvre de Blanchot
dans un long article de 1966, La Pensée du dehors. Leur seul
dialogue sera donc ce qui circulera de l'un à l'autre, d'article à
article, de livre à livre. « Nous nous sommes manqués », dit
encore Blanchot22. Mais peut-être ont-ils, au fond, souhaité
qu'il en soit ainsi ?
Quant à René Char, Foucault ne l'a jamais rencontré non
plus. Il ne lui a pas même téléphoné, précise Paul Veyne, qui
fut lié à l'un et à l'autre. Veyne et Foucault, un beau jour de
1980, « comploteront » pour faire entrer Char au Collège de
France. Le complot n'ira pas bien loin : ils s'aperçoivent
aussitôt que le poète a... passé l'âge de la retraite. René Char,
de son côté, avait une grande estime pour le philosophe et
admirait son Histoire de la folie. Il dédiera même un de ses
derniers poèmes « à Michel Foucault », à la mort de ce
dernier. Mais ce poème, Demi-jour en Creuse, n'a pas été écrit
pour Foucault. Il est daté du 21 juin 1984, quatre jours avant
sa mort. Char en a simplement offert l'autographe à Veyne,
qui habite tout près de chez lui, à la campagne, dans le midi
de la France. Un cadeau pour le consoler de sa peine, à la
mort de son ami. Mais lorsque Paul Veyne lit :
Un couple de renards bouleversait la neige,
Piétinant l’orée du terrier nuptial ;
Au soir le dur amour révèle à leurs parages
la soif cuisante en miettes de sang.
il est ému jusqu'aux larmes et raconte au poète : « On
appelait Foucault “le Fuchs”. » D'où la dédicace ajoutée par
Char. Et la lecture de ce quatrain aux obsèques de Foucault à
Vendeuvre-du-Poitou. Il n'y eut pas d'autre proximité entre
Char et Foucault que cette coïncidence post mortem,
contrairement à une légende déjà bien établie. « Il me serait
doux d'y croire », dit Paul Veyne dans son ouvrage sur René
Char. Mais « il est honnête d'y couper court23 ».
6
Les dissonances de l'amour

À l'aube des années cinquante, l'université de Lille ne


compte que trois ou quatre professeurs de philosophie. Le
corps enseignant dans les facultés françaises n'est pas encore
ce qu'il deviendra quinze ou vingt ans plus tard. Mais comme
aucun d'entre eux n'a le goût ni l'envie d'enseigner la
psychologie, Raymond Polin, Olivier Lacombe, Yvon Bélaval
ont décidé de recruter quelqu'un qui se chargerait - et les
déchargerait - de la besogne. Ils définissent le profil idéal de
la personne qu'ils cherchent : un philosophe qui s'intéresse à
la psychologie plutôt qu'un technicien de cette discipline. Un
jour, à Paris, Raymond Polin évoque le problème devant un de
ses collègues, Jules Vuillemin, qui lui suggère le nom
de Foucault. Vuillemin jouera un rôle important dans la
carrière de Foucault et nous aurons l'occasion de le retrouver.
Pour l'instant, il suffit de savoir qu'il est un ami d'Althusser et
qu'il donne des cours rue d'Ulm. C'est là qu'il a fait la
connaissance de Foucault. Il donne aussi des cours dans
l'autre École normale supérieure de garçons, à Saint-Cloud, et
c'est là qu'il a rencontré Polin, qui y enseigne aussi. La boucle
est bouclée : Polin prend contact avec Foucault et le reçoit.
Foucault lui explique qu'il prépare une thèse sur « la
philosophie de la psychologie ». Ce qui enchante le
professeur, très favorablement disposé en raison de
l'excellente réputation dont jouit Foucault et dont les échos
lui sont parvenus. Et cela en dépit des inquiétudes qu'il peut
nourrir à cause des rumeurs qu'il a également entendues
quant à la santé psychologique fragile du postulant.
Michel Foucault est donc nommé assistant de psychologie à
l'université de Lille et prend ses fonctions en octobre 1952.
Mais il ne va pas « résider » dans la ville. Comme les
professeurs, il bloque ses cours sur deux ou trois jours, fait le
voyage chaque semaine et descend dans un petit hôtel près de
la gare.
La faculté des lettres occupe un vaste bâtiment de pierre
grise, au centre de la ville, rue Auguste-Angelier, derrière le
palais des Beaux-Arts. La façade est ornée d'un fronton et le
hall d'entrée s'ouvre sur deux rangées de colonnes. Le lieu est
imposant, pompeux et sinistre. Foucault y enseigne la
psychologie et son histoire. Il explique les théories, passe en
revue les auteurs, parle de la psychopathologie aussi bien que
de la Gestalt ou des tests de Rorschach... Il déroute ses
étudiants en commentant Peau d'âne en guise d'introduction à
la psychanalyse. Mais ensuite, il s'arrête très longuement sur
Freud et recommande à ses auditeurs de lire les Cinq
Psychanalyses... Il s'attarde tout autant sur l'étude de la
« psychiatrie existentielle » et sur les travaux de Kuhn et
Binswanger. Et puis, il conclut ses exposés annuels en
évoquant les physiologistes soviétiques qui travaillent dans la
lignée de Pavlov. « Ce que j'ai entendu était très nettement
d'orientation marxiste », dit Gilles Deleuze, qui a assisté à l'un
de ses cours. Un seul et par hasard. Il enseignait au lycée
d'Amiens et il avait rendu visite à Lille à son ami Jean-Pierre
Bamberger. Ce dernier l'a emmené écouter Foucault. Ce sera
leur première rencontre : Jean-Pierre Bamberger les invite
tous les deux à dîner, chez lui. La soirée n'est pas une grande
réussite. Entre Deleuze et Foucault, le courant ne passe pas. Et
plusieurs années devront s'écouler avant que leurs chemins
se croisent à nouveau.
Foucault enseigne en toute liberté. Raymond Polin se
contente de lui demander en début d'année quels sujets il
entend traiter et lui laisse ensuite toute latitude pour mener à
bien son programme. Cela vaut mieux, car il semble que les
rapports aient été plutôt tendus entre les professeurs de la
section et leur assistant de psychologie. Pourtant,
l'enseignement de Foucault est suffisamment efficace et
remarqué pour lui valoir cette appréciation officielle du
doyen de la faculté des lettres, en avril 1954 : « Jeune assistant
plein de dynamisme. Organise avec talent l'enseignement de
la psychologie scientifique. Mérite vraiment une promotion. »
Jeune assistant, en effet : il ne faut pas oublier que Foucault
avait vingt-six ans quand il a été nommé, et qu'il en aura
vingt-neuf quand il quittera son poste pour partir en Suède.
Foucault a retrouvé à Lille quelques amis de ses années
d'École : Michel Simon, philosophe de la promotion 47, qui a
été nommé au lycée Faidherbe de Lille, Jean-Paul Aron, qui se
voit attribuer un poste au lycée de Tourcoing. En 1954
arrivera, également au lycée Faidherbe, Marcel Neveux, avec
qui Foucault était en khâgne au lycée Henri-IV. Tout ce petit
monde prend l'habitude de déjeuner ensemble : des déjeuners
où l'on parle beaucoup de politique - Neveux et Simon sont
membres du Parti communiste -, mais aussi de littérature -
Simon se sent porté vers Stendhal, Foucault et Aron préfèrent
Balzac... Tous ont gardé en mémoire le souvenir d'un autre
auteur que Foucault défendait à cor et à cri, Jacques
Chardonne. « Claire est un chef-d'œuvre », répète-t-il à ses
amis.
À la fin de cette période lilloise, qui s'étend d'octobre 1952
à juin 1955, Foucault parlera aussi beaucoup de Nietzsche et
du livre qu'il aimerait consacrer à sa nouvelle passion
philosophique. Mais avant ce coup de foudre, ses centres
d'intérêt restent essentiellement orientés vers la psychologie.
Foucault psychologue ? Foucault philosophe de la
psychologie ? La liste qu'il remet pour justifier des travaux
qu'il a menés dans le courant de l'année 1952-1953 montre
bien quel est l'horizon de ses recherches : celles qu'il mène
aussi bien que celles qu'il envisage. Voici cette liste, telle
qu'elle figure, de la main de Foucault, dans les archives de
l'université de Lille :
« Travaux de l'année 52-53 :
1) Maladie mentale et personnalité. Ouvrage achevé (sous presse.
PUF).
2) Éléments pour une histoire de la psychologie. Article pour la
refonte de {'Histoire de la philosophie de A. Weber. Achevé.
Sous presse.
3) Psychiatrie et analyse existentielle (thèse complémentaire).
Ouvrage achevé (sous presse. Desclée).
4) Traduction du Gestaltkreis de von Weizsàcker. À paraître en
juillet.
5) Introduction à Traum und Existenz. Étude qui doit paraître
en juillet chez Desclée. »
Les deux feuillets que comporte cette liste ne sont pas
datés : ils ont été rédigés, selon toute vraisemblance, à la fin
de l'année scolaire 1952-1953, c'est-à-dire en mai ou juin 1953
ou, au plus tard, à la rentrée suivante, c'est-à-dire en
septembre ou octobre de la même année. Quoi qu'il en soit,
les dates de parution indiquées n'ont pas été respectées :
Maladie mentale et personnalité a été publié en 1954, tout
comme Le Rêve et l'existence de Binswanger, avec l'introduction
de Foucault. Mais la traduction du Cycle de la structure de von
Weizsàcker attendra l'année 1957 pour voir le jour, de même
que l'article sur l'histoire de la psychologie. Quant au n° 3 de
la liste, il n'a jamais été publié, et personne n'a jamais
entendu parler de cette « thèse complémentaire », bien
qu'elle soit annoncée comme étant « sous presse ». Dans son
Introduction au livre de Binswanger, Foucault évoque bien un
« ouvrage ultérieur qui s'efforcera de situer l'analyse
existentielle dans le développement de la réflexion
contemporaine sur l'homme1 », mais cette « suite » n'a jamais
vu le jour. D'ailleurs, il ne soutiendra sa thèse
complémentaire qu'en 1961, lorsqu'il aura terminé la thèse
principale sur Folie et déraison, et elle ne portera pas sur des
questions de psychologie et de psychiatrie, mais sur
V Anthropologie de Kant. Alors ? Sans doute faut-il prendre ce
genre de liste avec beaucoup de circonspection. Peut-être
Foucault a-t-il compté deux fois le même texte, V Introduction à
Binswanger, pour allonger artificiellement la liste, et il est
vrai que cette longue préface constitue bel et bien une étude
générale sur le thème : « Psychiatrie et analyse existentielle »,
écrite « en marge de Traum und Existenz2 ».
Même s'il faut soustraire de la liste lilloise l'un des livres
qu'elle annonce comme achevé, la somme des textes rédigés
en si peu de temps reste assez impressionnante et montre
suffisamment l'énorme capacité de travail de Michel
Foucault : il lit, écrit, enseigne... À cet égard, il ne changera
plus guère au cours de sa vie.
D'autres idées de livres vont d'ailleurs naître bientôt, outre
l'ouvrage sur Nietzsche, déjà évoqué. Et, lorsqu'il part pour la
Suède, il est porteur d'un nouveau projet. Jacqueline
Verdeaux, encore elle, toujours elle, a emmené le jeune
philosophe chez Colette Duhamel, qui travaille aux éditions
de la Table Ronde et qui lui passe commande d‘un petit
ouvrage sur l'histoire de la psychiatrie.

*
Fin juillet 1951 : à l'abbaye de Royaumont, reconvertie
depuis quelques années en centre culturel, s'était tenue une
décade musicale, à laquelle avait participé un jeune
compositeur, Pierre Boulez. Un soir, il s'était mis au piano et
avait joué une sonate de Mozart. Le petit groupe qui
l'entourait avait été très impressionné. Boulez était déjà
considéré comme un personnage important dans les cercles
de musiciens à Paris. Assistaient à la scène : Michel Foucault
et Jean-Paul Aron. Ils étaient là avec Louis Althusser et
quelques normaliens. Parce que le caïman de l'École normale
avait pris l'habitude d'emmener ses élèves dans ce lieu idéal
pour le travail, leur permettant ainsi de préparer dans
d'excellentes conditions l'oral de l'agrégation, une fois
passées les épreuves écrites. Foucault venait pour la seconde
fois préparer les épreuves finales du concours. Jean-Paul Aron
avait été collé, lui aussi, et bien que n'étant pas normalien, il
avait été admis à faire partie du groupe, grâce à l'amitié de
Foucault. Il a raconté dans Les Modernes cette première
rencontre entre Boulez et Foucault : « J'entends un jeune
homme, très entouré, traiter de littérature avec des accents
furieux. Il parle surtout de Gide, mort l'année d'avant, et
l'insulte. Je m'informe sur cet irascible, tranchant comme un
couperet, assuré comme un prophète et mal élevé de surcroît.
On me dit qu'il s'appelle Boulez, qu'il est fameux parmi les
siens, qu'il a publié au berceau un Livre pour quatuor et deux
sonates pour piano, que Messiaen le déclare le meilleur des
meilleurs. Il est vrai que dans l'explosion de l'École de Paris
qui revendique après 1945 la succession de celle de Vienne et
draine vers la France le suc de la musique européenne,
Stockhausen et Xenakis entre bien d'autres, Boulez, à vingt-
sept ans, est fondé à se sentir élu [...]. Comme il est naturel
dans une période de remise en cause, il invoque, à
Royaumont, les nouveaux guides : Char et Mallarmé. Bientôt,
il leur dédie deux partitions majeures ; en 1955 Le Marteau
sans maître, sur un ancien poème du premier, en 1960, Pli selon
pli, sur un poème fameux du second. Ce contact a de grandes
conséquences sur l'itinéraire de Foucault. La musique fut
toujours son faible. Il la rejoint au travers des discours.
Boulez lui sert de médiateur avant qu'il ne se lie avec Jean
Barraqué, prématurément disparu, et Michel Fano, Gilbert
Amy, la bande à Boulez, plus tard désagrégée par les
vicissitudes du Domaine musical3. »
En fait, Jean-Paul Aron exagère considérablement le rôle de
Boulez dans la formation de Foucault, sans doute pour les
besoins de sa démonstration, plus inspirée par l'acrimonie et
la rancœur que par le souci de l'exatitude. Car Boulez ne s'est
pas lié avec Foucault avant la fin des années soixante-dix,
c'est-à-dire près de trente ans plus tard. Et encore : ce ne fut
jamais une relation étroite. Certes, Foucault sera à l'origine
de l'élection de Boulez au Collège de France, en 1975 - mais
quand Foucault l'appelle pour lui faire la proposition, ils ne se
sont pas vus depuis vingt ans. Et c'est Le Roy Ladurie qui fera
le rapport officiel de candidature. Boulez organisera en 1978
un colloque auquel participeront Barthes, Deleuze et
Foucault. Et, en 1983, Boulez et Foucault publieront un
dialogue sur la musique dans la revue de Beaubourg4. Mais
c'est à peu près tout. Et, en tout cas, au début des années
cinquante, ils ne se sont guère fréquentés. L'image d'une
amitié ancienne entre Boulez et Foucault est une fiction pure
et simple, même si elle est partout et sans cesse remise en
circulation. Boulez, d'ailleurs, ne fait rien pour alimenter
cette idée : « Nous nous sommes vus, croisés, plutôt que
rencontrés », dit-il quand il évoque cette période. Il se
souvient très bien de la scène de Royaumont rapportée par
Jean-Paul Aron. Mais ce fut à peu près la seule. Il ne revit plus
guère Michel Foucault, si ce n'est par l'intermédiaire de Jean
Barraqué, en quelques rares et fugaces occasions, et s'il a lu Le
Rêve et l'existence à sa parution, c'est parce que Barraqué lui a
prêté son exemplaire de l'ouvrage. Car le compositeur qui a
énormément compté pour Foucault, ce n'est pas Boulez, c'est
Jean Barraqué, un autre élève de Messiaen, souvent présenté
au début de sa carrière comme le rival de Boulez.
Jean Barraqué est né en 1928. À l'âge de vingt ans, il a
commencé à suivre le cours d'analyse musicale de Messiaen
au Conservatoire de Paris. Entre 1951 et 1954, il a suivi un
stage au Groupe de recherches sur la musique
contemporaine, aux côtés de Boulez et d'Yvette Grimaux. En
1952, il a achevé sa Sonate pour piano. C'est au cours de
l'année 1952 qu'il a rencontré Michel Foucault. Il semble que
leur relation ait d'abord été d'amitié avant d'évoluer peu à
peu vers la relation amoureuse vécue sur le mode de la
passion orageuse. En mai 1952, alors qu'ils viennent de se
connaître, Foucault le décrit ainsi, dans une lettre à un ami :
« Adorable, laid comme un pou, follement spirituel, son
érudition en fait de mauvais garçon touche à l'encyclopédie.
Me voici tout décontenancé à me sentir convié par lui à
explorer un monde que j'ignorais encore, où je vais promener
ma souffrance5. »
De 1952 à 1955, une petite bande se forme autour d'eux,
avec notamment Michel Fano et sa femme. Foucault vient les
chercher à la fin du cours de Messiaen, véritable cérémonie
liturgique pour ces jeunes musiciens, et ils vont déjeuner ou
dîner ensemble. Leurs discussions ne portent guère sur des
questions sérieuses : elles ne sont que plaisanteries, bons
mots, rires, jeux... « On vivait un théâtre permanent »,
raconte Michel Fano, qui se souvient aussi que Foucault
n'était guère attiré par cette nouvelle musique qu'ils
incarnaient. Il préférait Bach, comme le rappelle aussi
Jacqueline Verdeaux, avec qui il allait régulièrement au
concert. Mais la relation qui se noue entre le jeune musicien
et le jeune philosophe va les marquer profondément tous les
deux dans leur travail autant que dans leur vie. Ils semblent
avoir une vision du monde assez semblable. Car la musique,
pour Barraqué, « c'est le drame, c'est le pathétique, c'est la
mort. C'est le jeu complet, le tremblement jusqu'au suicide. Si
la musique n'est pas cela, si elle n'est pas le dépassement
jusqu'aux limites, elle n'est rien6 ». Foucault fait lire à
Barraqué La Mort de Virgile de Hermann Broch, dont la
traduction française paraît au début de l'année 1955.
Barraqué va écrire plusieurs compositions qui lui seront
inspirées par ce livre : Le Temps restitué, dont une première
version est achevée en 1957 puis Discours, en 1961, et Chant
après chant en 1966. Il mettra en chantier par la suite, toujours
sur les thèmes de Hermann Broch, une œuvre lyrique,
L'Homme couché, que sa mort viendra interrompre. C'est
également Foucault qui lui a donné les poèmes de Nietzsche
qu'il insère dans Séquence en 1955 :
Tu t'arrêtes figé,
tu regardes en arrière, depuis combien de temps.
Es-tu donc fou
de fuir le monde... avant l'hiver ?

Le monde... une porte ouverte


sur mille déserts muets et froids.
Celui qui a déjà perdu
ce que je perdis ne s'arrête nulle part.

Tu t'arrêtes tout pâle,


condamné à errer en plein hiver
Pareil à la fumée qui cherche sans cesse des cieux plus froids [...]

Pour Foucault, l'influence de la musique qu'il découvre à ce


moment-là sera tout aussi déterminante. Dans l'entretien
avec Stephen Riggins, paru dans Ethos en 1983, il déclare :
« J'avais un ami qui était un compositeur, et qui est mort
maintenant. À travers lui, j'ai connu toute la génération de
Boulez. Cela a été une expérience très importante pour
moi7. » Et de renvoyer à ce qu'il a écrit « à propos de Boulez »
en 1982. Le texte sur Boulez, rédigé, en 1982, pour les dix ans
du Festival d'automne de Paris, parle de Barraqué à chaque
ligne, même si cette présence reste dans l'ombre, puisqu'il
n'est pas nommé. Mais, par exemple, tout le début de l'article
évoque la figure de Jean Barraqué et non celle de Boulez,
comme on a pu le croire. Qu'on en juge : « Vous me demandez
ce qu'a été d'avoir aperçu, par le hasard le privilège d'une
amitié rencontrée, un peu de ce qui se passait dans la
musique il y a maintenant presque trente ans ? Je n'étais là
qu'un passant retenu par l'affection, un certain trouble, de la
curiosité, le sentiment étrange d'assister à ce dont je n'étais
guère capable d'être le contemporain [...]. Pas plus qu'alors, je
ne suis capable de parler de la musique. Je sais seulement que
d'avoir deviné - et par la médiation d'un autre, la plupart du
temps - ce qui se passait du côté de chez Boulez, m'a permis
de me sentir étranger dans le monde de pensée où j'avais été
formé, auquel j'appartenais toujours et qui, pour moi comme
pour beaucoup, avait encore son évidence [...]. À l'époque où
on nous apprenait les privilèges du sens, du vécu, du charnel,
de l'expérience originaire, des contenus subjectifs ou des
significations sociales, rencontrer Boulez et la musique,
c'était voir le xxe siècle sous un angle qui n'était pas familier :
celui d'une longue bataille autour du “formel” ; c'était
reconnaître comment en Russie, en Allemagne, en Autriche,
en Europe centrale, à travers la musique, la peinture,
l'architecture, la philosophie, la linguistique et la mythologie,
le travail du formel avait défié les vieux problèmes et
bouleversé les manières de penser8. »
La musique, en ce qu'elle fracturait son adhésion aux
valeurs culturelles dans lesquelles il était à l'aise jusqu'ici,
aurait donc été pour Foucault le déclencheur d'une prise de
distance généralisée, qui allait lui permettre d'échapper à
l'influence de la phénoménologie et du marxisme. C'est en ce
sens qu'il peut répondre à Paolo Caruso, en 1967, que la
musique a joué pour lui un rôle aussi important que la lecture
de Nietzsche. Et il signale, à ce moment-là, pour donner chair
à ce propos, qu'il avait d'ailleurs procuré les poèmes de
Nietzsche à Jean Barraqué, « l'un des musiciens les plus
géniaux et les plus méconnus de la génération actuelle9 ».
Pendant les deux ou trois années que dure sa relation avec
Barraqué, Foucault baigne donc dans ce climat quelque peu
exalté d'innovation artistique, dans cette atmosphère
excitante de remise en cause où les personnalités
commencent à s'affirmer et les œuvres à se dessiner. Il ne fait
aucun doute qu'il est devenu fou amoureux de Barraqué, et
l'on retire également l'impression, à lire les lettres qu'il lui
adresse, qu'il a trouvé en lui un partenaire sexuel qui
correspond à sa volonté d'être soumis à l'autre. Peu avant son
départ pour la Suède, en août 1955, évoquant la « dernière
semaine » qui approche et qu'il redoute, il lui écrit pour lui
dire qu'il passe tout son temps à le désirer, et qu'il sait
maintenant ce que c'est que d'appartenir à un autre, d'être
possédé par un autre, d'être le plaisir d'un autre. Il lui dit
encore que toute sa vie s'est glissée « dans la trame » de ses
bras, comme « un fil de laine rouge dans la grande
tapisserie » de son bonheur, de sa beauté et de sa force. Et il
termine en affirmant qu'il s'est tellement donné qu'il ne peut
plus s'offrir : tu n'as qu'à me prendre, pour ton plaisir, pour
ton seul plaisir, sans un regard pour mon désir. C'est là « mon
secret », ajoute-t-il, qu'il lui a livré une fois pour toutes et
dont il aimerait qu'il ne l'oublie pas. Le 27 août, le lendemain
de son arrivée à Uppsala, Foucault lui écrit pour évoquer « le
bonheur » de leur « dernière nuit », et il lui dit : « Tout est
plein de ton absence ici. » Le 29 août, il lui écrit que son seul
espoir est d'avancer suffisamment sa thèse pour pouvoir
rentrer en France. « Nous n'avons qu'une seule vie, lui dit-il,
et c'est peut-être la même. Nous avons deux fois moins le
droit de la perdre, deux fois moins le droit de la gâcher. » Et
le 1er septembre, il lui déclare que les lettres envoyées et
reçues (« elles arrivent ensemble, tellement sœurs, tellement
jumelles qu'elles sont la même ») sont déjà devenues « pour
moi une cérémonie, les seules prières de la semaine ». Puis, si
Barraqué le souhaite, il souligne qu'il peut rentrer
définitivement en France dès le mois de mai suivant. En
octobre, il clame qu'il 1'« aime terriblement ». Des lettres, des
lettres... tant de lettres si belles, si émouvantes. Elles sont,
comme toujours, rédigées dans un style assez ésotérique,
étrange même. Le sentiment de 1'« exil » (en de multiples sens
du terme) les hante, comme la peur de « partir à la dérive »,
et l'angoisse, pendant la nuit, de « repartir vers les vieux
cauchemars » s'il n'a pas à côté de lui la « solidité » de
Barraqué à laquelle s'accrocher.
En décembre 1955 et janvier 1956, Foucault revient en
France pour les vacances d'hiver. Il passe une partie de son
temps chez ses parents à Poitiers, puis rentre à Paris. Mais
quand il revoit Barraqué, les choses tournent assez mal.
Quelques semaines plus tard, après la présentation de
Séquence, au Petit Marigny, les 10 et 11 mars 1956, à laquelle
Foucault se désole de n'avoir pu assister, Barraqué lui adresse
une lettre de rupture : «Je ne veux plus de “décembre” ; je ne
veux plus être l'acteur ou le spectateur de cet avilissement. Je
suis sorti de ce vertige de folie. » Et en réponse à une lettre
adressée à l'un de ses proches, Barraqué reçoit comme
conseil, de la part de celui-ci : « Vous vous posez de faux
problèmes ou plus exactement des problèmes qui ne vous
concernent pas. Ce sont les problèmes de Foucault, qui est
philosophe, pas les vôtres, qui êtes musicien. Ne laissez pas
cet homme vous détruire après s'être détruit lui-même. Je ne
le crois pas susceptible de vous détruire parce que vous êtes
fort. »
En mai 1956, Michel Foucault fait une ultime tentative : il
annonce qu'il reviendra en France pour les vacances et
demande à Barraqué : passerons-nous ensemble l'été que
nous nous étions promis ? La réponse est non10. Pourtant,
Barraqué n'oubliera pas Foucault. L'une des rares photos de
lui le montre en 1966, dans son appartement parisien. Sur les
rayons de sa bibliothèque, on voit un journal déployé, avec
une grande photo de Foucault, publiée à l'occasion d'un
compte rendu sur Les Mots et les choses. Sans doute a-t-il gardé
en souvenir bien des propos de son ancien ami. Comment ne
pas entendre la voix lointaine de Foucault, quand Barraqué
déclare dans une interview, en 1969 : « On m'a répété un jour
ce mot de Genet : “Le génie, c'est la rigueur dans le
désespoir” n. »

*
Où en est Michel Foucault en ce milieu de l'année 1955,
quand il s'apprête à quitter la France pour une période de
plusieurs années ? Il a écrit deux longs articles pour des
volumes collectifs, une Introduction au livre de Binswanger et
il a publié son premier livre : Maladie mentale et personnalité.
Un ouvrage assez modeste au demeurant : il paraît en 1954,
dans la collection « Initiation philosophique » que dirige Jean
Lacroix, aux Presses universitaires de France. C'est en fait
Louis Althusser, lié au penseur catholique, qui a passé la
commande. C'est le douzième volume de la série. Le premier
était signé de Georges Gusdorf et portait sur La Parole, et l'on
trouve par exemple une Introduction à l'esthétique par Maurice
Nédoncelle - le n° 6 - ou une étude sur Caractère et personnalité
par Gaston Berger - le n° 8.
Selon les règles de la collection, le livre ne dépasse pas les
cent quatorze pages. « Nous voudrions montrer, écrit
Foucault au début du livre, que la pathologie mentale exige
des méthodes d'analyse différentes de la pathologie
organique et que c'est seulement par un artifice de langage
qu'on peut prêter le même sens aux “maladies du corps” et
aux “maladies de l'esprit”12. » Ce qu'il faut entendre comme
une critique des théories de Goldstein, dont s'inspirent à
l'époque aussi bien Maurice Merleau-Ponty que Georges
Canguilhem. Foucault s'arrête ensuite assez longuement sur
1'« analyse existentielle », qu'il traite avec un peu plus de
sympathie, et qui, à ses yeux, a permis à la psychiatrie
d'accomplir un grand pas. En revanche il critique assez
sévèrement la psychanalyse, à laquelle il reproche
d'« irréaliser » les « rapports de l'homme et de son milieu ».
C'est alors à Pavlov et au pavlovisme d'entrer en scène. Un
chapitre entier leur est consacré. Ce qui constitue beaucoup
plus qu'une référence à des données physiologiques en vogue
à l'époque. C'est un véritable marqueur politique. Car Pavlov,
en ces années-là, sert de drapeau à toutes les tentatives pour
édifier la « science psychologique matérialiste » que le Parti
communiste appelle de ses vœux. La Raison. Cahiers de
psychopathologie scientifique, revue fondée par des
psychologues marxistes - le comité de rédaction est présidé
par Henri Wallon et le rédacteur en chef en est Louis Le
Guillant - exprime bien cette tendance, en grande partie
dirigée contre la psychanalyse. Au sommaire du premier
numéro, on trouve notamment la traduction d'un texte de
Pavlov sur « La psychiatrie et l'enfance » et une étude de Sven
Follin sur « L'apport de Pavlov à la psychiatrie ». L'éditorial
de ce premier numéro est publié dans La Nouvelle Critique, en
1951, et on peut y lire un éloge des « remarquables travaux de
Pavlov et de ses continuateurs », précédant des formules
comme celles-ci : « L'homme est un être social et sa vie
sociale ne peut à aucun moment être étrangère à ce qui lui
arrive et en particulier à sa maladie. » Avec la précision
suivante sur ce qu'il faut entendre par vie sociale : « les
réalités matérielles et idéologiques », c'est-à-dire « le pain
plus cher, les salaires plus bas, la guerre plus certaine13 »...
Les formulations de Foucault dans son livre se rapprochent
de manière étonnante de cet éditorial. Voici par exemple ce
qu'il écrit dans le chapitre « La psychologie du conflit », après
avoir présenté les thèses de Pavlov : « Lorsque les conditions
du milieu ne permettent plus la dialectique normale de
l'excitation et de l'inhibition, il s'instaure une inhibition de
défense [...]. La maladie est une des formes de la défense14. »
Ce qui revient à dire que « ce n'est pas parce qu'on est malade
qu'on est aliéné, mais parce qu'on est aliéné qu'on est
malade ». Quelques pages plus tôt, il avait avancé, en
évoquant les études de cas proposées par Kuhn et Binswanger
et comme pour les réinscrire dans une perspective marxiste :
« Si la maladie trouve un mode d'expression privilégié dans
cet entrelacement des conduites contradictoires, ce n'est pas
parce que les éléments de la contradiction se juxtaposent
comme une nature paradoxale, dans l'inconscient humain ;
c'est seulement que l'homme fait de l'homme une expérience
contradictoire ; les rapports sociaux que détermine
l'économie actuelle, sous les formes de la concurrence, de
l'exploitation, des guerres impérialistes et des luttes de
classe, offrent à l'homme une expérience de son milieu
humain que hante sans cesse la contradiction15. » D'où cette
définition de la maladie mentale : « la conséquence des
contradictions sociales dans lesquelles l'homme s'est
historiquement aliéné16 ». D'où la nécessité, également,
d'orienter la thérapeutique vers des voies nouvelles : on peut
« supposer que le jour où le malade ne subira plus le sort de
l'aliénation, il sera possible d'envisager la dialectique de la
maladie dans une personnalité humaine17 ». Et Foucault de
conclure : « Il n'y a de guérison que celle qui réalise des
rapports nouveaux avec le milieu [...]. La vraie psychologie
doit se débarrasser du psychologisme s'il est vrai que, comme
toute science de l'homme, elle doit avoir pour but de le
désaliéner18. »
Signalons au passage qu'apparaît pour la première fois le
terme d'« archéologie », en référence à ce que la
psychanalyse appelle les « stades archaïques » de l'évolution
de l'individu : « La psychanalyse a cru pouvoir écrire une
psychologie de l'enfant en faisant une pathologie de l'adulte.
[...] Tout stade libidinal est une structure pathologique
virtuelle. La névrose est une archéologie spontanée de la
libido19. »
Foucault ne voudra pas qu'on réédite ce livre. Et, en 1962,
après la parution de Folie et déraison, il en donnera une
nouvelle version, sous le titre Maladie mentale et psychologie.
Une version dans laquelle toute la fin sera modifiée. Pavlov
passe à la trappe, au profit d'un résumé du gros livre écrit en
Suède et qui vient d'être soutenu comme thèse de doctorat.
La deuxième partie du livre, qui s'intitulait « Les conditions
réelles de la maladie », deviendra « Folie et culture ». Et les
chapitres de cette seconde partie, « Le sens historique de
l'aliénation » et « La psychologie du conflit », deviendront
« La constitution historique de la maladie mentale » et « La
folie, structure globale »20. Mais cette nouvelle édition
formera un livre tellement bâtard que Foucault interdira
également qu'on le réimprime, et il essaiera, mais sans
succès, d'empêcher qu'il soit traduit en anglais. Foucault
reniera totalement ce livre : quand il parlera, par la suite,
dans les interviews, de son « premier livre », il s'agira
toujours de V Histoire de la folie, envoyant ainsi l'opuscule de
1954 et sa réédition de 1962 aux oubliettes de l'histoire... ou
plutôt circonscrivant désormais le champ de leur existence au
catalogue des bibliothèques (du moins le croyait-il, puisque
l'éditeur fera paraître une édition de poche de Maladie mentale
et psychologie, quelques années après sa mort21).

En 1954, quand le livre paraît, Foucault discute souvent


avec Jean Hyppolite, qui devient cette année-là directeur de
l'École normale, des problèmes de la psychologie, sur lesquels
ce dernier réfléchit beaucoup, comme de nombreux
philosophes à ce moment-là. Car le thème de 1'« aliénation »
qui est au cœur de l'ouvrage de Foucault est en fait un thème
qui domine les discussions philosophiques. Hyppolite se
passionne tellement pour la psychiatrie qu'il va suivre
pendant toute une année les consultations du Pr Baruk à
l'asile de Charenton. Dans une conférence de 1955, le
traducteur de Hegel raconte que cette expérience l'a
« confirmé dans l'idée que l'étude de la folie - l'aliénation au
sens profond du terme - était au centre d'une anthropologie,
d'une étude de l'homme. L'asile est le refuge de ceux qui ne
peuvent plus ou qu'on ne peut plus faire vivre dans notre
milieu interhumain. C'est donc un moyen de comprendre
indirectement ce milieu et les problèmes qu'il pose
incessamment à l'homme dit normal22 ». Hyppolite assiste
aussi au séminaire de Lacan, qui a commencé dans
l'appartement du psychiatre dès 1951, avec quelques
auditeurs seulement, mais qui vient de s'installer, en 1953, à
l'hôpital Sainte-Anne et s'ouvre donc à un public plus large. À
deux reprises, une discussion publique va s'engager entre
Lacan et Hyppolite, en 1954, sur la philosophie hégélienne et
la linguistique. Des moments qui seront importants pour
l'élaboration de la théorie lacanienne de la maturité23. Selon
Maurice Pinguet, Michel Foucault allait « chaque semaine »
écouter le psychiatre qui, à l'époque, n'était pas encore
célèbre. Dans ses entretiens avec Ducio Trombadori, Michel
Foucault semble dire qu'il n'a pas assisté aux séminaires de
Lacan. En fait, si l'on se reporte à l'enregistrement original, il
dit plutôt qu'il ne l'a pas suivi suffisamment pour être en
mesure de bien comprendre Lacan, au moment où on lui pose
la question, en 1978. Et tout nous incite à nous fier au
témoignage de Pinguet. En tout cas, Foucault connaissait dès
1953 le nom de Lacan, il le lisait, et le citait... Ce qui d'ailleurs
n'est pas étonnant, puisqu'il fréquentait Sainte-Anne à cette
époque, comme on l'a vu précédemment. Et lorsqu'il publiera
Folie et déraison, en 1961, il mentionnera le nom de Lacan, avec
ceux de Blanchot, Roussel et Dumézil parmi les influences qui
se sont exercées sur lui.

Revenons à Jean Hyppolite : pour concrétiser cet intérêt


pour la psychiatrie et la psychanalyse, il essaiera de mettre
sur pied une équipe de réflexion comprenant des philosophes
et des psychologues. La réunion a lieu à l'École normale, le
5 février 1955. Yvon Brès se souvient de la date : c'était le jour
de la chute du gouvernement Mendès France. Y assistent :
Ombredane, Francès, Foucault...
Mais Foucault est sur le point de quitter la France. Il ne sait
peut-être pas encore qu'il va accomplir le programme qu'il a
fixé à la psychologie dans son article pour le recueil collectif
Des chercheurs s'interrogent, contemporain de Maladie mentale et
personnalité mais d'une tonalité tout à fait différente. Contre
la psychologie positiviste qui croit avoir atteint l'âge
scientifique parce qu'elle a multiplié les tests et les méthodes
d'investigation, il rappelle que ce raffinement technologique
n'est que « le signe, au contraire, qu'elle a oublié la négativité
de l'homme, qui est sa patrie d'origine ». Elle a oublié que « si
la pathologie mentale a toujours été et demeure une des
sources de l'expérience psychologique, ce n'est pas parce que
la maladie dégage des structures cachées [...], ce n'est pas, en
d'autres termes, parce que l'homme y reconnaît plus
aisément le visage de sa vérité, mais au contraire parce qu'il y
découvre la nuit de cette vérité et l'élément absolu de sa
contradiction. La maladie est la vérité psychologique de la
santé, dans la mesure même où elle en est la contradiction
humaine ». À cette science psychologique oublieuse de ses
origines, il faut rappeler sa vocation « éternellement
infernale ». Foucault conclut donc que « la psychologie ne se
sauvera que par un retour aux Enfers24 ».
7
Uppsala, Varsovie, Hambourg

« De quand date votre baccalauréat ? » demande Georges


Dumézil en parodiant la cérémonie rituelle au cours de
laquelle on « abat les titres ». Et après avoir constaté que son
diplôme était sensiblement antérieur à celui de son
interlocuteur (de plus de trente ans), il déclare à son cadet :
« Je te propose que nous nous disions tu. » Et Michel Foucault
de lever son verre de schnaps, à défaut d'hydromel : « Tack
ska du ha », « Sois remercié ». Il a vingt-neuf ans et le grand
spécialiste de la mythologie indo-européenne en a près de
soixante. Mais en Suède, on pouvait se tutoyer (cela se passait
avant la réforme instaurant le tutoiement généralisé), dès
lors que l'on appartenait à l'université, et quel que soit l'âge
et le grade de chacun. Il suffisait que le plus « ancien » en
prenne l'initiative.
Nous sommes en Suède, en effet. La scène se passe à
Uppsala, à soixante-dix kilomètres au nord de Stockholm, au
printemps de l'année 1956 et elle inaugure, entre le célèbre
savant, professeur au Collège de France et le futur philosophe
de Y Histoire de la folie, une relation de complicité qui ne se
démentira jamais. C'est par l'entremise de Dumézil que
Foucault s'est retrouvé à la fin du mois d'août 1955 dans la
petite ville universitaire suédoise. En fait, l'origine de ce
voyage remonte à un temps bien lointain. Il faut se reporter à
l'année 1934. Oui, 1934. Foucault avait à peine huit ans, mais
Dumézil venait déjà de publier son troisième livre : Ouranos-
Varuna. Sylvain Lévi l'a invité à présenter son travail à
l'institut de civilisation indienne où se déroule chaque jeudi
une séance de discussion. Dans la salle se trouvent d'éminents
représentants des disciplines historiques, philologiques ou
linguistiques : Jules Bloch, Marcel Granet, Émile Benveniste...
Ce dernier est à l'époque très hostile aux thèses
duméziliennes, qui d'ailleurs seront reniées par Dumézil lui-
même quelques années plus tard. Le débat prend une
tournure assez vive lors de cette confrontation. À la fin,
lorsque les étudiants quittent la salle, l'un d'eux s'arrête pour
parler au conférencier. Il s'appelle Raoul Curiel et deviendra
un archéologue très réputé. Pour l'heure, il bavarde avec
l'auteur sur quelques-uns des points qui ont fait l'objet de la
contestation dans l'après-midi. Et comme tous deux sont
homosexuels, ils se « reconnaissent » assez vite et vont se lier
d'une amitié étroite et durable.
Dumézil revient d'un long périple à l'étranger. Il a vécu six
ans en Turquie et deux ans en Suède, où il a occupé le poste
de lecteur de français à l'université d'Uppsala, entre 1931 et
1933. Il a gardé le contact avec ses amis du Grand Nord. Après
la Seconde Guerre mondiale, il retournera fréquemment en
Suède, où ses travaux ont réalisé une percée spectaculaire.
Aussi n'est-il pas surprenant que vingt ans après son premier
séjour là-bas, le Pr Falk, qui dirige l'institut de langues
romanes, lui écrive pour lui demander conseil : pourrait-il
recommander quelqu'un qui saurait s'acquitter avec bonheur
des tâches du lectorat de français ? Nous sommes en octobre
1954 et Dumézil, qui ne connaît guère les nouvelles
générations de normaliens, n'aurait pu répondre que par la
négative si Raoul Curiel ne lui avait parlé d'un jeune
philosophe qu'il venait de rencontrer et avec qui il avait vécu
une brève relation. « C'est la personne la plus intelligente que
je connaisse », a-t-il déclaré à Dumézil. Qui s'en souvient alors
et, se fiant à ce jugement - selon un geste caractéristique des
phénomènes d'entraide que l'on retrouve souvent dans la
« subculture gay » - écrit à Paul Falk : j'ai déniché l'homme de
la situation. Et il envoie un mot à Foucault : « Monsieur et
cher camarade [car ils sont tous deux anciens élèves de
l'École normale supérieure], voici copie de la lettre que je
reçois ce matin du professeur de langues romanes d'Upsal,
Paul Falk. Ne me demandez pas pourquoi je pense à vous. Des
amis m'ont parlé de vous avec beaucoup de sympathie et ce
qu'ils m'ont dit de vous me fait croire que vous seriez
extrêmement heureux à Upsal » (on dit Upsal en français et
Uppsala en suédois). Il lui vante les conditions matérielles
d'existence (« un bel appartement dans la Maison de
France »), la bibliothèque (« la Carolina Rediviva, une des
meilleures d'Europe »), le paysage (« la forêt à deux cents
mètres de la ville ») et, en une formule codée dont la
signification sexuelle se laisse aisément déchiffrer,
1'« admirable jeunesse suédoise »\ Foucault lui répond assez
rapidement. S'adressant à « Monsieur le professeur », il se
déclare séduit par la description d'Upsal et poursuit : « La
seule question que je me pose encore est celle des conditions
de travail (non pas les livres, puisque vous parlez de la
bibliothèque, mais le temps libre). Ma thèse est déjà
maintenant assez avancée pour que j'aie le désir de l'achever.
Ce problème mis à part, tout le reste me paraît magnifique2. »
Dumézil était à ce moment-là en train de « rôder », comme il
aimait à dire, au pays de Galles : il note sur la lettre : « Reçu à
Bangor le 25/10. Répondu le 25 en demandant trois curriculum
vitae et rassurant sur le temps libre ». Et Foucault lui écrit en
retour, le 29 octobre : « Comment pourrais-je encore avoir la
moindre réticence à l'égard d'Upsal et de la Suède après ce
que vous m'écrivez ? Je n'ai plus qu'une seule crainte : celle
d'être affreusement déçu si les Relations culturelles ne
consentent pas à m'y nommer. » Et il joint un curriculum vitae
en trois exemplaires : il y indique que sa thèse principale
(celle dont il a dit qu'elle était bien avancée) s'intitule :
« Étude sur la notion de “Monde” dans la phénoménologie et
son importance pour les sciences de l'homme » ; et la thèse
complémentaire : « Étude sur la psycho-physique du signal et
l'interprétation de la perception ». Il semble bien que Dumézil
- contrairement à ce que lui dicteront ses souvenirs lorsqu'il
évoquera cet épisode à la mort de Foucault - l'ait vu avant son
départ et reçu chez lui, au moins une fois, peut-être deux, afin
de lui décrire Uppsala et la vie suédoise, et surtout
1'« orienter sur l'échiquier universitaire qui est complexe »,
comme il le lui disait en l'invitant à lui rendre visite3. Enfin,
en février 1955, Foucault écrit à Dumézil pour lui annoncer
qu'il a été nommé. Il y avait bien sûr d'autres candidats ! Et
parmi eux : Roland Barthes4. Mais l'influence de Dumézil aura
été déterminante. Et puis, Foucault correspond parfaitement
au profil recherché : il a les « titres » requis par la première
lettre de Paul Falk (« Agrégation, par exemple... ») et, de
surcroît (« qu'il soit relativement jeune : de 30 à 35 ans
environ »), il n'a alors que 28 ans. Il rejoindra sa nouvelle
affectation le 26 août 19555.
« J'ai toujours eu du mal à supporter certains traits de la
vie sociale et culturelle française. C'est la raison pour laquelle
j'ai quitté la France en 1955... La liberté en matière de vie
personnelle y était terriblement restreinte », dira-t-il
beaucoup plus tard pour expliquer son départ. Ajoutant : « La
Suède passait à cette époque pour un pays plus libre. Je
découvris bien vite que certaines formes de liberté ont les
mêmes effets restrictifs qu'une société répressive6. » Et en
effet, s'il a voulu se retrouver loin de la France pour échapper
au malaise, au mal d'être, qui était le sien, les trois années
qu'il va passer à Uppsala vont être assez difficiles pour lui.
D'abord à cause du climat. Il a beaucoup de mal à s'habituer
au froid glacial de l'hiver Scandinave : « Je suis le Descartes du
xxe siècle, disait-il à ses compagnons de glaciation, je vais
crever ici. Heureusement qu'il n'y a pas de reine Christine,
par-dessus le marché. » Et puis, il y a la nuit, qui tombe à trois
heures de l'après-midi en novembre, à deux heures en
décembre... et qui provoque un sentiment de désarroi chez
tous ceux qui n'y ont pas été accoutumés dès l'enfance, un
cafard dont on n'arrive pas à se débarrasser. Et aussi la vie à
l'université d'Uppsala, qui, pour être l'une des plus
prestigieuses de l'Europe du Nord, n'en est pas moins
désespérément petite, à l'image de la ville elle-même :
soixante-dix mille habitants à l'époque et six à sept mille
étudiants. L'atmosphère y est très rigide, guindée même : le
puritanisme luthérien pèse de tout son poids. Quelque temps
après son installation, Foucault écrit à Jean Barraqué : « La vie
à Uppsala est péniblement semblable à celle d'une
université. » Car s'il a pu rêver qu'il allait trouver là une
ouverture d'esprit qui n'existait pas encore en France, il doit
déchanter : l'homosexualité n'est pas mieux acceptée à
Uppsala qu'à Paris ; peut-être encore moins. Foucault se sent
mal, mais il reste. Et quelques mois après son arrivée, il va
donc avoir l'occasion de mieux faire connaissance avec ce très
grand chercheur qu'est Georges Dumézil. Chaque année
depuis 1947, Dumézil vient travailler deux ou trois mois en
Suède, après avoir terminé son cours au Collège de France.
L'université met à sa disposition un petit appartement.
Foucault le verra très longuement, très régulièrement,
pendant ces trois années qu'il passera à Uppsala. Il avait déjà
une profonde admiration pour l'œuvre de Dumézil, et il va
parfaire sa connaissance de celle-ci en lisant avec une
attention systématique les ouvrages que Dumézil a multipliés
dans la période récente. Il va concevoir une admiration tout
aussi grande pour l'homme. C'est un peu un modèle pour lui :
modèle de rigueur et de patience dans le travail ; modèle
aussi par la diversité de ses centres d'intérêt, par l'attention
minutieuse portée aux archives. Il ne fait aucun doute que
Dumézil aura une importance capitale pour le développement
de la pensée de Foucault. Dès 1957, il évoque les travaux de
son mentor, dans un texte sur « L'anthropologie », destiné à
être lu dans le cadre d'une émission de la radio allemande sur
« La science française » : certes, il y parle beaucoup plus
longuement de Lévi-Strauss, mais il souligne, à la fin de son
exposé que « Georges Dumézil restitue la grande architecture
des mythes indo-européens et a ainsi édifié une œuvre qui a
apporté à l'anthropologie une contribution beaucoup plus
considérable que celle de Merleau-Ponty sur la physiologie du
réflexe7 ». Il ne cessera, par la suite, de dire et redire tout ce
qu'il lui doit. Il le proclame dans la préface à Folie et déraison :
« Dans cette tâche qui ne pouvait manquer d'être un peu
solitaire, y écrira-t-il, tous ceux qui m'ont aidé ont droit à ma
reconnaissance. Et M. Georges Dumézil le premier, sans qui ce
travail n'aurait pas été entrepris8. » Cela pourrait s'entendre
comme une simple dette de circonstance : Dumézil a été celui
grâce à qui Foucault a bénéficié des conditions qui ont permis
à ce livre d'être mis en chantier. Mais lorsque l'ouvrage
paraîtra, il insistera sur sa dette intellectuelle profonde dans
une interview donnée au journal Le Monde et publiée le 22
juillet 1961. En réponse à une question sur les influences qui
se sont exercées sur lui et après avoir parlé de Blanchot, de
Roussel puis de Lacan, il ajoute : « Mais aussi et
principalement Dumézil. » Son interlocuteur s'étonne :
« Comment un historien des religions a-t-il pu inspirer un
travail sur l'histoire de la folie ? » Et Foucault explique : « Par
son idée de structure. Comme Dumézil le fait pour les mythes,
j'ai essayé de découvrir des formes structurées d'expérience
dont le schéma puisse se retrouver avec des modifications à
des niveaux divers9. » Foucault rappellera cette dette, avec
bien plus de force encore, lors de sa leçon inaugurale au
Collège de France : « Je crois que je dois beaucoup à
M. Dumézil, puisque c'est lui qui m'a incité au travail à un âge
où je croyais encore qu'écrire est un plaisir. Mais je dois aussi
beaucoup à son œuvre (...). C'est lui qui m'a appris à analyser
l'économie interne d'un discours tout autrement que par les
méthodes de l'exégèse traditionnelle ou par celles du
formalisme linguistique ; c'est lui qui m'a appris à repérer
d'un discours à l'autre, par le jeu des comparaisons, le
système des corrélations fonctionnelles ; c'est lui qui m'a
appris comment décrire les transformations d'un discours et
les rapports à l'institution10... » Jusqu'à la fin de sa vie,
Foucault lira attentivement les écrits de Dumézil. En janvier
1983, il commente longuement l'ouvrage de Dumézil Apollon
sonore dans son cours au Collège de France. Et, en 1984, dans
ce qui allaient être deux des dernières séances de son
enseignement, il adossera ses analyses au texte que Dumézil
venait de publier sur « les dernières paroles de Socrate » n.
Une forte influence intellectuelle donc, mais aussi une
amitié indéfectible, qui durera pendant près de trente ans,
« sans ombre et sans déchirure », comme le dira Dumézil, et
que seule la mort du philosophe viendra interrompre. Cette
amitié aura son rôle - et quel rôle ! - dans le déroulement de
la carrière universitaire de Foucault, notamment lors de
l'élection au Collège de France.
C'est dans les locaux de la Maison de France d'Uppsala
qu'eut lieu la première rencontre suédoise entre les deux
hommes. Le lecteur de français a aussi la charge d'animer cet
institut culturel en modèle réduit qui existe depuis fort
longtemps dans cette ville universitaire. Sa fonction est la
même que celle de tout institut culturel : faire connaître la
langue et la culture françaises, par le moyen de conférences,
de débats, d'activités récréatives... Mais à Uppsala, la Maison
de France tient tout entière dans un appartement situé au
quatrième étage d'un immeuble bourgeois du xixe siècle, au
22 de la rue Saint-Johannes, une rue patricienne, à deux pas
de la rivière Fyris qui partage la ville en deux : d'un côté la
partie universitaire, de l'autre la partie résidentielle. La
façade de l'immeuble est en pierre rouge pour le rez-de-
chaussée puis en pierre rose pour les étages. Un lion
surmonte le porche d'entrée. L'appartement du quatrième est
divisé en deux : quelques pièces publiques qui constituent la
Maison de France à proprement parler, c'est-à-dire une
bibliothèque, une discothèque, une salle de réunion. Et deux
pièces « privées » qui sont réservées à l'usage du directeur :
c'est là que Foucault va habiter pendant son séjour suédois.
Malgré la tristesse de la ville, minuscule Cambridge du
Nord, Foucault va s'installer peu à peu dans sa nouvelle vie et
s'aménager une existence aussi agréable que possible. Dès les
premiers jours, il a fait la connaissance d'un jeune biologiste
français, Jean-François Miquel, arrivé en même temps que lui,
et, très rapidement, ils ont décidé de prendre tous leurs repas
ensemble. Se joint à eux un troisième larron, Jacques Papet-
Lépine, un physicien qui travaille sur les orages et les éclairs
et prépare une thèse qui portera un titre superbe :
Contribution mathématique à une théorie du coup de foudre. Ils
font la cuisine à tour de rôle, rue Saint-Johannes. Avec eux,
très souvent, il y aura aussi la lectrice d'italien, Costanza
Pasquali, qu'ils appellent « Mimi », et Peter Fyson, le lecteur
d'anglais, spécialiste de la poésie européenne et grand
amateur d'opéra. Tout ce petit monde se transporte deux fois
par semaine, le vendredi soir et le dimanche midi, dans un
restaurant de la ville qu'ils apprécient particulièrement : le
Forum. Un jour, ils y recevront Maurice Chevalier. Michel
Foucault et Jean-François Miquel sont allés écouter le
chanteur qui donnait un récital à Stockholm. Après le
spectacle, ils vont lui parler dans sa loge... et se retrouvent,
quelques instants plus tard, en train de dîner avec lui. Pour
lui « rendre » son invitation, Foucault et Miquel demandent à
la star de venir à Uppsala. Ils lui font alors les honneurs de la
ville et le prient à déjeuner au Forum.
C'est là aussi qu'ils fêteront les arrivées et les départs de
leur maître spirituel, Georges Dumézil, une fois que celui-ci
aura fait son apparition dans leur petit univers. C'est une
véritable vie en commun qui se met en place et, pour la
première fois, Foucault l'accepte. Plus, il la suscite autour de
lui. Car c'est bien lui le centre de ce cercle d'amis. La Maison
de France devient très vite un lieu de convivialité, où les uns
et les autres aiment à se retrouver après le travail ou pendant
les week-ends.
Deux personnages nouveaux vont faire, peu de temps après
la constitution du groupe, une entrée tonitruante dans leur
vie commune et semer un vent de joyeux désordre. Pour le
plus grand bonheur de Michel Foucault, ravi de leur présence.
Le premier est un jeune étudiant suédois, qui arrive de
France. Son père travaille à l'ambassade de Suède à Paris et il
a donc fait ses études au lycée Janson-de-Sailly. Il vient à
Uppsala pour faire son droit, avec le projet arrêté d'entrer
dans la diplomatie. Ce qu'il fera puisqu'il deviendra l'une des
figures éminentes de la politique extérieure suédoise,
notamment lorsqu'il sera ambassadeur à Hanoi en pleine
guerre du Vietnam. Jean-Christophe Oberg sera ensuite
ambassadeur à Alger puis à Varsovie. À ce moment-là, il a
tout juste dix-huit ans. Il devient le secrétaire de Foucault à la
Maison de France. L'année suivante, il fera venir une de ses
amies françaises. Elle s'appelle Dani. Foucault va tout de suite
adopter, adorer cette jeune fille. Elle devient, elle aussi, la
secrétaire de la Maison de France. Car Jean-Christophe lui
cède peu à peu sa place. Foucault s'amuse beaucoup avec eux.
Un jour, il part à Stockholm pour acheter une voiture, avec
Jean-Christophe. Ils reviennent avec une somptueuse Jaguar
beige, qui va ébahir la bonne société uppsalienne, habituée à
plus d'austérité et surtout interloquée de voir un lecteur - le
dernier rang dans une hiérarchie universitaire très stricte -
faire un tel étalage de richesse. Dumézil d'ailleurs aimait à le
rappeler : Foucault ne manquait pas d'argent (car sa famille
continuait de l'aider), et il n'était pas du tout cet ascète, ce
moine qu'on décrira souvent par la suite. Il gueuletonnait
volontiers dans les restaurants, il aimait boire, et ses proches
de l'époque racontent quelques-unes de ses « cuites »
mémorables, comme ce jour où, se levant pour porter un
toast en fin de dîner, il est tombé par terre, ivre mort. Il lui
arrive aussi de se déguiser en chauffeur pour emmener Dani
faire des courses dans la ville. Sa Jaguar est devenue une
légende chez tous les Uppsaliens qui l'ont connue. Tout le
monde raconte qu'il conduisait comme un fou. Dumézil se
souvenait de s'être un jour retrouvé dans le fossé. Les uns et
les autres ont gardé en mémoire une multitude d'incidents de
ce genre, d'accidents jamais vraiment graves, heureusement,
mais qui, la neige et la glace aidant, auraient pu tourner au
drame.

Mais Uppsala, pour Foucault, c'est avant tout le travail. Ses


activités professionnelles se divisent en trois catégories. Tout
d'abord, il doit s'acquitter de sa tâche de lecteur de français.
Ce qu'il réussit à merveille. Dumézil, lorsqu'il a retrouvé en
Suède le jeune homme qu'il avait contribué à faire nommer, a
été très impressionné par son succès : ses cours publics
attirent une assistance nombreuse et enthousiaste. Toute la
société cultivée de la ville s'y pressait et, disait-on, les dames
y amenaient leurs filles en âge d'être mariées. Pourtant, cette
série de conférences qui se tiennent tous les jeudis à dix-huit
heures, dans le grand bâtiment central de l'université, en face
de la cathédrale de pierre rouge, n'est pas d'une totale
orthodoxie. Il y parle, en effet, de « L'amour dans la
littérature française du marquis de Sade à Jean Genet ». Ce
qui, on s'en doute, ne manque pas de perturber l'esprit
rigoureusement protestant de la communauté universitaire
(c'est l'année même où, en France, Jean-Jacques Pauvert est
poursuivi en justice pour avoir réédité l'œuvre de Sade). Au
fil des semestres, Foucault y traitera également du « Théâtre
français contemporain » et de « L'expérience religieuse dans
la littérature française de Chateaubriand à Bernanos »12.
Foucault donne six heures d'enseignement par semaine
(auxquelles il faut ajouter quatre heures de « conversation »).
Trois sont des cours destinés aux débutants et aux étudiants
de toutes les disciplines qui veulent s'initier au français. Trois
autres sont consacrées à la littérature. Ce sont, outre le
fameux cours public, deux heures organisées, dans le cadre de
l'institut de langues romanes, en séminaires destinés aux
seuls étudiants qui ont choisi le français comme spécialité.
Entre 1956 et 1958, ils seront consacrés au « théâtre français
contemporain », à la « littérature française au xvme siècle », à
la « littérature française de 1850 à 1900 », à la « littérature
contemporaine ». Ses « explications de textes » portent sur
Racine et Andromaque - c'est sans doute de là que viennent les
pages de {'Histoire de la folie sur la démence d'Oreste -, sur Le
Tartuffe de Molière... Si le cours public du jeudi peut atteindre
ou dépasser la centaine d'auditeurs, les cours pour les
étudiants attirent évidemment beaucoup moins de monde.
Mais le fait est certain, qui revient dans tous les témoignages :
bien peu nombreux sont les auditeurs qui comprennent
quelque chose aux propos du lecteur-philosophe, trop
philosophe sans doute pour être un bon lecteur. Si les
enseignants apprécient leur jeune collègue, si la présidente
de l'Alliance française parle de la « joie intellectuelle » qu'elle
retire des conférences du jeudi, certains étudiants ressentent
en revanche l'enseignement de Foucault comme un long
discours hermétique. Il faut imaginer en effet des étudiants
de dix-huit ou vingt ans, qui ne possèdent que des rudiments
de français et se voient assener des interprétations
vertigineuses de l'œuvre de Sade ou de la folie chez Racine !
Plusieurs étudiants de l'époque ont encore aujourd'hui de la
colère dans la voix quand ils évoquent ces séances. « C'était à
vous dégoûter du français », « C'était vraiment pénible d'aller
en cours », disent quelques-uns d'entre eux. D'autres, au
contraire, sont encore sous le choc et parlent de Foucault
avec des élans d'admiration. Reste que les cours et les
séminaires voient leurs effectifs se réduire considérablement
pendant l'année, tant les élèves sont déroutés. Les collègues
de Foucault ont un peu honte de le voir ainsi boudé par leurs
élèves, mais ils n'y peuvent pas grand-chose. Foucault lui-
même en éprouve une certaine gêne et un certain agacement.
Mais cela ne l'incite pas à changer son fusil d'épaule. En fait, il
ne s'intéresse qu'aux rares auditeurs qui peuvent le suivre.
Aux autres, il réserve son lot habituel de sarcasmes.

Mais l'activité de Foucault ne se borne pas à


l'enseignement. Il doit aussi faire vivre la Maison de France.
Lorsqu'il est arrivé à Uppsala, Foucault a indiqué les grandes
lignes de son programme au représentant du journal local
Uppsala Nya Tidning (sa première interview ! accompagnée
d'une photo sur laquelle on le voit porter un nœud papillon)
et quelque temps après, en février 1956, il expose plus
longuement ses projets dans un rapport de plusieurs feuillets
qu'il transmet à l'ambassade. Il y dresse d'abord l'état des
lieux et indique ensuite les directions dans lesquelles il
compte orienter son action. Alors qu'au début du semestre,
écrit-il, à peine quelques étudiants venaient chaque semaine
à la Maison de France, on peut compter désormais sur trente
à trente-cinq habitués. Mais comme ce chiffre lui semble
encore très insuffisant par rapport au nombre total
d'étudiants, il suggère :
1) d'accroître l'intérêt des étudiants pour la Maison de France
en multipliant les séances récréatives (projections de films,
auditions de disques...), ce qui implique que soient
adressées au ministère des demandes de matériel (disques,
livres...) ;
2) d'installer dans la Maison de France une sorte de foyer
pour étudiants : une pièce a été transformée en salle de
travail et des abonnements plus nombreux ont été
souscrits à des journaux ou revues. La Maison de France
sera ouverte plusieurs soirs par semaine, et, dans la mesure
du possible, les étudiants suédois seront invités à des
discussions en français après les conférences et les séances
récréatives ;
3) de développer la bibliothèque.
Foucault ajoute que la Maison de France devrait toucher
dans Uppsala un public qui ne se limiterait pas à celui de
l'institut de langues romanes de l'université. S'il est vrai, dit-
il, que la culture française a perdu de son influence dans les
milieux scientifiques ou dans les disciplines non
philosophiques, cet état de fait n'est peut-être pas
irrémédiable. D'où sa proposition d'ouvrir dans le cadre de la
Maison de France des cours de français élémentaire destinés
par exemple à des étudiants ou jeunes chercheurs, de toutes
spécialités, qui peuvent avoir besoin du français pour leurs
travaux ou leurs voyages.
On le voit, Foucault est loin de se désintéresser de ses
fonctions administratives et gestionnaires. Encore moins de
celles d'animateur. Il organise donc des soirées dans cette
Maison de France dont il veut faire un des pôles culturels de
la vie uppsalienne. Il diffuse des films qu'il commente.
Dumézil aimait à évoquer une improvisation brillante sur une
adaptation filmée des Mains sales de Sartre. Foucault ne savait
pas, à quatre heures de l'après-midi, quel film il allait
recevoir. Et le soir, il en parlait avec brio devant une
assistance subjuguée. Et puis, il y a le théâtre. Non plus celui
qu'on analyse, mais celui qu'on joue. Avec Jean-Christophe
Oberg, il a mis sur pied une petite troupe, qui monte des
pièces et les représente en public. En français bien sûr. Se
succéderont La Grammaire de Labiche, Le Cantique des Cantiques
de Giraudoux, Les Caprices de Marianne de Musset et Le Bal des
voleurs de Jean Anouilh. Foucault assure la mise en scène,
Jean-Christophe Oberg joue. Avec quelques autres étudiants.
Les pièces sont d'abord données à Uppsala, puis « en
tournée » à Stockholm, à Sundvall... Des tournées pendant
lesquelles Foucault porte les valises, s'occupe des costumes...
D'ailleurs les voyages à Stockholm sont assez nombreux car
Foucault collabore également à l'institut culturel français de
la capitale, où il donne beaucoup de conférences (par
exemple, en octobre 1955, sur « Jacques Copeau et la nouvelle
harmonie théâtrale »). Il s'y rend en voiture, ou bien, lorsque
le groupe qui l'accompagne est trop nombreux, en train. Un
train qu'il a surnommé « le soûlographe » - c'est dire l'état
dans lequel ils sont quand ils rentrent. « On riait tout le
temps », raconte aujourd'hui Erik Nilsson qui s'est lié d'amitié
avec Foucault à ce moment-là. Il faisait son service militaire à
Uppsala et il est venu emprunter des livres à la Maison de
France. Il a vite été adopté par le groupe et il a notamment
participé aux activités théâtrales. Foucault s'est pris
d'affection pour le jeune homme et lorsque Folie et déraison
paraîtra, quelques années plus tard, le livre lui sera dédié.

Foucault doit accueillir à Uppsala les conférenciers invités


par l'ambassade de France. Il a le plaisir de recevoir son
ancien professeur, Jean Hyppolite, et des écrivains qui
deviendront célèbres : Marguerite Duras, Claude Simon... Ou
des hommes politiques, comme Pierre Mendès France. Il lui
faut également accueillir Albert Camus. « Nous voilà avec
Camus sur les bras », écrit-il à Georges Dumézil. L'écrivain
français reçoit en effet le prix Nobel de littérature en 1957. La
traditionnelle conférence à Uppsala du lauréat se déroule
dans une atmosphère un peu tendue : deux jours auparavant,
à Stockholm, Camus a été pris à partie par un Algérien qui lui
a reproché ses silences sur le colonialisme. C'est là qu'est
intervenue sa fameuse réponse : « J'ai toujours condamné la
terreur, je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce
aveuglément dans les rues d'Alger, par exemple, et qui un
jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice,
mais je défendrai ma mère avant la justice. » À Uppsala, tout
se passe pour le mieux : les étudiants ne posent pas de
questions politiques. Mais tout le monde, bien sûr, avait en
tête l'incident de Stockholm. Et Jean-Christophe Oberg sera
très étonné que, lors de la réception qui se déroule à la
Maison de France après la conférence, Foucault ne fasse état
d'aucune réserve concernant les propos controversés de
Camus. Car il connaissait jusqu'ici un Foucault résolument
anticolonialiste, qui partageait plutôt les vues de Mendès
France. Mais le directeur de la Maison de France se devait
évidemment de rester neutre. Et s'interdire de laisser
transparaître son véritable sentiment, surtout en accueillant
une personnalité aussi célèbre. Voici comment Oberg raconte
cet épisode : « Quant à l'Algérie, Foucault ne s'était jamais
engagé à part entière, mais nous parlions souvent des prises
de positions de Camus ou plutôt du refus de Camus de
prendre position sur le problème algérien... Quand Camus a
fait sa conférence à Uppsala, selon mes notes, Michel a été
très discret. Moi un peu moins, ce que, toujours selon mes
notes, Michel m'avait reproché, non parce qu'il n'était pas
d'accord avec moi, mais parce qu'il craignait que cela ait gêné
Camus. Avis que je ne partageais pas. Michel a dit à Camus
devant moi que les Suédois attachaient beaucoup
d'importance à ce problème et que l'intervention de
l'étudiant algérien à Stockholm ne reflétait qu'un climat
politique que le gouvernement suédois encourageait, ce qui
était vrai. Camus ne fit aucun commentaire à cette
13
remarque . »
Il y aura aussi, à deux reprises, la visite de Roland Barthes.
Cette fois, c'est Foucault qui l'a fait inviter. Ils se sont connus
à la fin de l'année 1955, alors que Foucault était rentré à Paris
pour les vacances de Noël : Robert Mauzi, son ancien
condisciple de la rue d'Ulm, avec qui il était resté très lié, les a
mis en contact. Barthes n'a pas encore beaucoup publié :
seulement Le Degré zéro de l'écriture, en 1953. Foucault lui-
même n'a pour le moment qu'un seul livre à son actif, Maladie
mentale et personnalité.
Une amitié mêlée de réserve va se nouer immédiatement
entre Barthes et Foucault. Ils dîneront souvent ensemble dans
les restaurants du Quartier latin, ils sortiront dans les boîtes
de Saint-Germain, chaque fois que Foucault sera à Paris. Ils
passeront des vacances ensemble au Maroc... Mais cette
amitié sera d'emblée empoisonnée par une certaine rivalité
intellectuelle et personnelle qui va rendre difficiles leurs
rapports. Les deux hommes sont de caractères trop différents
et les points de friction vont être nombreux. Et au début des
années soixante, c'est une brouille durable qui s'installe entre
eux. Sans doute décrétée par Foucault, pour des raisons qui
restent assez obscures14. Foucault fera tout de même élire
Barthes au Collège de France, en 1975. Plus peut-être par
fidélité à une amitié ancienne que par véritable admiration
pour son œuvre, disent ceux qui les connaissaient bien tous
les deux. Fut-il à l'origine de cette candidature ? Pierre Nora
se souvient qu'un jour, Foucault lui a dit : « Je suis très
embêté, je dois voir Barthes qui veut se présenter au Collège
de France. Je ne l'ai pas vu depuis longtemps. Est-ce que vous
pouvez m'accompagner ? » Tout se passera très bien, ajoute
Nora, qui les laissera seuls au bout de dix minutes. Mais
François Wahl, ami et éditeur de Barthes, conteste cette
version : « J'ai un souvenir très précis de Roland me disant :
“Foucault veut que je me présente au Collège”, et il avait
assez d'intimité avec moi pour que je puisse exclure toute
fausse pudeur. Au demeurant, les rapports entre Michel
Foucault et Roland Barthes s'étant plus que distendus, et
Roland ayant toujours souffert de ce que Michel ne lui avait
jamais fait le moindre commentaire sur ce qu'il écrivait, on
l'imagine mal allant retrouver Michel pour ça, alors que le
geste contraire se conçoit fort bien15. »
Quoi qu'il en soit, Foucault fera lui-même l'éloge du
postulant : il rédigera les deux rapports officiellement
nécessaires pour présenter Barthes à ses collègues. À la fin de
l'un d'eux, il s'attache à répondre aux critiques qui se sont
fait jour dans la vénérable institution sur le côté « mondain »
du candidat : « J'ajouterai que son audience peut bien passer
pour de la mode, comme on dit. Mais à quel historien fera-t-
on croire qu'une mode, un enthousiasme, un engouement,
des exagérations même ne trahissent pas, à un moment
donné, l'existence d'un foyer fécond dans une culture. Ces
voix, ces quelques voix qu'on entend et qu'on écoute
actuellement un peu au-delà de l'université, croyez-vous
qu'elles ne font pas partie de notre histoire d'aujourd'hui ; et
qu'elles n'ont pas à faire partie des nôtres16 ? » Sa voix à lui,
en tout cas, sera entendue, et Barthes sera élu. Et, de cet
épisode très important dans la vie de Barthes naîtra, bien sûr,
une nouvelle séquence de leur amitié, plus sereine et cette
fois sans ombre. Mais de courte durée : Barthes est renversé
par une camionnette, rue des Écoles, le 26 mars 1980. Deux
jours plus tard, Foucault assistera à la levée du corps, à la
morgue de la Salpétrière, aux côtés d'André Téchiné ou
d'Italo Calvino. Et il prononcera au Collège de France le
traditionnel éloge funèbre devant l'assemblée des
professeurs : « Il y a quelques années, dira-t-il en ce dimanche
d'avril 1980, quand je vous proposais de l'accueillir parmi
vous, l'originalité et l'importance d'un travail qui s'était
poursuivi pendant plus de vingt ans dans un éclat reconnu,
me permettaient de n'avoir pas recours, pour appuyer ma
demande, à l'amitié que j'avais pour lui. Je n'avais pas à
l'oublier. Je pouvais en faire abstraction. L'œuvre était là.
Cette œuvre est seule désormais. Elle parlera encore ; d'autres
la feront parler et parleront sur elle. Alors permettez-moi, cet
après-midi, de faire jour à la seule amitié. L'amitié qui, avec la
mort qu'elle déteste, devrait avoir au moins cette
ressemblance de n'être pas bavarde. Quand vous l'avez élu,
vous le connaissiez. Vous saviez que vous choisissiez le rare
équilibre de l'intelligence et de la création. Vous choisissiez -
et vous le saviez - quelqu'un qui avait le paradoxal pouvoir de
comprendre les choses telles qu'elles sont et de les inventer
dans une fraîcheur jamais vue. Vous aviez la conscience de
choisir un grand écrivain, je veux dire un écrivain tout court,
et un étonnant professeur, dont l'enseignement était, pour
qui le suivait, non pas une leçon mais une expérience [...]. Le
destin a voulu que la violence bête des choses - la seule
réalité qu'il était capable de haïr - mît un terme à tout cela, et
sur le seuil de cette maison où je vous avais demandé de le
faire entrer. L'amertume serait insupportable, si je ne savais
qu'il avait été heureux d'être ici, et si je ne me sentais en
droit de porter, de lui à vous, à travers le chagrin, le signe, un
peu souriant, de l'amitié17. »

*
À Uppsala, Foucault prend très à cœur ses activités
officielles. Il s'y épuise même. Dans le rapport qu'il transmet
au ministère des Affaires étrangères, l'inspecteur général
Santelli écrit le 26 janvier 1956 : « C'est une tâche très lourde
qu'il mène avec une conscience et un dévouement dont sa
mauvaise mine porte témoignage car j'ai l'impression que
M. Foucault se surmène et ne prend pas le repos
indispensable. » Un an plus tard, M. Gouyon, conseiller
culturel, transmet l'appréciation suivante : « M. Foucault
impose très brillamment son rayonnement, tant à Uppsala
qu'à Stockholm où Institut et École civique se disputent ses
très brillantes conférences. Mais on peut craindre que,
victime de son succès et de sa constante disponibilité, il ne se
tue littéralement à la tâche : la création d'un poste à l'institut
(qu'il y soit affecté et relevé de ses fonctions à Uppsala ou que
le futur titulaire le relève au contraire de son travail à
Stockholm) est pour lui une nécessité absolue » (6 mai 1957).
Et en mai 1958, le conseiller culturel, M. Cheval, transmet ce
rapport sur le directeur de la Maison de France d'Uppsala :
« M. Foucault est un très brillant représentant de la culture
française à l'étranger. Il réussit magnifiquement à Upsal, où il
a su gagner la confiance des professeurs et des étudiants. À ce
poste, il est indispensable, et on se demande qui pourrait le
remplacer si, ce qui est hélas prévisible, il finissait par se
lasser du climat nordique. De toute façon, M. Foucault est du
très petit nombre de ceux à qui l'on pourrait confier sans
crainte un poste plus important à l'étranger » (25 mars 1958).

Mais pour Michel Foucault, le séjour à Uppsala sera surtout


lié à la rédaction de sa thèse. Car c'est là qu'il entreprend
{'Histoire de la folie. « L'envie d'écrire ne m'a pris que vers ma
trentième année, déclarera-t-il plus tard dans un entretien.
Pour arriver à découvrir le plaisir possible de l'écriture, il a
fallu que je sois à l'étranger. » Dans une telle situation en
effet, où l'on se trouve contraint de parler des langues qu'on
maîtrise fort mal (en l'occurrence le suédois ou l'anglais) « la
seule patrie réelle, le seul sol sur lequel on puisse marcher, la
seule maison où l'on puisse s'arrêter et s'abriter, c'est le bien
le langage, celui qu'on a appris depuis l'enfance. J'ai décidé de
réanimer ce langage, de me bâtir une petite maison de
langage, dont je serais le maître et dont je connaîtrais les
recoins18 ». Et quand il partira, en 1958, le manuscrit sera
presque achevé, selon les dires de plusieurs de ses amis. Avec
Maladie mentale et personnalité, Foucault avait voulu cerner ce
qu'était 1'« aliénation » pour la pensée psychiatrique
contemporaine, et proposer la critique des théories médicales
et psychologiques à la lumière d'un marxisme coloré de
Binswanger. Il travaillait, à l'époque, on l'a vu, dans des
hôpitaux psychiatriques. Des médecins lui ont suggéré de
rédiger une histoire de leur discipline, mais, lui, ce sont plus
les fous que les psychiatres qui l'ont fasciné, ou plus
exactement, le rapport entre les médecins et leurs malades,
c'est-à-dire, au fond, le rapport de la raison à ce dont elle
parle : la folie. Et puis, il y a eu cette commande de Colette
Duhamel. Tous les éléments sont donc réunis pour que son
regard soit attiré par le trésor qui se trouve dans la grande
bibliothèque d'Uppsala, la Carolina Rediviva. Un trésor en
effet ! Qu'on en juge : en 1950, un collectionneur, le Dr Erik
Waller, a fait don des collections qu'il a rassemblées au fil des
ans. Ce sont des pièces qui vont du xvie siècle jusqu'au début
du xxe. Il y a en tout vingt et un mille documents : lettres,
manuscrits, livres rares, grimoires... Et surtout, il y a le fonds
considérable que cet amateur avait constitué sur l'histoire de
la médecine. Presque tout ce qui s'est publié d'important
avant 1800 et une bonne partie de ce qui s'est publié après. Le
catalogue de cette « bibliotheca Walleriana » a été édité en
1955. On peut dire que ça tombe bien. Lorsque Foucault
découvre cette véritable mine, il va l'explorer
systématiquement et en nourrir la thèse qu'il met en
chantier. Tous les jours, après avoir travaillé une heure avec
son ou sa secrétaire à la Maison de France, Jean-Christophe
ou Dani, il part à dix heures pour la Carolina. Et il reste à la
bibliothèque jusqu'à trois heures ou quatre heures de l'après-
midi. Il écrit des pages et des pages. Le soir, il continue à
écrire. En musique toujours. Il ne se passe pas une soirée sans
qu'il écoute les Variations Golberg. Car la musique, pour lui,
c'est Bach. Ou Mozart. Il écrit, récrit ses pages, il les met
soigneusement au propre, il les retouche sans cesse : à gauche
une pile de feuillets à refaire, à droite la pile montante des
feuillets remaniés... Une lettre de Michel Foucault à
Jacqueline Verdeaux, datée simplement « 29 décembre », et
probablement de l'année 1956, écrite lors du passage de
Foucault à Paris, pendant les vacances de Noël, nous fait
assister presque en direct à la naissance du projet de VHistoire
de la folie. En réponse à la proposition que lui avait faite
Jacqueline Verdeaux de lui adresser un certain nombre
d'ouvrages venant de la bibliothèque de l'hôpital Sainte-
Anne, Foucault explique : « Livres de Sainte-Anne : merci,
j'aurai sans doute deux ou trois choses à vous demander, mais
il y a là-bas une magnifique bibliothèque. » Et il ajoute
aussitôt : « J'ai rédigé à peu près 175 pages. À 300, je
m'arrêterai. Finalement, il me semble qu'on ne peut rien dire
d'utile - en dehors de l'anecdote - sur les Zoulous et les
Nambikwara. Alors pourquoi ne pas prendre le sujet par le
biais : la folie et l'expérience de la Déraison dans l'espace
ouvert par la réflexion grecque. Après tout, l'Europe aux
anciens parapets... Plus particulièrement, ce glissement, dans
l'expérience de la déraison, entre l'Éloge de la folie et la
Phénoménologie de l'esprit (Éloge de la déraison) - entre le
Jardin des Délices et la maison du Sourd -, comment
l'Occident, au bout de son rationalisme et de son positivisme,
a rencontré ses propres limites, sous la forme ambiguë d'un
pathos, qui est à la fois l'élément de son pathétique et le lieu
de naissance de la pathologie. D'Érasme à Freud, de
l'humanisme à l'anthropologie, la folie a touché au fond de
notre ciel : c'est cet écart qu'il faut mesurer, avec quel
compas ? Vous allez être déçue : vous qui espériez de la
tragédie grecque, et quelque fumée magique sortie des
bouilloires de Macbeth, Mais que voulez-vous, comme rien,
semble-t-il, n'a été fait dans ce sens, il faut prendre les choses
un peu en détail pour ne pas dire trop de bêtises. Trois cents
ans, qui sont la genèse de notre folie, c'est déjà bien. »
Foucault demande ensuite à son amie si le livre ainsi conçu
peut entrer dans le cadre de la commande qui lui avait été
passée : « Pensez-vous que l'éditeur acceptera un livre comme
celui-là, au bout duquel il y aura 25 à 30 pages de notes latino-
érudites ? Après tout, c'est sérieux, la déraison. » Et il conclut
sa lettre par cette interrogation : « Je voudrais vous
soumettre ce que j'ai fait, mais quel grimoire. Il faut le
réécrire pour la dactylo. Ou bien magnétophone ? Si c'est prêt
en juin ou septembre prochain, est-ce que ça pourrait
paraître en décembre [57] ou janvier 58 ? »
Peu à peu, le livre prend tournure. Et Foucault envisage
alors de le soutenir comme thèse en Suède. Il espère trouver
là un groupe d'examinateurs plus compréhensifs que ceux
qu'il redoute d'affronter dans l'université française. Il a
justement rencontré à la bibliothèque le Pr Lindroth qui
occupe la chaire d'histoire des idées et des sciences. C'est une
personnalité très importante de l'université d'Uppsala. Ils ont
des centres d'intérêts communs : Stirn Lindroth a travaillé
sur la médecine et la philosophie à la Renaissance, sur
Paracelse. Ils ont bavardé ensemble et Lindroth a invité
Foucault à dîner. Foucault lui demande de bien vouloir lire ce
qu'il est en train d'écrire et il lui apporte quelques chapitres
déjà rédigés. Foucault fait part de ses projets à Dumézil, en
mai 1957 : « Actuellement, je travaille beaucoup : mise au net
de 100-150 pages de thèse pour Lindroth, à titre d'essai. Pour
voir ce qu'il va dire. S'il est content, ça sert de thèse de
Licenuat en septembre, et je termine le reste pendant les
vacances19. » Il transmet donc à Lindroth une épaisse liasse
de feuillets manuscrits, sur du papier très fin. Las ! Le
professeur est un positiviste bon teint et n'est pas très ouvert
aux grandes spéculations. Aussi est-il tout simplement effrayé
par le style et la teneur des pages qui lui sont soumises. Il ne
voit là que littérature « alambiquée » et il n'imagine pas un
instant que ce livre dont il vient de lire des extraits puisse
être présenté pour l'obtention d'un doctorat. Il écrit à
Foucault pour lui communiquer ses impressions. Fort
défavorables. Foucault essaiera bien de préciser, d'expliciter
son projet. Mais c'est peine perdue. Rien n'y fera. Voici les
quelques explications qu'il propose dans une lettre datée du
10 août 1957 : « Votre lettre m'a été fort utile pour prendre
conscience des défauts de mon travail et je vous en suis fort
reconnaissant. Mon premier tort, je dois vous le dire tout de
suite, est de ne pas vous avoir suffisamment prévenu qu'il ne
s'agissait pas d'un “fragment de livre” mais seulement d'un
brouillon, d'une première rédaction que je compte de toute
façon reprendre ultérieurement. Je vous concède bien
volontiers que le style est insupportable (j'ai le défaut de ne
pas être spontanément clair). Bien entendu, je compte
chasser toutes les expressions “alambiquées” qui ont pu
m'échapper. Je vous avais soumis cet essai, malgré le style,
pour avoir votre opinion, à laquelle je tiens beaucoup, sur la
qualité de l'information et sur les idées directrices. Il est clair
que c'est ce dernier point qui fait difficulté. Là encore, j'ai eu
tort de ne pas définir mon projet, qui n'est pas d'écrire une
histoire des développements de la science psychiatrique. Mais
plutôt une histoire du contexte social, moral et imaginaire dans
lequel elle s'est développée. Car il me semble que jusqu'au
xixe siècle, pour ne pas dire jusqu'à maintenant, il n'y a pas eu
de savoir objectif de la folie, mais seulement la formulation,
en termes d'analogie scientifique, d'une certaine expérience
(morale, sociale, etc.) de la Déraison. D'où cette manière, si
peu objective, si peu scientifique, si peu historique de prendre
la question. Mais peut-être cette entreprise est-elle absurde
et condamnée à l'avance.
« Enfin, mon troisième grand tort a été de préparer d'abord
les pages portant sur les théories médicales, alors que le
domaine des “institutions” n'est pas clair et m'aurait aidé à
être plus clair dans les autres domaines. Puisque vous voulez
bien m'y autoriser, je vous montrerai ce que j'ai fait pendant
les vacances à propos des institutions... On est là dans un
domaine beaucoup plus facile à définir et qui donne les
conditions sociales des débuts de la psychiatrie... »
Le professeur ne se sentira guère plus éclairé et Foucault ne
soutiendra pas sa thèse à Uppsala. Il est vrai qu'il semble un
peu submergé par sa matière, et qu'il a bien du mal à
construire son livre. Dumézil, qui surveille son travail et lui
en demande constamment des nouvelles, qui lit et commente
les pages déjà écrites, lui a d'ailleurs conseillé de ne pas
s'obstiner à vouloir soutenir sa thèse en Suède : « Publie ça en
France », lui a-t-il dit. Il sait quelles sont les réticences des
Suédois, qu'il connaît mieux que quiconque. Il sait aussi que
le Pr Hasselroth avait raison de dire à Foucault, en parlant de
ses collègues : « Jamais vous n'arriverez à leur faire accepter
ça. » Selon Jean-Christophe Oberg, Foucault n'a jamais pris
vraiment au sérieux cette éventualité de soutenir sa thèse en
Suède. Selon Jean-François Miquel, au contraire, il était navré
du refus de Lindroth et il faudrait voir là l'une des raisons
essentielles de son départ. Quoi qu'il en soit, les Suédois sont
restés insensibles à l'œuvre naissante de Foucault. Une
polémique s'est développée par la suite en Suède au cours de
laquelle le malheureux Pr Lindroth a été particulièrement
accablé : comment a-t-il pu ignorer ainsi les signes du génie ?
Peut-être la tradition de l'histoire des sciences dans laquelle il
s'inscrivait interdisait-elle à ce professeur très germanique,
assez réticent devant la « littérature », de percevoir la portée
du livre, encore embryonnaire et ancré dans une tout autre
tradition intellectuelle, qu'on lui donnait à juger. Certains ont
décerné le blâme, d'autres plaidé les circonstances
atténuantes. Mais le fait est là : Foucault devra attendre
quelques années pour soutenir sa thèse. Lorsqu'il quitte en
1958 ce pays qu'il juge décidément bien peu accueillant, son
travail est pour ainsi dire terminé. En tout cas pour ce qui est
de son aspect documentaire. Il restera encore beaucoup à
faire pour la rédaction et la mise en ordre du texte.

Peut-être les pages d'un autre livre se sont-elles élaborées


pendant le séjour uppsalien. À quelques kilomètres de la
petite ville se trouve en effet la maison de Linné. Une maison
de bois, perdue dans une des plus belles natures qu'il puisse
être donné de voir. Foucault entraîne souvent son petit
monde dans des pèlerinages vers ce haut lieu de l'histoire des
sciences. Le chapitre des Mots et les choses consacré à Linné
doit certainement beaucoup à ces longues marches
exténuantes.
Foucault a bien d'autres occasions de manifester son
intérêt pour la science. L'université d'Uppsala ne compte pas
moins de deux prix Nobel : le chimiste Theodor Svedberg et
son élève Arne Tisélius, couronnés respectivement en 1926 et
1948. Foucault s'est lié d'amitié avec eux et Svedberg guide
Foucault au troisième sous-sol du centre d'expérimentation
d'Uppsala, pour lui expliquer, une semaine durant, le
fonctionnement du cyclotron. Et Michel Foucault de
commenter auprès de Jean-François Miquel : « Mais pourquoi
n'ai-je pas fait des études scientifiques plutôt que de la
philosophie ? »

*
Pourquoi Foucault a-t-il décidé de quitter Uppsala ? Son
premier contrat prévoyait une durée de deux ans, et il avait
été renouvelé pour deux autres années. Selon Gunnar
Brôberg, la raison est assez simple : l'obligation d'enseigner
avait été portée à 12 heures par semaine. Il aurait alors été
impossible pour Foucault de travailler à sa thèse. Et comme il
sait en outre qu'il ne pourra pas la soutenir en Suède, il
préfère donner sa démission, après sa troisième année.
L'annuaire de l'université annonce pourtant les cours de
Michel Foucault pour la rentrée d'octobre 1958. La conférence
du jeudi doit porter à nouveau sur « L'expérience religieuse
dans la littérature française de Chateaubriand à Bernanos »,
le séminaire sur « La littérature française au xixe siècle » et le
cours d'explication de textes sur le Don Juan de Molière.... Ils
n'auront pas lieu : Foucault quitte Uppsala. Dont il gardera,
selon de nombreux témoignages, un assez mauvais souvenir,
malgré les amitiés nouées (il conservera notamment des liens
avec Jean-François et Christina Miquel, avec Jean-Christophe
Oberg, avec Erik Nilsson...) et malgré la thèse presque
achevée. La prochaine étape de son périple sera la Pologne.
« Dans huit jours, je serai sans doute de l'autre côté des
grilles », écrit-il à Georges Dumézil, le 28 septembre 1958.

*
Ce départ pour Varsovie, Michel Foucault a eu tout le
temps d'en organiser les modalités lors d'un long séjour qu'il
fit à Paris en juin 1958. Un séjour un peu bizarre, presque
improvisé. Qui se décide un beau soir de mai, où Michel
Foucault et Jean-Christophe Oberg assistent, en smoking, à
une réception dans un château, près d'Uppsala. Ils ont été
invités par l'héritière de l'une des plus grandes fortunes de
Suède, qui est tombée amoureuse du jeune lecteur de
français. Pendant le dîner, Jean-Christophe Oberg s'isole pour
écouter les informations à la radio. Quand il revient, il dit à
Foucault : « Il se passe des choses en France. » C'est le moins
qu'on puisse dire : porté par les partisans de l'Algérie
française, le général de Gaulle est sur le point de revenir au
pouvoir. En quelques minutes, presque sans hésiter, ils se
disent : « On y va, » Ils rentrent donc à Uppsala, le temps de se
changer et les voilà partis vers la France, dans la Jaguar, bien
sûr. Jean-Christophe Oberg raconte ainsi cette équipée :
« Michel et moi sommes partis le mercredi 28 mai 1958. Nous
avons passé la nuit dans un petit hôtel au Danemark, à
Tappernôje. Nous avons pris un ferry le lendemain matin
29 mai entre Gedser au Danemark et Grossenbrode en
Allemagne. Nous avons passé la deuxième nuit en Belgique, à
La Calamine, dans un tout petit hôtel, le Select. Puis nous
avons continué vers Paris, le 30 mai donc, où nous sommes
arrivés vers trois heures de l'après-midi. Paris était en pleine
effervescence. Sans raison apparente, car la partie était déjà
jouée. Nous nous sommes dirigés vers les Champs-Élysées en
y accédant par la rue de Bassano qui était bloquée par la
police au niveau du métro George-V. Nous avions laissé la
Jaguar sur l'avenue Marceau. Nous nous sommes glissés à
travers les cordons de police et nous avons commencé à
marcher sur les Champs-Élysées. Nous avons très rapidement
été happés par une vague de manifestants : je me suis
retrouvé juché sur le toit d'une voiture qui remontait vers
l'Arc de triomphe, tandis que Michel suivait, entouré de
jeunes gens qui agitaient des drapeaux bleu-blanc-rouge. La
place de l'Étoile était également bloquée par la police et la
voiture dut faire demi-tour. J'en ai profité pour sauter à terre,
mais Michel avait disparu dans la foule. Nous nous sommes
retrouvés devant la Jaguar pour dîner ensemble à Saint-
Germain-des-Prés. Puis nous nous sommes séparés : je suis
rentré à l'ambassade de Suède, où m'attendaient mes parents,
inquiets de ne pas savoir où nous étions, ni si nous étions
arrivés, et Michel a rejoint son frère, chez qui il habitait. »
Michel Foucault restera un bon mois à Paris. Quand il
rentrera à Uppsala, ce sera pour boucler ses valises, après un
repas bien arrosé en compagnie du petit groupe avec lequel il
a passé les trois années qui viennent de s'écouler.
Pourquoi Varsovie ? Il faut encore voir la main de Dumézil
derrière cette affectation. Le professeur de grand renom a des
amis partout ! C'est le cas, entre autres, au Quai d'Orsay où
Philippe Rebeyrol, un ancien normalien, travaille comme chef
du service de l'enseignement français à l'étranger. Le
gouvernement vient de négocier par son intermédiaire une
convention culturelle avec le gouvernement polonais qui
prévoit la création d'un Centre culturel français à l'intérieur
même de l'université de Varsovie. Ce qui implique la présence
d'un lecteur, mais aussi que celui-ci dispose d'un bureau,
d'une bibliothèque et puisse organiser des manifestations
culturelles. Ce qui, à l'époque, est assez exceptionnel. Et
considéré comme un beau succès diplomatique rendu possible
par l'embellie que connaissent les rapports Est-Ouest après
des périodes très tendues.
Mais il ne suffit pas de créer un poste de lecteur, encore
faut-il trouver quelqu'un qui soit en mesure de l'occuper : la
tâche risque d'y être délicate. Dumézil demande à Philippe
Rebeyrol de le confier à Foucault. Ce qu'il fait. D'abord parce
qu'il a une totale confiance dans le jugement de Dumézil ;
ensuite parce que les appréciations officielles sur le travail de
Foucault en Suède sont particulièrement élogieuses.
En octobre 1958, Michel Foucault s'envole donc pour
Varsovie et va se présenter à l'ambassadeur de France,
nouvellement nommé dans la capitale polonaise, Étienne
Burin des Roziers. « J'ai gardé le souvenir, raconte ce dernier,
d'un jeune homme souriant, aimable, détendu, heureux
d'entreprendre une tâche dont il mesurait d'emblée l'intérêt,
l'importance et la grande difficulté20. »
Il s'installe d'abord à l'hôtel Bristol, dans une chambre
assez minable, tout près de l'université, constellation de
bâtiments situés sur l'avenue de Cracovie. Tout lui semble
sinistre : « Tu avais épouvantablement raison ; seulement tort
de n'avoir pu avoir assez raison, écrit-il à Dumézil, le 16
novembre 1958. Seule merveille : n'avoir rien à faire (et ne
rien chercher à faire) pour le “travail culturel”. Donc, s'il était
humainement possible de travailler 12 heures par jour à une
thèse dans une chambre d'hôtel, je le ferais ; étant homme
(malgré tout), je me contente de 6. À Noël, il ne restera plus
que quelques chapitres à refaire, plus les notes, etc. » Et il
ajoute : « Tout n'est qu'épouvante, ici : misère, saleté,
muflerie, désordre, incurie. Et une solitude comme je la
croyais impossible. » Quelque temps après, il emménage dans
un appartement, également proche de son lieu de travail.
D'un côté, il termine la rédaction de sa thèse. De l'autre, il
remplit la mission universitaire et administrative qu'on lui a
confiée : les premières mesures à prendre consistent à faire
exister matériellement ce « Centre de civilisation française ».
Il faut faire venir les tables et les chaises aussi bien que les
livres et les revues. Foucault donne également des cours et
des conférences à l'université, où il est rattaché à l'institut de
langues romanes de la faculté de philosophie moderne. Il
reprend le cours qu'il a rodé à Uppsala, sur le théâtre français
contemporain. Tout de suite, il séduit ses étudiants et ses
collègues par son intelligence, son sérieux et sa gentillesse.
Tout le monde évoque aujourd'hui l'exquise courtoisie dont il
faisait preuve à chaque instant. Il va également se lier
d'amitié avec le président de l'Académie des sciences, le
Pr Kotarbinski, figure éminente de l'université polonaise,
mais qui passe aux yeux des autorités pour un « philosophe
bourgeois » puisqu'il s'inspire des théories du Cercle de
Vienne.
Peu à peu, le rôle de Foucault va se transformer. Car le
conseiller culturel de l'ambassade, Jean Bourilly, demande à
prendre quelques vacances pour pouvoir préparer sa thèse de
doctorat. Et comme Foucault s'entend à merveille avec Burin
des Roziers, il va remplir de facto les fonctions de conseiller
culturel pendant presque une année. C'est à ce titre qu'il
donne une série de conférences sur Apollinaire, au cours
d'une tournée qui le mène de Gdansk à Cracovie, et au cours
de laquelle il présente l'exposition conçue par le Pr Zurowski
pour le quarantième anniversaire de la mort du poète.
« Il se prêtera à ce rôle [de conseiller culturel] avec
beaucoup de bonne grâce et, me semblait-il, continue Burin
des Roziers, sans déplaisir, payant de sa personne, faisant
acte de présence dans des manifestations culturelles aux
quatre coins de la Pologne, observant avec une certaine
indulgence et un certain amusement les rites un peu vains du
train-train diplomatique21. » Aussi est-ce tout naturellement
que l'ambassadeur lui propose de remplacer Jean Bourilly
lorsque celui-ci fait savoir qu'il désire définitivement quitter
son poste, puisque sa thèse est terminée et qu'il compte
obtenir une chaire en Sorbonne. Mais Foucault pose quelques
conditions avant d'accepter : « Il considérait, raconte Burin
des Roziers, que le Quai d'Orsay avait fait fausse route en
mettant sur pied un cadre d'agents de notre action culturelle
à l'étranger, polyvalents en quelque sorte, comme si un
attaché culturel ou un lecteur avait vocation à servir
indifféremment en Amérique du Sud, dans les pays
Scandinaves, dans le monde slave ou en Extrême-Orient. Pour
s'en tenir à la Pologne, Michel Foucault n'acceptait d'y
demeurer comme chef de file que si on lui permettait de
recruter, comme il se faisait fort d'y parvenir, les jeunes
slavisants qui le seconderaient à Varsovie, Cracovie et dans
l'ensemble du territoire22. »
Ce projet n'eut pas de suite car Foucault dut quitter
précipitamment le territoire polonais. L'histoire est assez
embrouillée, mais, semble-t-il, banale dans les pays de l'Est : il
a rencontré un garçon, avec qui il a commencé à vivre des
jours heureux dans ce pays triste et étouffant. Mais le jeune
homme travaille pour la police, qui essaie d'infiltrer les
services diplomatiques occidentaux. Un matin, Burin des
Roziers alerte Foucault : « Vous devez quitter la Pologne », lui
dit-il. « Quand ? » demande Foucault. « Dans les heures qui
viennent », répond l'ambassadeur.
Cette fois encore, Michel Foucault part en bénéficiant d'un
rapport dithyrambique, rédigé par Jean Bourilly : « Esprit
clair, précis et pénétrant, riche d'une grande culture, Michel
Foucault possède le sens de l'autorité : il est capable de
remplir de la façon la plus satisfaisante d'importantes
fonctions à l'étranger soit à un poste d'enseignement soit à
un poste comportant des responsabilités administratives.
Dans la direction du Centre d'études auprès de l'université,
qu'il a assumée en 1958-1959, il a eu à faire face à de
nombreuses difficultés, tant en ce qui concerne les conditions
matérielles (absence de local pour le Centre et d'appartement
pour lui-même pendant de longs mois) qu'en ce qui concerne
la nature et les buts propres de l'activité même du centre. Il a
su cependant assurer un heureux départ à ce nouvel
organisme de coopération franco-polonaise. »

Michel Foucault retourne voir Philippe Rebeyrol au Quai


d'Orsay. Pour lui dire qu'il aimerait bien aller en Allemagne.
Foucault s'était initié à l'allemand lorsqu'il était à l'École
normale pour pouvoir lire Husserl et Heidegger. Puis il s'était
passionné pour Nietzsche. On conçoit aisément que
l'Allemagne puisse exercer sur lui un attrait particulier. Il va
donc emprunter le chemin que Sartre et Aron avaient suivi
avant la guerre : passer un an dans une grande ville
allemande. Philippe Rebeyrol lui propose plusieurs
possibilités : Munich, Hambourg... Le réseau des Instituts
culturels français en Allemagne est assez dense. Foucault
choisit Hambourg.
Les fonctions de Michel Foucault à Hambourg seront à peu
près identiques à celles qu'il a déjà exercées à Uppsala et
Varsovie : il s'agit de diriger l'institut culturel, de recevoir les
conférenciers (c'est ainsi qu'il fera la connaissance d'Alain
Robbe-Grillet, à qui il fait visiter Sankt Pauli, le quartier
« chaud » de la ville) et de donner des cours au département
de langues romanes de la faculté de philosophie, l'équivalent
de notre ancienne faculté de lettres.
Ses étudiants se souviennent de ses cours qui portent sur la
littérature française, comme il se doit, et où il parle, bien sûr,
du théâtre des xviie et xvme siècles, mais aussi du théâtre
contemporain : il commente notamment Sartre et Camus.
Comme son cours a un statut d'« enseignement
complémentaire » et n'est donc pas sanctionné par un
examen, le public n'y est pas très nombreux : dix à quinze
personnes assistent aux séances. Ce sont des étudiants
vraiment passionnés par la littérature et cette situation lui
convient mieux que celle qu'il a vécue à Uppsala. Et surtout, il
n'enseigne que deux heures par semaine.
En fait, il s'occupe essentiellement de l'institut français
dont les locaux sont situés au 55 de la Heidemer Strasse.
L'appartement du directeur s'étend sur presque tout le
deuxième étage. C'est là que Foucault passera cette
année 1959-1960. Outre le directeur, l'institut compte quatre
professeurs qui donnent des cours de français dans la ville ou
dans les locaux de l'institut. Parmi eux, Jean-Marie Zemb,
aujourd'hui professeur au Collège de France sur une chaire de
civilisation allemande, et Gilbert Kahn, neveu de Léon
Brunschwicg et qui fut lié à Simone Weil.
Comme à Uppsala, Foucault consacre une partie de son
temps au théâtre avec la petite troupe que Gilbert Kahn a
réunie. Il suggère notamment que l'on joue la pièce de
Cocteau, L'École des veuves - la représentation aura lieu en
juin 1960 - et parle très longuement de Cocteau aux quelques
étudiants dont il a fait son cercle d'amis, tels Jurgen Schmidt
et Irene Staps, deux piliers du groupe théâtral.
Et puis, ce n'est pas une surprise, il passe beaucoup de
temps à la bibliothèque de l'université. Il a terminé sa thèse
principale, sur Folie et déraison, et c'est pendant son séjour
hambourgeois qu'il se rend à Paris pour la faire lire à Jean
Hyppolite qu'il voudrait choisir comme « directeur de thèse ».
Foucault s'attache alors à la rédaction de sa thèse
complémentaire : la traduction de VAnthropologie de Kant qu'il
compte faire précéder d'une longue introduction historique.
Lorsque ses deux thèses sont en passe d'être achevées et
prêtes à subir l'épreuve de la soutenance, Foucault va trouver
un poste dans l'enseignement supérieur français. Pas avec le
titre de « professeur », puisqu'il faut pour cela que la
soutenance ait eu lieu. Mais comme « chargé
d'enseignement » sur une chaire vacante, avec un grade qui
correspond à peu près à ce que nous appelons aujourd'hui
maître de conférence. La proposition est arrivée de Clermont-
Ferrand, et Foucault a décidé de mettre un terme,
provisoirement, à son exil hors de France.

*
Il n'occupera plus jamais de fonctions administratives ou
culturelles comme celles qu'il s'apprête à quitter. À plusieurs
reprises pourtant, il sera fortement question qu'il renouvelle
l'expérience. En 1967, lorsque Étienne Burin des Roziers
deviendra ambassadeur à Rome, il téléphonera à Foucault -
qui se trouve alors en Tunisie - pour lui proposer de devenir
son conseiller culturel. Foucault se laisserait volontiers
tenter. Mais le projet tournera court car le Collège de France
se profile déjà à l'horizon. Auparavant, en 1963, il avait
accepté de s'occuper de l'institut culturel français de Tokyo.
Mais le doyen de la faculté de Clermont-Ferrand a supplié le
ministre de ne pas lui enlever un professeur indispensable à
la bonne marche de son établissement. Bien plus tard, on
parlera de nommer Foucault comme conseiller culturel à New
York : en 1981, quand la gauche arrivera au pouvoir en
France. Mais les discussions n'aboutiront pas.
C'est sous d'autres modalités que Foucault continuera son
œuvre d'« ambassadeur de la culture française dans le
monde », comme disent les rapports administratifs : en
devenant professeur à Tunis, en donnant des conférences
dans des dizaines de pays, et surtout grâce à ses livres et à
leur énorme succès international.

*
Foucault s'était éloigné de la France avec le sentiment
profond que sa vie serait placée désormais sous le signe du
voyage, pour ne pas dire de l'exil. Être ailleurs, toujours
ailleurs, telle semblait être son obsession. Ne plus jamais être
en France ? Si, peut-être, mais utiliser ce pays avec lequel il
entretient des relations conflictuelles comme base
stratégique pour organiser des séjours plus ou moins longs
dans d'autres régions du monde. Quand il retournera en
Suède, en 1968, pour une série de conférences, il dira dans
une interview qu'il avait eu, en quittant la France, en 1955, la
ferme intention de passer le reste de sa vie « entre deux
valises », de voyager dans le monde entier, « et surtout de ne
jamais toucher à un porte-plume » : « L'idée de consacrer ma
vie à écrire me semblait alors complètement absurde et je n'y
avais jamais songé. C'est en Suède, dans la longue nuit
suédoise, que j'ai contracté cette manie, cette sale habitude
d'écrire pendant cinq à six heures chaque jour. » Il se sentait
alors « une sorte de touriste dans le monde, inutile et
superflu ». Et il ajoute - nous sommes au début de
l'année 1968 : « Je continue à me sentir tout aussi inutile, à la
différence que je ne suis plus un touriste. Maintenant, je suis
cloué à ma table de travail23. » Michel Foucault en 1955, un
touriste qui n'aurait jamais eu l'idée d'écrire ? Peut-être est-
ce exagéré, puisqu'il avait déjà publié un certain nombre de
textes. Mais il est vrai qu'il a considéré durant toute sa vie
que ce métier de l'écriture, il ne l'avait jamais vraiment
choisi. Lorsqu'il travaillera à ses derniers livres, avec
beaucoup de difficultés, d'hésitations, de repentirs, et au fond
de lui-même, peut-être, une certaine lassitude, une envie de
tout laisser tomber, ce thème reviendra très souvent dans ses
conversations avec ses amis. Un jour, il m'a dit : « Je me suis
mis à écrire par hasard. Et une fois qu'on a commencé, on
devient prisonnier de cette activité ». Il aura bien la tentation
de fuir cet ensemble de contraintes et répétera qu'il pourrait
tout aussi bien changer de métier (« Ce n'est pas parce que
j'ai écrit des livres que je dois continuer toute ma vie »). Mais
échappe-t-on si facilement aux rôles dans lesquels on a coulé
son existence entière ? Et en éprouvait-il réellement le désir ?

Foucault a quitté la France en août 1955. Il s'y réinstalle


pendant l'été de l'année 1960. Il n'a pas encore trente-quatre
ans. Quels auront été les faits marquants de sa vie pendant
cette absence ? Deux choses essentielles : d'abord l'absence
elle-même. Car Foucault est ainsi resté en dehors de toutes les
transformations politiques qui affectaient la scène française,
au moment de la guerre d'Algérie et de la prise du pouvoir
par le général de Gaulle. Il s'est trouvé à l'écart de tous les
bouleversements qui vont travailler la gauche, avec
l'émergence d'un puissant mouvement syndical étudiant,
l'apparition de mouvements extérieurs à l'influence
communiste, essentiellement dans les milieux universitaires,
autant de phénomènes qui seront déterminants dans le
déclenchement et le déroulement des événements de Mai 68.
C'est pendant le séjour de Foucault à l'étranger que se
produisent les fissures qui vont finir par ébranler violemment
la société française quelques années plus tard. Mais là encore,
Foucault sera absent. Pendant les luttes qui déchirent la
France autour de la guerre d'Algérie, il est en Suède, en
Pologne, en Allemagne. Quand mars, avril et mai 1968 vont
faire exploser les cadres sociaux, politiques et institutionnels
du pays, il sera en Tunisie.
Le second point d'importance, c'est évidemment que
Michel Foucault a commencé, rédigé et terminé sa thèse, Folie
et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique. L'ouvrage aurait
dû s'appeler L'Autre Tour de folie, en référence à la citation de
Pascal sur laquelle Foucault ouvre sa préface. Mais comme il
s'agissait d'une thèse, qui devait être soumise à soutenance,
Foucault a finalement opté pour un titre plus universitaire, (il
amusa un de ses amis en lui disant : « Je ne vais pas appeler
mon livre L'Autre Tour de folie parce que, sinon, on va dire :
« C'est plutôt un autre tour de folle. »)

Le livre commence ainsi :


« Pascal : “Les hommes sont si nécessairement fous que ce
serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou.” Et
cet autre texte, de Dostoïevski, dans le Journal d'un écrivain :
“Ce n'est pas en enfermant son voisin qu'on se convainc de
son propre bon sens.” Il faut faire l'histoire de cet autre tour
de folie - de cet autre tour par lequel les hommes, dans le
geste de raison souveraine qui enferme leur voisin,
communiquent et se reconnaissent à travers le langage sans
merci de la non-folie ; retrouver le moment de cette
conjuration, avant qu'elle n'ait été définitivement établie
dans le règne de la vérité, avant qu'elle n'ait été ranimée par
le lyrisme de la protestation. Tâcher de rejoindre, dans
l'histoire, ce degré zéro de l'histoire de la folie, où elle est
expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du
partage lui-même. Décrire, dès l'origine de sa courbure, cet
“autre tour”, qui, de part et d'autre de son geste, laisse
retomber, choses désormais extérieures, sourdes à tout
échange, et comme mortes l'une à l'autre, la Raison et la
Folie. »
Pour pouvoir parcourir cette « région incommode »,
Foucault annonce d'entrée de jeu qu'il va falloir « renoncer
au confort des vérités terminales », c'est-à-dire se déprendre
des concepts élaborés par la psychopathologie
contemporaine : « Est constitutif le geste qui partage la folie,
et non la science qui s'établit, ce partage une fois fait, dans le
calme revenu. » Et c'est ce geste - et ce moment - du partage
qu'il va falloir retrouver : les catégories médicales isolent le
fou dans sa folie, mais la césure a d'abord été, un bon siècle
plus tôt, morale et institutionnelle : « De langage commun, il
n'y en a pas ; ou plutôt il n'y en a plus ; la constitution de la
folie comme maladie mentale, à la fin du xvme siècle, dresse le
constat d'un dialogue rompu, donne la séparation comme
déjà acquise et enfonce dans l'oubli tous ces mots imparfaits,
sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait
l'échange de la folie et de la raison. Le langage de la
psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n'a pu
s'établir que sur un tel silence. » Suit la superbe déclaration,
souvent citée, où Foucault définit son projet : « Je n'ai pas
voulu faire l'histoire de ce langage ; plutôt l'archéologie de ce
silence24. »
Faire l'archéologie de ce silence, cela conduit à sonder
toute la culture occidentale. Puisque « l'homme européen
depuis le fond du Moyen Âge a rapport à quelque chose qu'il
appelle confusément : Folie, Démence, Déraison », il faut
peut-être admettre que le rapport Raison-Déraison constitue
pour cette culture « une des dimensions de son originalité »,
qu'elle se définit par cette profondeur qui la menace. C'est
vers cette profondeur que Foucault entend nous entraîner,
vers cette « région où il serait question plutôt des limites que
de l'identité d'une culture ». Il faut « faire une histoire des
limites - de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès
qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose
qui sera pour elle l'Extérieur ; et tout au long de son histoire,
ce vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s'isole la
désigne tout autant que ses valeurs. [...] Interroger une
culture sur ses expériences-limites, c'est la questionner, aux
confins de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la
naissance même de son histoire ».
Ici, Foucault ancre son travail dans la descendance de
Nietzsche : « Au centre de ces expériences-limites du monde
occidental éclate, bien entendu, celle du tragique même -
Nietzsche ayant montré que la structure tragique à partir de
laquelle se fait l'histoire du monde occidental n'est pas autre
chose que le refus, l'oubli et la retombée silencieuse de la
tragédie. » Mais « bien d'autres expériences gravitent »
autour de cette expérience centrale, et chacune trace aux
frontières de notre culture « une limite qui signifie en même
temps un partage originaire ». Foucault voudrait se faire
l'archéologue de toutes ces expériences menaçantes mais
refusées, refoulées, oubliées, et toujours présentes. Il annonce
une série d'études qui se déploieront sous « le soleil de la
grande recherche nietzschéenne » et qui essaieront de
raconter les autres partages sur lesquels s'est édifiée notre
culture. Il y a d'abord, dans « l'universalité de la ratio
occidentale », ce « partage qu'est l'Orient [...] L'Orient offert à
la raison colonisatrice de l'Occident, mais indéfiniment
inaccessible, car il demeure toujours à la limite ». Et puis il y a
« le partage absolu du rêve, que l'homme ne peut s'empêcher
d'interroger sur sa propre vérité - que ce soit celle de son
destin ou de son cœur - mais qu'il ne questionne qu'au-delà
d'un essentiel refus qui le constitue et le repousse dans la
dérision de l'onirisme ». Et aussi « l'histoire, et pas seulement
en termes d'ethnologie, des interdits sexuels : dans notre
culture elle-même, parler des formes continuellement
mouvantes et obstinées de la répression, et non pas pour faire
la chronique de la moralité ou de la tolérance, mais pour
mettre à jour, comme la limite du monde occidental et origine
de sa morale, le partage tragique du monde heureux du
désir ». Mais il y avait une tâche primordiale à accomplir :
« Parler de l'expérience de la folie », la retrouver avant sa
capture par le savoir et le discours scientifique, et plus
intensément encore, la laisser s'exprimer elle-même, la
laisser se dire avec « ces mots, ces textes qui viennent d'en
dessous du langage et qui n'étaient pas faits pour accéder
jusqu'à la parole25 ».

Tel est le projet qu'annonce Foucault dans cette préface


longue d'une dizaine de pages et qu'il supprimera dans la
réédition de 1972, ne reconnaissant plus comme sienne cette
quête de « l'expérience originaire ». Il ira même jusqu'à
parler, à propos de ce texte des « beautés un peu ridicules
d'une petite fille encore verte qui, pour faire grande dame, se
met un pied de fard sur les joues » : « Je portais perruque »,
ironisera-t-il26. Voilà pour la préface ! Mais qu'en est-il du
livre lui-même ? Il est évidemment impossible d'en restituer
toutes les analyses qui courent sur plus de six cents pages
imprimées, si riches, foisonnantes, touffues, déroutantes
parfois, contradictoires aussi, et qui passent d'un registre à
un autre, invoquant aussi bien le niveau économique (très
présent dans les livres à caractère historique de Foucault
dont la démarche se fonde même assez souvent, comme c'est
le cas ici, sur un économisme - héritage de sa formation
marxiste - assez marqué) que le niveau juridique ou
artistique, pour déployer la ligne-force de l'argumentation.
Essayons simplement de dégager quelques articulations de
cette vaste démonstration, en donnant à entendre surtout la
voix de Foucault, dont le style est assez différent de ce qu'il
deviendra.
Quand la folie a encore droit de cité dans la société, c'est-à-
dire en pleine Renaissance, il y a déjà un mouvement de
scission qui s'opère entre deux formes de folie. Celle des
tableaux de Bosch, Breughel ou Dürer d'un côté, inquiétante,
obsédante, menaçante, qui semble révéler le secret profond
dans lequel va s'abolir la vérité de notre monde d'apparence,
une folie qui a partie liée avec les forces du mal et des
ténèbres, une folie qui ressemble à la victoire de Satan. De
l'autre, comme chez Érasme, dans son Éloge de la folie, une
folie avec laquelle la raison dialogue, mais une folie déjà mise
à distance, prise dans l'univers du discours, et qu'on n'évoque
que pour diriger sa force critique contre l'illusion humaine et
sa prétention. D'un côté une folie profondément tragique. De
l'autre une folie presque apprivoisée, dont la violence
s'atténue sous le regard ironique de l'humaniste. L'écart est
déjà là, qui ne cessera de se creuser au fil des siècles. Et c'est
ici, peut-être, que se joue le partage entre deux voies. L'une,
la seconde, celle de la conscience critique, qui va aboutir à la
science médicale. L'autre, la première, celle des figures
tragiques, qui devra se taire, et qui pourtant resurgira dans
les œuvres de Goya, de Van Gogh, de Nietzsche et d'Artaud.
Mais en tout cas, et malgré tout, la folie est encore présente et
familière en ce moment où déjà la rupture s'opère.
Ce qui change avec le xviie siècle, c'est que la folie va se
trouver rejetée et bannie. Ce mouvement que Foucault
appelle 1'« événement classique » comporte deux
« aspects >>27. D'une part la folie est récusée par un geste
souverain de la raison, qui l'exclut et la voue au silence, avec
la formule paradigmatique de Descartes, « mais quoi, ce sont
des fous », dans la première Méditation, quand il évoque puis
congédie les fondements d'un doute possible sur les vérités
que la pensée croit percevoir avec évidence. Un homme peut
bien être fou, les droits de la pensée ne sont plus en péril.
D'autre part, la folie est enfermée, internée. Ici, les motifs
économiques, politiques, moraux et religieux pèsent de tout
leur poids : dans ce « grand renfermement » qui traverse le
xviie siècle, les pauvres, les oisifs, les mendiants, les
vagabonds, auxquels vont venir s'adjoindre les débauchés, les
vénériens, les libertins, les homosexuels vont se retrouver
avec les insensés derrière les murs de l'hôpital général.
« C'est peut-être là, écrit Foucault, que va se nouer pour des
siècles cette parenté de la déraison et de la culpabilité que
l'aliéné éprouve de nos jours comme un destin, et que le
médecin découvre comme une vérité de nature28. » On est en
quelque sorte passé de la folie à la déraison, de l'époque où la
folie avait sa spécificité, à l'époque où elle se fond dans le
groupe des internés, de ceux qu'il faut « corriger ». Car c'est
la punition et le châtiment que cet internement organise
plutôt que la médicalisation pour ceux qui sont envoyés là,
tous ensemble.
Mais en définissant ainsi le visage de ce qui doit être
réprouvé, et en le bannissant radicalement de la société, le
« grand renfermement » n'a pas seulement joué un rôle
négatif. Il a aussi joué un « rôle positif d'organisation ». Ses
pratiques et ses règles ont « constitué un domaine
d'expérience », en rapprochant « dans un champ unitaire des
personnages et des valeurs entre lesquels les cultures
précédentes n'avaient perçu aucune ressemblance ; il les a
imperceptiblement décalés vers la folie, préparant une
expérience - la nôtre - où ils se signaleront comme intégrés
déjà au domaine d'appartenance de l'aliénation mentale29 ».
D'autre part, la déraison est « localisée » et « cernée » dans
sa présence concrète. Elle peut donc devenir désormais
« objet de perception ». Et c'est sans doute ici un moment
crucial dans le livre de Foucault : « Sur quel horizon a-t-elle
été perçue ? Sur celui d'une réalité sociale, c'est évident. À
partir du xviie siècle, la déraison n'est plus la grande hantise
du monde ; elle cesse d'être aussi la dimension naturelle des
aventures de la raison. Elle prend l'allure d'un fait humain,
d'une variété spontanée dans le champ des espèces sociales.
Ce qui était jadis inévitable péril des choses et du langage de
l'homme, de sa raison et de sa terre, prend maintenant figure
de personnage. De personnages plutôt. Les hommes de
déraison sont des types que la société reconnaît et isole : il y a
le débauché, le dissipateur, l'homosexuel, le magicien, le
suicidé, le libertin. La déraison commence à se mesurer selon
un certain écart par rapport à la norme sociale [...]. Voilà
donc le point essentiel : que la folie ait été brusquement
investie dans un monde social, où elle trouve maintenant son
lieu privilégié et quasi exclusif d'apparition ; qu'on lui ait
attribué presque d'un jour à l'autre (en moins de cinquante
ans dans toute l'Europe) un domaine limité où chacun peut la
reconnaître et la dénoncer - elle qu'on avait vu rôder à tous
les confins, habiter subrepticement les lieux les plus
familiers ; qu'on puisse dès lors, et dans chacun des
personnages où elle s'incarne, l'exorciser d'un coup, par
mesure d'ordre et précaution de police. » Et Foucault pose à
ce moment la question : « N'est-il pas important pour notre
culture que la déraison n'ait pu y devenir objet de
connaissance que dans la mesure où elle a été au préalable
objet d'excommunication ? »30
Mais à l'intérieur de cette constellation qui forme la
déraison, la figure de la folie va peu à peu reconquérir une
place particulière. Parce qu'on a fini par s'interroger sur la
valeur même de l'internement d'un point de vue économique
et qu'on est parvenu à la conclusion qu'il était de meilleure
politique de rendre au marché du travail tous ceux qui en
étaient capables. Comment traiter la pauvreté par
l'incarcération ? Dans ce mouvement, la folie va se trouver de
nouveau séparée des autres formes qui cohabitaient avec elle
dans l'ensemble de la Déraison. Et elle va rester seule à
occuper ces lieux d'enfermement qu'elle partageait avec elles.
Les insensés se retrouvent seuls, avec les médecins qui
s'occupent d'eux. C'est la naissance de l'asile, la
médicalisation de l'internement et les conditions données
pour la constitution de la folie en « maladie mentale ». Les
aliénés vont être débarrassés de leurs chaînes, mais il faut se
garder d'accepter naïvement la mythologie positiviste qui
chante les vertus de cette libération et s'en attribue les
honneurs : « L'asile de l'âge positiviste, tel qu'on fait gloire à
Pinel de l'avoir fondé, n'est pas un libre domaine
d'observation, de diagnostic et de thérapeutique ; c'est un
espace judiciaire où on est accusé, jugé et condamné, et dont
on ne se libère que par la version de ce procès dans la
profondeur psychologique, c'est-à-dire par le repentir. La
folie sera punie à l'asile, même si elle est innocentée au-
dehors. Elle est pour longtemps, et jusqu'à nos jours au
moins, emprisonnée dans un monde moral. » Et Foucault
ajoute : « On croit que Tuke et Pinel ont ouvert l'asile à la
connaissance médicale. Ils n'ont pas introduit une science,
mais un personnage dont les pouvoirs n'empruntaient à ce
savoir que leur déguisement, ou tout au plus, leur
justification [...]. Si le personnage médical peut cerner la folie,
ce n'est pas qu'il la connaisse, c'est qu'il la maîtrise ; et ce qui
pour le positivisme fera figure d'objectivité n'est que l'autre
versant, la retombée de cette domination31. »
Pourtant, la science médicale a beau chanter ses victoires,
elle n'a pas gagné la partie pour autant. Car pour Foucault,
l'asile construit par Pinel n'aura pas servi à protéger le
monde moderne de la folie. Si la folie n'est plus posée comme
la nuit face à la lumière du jour, mais comme une réalité
observable dont l'homme normal dit la vérité, il faut
admettre en retour que cette vérité, elle-même, est enchaînée
à la folie : « L'homme, de nos jours, n'a de vérité que dans
l'énigme du fou qu'il est et n'est pas ; chaque fou porte et ne
porte pas en lui cette vérité de l'homme qu'il met à nu dans la
retombée de son humanité. » Bref : « L'homme et le fou sont
liés dans le monde moderne [...] par ce lien impalpable d'une
vérité réciproque et incompatible. » Et puis surtout, il faut
entendre, au moment où la déraison semble vouée à la
disparition, ceux qui reprennent son flambeau. Flambeau de
ténèbres, et de nuit, de négation infinie. Voici Goya et « cette
folie si étrangère à l'expérience qui lui est contemporaine » :
« Ne transmet-elle pas, pour ceux qui sont capables de
l'accueillir - Nietzsche et Artaud - ces paroles, à peine
audibles, de la déraison classique, où il était question du
néant et de la nuit, mais en les amplifiant jusqu'au cri et à la
fureur ? mais en leur donnant, pour la première fois, une
expression, un droit de cité, et une prise sur la culture
occidentale, à partir de laquelle deviennent possible toutes
les contestations, et la contestation totale ? en leur rendant
leur primitive sauvagerie ? » Voici Sade, chez qui, comme
chez Goya, « la déraison continue à veiller dans sa nuit ». Mais
« par cette veille, elle noue avec de jeunes pouvoirs ». À
travers Goya et Sade, « le monde occidental a recueilli la
possibilité de dépasser dans la violence sa raison, et de
retrouver l'expérience tragique par-delà les promesses de la
dialectique ».
Le livre de Foucault s'achève sur cette proclamation :
« Ruse et nouveau triomphe de la folie : ce monde qui croit la
mesurer, la justifier par la psychologie, c'est devant elle qu'il
doit se justifier ; puisque dans son effort et ses débats, il se
mesure à la démesure d'œuvres comme celles de Nietzsche,
de Van Gogh, d'Artaud. Et rien en lui, surtout pas ce qu'il peut
connaître de la folie, ne l'assure que ces œuvres de folie le
justifient32. »
DEUXIEME PARTIE

L'ORDRE DES CHOSES


1
Le talent d'un poète

« Entrepris au cours de la nuit suédoise » et achevé « au


grand soleil têtu de la liberté polonaise1 », Folie et déraison est
devenu un énorme manuscrit de près de mille pages. Neuf
cent quarante-trois exactement, précise Georges Canguilhem,
auxquelles il faut ajouter les annexes et la bibliographie. La
préface, rédigée après le texte lui-même, est ainsi datée :
« Hambourg, 5 février 1960. » À cette époque l'obtention du
doctorat d'État exige la présentation de deux thèses et
l'ouvrage doit constituer la thèse principale. La traduction de
V Anthropologie de Kant, annotée et précédée d'une longue
introduction de cent vingt-huit feuillets dactylographiés,
servira de thèse complémentaire.
Avant même de se réinstaller en France, Foucault a cherché
un « patron » qui veuille bien jouer le rôle du « directeur de
recherches », en l'occurrence être simplement le
« rapporteur » pour la soutenance, puisqu'il n'y a plus rien à
diriger : les deux travaux sont déjà terminés. Lors d'un bref
voyage à Paris, il rend visite à Jean Hyppolite et lui demande
de le parrainer. Hyppolite, à ce moment-là directeur de
l'École normale supérieure, accepte pour la thèse
complémentaire : il connaît bien la pensée allemande et
l'histoire de la philosophie, c'est son domaine. Mais pour la
thèse principale, qu'il lit « avec admiration2 », il préfère
envoyer son ancien élève à Georges Canguilhem. Celui-ci
enseigne depuis quelques années l'histoire des sciences à la
Sorbonne et Hyppolite considère qu'il est mieux placé que lui
pour prendre sous son autorité universitaire cette vaste
fresque sur la folie à travers les âges qui n'a guère l'allure
d'une thèse classique de philosophie. Canguilhem devrait s'y
intéresser : n'a-t-il pas soutenu une thèse de médecine sur Le
Normal et le pathologique ? Michel Foucault va donc retrouver
l'homme qui a déjà officié lors des deux premiers rites de
passage qui ont marqué ses débuts dans la carrière
universitaire : le concours d'entrée à l'École normale
supérieure et l'oral de l'agrégation. La rencontre a lieu dans
le vestibule d'un amphithéâtre de la vieille Sorbonne où
Canguilhem est sur le point de donner son cours. Foucault lui
expose à grands traits ce qu'il a voulu faire : montrer
comment s'est instauré le partage qui a mis hors jeu la folie à
l'avènement du rationalisme classique, et comment c'est à
partir de cette césure que le savoir psychiatrique a inventé,
façonné, découpé son objet, la maladie mentale. Canguilhem
l'écoute et commente d'une seule phrase laconique, de cette
voix bourrue qu'il affectionne : « Si c'était vrai, ça se
saurait. » Mais il lit l'ouvrage et il ressent « un véritable
choc ». Il est convaincu qu'il a sous les yeux un travail de tout
premier plan et il accepte sans hésiter d'en être le
rapporteur. Il suggère simplement à Foucault de modifier ou
d'atténuer quelques formules qu'il juge trop péremptoires.
Mais Foucault semble très attaché à la forme littéraire qu'il a
donnée à son livre et préfère n'y rien changer. La thèse sera
soutenue et l'ouvrage paraîtra sous cette forme initiale que
Canguilhem vient de lire.
Il faut peut-être s'arrêter un instant sur le personnage qui
va de nouveau interroger et juger Foucault, lors de l'ultime
obstacle de ce parcours institutionnel qui conduit au rang de
« professeur d'université ». Foucault avait conçu quelque
acrimonie à l'égard du « Cang », comme on l'appelait à l'École
normale, après leurs deux premières rencontres, mais il finira
tout de même par lire ses travaux et en faire son profit.
Comment aurait-il pu les ignorer totalement, alors
qu'Althusser ne manquait pas une occasion d'attirer
l'attention de ses élèves sur ce héraut de la philosophie des
sciences, à une époque où triomphaient les existentialistes ?
Foucault a donc surmonté son agacement personnel et il a lu
Le Normal et le pathologique, ou les articles que Canguilhem fait
paraître de temps à autre dans des revues spécialisées. Car
Canguilhem est avant tout un professeur et, comme le dit
Desanti, « un organisateur de la tribu philosophique ». Il ne
publie guère : pas de gros volumes, mais des contributions
délimitées ; il construit par petites touches ce qui ne
composera qu'après coup des volumes qui vont devenir assez
célèbres dans les milieux professionnels : La Connaissance de la
vie, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Idéologie et
rationalité dans les sciences de la vie... Michel Foucault citera
Canguilhem comme un de ses maîtres, dans la préface à Folie
et déraison, et il réitérera cet hommage dans sa leçon
inaugurale au Collège de France, en décembre 1970. Mais au
fond, l'influence de Canguilhem sur lui s'est sans doute
exercée principalement entre ces deux textes et ces deux
moments, et donc plutôt sur Naissance de la clinique que sur
Folie et déraison. Foucault semble le dire dans une lettre
adressée à Canguilhem en juin 1965 : « Quand j'ai commencé à
travailler, il y a dix ans, je ne vous connaissais pas - pas vos
livres. Mais ce que j'ai fait depuis, je ne l'aurais pas fait,
certainement, si je ne vous avais pas lu. [Mon travail] porte,
en creux, votre marque. Je ne sais pas très bien vous dire
comment, ni en quels lieux précis, ni en quels points de
“méthode” ; mais vous devez vous rendre compte que même
et surtout mes “contre-positions” - sur le vitalisme par
exemple - ne sont possibles qu'à partir de ce que vous avez
fait, de cette couche d'analyse que vous avez introduite, de
cette “éidétique épistémologique” que vous avez inventée.
Réellement, la Clinique et la suite viennent de là et peut-être
s'y logent entièrement. Il faudra qu'un jour j'arrive à saisir au
juste ce rapport. »
Pour « saisir au juste ce rapport » et peut-être comprendre
l'influence de ce professeur discret sur toute une génération
de philosophes, il faut se reporter à la longue préface que
Foucault a rédigée pour l'édition américaine du Normal et le
pathologique, en 1977. Dans ce texte, il insiste sur le rôle de
Canguilhem dans les débats qui ont traversé la pensée
française dans les années soixante et soixante-dix : « Cet
homme dont l'œuvre est austère, écrit-il, volontairement bien
délimitée et soigneusement vouée à un domaine particulier
dans une histoire des sciences qui, de toute façon, ne passe
pas pour une discipline à grand spectacle, s'est trouvé d'une
certaine manière présent dans les débats où lui-même a bien
pris garde de jamais figurer3. » Il y figurera pourtant, une
fois, au moins : lorsqu'il commentera Les Mots et les choses,
dans un article très vigoureux et très remarqué4. « Parce que
j'étais agacé par les critiques des sartriens contre Foucault »,
affirme Canguilhem. Après la mort de Foucault, il rendra
également hommage à son ami disparu, dans un magnifique
article qui restitue la cohérence de la pensée foucaldienne,
depuis l'Histoire de la folie jusqu'aux derniers volumes de
VHistoire de la sexualité5. En janvier 1988, il présidera encore le
colloque qui se tiendra à Paris et rassemblera des chercheurs
du monde entier sur le thème « Foucault philosophe ».
Georges Canguilhem est né en 1904 à Castelnaudary, dans
le sud-ouest de la France. Il a fait partie de la fameuse
promotion de 1924 à l'École normale supérieure, avec Aron,
Sartre et Nizan. Après avoir passé l'agrégation de philosophie,
il s'est lancé dans des études médicales et il a soutenu sa
thèse en 1943. C'est-à-dire en pleine guerre et dans la France
occupée. L'université de Strasbourg, où il enseigne, est à ce
moment-là repliée sur Clermont-Ferrand. Canguilhem y
assure normalement son enseignement, tout en participant
activement aux réseaux de la Résistance. Après la Libération,
il reprend ses cours à Strasbourg, avant de devenir inspecteur
général de l'Éducation nationale. Pendant cette période, il va
s'attirer la profonde hostilité des professeurs de
l'enseignement secondaire dont il a la charge d'évaluer les
compétences pédagogiques. Ses colères, ses manières brutales
le font craindre, voire détester. Combien d'histoires peu
amènes circulent encore aujourd'hui sur ses comportements
et ses propos dans l'exercice de cette fonction
d'« inspecteur » dont la simple dénomination attire déjà la
méfiance. Mais, en 1955, il est nommé à la Sorbonne, où il
succède à Gaston Bachelard, et c'est très certainement à
partir de cette date que son influence va s'imprimer
profondément dans le paysage philosophique français : une
influence souterraine, presque invisible ; une influence qui
restera dans l'ombre jusqu'à ce que Foucault justement la
dévoile au grand jour. Car Canguilhem a réfléchi, sa vie
durant, aux problèmes de la pratique scientifique, dans la
voie tracée par Bachelard, mais en se concentrant, pour sa
part, sur les sciences de la vie, laissant de côté la physique. Il
s'est intéressé surtout aux rapports entre l'idéologie et la
rationalité, aux processus de la découverte, au rôle de l'erreur
dans la recherche de la « vérité », notion qu'il interroge
également... Et ce faisant, comme le montre bien Foucault
dans son texte de 1977, il s'est inscrit dans cette lignée de
philosophes du concept, incarnée par Bachelard, Cavaillès,
Koyré, qui s'oppose fondamentalement et comme depuis la
nuit des temps à la lignée adverse de la philosophie de
l'expérience et du sens, incarnée par Sartre et Merleau-Ponty,
les existentialistes et les phénoménologues.
Canguilhem a donc servi de point de ralliement et son nom
est devenu comme un slogan, un mot d'ordre militant, pour
tous ceux qui cherchaient à sortir des sentiers battus de la
philosophie du sujet, alors prédominante, c'est-à-dire pour
tous ceux qui, des années cinquante aux années quatre-vingt,
ont essayé de rénover le discours théorique de la philosophie,
de la sociologie ou de la psychanalyse... Canguilhem, si l'on
ose dire, fut en quelque sorte un précurseur du
structuralisme ou, plus exactement, il a acclimaté de
nombreux jeunes chercheurs au structuralisme qui était en
train de s'imposer dans le champ des sciences humaines, en
leur exposant ce qu'on pourrait appeler une histoire
structurale des sciences.

*
Pour qu'une thèse puisse être soutenue, il faut, à cette
époque, qu'elle soit imprimée. Et le doyen de la faculté
appelée à décerner le titre de docteur doit en accorder
l'autorisation. Canguilhem se charge donc de rédiger le
« rapport en vue de l'obtention du permis d'imprimer comme
thèse principale au doctorat ès lettres ». Le 19 avril 1960, il
écrit plusieurs feuillets dactylographiés, d'une frappe très
serrée, pour résumer l'ouvrage sur lequel il porte une
appréciation fort élogieuse. Qu'on en juge par cet extrait du
long texte qu'il a conservé dans ses archives personnelles :
« On voit quel peut être l'intérêt de ce travail. Comme
M. Foucault n'a jamais perdu de vue la variété des usages que
la folie, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, offre à
l'homme moderne, dans les miroirs des arts plastiques, de la
littérature et de la philosophie ; comme il a tantôt démêlé,
tantôt emmêlé une multiplicité de fils conducteurs, sa thèse
se présente comme un travail simultané d'analyse et de
synthèse dont la rigueur ne rend pas toujours la lecture aisée,
mais qui récompense toujours l'effort d'intelligence. »
Canguilhem ajoute : « Quant à la documentation, M. Foucault
a d'une part relu et revu, mais d'autre part lu et exploité pour
la première fois, une quantité considérable de pièces
d'archives. Un historien professionnel ne manquera pas
d'être sympathique à l'effort fait par un jeune philosophe
pour accéder aux documents de première main. Par contre,
aucun philosophe ne pourra reprocher à M. Foucault d'avoir
aliéné l'autonomie du jugement philosophique dans la
soumission aux sources de l'information historique. Dans la
mise en œuvre de sa documentation considérable, la pensée
de M. Foucault a conservé de bout en bout une vigueur
dialectique qui lui vient en partie de sa sympathie pour la
vision hégélienne de l'histoire et de sa familiarité avec la
Phénoménologie de l'esprit. L'originalité de ce travail consiste
essentiellement dans la reprise, au niveau supérieur de la
réflexion philosophique, d'une matière jusqu'à présent
abandonnée par les philosophes et par les historiens de la
psychologie, à la seule discrétion de ceux des psychiatres
qu'intéressaient, le plus souvent pour des questions de mode
ou de convention, l'histoire ou la préhistoire de leur
spécialité. » Et Georges Canguilhem termine son exposé par
une formulation qui répond aux réquisits officiels : « Je crois
donc pouvoir conclure, dans la conviction où je suis de
l'importance des recherches de M. Foucault, que son travail
mérite de venir à soutenance devant un jury de la faculté des
lettres et sciences humaines et je propose à M. le doyen, pour
ce qui me concerne, d'en autoriser l'impression6. » (Voir
annexe 1.)
L'autorisation est accordée, cela va sans dire. Mais il faut
encore trouver un éditeur. Michel Foucault a fixé son choix
depuis fort longtemps : il rêve d'être publié chez Gallimard,
où sont publiés les grands noms de la génération précédente :
Sartre et Merleau-Ponty, notamment. Il propose donc son
manuscrit à Brice Parain, qui siège au comité de lecture de la
rue Sébastien-Bottin. Brice Parain est un ami de Georges
Dumézil. Les deux hommes se sont connus rue d'Ulm, après la
Première Guerre mondiale, lorsque toutes les promotions se
sont retrouvées confondues dans l'École, une fois la paix
revenue et les soldats démobilisés. Entre 1941 et 1949, Parain
a édité plusieurs ouvrages de Dumézil. Mais les collections
qu'il avait lancées ont tourné court, pour cause de vente
insuffisante7. Est-ce au souvenir de cet échec que Brice Parain
est devenu méfiant à l'égard de tout ce qui ressemble à un
travail universitaire ? Toujours est-il qu'il a refusé au début
des années cinquante le recueil d'articles que voulait publier
un ethnologue, alors auteur d'un seul livre sur les Structures
élémentaires de la parenté. Claude Lévi-Strauss, car c'est bien de
lui qu'il s'agit, a dû attendre plusieurs années avant de
pouvoir faire paraître ce recueil, chez Plon, sous un titre
appelé à faire fortune : Anthropologie structurale8. De la même
manière et malgré la protection bienveillante de Dumézil, qui
ne cesse d'accompagner Foucault dans toutes les démarches
de sa carrière, Brice Parain va refuser le livre que le jeune
philosophe lui propose. « Nous ne publions pas de thèses »,
explique-t-il en substance à l'auteur qui en est fort dépité, et
qui, pendant des années, racontera souvent l'histoire à ses
amis en ces termes : « Ils ne voulaient pas de mon livre parce
qu'il y avait des notes en bas de pages. » Pourtant, ce détour
par les éditions Gallimard n'aura pas été inutile. Car un autre
lecteur de la maison a été consulté : Roger Caillois. Il a lui
aussi des liens avec Dumézil. Il a été son élève à la cinquième
section de l'École pratique des hautes études. Caillois fait
partie du jury du « Prix des critiques » et il décide de faire lire
cet imposant manuscrit à un autre membre du jury. Il
aimerait avoir son avis : un tel ouvrage a-t-il une chance
d'être couronné ? Maurice Blanchot n'a pas le temps de lire
tout le livre. Mais il en lit suffisamment pour en mesurer la
portée. Il dit son enthousiasme à Caillois. Il le redira
publiquement, lorsque le volume paraîtra, l'année suivante.
L'avis favorable de Blanchot ne suffira pas pour qu'il
obtienne le « Prix des critiques ». Celui de Caillois n'a pas suffi
pour que le livre soit accepté chez Gallimard. Qu'à cela ne
tienne. Foucault va trouver une solution. Jean Delay lui a déjà
proposé d'accueillir son livre dans une collection qu'il dirige
aux Presses universitaires de France. Mais Foucault aimerait
justement que son livre échappe au ghetto des thèses. Il a été
impressionné par la réussite de Claude Lévi-Strauss, et il le
confiera volontiers par la suite : il admirait la manière dont ce
dernier avait su faire voler en éclats la frontière qui séparait
le public spécialisé des travaux universitaires et le large
public cultivé. Or, après le refus de Gallimard, Lévi-Strauss
avait trouvé refuge chez Plon, où il avait publié Tristes
Tropiques en 1955 puis Anthropologie structurale en 1958.
Il se trouve que Michel Foucault connaît bien Jacques
Bellefroid, conseiller littéraire à la Librairie Plon. Il l'a
rencontré à Lille. Bellefroid était alors lycéen et très lié à
Jean-Paul Aron. Depuis cette époque, Bellefroid s'est installé à
Paris, où il a commencé une carrière éditoriale et littéraire. Il
suggère à Foucault de déposer son manuscrit chez l'éditeur
qui a fait connaître le travail de Lévi-Strauss. Foucault a lui-
même raconté cet épisode plus de vingt ans après : « Sur les
conseils d'un ami, j'ai apporté mon manuscrit chez Plon. Pas
de réponse. Au bout de quelques mois, je suis allé le
rechercher. On m'a fait comprendre que pour me le rendre, il
allait d'abord falloir le retrouver. Et puis, un jour, on l'a
retrouvé dans un tiroir, et on s'est même aperçu que c'était
un livre d'histoire. On l'a fait lire à Ariès. C'est ainsi que j'ai
fait sa connaissance9. »
Philippe Ariès dirige en effet une collection intitulée
« Civilisation d'hier et d'aujourd'hui ». La Librairie Plon avait
voulu se rénover et promouvoir des collections de prestige :
Éric de Dampierre s'occupe donc de la sociologie et publie
notamment des traductions de Max Weber. Jean Malaurie a
lancé la collection « Terre humaine » dont Tristes Tropiques a
été l'un des tout premiers titres. Ariès, de son côté, s'attache
aux domaines historiques. Dans sa collection ont déjà paru
Classes laborieuses, classes dangereuses de Louis Chevalier, et un
livre dont il est lui-même l'auteur sur L'Enfant et la famille sous
1'Ancien Régime. Et puis un beau jour, écrit-il dans son livre de
souvenirs, « un gros manuscrit m'est arrivé : une thèse de
philosophie sur les relations entre la folie et la déraison à
l'époque classique, d'un auteur inconnu de moi. À le lire, j'ai
été ébloui. Mais il m'a fallu la croix et la bannière pour
l'imposer10. » Car le vent d'ouverture qui a soufflé chez Plon
n'a pas duré très longtemps et les nouveaux patrons qui ont
repris la maison d'édition voient d'un mauvais œil ces
collections certes prestigieuses mais évidemment fort peu
rentables. Poussé par Bellefroid (dont le rôle ne doit pas être
sous-estimé, car l'histoire de la publication de Folie et déraison
a été quelque peu enjolivée ou plutôt mythologisée par ses
protagonistes au point d'en faire disparaître un de ses acteurs
essentiels !), Ariès se bagarre. Et il obtient gain de cause. Folie
et déraison sera donc publié sous le label de la Librairie Plon.
Foucault gardera à tout jamais une immense
reconnaissance à cet homme que tout semblait disposer à lui
être hostile. Car la rencontre de ces deux personnages n'est
pas banale. Ils sont comme la nuit et le jour, le diable et le bon
Dieu. Ariès est catholique, intégriste, il a longtemps été
monarchiste, et affiche toujours des idées de droite, pour ne
pas dire d'extrême droite. Il est difficile d'imaginer quelqu'un
de plus traditionaliste. Et pourtant ! Cet historien sans chaire,
cet homme marginal, tenu à l'écart des institutions
universitaires et qui se définit lui-même comme un
« historien du dimanche », était peut-être justement le plus
apte, en dépit des apparences, à reconnaître la force
d'innovation qui parcourt l'ouvrage inclassable, rétif aux
catégorisations universitaires qu'on vient de lui soumettre.
À la mort d'Ariès, Michel Foucault écrira : « Philippe Ariès
était un homme qu'il aurait été difficile de ne pas aimer : il
tenait à aller à la messe de sa paroisse, mais en prenant soin
de mettre des boules Quiès, pour n'avoir pas à affronter les
turlupinades liturgiques de Vatican II... » Et il ajoutait,
parlant des livres de l'historien : « Tour à tour, il étudia les
faits démographiques, non pas comme l'arrière-plan
biologique d'une société, mais comme une manière de se
conduire vis-à-vis de soi-même, de sa descendance, de
l'avenir ; puis l'enfance qui était pour lui une figure de la vie
que découpent, valorisent et façonnent l'attitude et la
sensibilité du monde adulte ; la mort enfin, échéance
universelle que les hommes ritualisent, mettent en scène,
exaltent et parfois, comme aujourd'hui, neutralisent et
annulent. “Histoire des mentalités” - il a lui-même employé
le mot. Mais il suffit de lire ses livres : il a fait plutôt une
“histoire des pratiques”, de celles qui ont la forme
d'habitudes humbles et obstinées, comme de celles qui
peuvent créer un art somptueux ; et il a cherché à déceler
l'attitude, la manière de faire ou d'être, d'agir et de sentir qui
pouvait être à la racine des unes et des autres. Attentif au
geste muet qui se perpétue pendant des millénaires comme à
l'œuvre singulière qui dort dans un musée, il a fondé le
principe d'une « stylistique de l'existence » - je veux dire
d'une étude des formes par lesquelles l'homme se manifeste,
s'invente, s'oublie ou se nie dans sa fatalité d'être vivant et
morteln. »
Ce texte écrit en février 1984 traduit évidemment le
sentiment de Foucault dans un lexique particulier : celui du
travail qu'il est en train de terminer à ce moment-là sur ce
qu'il appellera, dans la préface à L'Usage des plaisirs, qui
paraîtra quatre mois plus tard, au moment de sa propre mort,
« les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles
l'individu se constitue et se reconnaît comme sujet ». Mais on
y décèle très bien les motifs qui ont présidé à la relation
durable et au premier abord insolite entre les deux hommes.
On y voit surtout quelle admiration vraie, sincère, fidèle,
Foucault avait pour Ariès, et à quel point il était attaché à dire
et redire la « dette personnelle » dont il lui était
« redevable »12.

*
Samedi 20 mai 1961 : « Pour parler de la folie, il faudrait
avoir le talent d'un poète », conclut Michel Foucault après
avoir ébloui son jury et l'auditoire par la présentation
éclatante de son travail. « Mais vous l'avez, monsieur ! » lui
répond Georges Canguilhem. Il s'est passé un peu plus d'un an
entre le moment où les deux hommes se sont retrouvés pour
parler de cette soutenance dans le vestibule d'un
amphithéâtre de la Sorbonne et cette après-midi de
printemps au cours de laquelle l'impétrant expose, comme le
veut le rituel, les grandes lignes de sa recherche aux membres
de son jury, avant que ceux-ci ne le soumettent au jeu d'une
interrogation serrée. La séance a commencé à treize heures
trente, dans la salle Louis-Liard : un lieu réservé aux thèses
importantes, et dont l'aspect solennel impressionne, avec son
estrade surélevée et la longue chaire de bois qui la surmonte
tout du long, ses boiseries ancestrales, ses rangées de bancs
installées en surplomb de chaque côté, comme le balcon d'un
théâtre à l'italienne, son éclairage terne et feutré - il fait
presque sombre... L'affluence est considérable. Oh, certes, ce
n'est pas encore la foule qui se pressera dix ans plus tard pour
la leçon inaugurale au Collège de France. Mais tout de même,
la salle est pleine, ce qui fait presque une centaine de
personnes, et chacun est venu là en sachant qu'il allait
assister à un petit événement.
C'est Henri Gouhier qui préside le jury. Il est historien de la
philosophie, professeur à la Sorbonne depuis 1948 et il a été
désigné comme « président » parce qu'il est, parmi les
membres du jury, « le titulaire le plus ancien dans le grade le
plus élevé ». C'est la règle. Gouhier est un homme affable,
ouvert, un érudit à la compétence polyphonique et toujours
minutieuse. Il est réputé pour ses travaux sur Descartes,
Malebranche et Maine de Biran, mais aussi pour ses volumes
sur Auguste Comte et la naissance du positivisme. Il est connu
également pour sa passion du théâtre. En 1952, il a publié un
essai sur Le Théâtre et l'existence et un autre, en 1958, sur
L'Œuvre théâtrale. D'ailleurs, il assure à cette époque une
chronique dramatique dans la revue La Table Ronde. Autour de
lui sont réunis Georges Canguilhem, bien sûr, et Daniel
Lagache, avec qui Foucault a étudié la psychologie et qui
occupe désormais la chaire de psychopathologie de la
Sorbonne. Canguilhem et Lagache sont de vieux complices. Ils
se sont connus rue d'Ulm, et non seulement ils enseignent
tous les deux à la Sorbonne mais ils ont enseigné ensemble
pendant la guerre. Lagache a été mobilisé comme médecin
légiste en 1939. Fait prisonnier, il s'est évadé et a rejoint
l'université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Il a
retrouvé dans cette ville Georges Canguilhem qui venait
assister à ses cours et à ses présentations de malades. Lorsque
Canguilhem publie sa thèse de médecine, Lagache en donne
un compte rendu dans le Bulletin de la Faculté des lettres de
Strasbourg, un article repris dans la Revue de métaphysique et de
morale quelques mois plus tard13. En 1946, il a soutenu sa
thèse d'État sur La Jalousie amoureuse, et il a donc été nommé à
la Sorbonne, l'année suivante, nous l'avons vu. En 1953, il a
été l'un des fondateurs de la Société française de
psychanalyse avec Jacques Lacan, malgré les divergences qui,
déjà, opposent les deux hommes. En 1958, il publie un
ouvrage sur La Psychanalyse et la structure de la personnalité et
met en chantier un vaste projet de « Vocabulaire de la
psychanalyse » pour lequel il fait appel à deux jeunes
collaborateurs : Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis.
Gouhier, Canguilhem, Lagache. On l'aura compris : la joute
ne va pas être de tout repos pour le candidat qui doit
affronter ce trio d'éminents spécialistes. Surtout si l'on
considère que la soutenance procède autant du rite
initiatique, avec ses épreuves obligées et ses pièges
nécessaires, que du débat intellectuel.
Mais le public devra patienter avant de se délecter des
allocutions et des échanges sur Folie et déraison. Foucault doit
d'abord répondre sur sa traduction de V Anthropologie de Kant
et sur la longue introduction qu'il a rédigée pour la présenter,
car une soutenance doit commencer par la « petite thèse ». Et
là, il a devant lui Jean Hyppolite et Maurice de Gandillac,
professeur à la Sorbonne, grand connaisseur du Moyen Âge et
de la Renaissance et traducteur de nombreux textes
allemands. L'Introduction s'intitule « Genèse et structure de
l'Anthropologie de Kant ». Foucault y explique que, pour
comprendre ce texte de Kant, écrit, remanié, transformé
pendant près de vingt-cinq ans, il est nécessaire de croiser
l'analyse structurale et l'analyse génétique. Comment cette
œuvre terminale s'est-elle élaborée, de quels sédiments
successifs s'est-elle nourrie : analyse génétique. Quel est le
statut de cette œuvre dans l'agencement global et interne du
système kantien, quel est le rapport de cette Anthropologie au
mouvement « critique » déployé par Kant : analyse
structurale. Foucault utilise abondamment un vocabulaire qui
deviendra célèbre. Il parle de faire 1'« archéologie du texte
kantien », il s'interroge sur les « couches » de sa « géologie
profonde », etc. Dans sa présentation devant les membres du
jury, selon les notes prises par Henri Gouhier tout au long de
ce long après-midi, Foucault parle avec « beaucoup d'aisance,
de clarté », et son exposé est « très animé ». Il commence en
indiquant qu'il voulait « savoir ce qu'est l'anthropologie, en
partant de l'anthropologie allemande de la fin du xixe et de la
phénoménologie ». D'où « l'idée d'interroger l'anthropologie
des Allemands de la fin du xvme et du début du xixe », en la
confrontant aux « “Traités de l'homme” des Français ». Son
Introduction doit donc se lire comme « une étude non sur
VAnthropologie de Kant mais sur la possibilité d'une
anthropologie dans la philosophie critique ». La thèse, c'est
donc son Introduction et non sa traduction. Il conclut en
citant René Char, on n'en sera pas surpris ! Jean Hyppolite
prend alors la parole et, après avoir remarqué qu'il y avait
« une multiplicité d'intentions dans cette thèse », il reproche
à sa traduction d'être « un peu rapide » - il conviendra de « la
réviser », dit-il -, et à son Introduction de « dépasser et de
solliciter le texte de Kant ». Il s'étonne du contraste entre le
ton du texte et celui de l'introduction. À la question posée par
Hyppolite, « Qu'est-ce qu'une anthropologie ? », Foucault
répond que « c'est l'analyse empirique de la finitude de
l'homme », et qu'il est « impossible d'y rester ». Gouhier note
(en résumant sans doute les réponses de Foucault) : « Son
maître est plus Nietzsche que Heidegger... La critique tombe
dans l'anthropologie et Nietzsche l'en tire. » Maurice de
Gandillac, de son côté, regrette que Foucault n'ait pas donné
l'édition critique que l'on attendait du texte de Kant, c'est-à-
dire qu'il n'ait pas présenté une « traduction publiable »
(celle proposée par Foucault lui semble « rapide, pas très
rigoureuse... rien de grave mais beaucoup de négligences »,
commente-t-il), accompagnée de notes explicatives. Et il
souligne, pour lui en faire grief - mais Foucault l'a reconnu
par avance - que l'introduction n'est pas une introduction au
texte de Kant, mais une étude sur le « problème général de
l'anthropologie ». On voit combien est grand le décalage
entre les attentes des membres du jury, qui auraient aimé se
trouver devant un travail classiquement universitaire et
semblent décontenancés par ce qu'ils ont sous les yeux et, de
l'autre, la démarche de Foucault, pour qui, en effet, le
commentaire du texte de Kant n'a pas beaucoup d'intérêt en
lui-même, mais n'est que le point de départ ou d'appui d'une
réflexion sur l'anthropologie et son dépassement. Quand
Gandillac qualifie de « sommaire » la critique par Foucault de
la phénoménologie, et se demande si « cela avait sa place
ici », on se demande comment il a pu ne pas voir que cette
critique de Husserl (et de Sartre et Merleau-Ponty) constituait
le cœur même du projet de Foucault. Au fond, les professeurs
ont peut-être raison : il ne s'agit pas d'une thèse, au sens
académique du terme, mais d'une pensée en train de
s'élaborer. D'où le hiatus entre ce qu'on pourrait désigner,
d'un côté, comme la « logique de la création » et, de l'autre,
comme les « règles de l'université »14.
Cette « petite thèse » ne sera jamais publiée (du moins du
vivant de Foucault). Seule la traduction du texte de Kant
paraîtra chez Vrin en 1963, bien que Foucault ait déclaré
d'entrée de jeu qu'elle n'était pas destinée à être publiée telle
quelle. Pour le reste, Foucault préférera laisser dormir les
cent trente pages dactylographiées de son introduction dans
les archives de la Sorbonne. Mais qu'on ne s'y trompe pas :
elles ne vont pas rester lettre morte. Les membres du jury ont
vu juste en soulignant que ce texte ressemblait à l'ébauche
d'un livre plus général et plus ambitieux sur l'anthropologie.
On verra par la suite quelle est, en effet, l'importance réelle
de cet essai et tout ce qui allait en sortir. Car on y trouve
assurément l'origine de bien des passages qui figureront plus
tard dans Les Mots et les choses15.
Mais, pour l'heure, ces pages ne sont que la « petite thèse »,
le hors-d'œuvre de la cérémonie. On peut désormais passer au
plat de résistance : la « grande thèse ».
Après quelques minutes d'entracte, le spectacle reprend. Le
président du jury donne la parole au candidat. La voix de
Foucault s'élève, tendue, nerveuse, elle se déroule en
séquences rythmées, saccadées ; les formules sont ciselées
comme des diamants : à l'origine de cette recherche,
explique-t-il (toujours selon les notes prises par Gouhier), il y
a d'abord eu l'idée d'un livre sur les fous plus que sur leurs
médecins. Mais comme il s'agissait d'une histoire sans dates
ni chronologie, c'était un livre impossible à faire. « D'où les
recherches alors entreprises dans les archives ». En effet,
dans la mesure où « la folie n'est pas un fait de nature » mais
un « fait de civilisation », dans la mesure où la folie, c'est
toujours, dans une société donnée, « une conduite autre »,
« un langage autre », il ne peut y avoir d'histoire de la
folie » sans une histoire de la culture qui la dit folie, qui la
persécute ». C'est pourquoi la méthode consistera à aborder
toujours « la folie dans son rapport à la non-folie, à ce qui la
tient captive ». D'où (le style télégraphique que je restitue ici
est évidemment lié au fait que Gouhier prenait des notes en
écoutant Foucault) : 1) « Inutilité des concepts de la
psychiatrie actuelle », puisque « la médecine n'intervient que
comme une des formes du rapport de la raison à la folie ».
2) « Problème de langage : recueillir des signes d'un perpétuel
débat de la raison avec la folie ; faire parler ce qui n'avait pas
encore de langage ». Foucault évoque ensuite l'expérience de
la folie et les rapports d'opposition, d'affrontement avec la
raison, de capture par celle-ci. Puis l'espace social et ses lieux
interdits. Il s'agit de se demander « ce qu'une culture risque
dans son débat avec la folie ». Il refuse donc une méthode
historique stricte, au profit d'une « méthode structurale qui
ne supprime pas l'histoire mais la fait apparaître en relief ».

Après cet exposé préliminaire, la discussion s'engage. On a


souvent évoqué depuis lors les objections soulevées par
Lagache, On a coutume aujourd'hui d'ironiser sur
l'incompréhension manifestée par le représentant de la
tradition française de la médecine psychiatrique confronté, à
l'aube des années soixante, au dynamiteur des certitudes du
savoir et de l'institution psychopathologiques. D'ailleurs,
Canguilhem, dans son pré-rapport, à bien des égards
prémonitoire, avait déjà souligné ce point : « La remise en
cause des origines du statut scientifique de la psychologie ne
sera pas la moindre des surprises provoquées par cette
étude. » Et en effet Lagache a soulevé beaucoup d'objections
et manifesté bien des réticences. Mais il faut aussi rappeler
qu'il est resté d'un bout à l'autre d'une extrême prudence, si
l'on en croit les notes prises par Henri Gouhier pendant la
discussion. Ses critiques ont porté surtout sur des points de
détail, ses remarques n'ont jamais été agressives et, au fond, il
faut bien reconnaître qu'il n'a pas vraiment contesté et
encore moins condamné le projet de Foucault. Ses
interventions se sont finalement bornées à mettre en cause
les défaillances de l'information proprement médicale,
psychiatrique ou psychanalytique du livre, à souligner aussi
que l'auteur n'a pu « se détacher totalement », comme il le
prétendait, des « concepts contemporains ». Mais il ne semble
pas avoir ouvertement dénoncé la vision globale de Foucault,
qui devait pourtant lui être assez largement étrangère
(encore qu'il se soit intéressé très tôt et de très près aux
travaux des auteurs qui ont beaucoup compté pour Foucault
au cours des années précédentes : Minkowski, Binswanger,
Jaspers.,.), À la fin de son intervention, il demande à Foucault
s'il a voulu restituer à la folie sa dignité, sa liberté, et Foucault
lui a répondu qu'il s'était agi en effet pour lui de « restituer sa
dignité à l'expérience de la folie ».
Georges Canguilhem loue « l'érudition » du candidat, son
« originalité, son talent littéraire, sa puissance dialectique
(qui devient parfois rhétorique) », avant de lui poser la
question : « Est-ce une histoire ou une dialectique des
structures ? Vous avez voulu que ce soit la même chose, mais
tantôt ce sont plutôt des infrastructures (économiques)
tantôt des superstructures (idéologiques). » Et Foucault de
répondre qu'il « n'y a rien de causal » et donc « peu
importent les niveaux » : « il n'y a aucun privilège causal ici
ou là ». Canguilhem objecte alors (et l'on remarquera qu'il
énonce ici, avec quelques années d'avance, l'objection qui
sera avancée, et notamment par Sartre, contre Les Mots et les
choses) : « Si toute causalité est éliminée, où est l'histoire dans
cette succession de structures ? » Et Foucault : « Dans les
successions chronologiques, il y a des fils, des liens, mais
aucun élément n'a un pouvoir causal plus fort que d'autres. »
Canguilhem conclut l'échange : « Il y a donc une histoire par
glissements plus que par filiations : l'histoire est sous les
structures. »
Il faut cependant rappeler que le principal contradicteur
lors de cette séance mémorable fut peut-être le président du
jury lui-même. Non par hostilité envers le candidat. Ni envers
son travail. Mais tout simplement par scrupule intellectuel et
professionnel. « On m'avait demandé de participer au jury en
tant que spécialiste d'histoire de la philosophie, explique-t-il,
et c'est le rôle que je devais jouer. » Gouhier avait donc une
fonction bien précise à remplir dans la mise en œuvre du
cérémonial, et il est vrai qu'il a joué son rôle avec une belle
application. Il est certain que l'importance de l'ouvrage qu'il
vient de lire ne lui a pas échappé : il s'agit, souligne-t-il dans
son propos introductif d'une thèse « à mettre dans ce petit
groupe d'ouvrages qui, tout en recevant extérieurement la
même sanction universitaire que d'autres, sont pourtant d'un
autre ordre ». Et il insiste sur « la culture, la maîtrise de la
construction, l'ampleur des perspectives... bref, un livre qui
apporte quelque chose parce que l'auteur a vraiment
“inventé”, “créé” un sujet même si d'autres avaient pu penser
déjà à ce sujet ». Et donc « si vives qu'elles soient, les réserves
ou les critiques ne pourraient être faites que sur un certain
plan, à un certain niveau, une fois entendu que nous sommes
au niveau des thèses qui existent ». Et il poursuit : « Cette
impression explique pourquoi je peux, sans contradiction,
dire deux choses : 1) J'approuve l'intention, c'est-à-dire la
volonté d'écrire une histoire des idées vécues dans la
conscience commune, chercher à connaître aux diverses
époques l'image que l'homme se fait de l'homme. 2) Dans
l'exécution : votre “structuralisme” m'a un peu caché la ligne
que dessine l'histoire de l'homme pensant la folie - que cette
ligne soit droite ou en zigzags ». Gouhier distingue ce qu'il
définit comme trois niveaux, ou, selon ses mots, « trois
plans » : « 1) Ce qui correspond au titre : Histoire de la folie à
l'âge classique : histoire des notions médicales, du traitement,
des notions juridiques, des institutions - histoire qui ne peut
être séparée d'analyses découvrant les postulats moraux,
philosophiques qui imprègnent les représentations, bref de
l'histoire de l'idée que les hommes se sont faite de la folie.
2) Mais, je crois, la fin du livre n'est pas historique : ici il s'agit
moins d'une histoire que d'une sociologie. Il s'agit de
“structures” à l'intérieur desquelles les faits historiques sont
les matériaux et si j'ai bien compris, le sujet est ici l'étude de
l'apparition, de la constitution, de la disparition de certains
schèmes collectifs de pensée. 3) Enfin, il y a une finalisation,
liée à une certaine vision personnelle de l'histoire, une
philosophie de l'histoire, liée à une valorisation d'œuvres de
notre temps, Artaud, notamment, et à laquelle correspondent
en général, des morceaux de bravoure, avec recherche
d'effets, surcharge d'ornementation (prétentieux, tout
simplement)... » Et il poursuit : « Ce que je préfère : les
chapitres où nous restons à peu près au premier plan - 2ème
partie, ch. III et IV, par exemple. Ce que j'aime le moins, ce
sont les morceaux du troisième plan, à commencer par la
Préface. Au second plan, ce qui m'intéresse, c'est tout ce par
quoi ce deuxième plan communique avec le premier, là où la
sociologie colle à l'histoire. Ce qui m'intéresse le moins, c'est
tout ce par quoi ce second plan communique avec le
troisième. » Gouhier va alors multiplier les questions, les
commentaires, les objections. Il reproche d'abord à Foucault
de « penser par allégories ». Parlant d'une « sociologie
mythologisante », il souligne : « Il y a d'abord une impression
curieuse dans cette partie sociologique ou
phénoménologique : on a le sentiment d'entrer dans un
drame où les personnages sont des allégories. Et ce sont ces
personnifications allégoriques qui vont permettre une sorte
d'invasion métaphysique dans l'histoire et qui vont en
quelque sorte transformer le récit en épopée, l'histoire en
drame allégorique, animant une philosophie. La Folie est
personnifiée, elle évolue à travers des concepts
mythologiques : le Moyen Âge, la Renaissance, l'Âge classique,
l'Homme occidental, le Destin, le Néant, la mémoire des
hommes... » Ce que nous avons sous les yeux, c'est donc la
« structure d'une mythologie historique plus que d'une
sociologie ». Or, cette « mythologie structurante conduit à des
systématisations si cohérentes qu'il faut ensuite les démolir.
Par exemple, le candidat « n'a-t-il pas exagéré “l'unité de la
déraison” à l'âge classique ? »
Gouhier récuse ensuite certaines interprétations des textes
ou des œuvres : « Nombreux cas où l'interprétation déborde
les faits : c'est très frappant dans le cas du Neveu de Rameau,
où la folie dit la vérité : a) Ce n'est pas, dites-vous, parce
qu'elle communique avec un savoir mystérieux. D'accord !
b) C'est, dit Diderot, par hasard : elle tombe sur la vérité par
hasard, c) Votre interprétation ajoute : “erreur” à “hasard” et
le texte extrêmement clair devient un étonnant : “ce qui veut
sans doute dire...” Toutes ces pages 419-421 frappent par un
contraste entre les textes cités et l'ampleur métaphysique des
commentaires - entre les citations qu'on doit croire choisies à
cet effet et la transfiguration du Neveu de Rameau devenant un
événement, un avènement métaphysiques. » Il convient donc
de « savoir si on donne la philosophie d'un texte ou si on fait
de la philosophie sur un texte », lance-t-il. En de nombreuses
occasions, Gouhier rectifie l'information historique, la
complète, la précise, la nuance... Il n'est pas possible de
restituer ici toutes les objections avancées par le professeur,
ni de mentionner toutes les références que son immense
érudition mobilise pour porter la contradiction à son
interlocuteur. Ses remarques portent sur tous les aspects du
livre. Ses critiques vont encore aux pages consacrées aux
Écritures : « Je ne suis pas sûr de votre interprétation, dit-il.
Les textes que vous citez des Écritures et de saint Vincent de
Paul les commentant ne disent pas que Jésus s'est fait fou,
mais qu'il a voulu prendre les apparences de certaines
passions, voire de la frenesis, qu'il a voulu qu'on pût le
prendre comme tel. » Et de continuer : « Je crois que c'est une
erreur d'avoir traité de “la folie de la Croix” dans le chapitre
sur les insensés, car il y a toujours l'idée d'une sagesse
supérieure. » Gouhier discute aussi le thème de la « danse
macabre », en refusant l'approche de Foucault selon laquelle
la dérision de la folie aurait pris la place de la mort dans les
représentations littéraires ou picturales. « On voit pourquoi :
il y a pour vous continuité philosophique : la folie, c'est
encore la mort. Et vous transposez : continuité en histoire de
l'art. » Et aux yeux de Gouhier, il n'en est rien. Il n'est pas
d'accord non plus sur la description des tableaux de Bosch.
Gouhier s'étonne aussi de certains oublis : « Vous citez
Shakespeare, mais il faudrait citer aussi John Ford, la folie de
Penthea dans Le Cœur brisé. » Il en vient à Descartes, et c'est
l'un des points les plus développés de l'argumentation de
Gouhier. Par exemple, sur l'hypothèse du « malin génie »
dans les Méditations : « Le malin génie symbolise l'hypothèse
d'un monde absurde, où je verrais 3 + 2 = 5 alors que ce serait
une erreur. Mais je ne vois là en aucune façon un symbolisme
de la folie : l'idée est fabriquée en associant la notion de
malice à la notion de toute-puissance. La psychologie du
personnage est esquissée au début de la quatrième
Méditation : c'est l'idée de la toute-puissance, suggérée par
une imagerie teintée de machiavélisme, qui se trouve au
principe de l'existence. Vous y voyez une menace de la
déraison. Non, c'est seulement la possibilité d'une raison
autre. Là est le fondement métaphysique de cette
hypothèse. » Gouhier refuse également de voir dans la
formule de Descartes, dans la première Méditation, « Mais
quoi, ce sont des fous », le geste instaurateur du grand
partage qui va isoler la raison de la déraison : « À ce que dit
Descartes, vous substituez une autre interprétation : la raison
classique postule un choix éthique entre raison et déraison et,
dans la lreMéditation, Descartes renonce donc au chemin qui
conduira à Nietzsche et Artaud. Il y a un refus de la folie, un
pari éthique. » Si Gouhier insiste autant sur Descartes, c'est
parce qu'il considère que ces pages de Foucault sont au cœur
même de son édifice.
Et pour conclure, le professeur et président du jury déclare
à l'auteur : « Je ne comprends pas ce que vous avez voulu dire
lorsque vous définissez la folie comme absence d'œuvre. »
Foucault admettra sans doute la validité de cette dernière
remarque, puisqu'il écrira peu de temps après un long article
pour expliciter cette formule16, qu'il qualifiera dans la
deuxième édition de V Histoire de la folie de « phrase dite par
moi un peu à l'aveugle17 ».
La cérémonie est terminée. Par la voix de son président et
devant l'assistance, le jury accorde au candidat le titre de
docteur ès lettres, avec la mention « très honorable ».
Quelques jours plus tard, Henri Gouhier rédige un rapport
officiel pour donner le compte rendu de la soutenance. En
voici le texte qui vaut d’être cité dans son intégralité puisqu’il
exprime les toutes premières réactions à l’œuvre naissante de
Foucault :
« Le 20 mai, M. Michel Foucault, chargé d’enseignement à la faculté des
lettres et des sciences humaines de Clermont-Ferrand, a présenté sa
thèse en vue du doctorat :
— Kant : Anthropologie. Introduction, traduction et notes. Thèse
complémentaire, rapportée par M. Hyppolite.
— Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique. Thèse principale
rapportée par M. Canguilhem et en seconde lecture par M. Lagache.
Au jury siégeaient aussi M. de Gandillac pour la thèse complémentaire et
le président pour la thèse principale.
Les deux ouvrages présentés par M. Foucault sont très différents et
cependant éloges et critiques seront assez sensibles. Grande culture,
forte personnalité, richesse intellectuelle, telles sont les qualités
évidentes de M. Foucault. La soutenance ne pourra que confirmer ces
jugements : ses deux exposés seront remarquables par la clarté,
l’aisance, la précision élégante d’une pensée qui sait où elle va, qui
avance sans hésiter, que l’on sent maîtresse d’elle-même. Mais ici et là,
on aperçoit une certaine indifférence aux besognes qui accompagnent
toujours les travaux les plus relevés : traduction exacte mais un peu
rapide, pas “raffinée” du texte de Kant, idées séduisantes mais
rapidement élaborées à partir de quelques faits seulement : M. Foucault
est plus philosophe qu’exégète ou historien.
Les deux juges de la thèse complémentaire feront ressortir en elle la
juxtaposition de deux ouvrages :
1) Une introduction historique qui est l’esquisse d’un livre sur
l’anthropologie, plus inspiré par Nietzsche que par Kant, remarque
M. Hyppolite.
2) La traduction du texte de Kant, qui, réduite au rôle de prétexte,
devrait être révisée. M. de Gandillac conseille au candidat, pour la
publication, de séparer ces deux morceaux en donnant toute son
étendue au livre esquissé sous le nom d’introduction et en offrant,
ailleurs, une édition vraiment critique du texte de Kant.
Les trois examinateurs qui s’occupent spécialement de la thèse
principale reconnaissent l’originalité de l’œuvre. L’auteur a cherché
dans la conscience l’idée que les hommes d’une époque se font de la folie
et il détermine plusieurs “structures” mentales à l’“âge classique”, c’est-
à-dire au xviie, au xvme et au début du xixe siècle. On ne saurait rappeler
ici toutes les questions que son œuvre fait surgir. Signalons seulement
celles-ci : est-ce une dialectique ou une histoire des structures ?
demande M. Canguilhem. L’auteur a-t-il pu vraiment se libérer des
concepts élaborés par la psychiatrie contemporaine pour définir ses
structures et dessiner sa fresque historique ? demande M. Lagache.
Le président amène le candidat à s’expliquer sur la métaphysique sous-
jacente à sa recherche : une certaine “valorisation” de l’expérience de la
folie à la lumière de cas comme celui d’Antonin Artaud, de Nietzsche ou
de Van Gogh.
Ce qu’il faut surtout retenir de cette soutenance, c’est un curieux
contraste entre l’incontestable talent que chacun reconnaît au candidat
et la multiplication des réserves qui sont formulées d’un bout à l’autre
de la séance. M. Foucault est certes un écrivain, mais M. Canguilhem
parle de rhétorique pour certains morceaux et le président le trouve
trop soucieux de chercher “l’effet”.
L’érudition est certaine, mais le président cite des cas révélant une
tendance spontanée à dépasser les faits : on a le sentiment que les
critiques de ce genre auraient pu être encore plus nombreuses si le jury
avait pu comprendre un historien de l’art, un historien de la littérature,
un historien des institutions. La compétence psychologique de
M. Foucault est réelle : M. Lagache trouve cependant que l’information
psychiatrique est un peu limitée, les pages sur Freud un peu rapides.
Ainsi, plus on y réfléchit, plus on constate que ces deux thèses ont
provoqué des critiques nombreuses et sérieuses. Cependant, il reste
qu’on se trouve en présence d’une thèse principale vraiment originale,
d’un homme que sa personnalité, son “dynamisme” intellectuel, son
talent d’exposition qualifient pour l’enseignement supérieur. C’est
pourquoi, malgré les réserves, la mention très honorable fut décernée à
l’unanimité.
Henri Gouhier, le 25 mai 1961. »

« Malgré les réserves », comme le dit le rapport du


président du jury, Folie et déraison obtient également une
médaille du CNRS. Tous les ans, une médaille d'or récompense
l'ensemble d'une œuvre, une médaille d'argent des travaux
postérieurs à la thèse, et vingt-quatre médailles de bronze
sont attribuées à la meilleure thèse dans chaque discipline.
Pour la philosophie, cette médaille de bronze est décernée à
Michel Foucault. Et comme Foucault est désormais
« docteur », il va pouvoir être nommé « professeur titulaire »
à l'université de Clermont. Ce sera chose faite à l'automne de
l'année 1962. Reste au livre à trouver ses lecteurs, au travers
d'un cheminement étrange et chaotique ; à trouver aussi son
statut, ou plutôt ses statuts, au travers des commentaires qui
vont venir se poser sur lui et faire de cet « événement18 », de
ce surgissement, le point de départ de mille autres
événements, tant les lectures vont peu à peu se multiplier,
proliférer... et diverger.
2
Le livre et ses doubles

Dans les années soixante-dix, Foucault s'est plaint à


plusieurs reprises de l'accueil qui avait été réservé à Folie et
déraison au moment de sa parution. Par exemple, en 1975, il
déclare dans une interview : « Lorsque j'ai commencé à
m'intéresser à ces sujets qui étaient un peu les bas-fonds de la
réalité sociale, un certain nombre de chercheurs comme
Barthes, Blanchot et les antipsychiatres anglais y ont porté
intérêt. Mais il faut bien dire que ni la communauté
philosophique, ni même la communauté politique ne s'y sont
intéressées. Aucune de ces revues institutionnellement
affectées à enregistrer les moindres soubresauts de l'univers
philosophique n'y a prêté attention1. » Dans une autre
interview, il mentionne plus précisément Les Temps modernes
et Esprit, qu'il n'a jamais portées dans son cœur : « Aucune
revue intellectuelle digne de ce nom n'aurait accepté de
parler d'un livre sur un sujet pareil : Les Temps modernes et
Esprit, vous pensez bien, n'allaient pas s'occuper de cela2. » Il
y eut en réalité un article dans Les Temps modernes, sous la
signature du psychanalyste Octave Mannoni. Son compte
rendu est plutôt sévère : il trouve le livre « obscur » et
surtout, il reproche à l'auteur de ne pas tenir compte des
problèmes tels qu'ils se posent aujourd'hui. Il est exact, en
revanche, que l'ouvrage est passé inaperçu du grand public
cultivé. Mais Foucault s'attendait-il vraiment à le toucher ?
Pour expliquer les raisons qui, à ses yeux, peuvent expliquer
ce qu'il considère comme un demi-silence autour de son livre,
Foucault incriminera la chape de plomb que faisait peser la
puissance du Parti communiste et la prégnance de l'idéologie
marxiste sur les comportements des intellectuels et donc sur
leur capacité de percevoir la force critique d'un livre qui
échappait à ce cadre rigidement délimité3.
Il semble bien, d'ailleurs, que cette déception ait été
plutôt éprouvée de manière rétrospective. En septembre
1961, en effet, il écrit à Georges Dumézil : « Ma Folie ne
marche pas trop mal. Et les gens de la NRF viennent de me
demander si, par hasard, je n'aurais pas quelque chose pour
eux ! Moi, de rire et de laisser couler. Braudel aussi, pour
Flammarion ; cette fois, je n'ai pas dit non. Mais il faudra que
tu m'expliques un jour qui est cette personne4. » On voit en
tout cas, à travers les quelques éléments mis en avant dans
cette lettre à Dumézil, que l'écho du livre ne fut pas aussi
faible qu'il se complaira à l'affirmer plus tard. Il est difficile,
en tout cas, de le suivre quand il affirme que seules quelques
personnalités marginales ont su mesurer l'importance de son
travail. Aux articles de Blanchot5 et de Barthes6 auxquels
Foucault fait allusion, il convient d'ajouter un article de
Michel Serres7 et un long commentaire dans les Annales signé
de Robert Mandrou, qui en était le secrétaire de rédaction8. Il
faut aussi préciser que ce dernier article est suivi - ce n'est
pas sans importance - d'une « note » de Fernand Braudel
dans laquelle le grand maître de la nouvelle recherche
historique donne sa bénédiction à l'auteur du livre9.
Après les jugements officiels - et confidentiels, car ces
rapports n'étaient même pas communiqués à l'intéressé -
rédigés par Georges Canguilhem et Henri Gouhier au moment
de la soutenance de thèse, cette belle gerbe de comptes
rendus qui viennent saluer la parution du livre constitue la
première réaction publique à l'œuvre de Foucault et il n'est
donc pas inintéressant d'en citer quelques passages. Car
Foucault est encore un inconnu et les lectures ne sont pas
déformées par le filtre d'une image déjà constituée. Michel
Serres rattache le livre de Foucault à l'œuvre de Dumézil :
« En effet, écrit-il, l'histoire de la folie ne sera jamais
comprise comme une genèse des catégories psychiatriques,
comme une recherche dans l'âge classique des prémonitions
des idées positives... On décrit plutôt les variations des
structures [...] : structure de séparation, de rapport, de fusion,
de fondement, de réciprocité, d'exclusion10. » Mais Serres
n'ignore pas l'autre inspiration du livre : « Vaine serait cette
rigueur de l'architecture si, au-delà de la compréhension
structurale, une vision plus secrète, une attention plus
fervente ne se livrait : l'ouvrage serait précis sans être tout à
fait vrai. C'est pourquoi, au sein même de l'argumentation
logique, au sein de la minutieuse érudition de l'enquête
historique, circule un amour profond, non point vaguement
humaniste mais presque pieux, pour ce peuple obscur en qui
est reconnu l'infiniment proche, l'autre soi-même. Ainsi ce
livre est aussi un cri. [...] Ainsi cette géométrie transparente
est le langage pathétique des hommes qui subissent le
supplice majeur du retranchement, de la disgrâce, de l'exil, de
la quarantaine, de l'ostracisme et de l'excommunication 11. »
Bref, « voici le livre de toutes les solitudes12 ». Serres n'oublie
pas non plus de célébrer l'ombre de Nietzsche : « Le livre de
Michel Foucault est à la tragédie classique (et plus
généralement à la culture classique) ce qu'est la démarche
nietzschéenne à la tragédie et à la culture helléniques : il met
en évidence les dionysismes latents sous la lumière
apollinienne13. » Roland Barthes de son côté se plaît à
imaginer que Lucien Febvre eût aimé le livre de Foucault,
« puisqu'il rend à l'histoire un fragment de “nature” et
transforme en fait de civilisation ce que nous prenions
jusqu'alors pour un fait médical : la folie14 », et il ajoute, un
peu plus loin : « En fait, Michel Foucault ne définit jamais la
folie ; la folie n'est pas objet d'une connaissance, dont il faut
retrouver l'histoire ; si l'on veut, elle n'est rien d'autre que cette
connaissance elle-même : la folie n'est pas une maladie, c'est un
sens variable et peut-être hétérogène, selon les siècles ;
Michel Foucault ne traite jamais la folie que comme une
réalité fonctionnelle : elle est pour lui la pure fonction d'un
couple formé par la raison et la déraison, le regardant et le
regardé15. » Mais Barthes sait bien, lui aussi, que ce gros
volume de Foucault « est autre chose qu'un livre d'histoire »,
qu'il est « quelque chose comme une question cathartique
posée au savoir, à tout le savoir, et non seulement à celui qui
parle de la folie16 ». Et il conclut, évoquant ce que sera l'autre
thème de la recherche foucaldienne des années à venir, à côté
justement de cette interrogation sur le savoir, en insistant sur
ce « vertige du discours que Michel Foucault vient de porter
dans une lumière éblouissante, qui ne se lève pas seulement
au contact de la folie, mais bien chaque fois que l'homme,
prenant ses distances, regarde le monde comme autre chose,
c'est-à-dire chaque fois qu'il écrit17 ».
Les articles de Barthes et de Serres, dans des styles et sous
des angles très différents, sont de remarquables lectures de
Folie et déraison, éclatantes d'intelligence et d'acuité. Mais,
dira-t-on, Barthes était un ami de Foucault, et Serres son
collègue à Clermont. Certes, mais ce n'était pas le cas de
Blanchot qui, rappelant qu'il s'agit d'une thèse et se
délectant, par conséquent, de ce « heurt de l'université et de
la déraison », parle d'un « livre extraordinaire, riche,
insistant et, par ses nécessaires répétitions, presque
déraisonnable », et qui termine son commentaire en
évoquant Bataille18. Ce n'était pas le cas non plus de
Mandrou, ni de Braudel. Mandrou indique d'abord un moyen
d'entrer dans le livre. Plus que par ses « formules trop
brillantes », il conseille de s'y glisser en faisant le détour par
la préface au livre de Binswanger, « où le rêve est étudié
comme moyen de connaissance, selon une démarche parallèle
pour ainsi dire à celle de la raison éveillée... Or, de même que
le rêve, la folie est considérée par lui comme un moyen de
connaissance, une vérité autre et non autre ; et qu'elle ne
trouve plus sa place dans notre monde contemporain si ce
n'est sous une formulation lyrique, de Nerval à Artaud, est
bien ce qui heurte notre auteur. Il prend violemment parti
contre cette exclusion19 ». Et Mandrou se réfère lui aussi à
Dumézil, en rappelant la mention qu'en fait Foucault dans son
interview au Monde, et il cite cette phrase de Í Histoire de la
folie, à la tonalité particulièrement dumézilienne : « La
déraison serait la grande mémoire des peuples, leur plus
grande fidélité au passé20. » Il conclut son article par ce
jugement sur Foucault lui-même : « Son livre le classe à la
pointe des recherches qui le passionnent et nous
.21
passionnent . »
Suit la « note » de Braudel : « J'ajoute quelques lignes au
compte rendu qui précède pour souligner, écrit-il,
l'originalité, le caractère pionnier du livre de Michel
Foucault. Je n'y vois pas seulement une de ces études de
psychologie collective si rarement abordée par l'historien et
qu'après Lucien Febvre nous appelons de nos vœux. J'y
reconnais et j'y admire une aptitude singulière à aborder un
problème par trois ou quatre biais différents, dans une
ambiguïté qui a le tort parfois de se refléter dans la démarche
matérielle (il faut être attentif à en suivre le fil), mais qui est
l'ambiguïté même de tout phénomène collectif. Une vérité de
civilisation plonge dans l'obscurité de motivations
contradictoires, conscientes et inconscientes. Ce livre
magnifique essaie de poursuivre, à propos d'un phénomène
particulier, la folie, ce que peut être le cheminement
mystérieux des structures mentales d'une civilisation,
comment elle doit se déprendre, se détacher d'une partie
d'elle-même et faire le partage dans ce que lui tend son
propre passé, entre ce qu'elle entend conserver et ce qu'elle
souhaite repousser, ignorer, oublier. Pour cette poursuite
difficile, il fallait un esprit capable d'être tour à tour et de
n'être pas seulement historien, philosophe, psychologue,
sociologue... On ne saurait proposer la méthode en exemple :
elle n'est pas à la portée de n'importe qui, il y faut plus que du
talent22. »
Un livre passé inaperçu, Folie et déraison ? On pourrait
mentionner d'autres témoignages encore, qui traduisent un
accueil plutôt bienveillant. Par exemple la lettre fort aimable
que Bachelard adressa à Foucault, qui lui avait envoyé un
exemplaire de l'ouvrage. Le 1er août 1961, le célèbre
philosophe, qui est particulièrement bien placé pour
comprendre l'entrecroisement de l'histoire des sciences et de
la vision « poétique », lui écrit : « J'achève aujourd'hui la
lecture de votre grand livre... Les sociologues vont bien loin
pour étudier des peuplades étrangères. Vous leur prouvez
que nous sommes un mélange de sauvages. Vous êtes un
véritable explorateur. J'ai pris bonne note de votre projet
(p. 624) d'aller explorer le xixe siècle... » Il conclut sa lettre
par cette invitation : « Je vais être obligé de quitter le
merveilleux Paris. Mais en octobre, il faudra venir me voir. Je
veux vous féliciter de vive voix, vous dire et redire toutes les
joies de finesse que j'ai eues à lire vos pages, bref ma plus
sincère estime23. » Et l'on a déjà signalé plus haut l'accueil
fort chaleureux réservé à ce livre par Louis Althusser, qui le
citera à plusieurs reprises dans Lire Le Capital.
Parmi les réactions, il faut faire un sort particulier à celle
d'un tout jeune philosophe, qui fut l'élève de Foucault rue
d'Ulm, et qui est devenu entre-temps l'assistant de Jean Wahl
à la Sorbonne : Jacques Derrida. Lui faire un sort particulier
car elle sera de forte conséquence sur le paysage
philosophique français dans les années qui vont suivre. Jean
Wahl a demandé à son assistant de venir parler au Collège de
philosophie qu'il dirige. Ce sera la fameuse conférence sur
« Cogito et histoire de la folie », que Derrida prononce le
4 mars 1963. Peu de temps avant cette conférence, Foucault et
Derrida se sont écrit. Le 27 janvier, en effet, Foucault
remercie Derrida de lui avoir envoyé un exemplaire de
L'Origine de la géométrie de Husserl, qu'il vient de traduire et
de publier avec une longue introduction, appelée à faire date :
« Je suis dans l'admiration. Je savais bien quel parfait
connaisseur de Husserl tu es ; j'ai eu l'impression en te lisant
que tu faisais affleurer des possibilités de philosopher encore,
que la phénoménologie n'avait cessé de promettre mais aussi
de stériliser ; et que ces possibilités, elles étaient entre tes
mains, elles passaient en tes mains. Sans doute l'acte premier
de la philosophie est-il pour nous - et pour longtemps - la
lecture : la tienne justement se donne avec évidence pour un
tel acte. » Et, après lui avoir dit : « J'aimerais vraiment te voir.
Si tu as un moment, fais-moi signe », il termine sa lettre par
ce post-scriptum : « Deguy t'a-t-il dit que si tu voulais
honorer Critique de toutes les études que tu voudras, nous
serions ravis24 ? » En effet, après la mort de Georges Bataille,
en 1962, c'est son beau-frère Jean Piel qui a repris la direction
de la revue Critique (fondée par Bataille en 1946) et il a réuni
autour de lui un comité de rédaction auquel participent
notamment Barthes et Foucault (j'y reviendrai plus loin). Et
Derrida lui répond : « Je te remercie de ta lettre. Tu sais que
ton jugement et ton sentiment sont de ceux qui comptent le
plus pour moi. » Et il poursuit : « Je serais, moi aussi, très
heureux de te voir si tu avais un moment. À vrai dire, je suis
beaucoup “avec toi” en ce moment. Jean Wahl m'ayant
demandé de faire une conférence au Collège de philosophie,
j'ai choisi de parler de Y Histoire de la folie, et surtout des
quelques pages que tu consacres à Descartes. Je t'ai relu
pendant les vacances de Noël avec une joie sans cesse
renouvelée et j'essaie maintenant de fabriquer cette
conférence. Je commence seulement, mais je crois que
j'essaierai - en gros - de montrer que ta lecture de Descartes
est légitime et illuminante à un niveau de profondeur qui ne
me paraît pas pouvoir être immédiatement signifié ou signalé
par le texte que tu utilises et que, je crois, je ne lirais peut-
être pas tout à fait comme toi. Mais il me reste beaucoup à
faire, c'est très difficile et malheureusement, il faut aller
vite25. » Un an auparavant, Derrida avait déjà exprimé à
Foucault et la forte impression qu'avait produite sur lui Folie
et déraison et une certaine réticence, ou plutôt, « tout au fond,
une protestation un peu sourde, informulable ou encore
informulée » et une envie d'écrire « quelque chose comme un
éloge de la raison qui serait fidèle à ton livre26 ». Et donc, en
mars 1963, Derrida a en effet choisi de commenter Folie et
déraison à partir du passage du livre qui porte sur Descartes,
puisqu'il considère que « tout le projet de Foucault peut se
concentrer en ces quelques pages allusives et un peu
énigmatiques » et que « la lecture qui nous est proposée de
Descartes et du cogito cartésien engage en sa problématique
la totalité de cette Histoire de la folie, dans le sens de son
intention et les conditions de sa possibilité »27. Dès les
premiers mots, il rappelle à quel point il est délicat de se
lancer dans la discussion de ce « livre puissant dans son
souffle et dans son style » et, ajoute-t-il, « d'autant plus
intimidant pour moi que je garde, d'avoir eu naguère la
chance de recevoir l'enseignement de Michel Foucault, une
conscience de disciple admiratif et reconnaissant »28. Or, « La
conscience du disciple, quand celui-ci commence je ne dirai
pas à disputer, mais à dialoguer avec le maître, ou plutôt à
proférer le dialogue interminable et silencieux qui le
constituait en disciple, la conscience du disciple est alors une
conscience malheureuse29 ». Et d'évoquer « le malheur
interminable du disciple » qui ne peut engager ce dialogue
sans que celui-ci soit « entendu - à tort - comme une
contestation »30. À tort, peut-être, mais il est bien difficile de
faire autrement : le ton de la conférence est assez vif, dur
parfois. Malgré l'admiration qu'il porte à son livre
« monumental31 », le « disciple » n'est guère disposé à
ménager le « maître ». Comme Henri Gouhier lors de la
soutenance de thèse, Derrida refuse de voir dans
l'exclamation de Descartes : « Mais quoi, ce sont des fous »,
l'affirmation brutale d'un ostracisme jeté à l'encontre de la
folie. C'est à ses yeux une lecture bien « naïve » du texte
cartésien. Mais aussi une lecture dangereuse, qui prétend
réinscrire un texte dans une « structure historique », dans un
« projet historique total », et qui va opérer une violence, à
son tour, « à l'égard des rationalistes et à l'égard du sens, du
“bon” sens ». En prenant quelques précautions oratoires,
Derrida va jusqu'à risquer la formule suivante : « Le
totalitarisme structuraliste opérerait ici un acte de
renfermement du cogito qui serait de même type que celui
des violences de l'âge classique. » Il est étonnant que Derrida
n'ait pas vu que ce « panstructuralisme » du livre, selon le
mot plus juste qu'emploiera Althusser, venait en ligne directe
de la méthode dumézilienne32. Mais surtout, l'on se demande
quel a pu être le sentiment de Foucault en entendant ces
propos ? Le mot « totalitarisme », même employé en un sens
dérivé reste très fort, et ce d'autant plus que Derrida prend
soin de préciser que, certes, il utilise « “totalitaire” au sens
structuraliste de ce mot » - c'est-à-dire, peut-on imaginer,
comme renvoyant à l'idée de « totalité structurale » ou de
« système » -, mais qu'il n'est pas « sûr que les deux sens de
ce mot ne se fassent pas signe dans l'histoire »33. Il semble
bien, comme le confirment plusieurs témoins, que, à ce
moment-là, la légendaire susceptibilité de Foucault soit restée
en sommeil et qu'il n'ait pas tenu trop rigueur à son ancien
élève de cette critique argumentée. Tout au plus s'interroge-
t-il, dans une correspondance privée, sur la portée théorique
des remarques de Derrida : « Pourquoi faut-il que l'historicité
soit toujours pensée comme oubli34 ? » Non seulement
Foucault ne se fâche pas, mais il écrit à Derrida, quelques
jours plus tard, pour le remercier : « L'autre jour, tu le penses
bien, je n'ai pu te remercier comme je l'aurais voulu : non pas
tellement, ou seulement, de ce que tu as dit de trop indulgent
sur mon compte, mais de l'énorme et merveilleuse attention
que tu m'as prêtée. J'ai été impressionné - jusqu'à être
décontenancé et bien maladroit dans ce que j'ai dû dire - par
la rectitude de ton propos qui est allé, sans accroc, au fond de
ce que j'aurais voulu faire, et au-delà. Le rapport du Cogito et
de la folie, je l'ai sans aucun doute traité trop exclusivement
dans ma thèse : par Bataille et par Nietzsche. J'y reviendrai
lentement, et par mille détours. Tu as montré, royalement, le
droit chemin. Je te dois une très profonde reconnaissance.
J'aurais un plaisir infini à te revoir35... »
Le texte de la conférence de Derrida paraîtra l'automne
suivant dans la Revue de métaphysique et de morale, dirigée elle
aussi par Jean Wahl36. Là non plus, Foucault ne semble pas
s'en offusquer. Au contraire ! Il écrit à Derrida, avant la
publication : « Que ton texte soit publié, je pense finalement
que c'est bien (je parle ici égoïstement) : seuls les aveugles te
trouveront sévères37. » Et à nouveau, après que le texte aura
été publié : il dit l'avoir « relu avec passion » et se déclare
« convaincu qu'il va au fond des choses et d'une manière si
radicale, si contournant qu'à la fois il me laisse absolument
dans l'aporie et qu'il m'ouvre toute une pensée que je n'avais
pas pensée >>38. Il ne s'offusquera pas davantage lorsque
Derrida republiera ce texte, en 1967, dans L'Écriture et la
différence39. Foucault lui enverra même une nouvelle lettre
amicale pour accuser réception du volume. L'incident
éclatera pourtant. Mais d'une manière différée. Pour quelles
raisons ? Il est bien difficile de le savoir. Foucault a-t-il été,
finalement, exaspéré de voir rééditer dans un livre cette
conférence qui ne s'était jusqu'alors adressée qu'à des publics
assez limités ? Derrida, qui restera à jamais traumatisé par
cette mésaventure, avançait une hypothèse. Livrons-la
comme telle, sans essayer de déterminer si elle peut à elle
seule expliquer ce qui apparaît chez Foucault comme un
brusque changement de comportement. Quand paraît
L'Écriture et la différence, Foucault et Derrida sont tous deux, à
ce moment-là, membres du comité de rédaction de la revue
Critique (jean Piel a demandé à Derrida de rejoindre le comité
peu de temps auparavant). Arrive au siège de la revue un
article de Gérard Granel sur le recueil de Derrida. Plein
d'éloges envers ce dernier, mais plein de fiel envers Foucault :
il affirme en effet que la critique portée par Derrida aux pages
que Foucault a consacrées à Descartes permet non seulement
de « pénétrer » et de « déjouer » l'implicite de V Histoire de la
folie, mais de voir aussi les « insuffisances » de l'ouvrage
suivant, Les Mots et les choses (paru en 1966), dues à
« l'indétermination essentielle de la notion d'archéologie qui
commande toute l'entreprise »40. Foucault est furieux. Il
demande à Derrida d'empêcher l'article de paraître. Derrida
refuse d'intervenir, préférant, en tant que membre du comité
de rédaction, ne pas se prononcer sur un article qui le
concerne. L'article paraîtra. Et Foucault va rédiger peu après
une réponse d'une très grande violence à la conférence
prononcée par Derrida en 1963. L'occasion lui en est donnée
en 1970 alors qu'il se trouve au Japon pour une série de
conférences. La revue japonaise Paideia qui prépare un
numéro sur sa pensée, souhaite y inclure le texte de Derrida.
Ce qui incite Foucault, agacé sans doute de voir les objections
de Derrida le poursuivre jusqu'au Japon et inquiet, peut-être,
que cela ne fasse obstacle à la réception de son œuvre, à
proposer au directeur de la revue un article dans lequel il
répondrait à Derrida41. Le numéro paraît en 1972, avec cette
« Réponse à Derrida ». Une quinzaine de pages, d'une grande
sévérité, et dans lesquelles, outre une relecture serrée des
Méditations métaphysiques pour justifier l'interprétation qu'il
avait avancée des passages qui ont fait l'objet de la réplique
de Derrida, on voit Foucault définir sa démarche comme
« extérieure » à la philosophie. En effet, après avoir indiqué
qu'il considère l'analyse de Derrida comme « remarquable par
sa profondeur philosophique et la méticulosité de sa
lecture », et annoncé qu'il n'entendait pas y « répondre »,
mais simplement « y joindre quelques remarques », il ajoute :
« Remarques qui sembleront sans doute bien extérieures, et
qui le seront, dans la mesure même où Î Histoire de la folie et
les textes qui lui ont fait suite sont extérieurs à la
philosophie, à la manière dont en France on la pratique et on
l'enseigne. » Il s'agit pour lui, bien sûr, de renvoyer Derrida à
cette philosophie académique et aux postulats de celle-ci dont
son travail veut justement se déprendre : « Je m'efforce en
tout cas de m'en affranchir, dans la mesure où il est possible
de se libérer de ceux que, pendant si longtemps, les
institutions m'ont imposés. » Après avoir souligné que
« Derrida pense pouvoir ressaisir le sens de mon livre ou de
son “projet” dans les trois pages, dans les trois seules pages
qui sont consacrées à l'analyse d'un texte reconnu par la
tradition philosophique », il se moque de celui avec qui il
correspondait si amicalement quelques années plus tôt :
« Parce que la faute contre la philosophie est de l'ordre du
péché chrétien, il suffit qu'il y en ait une, et mortelle, pour
qu'il n'y ait plus de salut possible. C'est pourquoi Derrida
suppose que, s'il montre dans mon texte une erreur à propos
de Descartes, d'une part, il aura montré la loi qui régit
inconsciemment tout ce que je peux dire sur les règlements
de police au xviie siècle, le chômage à l'époque classique, la
réforme de Pinel et les asiles psychiatriques du xixe ; et
d'autre part, s'agissant d'un péché non moins que d'un
lapsus, il n'aura pas à montrer quel est l'effet précis de cette
erreur dans le champ de mon étude (comment elle se
répercute sur l'analyse que je fais des institutions ou des
théories médicales) ; un seul péché suffit à compromettre
toute une vie... sans qu'on ait à montrer toutes les fautes
majeures ou mineures qu'il a pu entraîner. » Le principal
« postulat » qu'il attribue à Derrida, c'est que, au fond, « la
philosophie est au-delà et en deçà de tout événement. Non
seulement rien ne peut lui arriver à elle, mais tout ce qui peut
arriver se trouve déjà anticipé ou enveloppé par elle [...] Si
bien que pour Derrida il est inutile de discuter l'analyse que je
propose de cette série d'événements qui ont constitué
pendant deux siècles l'histoire de la folie ; et, à vrai dire, mon
livre est bien naïf, selon lui, de vouloir faire cette histoire à
partir de ces événements dérisoires que sont l'enfermement
de quelques dizaines de milliers de personnes ou
l'organisation d'une police d'État extrajudiciaire ; il aurait
suffi, et plus qu'amplement, de répéter une fois de plus la
répétition de la philosophie par Descartes, répétant lui-même
l'excès platonicien ».
Et la dernière phrase tombe comme un couperet : « C'est
bien sous les espèces de l'interlocuteur naïf que la
philosophie s'est représentée ce qui lui était extérieur. Mais
où est la naïveté42 ? »
Au moment même où ce texte va paraître en japonais, dans
une revue, et donc de manière assez confidentielle, Foucault
en publie une autre version en annexe de la réédition de
['Histoire de la folie chez Gallimard, qui a racheté les droits de
ce livre à Plon : « Mon corps, ce papier, ce feu43 ». Les
dernières phrases sont encore plus brutales, méchantes
même, comme si toute une rancœur accumulée se donnait
soudain libre cours. Les rôles se sont renversés et c'est au
tour du maître de juger son ancien élève : « Je suis bien
d'accord sur un fait au moins : ce n'est point par un effet de
leur inattention que les interprètes classiques ont gommé,
avant Derrida et comme lui, ce passage de Descartes. C'est par
système. Système dont Derrida est aujourd'hui le
représentant le plus décisif, en son ultime éclat : réduction
des pratiques discursives aux traces textuelles, élision des
événements qui s'y produisent pour ne retenir que des
marques pour une lecture ; inventions de voix derrière les
textes pour n'avoir pas à analyser les modes d'implication du
sujet dans les discours ; assignation de l'originaire comme dit
et non-dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques
discursives dans le champ des transformations où elles
s'effectuent44. » Et Foucault de laisser tomber ce verdict final,
se moquant, sur le ton d'une féroce ironie, du vocabulaire
théorique de Derrida : « Je ne dirai pas que c'est une
métaphysique, la métaphysique ou sa clôture qui se cache en
cette “textualisation” des pratiques discursives. J'irai
beaucoup plus loin : je dirai que c'est une petite pédagogie
historiquement bien déterminée qui, de manière très visible,
se manifeste. Pédagogie qui enseigne à l'élève qu'il n'y a rien
hors du texte [...]. Pédagogie qui donne à la voix des maîtres
cette souveraineté sans limite qui lui permet indéfiniment de
redire le texte45. » Voici la « déconstruction » derridienne
renvoyée à une activité de « restauration » de la tradition
universitaire et de l'autorité professorale. Foucault envoie la
réédition de son livre à Derrida, avec ces quelques mots d'une
dédicace ironique qui lui demande de « pardonner cette trop
lente et partielle réponse46 ». À partir de ce moment-là, la
rupture entre les deux philosophes sera totale, absolue,
radicale, et durera près de dix années. Il faudra pour que des
liens s'établissent à nouveau entre eux que Derrida soit arrêté
à Prague, fin 1981, sous l'accusation de « trafic de drogue »,
alors qu'il était allé participer à un séminaire organisé par des
dissidents. En France, l'émotion sera considérable et pendant
que les milieux gouvernementaux interviennent auprès des
autorités tchèques, les appels de protestation se multiplient
dans les milieux intellectuels français. Foucault sera parmi les
tout premiers signataires et il ira parler à la radio pour
soutenir l'action de Derrida. À son retour à Paris, quelques
jours plus tard, Derrida téléphonera à Foucault pour le
remercier. Ils se reverront par la suite en quelques occasions :
par exemple, lorsque Foucault donne en 1982 une petite
réception chez lui en l'honneur de Léo Bersani, qu'il a invité
au Collège de France. Il y convie, entre autres, Gérard
Genette, Jean-François Lyotard et Jacques Derrida, qui
assistent à la série de conférences du professeur de Berkeley
(elles seront publiées sous le titre Théorie et violence). Mais il
n'y aura jamais de véritable réconciliation. Quand Derrida a
pris l'initiative de créer, en dehors de l'université, et grâce au
soutien du gouvernement socialiste de l'époque, un Collège
international de philosophie, Foucault n'a pas caché qu'il
était ulcéré que Deleuze et lui-même aient pu être tenus à
l'écart de cette nouvelle institution et il n'a pas mâché ses
mots contre les responsables de ce projet et de... son
exclusion. Et lorsque, au cours d'une assemblée des
professeurs du Collège de France, le physicien Jean-Claude
Pecker s'est inquiété : « Est-ce que ce Collège international de
philosophie va être un contre-Collège de France ? », Foucault
a répondu de manière dédaigneuse : « Non, c'est un collège au
sens traditionnel, qui cherche des appuis officiels47. »
Foucault regretta-t-il d'avoir répliqué si férocement à
Derrida en 1972 ? Toujours est-il que je me souviens fort bien
d'une conversation que j'eus avec lui lorsque le philosophe
américain John Searle attaqua violemment Derrida et le
« déconstructionnisme » dans la New York Review ofBooks, en
198348 : alors que je lui demandais s'il avait lu cet article, il me
répondit qu'il détestait ce genre de choses : « La polémique,
ça ne sert à rien, me dit-il alors : on ne convainc que ceux qui
sont déjà convaincus. Et on renforce les autres dans ce qu'ils
pensent. » Et dans une interview de 1984, après avoir déclaré
ne pas aimer « participer à des polémiques », il décrira le
polémiste comme celui qui voit en l'autre un « ennemi »
plutôt qu'« un partenaire dans la recherche de la vérité ». Et il
dira alors son refus de cet état de « guerre » dans la vie
intellectuelle49. Quant à Derrida, il reviendra sur VHistoire de
la folie, lors d'un colloque en 1991 et tentera d'en donner une
nouvelle lecture, après avoir, en préambule à son propos,
rappelé l'admiration qu'il avait toujours portée à ce livre,
l'amitié qui l'avait uni à Foucault, la brouille qui les avait
rendus « l'un à l'autre invisibles pendant près de dix ans, l'un
pour l'autre insociables (jusqu'au 1er janvier 1982, quand je
revenais d'une prison tchèque50) ».
Et puisque je viens d'évoquer un souvenir personnel, je
puis y adjoindre celui-ci : quand j'ai publié Réflexions sur la
question gay, en 1999, Derrida me dit, après avoir lu les pages
que je consacre à Foucault dans cet ouvrage (et notamment à
ses difficultés à vivre son homosexualité dans sa jeunesse) :
« Je n'avais pas mesuré à quel point il avait souffert. Toute
cette souffrance explique sans doute beaucoup de choses,
notamment dans ses rapports avec les autres et, je ne peux
pas m'empêcher de le penser, dans ses rapports avec moi. »
Comment, en effet, ne pas être persuadé que la sensibilité à
fleur de peau, pour ne pas dire quasi-maladive, qui
caractérisa Foucault tout au long de sa vie, et jusqu'à sa mort,
était profondément et intensément liée à la « souffrance » qui
avait été la sienne ?

Mais revenons à V Histoire de la folie, ou plutôt à Folie et


déraison, puisque c'est sous ce titre que l'ouvrage paraît en
mai 1961. Outre les comptes rendus évoqués à l'instant, il
convient d'ajouter que Foucault sera interviewé par Le
Monde51 et aura même droit à un article dans le Times Literary
Supplément52. Or le livre est tout de même difficile à lire. Tous
les lecteurs, même ceux qui accueillent l'ouvrage avec
chaleur et bienveillance, soulignent son aspect touffu,
complexe, parfois alambiqué, voire hermétique. Foucault lui-
même dira à Claude Mauriac, au moment de la réédition de
1972 : « Si j'avais à récrire ce livre aujourd'hui, j'y mettrais
moins de rhétorique53. » En septembre 1964 une édition
considérablement abrégée va paraître, dans la collection de
poche « 10/18 » chez Plon, qui deviendra l'une des voies
d'accès à l'œuvre de Foucault pour de très nombreux lecteurs,
pendant les huit années qui vont précéder la réédition du
texte intégral, en 1972. Foucault qui, au départ, avait été assez
content que son livre soit publié en format de poche (et donc
à un prix abordable pour un public étudiant), déchantera
quand Plon refusera de rééditer la version complète. Et il
rompra avec Plon.
C'est malheureusement cette édition abrégée qui sera
traduite en anglais en 1965, sous le titre de Madness and
Civilization. Mais cette publication en langue anglaise
démontre en tout cas, comme le souligne Foucault dans les
propos où il se plaint du faible écho rencontré par son livre
en France, l'intérêt que les « antipsychiatres » lui ont
rapidement porté. En effet, l'ouvrage paraît, avec une préface
de David Cooper, dans la collection que dirige Ronald Laing,
intitulée, ce qui, rétrospectivement, ne manque pas de
piquant, « Studies in Existentialism and Phenomenology »
(mais il est vrai que la thèse de Foucault est encore imprégnée
de son intérêt pour la psychiatrie existentielle et donc le
paradoxe n'est qu'apparent). Laing et Cooper sont en train
d'inventer 1'« antipsychiatrie », dont l'histoire commence à
Londres, au début des années soixante. Un groupe de
psychiatres, des cliniciens, des psychanalystes confrontent
leurs expériences. Pour eux, la schizophrénie, entendue de
manière extensive, est la conséquence de tout un dispositif
répressif déployé par la famille et la société. À cette
« violence originaire » font suite les processus de relégation
qui conduisent à l'institution psychiatrique. Et à leurs yeux, la
psychiatrie classique représente l'aboutissement de la chaîne,
l'ultra-répression. Les références des antipsychiatres :
Nietzsche, Kierkegaard, Heidegger, mais aussi et surtout
Sartre, à qui Laing et Cooper ont consacré un livre (Raison et
violence). Cooper est le premier à tenter une expérience en
milieu psychiatrique traditionnel. Il travaille dans un hôpital
du nord de Londres et il commence à regrouper ses patients
dans un seul pavillon. Mais l'expérience doit assez vite
s'interrompre, en raison de l'hostilité du milieu hospitalier.
Et à partir de ce moment-là, les antipsychiatres vont fonder la
Philadelphia Association afin de pouvoir créer des lieux
d'accueil originaux. Ils vont donc ouvrir plusieurs de ces
« households », dont le fameux Kingsey Hall, en 1965. Dans le
même temps, ils ont développé une réflexion politique,
nettement engagée à gauche, qui aboutira par exemple à
l'organisation, en 1967, d'un « Congrès international de
dialectique de la libération ». Laing et Cooper sont parmi les
organisateurs. Mais y participent également Gregory Bateson
et Herbert Marcuse54... En tout cas, le livre de Foucault n'a pas
échappé à l'attention de Laing et Cooper. Et c'est un
projecteur nouveau qu'ils vont braquer sur l'ouvrage, lui
conférant un sens assez différent de la manière dont il avait
été lu jusqu'ici en France. Faut-il reconnaître dans ces
nouvelles lectures politiques du livre une actualisation des
virtualités et des potentialités qu'il contenait ? Lorsqu'il
réédite son ouvrage en 1972, Foucault supprime la préface
rédigée en 1960, et après avoir longtemps hésité à en écrire
une nouvelle, pour faire le point sur son rapport avec le
mouvement antipsychiatrique, il se décide finalement à la
remplacer par une très brève « non-préface », et justifie son
refus de reformuler sa parole liminaire par le fait qu'un
auteur n'a pas à prescrire l'usage conforme d'un livre : « Un
livre, dit-il dans ce texte superbe, se produit, événement
minuscule, petit objet maniable. Il est pris dès lors dans un
jeu incessant de répétitions ; ses doubles, autour de lui, et
bien loin de lui, se mettent à fourmiller ; chaque lecture lui
donne, pour un instant, un corps impalpable et unique ; des
fragments de lui-même circulent qu'on fait valoir pour lui,
qui passent pour le contenir presque tout entier et en lesquels
il lui arrive de trouver refuge ; les commentaires le
dédoublent, autres discours où il doit enfin paraître lui-
même, avouer ce qu'il a refusé de dire, se délivrer de ce que
bruyamment il feignait d'être. » Et par conséquent, il vaut
mieux ne pas chercher « à justifier ce vieux livre ni à le
réinscrire aujourd'hui ; la série des événements auxquels il
appartient et qui sont sa vraie loi est loin d'être close55 ».
Peut-on mieux dire qu'un livre change, quand il est lu par de
nouveaux lecteurs ?
Tout comme va changer d'ailleurs l'accueil que les
médecins-psychiatres français lui ont réservé. Car ils ne
furent pas unanimes à le condamner à son apparition, à le
vouer au bûcher. Écoutons ce que Foucault lui-même en a dit :
« Parmi les médecins et les psychiatres, il y eut des réactions
diverses : un certain intérêt manifesté par quelques-uns,
d'orientation libérale et marxiste, un rejet total, en revanche,
venant d'autres, plus conservateurs56. » Foucault avait, on l'a
vu, approché, lorsqu'il était étudiant, les milieux de cette
psychiatrie progressiste, qui tentait depuis les années
d'après-guerre de renouveler discours et pratiques. Mais son
livre, bien sûr, ne coïncidait guère avec cette tentative.
Comme l'indique un historien de la psychiatrie, « les
psychiatres les plus progressistes de l'époque disposaient, ou
croyaient disposer, de leur propre formule de renouvellement
de leurs pratiques. En mettant en place la “politique de
secteur”, ils prétendaient opérer une “troisième révolution
psychiatrique” (après celle de Pinel et celle de Freud) qui
réconcilierait la psychiatrie avec son siècle en abattant les
murs de l'asile et en réorganisant l'assistance aux malades
mentaux dans la communauté au ras des besoins exprimés
par la population57 ». Cette conception est incompatible avec
les thèses de Foucault qui voit au contraire dans un tel
optimisme progressiste un nouvel avatar du positivisme,
toujours attaché à nier l'altérité fondamentale de la folie, à la
vouer au silence. Mais en tout cas, les médecins du groupe
Évolution psychiatrique semblent avoir accordé un accueil
plutôt sympathique à Folie et déraison. Leur condamnation
allait venir, à son heure, c'est-à-dire à l'heure précisément où
le livre commence à circuler plus largement et à prendre un
autre sens et une autre portée, en servant de « boîte à
outils », comme Foucault aimera à le dire, pour des
mouvements qui justement y cherchent et y prennent les
instruments d'une critique radicale des institutions
psychiatriques. Dès lors, même ceux qui avaient regardé avec
une certaine sympathie l'effort de Foucault vont réviser leur
jugement. Quand déferle depuis l'Angleterre, avec plusieurs
années de retard, la vague antipsychiatrique, ceux qui sont
visés se raidissent dans l'hostilité et prennent pour cible le
livre qu'on leur présente comme le dynamiteur de leurs
certitudes et de leurs attitudes. Ainsi de Lucien Bonnafé,
membre du Parti communiste, cité justement par Foucault
comme l'un de ceux qui avaient bien réagi à son livre au
moment de sa parution, et qui pourtant participera aux
Journées annuelles de l'Évolution psychiatrique qui vont se
tenir à Toulouse les 6 et 7 décembre 1969 pour excommunier
littéralement la « conception idéologique de l’Histoire de la
folie ». Mais Foucault n'est pas au rendez-vous que lui ont
pourtant fixé ses détracteurs. Au premier rang desquels Henri
Ey, qui déclare : « Il s'agit là d'une position psychiatricide si
lourde de conséquence pour l'idée même de l'homme que
nous eussions beaucoup désiré la présence de Michel Foucault
parmi nous. Tout à la fois pour lui rendre le juste hommage
de notre admiration pour les démarches systématiques de sa
pensée et pour contester que la “maladie mentale” puisse être
considérée comme la merveilleuse manifestation de la folie
ou plus exceptionnellement comme l'étincelle du génie
poétique, car elle est autre chose qu'un phénomène culturel.
Si certains d'entre nous, gênés par la vulnérabilité de leurs
propres positions ou séduits par les brillants paradoxes de
M. Foucault, eussent souhaité ne point affronter ce débat,
quant à moi, je regrette l'absence de ce face-à-face. Michel
Foucault, invité par mes soins, le regrette autant que nous,
comme il me l'a écrit, en s'excusant de ne pouvoir être à
Toulouse ces jours-ci. Nous ferons donc comme s'il était là. À
un débat d'idées importe peu la présence physique de ceux
qui, précisément, ne s'affrontent que par leurs idées58. » Vont
s'abattre également sur Foucault les foudres du Pr Baruk. Ce
dernier ne cessera de dénoncer, de livres en articles, et de
colloques en conférences, le rôle néfaste de Foucault, qu'il ne
considérera plus que comme l'instigateur, le père fondateur
de l'antipsychiatrie, de tout un courant de gens
« incompétents », qui travaillent à détruire la médecine
humaniste et libératrice mise en place par Pinel59.
Foucault va assumer le nouveau statut de son livre. Il va se
rapprocher des mouvements antipsychiatriques après 1968,
parfois les côtoyer. Même s'il a souvent été agacé par
l'infantilisme de certains de leurs représentants les plus
extrémistes. Ce rapprochement se fera d'ailleurs
essentiellement dans le sillage d'une autre préoccupation de
Foucault : quand il aura fondé le Groupe d'information sur les
prisons, en 1971. Mais jamais son engagement dans
l'activisme militant qui va se développer autour de l'asile ne
revêtira les formes qu'il donnera à ses interventions sur la
question pénitentiaire. Il ne prendra pas vraiment part aux
mouvements et se contentera de les accompagner d'un peu
loin, de les encourager tout au plus60. Il va tout de même
fréquenter des gens comme Cooper ou Basaglia. En 1976, il
fera inviter Cooper au Collège de France pour une série de
conférences. Il participera également à un débat avec lui, en
1977, organisé par Jean-Pierre Faye, sous l'égide de la revue
Change61. Il soutiendra les traductions françaises des livres de
Thomas Szasz, fera partie d'un groupe de critique
institutionnelle fondé par des psychiatres radicaux italiens, et
écrira une contribution pour le volume collectif Crimini di pace
pour soutenir Basaglia dans ses démêlés avec la justice
italienne. Autres participants à ce volume : Sartre, Goffman,
Chomsky62... En tout cas, Foucault s'est, peu ou prou, reconnu
dans de tels combats, puisqu'il pourra quelques années après,
à l'heure des bilans, porter au crédit des « luttes locales et
spécifiques » les « résultats importants obtenus en
psychiatrie63 ». C'est pourquoi il peut avancer l'idée que, au
fond, ce n'est pas lui ni son livre qui ont changé, mais plutôt
la définition de la politique. Et quand on lui pose la question,
au cours d'un entretien, en 1974 : « L'Histoire de la folie est
politique ? », il répond : « Oui, mais maintenant. » En effet,
explique-t-il, « la frontière politique a changé son tracé et des
sujets comme la psychiatrie, l'internement, la médicalisation
d'une population sont devenus des problèmes politiques.
Après ce qui s'est passé lors des dix dernières années, les
groupes politiques ont été obligés d'intégrer ces domaines à
leur action, et ainsi, nous nous sommes rejoints, eux et moi,
non pas parce que j'avais changé - je ne m'en vante pas, je
voudrais changer - mais parce que dans ce cas, je peux dire
avec fierté que c'est la politique qui est venue vers moi ou
plutôt qui a colonisé ces domaines qui étaient déjà quasi
politiques, mais n'étaient pas reconnus comme tels »64.

Les nouvelles significations désormais attachées à ce livre


de Foucault vont alors servir de point d'ancrage à la
cohérence qu'il va entreprendre, dans les années soixante-
dix, de donner à sa recherche passée et présente autour de la
notion de « pouvoir » et du couple « savoir-pouvoir ». Tel est
le principe d'unification sous lequel il reconsidérera sa
démarche antérieure : dans la nouvelle configuration, dit-il à
Ducio Trombadori, « tout cela émergeait comme quelque
chose écrit à l'encre sympathique et qui se met à apparaître
sur une feuille quand on met le bon réactif : c'était le mot
POUVOIR65 ».
3
Le dandy et la réforme

La thèse de Michel Foucault n'a pas attendu d'être


imprimée pour trouver des lecteurs attentifs. Le manuscrit a
d'abord circulé dans le cercle des amis et parmi ceux-ci, Louis
Althusser a évidemment été l'un des tout premiers à en
prendre connaissance. Il a lu, aimé, approuvé. Et il prête
l'ouvrage à Jules Vuillemin, qui dirige à cette époque le
département de philosophie à l'université de Clermont-
Ferrand. Althusser et Vuillemin se connaissent depuis fort
longtemps. Ils ont été reçus dans la même promotion de
l'École normale supérieure, en 1939. Leur rencontre fut très
brève à ce moment-là, puisque Althusser, plus âgé de deux
ans, a été immédiatement mobilisé et a passé cinq ans dans
un stalag. Mais les deux hommes se sont retrouvés après la
guerre. Et quand Althusser a pris les fonctions de caïman, il a
invité à plusieurs reprises Vuillemin à donner des
conférences. On l'a vu : Foucault avait déjà obtenu son poste
de Lille grâce à cette amitié entre Althusser et Vuillemin. Ce
dernier est un familier de Merleau-Ponty. Jusqu'au début des
années cinquante, il a été proche de l'existentialisme et du
marxisme. Ses deux thèses, soutenues en 1948, portent la
marque de cette double influence puisqu'elles s'intitulent :
Essai sur la signification de la mort et L'Être et le travail. Il a
collaboré aux Temps modernes où il a publié des études sur
l'esthétique. Depuis cette époque, tout en restant lié à
Merleau-Ponty, Vuillemin a beaucoup changé.
Intellectuellement d'abord : il a commencé à s'intéresser de
près à la philosophie des sciences, aux mathématiques, à la
logique... Politiquement aussi, sans doute. Mais l'estime
réciproque qui lie Althusser et Vuillemin n'a pas souffert de
leurs évolutions radicalement divergentes. Nous sommes
dans les années qui précèdent 1968 et l'université française
n'est pas encore coupée en deux par les clivages politiques et
idéologiques comme elle le deviendra par la suite.
En 1951, Jules Vuillemin a été nommé à Clermont-Ferrand.
C'est grâce à Merleau-Ponty qu'il a obtenu ce poste. L'auteur
de Humanisme et terreur aurait aimé que son disciple et ami lui
succède à Lyon, ville qu'il quittait pour venir enseigner à la
Sorbonne. Mais des rivalités universitaires ont empêché le
projet de se réaliser. Merleau-Ponty s'est alors déplacé
personnellement au ministère pour demander qu'on trouve
une chaire à Vuillemin. Quelque temps après, ce dernier est
reçu par le directeur des enseignements supérieurs qui lui
déclare : « Il y a un poste pour vous à Clermont-Ferrand. C'est
une chaire de psychologie. Mais avec une condition : vous
devez résider sur place. » Vuillemin accepte et s'installe dans
la capitale de l'Auvergne. Il arrive en même temps que
quelques autres professeurs envoyés là par le ministère qui
voudrait réveiller une université passablement assoupie.
L'historien Jacques Droz, l'helléniste Francis Vian sont du
voyage. Vuillemin assure pendant quelques années
l'enseignement de la psychologie avant d'être affecté à
l'enseignement de la philosophie et de se retrouver, par la
suite, responsable de toute la section. Universitaire
rigoureux, hanté par l'exigence de sérieux et aspirant avant
tout à la qualité de l'enseignement, il entreprend alors de
s'entourer d'une équipe brillante pour faire de son
département de philosophie une sorte de laboratoire
expérimental. Il appelle à ses côtés de jeunes collègues qu'il
va chercher dans le vivier de la rue d'Ulm. Il recrute Michel
Serres, Maurice Clavelin, Jean-Claude Pariente, Henri Joly,
Jean-Marie Beyssade... Tous feront de belles carrières : Serres,
Clavelin et Beyssade enseigneront à la Sorbonne et à
Nanterre... Joly, aujourd'hui décédé, enseignera longtemps à
Grenoble et deviendra un spécialiste respecté de la
philosophie antique. Foucault le consultera souvent lorsqu'il
écrira ses derniers livres. Pariente, qui restera à Clermont,
présidera le jury d'agrégation. Jules Vuillemin envisageait
aussi de faire venir Althusser, mais celui-ci préfère rester
dans l'espace protégé de l'École normale, en raison de sa
santé psychologique plus que fragile. Et, en 1960, le choix de
Vuillemin s'est porté sur Michel Foucault. Il vient de lire le
manuscrit de Folie et déraison et il écrit à l'auteur, à
Hambourg : « Accepteriez-vous de prendre en charge
l'enseignement de la psychologie à Clermont ? » Foucault
répond tout de suite : c'est oui. Il a envie de trouver un point
de chute en France après son long périple à l'étranger. Il
accepte d'autant plus volontiers qu'il n'aura pas l'obligation
de « résider » et qu'il pourra donc habiter Paris. Il y a bien
quelques formalités à remplir, mais tout se passe très vite et
très bien. Pour pouvoir être nommé sur un poste de
l'enseignement supérieur, il faut d'abord avoir été inscrit sur
une « liste d'aptitude ». C'est le philosophe Georges Bastide
qui a été chargé de rédiger le rapport sur la candidature de
Foucault. Le 15 juin 1960, il écrit : « Michel Foucault a déjà
produit quelques œuvres mineures : traductions d'ouvrages
allemands, essentiellement d'histoire et de méthode de la
psychologie, vulgarisation. Tout cela est d'ailleurs de bon aloi.
Mais il est certain que ce sont les thèses de ce candidat qui
constituent ses meilleurs titres. » Et de conclure : « Nous
inscrivons M. Michel Foucault sur la liste large (y a-t-il lieu de
le classer en psychologie ? En histoire des sciences ?). Cela
serait à débattre \ » Pour appuyer la candidature de Foucault,
Canguilhem ajoute à ce rapport de Bastide celui qu'il vient
tout juste de rédiger pour obtenir le permis d'imprimer de
Folie et déraison, et Hyppolite une lettre de recommandation.
Voilà, l'affaire a été rondement menée et Foucault peut être
nommé à Clermont, « à compter du 1er octobre 1960 » comme
« chargé d'enseignement sur la chaire de philosophie en
remplacement de M. Cesari en congé de longue durée », selon
la notification officielle du ministère. Puis, après le décès du
professeur, il sera promu « titulaire de la chaire de
philosophie vacante », le 1er mai 1962. Tous les actes
administratifs disent « philosophie ». Parce que, à l'époque, la
psychologie n'a pas encore conquis son statut autonome
comme discipline universitaire et elle est, tout comme la
sociologie, rattachée aux sections de philosophie. Mais c'est
bien la psychologie que Foucault devra enseigner, comme le
faisait son prédécesseur dans la chaire. Le rapport du doyen
qui demande en 1962 sa nomination comme titulaire le
précise bien : « Sa spécialité est la psychopathologie. » Et
durant tout le temps qu'il va passer à Clermont-Ferrand,
Michel Foucault sera officiellement chargé de l'enseignement
de la psychologie même si dans la réalité il s'en échappe assez
souvent (mais moins qu'on ne pourrait le croire).

C'est une vie nouvelle qui commence pour lui : de


l'automne 1960 jusqu'au printemps 1966, il fera le voyage
entre Paris et Clermont chaque semaine que compte le
calendrier universitaire, en bloquant ses cours sur une seule
journée, pour n'avoir qu'une nuit à passer à l'hôtel. Le trajet
dure six heures, et les conditions de confort sont assez
rudimentaires dans les trains de l'époque : les wagons du
« Bourbonnais » secouent tellement les passagers que les
enseignants qui viennent de Paris - on les appelle les
« spoutniks », car le terme de « turbo-prof » n'a pas encore
été inventé - ont mis au point un petit jeu qui les fait
beaucoup rire : il s'agit de réussir à boire son café sans le
renverser. Foucault a trouvé un « truc », en bloquant sa petite
cuiller, et il excelle dans cet exercice périlleux.
En ces années-là, l'université de Clermont tient tout entière
dans un immeuble de pierre blanche de l'avenue Carnot, non
loin du grand lycée Blaise-Pascal où enseigna Bergson. Le
bâtiment date de 1936, et il ressemble, époque oblige, à un
Palais de Chaillot de taille réduite. Les façades intérieures
font plutôt grise mine : dès qu'on pénètre dans la cour, tout
est triste, sombre, comme recouvert de cette poussière noire
qui semble s'être posée sur une grande partie de la ville, avec
sa cathédrale de pierre noire, ses maisons blanchâtres ornées
de bordures noires, en lave de Volvic, ce qui leur donne
l'allure de « faire-part de deuil », comme le dira Foucault
quand il les verra pour la première fois. Le département de
philosophie est installé au rez-de-chaussée du bâtiment de
l'avenue Carnot et occupe la totalité d'un petit couloir :
quelques pièces, une dizaine au plus, où sont réunis bureaux
et salles de cours. Ce couloir « appartient » à la philosophie
depuis toujours. Georges Canguilhem se souvient d'y avoir
travaillé pendant la guerre. Mais en 1963, l'équipe de
philosophes devra abandonner son territoire et émigrer dans
un baraquement préfabriqué, une de ces constructions
hideuses annoncées comme provisoires mais destinées à
durer. C'est dans cette sinistre casemate que Foucault
exposera à ses étudiants les linéaments de ce qui deviendra
Les Mots et les choses. Des étudiants qui ne sont pas très
nombreux. La section de philosophie ne compte pas plus
d'une dizaine d'inscrits. L'auditoire de Foucault sera un peu
plus fourni, puisque aux dix apprentis philosophes viennent
s'ajouter des étudiants qui veulent simplement suivre les
cours de psychologie, pour obtenir par exemple des diplômes
d'infirmière ou d'assistante sociale. Ce qui fera une trentaine
de personnes en tout.
Pendant les deux premières années de cette existence
clermontoise, Foucault va se lier d'une amitié assez étroite
avec Jules Vuillemin. Ils font de longues promenades
ensemble dans les rues de la vieille ville, ils déjeunent
souvent tous les deux ou bien avec leurs collègues du
département de philosophie. Les déjeuners et les dîners à dix
ne sont pas rares. Vuillemin et Foucault s'entendent à
merveille et évoluent comme des poissons dans l'eau dans le
petit milieu des philosophes clermontois où régnent des
rapports de sympathie et de confraternité chaleureuse.
Pourtant, beaucoup de choses devraient séparer les deux
professeurs. Vuillemin, on l'a vu, s'est orienté vers la
philosophie des sciences, il regarde vers la tradition
analytique anglo-saxonne, s'intéresse aux écrits de Bertrand
Russell, à la logique, aux mathématiques... Il publie, pendant
ces années-là, les deux volumes de sa Philosophie de l'algèbre.
Politiquement, la distance est également assez grande :
Vuillemin évolue peu à peu vers la droite, Foucault est resté,
peu ou prou, un homme de gauche. Ils discutent beaucoup et
Foucault conclut souvent leurs échanges par cette remarque :
« Au fond, tu es un anarchiste de droite, et moi un anarchiste
de gauche. » Que peut-il y avoir de commun entre cet homme
de droite qui s'intéresse à la logique et cet homme de gauche
qui écrit sur Blanchot, Roussel et Bataille ? Foucault et
Vuillemin partagent la même exigence de rigueur et l'estime
intellectuelle qu'ils se portent l'un à l'autre passe avant
toutes leurs divergences. Ils sont sur la même longueur
d'onde sur bien des points.
Ce lien va durer et va avoir des conséquences très
importantes pour la carrière de Foucault. Car, en 1962, Jules
Vuillemin quitte Clermont. Maurice Merleau-Ponty a été
emporté brutalement par une crise cardiaque et Vuillemin est
appelé à lui succéder au Collège de France. Michel Foucault a
d'ailleurs aidé à cette élection : il a demandé à Dumézil de
soutenir son collègue clermontois et lui a ainsi gagné les voix
que l'influence du mythologiste pouvait mobiliser. Vuillemin
a donc été élu. Contre Raymond Aron, qui devra attendre
plusieurs années avant de pouvoir renouveler sa candidature.
Un an après Vuillemin, ce sera au tour de Jean Hyppolite
d'entrer au Collège de France. Les deux philosophes vont
rapidement commencer les travaux d'approche et les
démarches destinées à faire accepter Foucault dans la
prestigieuse institution de la rue des Écoles. Avec l'appui, est-
il besoin de le préciser, de Georges Dumézil. Le vote aura lieu
en 1969. Mai 68 aura pourtant passé par là et durci les
oppositions entre Vuillemin et Foucault. Mais Vuillemin,
violemment hostile à la révolte étudiante - il le dira dans un
livre qui paraîtra à la fin de 1968 et qui s'intitule Rebâtir
l'université - se refusera toujours à faire passer la dissension
politique avant l'évaluation de l'œuvre.
Mais avant 68, qu'est-ce qui aurait bien pu les conduire à la
brouille ? Ou simplement à la mésentente ? Ils parlent de
politique assez souvent, c'est vrai. Mais ni l'un ni l'autre
n'appartient à un parti, ils n'ont pas d'engagement militant et
la politique est loin de structurer leurs existences et leurs
pensées. Il faut se garder, surtout, de projeter sur le Foucault
d'alors l'image du Foucault d'après. Ses collègues de l'époque
s'accordent en général pour le situer « plutôt à gauche »,
encore que cette définition ne fasse pas l'unanimité. Mais ils
le décrivent d'abord comme assez éloigné de tout
engagement militant, même s'il s'intéresse beaucoup à la
politique, et tous seront très étonnés, pour ne pas dire plus,
de son basculement vers l'extrême gauche et de ses prises de
position radicales dans les années soixante-dix. « Je n'ai
jamais réussi à y croire vraiment », dit aujourd'hui Francine
Pariente, qui fut son assistante pendant quatre ans, de 1962 à
1966. Une chose est sûre : rien ne laissait supposer une telle
évolution.
Parmi ceux qui l'ont bien connu à ce moment-là, certains
n'hésitent pas à lui accoler une autre étiquette politique :
Foucault était gaulliste, disent-ils. Jules Vuillemin récuse
cette idée. Il a suffisamment bavardé avec Foucault pour
savoir qu'il n'en est rien. Mais si certains ont pu le croire,
c'est que Foucault était resté en très bons termes avec
Étienne Burin des Roziers. L'ambassadeur de France à
Varsovie avait quitté la Pologne peu après Foucault, pour
devenir secrétaire général de l'Élysée. Un poste politique de
toute première importance : une sorte de Premier ministre de
l'ombre. Foucault ne manque pas cette occasion d'approcher
les coulisses du pouvoir et d'être reçu rue du Faubourg-Saint-
Honoré, dans le palais présidentiel. « Quand il me rendit
visite dans le courant de l'année 62, écrit Burin des Roziers,
l'avenir de notre enseignement supérieur lui tenait à cœur. Il
accepta avec empressement de rencontrer Jacques Narbonne
qui, au sein du secrétariat général, était chargé des dossiers
ayant trait à l'université2. » Jacques Narbonne le reçoit en
effet et lui demande son opinion sur une éventuelle réforme
des universités. Mais cet échange reste informel et ne donne
lieu à aucun rapport officiel. Ni officieux d'ailleurs.
Ces contacts avec le pouvoir gaulliste iront un peu plus loin
dans les années qui suivent. Quand il va être question, par
exemple, de nommer Foucault sous-directeur des
enseignements supérieurs au ministère de l'Éducation
nationale. L'affaire semble conclue et plusieurs recteurs
d'académie envoient des lettres de félicitations au nouveau
promu. Lettres prématurées ! Car la nomination de Foucault
se heurte à un front du refus. Les opposants, au premier plan
desquels le très influent doyen de la Sorbonne, Marcel Durry,
et la non moins influente Marie-Jeanne Durry, sa femme,
directrice de l'École normale supérieure de jeunes filles de
Sèvres, ont mis en avant le caractère « particulier » de la
personnalité pressentie. Entendez par là : son homosexualité.
« Vous imaginez un directeur de l'enseignement supérieur
qui serait homosexuel », s'exclament les détracteurs de
Foucault, qui n'hésitent pas à rappeler sa mésaventure
polonaise. Et Foucault n'est pas nommé. Mais l'anecdote n'est
pas sans importance. Elle dit bien quel homme était Foucault
en ces années-là : un universitaire au sens le plus classique du
terme, à qui ne répugnaient pas les fonctions politiques et
administratives de sous-directeur de l'enseignement
supérieur. Foucault, homme « académique » ? Cela peut
surprendre. Mais il ne faut pas oublier qu'il lui est arrivé de
siéger, à cette même époque, au jury d'entrée de l'École
normale supérieure de la rue d'Ulm, et au jury de sortie de
l'ENA. Oui, de l'ENA ! Cependant, on aperçoit également de
manière fort claire le rôle qu'a dû jouer l'homosexualité dans
l'écart qu'il a toujours maintenu avec l'institution, ou que
l'institution a toujours maintenu avec lui. C'est peut-être tout
l'itinéraire philosophique et politique de Foucault qui s'est
joué là. Qu'aurait donc été un Foucault haut fonctionnaire
dans un ministère ? Ou directeur de l'ORTF comme on le lui
proposera quelques années plus tard ? N'essayons pas d'écrire
le passé au conditionnel.
Et revenons plutôt à l'histoire réelle de ces années-là : en
1965, Foucault va participer à l'élaboration de la réforme
universitaire mise en chantier par Christian Fouchet, le
ministre de l'Éducation nationale. Cette réforme a été l'un des
grands projets du gaullisme et tout particulièrement de
Georges Pompidou, le Premier ministre. Un projet qui a
déchaîné les passions pendant des années. « La réforme
Fouchet-Aigrain, écrit Jean-Claude Passeron, est mise en
chantier en 1963, sur des principes de spécialisation
scientifique et professionnelle des filières, de révision des
cursus et des programmes, de contrôle du nombre et des flux
d'étudiants par la sélection à l'entrée des facultés. Ce qui en
filtre en 1964 donne le branle à un débat où entrent
immédiatement les syndicats enseignants et l'UNEF, les
cénacles de pensée (Club Jean Moulin), les revues (numéro
spécial d'Esprit de mai-juin 1964), et qui ira désormais en
s'amplifiant. C'est donc autour du projet Fouchet que se
nouera à partir de 1965 le débat qui fait entrer l'université
sous les feux de l'actualité3. »
Christian Fouchet avait en effet institué une Commission
d'étude de l'enseignement supérieur pour réfléchir sur les
problèmes d'ensemble. Ce groupe, dit « Commission des dix-
huit », s'était réuni entre les mois de novembre 1963 et de
mars 1964. C'est là que furent définis les grands principes de
la réforme. Restait à les appliquer. Et pour cela, on créa donc
une nouvelle commission, baptisée cette fois « des
enseignements littéraires et scientifiques » et mise en place
en janvier 1965. Son but : préparer les modalités concrètes de
la réforme. Parmi les membres de cette nouvelle commission
figurent des professeurs du Collège de France, Fernand
Braudel, André Lichnérowicz et Jules Vuillemin, qui
démissionnera après la première séance, plusieurs doyens,
Georges Vedel, de la faculté de droit de Paris, Marc Zamansky,
de la faculté des sciences... Il y a aussi Robert Flacelière, le
directeur de l'École normale supérieure, et des professeurs
d'université de toutes disciplines. Et parmi eux, Michel
Foucault. Comment a-t-il atterri là ? Sur la suggestion de Jean
Knapp, conseiller technique du ministre et qui fut de la même
promotion que Foucault rue d'Ulm. En 1962, Jean Knapp était
conseiller culturel à Copenhague et il avait invité Foucault à
donner une conférence sur Folie et déraison. L'ambassadeur de
France au Danemark était alors Christian Fouchet, qui avait
donc entendu des échos de la forte impression produite par
l'exposé de Foucault. Quand Christian Fouchet est nommé
ministre de l'Éducation, il nomme Jean Knapp à son cabinet et
ce dernier lui suggère le nom de Foucault pour participer à la
commission. Cela n'a pas de quoi surprendre : ce n'est ni la
première ni la dernière fois que l'on constate l'importance
des solidarités et des réseaux normaliens dans la vie
universitaire, culturelle et politique française. Foucault
accepte mais demande que Jules Vuillemin y participe
également. La première réunion de la commission se tient le
22 janvier 1965. Il y en aura environ une par mois, dans la
bibliothèque du cabinet ministériel, jusqu'au début de
l'année 1966. Foucault assiste avec beaucoup d'assiduité à
toutes ces séances de travail. Les procès-verbaux de la
commission gardent la trace de certaines de ses
interventions. Celle-ci, par exemple, le 5 avril 1965, à propos
des contenus de l'enseignement secondaire : « M. Foucault
demande que dans l'organisation des enseignements, l'accent
soit mis sur les disciplines à caractère formateur plutôt que
sur des enseignements préfigurant des enseignements
supérieurs. Il souhaite que soient approfondies les matières
fondamentales. » Ou ce jugement sur l'agrégation : elle
« n'apporte pas d'élément en ce qui concerne l'aptitude des
candidats à la recherche. Elle est essentiellement un test de
vivacité intellectuelle » ; il est cependant « d'accord pour
qu'elle conserve la forme d'un concours ». La dernière
réunion se tiendra le 17 février 1966, en présence du ministre.
À lire les comptes rendus de séance, on ne voit pas que
Foucault ait manifesté de désaccord profond avec les
orientations générales de la réforme ni avec les solutions de
synthèse adoptées après les travaux, et François Chamoux,
helléniste qui participait à la commission, confirme cette
impression qui ressort des sources écrites. Bien plus :
Foucault a rédigé plusieurs rapports pour préparer les
travaux de la commission. L'un d'eux, écrit avec François
Chamoux et daté du 31 mars 1965, s'interroge sur plusieurs
problèmes d'organisation des facultés et notamment sur le
système de la thèse de doctorat, jugé trop lourd et dépassé et
qu'il s'agirait de remplacer par un système de publications
échelonnées dans le temps : « L'achèvement de la thèse
principale ne risquerait plus d'être, ce qu'il est parfois
actuellement, le couronnement d'un si long effort que
l'auteur en est épuisé pour le reste de ses jours. » Un autre
rapport, rédigé par Foucault seul, porte sur le cursus des
études de philosophie. Foucault propose un plan détaillé de ce
qui devrait être enseigné dans les différentes années de
l'enseignement supérieur. Il suggère également un
programme en deux temps pour l'enseignement secondaire :
l'étude de la philosophie commencerait en classe de
première, avec une initiation à la psychologie et se
poursuivrait en classe de terminale avec une initiation aux
questions philosophiques proprement dites et aux apports
contemporains des sciences humaines (psychanalyse,
sociologie, linguistique...).
Parallèlement à ces réunions de la commission dans les
locaux du ministère, de très nombreuses assemblées
universitaires se tiennent un peu partout pour que la
discussion soit la plus large possible. Car les débats sont
intenses. Si tout se passe bien et dans un apparent consensus
pour les secteurs scientifiques, le projet de réforme se heurte
à de très nombreuses oppositions dans les autres disciplines.
Henri Gouhier se souvient d'un Foucault rappelant ses
collègues au réalisme, lors d'une réunion rue d'Ulm à laquelle
assistent des représentants de toutes les universités de
France : « N'oubliez pas, lance-t-il, que nous allons vers une
situation où il y aura une université par département. » Il
pense en effet qu'il conviendrait d'articuler ces facultés de
façon complémentaire dans le cadre des régions, plutôt que
de laisser se multiplier les universités locales sans moyens4.
Foucault a donc pris très au sérieux sa participation à la mise
en place de la réforme. Pendant cette année-là, il parle
beaucoup à ses étudiants des discussions qui se déroulent à
Paris. Souvent, avant le début d'un cours, il demande à ses
auditeurs : « Voulez-vous savoir où en est la réforme ? » Et
pendant vingt bonnes minutes, il leur explique quels sont les
enjeux, les problèmes soulevés, les réponses apportées.
La réforme est entrée en vigueur en 1967. Dès le mois de
décembre 1964, l'UNEF tenait meeting pour en dénoncer les
grandes lignes. En mars 1966, le SNESup organise trois jours
de grève pour protester contre les conclusions des
commissions et du ministère. Un mouvement largement suivi,
selon les comptes rendus du Monde. Doit-on voir dans cette
« réforme Fouchet », comme on l'a souvent dit par la suite,
l'un des principaux déclencheurs de mai 68 ? L'explication est
assurément trop simple pour rendre compte d'un phénomène
aussi complexe. Mais il est assez amusant de penser que
Foucault a participé à son élaboration.

*
Il y a pourtant une étiquette politique sur laquelle tout le
monde s'accorde : Foucault était violemment
anticommuniste. Depuis qu'il a quitté le Parti communiste et
surtout depuis qu'il a vécu en Pologne, Foucault a développé
une haine féroce de tout ce qui peut évoquer le communisme,
de près ou de loin. Les avatars de la vie universitaire
clermontoise vont lui donner l'occasion de le manifester.
Lorsque Jules Vuillemin est élu au Collège de France, il se
demande qui pourrait le remplacer. Foucault suggère le nom
de Deleuze. Foucault et Deleuze ne se sont pas vus depuis le
dîner lillois, presque dix ans auparavant. Mais Deleuze vient
de publier un livre qui a évidemment attiré l'attention de
Foucault. Deleuze est à l'époque un historien de la
philosophie d'un style assez classique, même si l'on voit déjà
poindre l'originalité qui éclatera dans son œuvre ultérieure. Il
n'a publié qu'un petit livre sur Hume quand paraît son étude
sur Nietzsche et la philosophie, fort remarquée dans les milieux
professionnels et qui passionne Foucault. Vuillemin est
parfaitement d'accord avec cette suggestion ; il écrit à
Deleuze, qui se remet d'une grave maladie à la campagne,
dans le Limousin tout proche. Quelque temps après, le voilà
qui arrive à Clermont pour passer la journée avec Foucault et
Vuillemin. La rencontre se passe très bien, et tout le monde
est très content. La candidature de Deleuze a fait l'unanimité
au département de philosophie, Vuillemin la fera également
approuver par un vote unanime du Conseil de faculté... Mais
le poste va pourtant échapper au candidat ainsi plébiscité. Un
autre postulant a le soutien du ministère : la chaire sera
attribuée à Roger Garaudy, membre du Bureau politique du
Parti communiste. Il a été pendant très longtemps le gardien
de l'orthodoxie théorique marxiste aux plus beaux temps de
la vulgate stalinienne. Pourquoi le ministre intervient-il en sa
faveur et l'impose-t-il aux Clermontois qui n'en veulent pas ?
À la demande expresse du Premier ministre, Georges
Pompidou, affirment les rumeurs. Pour le prix de quelles
tractations ? Mystère. Le doyen de la faculté proteste
officiellement. Rien n'y fera. Garaudy est nommé et s'installe
à Clermont. Pour son malheur ! Car il doit affronter l'hostilité
intransigeante de Foucault. Après le départ de Vuillemin et
l'échec de Deleuze, Foucault cherche à quitter Clermont, mais
auparavant, il se lance dans une guerre d'usure contre
Garaudy, une guerre d'autant plus efficace qu'il a pris la
relève de Vuillemin comme directeur de la section de
philosophie. Il se saisit de toutes les occasions, de tous les
prétextes pour laisser libre cours à sa haine. Une haine
féroce. Inlassable. Garaudy essaie d'arranger les choses. Un
soir, il sonne chez Foucault, à Paris, et lui demande une
entrevue. Foucault veut lui claquer la porte au nez. Garaudy
la retient du pied et insiste. La confrontation se termine dans
un flot d'injures. Les motivations de Foucault sont de deux
ordres. D'une part, il tempête contre la « nullité
intellectuelle » du nouveau professeur. « Ce n'est pas un
philosophe, répète-t-il à qui veut l'entendre, nous n'avons pas
besoin de lui ici. » C'est la raison officielle qu'il met en avant
dans ses vitupérations publiques. D'autre part, il ne cache pas
à ses proches l'autre raison qui le fait agir ainsi : le dégoût
profond que lui inspire ce triste représentant du stalinisme à
la française, qui officiait déjà au premier plan lorsque lui-
même avait été pour un temps capté par l'influence marxiste
et le mouvement d'adhésion au Parti communiste. Foucault a
un compte à régler avec Garaudy. Et il va le régler.
Garaudy doit subir tous les sarcasmes, toutes les
imprécations que le génie de son directeur invente contre lui.
Il doit supporter ses colères aussi. Fait-il une faute
d'orthographe dans une bibliographie ? Il se voit
immédiatement convoqué par Foucault qui fustige son
incompétence. La vie du département de philosophie est
émaillée d'incidents de ce genre. Le conflit atteint son point
culminant lorsque Garaudy se trompe assez grossièrement en
donnant un sujet de recherche à une étudiante : il lui
demande de traduire du latin les Pensées de Marc Aurèle. Qui
sont en grec. La scène a eu un témoin, puisque Michel Serres
partage le bureau de Garaudy. Il raconte l'histoire à Foucault,
qui se déchaîne littéralement, traite Garaudy de tous les
noms, le menace même du tribunal administratif pour faute
professionnelle... Et l'apparatchik stalinien, qui a pourtant dû
en voir bien d'autres au cours de sa vie militante, cède devant
les assauts répétés et de plus en plus violents de Foucault. Il
demande sa mutation sur « tout autre poste équivalent ».
Deux ans après le coup de force du ministère, il quitte la ville
pour aller enseigner à Poitiers. Foucault jubile. Il a gagné
contre un ennemi. Dans le même mouvement, il a gagné un
ami. Car c'est de ce moment-là que datent ses relations avec
Deleuze, qui a finalement été nommé à Lyon. Ils se voient
régulièrement quand Deleuze vient à Paris. Et sans pour
autant devenir des intimes, leurs liens sont assez forts pour
que Foucault prête à plusieurs reprises son appartement à
Deleuze et à sa femme lorsqu'il est absent.
Pendant ses années clermontoises, Foucault se lie
également d'amitié avec Michel Serres. Ce dernier travaille
sur Leibniz et possède une culture scientifique peu courante
chez les philosophes. Il discute avec Foucault de bien des
passages qui s'élaborent pour Les Mots et les choses. Foucault
lui soumet ses hypothèses, ses découvertes, ses intuitions... Et
Serres les examine, les commente, les critique. Ils passent des
heures à travailler ainsi. Ils se perdront de vue quand
Foucault quittera Clermont et ne se retrouveront qu'en 1969 à
Vincennes.
*
C'est un « dandy » - le mot peut surprendre, mais il revient
sans cesse dans les témoignages des collègues et des étudiants
-, c'est un dandy qui vient chaque semaine donner ses cours à
Clermont. Il est habillé d'un costume de velours noir, de pulls
à col roulé blancs... Ceux qui l'ont côtoyé à l'époque de l'École
normale ne reconnaissent pas l'adolescent tourmenté,
maladif, mal dans sa peau dont ils avaient gardé le souvenir.
Cinq ou six années ont passé, pendant lesquelles ils ont perdu
de vue leur ancien camarade. Ils savaient qu'il était à
l'étranger, qu'il préparait sa thèse, s'apprêtait à la soutenir...
et ils retrouvent après cette longue absence un Foucault
transformé, un homme épanoui, détendu, rieur. Un homme
qui a gardé son goût du sarcasme et de la provocation, mais
qui l'a intégré dans un personnage qui, pour être toujours
énigmatique aux yeux de beaucoup, paraît au moins
réconcilié avec lui-même et avec les autres.
Michel Foucault a organisé son travail afin d'éviter toutes
les choses qui l'ennuient. En 1962, il a recruté deux
assistantes, Nelly Viallaneix et Francine Pariente, les
« Foucault's sisters » comme on va bientôt les appeler à la fac,
qui vont se charger des cours de psychologie sociale et de
psychologie de l'enfant, deux matières que Foucault déteste
enseigner. Il a gardé le cours de « psychologie générale ». Un
terme assez vague dans lequel il fait entrer ce que bon lui
semble. N'a-t-il pas prévenu ses étudiants d'entrée de jeu :
« La psychologie générale, comme tout ce qui est général, ça
n'existe pas. » Aussi peut-il parler très longuement du
langage et de l'histoire des théories linguistiques aussi bien
que de la psychanalyse. Un jour, il déclare à Francine
Pariente : « Cette année, je ferai cours sur l'histoire du
droit », et il mènera à bien ce projet. Son travail sur la folie
est encore tout proche et il est déjà engagé sur la voie de ses
livres futurs. De 1960 à 1966, ses cours portent en
permanence la marque de cette tension entre ce qui a été fait
et ce qui le sera, entre le passé et l'avenir, entre la recherche
publiée et l'œuvre en gestation. Ce qui pourrait indiquer que
l'intuition profonde de sa pensée est fortement unitaire,
même si les expressions successives ont trouvé des formes
différenciées. Il donne aussi un cours sur la sexualité, à partir
d'un exposé sur Freud et la théorie de la sexualité infantile. Il
ne cache pas qu'il envisage d'écrire un ouvrage sur la
question dans la lignée de son Histoire de la folie. Lorsqu'il
publiera, en 1976, le volume inaugural d'une vaste entreprise
annoncée sous le titre général d'Histoire de la sexualité,
immédiatement après avoir publié Surveiller et punir, de
nombreuses questions lui seront posées sur le passage d'une
recherche à l'autre, et sur ce qui les lie entre elles. En fait, ces
préoccupations cohabitent déjà dans les années soixante. Ses
cours en sont la manifestation, qui passent de la sexualité au
droit et du droit à la sexualité. L'enseignement de Foucault
donne une large place à la psychanalyse. Foucault a renié
Marx, depuis fort longtemps, mais il reste très attaché à
Freud, Il commente toujours les Cinq Psychanalyses et
VInterprétation des rêves. Il cite souvent Lacan et recommande
à ses étudiants de lire ses articles parus dans la revue
Psychanalyse. Mais comme il est professeur de psychologie, il
n'oublie pas d'offrir à ses élèves un long apprentissage des
tests de Rorschach, auxquels il consacre, pendant plusieurs
années, une à deux heures de cours par semaine. De même
qu'il s'arrête longuement sur les « théories actuelles de la
perception et de la sensation », Il faut insister sur un point :
tous les cours de Foucault sont extrêmement pédagogiques. Il
ne faut pas imaginer de grandes tirades inspirées survolant la
tête des auditeurs, ni même des propos trop difficiles pour
eux. Nous ne sommes plus à Uppsala ! Cela n'a rien à voir non
plus avec ce que seront les cours du Collège de France, dont la
fonction est justement d'exposer, de mettre au banc d'essai,
une recherche nouvelle. À Clermont, Foucault suit presque
toujours le programme fixé, il définit les notions, il présente
les différentes théories, donne des résumés synthétiques. Il
suffit de lire les notes prises par ses étudiants pour s'en
convaincre : tout est organisé en paragraphes, avec des petits
schémas explicatifs. Son cours est scolaire, au bon sens du
terme, et malgré la distance qu'il affiche avec le rôle du
professeur, malgré les libertés qu'il prend avec les normes
universitaires, il reste un enseignant assez traditionnel. C'est
un véritable travail d'initiation qu'il offre à ses élèves, de
manière simple et précise. Certes, il utilise le matériau qu'il
manipule pour les livres en chantier, et par exemple son
cours sur les « problèmes contemporains du langage »
mobilise bien des thèmes que l'on retrouvera dans Les Mots et
les choses, mais il ne mélange pas les deux activités, il ne
confond pas les publics de ses deux registres de discours :
l'enseignement et l'écriture.
Michel Foucault a la réputation d'être souvent absent.
Quand il demande au secrétariat d'afficher que son cours aura
lieu tel jour, une main malicieuse ajoute :
« Exceptionnellement »5. Mais il est un enseignant qui
fascine. Il marche de long en large sur l'estrade, il parle sans
s'arrêter et ne revient que rarement au paquet de fiches qu'il
a posé sur le bureau : un bref coup d'œil, et sa voix s'élève à
nouveau, reprend son rythme rapide, saccadé, avec des fins
de phrase où elle semble s'envoler sur la courbe mélodique
d'une interrogation, pour redescendre avec les inflexions
assurées de la réponse aux problèmes évoqués. Foucault aime
à déconcerter ses étudiants. Pendant le cours, il s'interrompt
tout à coup et leur demande : « Voulez-vous savoir ce qu'est
le structuralisme ? » Et comme personne n'ose répondre, il
laisse passer quelques minutes de silence et se lance dans une
longue explication qui laisse ses auditeurs ébahis. Puis il
reprend le fil de son propos, abandonné vingt minutes plus
tôt. Le cours que redoutent le plus les étudiants - car ils sont
fascinés, mais toujours un peu inquiets - c'est celui que leur
professeur consacre au Rorschach, qui a lieu le soir - le matin,
il a parlé sur le droit ou la sexualité, et au début de l'après-
midi, sur la psychanalyse, le langage ou les sciences
humaines. Foucault répartit ses élèves en groupes de sept. Et
comme il reste toujours deux ou trois personnes en
surnombre, il les installe à l'écart. Et tout au long du cours,
sur ces exilés qu'il appelle les « bédouins », il s'ingénie à faire
pleuvoir des rafales de questions. En ricanant lorsque la
réponse est fausse. En approuvant, lorsque la réponse est
juste, de ce commentaire narquois : « Un susucre pour
mademoiselle Unetelle. » Pour les étudiants, la chose est
claire et le salut tout indiqué : il faut tout faire pour échapper
à la condition de « bédouin ». Mais comment échapper aux
sujets de dissertation ? Dieu sait qu'ils ne sont pas faciles. Par
exemple celui-ci : « La famille névrotique, c'est-à-dire la
famille tout court. » Personne n'osera s'aventurer sur ce
terrain instable et Foucault n'aura aucun devoir à corriger :
tout le monde s'est dérobé. Plus redoutée encore est l'épreuve
orale pour l'examen de fin d'année. À une étudiante déjà
paralysée par la timidité, il demande - c'est le sujet de
l'interrogation : « Qu'est-ce que vous voulez faire quand vous
serez grande ? » L'étudiante commence à élaborer une
réponse et Foucault l'interrompt au bout de quelques
minutes : « Pouvez-vous me citer cinq cas de névrose décrits
par Freud ? » Elle s'exécute et l'examen est terminé.
Malgré tout, les étudiants aiment et admirent leur
professeur. Ils viennent bavarder avec lui après les cours, ils
le raccompagnent à la gare, prennent un dernier verre au
café avant de le laisser partir... Lors de sa dernière année
clermontoise, Foucault est applaudi à la fin de chaque heure.
Ce que, de mémoire d'Auvergnat, on n'avait jamais vu. Et
qu'on n'a pas revu depuis.

Les manières de Foucault, son allure, ses rapports bizarres


avec les étudiants, ses notations qu'on soupçonne d'être à la
tête du client... n'ont pas l'heur de plaire à tous ses collègues.
S'il est très apprécié au département de philosophie, Foucault
n'a pas que des amis dans le reste de la faculté. Pour certains,
il est l'incarnation du « diable », ni plus ni moins. Et, comme
on peut l'imaginer, tel qu'on le connaît, il ne se prive pas de
jouer de cette image : à son côté « dandy » déjà évoqué, il faut
ajouter le rire « sardonique », 1'« arrogance » toujours et
partout affichée, les comportements « excentriques » aussi -
ce sont les témoins qui parlent ainsi -, tout contribue à
dérouter la petite faculté très provinciale, à focaliser sur lui
une rancœur contre les « intellectuels parisiens ».
« Intellectuel parisien » ! Voilà bien le problème. Il habite
Paris - il s'est installé rue du Docteur-Finlay, dans le
15e arrondissement -, il fréquente les milieux littéraires
d'avant-garde, collabore à différentes revues, Critique, Tel
Quel, la NRF... dans lesquelles il écrit sur Bataille, Blanchot,
Klossowski... En fait, il ne semble pas être vraiment la
personne idoine pour venir enseigner dans cet endroit retiré,
lointain. Peut-être ses étudiants, les autres professeurs
seraient-ils moins étonnés si les choses se passaient
aujourd'hui ? Mais avant 1968, la présence de Foucault
choque autant qu'elle séduit. En dehors d'un petit groupe de
collègues et d'amis, Foucault est assez mal vu, voire
sévèrement critiqué, et même, souvent, détesté.

*
Est-ce parce qu'il en avait assez d'enseigner la
psychologie ? Est-ce parce qu'il se sentait mal à l'aise dans ce
monde un peu étriqué ? Ou tout simplement, comme le dit un
de ses amis, « parce qu'il ne tenait pas en place » ? Toutes ces
raisons se confondent peut-être pour aboutir à son départ de
Clermont, à la fin de l'année scolaire 1965-1966. En tout cas, il
avait déjà essayé d'échapper à plusieurs reprises à ce cadre
universitaire un peu étouffant. En 1963, il était sur le point
d'être nommé directeur de l'institut culturel français de
Tokyo. Mais il a cédé aux exhortations du doyen de la faculté
qui lui a demandé de rester. Ce dernier a écrit au ministère, le
2 septembre, pour qu'on ne le prive pas de son professeur :
« Le départ de M. Foucault causerait actuellement un très
grave préjudice à notre faculté. Non seulement il ne serait pas
possible de le remplacer pour la prochaine rentrée
universitaire mais la situation extrêmement critique de la
section de philosophie de Clermont - situation dont j'ai eu à
vous rendre compte plusieurs fois - exige le maintien du
directeur de la section pour l'année prochaine. J'ajoute
subsidiairement que M. Foucault en sa qualité de psychologue
est le seul qui puisse mener à bien la réorganisation de
l'institut de psychologie appliquée que nous avons entreprise.
Dans ces conditions, j'ai pris la responsabilité de presser très
vivement M. Foucault de décliner l'offre qu'il a reçue. Avec un
désintéressement dont je lui suis très reconnaissant, il a bien
voulu admettre le bien-fondé des arguments que je lui ai
donnés. »
En 1965, Foucault envisage à nouveau de quitter Clermont :
le sociologue Georges Gurvitch lui a suggéré d'être candidat à
la Sorbonne et se propose de le soutenir. Mais Canguilhem
conseille à Foucault de n'en rien faire car la situation se
présente plutôt mal : Foucault aura contre lui la majorité de
la section de philosophie, qui regroupe aussi bien les
philosophes que les sociologues et psychologues. D'une part,
la Sorbonne ne semble guère prête à accueillir Foucault et,
d'autre part, Gurvitch n'est pas tellement apprécié de ses
collègues qui ne détesteraient pas lui jouer un mauvais tour
en refusant le candidat qu'il mettrait en avant. Foucault
renonce à poser sa candidature. Et il envoie une longue lettre
à Georges Canguilhem pour le remercier de lui avoir ouvert
les yeux : « Vous m'avez rendu profondément “service”,
comme on dit d'un mot curieux, en m'empêchant de faire la
bêtise à laquelle Gurvitch me poussait. C'est pour moi,
maintenant, et grâce à vous, d'une clarté aveuglante. »
Foucault restera donc à Clermont. Mais il ira demander à
plusieurs reprises à Jean Sirinelli, le chef du service de
l'enseignement français à l'étranger, de lui dénicher un poste.
Foucault a connu Sirinelli rue d'Ulm, quand tous deux
donnaient des cours, au début des années cinquante. Sirinelli
est, en outre, un ami de Barthes. Tout se passe donc sans
problème. Simplement, Sirinelli ne voit pas quel public
Foucault pourrait trouver au Congo-Kinshasa, dont
l'université est toujours sous la coupe des professeurs
catholiques de Louvain, et il déconseille très vivement à
Foucault de s'y installer, comme il semble en avoir le désir.
Foucault n'ira pas vivre non plus au Brésil : il y séjourne
deux mois, en 1965, à l'invitation de Gérard Lebrun, qui a été
son élève rue d'Ulm en 1954, et qui s'est installé depuis lors à
Sâo Paulo. Foucault y donne une série de conférences. Non,
décidément, Foucault ne tient pas en place. En 1966, il obtient
son détachement pour Tunis. Les Mots et les choses viennent de
paraître et connaissent un succès retentissant et tout à fait
inattendu. C'est dans le vacarme qui accompagne la sortie de
ce livre dont ses étudiants clermontois auront eu la primeur
que Michel Foucault fait ses adieux à la ville.
4
Ouvrir les corps

Accaparé par la rédaction de Folie et déraison, Michel


Foucault n'avait rien fait paraître pendant les quelques
années qu'ont duré ses séjours en Suède, en Pologne et en
Allemagne. À peine réinstallé en France, il multiplie les livres
et les projets de livres, les articles et les préfaces... Un
mouvement multiforme et ascendant, qui va connaître son
apothéose avec Les Mots et les choses en 1966, juste avant son
départ pour Tunis.
D'abord, il y a les projets. Ils furent nombreux. Le premier
d'entre eux était une suite directe à son Histoire de la folie.
Pierre Nora, qui travaillait à l'époque aux éditions Julliard,
voulait lancer une nouvelle collection, « Archives », en
demandant à des historiens de réunir et commenter des
documents sur un sujet ou une époque donnés. Il a lu Folie et
déraison et il a écrit à Foucault. Pierre Nora se souvient de leur
première rencontre : Foucault est « habillé tout en noir », il
« porte un chapeau de notaire », des « boutons de manchette
en or » (le même homme que l'on regarde comme un
« dandy » à Clermont-Ferrand ne produit évidemment pas la
même impression sur ce représentant typique de la
bourgeoisie parisienne et mondaine qu'est Nora)... Toujours
est-il que Foucault accepte la suggestion de l'éditeur. Il
envisage de présenter des textes sur les « embastillés ».
L'ouvrage est annoncé, dans la liste des titres « à paraître »
qui figure dans les premiers volumes de la série : « Les Fous.
Michel Foucault raconte du xvne au xixe siècle, de la Bastille à
Sainte-Anne, le voyage au bout de la nuit. » « À paraître »... Mais
il ne paraîtra pas. D'autres projets naîtront, qui s'évanouiront
eux aussi, avant de resurgir plus tard, sous d'autres formes.
Comme cette Histoire de l'hystérie, pour laquelle il signe un
contrat, en février 1964, avec les éditions Flammarion et la
« Nouvelle Bibliothèque scientifique » qu'y dirige Fernand
Braudel. Le grand historien, on l'a vu, n'avait pas été long à
reconnaître le talent du jeune philosophe. Date prévue pour
la remise du manuscrit : automne 1965. Mais très vite,
Foucault modifie son projet et signe un nouveau contrat, pour
un tout autre livre : cette fois, il s'agit d'étudier L'Idée de
décadence. Seul point commun entre ces deux textes : aucun
des deux ne verra le jour.
Pourtant, Foucault ne ménage pas sa peine. En 1963, il
publie deux ouvrages fort différents. Il s'agit de son étude sur
Raymond Roussel, qui paraît chez Gallimard, dans la
collection « Le Chemin » qu'y dirige Georges Lambrichs, et de
Naissance de la clinique. Il est heureux de les faire paraître en
même temps. Pour manifester l'égale importance des deux
centres d'intérêt qui mobilisent son attention ? Ou plus
profondément pour montrer qu'il parle ici et là de la même
chose ?
Le livre sur Roussel fait partie d'un ensemble. On pourrait
même parler d'un « cycle littéraire », comme il y aura, dans
les années soixante-dix, un « cycle carcéral », avec, rayonnant
autour d'un livre, une constellation d'articles, préfaces,
interviews... : entre 1962 et 1966, Foucault publie une série de
textes sur des écrivains. Mais s'il est impossible d'isoler le
« cas Roussel » de cette succession d'études, c'est tout de
même le seul auteur auquel il ait jamais consacré un livre. Et
non seulement cet auteur n'est pas un philosophe, mais il est
le moins philosophe des écrivains qu'il admire. Et assurément
le plus énigmatique, le plus ésotérique. Un poète et
dramaturge presque inconnu à l'époque, et que les
romanciers d'avant-garde redécouvraient comme un de leurs
précurseurs, guidés en cela par les Biffures de Michel Leiris.
Dans le premier volume de son autobiographie, paru en 1948,
celui-ci évoque longuement le souvenir de Roussel, qu'il a très
bien connu. Mais Foucault, pourquoi et comment a-t-il
découvert Roussel ? Par hasard, expliquera-t-il, dans une
interview destinée à servir de postface à l'édition américaine
de son livre, en 1983 : « Je me souviens de la manière dont je
l'ai découvert : c'était à une époque où je vivais en Suède et je
venais en France pendant l'été simplement pour les vacances.
Un jour, je me suis rendu à la librairie José-Corti pour acheter
je ne sais quel livre. José Corti en personne était là, assis
derrière une grande table, superbe vieillard. Il était en train
de parler avec un ami. Alors que j'attendais patiemment qu'il
ait fini sa conversation, mon regard a été attiré par une série
de livres dont la couleur jaune, un peu vieillotte, était la
couleur traditionnelle des vieilles maisons d'édition de la fin
du siècle dernier, bref des livres comme on n'en fait plus. Il
s'agissait d'ouvrages publiés par la librairie Lemerre. J'ai pris
un de ces livres par curiosité pour voir ce que José Corti
pouvait bien vendre de ce fonds Lemerre, aujourd'hui bien
vieillot, et je suis tombé sur un auteur dont je n'avais jamais
entendu parler : Raymond Roussel. Le livre s'appelait La Vue.
Dès les premières lignes, j'y perçus une prose extrêmement
belle et étrangement proche de celle de Robbe-Grillet, qui à
l'époque venait juste de commencer à publier. J'ai fait une
sorte de rapprochement entre La Vue et Robbe-Grillet en
général, surtout Le Voyeur. Quand José Corti a fini sa
conversation, je lui ai demandé timidement qui était ce
Raymond Roussel. Alors il m'a regardé avec une générosité
apitoyée et il m'a dit : “Mais enfin, Roussel...” J'ai compris que
j'aurais dû savoir qui était Raymond Roussel et je lui ai
demandé toujours aussi timidement si je pouvais acheter ce
livre, puisqu'il le vendait. J'ai été surpris ou déçu de voir que
c'était tout de même très cher. Je crois d'ailleurs que José
Corti a dû me dire ce jour-là : “Mais vous devriez aussi lire
Commentj'ai écrit certains de mes livres.” Par la suite, j'ai acheté
un peu systématiquement, mais lentement, les livres de
Raymond Roussel et cela m'a prodigieusement intéressé : j'ai
été envoûté par cette prose, à laquelle j'ai trouvé une beauté
intrinsèque, avant même de savoir ce qu'il y avait derrière. Et
quand j'ai découvert les procédés et les techniques d'écriture
de Raymond Roussel, sans doute un certain côté obsessionnel
en moi a été une seconde fois séduit \ »
Raymond Roussel était né en 1877, à Paris. Il avait
commencé des études musicales, quand il a tout abandonné, à
dix-sept ans, pour s'enfermer avec de l'encre et du papier, et
se lancer dans l'écriture. En laissant rayonner autour de lui la
gloire solaire et brûlante qu'il éprouvait en lui, sans nul
besoin des autres pour la reconnaître, comme il ne cessera de
le proclamer. Son cas fascine l'éminent psychiatre Pierre
Janet qui analyse les illuminations de Roussel dans son livre
De l'angoisse à l'extase, et compare cette exaltation littéraire à
une extase religieuse. En 1897, Roussel a publié La Doublure,
un long poème qui raconte la vie d'un acteur de
remplacement. Puis ce sera La Vue, qui décrit un paysage
visible seulement de celui qui approche son œil de la surface
sur laquelle il est gravé. Comme le dit Hubert Juin dans sa
présentation de Commentj'ai écrit certains de mes livres, Roussel
est seul face à son poème, qui ne doit plus rien au monde
extérieur2. Seul aussi, avec ses romans, écrits grâce aux
procédés dont il donnera la clé dans cet ouvrage posthume :
le premier s'intitule les Impressions d'Afrique, en 1910 ; puis, il
y aura les Nouvelles Impressions d'Afrique écrites au cours d'un
voyage vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande, pendant lequel
Roussel refusera obstinément de regarder les paysages,
enfermé dans la cabine du bateau, tous les rideaux baissés. Il
écrit aussi pour le théâtre, et ses pièces connaissent des
échecs retentissants ou bien provoquent des chahuts
monstres, qui lui valent le soutien des surréalistes... Après sa
mort, il tombera dans un oubli presque total, jusqu'au jour où
Leiris rallumera cette flamme trop vite éteinte. Jusqu'au jour
aussi où les « rayonnements de la gloire » ont attiré le regard
d'un jeune philosophe, exilé en Suède et de passage à Paris,
en train d'écrire un livre dans lequel il veut rendre la parole à
tous ceux qui ont traversé l'expérience de la folie. Quelle
fascination dut éprouver Foucault en apprenant que Roussel
avait été le patient de Pierre Janet. Et qu'il avait choisi, en
1933, pour y suivre une cure de désintoxication et s'y faire
soigner, la clinique de Binswanger à Kreuzlingen, mais que,
avant d'aller en Suisse, il avait voulu s'arrêter à Palerme, où
on l'avait retrouvé mort, dans sa chambre d'hôtel. S'est-il
suicidé, comme le dira la version officielle ? Ou fut-il
assassiné par un amant de passage, comme le pensent
certains ? Foucault, pour sa part, admet la thèse du suicide
(ou, en tout cas, celle de la volonté de mourir, dans la mesure
où, s'il évoque au passage un possible assassinat, c'est en
l'interprétant comme une variante du suicide : Roussel se
serait installé à Palerme, dit-il, « pour se tuer ou se faire
tuer3 ») et son livre s'ouvre et se referme précisément sur le
cérémonial imaginé par Roussel : se préparer à la mort et
envoyer à son éditeur un ouvrage qui explique comment il a
écrit ses livres. Foucault parle aussi du suicide de Roussel
dans l'article qu'il fera paraître dans Le Monde en 19644.
D'ailleurs, hormis ce commerce de l'écriture avec la mort,
mis en scène par Roussel dans ce geste étrange, le livre de
Foucault s'intéresse fort peu aux données biographiques.
Seuls le retiennent les mécanismes littéraires, les procédés et
les jeux de langage mis en œuvre par Roussel. Toute cette
machinerie décrite dans Comment j'ai écrit... et qui pourrait
faire proliférer le langage à l'infini. « Roussel a inventé des
machines à langage, qui n'ont sans doute, en dehors du
procédé, aucun autre secret que le visible et profond rapport
que tout langage entretient, dénoue et reprend avec la
mort5. »

Avant de commencer ce livre, Michel Foucault a rendu


visite à Michel Leiris, pour lui demander des informations sur
l'auteur et sur l'œuvre. Mais Leiris ne sera guère convaincu
par les analyses du philosophe : « Il prête trop d'idées
philosophiques à Roussel, qui n'en avait aucune »,
commentera-t-il dans l'entretien que j'eus avec lui pour
préparer le présent ouvrage. En ajoutant que c'est pour se
démarquer de ce Roussel imaginé par Foucault qu'il a donné
pour titre au recueil de ses propres articles : Roussel l'ingénu 6.
Robbe-Grillet ne sera guère plus enthousiaste. Il écrira un
long article sur Roussel, à l'occasion de la sortie du livre de
Foucault, mais il s'arrange pour ne rien dire du « passionnant
essai » de celui-ci, mentionné en une seule phrase comme un
des signes de l'intérêt porté à cet « ancêtre direct du roman
moderne », et avant d'avancer son propre commentaire sur
l'œuvre de Roussel7. Il admet volontiers qu'il n'avait pas
beaucoup aimé les analyses de Foucault. En revanche,
Blanchot évoque « l'œuvre de Roussel, telle que nous l'a
rendue à nouveau parlante le livre de Michel Foucault ». Et il
cite avec admiration cette phrase de Foucault, où il retrouve
l'écho et le miroir des thèmes qui ont traversé sa propre
recherche : « Ce creux solaire est l'espace du langage de
Roussel, le vide d'où il parle, l'absence par laquelle l'œuvre et
la folie communiquent et s'excluent. Et ce vide, je ne
l'entends pas par métaphore : il s'agit de la carence des mots
qui sont moins nombreux que les choses qu'ils désignent, et
doivent à cette économie de vouloir dire quelque chose8. »
Mais pour avoir célébré Roussel, Foucault n'oublie pas les
écrivains qui ont précédé dans son cœur l'auteur des
Impressions d'Afrique. Il écrira par exemple un très long article
à la mort de Bataille, « Préface à la transgression », qui paraît
dans un numéro spécial de la revue Critique. Bataille avait été
le fondateur de la revue, et l'on retrouve au sommaire pour
lui rendre hommage, à l'invitation de Jean Piel : Michel Leiris,
Alfred Métraux, Raymond Queneau, Maurice Blanchot, Pierre
Klossowski, Roland Barthes, Jean Wahl, Philippe Sollers,
André Masson... Dans ce texte, Foucault réaffirme les raisons
profondes de son intérêt - de sa passion - pour ses écrivains
de prédilection découverts dix ou quinze ans auparavant :
« Pour nous éveiller du sommeil mêlé de la dialectique et de
l'anthropologie, il a fallu les figures nietzschéennes du
tragique et de Dionysos, de la mort de Dieu, du marteau du
philosophe, du surhomme qui approche à pas de colombe, et
du Retour. Mais pourquoi le langage discursif se trouve-t-il si
démuni de nos jours, quand il s'agit de maintenir présentes
ces figures et de se maintenir en elles ? Pourquoi est-il devant
elles réduit, ou presque, au mutisme, et comme contraint,
pour qu'elles continuent à trouver leurs mots, de céder la
parole à ces formes extrêmes de langage dont Bataille,
Blanchot, Klossowski ont fait les demeures, pour l'instant, et
les sommets de la pensée9 ? » Pour Foucault, la force et la
violence libératrice de l'œuvre de Bataille, c'est d'avoir
dynamité le langage philosophique traditionnel en
pulvérisant l'idée de sujet parlant : « C'est l'inverse
exactement du mouvement qui a soutenu, depuis Socrate sans
doute, la sagesse occidentale : à cette sagesse le langage
philosophique promettait l'unité sereine d'une subjectivité
qui triompherait en lui, s'étant par lui et à travers lui
entièrement constituée. » Tandis que Bataille définit peut-
être « l'espace d'une expérience où le sujet qui parle, au lieu
de s'exprimer, s'expose, va à la rencontre de sa propre
finitude et sous chaque mot se trouve renvoyé à sa propre
mort10 ». Il n'est pas accessoire de souligner que, dans cet
article écrit par Foucault en 1963, apparaissent les esquisses
d'une archéologie de la sexualité. Mais nous sommes loin de
ce qui deviendra La Volonté de savoir, puisque Foucault pense
encore dans les termes de l'interdit et de la transgression :
« La découverte de la sexualité, le ciel d'irréalité indéfinie où
Sade, d'entrée de jeu, l'a placée, les formes systématiques
d'interdit où on sait maintenant qu'elle est prise, la
transgression dont elle est dans toutes les cultures l'objet et
l'instrument, indiquent d'une façon assez impérieuse
l'impossibilité de prêter à l'expérience majeure qu'elle
constitue pour nous un langage comme celui millénaire de la
dialectique n. »
Foucault rédigera aussi la « présentation » des Œuvres
complètes de Bataille, dont le premier volume paraîtra en 1970
chez Gallimard. « Bataille, écrit-il au début de cette courte
préface, est l'un des écrivains les plus importants de son
siècle : VHistoire de l'œil, Madame Edwarda ont rompu le fil des
récits pour raconter ce qui ne l'avait jamais été ; la Somme
athéologique a fait entrer la pensée dans le jeu - dans le jeu
risqué - de la limite, de l'extrême, du sommet, du
transgressif. L'Érotisme nous a rendu Sade plus proche et plus
difficile. Nous devons à Bataille une grande part du moment
où nous sommes... Mais ce qui reste à faire, à penser et à dire,
cela sans doute lui est dû encore, et le sera longtemps12... »

En juin 1966 paraîtra, dans Critique également, un texte sur


Blanchot intitulé La Pensée du dehors. Foucault y déclare : « La
percée vers un langage d'où le sujet est exclu, la mise au jour
d'une incompatibilité peut-être sans recours entre
l'apparition du langage en son être et la conscience de soi en
son identité, c'est aujourd'hui une expérience qui s'annonce
en des points bien différents de la culture : dans le seul geste
d'écrire, comme dans les tentatives pour formaliser le
langage, dans l'étude des mythes et dans la psychanalyse...
Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui
longtemps nous est demeurée invisible : l'être du langage
n'apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet13. »
Il faut mentionner aussi l'article sur Klossowski, puisque
Foucault n'a cessé de lier ces trois noms : Blanchot, Bataille,
Klossowski. « La prose d'Actéon » paraît en mars 1964, dans la
NRF. Foucault ne se contentera pas de commenter
Klossowski : il va aussi le fréquenter. Il l'a rencontré par
l'intermédiaire de Barthes, en 1963. À plusieurs reprises, ils
dînent tous les trois ensemble, tant que la brouille n'a pas
éclaté entre Foucault et Barthes, puis sans Barthes, par la
suite. Klossowski lit à Foucault des passages d'un livre qu'il
est en train d'écrire : Le Baphomet. Un roman qui sortira en
1965 et qui lui sera dédié : « Parce qu'il en avait été le premier
auditeur et le premier lecteur », précise Klossowski. À la
même époque, Klossowski travaille sur Nietzsche. Il rédige ce
qui deviendra Nietzsche ou le cercle vicieux et prépare le volume
qui rassemble ses traductions du Gai savoir et de ses variantes,
et doit inaugurer l'édition des Œuvres complètes de Nietzsche
chez Gallimard. Une édition « placée sous la responsabilité de
Gilles Deleuze et Michel Foucault », comme on peut le lire sur
la page de garde. Ce premier volume - qui constituera le
tome V dans l'organisation générale des parutions - est
accompagné d'une brève préface des deux philosophes. Car le
monde est petit ! Deleuze est lui aussi assez lié à Klossowski, à
cette époque, et il lui consacrera également un article, qu'il
reprendra dans Logique du sens.
Foucault gardera toujours une très grande admiration pour
Klossowski, comme en témoignent les lettres qu'il lui adresse,
en 1969 et 1970, à propos du Cercle vicieux et de La Monnaie
vivante (même s'il convient de ne pas prendre à la lettre les
compliments hyperboliques dont Foucault semble avoir
toujours eu et toujours gardé l'habitude de truffer sa
correspondance) : « C'est le plus grand livre de philosophie
que j'aie lu, avec Nietzsche lui-même », écrit-il en juillet 1969,
sur le premier. Et, pendant l'hiver 1970, sur le second : « On a
l'impression que tout ce qui compte d'une façon ou d'une
autre - Blanchot, Bataille, Par-delà le b. et le m. aussi - y
conduisait insidieusement : mais voilà, c'est dit maintenant...
C'était cela qu'il fallait penser : désir, valeur et simulacre -
triangle qui nous domine et nous a constitués, depuis des
siècles sans doute, dans notre histoire. S'y acharnaient au ras
de leur taupinière ceux qui disaient, et disent, Freud-et-
Marx : on peut en rire maintenant et on sait pourquoi. Sans
vous, Pierre, nous n'aurions plus qu'à rester contre cette
butée que Sade avait marquée une bonne fois et que nul autre
avant vous n'avait contournée - dont nul, à vrai dire, ne
s'était approché14. » En 1981, lorsque la gauche arrivera au
pouvoir, Jean Gattegno, qui aura été son collègue à Tunis et à
Vincennes, sera nommé directeur du livre au ministère de la
Culture. Il téléphonera peu de temps après à Foucault pour lui
demander : « À qui estimez-vous que nous devrions attribuer
le Grand Prix national des lettres ? » Et Foucault de répondre :
« À Klossowski, s'il accepte. » Klossowski acceptera.

La référence à Nietzsche traverse tous les textes


foucaldiens de cette période. C'est d'ailleurs à ce moment-là
que Foucault prononce à Royaumont, dans le cadre du
colloque sur Nietzsche qui se tient du 4 au 8 juillet 1964, sous
la présidence de Martial Guéroult, sa conférence devenue
célèbre : « Nietzsche, Marx, Freud ». Foucault ne dissimule
pas sa préférence pour le premier des trois. Son exposé est
suivi d'une discussion, au cours de laquelle intervient cet
étrange dialogue :
M. Demonbynes : « À propos de Nietzsche, vous avez dit
que l'expérience de la folie était le point le plus proche de la
connaissance absolue... Est-ce vraiment ce que vous avez
voulu dire ? »
M. Foucault : « Oui. »
M. Demonbynes : « Vous n'avez pas voulu dire “conscience”
ou “prescience” ou pressentiment de la folie ? Croyez-vous
vraiment qu'on puisse avoir... que de grands esprits comme
Nietzsche puissent avoir “l'expérience de la folie” ? »
M. Foucault : « Oui, oui. »15
Quelques années plus tard, en 1971, paraîtra le texte de
Foucault sur « Nietzsche, la généalogie, l'histoire », publié
dans le volume d'hommage à Jean Hyppolite.

Dans cette période « littéraire », Foucault écrit aussi sur


Robbe-Grillet (avec qui il a noué des liens depuis leur
rencontre à Hambourg), sur les écrivains d'avant-garde
regroupés autour de Philippe Sollers et de Tel Quel (il
participe en 1963 au colloque sur le roman et la poésie
qu'organise la revue), sur Roger Laporte, sur Butor et Le
Clézio, etc., mais aussi sur des auteurs classiques : il préface
cette œuvre de folie que sont les Dialogues de Rousseau,
commente Flaubert, Jules Verne, Nerval, Mallarmé. Le
premier texte de cette longue série est un article sur
Hölderlin, « Le Non du père », qui paraît dans Critique en 1962.
Jean Piel qui animait la revue a beaucoup aimé {'Histoire de la
folie et il a pris contact avec Foucault pour lui demander des
articles. Il connaissait la famille Foucault depuis fort
longtemps : à la Libération, il avait été adjoint au commissaire
de la République à Poitiers. Il a même été opéré par le
Dr Foucault. Après la mort de Georges Bataille, son beau-
frère, en 1962, Jean Piel, qui ne souhaite pas assumer seul la
charge d'une revue, demande à Foucault, on l'a vu, de
constituer un comité de rédaction avec Roland Barthes et
Michel Deguy. Les réunions du comité auront lieu chez Jean
Piel, sous forme de déjeuners. Parmi les initiatives de
Foucault : il demande à Jules Vuillemin, Pierre Kaufmann et
André Green des articles sur le livre posthume de Merleau-
Ponty, Le Visible et l'invisible, pour un numéro qui paraîtra en
décembre 1964. Le comité de rédaction de la revue s'élargira
par la suite, pour accueillir notamment Jacques Derrida, en
1967. Le dernier article de Foucault pour Critique paraîtra en
1970. Il s'intitule « Theatrum philosophicum » et porte sur
deux livres de Gilles Deleuze. Il se termine par ces mots :
« Dans la guérite du Luxembourg, Duns Scot passe la tête par
la lunette circulaire ; il porte des moustaches considérables ;
ce sont celles de Nietzsche, déguisé en Klossowski16. »

*
En 1963, paraît Naissance de la clinique. Le père de Michel
Foucault est mort en 1959. Faut-il voir dans cette plongée
dans l'archive médicale un moyen pour Foucault de faire
retour sur son propre passé ? D'inscrire sa démarche dans
une sorte d'ancrage familial ? Dans un entretien enregistré
(mais resté inédit) en 1969, il rattache sa manière d'écrire à
cette hérédité médicale : il rappelle qu'il est « fils de
chirurgien » et déclare qu'il a dû garder de son enfance « un
certain nombre de filiations qu'on doit pouvoir retrouver ». Si
les lecteurs ont parfois l'impression que son écriture est
sèche, agressive, c'est sans doute, dit-il, parce qu'il a
« remplacé le bistouri par le porte-plume ». Mais il va plus
loin et tient à lier, de façon plus générale, l'écriture et la
mort : « La mort est l'envers de mon écriture », puisque ce
dont il s'occupe, ce sont les hommes « en tant qu'ils sont déjà
morts », pour chercher à retrouver « ce qui a caractérisé leurs
vies ». Il se trouve donc dans la position d'un « anatomiste qui
pratique une autopsie ». Aussi peut-il se décrire en ces
termes : «Je suis médecin, disons que je suis diagnosticien. Je
veux faire un diagnostic et mon travail consiste à mettre au
jour, par l'incision même de l'écriture, quelque chose qui soit
la vérité de ce qui est mort17. »
La préface du livre de 1963 s'ouvre sur ces mots : « Il est
question dans ce livre du langage, de l'espace et de la mort ; il
est question du regard18. » Étrange écho des thèmes et du
vocabulaire qui obsédaient les textes sur la littérature.
Pourtant, il s'agit ici d'histoire des sciences. L'ouvrage paraît
dans la collection « Galien » que dirige Georges Canguilhem
aux Presses universitaires de France, et porte comme sous-
titre : Une archéologie du regard médical. Ce n'est pas
Canguilhem qui a commandé le livre, comme on l'a écrit
parfois : « Je n'ai jamais rien “commandé” à Foucault,
répondait-il en riant, Foucault me l'a proposé après l'avoir
terminé. » Mais tout de même ! Quel rapport peut-il y avoir
entre Klossowski et Canguilhem ? Peut-être ce rapport vient-
il d'une origine commune : Nietzsche. À ceux qui ont
manifesté leur étonnement devant la coexistence de ces deux
voies divergentes dans la recherche de Foucault, à ceux aussi
qui voyaient une contradiction entre son inspiration
nietzschéenne et la tradition de l'histoire des sciences,
Foucault a répondu de manière très nette : ne savez-vous pas
que Canguilhem lui-même a souvent placé sa recherche dans
la descendance de Nietzsche ? Ce que confirme Canguilhem.
Mais au fond, à relire Naissance de la clinique à côté des textes
sur la littérature, ce qui frappe, comme déjà dans V Histoire de
la folie, d'ailleurs, ce n'est pas la contradiction entre deux
directions de recherche, mais au contraire l'étonnante
convergence des deux registres. L'évidence de cette parenté
éclatera quelques années plus tard, dans Les Mots et les choses.
Naissance de la clinique est à la fois une suite directe à Folie et
déraison et une transition vers les livres suivants. Suite
directe, parce qu'il étend à la médecine en général les
analyses pratiquées sur les concepts de la médecine mentale :
interroger leur naissance, leurs conditions de possibilité... À
la différence de Folie et déraison qui embrassait plusieurs
siècles tout au long de plus de six cents pages, Naissance de la
clinique est un petit livre - deux cents pages - qui limite son
propos aux dernières années du xvme siècle et au tout début
du xixe : quand se réorganise la médecine, comme pratique et
comme science, avec l'apparition de l'anatomie pathologique.
Mais là encore, on retrouve les principes de 1'« histoire
structurale », au sens dumézilien, où sont mis en relation des
registres différents - économique, social, politique,
idéologique, culturel - afin de porter au jour les
transformations qui ont affecté l'ensemble des manières de
dire et de voir, et plus profondément ce qu'il est possible de
dire et de voir à une époque donnée, le visible et le dicible.
Réorganisation du domaine hospitalier, bouleversement de
l'enseignement médical, théories et pratiques scientifiques,
préoccupations économiques, tout concourt à la rupture qui
se prépare... Le grand tournant se produit quand on éprouve
le besoin de disséquer les cadavres. Pour que le « regard » du
médecin puisse déchiffrer les symptômes dans toute leur
profondeur, il faut qu'il aille en rechercher la source à
l'intérieur du corps. C'est la déclaration faite par Bichat, et à
laquelle Foucault donne tout son éclat : « Ouvrez quelques
cadavres : vous verrez aussitôt disparaître l'obscurité que la
seule observation n'avait pu dissiper. » Foucault commente
ces propos de Bichat avec une de ces formules magnifiques
dont ce livre, comme tous les autres, foisonne : « La nuit
vivante se dissipe à la clarté de la mort19. » Dès lors, « la vie,
la maladie et la mort constituent une trinité technique et
conceptuelle. La vieille continuité des hantises millénaires qui
plaçaient dans la vie la menace de la maladie, et dans la
maladie, la présence approchée de la mort est rompue : à sa
place, une figure triangulaire s'articule dont le sommet
supérieur est défini par la mort. C'est du haut de la mort
qu'on peut voir et analyser les dépendances organiques et les
séquences pathologiques20 ». Une autre mutation s'opère,
dans l'ordre du langage cette fois : Foucault retrouve là les
textes de Pinel, et leur volonté proclamée d'aboutir à la
description exacte et exhaustive des maladies et des corps qui
en sont porteurs. Dans ce double mouvement, il ne s'agit pas
seulement d'une transformation des technologies médicales,
c'est toute la médecine qui se réorganise, et par-delà, toute la
perception de la vie et de la mort, et les fondements mêmes
du savoir : « Cette structure où s'articule l'espace, le langage
et la mort - ce qu'on appelle en somme la méthode anatomo­
clinique - constitue la condition historique d'une médecine
qui se donne et que nous recevons comme positive21... »
C'est en ce point que Naissance de la clinique ouvre sur les
recherches à venir de Foucault. Il montre en effet comment
s'est instituée la possibilité d'un « savoir de l'individu » : « Il
restera sans doute décisif pour notre culture, dit Foucault,
que le premier discours scientifique tenu par elle sur
l'individu ait dû passer par ce moment de la mort. C'est que
l'homme occidental n'a pu se constituer à ses propres yeux
comme objet de science, il ne s'est pris à l'intérieur de son
langage et ne s'est donné en lui et par lui une existence
discursive qu'en référence à sa propre destruction : de
l'expérience de la Déraison sont nées toutes les psychologies
et la possibilité même de la psychologie ; de la mise en place
de la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui
se donne comme science de l'individu22. » Ouverture sur Les
Mots et les choses, en ce sens que Foucault aperçoit dans ce
moment qu'il vient de décrire le socle sur lequel toutes les
sciences humaines vont prospérer : cette possibilité pour
l'homme d'être à la fois le sujet et l'objet de sa propre
connaissance.
Mais qu'on ne s'y méprenne pas, ajoute-t-il. Cette naissance
de la médecine positive, de toute la scientificité qui fait
échapper la pratique médicale à l'empire des chimères, cet
avènement d'un savoir neuf est contemporain et solidaire
d'un mouvement plus général qui installe, dans toute la
culture contemporaine, la mort au cœur de l'individu :
« L'expérience de l'individualité dans la culture moderne est
liée à celle de la mort : de l'Empédocle de Hölderlin à
Zarathoustra puis à l'homme freudien, un rapport obstiné à la
mort prescrit à l'universel son visage singulier et prête à la
parole de chacun le pouvoir d'être indéfiniment entendue
[...]. D'une manière qui peut paraître étrange au premier
regard, le mouvement qui soutient le lyrisme au xixe siècle ne
fait qu'un avec celui par lequel l'homme a pris une
connaissance positive de lui-même ; mais faut-il s'étonner
que les figures du savoir et celles du langage obéissent à la
même loi profonde, et que l'irruption de la finitude
surplombe, de la même façon, ce rapport de l'homme à la
mort qui, ici, autorise un discours scientifique sous une forme
rationnelle, et là ouvre la source d'un langage qui se déploie
indéfiniment dans le vide laissé par l'absence des dieux23 ? »

*
Naissance de la clinique ne rencontre guère d'écho. Mais il
n'a pas échappé à Jacques Lacan qui en parle longuement lors
d'une séance de son séminaire. Dans les jours qui suivent,
plusieurs dizaines d'exemplaires du livre sont achetés.
Foucault ira plusieurs fois dîner chez les Lacan, sans que des
liens étroits s'établissent entre eux. Sylvia Lacan a gardé en
mémoire une phrase lancée par Foucault, un soir chez elle,
rue de Lille : « Il n'y aura pas de civilisation tant que le
mariage entre hommes ne sera pas admis. »
5
Les remparts de la bourgeoisie

Août-septembre 1965 : Michel Foucault est au Brésil, à Sâo


Paulo. Il donne à lire un gros manuscrit à Gérard Lebrun.
C'est presque une consultation d'expert : Lebrun est
spécialiste de Kant et Hegel. Mais c'est aussi un excellent
connaisseur de la phénoménologie et de l'œuvre de Merleau-
Ponty... Il lit le texte que lui montre Foucault. Ils en
discutent... Quand le livre paraît, quelques mois plus tard,
Lebrun a la surprise d'y découvrir un premier chapitre qui ne
figurait pas dans la version qu'il a eue sous les yeux. Une
« ouverture » où s'annoncent les thèmes du livre : Foucault
analyse un tableau de Vélasquez, Les Ménines. Ce morceau de
bravoure ajouté au dernier moment jouera sans doute un
grand rôle dans le succès de l'ouvrage. Il s'agit d'un article
que Foucault avait publié dans Le Mercure de France. Il a
beaucoup hésité avant de l'insérer, raconte Pierre Nora. « Il
trouvait cet article trop littéraire pour figurer dans son livre,
mais moi, je trouvais ça très bien. » Foucault aurait aimé
donner comme titre à son ouvrage ce qui deviendra le titre de
son deuxième chapitre : La Prose du monde. Mais c'est ainsi que
Merleau-Ponty avait souhaité intituler un texte qui a été
retrouvé dans ses tiroirs après sa mort \ Et Foucault ne tient
pas à apparaître comme trop marqué par l'influence du
philosophe qu'il a admiré pendant si longtemps. Il songe alors
à L'Ordre des choses. Mais le titre est déjà pris. Ce sera donc Les
Mots et les choses. La traduction anglaise reviendra au titre
prévu : L'Ordre des choses, et Foucault dira dans plusieurs
interviews qu'au fond, ce titre convenait mieux.

*
« Foucault comme des petits pains. » C'est un article que Le
Nouvel Observateur consacre aux meilleures ventes de
l'été 19662. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Les Mots
et les choses rencontrent un énorme succès. L'auteur et
l'éditeur en sont les premiers surpris. Il s'agit d'un ouvrage
très ardu, destiné à un public restreint qui s'intéresse à la
pensée philosophique et à l'histoire des sciences.
Le livre paraît en avril 1966 chez Gallimard, où Foucault a
publié son étude sur Roussel. Il a proposé ce nouveau livre à
Georges Lambrichs. Comme Pierre Nora vient de quitter les
éditions Julliard pour lancer chez Gallimard une
« Bibliothèque des sciences humaines », il est entendu que Les
Mots et les choses vont devenir le premier titre de sa collection.
Tous les livres de Foucault vont désormais paraître sous ce
label ou sous le label jumeau de la « Bibliothèque des
histoires » (ce qui, on va le voir, n'ira pas sans quelques
heurts entre l'auteur et son éditeur). Le tirage initial de trois
mille cinq cents exemplaires est très vite épuisé. Dès le mois
de juin, il faut procéder à une réimpression : cinq mille. Puis
de nouveau trois mille en juillet. Et encore trois mille cinq
cents en septembre. Autant en novembre. Le mouvement
continue l'année suivante : quatre mille en mars 1967 et cinq
mille en novembre. Six mille en avril 1968, six mille en
juin 1969, etc. Il est assez rare qu'un livre de philosophie
atteigne de tels chiffres. En 1989, le tirage dépassait les cent
dix mille exemplaires.
Le succès vient d'abord des milieux philosophiques, bien
sûr : en novembre 1966, Jean Lacroix rapporte dans Le Monde
que les deux noms les plus cités dans les copies d'agrégation
sont ceux d'Althusser et de Foucault. Mais c'est aussi un
succès beaucoup plus large. Selon les descriptions publiées
par les journaux de l'époque, on lit l'ouvrage de Foucault sur
les plages, ou du moins on l'emporte, on le laisse traîner sur
les tables de café pour montrer au grand jour qu'on n'a pas
ignoré un tel événement... Les Mots et les choses connaissent un
tel retentissement qu'on en retrouvera l'écho aussi bien dans
Blanche ou l'Oubli de Louis Aragon, publié en 1968, que dans La
Chinoise de Jean-Luc Godard, en 1967, où l'on voit Anne
Wiazemsky, dans le rôle d'une étudiante maoïste, lancer des
tomates sur le livre... Jean-Luc Godard déclare même dans
une interview que c'est contre des gens comme « le Révérend
Père Foucault » qu'il veut faire des films. « Si je n'aime pas
tellement Foucault, c'est parce qu'il nous dit : “À telle époque,
les gens pensaient ceci ou cela, et puis à partir de telle date,
on a pensé que...” Moi, je veux bien, mais est-ce qu'on peut en
être aussi sûr. C'est justement pour ça que nous tentons de
faire des films : pour que des Foucault futurs ne puissent
affirmer de telles choses avec autant de présomption3. »

*
On l'a vu : en 1961, Foucault avait préféré ne pas publier
son introduction à V Anthropologie de Kant. Toute la fin de ce
long texte dactylographié attaque vivement - dans un style
assez obscur - les tentatives contemporaines pour fonder une
« anthropologie » - au sens de Sartre et Merleau-Ponty, non
pas au sens de Lévi-Strauss -, il en récuse les « illusions » et
s'étonne qu'on puisse les laisser prospérer sans tenter d'en
faire la « critique ».
Pourtant, concluait-il, « de cette critique, nous avons reçu
le modèle depuis plus d'un demi-siècle. L'entreprise
nietzschéenne pourrait être comprise comme point d'arrêt
enfin donné à la prolifération de l'interrogation sur l'homme.
La mort de Dieu n'est-elle pas en effet manifestée dans un
geste doublement meurtrier qui, en mettant un terme à
l'absolu, est en même temps assassin de l'homme lui-même.
Car l'homme, dans sa finitude, n'est pas séparable de l'infini
dont il est à la fois la négation et le héraut : c'est dans la mort
de l'homme que s'accomplit la mort de Dieu ». À la question
kantienne « Qu'est-ce que l'homme ?» et à toutes ses
retombées dans la pensée contemporaine, de Husserl à
Merleau-Ponty, il fallait donc opposer « une réponse qui la
récuse et la désarme : Der Uebermensch ». Le surhomme4. Les
dernières pages de cette « petite thèse » semblent tout d'un
bloc dirigées contre la Critique de la raison dialectique de Jean-
Paul Sartre - publié en 1960, mais qui avait commencé de
paraître dès 1958 dans Les Temps modernes - et plus
certainement encore contre les travaux de Merleau-Ponty.
Elles sont au point de départ du livre que Foucault intitule, en
1966, Les Mots et les choses. Et d'ailleurs, elles y sont reprises
presque inchangées : « Plus que la mort de Dieu - ou plutôt
dans le sillage de cette mort et selon une corrélation profonde
avec elle, ce qu'annonce la pensée de Nietzsche, c'est la fin de
son meurtrier ; c'est l'éclatement du visage de l'homme dans
le rire, dans le retour des masques5... » Gérard Lebrun a
rappelé à quel point Les Mots et les choses était hanté par la
présence négative de Merleau-Ponty. Le livre de Foucault est
d'un bout à l'autre inspiré, animé par une polémique contre
la pensée de Husserl et l'interprétation qu'en a donné
Maurice Merleau-Ponty. Les Mots et les choses, c'est d'abord un
geste de refus, de rejet de la phénoménologie. L'éclat d'une
« rupture » ! Et puisque ce temps est déjà lointain, déclare
Lebrun dans sa conférence de 1988, que la vague
phénoménologique s'est depuis longtemps retirée, Les Mots et
les choses ont à l'évidence beaucoup perdu de leur « saveur
polémique » : « le lecteur d'aujourd'hui est porté à ignorer ou
à oublier - selon son âge - qu'il s'agit d'abord d'un livre de
combat et d'un livre philosophique ». Il faut donc rappeler ce
point essentiel, qui permet de comprendre pourquoi ce livre
« ne fut pas perçu comme l'essai d'une méthode nouvelle,
mais comme une agression6 ». Lors de la discussion qui a suivi
cet exposé prononcé au colloque sur Foucault, à Paris, en
janvier 1988, Raymond Bellour a raconté qu'il avait lu les
épreuves du livre peu avant la parution : il comportait de
nombreuses attaques contre Sartre que Foucault a
supprimées dans la version définitive.

Cet ouvrage qui allait provoquer tant de vacarme se


présente - c'est le sous-titre - comme Une archéologie des
sciences humaines. Il s'agit de repérer à quel moment est
apparue, dans la culture occidentale, l'interrogation sur
l'homme ; à quel moment a surgi l'homme comme objet de
savoir. S'enchaînent alors les superbes descriptions des
formes de savoir à travers les siècles, depuis le début du xvie
jusqu'à nos jours. Quatre cents pages pendant lesquelles
Foucault déploie une érudition à couper le souffle. Essayons
( !) de résumer son propos : chaque époque est caractérisée
par une configuration souterraine qui dessine sa culture, une
grille du savoir qui rend possible tout discours scientifique,
toute production d'énoncés. Foucault désigne cet « a priori
historique » sous le nom d’épistémé : des socles profonds qui
définissent et délimitent ce qu'une époque peut penser - ou
ne peut pas penser. Toute science se développe dans le cadre
d'une épistémè, et a donc partie liée avec les autres sciences
qui lui sont contemporaines. Le regard de Foucault s'est porté
essentiellement sur trois domaines de connaissances qui se
sont développées dans Vépistémé classique : la grammaire
générale, l'analyse des richesses et l'histoire naturelle. Ces
trois domaines cèdent la place, au xixe, à trois autres qui
trouvent leur lieu de formation dans la nouvelle grille du
savoir qui s'instaure à ce moment-là : la philologie,
l'économie politique et la biologie. Foucault montre comment
vient se loger dans leurs élaborations la figure de l'homme
comme objet de connaissance : l'homme qui parle, l'homme
qui travaille, l'homme qui vit.
C'est dans cette redistribution globale de Vépistémé que les
« sciences humaines » trouvent leur lieu de naissance. Mais
du fait de cette proximité, elles perdent toute possibilité
d'accéder à un véritable statut scientifique : « elles sont hors
d'état d'être des sciences », dit Foucault, puisque seule les
rend possibles cette situation de « voisinage » à l'égard de la
biologie, de l'économie ou de la philologie (ou de la
linguistique) : « Elles n'existent que dans la mesure où elles se
logent à côté de celles-ci - ou plutôt en dessous, dans leur
espace de projection7. » Pourtant, et c'est la contradiction qui
les mine, leur enracinement archéologique dans Vépistémé
moderne les oblige à se vouloir scientifiques : « La culture
occidentale a constitué, sous le nom d'homme, un être qui,
par un seul et même jeu de raisons, doit être domaine positif
du savoir et ne peut pas être objet de science6. »
Dans cette mise en question généralisée des « sciences
humaines », Foucault reconnaît une place à part à la
psychanalyse et à l'ethnologie, en tout cas telles que leurs
développements - structuralistes - récents les ont redéfinies,
et leur accorde un statut privilégié de « contre-sciences » :
elles prennent les autres sciences humaines à « contre-
courant » ; elles « ne cessent de “défaire” cet homme qui dans
les sciences humaines fait et refait sa positivité ». Foucault
ajoute : « On peut dire de toutes deux ce que Lévi-Strauss
disait de l'ethnologie : qu'elles dissolvent l'homme. » Et au-
dessus de ces deux contre-sciences, ou plutôt à côté d'elles,
une troisième viendrait inquiéter le champ constitué des
sciences humaines, en former la contestation la plus
générale : la linguistique. « À elles trois, elles risquent, en
“l'exposant”, cela même qui a permis à l'homme d'être
connu. Ainsi se file sous nos yeux le destin de l'homme, mais
il se file à l'envers ; sur ces étranges fuseaux, il est reconduit
aux formes de sa naissance, à la patrie qui l'a rendu possible.
Mais n'est-ce pas une manière de l'amener à sa fin ? Car la
linguistique ne parle pas plus de l'homme lui-même que la
psychanalyse ou l'ethnologie9. »
Ce privilège accordé à la linguistique nous ramène à des
problèmes que Foucault n'a cessé d'évoquer depuis le début
des années soixante, dans ses articles sur la littérature : « Par
un chemin beaucoup plus long et beaucoup plus imprévu, on
est reconduit à ce lieu que Nietzsche et Mallarmé avaient
indiqué lorsque l'un avait demandé : Qui parle ? et que l'autre
avait vu scintiller la réponse dans le Mot lui-même. »
L'interrogation sur le langage s'ouvre donc sur deux
horizons. D'un côté, les tentatives pour formaliser la pensée,
et, à l'autre extrémité de la culture, la littérature moderne :
« Que la littérature de nos jours soit fascinée par l'être du
langage - ce n'est là ni le signe d'une fin, ni la preuve d'une
radicalisation : c'est un phénomène qui enracine sa nécessité
dans une très vaste configuration où se dessine toute la
nervure de notre pensée et de notre savoir. » Et
réapparaissent alors sous la plume de Foucault, dans l'ordre
d'entrée en scène : Artaud, Roussel, Kafka, Bataille et
Blanchot10.
Ces expériences opposées et solidaires de la culture
contemporaine : la formation des savoirs sur le modèle
linguistique et la violence, l'excès, le cri, « le langage réduit
en poudre » de la littérature, ces expériences annoncent
peut-être la fin de Vépistémé qui a marqué l'avènement de
l'homme dans le savoir. La dernière page du livre a été
tellement souvent citée qu'on hésite à la reproduire à
nouveau : « Une chose en tout cas est certaine : c'est que
l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant
qui se soit posé au savoir humain. En prenant une
chronologie relativement courte et un découpage
géographique restreint - la culture européenne depuis le
xvie siècle - on peut être sûr que l'homme y est une invention
récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que,
longtemps, obscurément, le savoir a rôdé (...). L'homme est
une invention dont l'archéologie de notre pensée montre
aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine n. »

Ce livre à l'écriture scintillante et complexe connaît donc à


sa parution un succès immédiat et retentissant. On n'en
finirait pas de recenser les comptes rendus, les articles, les
critiques, les polémiques qui surgissent de tous les côtés. Il
n'est pas un journal, pas une revue qui ne veuille apporter sa
touche au tableau. Foucault est même invité à la télévision
pour l'émission de Pierre Dumayet, « Lecture pour tous ».
Voici quelques extraits de la presse de l'époque : « L'œuvre de
Foucault est une des plus importantes de ce temps », écrit
Jean Lacroix dans sa chronique philosophique du Monde12. Les
Mots et les choses sont une « œuvre impressionnante »,
commente Robert Kanters dans Le Figaro13. Et Gilles Deleuze,
dans Le Nouvel Observateur, après avoir fait briller les mille
facettes de l'ouvrage, conclut son article en ces termes : « À la
question : qu'est-ce qui se passe de nouveau en philosophie ?
les livres de Foucault apportent par eux-mêmes une réponse
profonde, la plus vivante, la plus probante aussi. Nous
croyons que Les Mots et les choses sont un grand livre, sur de
nouvelles pensées14. » François Châtelet a précédé le
mouvement en écrivant, dès le mois d'avril, dans La Quinzaine
littéraire : « La rigueur, l'originalité, l'inspiration de Michel
Foucault sont telles qu'immanquablement, de la lecture de
son dernier livre naissent un regard radicalement nouveau
sur le passé de la culture occidentale et une conception plus
lucide de la confusion de son présent15. »

Un tel accueil tient en partie au paysage culturel dans


lequel le livre surgit : en 1966, la querelle du
« structuralisme » bat son plein. L’Anthropologie structurale de
Claude Lévi-Strauss est apparue en 1958 comme le manifeste
d'une nouvelle école, d'un nouveau courant de pensée (même
si, bien sûr, l'histoire du structuralisme ne commence pas
avec ce livre ni avec les travaux antérieurs de Lévi-Strauss,
mais remonte loin en amont, dans les recherches de
Troubetzkoy et Jakobson et, en France, dans celles de Dumézil
et Benveniste). En 1962, Lévi-Strauss a mis les choses au net :
il attaque Sartre assez durement à la fin de La Pensée sauvage,
ramenant la philosophie de son adversaire à l'état d'une
mythologie contemporaine. Pour la première fois, la
domination presque sans partage que Sartre a exercée
pendant près de vingt ans sur le champ intellectuel français
se trouve sérieusement mise à mal. Combien de jeunes
chercheurs ont perçu cette contestation comme une
libération ! Pierre Bourdieu, par exemple, évoque dans la
préface au Sens pratique l'exaltation qu'a suscitée dans sa
génération l'œuvre de Lévi-Strauss et surtout la « nouvelle
manière de concevoir l'activité intellectuelle » qu'elle a
imposée à toute une génération16. On pourrait mentionner
mille témoignages du choc qu'ont représenté les livres de
Lévi-Strauss dans toutes les sphères de la culture. Et ce
d'autant plus que l'ethnologue a importé en France, à son
retour des États-Unis, la linguistique de Jakobson, offrant à
son ami Lacan quelques chaînons essentiels de sa théorie en
gestation. Lacan, dont les Écrits paraissent en 1966, réunissant
des textes publiés au fil des ans... Depuis le début des années
soixante, toutes les revues intellectuelles parlent du
structuralisme dans chacune de leurs livraisons, quand elles
n'y consacrent pas des dossiers ou des numéros spéciaux.
Structuralisme et marxisme, structuralisme contre marxisme,
structuralisme et existentialisme, structuralisme contre
existentialisme... Il y a les pour, il y a les contre, il y a ceux qui
s'efforcent de faire la synthèse... Dans tous les lieux du champ
intellectuel, chacun est sommé d'adopter une position, ou
plutôt s'empresse de la faire connaître. Rarement
bouillonnement culturel aura été plus intense17.

Le décor est en place pour que le rideau se lève sur une


nouvelle bataille où la « mort de l'homme » déchaîne les
passions. Foucault donne plusieurs interviews qui sont très
remarquées. Notamment dans La Quinzaine littéraire, le 16 mai
1966. Il y évoque les « gens qui n'avaient pas vingt ans
pendant la guerre » et il déclare : « Nous avons éprouvé la
génération de Sartre comme une génération certes
courageuse et généreuse, qui avait la passion de la vie, de la
politique, de l'existence. Mais nous, nous nous sommes
découvert autre chose, une autre passion : la passion du
concept et de ce que je nommerai le “système”. »
Question : « En tant que philosophe, à quoi s'intéressait
Sartre ? »
Réponse : « En gros, confronté à un monde historique que
la tradition bourgeoise, qui ne s'y reconnaissait plus, voulait
considérer comme absurde, Sartre a voulu montrer qu'au
contraire, il y avait partout du sens. [...] »
Question : « Quand avez-vous cessé de croire au “sens” ? »
Réponse : « Le point de rupture s'est situé le jour où Lévi-
Strauss pour les sociétés et Lacan pour l'inconscient nous ont
montré que le sens n'était probablement qu'une sorte d'effet
de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous
traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous
soutenait dans le temps et l'espace, c'était le système. »
Ce système, Foucault le définit en se référant,
explicitement ou implicitement, aux travaux de Dumézil et de
Leroi-Gourhan, puis en invoquant de nouveau Lacan :
« L'importance de Lacan vient de ce qu'il a montré
comment, à travers le discours du malade et les symptômes
de sa névrose, ce sont les structures, le système même du
langage - et non pas le sujet - qui parlent... Avant toute
existence humaine, toute pensée humaine, il y aurait déjà un
savoir, un système, que nous redécouvrons...
Question : « Mais alors, qui sécrète ce système ? »
Réponse : « Qu'est-ce que c'est que ce système anonyme
sans sujet, qu'est-ce qui pense ? Le “je” a explosé (voyez la
littérature moderne) - c'est la découverte du “il y a”. Il y a un
on. D'une certaine façon, on en revient au point de vue du
xviie siècle, avec cette différence : non pas mettre l'homme à
la place de Dieu, mais une pensée anonyme, du savoir sans
sujet, du théorique sans identité. »18
Autre entretien, en juin 1966 et toujours Sartre dans la
ligne de mire : « La Critique de la raison dialectique est le
magnifique et pathétique effort d'un homme du xixe siècle
pour penser le xxe siècle. En ce sens, Sartre est le dernier
hégélien et je dirai même le dernier marxiste19. »
Au cours de ces interviews, Foucault expose très clairement
l'espace théorique dans lequel il situe son livre. On retrouve
toujours les mêmes noms brandis comme des oriflammes :
Lacan et Lévi-Strauss, principalement, et Dumézil aussi, bien
sûr, ainsi que la « littérature contemporaine » dont on voit
bien ici comment elle peut s'articuler dans la pensée de
Foucault aux œuvres spécialisées dans la psychanalyse,
l'ethnologie ou l'histoire des religions. Il ajoute parfois
Russell et la « raison analytique », la logique formelle, la
théorie de l'information, Canguilhem et l'histoire des
sciences, Althusser et ses « courageuses tentatives » pour
dépoussiérer un marxisme christianisé à la sauce Teilhard de
Chardin... Bref, il est évident que Foucault s'installe de plain-
pied dans la galaxie « structuraliste ».
Les réactions ne vont pas tarder. Les marxistes passent à la
contre-offensive. Le livre de Foucault est excommunié par les
intellectuels du Parti communiste. On ne lui pardonne pas
d'avoir affirmé que « le marxisme est dans la pensée du
xixe siècle comme un poisson dans l'eau, c'est-à-dire que
partout ailleurs il cesse de respirer. » Jacques Milhau écrit
dans les Cahiers du communisme : « Le préjugé anti-historique
de Michel Foucault ne tient que sous-tendu par une idéologie
néo-nietzschéenne qui sert trop bien, qu'il s'en rende compte
ou non, les desseins d'une classe dont tout l'intérêt est de
masquer les voies objectives de l'avenir20. » Jeannette
Colombel attaque elle aussi Foucault dans La Nouvelle Critique.
Elle lui reproche de négliger la temporalité et l'histoire et de
privilégier le statu quo par sa vision « de l'apocalypse » et
l'annonce « d'une dissolution de l'homme » : « Foucault
présente le monde comme un spectacle et comme un jeu.
C'est à une attitude magique qu'il nous convie (...). Le
structuralisme ainsi compris aura contribué au maintien de
l'ordre établi21. » En revanche, Les Lettres françaises, sous
l'impulsion de Pierre Daix, font un accueil chaleureux à cet
ouvrage perçu comme diabolique dans presque tous les autres
cercles de la gauche marxiste. Dès le mois de mars 1966,
Raymond Bellour a interviewé Foucault pour la revue. Il
poursuivra son questionnement l'année suivante, dans un
« deuxième entretien »22.
Les catholiques participent également au débat. Jean-Marie
Domenach, le directeur de la revue Esprit, s'interroge sur
cette « nouvelle passion » et commente : « La provocante
interview que Michel Foucault a donnée à La Quinzaine
littéraire sonne comme le manifeste d'une nouvelle école, et
l'on n'a pas fini de s'y référer. [...] Que de questions nous
aurions à poser ! Que de questions nous poserons ! En
attendant, il fallait saluer l'événement23. » Ces questions,
Jean-Marie Domenach les adressera en effet à Michel
Foucault, qui retiendra l'une d'elles, la onzième et dernière :
« Une pensée qui introduit la contrainte du système et la
discontinuité dans l'histoire de l'esprit n'ôte-t-elle pas tout
fondement à une intervention politique progressiste ?
N'aboutit-elle pas au dilemme suivant : ou bien l'acceptation
du système, ou bien l'appel à l'événement sauvage, à
l'irruption d'une violence extérieure, seule capable de
bousculer le système ? » Foucault répondra en explicitant ce
que peut être à ses yeux une « politique progressiste » : « Une
politique qui reconnaît les conditions historiques et les règles
spécifiées d'une pratique, là où d'autres politiques ne
reconnaissent que des nécessités idéales, des déterminations
univoques, ou le libre jeu des initiatives individuelles... »
Retour à l'envoyeur. Mais ce texte important passera quelque
peu inaperçu. Il faut dire qu'il paraît dans le numéro de...
mai 1968. Foucault reprendra les principaux éléments de sa
réponse dans L'Archéologie du savoir24.
François Mauriac commente lui aussi l'engouement général
pour les thèses de Foucault dans son fameux Bloc-notes du
Figaro littéraire : « Mais si elle a été, cette conscience, qu'est-ce
qui pourrait faire qu'elle ne fût plus ? Sartre, qui fut
l'adversaire, vous finirez par me le rendre fraternel25. »
Et Sartre justement ? Sartre aux prises avec mille
difficultés pour écrire le deuxième volume annoncé de sa
Critique, et montrer l'efficacité de la synthèse qu'il essaie
d'opérer entre l'existentialisme et le marxisme ? Eh bien,
Sartre répond. C'est le titre de l'entretien qui paraît dans le
numéro spécial que lui consacre la revue L'Arc. Oui : « Sartre
répond. » Et avec une férocité qui est à la mesure des attaques
de Foucault.
Question de Bernard Pingaud : « Dans l'attitude de la jeune
génération à votre égard, voyez-vous une inspiration
commune ? »
Réponse de Sartre : « Une tendance dominante au moins,
car le phénomène n'est pas général : c'est le refus de
l'histoire. Le succès qu'on a fait au dernier livre de Michel
Foucault est caractéristique. Que trouvons-nous dans Les Mots
et les choses ? Non pas une “archéologie” des sciences
humaines. L'archéologue est quelqu'un qui recherche les
traces d'une civilisation disparue pour essayer de la
reconstruire. Il étudie un style qui a été conçu et mis en
œuvre par des hommes. Ce style a pu par la suite s'imposer
comme une situation naturelle, prendre l'allure d'un donné. Il
n'en est pas moins le résultat d'une praxis dont l'archéologue
retrace le développement. Ce que Foucault nous présente,
c'est, comme l'a bien vu Kanters, une géologie : la série des
couches successives qui forment notre “sol”. Chacune de ces
couches définit les conditions de possibilité d'un certain type
de pensée qui a triomphé pendant une certaine période. Mais
Foucault ne nous dit pas ce qui serait le plus intéressant : à
savoir comment chaque pensée est construite à partir de ces
conditions, ni comment les hommes passent d'une pensée à
une autre. Il lui faudrait pour cela faire intervenir la praxis,
donc l'histoire, et c'est précisément ce qu'il refuse. Certes sa
perspective reste historique. Il distingue des époques, un
avant et un après. Mais il remplace le cinéma par la lanterne
magique, le mouvement par une succession d'immobilités. Le
succès de son livre prouve assez qu'on l'attendait. Or une
pensée vraiment originale n'est jamais attendue. Foucault
apporte aux gens ce dont ils avaient besoin : une synthèse
éclectique où Robbe-Grillet, le structuralisme, la linguistique,
Lacan, Tel Quel sont utilisés tour à tour pour démontrer
l'impossibilité d'une réflexion historique. »
Et bien sûr, Sartre opère le rapprochement entre ce congé
donné à l'histoire et le rejet du marxisme : « C'est le
marxisme qui est visé. Il s'agit de constituer une idéologie
nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore
dresser contre Marx26. »
Simone de Beauvoir n'est pas en reste ! Elle publie en 1966
un roman intitulé Les Belles Images (sans doute un de ses plus
mauvais livres). Elle y moque la vogue « structuraliste » et
« antihumaniste ». Par exemple, quand elle décrit deux
personnages qui « sont d'accord (ils ont les mêmes lectures),
l'idée d'homme est à réviser, et sans doute va-t-elle
disparaître, c'est une invention du xixe siècle, aujourd'hui
périmée. Dans tous les domaines - littérature, musique,
peinture, architecture - l'art répudie l'humanisme des
générations précédentes27 ». À cette occasion, elle donne une
interview au Monde. À la journaliste qui lui demande : « On
relève en passant quelques traits satiriques décochés à la
littérature et à la pensée modernes, à celle de Foucault
notamment. Est-ce votre opinion personnelle que vous
exprimez ? », Beauvoir répond : « Pas tout à fait. Bien sûr, j'ai
pensé à Foucault. J'ai même ajouté quelques lignes sur les
dernières épreuves parce que je venais de le lire... Mais ce
sont surtout les snobs que j'attaque, ceux qui créent les
modes à partir de cette littérature et de cette pensée... ne
disons pas d'avant-garde. Je crois Foucault poussiéreux
comme tout. » Et elle ajoute : « Cette littérature et Foucault
en particulier fournissent à la conscience bourgeoise ses
meilleurs alibis. On supprime l'histoire, la praxis, c'est-à-dire
l'engagement, on supprime l'homme, alors il n'y a plus ni
misère ni malheur. Il n'y a que des systèmes. Les Mots et les
choses est pour la bourgeoisie technocratique un instrument
des plus utiles. Cette pensée était attendue. Mieux, elle était
appelée comme l'a dit Sartre dans l'interview qu'il a donnée à
L'Arc28. »
Il semble d'ailleurs évident que Les Mots et les choses, au
moment de sa parution, a souvent été perçu comme un livre
« de droite ». Robert Castel le présente comme tel dans la
préface qu'il rédige en mars 1968 pour l'édition française du
livre de Marcuse, Raison et révolution. La phrase de Foucault ne
lui a pas échappé, qui oppose le rire philosophique et
silencieux à « tous ceux qui veulent encore parler de
l'homme, de son règne, de sa libération... toutes ces formes de
réflexion gauches et gauchies ». Castel y a décelé, à juste titre
probablement, une attaque directe contre Marcuse29.

Pauvre bourgeoisie, qui n'aurait d'autre rempart que mon


livre, ironisera Foucault par la suite. Et interrogé, au début de
l'année 1968, par un journaliste de l'ORTF, Foucault fait
remarquer que, par un étrange bégaiement de l'histoire,
Sartre a tout simplement reproduit contre lui le vocabulaire
que les communistes avaient utilisé quinze ans auparavant
pour excommunier l'existentialisme. Et Foucault de répliquer
très sèchement aux attaques de Jean-Paul Sartre : « Sartre est
un homme qui a une œuvre trop importante à accomplir,
œuvre littéraire, philosophique, politique, pour qu'il ait eu le
temps de lire mon livre. Il ne l'a pas lu. Par conséquent, ce
qu'il a dit ne peut pas me paraître pertinent. » Et comme le
journaliste évoque la formule de Sartre sur le « refus de
l'histoire », Foucault répond : « Ce reproche ne m'a été fait
par aucun historien. Il y a une sorte de mythe de l'Histoire
pour philosophes. Vous savez, les philosophes sont, en
général, fort ignorants de toutes les disciplines qui ne sont
pas les leurs. Il y a une mathématique pour philosophes, une
biologie pour philosophes, eh bien, il y a aussi une histoire
pour philosophes. L'Histoire pour philosophes, c'est une
espèce de grande et vaste continuité où viennent
s'enchevêtrer la liberté des individus et les déterminations
économiques ou sociales. Quand on touche à quelques-uns de
ces grands thèmes, continuité, exercice effectif de la liberté
humaine, articulation de la liberté individuelle sur les
déterminations sociales, quand on touche à l'un de ces trois
mythes, aussitôt les braves gens se mettent à crier au viol ou
à l'assassinat de l'Histoire. En fait, il y a beau temps que des
gens aussi importants que Marc Bloch ou Lucien Febvre, les
historiens anglais, etc., ont mis fin à ce mythe de l'Histoire. Ils
pratiquent l'histoire sur un tout autre mode, si bien que le
mythe philosophique de l'Histoire, ce mythe philosophique
que l'on m'accuse d'avoir tué, eh bien, je suis ravi si je l'ai tué.
C'est précisément cela que je voulais tuer : non pas du tout
l'histoire en général. On ne tue pas l'histoire, mais tuer
l'Histoire pour philosophes, ça oui, je veux absolument la
tuer. » La publication intégrale de cet enregistrement choc
dans La Quinzaine littéraire fera grand bruit, et Foucault écrira
à la revue pour dire qu'il n'avait pas autorisé cette parution et
qu'il ne s'y reconnaît en rien. Les commentaires sur Sartre,
dira-t-il, ayant été prononcés en apartés, et non pas pour être
diffusés ou publiés. Et il rend hommage à Sartre : « Depuis
dix-huit mois, je me garde de toute réplique, car je travaille à
donner une réponse à des questions qui m'ont été posées, à
des difficultés que j'ai rencontrées, à des objections qui ont
été formulées, et entre autres à celles de Sartre [...] Je pense
que l'œuvre de Sartre, que son action politique marqueront
une époque. Il est vrai que plusieurs aujourd'hui travaillent
dans une autre direction. Je n'accepterai jamais que l'on
compare - même pour les opposer - le petit travail de
déchiffrement historique et méthodologique que j'ai
entrepris avec une œuvre comme la sienne30. »
Sans doute tenait-il à replacer la discussion sur le terrain
théorique, comme il s'apprêtait à le faire avec son Archéologie
du savoir, c'est-à-dire dans un cadre et à un niveau où il est
possible de critiquer une œuvre, une pensée, tout en la
respectant et en l'estimant au plus haut point. Et échapper
ainsi aux brutalités de la polémique dans laquelle il avait été -
et s'était un peu trop laissé - entraîné et dont il regrettait la
tonalité et, surtout dont il craignait qu'elle ne vienne
brouiller l'image et la portée de son entreprise philosophique
en cours d'élaboration.

Un an auparavant, en janvier 1967, Les Temps modernes avait


publié deux articles sur Les Mots et les choses, signés de Michel
Amiot et de Sylvie Le Bon. C'est pour réagir à cette
mobilisation des sartriens que Canguilhem s'était décidé à
sortir de sa réserve habituelle. Il publie dans Critique une
longue étude sur Foucault. Sans doute l'une des meilleures
qui ait jamais été écrite. « Faut-il perdre tout sang-froid
comme semblent l'avoir fait quelques-uns de ceux que nous
comptions parmi les meilleures têtes d'aujourd'hui ? » se
demande l'historien des sciences, s'étonnant de l'attitude de
Sartre, son ancien camarade d'École normale. « Faut-il se
comporter, quand on a refusé de vivre selon la routine
universitaire, comme un universitaire aigri par l'imminence
de sa relève magistrale ? » Il s'en prend - en termes assez
misogynes d'ailleurs - à l'interview de Beauvoir : « On a parlé
de “poussière”. C'est juste. Mais comme la couche de
poussière sur les meubles mesure la négligence des femmes
de ménage, la couche de poussière sur les livres mesure la
frivolité des femmes de lettres. » Et après ces répliques
personnelles, il contre-attaque sur le fond : « Malgré ce qu'en
ont dit la plupart des critiques de Foucault, le terme
d'archéologie dit bien ce qu'il veut dire. C'est la condition
d'une autre histoire, dans laquelle le concept d'événement est
conservé, mais où les événements affectent des concepts et
non pas des hommes. » Canguilhem conclut son article sur
l'aspect politique de la polémique. On a dit que Foucault était
réactionnaire parce qu'il voulait remplacer l'homme par le
« système » ? Mais n'était-ce pas la tâche que Jean Cavaillès,
le logicien, l'éminent épistémologue, avait assignée à la
philosophie, vingt ans plus tôt : « Substituer au primat de la
conscience vécue ou réfléchie, le primat du concept, du
système ou de la structure » ? Cavaillès, le grand résistant,
fusillé par les Allemands. Cavaillès, « qui se disait spinoziste
et ne croyait pas à l'histoire au sens existentiel » et qui a
pourtant « réfuté d'avance, par l'action qu'il a conduite en se
sentant mené, par sa participation à l'histoire tragiquement
vécue jusqu'à la mort, l'argument de ceux qui cherchent à
discréditer ce qu'ils appellent le structuralisme en le
condamnant à engendrer, entre autres méfaits, la passivité
devant l'accompli31 ». Cet article de Canguilhem est d'une
importance historique qu'on aurait tort de sous-estimer. Car
il rend public le rôle souterrain mais capital qu'a joué ce
philosophe des sciences dans la pensée française. Au fond, on
pourrait dire, en forçant un peu le trait, que la véritable
opposition qui a traversé les milieux spécialisés de la
philosophie, dans les années cinquante et soixante, s'est
organisée entre ces deux pôles incarnés par Sartre et
Canguilhem. Il ne faut pas oublier que Canguilhem eut un
nombre considérable de disciples qui ont précisément forgé
leurs instruments théoriques contre l'existentialisme et le
personnalisme. On voit bien la place centrale occupée par
l'ancien inspecteur général lorsque des élèves d'Althusser et
de Lacan organisent à l'École normale supérieure un « Cercle
d'épistémologie » et commencent à publier, en 1966, la série
des Cahiers pour l'analyse : cette revue affiche en exergue de
chacun de ses numéros une citation de Canguilhem32.

Car s'il est renvoyé « à droite » par une bonne partie de


l'opinion de gauche, le structuralisme prospère malgré tout
dans certains des groupes qui gravitent autour de Louis
Althusser et qui deviendront bien souvent les noyaux
fondateurs des mouvements de l'extrême gauche maoïste,
peu avant 1968 et dans les années qui suivent. On a du mal à
imaginer aujourd'hui ce qu'a été l'influence d'Althusser sur
les élèves de l'École normale supérieure pendant les années
soixante et soixante-dix. Dès la parution de Pour Marx et de
Lire Le Capital en 1965, Althusser fait l'objet, comme l'écrit une
historienne, « d'une passion, d'un engouement, d'un
mimétisme qu'aucun contemporain n'a provoqués33 ». Une
passion théorique et politique à la fois, qui se situe
résolument à gauche, et souvent à l'extrême-gauche, dans les
mouvements maoïstes. Foucault insiste sur ce point dans une
importante interview publiée en Suède, en mars 1968 : au
marxisme « mou, fade, humaniste » défendu par Garaudy, il
oppose le marxisme dynamique et rénovateur des disciples
d'Althusser qui représentent, dit-il, 1'« aile gauche du Parti
communiste » et sont très favorables aux thèses
structuralistes. « Vous comprenez en quoi consiste la
manœuvre de Sartre et Garaudy, explique Foucault à son
intervieweur, quand ils prétendent que le structuralisme est
une idéologie typiquement de droite. Cela leur permet de
désigner comme complices de la droite des gens qui se
trouvent en réalité sur leur gauche. Ce qui leur permet aussi
de se présenter comme les seuls représentants de la gauche
française et communiste. Mais ce n'est qu'une manœuvre. »
Foucault essaie aussi de redéfinir, d'une manière plus
générale, les liens de l'action politique et de la réflexion
théorique menée en termes de structures : « Je crois qu'une
analyse théorique rigoureuse de la façon dont fonctionnent
les structures économiques, politiques et idéologiques est une
des conditions nécessaires de l'action politique, dans la
mesure où l'action politique est une façon de manipuler et
éventuellement changer, bouleverser et transformer des
structures. [...] Je ne considère pas que le structuralisme soit
une activité exclusivement théorique pour intellectuels en
chambre ; je pense qu'il peut et doit s'articuler à des
pratiques. » Et un peu plus loin : « Je crois que le
structuralisme doit pouvoir donner à toute action politique
un instrument d'analyse qui est indispensable. La politique
n'est pas forcément vouée à l'ignorance34. »

Très vite, Foucault refusera d'être désigné comme


structuraliste et il finira par prendre pour une agression le
simple fait qu'on lui accole cette étiquette. Que faut-il penser
de toutes les polémiques qui se sont déroulées autour de cette
appellation mal contrôlée, et de l'implication de Foucault
dans ces controverses aussi violentes qu'insaisissables ? Était-
il ou n'était-il pas structuraliste ? Claude Lévi-Strauss affirme
que, à ses yeux, Foucault a eu raison de refuser l'assimilation,
car rien ne rapprochait leurs œuvres. Et que tout ce tapage
mené sur la place publique, autour d'un groupe de
chercheurs, n'était qu'un phénomène de mode passager. Ce
qui est sûr, c'est que Foucault fut allègrement intégré à la
« tribu structuraliste » par tous les commentateurs. Le
fameux dessin de Maurice Henry, dans La Quinzaine littéraire35,
où l'on voit Lévi-Strauss, Lacan, Barthes et Foucault en train
de deviser en costume d'Indien, n'est que l'expression d'un
fait plus général : les journaux et les revues de l'époque
parlent du « structuralisme » comme d'un courant de pensée
et des « structuralistes » comme d'un groupe, même et
surtout quand ils posent la question de ce qui peut les réunir
ou les différencier. Qu'en est-il sur le fond ? On peut
constater :
1° Que Foucault semble bien s'être reconnu dans ce terme, et
même avoir revendiqué l'étiquette (et les profits
symboliques qu'elle apportait) en allant jusqu'à se donner
le rôle de celui qui généralise la pensée structuraliste née
dans des champs de recherche spécialisés et en dégage la
philosophie. Dans un entretien qui paraît dans un journal
de Tunis, le 2 avril 1967, il s'explique longuement sur cette
question. On lui demande : « Pour le grand public, vous êtes
le prêtre du structuralisme, pourquoi ? » Il répond : « Je
suis tout au plus l'“enfant de chœur” du structuralisme.
Disons que j'ai secoué la sonnette, que les fidèles se sont
agenouillés, que les incroyants ont poussé des cris. Mais
l'office avait commencé depuis longtemps. » Plus
sérieusement, il continue en définissant deux formes de
structuralisme : d'une part une méthode féconde dans des
domaines particuliers comme la linguistique, l'histoire des
religions, ou l'ethnologie... Et d'autre part, un
structuralisme, « qui serait une activité par laquelle des
théoriciens, non spécialistes, s'efforcent de définir les
rapports actuels qui peuvent exister entre tel ou tel
élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine
pratique et tel domaine théorique, etc. Autrement dit, il
s'agirait d'une sorte de structuralisme généralisé, et non
plus limité à un domaine scientifique précis ». Ce serait
aussi un structuralisme qui « concernerait notre culture à
nous, notre monde actuel, l'ensemble des relations
pratiques ou théoriques qui définissent notre modernité.
C'est en cela que le structuralisme peut valoir comme une
activité philosophique, si l'on admet que le rôle de la
philosophie est de diagnostiquer ». Le philosophe
structuraliste, ce serait donc celui qui fait le diagnostic de
« ce qu'est aujourd'hui ». Texte prémonitoire, déclaration
annonciatrice de bien des définitions que proposera
Foucault du rôle de l'intellectuel quand son chemin aura de
nouveau croisé la politique. Mais, en tout cas, texte où il
apparaît à l'évidence qu'il se définit comme un
« structuraliste »36.
2° Deuxième point : Foucault a été largement considéré
comme tel. Et pas seulement par ses « ennemis ». Pour ne
prendre qu'un exemple : dans un texte écrit en 1967, et qui
essaie de répondre à la question suivante : « Qu'est-ce que
le structuralisme ? », Gilles Deleuze évoque aussi bien
Althusser et Foucault que Lévi-Strauss et Lacan. Il sait bien
qu'il existe entre eux de très grandes différences. C'est
pourquoi il centre son article autour du thème : « À quoi
reconnaît-on le structuralisme ? », et il définit un certain
nombre de critères formels qui permettent de retrouver,
dans des œuvres d'orientations et de préoccupations
hétérogènes, les lignes directrices qui fondent
l'appartenance à ce courant37.
3° Il est vrai que Foucault a très vite refusé l'étiquette, et
d'une manière de plus en plus vigoureuse. « C'est à ceux
qui utilisent pour désigner des travaux divers, répond-il
dans une interview en 1969, cette même étiquette de
“structuralistes” de dire en quoi nous le sommes. Vous
connaissez la devinette : quelle différence y a-t-il entre
Bernard Shaw et Charlie Chaplin ? Il n'y en a pas car ils ont
tous les deux une barbe, à l'exception de Chaplin, bien
entendu38 ! » En 1981, il dira à Hubert Dreyfus et Paul
Rabinow, qui préparaient un livre sur lui, que non
seulement il n'a jamais été structuraliste, mais qu'il avait
pensé donner comme sous-titre à son ouvrage : « Une
archéologie du structuralisme », se situant comme un
observateur extérieur plutôt que comme un praticien des
sciences humaines (on notera cependant que « archéologie
du structuralisme » n'aurait pas nécessairement signifié
qu'il n'était pas structuraliste, mais qu'il cherchait à
diagnostiquer - et saluer - le présent comme émergence
d'une nouvelle épistémé). Tout au plus concède-t-il aux
deux auteurs américains qu'il n'a pas suffisamment
« résisté à la séduction du vocabulaire structuraliste ». Ce
qui n'empêche pas Dreyfus et Rabinow de consacrer tout
un chapitre à sa période structuraliste et à 1'« échec »
auquel elle l'a mené39. Il convient d'ailleurs de souligner
que, au début des années soixante-dix, aussi bien Georges
Dumézil, agacé par l'omniprésence de cette désignation,
que Louis Althusser, soucieux de reformuler son approche
théorique dans le contexte nouveau, s'efforceront de
prendre leurs distances par rapport au « structuralisme ».
Au fond, le refus de Foucault s'apparente dans un premier
temps - la fin des années soixante - à celui de Dumézil, et
dans un deuxième temps - le début des années soixante-
dix - à celui d'Althusser. Le geste de ce dernier ne sera pas
isolé : la politisation de l'après-68 conduira en effet nombre
de ceux qui s'étaient intéressés au renouveau de la pensée
qu'avait incarné le structuralisme à s'en éloigner pour
répondre aux appels de la rue (à commencer par Deleuze,
qui passera de Logique du sens à L'Anti-Œdipe, inversant alors
son regard sur la psychanalyse structurale, et par Foucault,
qui passera, en un mouvement aussi radical, de
L'Archéologie du savoir à Surveiller et punir).
Un peu plus tard, Foucault essaiera cependant d'analyser,
avec le recul du temps, l'hostilité soulevée en France par le
courant structuraliste : il y verra, en retournant la formule de
Sartre, la dernière tentative du marxisme pour résister à la
marche des idées. Le structuralisme sonnait le tocsin du
dogmatisme marxiste, et la culture française sous influence
communiste en a bien senti la force corrosive. Ce qui n'est pas
surprenant, expliquera Foucault : le structuralisme, c'est
d'abord un mouvement qui nous est venu de l'Est (par
Jakobson, qui était russe, par les formalistes, etc.), et toute la
tradition stalinienne a travaillé à le refouler et à le détruire
sur son lieu de naissance. Pour donner corps à ce propos,
Foucault raconte l'anecdote suivante : en 1967, il est allé
donner des conférences en Hongrie. Tout se passait très bien
et il y avait beaucoup de monde dans les amphis, jusqu'au
jour où il a voulu parler du structuralisme. Le recteur de
l'université lui dit que la conférence devait se tenir dans son
bureau, en petit comité, parce que c'était un sujet trop
difficile pour les étudiants. Qu'est-ce qui faisait si peur, dans
ce mot, dans ces thèmes, dans cette idée, se demande
Foucault ? Ces commentaires sont donnés à Ducio Trombadori
en 197840.

*
Le succès sied à Foucault, Tous ceux qui le rencontrent en
ce printemps de l'année 1966 décrivent un homme heureux. Il
est visiblement ravi de sa réussite et de sa gloire naissante.
Est-il aussi content de son livre ? Une fois l'euphorie passée, il
regardera avec plus de froideur ce volume qui lui aura
apporté la notoriété et qu'il semble pourtant considérer
comme le moins bon qu'il ait écrit.
On a vu que Foucault avait décidé de ne plus laisser diffuser
Maladie mentale et personnalité. Il en a donné une seconde
version complètement remaniée, qu'il a fini par frapper
d'interdiction elle aussi. Pour {'Histoire de la folie, l'attitude
autocritique de Foucault suivra un autre chemin : lors de la
deuxième édition, onze ans après la parution du livre, il
supprime la première préface, qui insistait trop sur une
« expérience originaire » de la folie. Pour Les Mots et les choses,
il faudra l'apport d'un autre ouvrage pour faire la mise au
point. Pour répondre aux mauvaises lectures dont il estime
avoir été l'objet, pour dissiper certains malentendus, pour
préciser des notions qui ont fait problème, pour se démarquer
du « structuralisme », Foucault écrira tout un livre,
L'Archéologie du savoir, qui paraîtra en 1969. Et, en 1972, à
l'occasion d'une réédition de Naissance de la clinique, il
procédera également à quelques modifications lexicales. Par
exemple, il corrigera la phrase : « on voudrait essayer ici une
analyse structurale d'un signifié - celui de l'expérience
médicale - à une époque... », qui deviendra : « on voudrait
essayer ici l'analyse d'un type de discours - celui de l'analyse
médicale - à une époque... ». La notion d'étude structurale
disparaîtra également à la page suivante41.
À chaque étape, Foucault semble donc procéder par
remaniements successifs. Il travaille et il change. Il en
revendique le droit dans la préface à V Archéologie du savoir :
« Eh quoi, vous imaginez que je prendrais à écrire tant de
peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m'y serais obstiné,
tête baissée, si je ne préparais - d'une main un peu fébrile - le
labyrinthe où m'aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir
des souterrains, l'enfoncer loin de lui-même, lui trouver des
surplombs qui résument et déforment son parcours, où me
perdre et apparaître finalement à des yeux que je n'aurais
jamais plus à rencontrer. Plus d'un, comme moi sans doute,
écrivent pour n'avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui
je suis et ne me dites pas de rester le même : c'est une morale
d'état civil ; elle régit nos papiers. Qu'elle nous laisse libres
quand il s'agit d'écrire42. »

*
Parmi toutes les réactions qu'a suscitées Les Mots et les
choses, il en est une qui va droit au cœur de Foucault. C'est
une lettre de René Magritte. Le 23 mai 1966, le peintre lui
adresse quelques remarques sur les notions de ressemblance
et de similitude. Il joint à son envoi une série de ses dessins,
dont une reproduction de Ceci n'est pas une pipe. Foucault le
remercie aussitôt et lui demande un renseignement
concernant une de ses toiles qui détourne Le Balcon de Manet,
à qui Foucault s'intéresse tout particulièrement. Et Magritte
lui répond : « Votre question (à propos de mon tableau
“Perspective. Le Balcon de Manet”) demande ce qu'elle
contient déjà : ce qui m'a fait voir des cercueils là où Manet
voyait des figures blanches, c'est l'image montrée par mon
tableau où le décor du “Balcon” convenait pour y situer des
cercueils. » Et il ajoute, en conclusion : « J'aime que vous
reconnaissiez une ressemblance entre Roussel et ce que je
peux penser qui mérite d'être pensé. » De cet échange de
lettres naîtra une étude de Foucault sur Magritte, intitulée
Ceci n'est pas une pipe, qui paraîtra en 1968, dans les Cahiers du
Chemin, et qui deviendra par la suite un petit volume. Quant à
la réponse de Magritte sur Manet, Foucault compte l'utiliser
dans un livre qu'il commence alors à écrire43.
6
La mer au large

C'est auréolé par la gloire que lui a value Les Mots et les
choses que Michel Foucault arrive à Tunis. Comment s'est-il
retrouvé à nouveau loin de la France ? Certes, il n'avait plus
envie d'enseigner à Clermont-Ferrand. Mais trouver un poste
ailleurs, on l'a vu, n'était pas une mince affaire. Pourquoi
Tunis ? Ce fut encore une fois un étrange concours de
circonstances. La section de philosophie était dirigée à cette
époque par un Français, Gérard Deledalle, spécialiste des
auteurs anglo-saxons. Il est arrivé en Tunisie en 1963 et a créé
la licence de philosophie qui n'existait pas jusqu'alors. En
1964, il a invité son ancien professeur, Jean Wahl, à donner
une série de conférences sur Wittgenstein. Il profite de
l'occasion pour lui demander de venir enseigner à Tunis, à ses
côtés. Jean Wahl accepte, mais pour des raisons familiales, et
parce qu'il ressent durement le mal du pays, il décide de
revenir à Paris au bout d'un semestre. « Quelques mois ou
peut-être moins après son retour, il m'écrivit, raconte Gérard
Deledalle, qu'il avait rencontré Jean d'Ormesson dans une
réception et que ce dernier lui avait dit que Michel Foucault
n'avait pas envie de continuer à enseigner à Clermont-
Ferrand. Jean d'Ormesson se demandait si le poste était
toujours libre. » Oui, il l'était. Mais les choses ne sont pas si
simples ! Il faut d'abord consulter les autorités tunisiennes. Et
lorsqu'elles ont donné leur accord, Deledalle écrit à Foucault
pour lui demander de présenter officiellement sa
candidature \ Côté français, il n'y a pas de problème : Jean
Sirinelli s'occupe de tout. Foucault va donc être
administrativement « détaché » de Clermont-Ferrand, par les
bons soins du ministère des Affaires étrangères. Contrat
prévu : trois ans. Mais pour Foucault, ce nouvel exil
volontaire relève plutôt de la position d'attente. Ce qu'il
veut : un poste à Paris.
Fin septembre 1966, il arrive en Tunisie. « Un pays béni par
l'histoire et qui pour avoir vu vivre Hannibal et
saint Augustin mérite de vivre à jamais », dira-t-il à Jelila
Hafsia2, un jour de promenade dans les vestiges de Carthage,
un site archéologique d'une beauté vertigineuse, avec la mer
au large, le soleil aveuglant, qui donnent l'irrépressible
sentiment de s'enfoncer dans la profondeur du temps et du
monde. Mais avant Carthage, Foucault va découvrir la
splendeur d'un autre paysage. Gérard Deledalle et sa femme
sont venus l'attendre à l'aéroport et le conduisent à Sidi Bou
Saïd où ils habitent : ils l'installent d'abord au Dar Saïd, petit
hôtel dont les chambres sont disposées autour d'une cour
carrée, baignée par l'odeur des jasmins et des oranges. C'est
dans ce village que Foucault habitera pendant les deux années
qu'il va passer en Tunisie. Un village perché sur une colline
qui surplombe la baie, à quelques kilomètres de Tunis. Un
endroit de rêve où il occupera successivement trois maisons
presque identiques : avec les mêmes murs blancs, les mêmes
volets bleus. « Dans ce village où il était heureux, écrira le
journaliste Jean Daniel qui a rencontré Foucault à ce moment-
là, personne ne le connaissait pour autre chose que son
habitude à travailler dès l'aube devant les fenêtres de sa villa
qui donnaient sur la baie, et pour sa gourmandise à vivre et à
aimer au soleil. À chacun de mes voyages, j'allais le chercher
pour une promenade qu'il aimait longue, rapide, nerveuse. Il
me faisait entrer dans une pièce soigneusement maintenue
dans la fraîcheur et l'obscurité, au bout de laquelle il y avait
une sorte de grande dalle surélevée où il mettait la natte qui
lui servait de lit, natte que, comme les Arabes et les Japonais,
il repliait dans la journée [...] Il arrivait que mon séjour à
Tunis coïncidât avec celui de Daniel Defert, son intime. Nous
allions alors tous trois sur une plage en forme de presqu'île
que les dunes protégeaient de toute humanité. Dans ce désert
imaginaire, une lumière à la fois ocre et lunaire rappelait à
Foucault Le Rivage des Syrtes. La dernière fois que je fus en ce
lieu, Foucault évoqua Julien Gracq et Gide que son ami Roland
Barthes redécouvrait avec complaisance. Dans ce décor, il
paraissait fuir la philosophie, la littérature lui était un
refuge3... »
Mais c'est pour enseigner la philosophie que Foucault est
venu en Tunisie. Il va s'y employer avec un réel succès. La
faculté des lettres et sciences humaines est située dans un
grand bâtiment des années cinquante, sur le boulevard du 9-
Avril. C'est l'ancien lycée de la ville qui a été transformé en
université. Il surplombe la Casbah et le lac Sijoumi. Au début
de son séjour, Foucault se déplace en train de Sidi Bou Saïd à
Tunis. Il aime marcher : traverser la Médina, remonter
l'avenue Bourguiba. Plus tard, il achètera une voiture, que
Gérard Deledalle décrit comme une « luxueuse 404 blanche
décapotable » (et donc un peu l'équivalent de la Jaguar
uppsalienne). Ses cours sont suivis avec une certaine avidité
par les étudiants. Les thèmes en sont très divers, car il
enseigne dans les trois années que comprend la licence. Il
parle aux uns de Nietzsche, aux autres de Descartes, lu à
travers les Méditations cartésiennes de Husserl. Il consacre un
cours à l'esthétique, et analyse l'évolution de la peinture, de
la Renaissance jusqu'à Manet, en commentant des tableaux
qu'il présente sur diapositives. Il ne néglige pas pour autant la
psychologie : un cours porte sur la « projection » et il expose
à la fois les données de la psychologie, de la psychiatrie et de
la psychanalyse. Avec arrêt obligatoire sur le Rorschach, on
s'en doute. Et puis, il y a le fameux cours public que ses
anciens étudiants évoquent encore aujourd'hui avec
admiration, sur 1'« homme dans la pensée occidentale ». Les
Mots et les choses ne sont pas loin ! Le public est très nombreux
- plus de deux cents personnes chaque vendredi - et très
varié : comme à Uppsala, cette série de conférences est très
prisée par la société cultivée de la ville, et tous les âges, toutes
les professions y sont représentés. Si les jeunes gens qui
assistent aux cours de Foucault sont enthousiasmés par son
enseignement, ils sont beaucoup plus réservés sur ses options
politiques. Selon leur témoignage aujourd'hui, il fut
longtemps perçu comme un pur « représentant du
technocratisme gaulliste », « trop occidental pour
comprendre la Tunisie », etc. Son hostilité au marxisme
déconcerte ses élèves qui le rangent d'autant plus volontiers
« à droite » qu'ils n'apprécient guère de l'entendre citer
Nietzsche à tout bout de champ, ce qu'ils perçoivent parfois
comme une provocation à leur égard. Deledalle dépeint un
Foucault toujours au bord de la panique avant d'entrer en
cours : « Il n'aimait pas enseigner. Il faut l'avoir vu avant
d'entrer dans une salle de cours pour comprendre. Il avait le
trac absolu, transpirant, se tordant les mains. Et puis une fois
entré, il était tout à son sujet4. »
Foucault participe activement à la vie de l'université et à la
vie intellectuelle de Tunis. Il côtoie, bien sûr, les enseignants
français qui sont en poste dans la ville, se lie d'amitié avec
Gérard Deledalle et sa femme, avec Jean Gattegno aussi, qu'il
retrouvera par la suite à Vincennes... Il collabore au club
philosophique qu'organisent des étudiants de la faculté. Et il
donne des conférences au Club Tahar Hadad sur le boulevard
Pasteur, dirigé par Jelila Hafsia, qui se prend de passion pour
le philosophe français. Il y donnera deux conférences : la
première, « Structuralisme et analyse littéraire », en
février 1967, la seconde, « Folie et civilisation », en avril de la
même année.
En 1967 aussi, il fait inviter Jean Hyppolite par la faculté.
Fatma Haddad, qui était à l'époque l'assistante de Foucault, se
souvient de son émotion lorsqu'il a présenté son ancien
maître à l'auditoire. Hyppolite doit parler sur « Hegel et la
philosophie moderne ». Avant de commencer, il dit, en
désignant Foucault assis à côté de lui : « On a dû se tromper
en m'invitant, parce que la philosophie moderne, elle est là. »
Foucault vient de présenter le sujet de la conférence en ces
termes : « Toute réflexion philosophique aujourd'hui est un
dialogue avec Hegel et faire l'histoire de la philosophie de
Hegel, c'est pratiquer la philosophie moderne. » En revanche,
la « rencontre » avec Paul Ricœur a laissé un souvenir moins
glorieux aux Tunisiens qui s'attendaient, en pleine querelle
du structuralisme, à une confrontation passionnante entre le
penseur du personnalisme chrétien et l'auteur des Mots et les
choses. Ricœur a été invité par le Centre culturel de Carthage
pour une série de conférence sur la philosophie du langage.
Foucault accompagne Gérard Deledalle pour assister à l'une
d'elles : « Il était assis à côté de moi, raconte Deledalle, et il
n'arrêtait pas de faire des remarques humoristiques. Ricœur
s'en aperçut. » Mais quand la discussion s'engage, après
l'exposé, Foucault ne dit pas un mot. Deledalle comprend à ce
moment-là que l'idée n'était peut-être pas très bonne de
convier les deux philosophes à dîner chez lui, le soir même.
Ricœur sait que ça ne va pas être un moment agréable et dit à
Deledalle, qui l'emmène à Sidi Bou Saïd dans sa voiture :
« Quand le vin est tiré, il faut le boire. » Ils sont quatre à
table : Deledalle et sa femme, Ricœur et Foucault. Et Deledalle
a gardé en mémoire l'atmosphère déplaisante et tendue qui a
empoisonné la soirée. Impossible d'aborder le moindre sujet
intellectuel. Quand Ricœur quitte Tunis, peu de temps après,
il aperçoit Foucault qui s'apprête à prendre le même vol que
lui. Il dit à l'animatrice du Centre de Carthage qui l'a
accompagné à l'aéroport : « Nous allons discuter dans
l'avion, » Il lui écrira quelques jours plus tard pour la
remercier de son accueil et lui raconte que la discussion
annoncée n'a pas eu lieu : Foucault a fait semblant de ne pas
le voir et s'est placé à l'autre bout de l'appareil. Mais s'il a
refusé de jouer le jeu du « débat d'idées », Foucault ne se gêne
pas pour exprimer ce qu'il pense devant ses étudiants. « Je
vais résumer ce qu'a dit Ricœur », leur dit-il. Il leur demande
point par point si son résumé est fidèle. Et quand ils ont
acquiescé, il leur dit : « Eh bien maintenant, nous allons
démolir tout ça. »

Si Foucault parle beaucoup de l'histoire de la peinture dans


ses cours, c'est peut-être parce qu'il y expose les premières
ébauches d'un livre qu'il voudrait écrire sur Manet. Avant son
départ pour Tunis, le 15 juin 1966, c'est-à-dire quelques mois
à peine après la parution des Mots et les choses, il a signé un
contrat avec Jérôme Lindon, le directeur des Éditions de
Minuit, pour un « essai sur Manet » dont le titre devait être Le
Noir et la surface. En 1970, dans un entretien (resté inédit), il
déclare à propos de ce projet en cours : « Tout comme j'essaie
de voir comment est construit le discours littéraire, mais sans
en chercher la loi dans la pensée de l'écrivain, j'essaie de
retrouver dans un tableau donné non pas tant la technique
mise en en œuvre, mais comment “ça” peut exister comme
tableau. Pourquoi une ligne, un visage représenté d'une
certaine manière peuvent parvenir à fonctionner comme un
tableau. » Et il poursuit en expliquant qu'il a choisi Manet
parce qu'il représente un « phénomène de rupture » dans la
mesure où « son œuvre est apparue à l'intérieur d'une
histoire de la peinture qui était lyrique, représentative,
spatiale, volumineuse et qu'il s'est mis à peindre, sans avoir
conscience de son étrangeté ou à peine, de grandes figures
plates et laides. Et c'est cette destruction de la peinture
reconnue comme telle par les gens de son temps, qui, quinze
ans plus tard, va devenir le signe même de la modernité pour
des peintres, les Impressionnistes, qui, du reste, ne sont pas
fidèles à Manet. C'est étonnant...5 ». Le livre n'a jamais été
publié, mais Foucault prononcera plusieurs conférences,
notamment à Tokyo et à Tunis, en 1971, où il expliquera
longuement ce qui a retenu son attention dans les toiles de
Manet et présentera une esquisse de ce qu'il est en train
d'écrire à son sujet. Ce qui l'intéresse chez l'auteur du Bal à
l'Opéra, du Bar des Folies-Bergères ou du Balcon, ce n'est pas le
peintre qui a rendu possible l'impressionnisme, mais plutôt
celui qui a rendu possible, par-delà l'impressionnisme, toute
la peinture moderne. Parce que Manet a rompu avec une
règle établie depuis le Quattrocento qui imposait au peintre
de faire oublier, de masquer, d'esquiver le fait que la peinture
était déposée, inscrite sur un certain fragment d'espace, mur
ou tableau. Manet a brisé cet ensemble de conventions : il a
inventé le tableau-objet, la toile qui représente sa propre
matérialité. Il a fait jouer dans la représentation les éléments
matériels fondamentaux de la toile, il a intégré la physique
picturale dans la scène représentée : la lumière qui vient de
l'extérieur, les grandes lignes verticales et horizontales qui
redoublent le format du tableau, la trame du tissu. Il a
supprimé la profondeur, et le tableau est devenu un espace
concret devant lequel le spectateur peut et doit se déplacer.
Certes Manet n'a pas inventé la peinture non représentative.
Tout chez lui est représentatif. Mais il a libéré la peinture des
conventions qui pesaient sur la représentation, offrant ainsi
les conditions d'une rupture avec la représentation. Grâce à
lui, la peinture allait pouvoir jouer avec les propriétés de
l'espace : avec ses propriétés matérielles, pures, données pour
elles-mêmes6.
Foucault lit beaucoup, bien sûr, pendant cette période
tunisienne : il lit Panofsky et publie dans le Nouvel Observateur
un compte rendu de deux ouvrages du grand historien de
l'art qui paraissent en français ; il projette d'écrire un texte
sur la réédition du livre de Braudel sur La Méditerranée et le
monde méditerranéen à l'époque de Philippe II ; il s'enthousiasme
pour La Révolution permanente de Trotski, au point d'aller
jusqu'à se qualifier parfois lui-même de « trotskiste »... Et
bien sûr, il continue à s'intéresser de très près à l'œuvre
proliférante de Dumézil. Il lira également les textes des Black
Panthers, dont il écrit dans une lettre qu'ils « développent
une analyse stratégique affranchie de l'analyse marxiste de la
société »7. Mais ce qui ce qui va l'occuper le plus, c'est la
rédaction de L'Archéologie du savoir. Il écrit avec acharnement
et s'attache à mettre en place ou préciser les concepts
d'énoncé, de formation discursive, de régularité... Tout un
vocabulaire qu'il essaie d'établir et de fixer ; tout un jeu de
notions qu'il s'efforce de définir et d'articuler. Il présentera
son travail en ces termes, sur la couverture du livre :
« Expliquer ce que j'avais voulu faire dans les livres
précédents où tant de choses encore étaient restées
obscures ? Pas seulement, pas exactement, mais en allant un
peu plus loin, revenir, comme par un nouveau tour de spirale,
en deçà de ce que j'avais entrepris ; montrer d'où je parlais ;
repérer l'espace qui rend possible ces recherches, et d'autres,
peut-être, que je n'accomplirai jamais ; bref donner
signification à ce mot d'archéologie que j'avais laissé vide. (...)
Et là où l'histoire des idées cherchait à déceler, en déchiffrant
les textes, les mouvements secrets de la pensée (sa lente
progression, ses combats et ses rechutes, les obstacles
contournés), je voudrais faire apparaître, dans sa spécificité,
le niveau des “choses dites” : leur condition d'apparition, les
formes de leur cumul et leur enchaînement, les règles de leur
transformation, les discontinuités qui les scandent. Le
domaine des choses dites, c'est ce qu'on appelle l'archive ;
l'archéologie est destinée à en faire l'analyse8. » Foucault sait
que les enjeux sont considérables. On l'a présenté comme le
successeur de Sartre, et le maître contesté a durement
contre-attaqué. La partie est engagée et Foucault sait qu'il ne
doit pas décevoir les attentes du public intellectuel qui vient
d'accueillir Les Mots et les choses comme un événement dans la
pensée. Mais il veut aussi, par une écriture volontairement
aride, échapper aux effets de « mode » qui ont brouillé la
réception de son ouvrage précédent9. Il est au travail : chez
lui, à sa table, tôt le matin ; à la Bibliothèque nationale - à
Tunis aussi ! - l'après-midi. Et évidemment, il discute
beaucoup avec son directeur de section car son livre porte sur
des problèmes qui recoupent les intérêts de celui-ci pour la
linguistique et la philosophie du langage. Foucault le consulte
comme un expert des philosophies anglo-saxonnes, qu'il
connaît assez mal. Gérard Deledalle lui prête des livres de sa
bibliothèque personnelle (« Russell, Wittgenstein, et bien
d'autres », précise Deledalle) et il lui donne à lire, sur
épreuves, la Logique de John Dewey qu'il vient de traduire et
qui paraîtra en 1967 (quand il rééditera cet épais volume, en
1994, il écrira au dos du livre : « Le lecteur français, qu'il soit
philosophe, logicien, linguiste, historien, psychologue,
sociologue ou pédagogue y trouvera matière à réflexion et y
lira, avec quelque étonnement peut-être, quelques-unes des
thèses qui firent la fortune de Michel Foucault10. »). Sa femme
et lui viennent saluer Foucault presque tous les jours, au
cours de leurs promenades dans Sidi Bou Saïd, et ils voient la
pile de feuillets noircis s'élever à chacune de leurs visites.
Foucault cisèle ses formules, avec la ferveur méticuleuse d'un
orfèvre. Le livre s'élabore. Il sera terminé quand Foucault
quittera la Tunisie. Il paraîtra au début de l'année 1969.
Mais pour Foucault, la Tunisie ne sera pas seulement la
combinaison idéale des plaisirs du soleil et de l'ascèse
philosophique. Depuis le temps qu'il s'est mis en retrait de la
politique, il fallait bien qu'un jour la politique le rattrape. Et
les hasards de la vie ont voulu que ce soit là, à Tunis, au
moment même où les intellectuels français allaient être jetés
dans le tourbillon de « Mai 68 », dont Foucault n'aura presque
rien vu : il n'est retourné à Paris que quelques jours, à la fin
du mois de mai. Le temps d'assister au meeting du stade
Charléty, où les groupes gauchistes communient avec Pierre
Mendès France dans l'espoir d'une chute prochaine du
pouvoir gaulliste. Foucault se promène dans les rues
parisiennes, avec Jean Daniel : « Ils ne font pas la révolution,
ils sont la révolution », dit-il au directeur du Nouvel
Observateur, en voyant passer un cortège d'étudiants. Foucault
rentrera à Tunis avec la certitude que l'ère gaulliste est sur le
point de s'achever, que la gauche va prendre le pouvoir, et
que Mendès France ou Mitterrand vont être appelés à jouer
un grand rôle dans les destinées du pays.
Mais s'il est persuadé que le gouvernement français va
basculer, il sait qu'il n'en sera pas de même pour le régime
tunisien. À l'université de Tunis l'agitation a commencé en
décembre 1966 : un étudiant a été passé à tabac par des
policiers pour avoir refusé de payer un ticket d'autobus. Cet
incident a mis le feu aux poudres et la révolte s'est emparée
des facultés. Mais les problèmes seront beaucoup plus graves
en juin 1967. Après la déroute des armées arabes face aux
troupes israéliennes pendant la « guerre des Six Jours », une
flambée de violence va parcourir la capitale tunisienne : des
manifestations pro-palestiniennes dégénèrent en émeutes
antisémites. Foucault sera très choqué par ces événements
déplorables. Il exprime son dégoût dans une lettre à Georges
Canguilhem, le 7 juin 1967 : « Ici, il y a eu lundi dernier une
journée (une demi-journée) de pogrom. Ce fut bien plus grave
que l'a dit Le Monde : une bonne cinquantaine d'incendies, 150
ou 200 boutiques - les plus misérables, bien sûr - mises à sac,
spectacle immémorial de la synagogue éventrée, les tapis
traînés dans la rue, piétinés et brûlés, des gens courant dans
les rues, se réfugiant dans un immeuble auquel la foule veut
mettre le feu. Et depuis, le silence, les rideaux de fer baissés,
personne ou presque dans le quartier, des enfants qui jouent
avec des bibelots cassés. La réaction du gouvernement a été
vive, ferme - sincère, semble-t-il. Or c'était manifestement
organisé. Tout le monde a compris que depuis des semaines,
des mois sans doute, “ça” travaillait en profondeur, à l'insu
du gouvernement, contre lui. En tout cas, nationalisme +
racisme, c'est au total bien affreux. Et si on ajoute à cela que
les étudiants, par “gauchisme”, ont prêté la main (et un peu
plus) à tout cela, eh bien, on est assez profondément triste. Et
on se demande par quelle étrange ruse (ou stupidité) de
l'histoire, le marxisme a pu donner occasion (et vocabulaire)
à cela. »
En 1978, dans son dialogue avec Thierry Voeltzel, il évoque
encore cette journée tunisienne : « J'étais dans un pays arabe
en 1967, au moment de la guerre des Six Jours et il y a eu des
manifestations antisémites très violentes, des pillages de
magasins, des incendies de maisons... un début de petit
pogrom. J'étais dans une grande ville quand ça s'est produit
et j'ai rencontré dans la rue, où tout le monde s'était amassé,
des étudiants qui étaient des gens très, très bien, et comme
tout de même j'étais estomaqué et que je leur disais : “Mais
vous êtes sûrs que c'est bien de faire ça ?”, ils m'ont répondu :
“Ben quoi, c'est tout normal, on est en guerre avec eux...”
C'est-à-dire que tout le discours qui était tenu sur le thème
“Israël, ce n'est pas les Juifs, les Juifs, ce n'est pas Israël, il
faut distinguer l'antisionisme et l'antisémitisme”, tout ça
cesse de fonctionner même dans un pays comme celui-là, qui
n'était pas très tendu à ce point de vue-là, et immédiatement,
la perception raciale se met à jouer n. »
Dans les jours qui vont suivre, Michel Foucault ne
cherchera pas à dissimuler à ses étudiants la répugnance que
lui inspirent de tels actes. Mais les émeutes de juin 1967 ne
sont que le point de départ d'une vague d'agitation qui va
maintenir l'université dans un état de tension permanente
pendant plus d'un an. Regroupés dans le mouvement
Perspectives, les étudiants marxistes - d'abord
majoritairement trotskistes, puis de plus en plus attirés par le
maoïsme - se mobilisent en faveur de leurs « frères
palestiniens », mais dans le même temps, ils s'engagent dans
une opposition radicale au gouvernement et au régime du
président Bourguiba. Entre mars et juin 1968, après un regain
d'agitation provoqué par la visite en Tunisie du vice-
président américain Humphrey, la répression va s'abattre
très durement sur eux. Parmi les emprisonnés, il y a plusieurs
élèves de Foucault. Les enseignants français se réunissent
pour protester contre les arrestations et les tortures. Mais
cette réaction paraît bien timorée aux yeux de certains
d'entre eux qui préconisent des actions plus visibles et plus
fermes pour marquer leur solidarité. Lors de l'assemblée
générale des enseignants français, convoquée par
1'« association syndicale », Michel Foucault et Jean Gattegno
sont mis en minorité par leurs collègues qui invoquent
l'obligation de réserve dans un pays étranger. Foucault ira
également voir l'ambassadeur de France pour lui demander
d'intervenir. Le diplomate répond qu'il lui est évidemment
impossible de se mêler des affaires intérieures de la Tunisie.
Foucault, Gattegno et quelques autres ne se résignent pas à
la passivité. Ils aident les étudiants qui ont échappé aux
rafles, les hébergent chez eux. Foucault, par exemple, va
cacher la ronéo du groupe et plusieurs tracts seront imprimés
dans son jardin. Après les vacances de l'été 1968, Foucault
voudra témoigner au procès des étudiants. Il a préparé une
déclaration qu'il veut lire à l'audience en faveur d'Ahmed Ben
Othman. Mais il n'y sera pas autorisé, et les débats se
dérouleront à huis clos. L'obstination de Foucault lui vaudra
d'être menacé à plusieurs reprises par des policiers en civil -
ou supplétifs de la police ? - et une fois même, il sera
sérieusement malmené et frappé, après avoir été intercepté
sur la route qui mène à Sidi Bou Saïd. Ce sont des
avertissements qui lui sont adressés de manière fort peu
protocolaire par les autorités tunisiennes. Mais il n'est pas
officiellement inquiété : son prestige est trop grand ; il serait
bien difficile pour le gouvernement de s'en prendre à lui.
Georges Lapassade a été expulsé, et il reprochera à Foucault
d'avoir agi trop mollement. Mais Foucault préférait l'action
discrète et efficace à ce qu'il considérait comme un
comportement irresponsable et surtout voué à l'échec. Jean
Gattegno, pour sa part, a vu son contrat résilié à la fin du
mois de juillet 1968 et il sera condamné à cinq années de
prison par contumace. Les étudiants seront condamnés à de
lourdes, à d'effarantes peines de prison. Lorsqu'il reviendra
en Tunisie, en 1971, Foucault essaiera à nouveau d'intervenir
auprès du ministre de l'intérieur, à qui il demandera
audience, et qui acceptera de le recevoir. En pure perte. Il
conservera longtemps de cette période un souvenir aigu.
Une chose est sûre : Foucault a été très ébranlé par ces
événements. Il le dit avec force, dans ses entretiens avec
Ducio Trombadori, en retraçant son itinéraire et ses
expériences politiques : «J'ai eu de la chance dans ma vie : j'ai
vu en Suède un pays social-démocrate fonctionnant “bien” et
une démocratie populaire, la Pologne, fonctionnant “mal”.
J'ai vu l'Allemagne au moment où elle était en train de
prendre son essor économique dans les années soixante. Puis
un pays du tiers monde, la Tunisie. J'y ai vécu pendant deux
ans et demi. Ce fut impressionnant : j'ai assisté à des émeutes
étudiantes très fortes, très intenses, précédant de plusieurs
semaines ce qui s'est passé en mai en France. C'était en
mars 68. L'agitation a duré toute l'année : grèves, suspensions
de cours, avec des arrestations. Et en mars, grève générale
des étudiants. La police est entrée dans l'université, a
matraqué les étudiants, blessé grièvement plusieurs d'entre
eux et procédé à des arrestations. Il y a eu des procès, au
cours desquels certains étudiants ont eu huit, dix, jusqu'à
quatorze ans de prison. Sur l'enjeu de tout ce qui se passait
dans les universités du monde, j'ai eu une idée directe,
précise, d'autant que le fait d'être français constituait une
certaine protection vis-à-vis des autorités et m'a permis de
faire (ce que beaucoup de mes collègues ont fait) un certain
nombre de choses, de voir ce qui se passait, de voir aussi
comment les autorités, le gouvernement français réagissaient
à tout cela..., ce n'était pas très beau. Je dois dire que ces
garçons et ces filles qui prenaient des risques formidables en
rédigeant un tract, en le distribuant ou en lançant un appel à
la grève... qui prenaient réellement le risque d'être privés de
liberté ! cela m'a prodigieusement impressionné. C'était pour
moi une expérience politique. De mon passage au Parti
communiste, de ce que j'avais pu voir en Allemagne, de la
manière dont les choses s'étaient déroulées pour moi, quand
j'étais rentré en France, par rapport aux problèmes que
j'avais voulu poser à propos de la psychiatrie..., de tout cela
j'avais gardé une expérience politique un peu amère, un peu
de scepticisme très spéculatif, je ne le cache pas... Là, en
Tunisie, j'ai été amené à apporter une aide concrète aux
étudiants [...]. J'ai dû en quelque sorte entrer dans le débat
politique. »
Parmi les traits saillants de cette révolte tunisienne qui
s'est déroulée sous ses yeux, Foucault a été particulièrement
sensible au rôle joué par l'idéologie politique. Il déclare à
propos des étudiants : « Tous se réclamaient du marxisme,
avec une violence, une intensité, une passion tout à fait
remarquable. Pour eux, cela constituait non seulement la
meilleure analyse des choses, mais en même temps une sorte
d'énergie morale, d'acte d'existence tout à fait remarquable. »
Et il ajoute (l'entretien est enregistré à la fin de l'année 1978,
c'est-à-dire au moment même où il exalte la portée de la
révolution iranienne) : « Qu'est-ce qui dans le monde actuel
peut donner à quelqu'un l'envie, le goût, la capacité, la
possibilité d'un sacrifice absolu ? Sans qu'un bénéfice
quelconque, une ambition quelconque, une soif de pouvoir,
puissent être soupçonnés ? J'ai vu tout cela en Tunisie.
L'évidence de la nécessité du mythe... Une idéologie politique
ou une perception politique du monde, des rapports humains,
des situations était absolument indispensable pour engager la
lutte. En revanche, la précision de la théorie, sa valeur
scientifique étaient tout à fait secondaires et constituaient
dans les discussions beaucoup plus un leurre qu'un véritable
principe de conduite juste et correcte12... » On conçoit que
Foucault puisse poursuivre son propos, dans cet entretien, en
parlant de sa surprise, de sa stupeur, en rentrant en France, à
la fin de l'année 1968, et en découvrant
1'« hypermarxisation » des discours : « Un déchaînement de
théories, de discussions, d'anathèmes, d'expulsions, de
groupuscularisation, qui m'a complètement déconcerté... Ce
que j'ai vu en France en 1968-1969, c'est exactement l'inverse
de ce qui m'avait intéressé en Tunisie en mars 1968. » C'est
ainsi qu'il expliquera sa volonté de mener des luttes toujours
concrètes, ponctuelles, précises, loin du verbiage et des
arguties proliférantes, mais aussi des grandes théories
« totalisantes ».

À la fin du mois de juin 1968, Foucault regagne la France. Il


peut donc participer à la fin du mouvement de « Mai » : il se
rend à la Sorbonne (où Blanchot lui adresse « quelques
mots », mais sans lui dire - et sans que Foucault sache - qui il
est13). Il retourne ensuite passer l'été en Tunisie. Foucault
avait trouvé un point de chute à Paris pour la rentrée de
l'automne 1968. Ou plutôt près de Paris : Didier Anzieu l'a
sollicité pour rejoindre le département de psychologie qu'il a
récemment créé à Nanterre. Foucault hésite. Pour plusieurs
raisons : la première, c'est qu'il éprouve beaucoup de gêne à
être candidat contre Pierre Kaufmann, un psychanalyste
lacanien, dont on sait qu'il a combattu dans la Résistance,
pendant la guerre. Quand il raconte à Canguilhem les émeutes
antisémites auxquelles il a assisté, Foucault conclut sa lettre
en disant qu'il lui est « insupportable physiquement d'être
contre un juif », même si cette opposition se déroule
simplement dans un « jeu universitaire régulier ». Sans doute
y a-t-il d'autres raisons : Foucault n'a plus très envie
d'enseigner la psychologie : « La psychologie, ce n'est pas
pour moi », dit-il à Robert Francès, l'un des professeurs de ce
département de Nanterre, qui parle d'une véritable « valse-
hésitation » de Foucault. Et puis, Foucault a plusieurs fers au
feu. Une chaire se libère à nouveau à la Sorbonne. Il est
question également de l'École pratique des hautes études... Et
surtout, les démarches de Vuillemin et Hyppolite suivent leur
bonhomme de chemin au Collège de France. Mais finalement,
il a accepté la proposition d'Anzieu : il a donc été nommé à
Nanterre. Où il n'ira pas puisqu'il choisira de rejoindre le
groupe fondateur de l'université de Vincennes. Le
18 novembre 1968, il préviendra donc le doyen de Nanterre
qu'il renonce à son « détachement » auprès de la faculté que
le ministère lui a notifié seulement trois jours auparavant, car
le Centre expérimental de Vincennes vient de lui « proposer,
écrit-il, d'occuper la chaire de philosophie qui s'y trouve
créée ». Ce qui sera l'occasion d'un étrange problème
bureaucratique et financier : qui doit payer Foucault entre le
1er octobre 1968, date à laquelle expire son détachement pour
Tunis, et le 1er décembre 1968, date effective de sa
nomination à Vincennes ? Le ministère de l'Éducation
nationale adresse une lettre très officielle au doyen de
Nanterre : c'est à vous de verser le salaire de Michel Foucault,
puisque c'est chez vous qu'il était administrativement en
poste à la date en question même s'il n'a jamais exercé.
Si Foucault avait fini par accepter l'offre de Didier Anzieu,
et s'il a par la suite opté pour Vincennes, c'est assurément
parce que les choses se passaient plutôt mal du côté de la
Sorbonne, où sa nouvelle tentative ne rencontre guère plus de
succès que la précédente. Le toujours fidèle Georges
Canguilhem s'en est ouvert à un de ses collègues de la section
de philosophie : Raymond Aron. Ce dernier avait invité
Foucault dans son séminaire quelques mois plus tôt. « Je serai
ravi, lui avait écrit Aron le 27 février 1967, de vous offrir un
public d'une cinquantaine d'auditeurs, dont le niveau moyen
est élevé et auquel vous parlerez librement de ce qui vous
intéresse, par exemple de votre conception des sciences
humaines comme savoir. Je m'engage à l'avance à m'abstenir
de toute polémique et de vous livrer pacifiquement aux
jeunes loups, s'il y en a. » Et Foucault a répondu, le 7 mars :
« Puisque vous avez la bonté de bien vouloir me donner la
parole, j'en accepte le risque avec une grande reconnaissance.
J'essaierai de lever quelques-unes des ambiguïtés de cette
description du “savoir” que j'ai essayé de faire. Et, ma foi, si je
suis taillé en pièces par vos jeunes loups, je prendrai de toute
façon grand plaisir à les entendre. » La séance aura lieu le
17 mars et se passera très bien. « Foucault était comme un
petit garçon devant Aron », raconte un témoin de la scène.
Raymond Aron semble donc prêt à accueillir avec une
certaine sympathie la demande de Canguilhem. Et le 28 avril
1967, il adresse à Foucault, à Sidi Bou Saïd, la lettre suivante :
« Mon cher ami, Nous avons causé Georges Canguilhem et moi
de vos chances d'obtenir pour l'année prochaine une chaire à
Paris. À la Sorbonne, comme il a dû vous le dire, les chances
sont réduites. J'ai donc pensé à une direction à l'École
pratique des hautes études. Heller m'affirme que Braudel
serait tout à fait disposé à vous accueillir, mais qu'il craint de
compromettre vos chances ultérieures au Collège de France
en vous faisant entrer à la sixième section [de l'École des
hautes études] qui, paraît-il, est mal vue au Collège de France
en raison de la prédominance de la quatrième section. Bien
entendu, il vous appartient de choisir et je ne prendrai
aucune initiative avant que vous m'ayez fait part de vos
sentiments et de vos affaires. Je ne prends pas au sérieux la
carrière universitaire, mais je souhaite, dans l'intérêt même
de votre œuvre, que vous puissiez ignorer ce genre de souci et
ne pas connaître l'hostilité agissante de collègues
qu'indisposent talent et succès trop éclatants. Bien entendu,
je vous crois capable de supporter avec légèreté cette sorte
d'hostilité. Mais il est préférable pour l'équilibre intérieur et
pour la paix du travail scientifique de n'avoir pas à surmonter
des réflexes de défense. » Il termine par une allusion à leur
discussion de mars ou, peut-être, à l'enregistrement d'un
entretien radiophonique qui sera diffusé le 8 mai : « J'ai pris
grand plaisir à notre dialogue et j'espère que vous ne m'avez
pas tenu rigueur de mes taquineries. À bientôt j'espère et
bien sympathiquement vôtre. » Mais cette lettre qui semble
en effet empreinte de « sympathie », Foucault la perçoit
comme une fin de non-recevoir. Il écrit à Canguilhem,
quelques jours plus tard : « J'ai scrupule à vous faire perdre
du temps et à vous mêler à toute cette cuisine. Il me semble
plus simple de vous joindre la lettre que ce matin j'ai reçue de
M. Aron. Elle me paraît fort claire et, ma foi, fort honnête
puisqu'elle me demande si oui ou non, Sorbonne ou Collège. »
Et Foucault ajoute : « Le Collège me paraît un bien trop gros
morceau pour moi, je n'ai pas assez travaillé pour y
prétendre. Quant à la Sorbonne, si je ne suis pas soutenu par
la grande majorité des philosophes, il est clair que je n'ai pas
de chances. De là une certaine tentation de rester là où je suis
- et où je ne suis pas mal, vraiment, M. Hyppolite a pu vous le
dire. » La lettre est datée du 2 mai 1967. Clemens Heller
confirme en tout cas la version des faits donnée par Raymond
Aron, concernant la position de Braudel : celui-ci avait
beaucoup d'estime pour Foucault et il ne voulait pas gâcher
ses chances au Collège de France. D'ailleurs, il y soutiendra
très activement sa candidature, comme l'atteste la lettre que
Foucault lui adressera, le 27 décembre 1969, pour le remercier
de son aide, une fois l'élection réussie.

*
Fin 1968. Foucault quitte la Tunisie. Il quitte Sidi Bou Saïd,
où il ne reviendra que pour de courts séjours, et laisse
derrière lui la faculté sur les collines qui dominent la Casbah,
et le soleil et la mer qu'il aimait tant et dont il gardera
longtemps la nostalgie. C'est peut-être pour profiter de la
lumière qui lui manque que, peu de temps après son retour, il
s'installe dans un grand appartement de la rue de Vaugirard,
au huitième étage d'un immeuble moderne du
15e arrondissement, devant le square Adolphe-Chérioux. De
grandes baies vitrées lui offrent une vue magnifique sur tout
l'Ouest parisien. Il prendra souvent des bains de soleil sur le
balcon qui court le long du salon et du bureau. Derrière lui, il
n'y aura plus les hauteurs de Sidi Bou Saïd, mais le mur droit
des rangées de livres et de revues.
TROISIEME PARTIE

« MILITANT ET PROFESSEUR
AU COLLÈGE DE FRANCE... »
1
L'intermède de Vincennes

La nuit est tombée, en ce 23 janvier 1969, quand les groupes


compacts de CRS s'avancent vers l'étrange corps de bâtiments
qui a poussé en quelques mois à l'orée du bois de Vincennes.
La nouvelle université vient tout juste d'ouvrir ses portes.
Quelques jours à peine : le temps d'organiser sa première
grève, sa première occupation des locaux... et sa première
bataille avec la police. 23 janvier 1969 : cette nuit-là, Michel
Foucault va faire son entrée dans la geste gauchiste. Il la
rejoint sur le tard, car elle a déjà son histoire, ses traditions,
ses figures. Il la rejoint pour la côtoyer, la croiser plus que
pour y adhérer sans réserve. Mais le fait est là : il la rejoint, et
il va y inscrire une bonne part de son propre parcours dans la
première moitié des années soixante-dix.

Après la grande peur de Mai 68, le gouvernement a voulu


colmater les brèches et entrepris très rapidement de
« réformer l'enseignement supérieur ». D'où la fameuse « loi
d'orientation » présentée dès la rentrée par Edgar Faure, le
tout nouveau ministre de l'Éducation, et votée le 10 octobre
1968. Les universités seront désormais régies par des
principes d'autonomie, de pluridisciplinarité et de
participation des usagers. Mais sans attendre le vote de la loi
qui portera son nom, le ministre a déjà commencé d'innover :
il a décidé de faire construire dès le mois d'août de nouveaux
bâtiments pour accueillir des « centres expérimentaux », près
de la porte Dauphine et dans le bois de Vincennes. Dans le
premier cas, sur des terrains libérés par l'OTAN, dans le
second sur des espaces qui appartenaient à l'armée depuis
plus de cent ans. C'est là, sur quatre hectares et demi, que
vont être construits les baraquements modernes en
préfabriqué, destinés à abriter le « Centre expérimental de
Vincennes ». Edgar Faure a chargé le doyen de la Sorbonne,
Raymond Las Vergnas, un angliciste réputé, de procéder à
l'installation de cette nouvelle université à la périphérie
immédiate de Paris et d'organiser sa mise en orbite. Autour
de lui est donc réunie au début du mois d'octobre 1968 une
Commission d'orientation - c'est son appellation officielle -
où siègent une vingtaine de personnalités. Parmi celles-ci :
Jean-Pierre Vernant, Georges Canguilhem, Emmanuel Le Roy
Ladurie, Roland Barthes, Jacques Derrida... Leur tâche sera de
désigner la première équipe d'enseignants à qui il reviendra,
par la suite, de coopter l'ensemble des professeurs, maîtres-
assistants et assistants qui exerceront dans la nouvelle
faculté. À peine installée, cette commission est dénoncée par
la presse de droite et les journaux populaires comme un
rassemblement de gauchistes. « Les recruteurs de la faculté
expérimentale de Vincennes sont en majorité gauchistes »,
titre Paris-Presse1. Et de ranger allègrement sous cette
étiquette aussi bien Roland Barthes, « un des chefs de l'école
structuraliste et extrême-gauchiste », que Vladimir
Jankélévitch, « grand signataire de manifestes ultra-
gauchistes »... Le ton est donné et la polémique ne fait que
commencer ! Mais pour l'heure, la commission se réunit
malgré ce climat d'hostilité pour arrêter la liste des
enseignants qui vont former le « noyau cooptant ».
L'affaire est menée tambour battant : une douzaine de
personnes sont désignées dans les semaines qui suivent. Jean-
Claude Passeron et Robert Castel en sociologie, Jean Bouvier
et Jacques Droz en histoire, Jean-Pierre Richard en français...
Et en philosophie, le choix s'est porté sur Michel Foucault, à
la demande de Georges Canguilhem. La nouvelle fait
sensation car Foucault est déjà fort célèbre, et son nom va
focaliser l'attention. Celle des gauchistes notamment, auprès
desquels sa réputation n'est guère brillante. Foucault ne passe
pas pour être un homme très engagé, péché suprême aux
yeux des activistes de toutes les obédiences qui affluent pour
investir ce qui va devenir le « bastion rouge » de l'après-68.
On raconte qu'il est « gaulliste », on lui reproche beaucoup de
n'avoir « rien fait » en mai 68. Ce qui est vrai, puisqu'il n'était
pas en France. Et lorsque se tient le 6 novembre, dans les
locaux de la Sorbonne - car ceux de Vincennes ne sont pas
encore ouverts -, une vaste assemblée générale qui doit
envisager les modalités de la mise en route du Centre
expérimental, Foucault est directement confronté à ses
accusateurs. Il murmure à Jean Gattegno, que le doyen Las
Vergnas a chargé d'organiser les inscriptions des étudiants
dans la nouvelle faculté : « Je vais leur dire : “Pendant que
vous vous amusiez sur vos barricades au Quartier latin, moi,
je m'occupais de choses sérieuses en Tunisie.” » Mais son
ancien collègue de Tunis le dissuade de répliquer : « Cela ne
servirait à rien. » Foucault se tait. Mais il sait désormais ce qui
l'attend. Il le sait d'autant mieux que le « comité d'action »,
qui regroupe les éléments les plus extrémistes, parmi lesquels
Jean-Marc Salmon, André Glucksmann, un ancien élève de
Raymond Aron qui a viré au gauchisme le plus extravagant et
le plus sectaire, et quelques autres, vient de diffuser sa
« plate-forme » dans le numéro de novembre du journal
Action, texte précédé d'un chapeau de présentation où l'on
peut lire : « Edgar Faure commence à jeter de la poudre aux
yeux : “la nouvelle faculté sera une université pilote”,
“université du xxe siècle”. Des nominations de professeurs
célèbres sont annoncées, ainsi celle de Michel Foucault, une
des étoiles du “structuralisme”, qui dirigera la section de
philosophie. Le ministère espère ainsi occuper l'opinion par
des querelles d'école ou de chapelle : de même qu'il a parlé de
la suppression du latin en sixième mais pas des libertés dans
les lycées, France-Soir fera ses titres pour ou contre le
structuralisme dans l'espoir de faire oublier le reste. » La
diatribe se termine par ces mots : « Ce n'est pas ce qui
intéresse le mouvement étudiant2. » Ce qui intéresse le
mouvement étudiant est assez simple. Lors de l'assemblée
générale, l'un des rédacteurs de la plate-forme fait cette
déclaration, rapportée par Le Monde : « Nous devons imposer
que l'enseignement de Vincennes développe la réflexion et la
formation politique de façon à en faire une base d'action pour
l'extérieur3. »
Mais Foucault s'est déjà mis au travail et il cherche à réunir
autour de lui les gens qui représentent à ses yeux « ce qu'il y a
de mieux en philosophie en France aujourd'hui », comme il le
dit à quelques-uns de ses proches. Un peu comme Vuillemin
avait voulu le faire dix ans auparavant à Clermont-Ferrand. Il
commence par solliciter Deleuze. Mais celui-ci est à nouveau
très malade et il lui est impossible d'accepter la proposition
de Foucault. Quand il viendra à Vincennes, deux ans plus tard,
Foucault sera déjà parti. En revanche, Michel Serres le rejoint
tout de suite. Il fait même officiellement partie du « noyau
cooptant », mais il préfère rester à l'écart du processus
effectif des nominations. Foucault s'attache ensuite à recruter
dans la jeune génération, chez les élèves d'Althusser et de
Lacan, notamment dans le groupe qui avait fondé les Cahiers
pour l'analyse. Du moins quand c'est possible : car plusieurs de
ceux qu'il aurait aimé recruter font leur service militaire,
comme Alain Grosrichard. « Si j'ai été nommée, dit Judith
Miller en riant, c'est parce que ce problème ne se posait pas
pour moi ! » Outre la fille de Lacan, arriveront également
Alain Badiou, Jacques Rancière, François Régnault et quelques
autres. Mais aux critères intellectuels se surimposent en
permanence les critères politiques. Pour enseigner à
Vincennes, en philosophie en tout cas, il faut avoir « fait »
mai 68, appartenir à l'un des groupuscules qui prolifèrent et
s'affrontent après le reflux de la grande vague de liberté.
C'est d'ailleurs pour équilibrer un peu les choses, c'est-à-dire
pour que le département de philosophie ne soit pas
entièrement phagocyté par les maoïstes, ultra-majoritaires
dans l'équipe de philosophes regroupée par ses soins, que
Foucault fait appel à Henri Weber, alors dirigeant trotskiste.
Étienne Balibar, recruté lui aussi, n'aura pas la vie facile, en
raison de son appartenance au Parti communiste. Enfin, pour
jouer le rôle de modérateur dans ce milieu agressivement
militant, Foucault fait appel à un sage, reconnu pour ses
compétences pédagogiques comme pour ses qualités de
fédérateur : François Châtelet.
Foucault ne s'occupe pas seulement de son propre
département. Il participe aux réunions préparatoires à
l'ouverture du Centre, qui se tiennent à la Sorbonne, autour
du doyen Las Vergnas, ou de Jean-Baptiste Duroselle,
l'historien qui a été choisi comme « délégué » du noyau
cooptant mais qui démissionnera bien vite, effaré par la
tournure gauchiste que prennent les événements. Des
réunions se tiennent aussi chez Hélène Cixous, une jeune
angliciste proche de Las Vergnas (et également amie de
Derrida). Elle est l'auteur d'un essai sur James Joyce (qui avait
d'abord été sa thèse de doctorat), paru en 1968, et elle est au
tout début d'une carrière littéraire dont on sait quelle sera la
suite. Elle a joué un rôle très important dans le projet de
l'université vincennoise et dans sa mise en chantier (c'est elle
qui a suggéré les noms et contacté nombre des personnalités
appelées à constituer le premier comité d'experts - avec le
souci de pouvoir mettre en avant leur « légitimité savante » -
et sollicité plusieurs des enseignants qui formeront le noyau
cooptant pour assurer l'ouverture de la nouvelle structure).
L'un des grands soucis de Foucault : écarter les psychologues
et la psychologie pour allouer les postes et les crédits à une
section de psychanalyse. Avec l'appui de Castel et Passeron, il
milite pour la nomination de Serge Leclaire. Les discussions
aboutiront à un compromis : deux départements -
psychologie et psychanalyse - seront créés. Mais tout le
monde a remarqué ses talents de « stratège » dans les
discussions, son « art de la manœuvre », et, selon certains, de
la « manipulation ».

Il faut encore que Foucault lui-même soit officiellement


nommé. Alors que tout se passe normalement dans les autres
disciplines, la section de philosophie du Comité consultatif
des universités, organisme officiel chargé de la carrière des
enseignants du supérieur, fait valoir que Foucault ne peut
être recruté comme titulaire de la chaire de philosophie
puisqu'il est lui-même recruteur. Le 9 novembre 1968, le
doyen Las Vergnas écrit au ministre de l'Éducation nationale :
« Sur avis de la Commission d'orientation, réunie le 25.10.68,
je vous avais proposé d'appeler Michel Foucault à faire partie
du “noyau cooptant” de Vincennes et de le nommer dans la
chaire de philosophie. À la suite de la décision défavorable
prise par le CCU au cours de sa séance du 5 novembre 68,
Michel Foucault m'a fait part de sa décision de se retirer du
“noyau cooptant” pour pouvoir faire l'objet d'un vote de
cooptation par ses futurs collègues. Ce vote a eu lieu le
16 novembre 68. Les professeurs titulaires ayant reçu
notification de leur affectation au Centre universitaire de
Vincennes en date du 15.11.68 sont au nombre de onze. Il a
donné le résultat suivant :
« Votants : dix (un absent). Michel Foucault : dix voix.
« J’ai donc l’honneur de renouveler ma proposition de désigner Michel
Foucault pour occuper la chaire de philosophie du CUE de Vincennes et
de vous demander de bien vouloir soumettre son cas à nouveau au
CCU. »

Cette fois, les choses se passent sans encombre. La


nomination de Foucault prend effet au 1er décembre.

L'université de Vincennes ouvre ses portes


administrativement parlant en tout cas - en décembre 1968.
Les premiers cours commencent en janvier 1969. Mais le
véritable démarrage aura lieu en février et mars.
« L'atmosphère de Vincennes est celle d'une ruche bruyante
où chacun cherche sa place », écrit Le Monde, le 15 janvier.
Mais le bourdonnement de la ruche va bientôt laisser la place
au chaos le plus total. Ce climat de tension n'est d'ailleurs pas
limité au bois de Vincennes. Dès la rentrée de l'automne 1968
et pendant tout l'hiver 1968-1969, Le Monde consacre chaque
jour une, deux, parfois trois pages entières à la rubrique
« agitation universitaire », et l'on n'en finirait pas
d'énumérer les grèves et les meetings qui submergent les
lycées et les facultés, à Paris ou en province, les incidents
permanents et les affrontements plus ou moins violents avec
la police. Les Vincennois ne vont pas tarder à entrer dans la
danse. Le 23 janvier, le comité d'action du lycée Saint-Louis
avait décidé d'organiser une réunion au cours de laquelle
devaient être projetés des films sur mai 68. Le rectorat a
interdit le rassemblement et fait couper le courant. Mais trois
cents lycéens sont entrés dans l'établissement munis d'un
groupe électrogène. Ils ont projeté les films puis sont sortis
en cortège, pour éviter les interpellations, rejoignant alors un
meeting qui commençait, à quelques mètres de là, dans la
cour de la Sorbonne, de l'autre côté du boulevard Saint-
Michel. Un mot d'ordre circule très vite : l'occupation du
rectorat, dont les bureaux sont situés dans les bâtiments de la
vieille Sorbonne. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais la police
intervient et fait évacuer les lieux. Tandis que des bagarres
éclatent au Quartier latin. Par solidarité, quelques centaines
d'étudiants de Vincennes, quelques professeurs aussi,
décident d'occuper leur faculté et se retranchent derrière des
barricades de fortune. Tout est bon : les tables, les chaises, les
bureaux, les armoires, les télévisions... tout le matériel
flambant neuf qui vient d'être installé. Et lorsqu'on pleine
nuit la police intervient - deux mille hommes en tout -,
Vincennes connaît sa première bataille. Grenades
lacrymogènes d'un côté, pierres et projectiles divers de
l'autre. Les forces de police investissent peu à peu les locaux
et rassemblent les étudiants et les professeurs dans le grand
amphithéâtre. Michel Foucault figure parmi les derniers à
être interpellés. Ils arrivent les yeux rouges de larmes à cause
des gaz. Et Foucault dit à Passeron : « Ils ont tout cassé dans
ton bureau. » Puis tout le monde est emmené dans des cars et
« embarqué » à Beaujon, le centre de contrôle de la police
parisienne. Deux cent vingt personnes en tout. Comme les
autres, Michel Foucault sera relâché au petit matin. Les
réactions du gouvernement et de la presse vont être assez
dures : Edgar Faure dénonce 1'« absurdisme » de ces incidents
et déplore l'étendue des dégâts et des déprédations commis
dans les locaux universitaires. Tandis que les milieux
conservateurs reprochent au ministre son « libéralisme » et
lui imputent la responsabilité des désordres et de la « casse ».
Les graffitis qui ont détérioré ce jour-là à la Sorbonne le
fameux portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne
vont devenir le symbole inlassablement évoqué de ce
« vandalisme gauchiste ». Après ces incidents, 34 étudiants
seront exclus de l'université et 181 autres menacés de
poursuite. Le 10 février 1969, un grand meeting se tient à la
Mutualité pour protester contre ces mesures disciplinaires. Y
prennent la parole, devant une salle archi-comble, Jean-Paul
Sartre et Michel Foucault qui fut, selon Le Monde, l'un des
orateurs les plus virulents, dénonçant la provocation des
forces de l'ordre et la « répression calculée », Sartre et
Foucault paraissent donc à la même tribune. Mais pas en
même temps : ce soir-là, ils ne se croiseront pas. Leur
rencontre se produira effectivement sous le signe de la
politique, mais ce sera deux ans plus tard.
Après cette inauguration quelque peu tonitruante,
Vincennes va vivre au rythme des assemblées générales, des
manifestations, des heurts avec la police, des batailles
rangées entre communistes et gauchistes ou entre chapelles
gauchistes. Mais malgré tout, les cours se tiennent, même s'ils
tournent souvent au psychodrame, à la joute verbale, à la
discussion sans fin, à l'échange d'arguties débridées sur la
révolution, la lutte des classes, le prolétariat... Michel Serres
quittera Vincennes aussitôt après cette première année, et il a
gardé de cette période un souvenir sinistre : « J'ai eu
l'impression, raconte-t-il, d'être plongé dans la même
atmosphère de terrorisme intellectuel que celle que faisaient
régner les staliniens quand j'étais élève de la rue d'Ulm. »
Pourtant, il se fait un devoir d'assurer son cours, de faire
passer les examens.
Michel Foucault fait office de « directeur » du département
de philosophie, bien que l'idée de « direction » n'ait pas grand
sens dans un tel contexte. En tout cas, un programme des
cours est affiché. Cette liste des enseignements est d'ailleurs
assez édifiante sur l'atmosphère intellectuelle de l'époque et
sur la vision du monde des « Vincennois ». Voici quelques
exemples des intitulés de cours, pour l'année 1968-1969 :
« Révisionnisme-gauchisme » par Jacques Rancière,
« Sciences des formations sociales et philosophie marxiste »
par Étienne Balibar, « Révolutions culturelles » par Judith
Miller, « Lutte idéologique » par Alain Badiou... Certes,
quelques enseignants essaient de faire un travail plus
classique et plus conforme aux normes universitaires : Michel
Serres expose les théories positivistes de la science et les
rapports entre la rationalité grecque et les mathématiques ;
François Châtelet enseigne « La pensée politique grecque » ou
« L'identité et la contradiction dans la philosophie grecque ».
Tandis que Michel Foucault, pour sa part, analyse « Le
discours de la sexualité » et « La fin de la métaphysique ».
L'année suivante (1969-1970), les intitulés restent dans la
même tonalité et l'on y trouve pêle-mêle : « Théorie de la
deuxième étape du marxisme-léninisme : le stalinisme » par
Jacques Rancière et « Troisième étape du marxisme-
léninisme : le maoïsme » par Judith Miller ; une
« Introduction au marxisme du xxe siècle : Lénine, Trotski et
le courant bolchevique » par Henri Weber ; « La dialectique
marxiste » par Alain Badiou... tandis que François Châtelet
continue stoïquement d'étudier la pensée antique avec une
« Critique de la pensée spéculative grecque » ou bien
d'aborder « Les problèmes épistémologiques des sciences
historiques ». Les cours de Foucault portent sur
« L'épistémologie des sciences de la vie » et sur Nietzsche. Ce
dernier cours fournira la matière de son texte sur Nietzsche, la
généalogie, l'histoire, dans le volume d'hommage à Jean
Hyppolite qu'il éditera en 1971. La première année,
l'affluence à son cours est telle - plus de 600 personnes - qu'il
essaiera l'année suivante de limiter le nombre des
inscriptions. « Pas plus de vingt-cinq », a-t-il dit à Assia
Melamed, secrétaire de la section. Ce qui n'empêchera pas
une bonne centaine de personnes de venir l'écouter bien qu'il
ait choisi une salle plus petite.
Comme on l'a vu, les sujets de cours ont de quoi
surprendre, en dehors de quelques-uns d'entre eux, et en
effet, ils surprennent. Le 15 janvier 1970, Olivier Guichard, le
ministre de l'Éducation qui a remplacé Edgar Faure, déplore
les conditions dans lesquelles l'enseignement s'est déroulé
pendant l'année 1969 en philosophie ; il dénonce le caractère
« marxiste-léniniste » des enseignements donnés et décide de
supprimer 1'« habilitation nationale » des diplômes décernés
par Vincennes dans cette discipline. En clair : les étudiants ne
pourront plus se présenter aux concours de recrutement de
l'enseignement secondaire (CAPES et agrégation). Les propos
du ministre ont fait mouche, surtout lorsqu'il a cité à la radio
quelques exemples de cours. Michel Foucault lui répond le
24 janvier, lors d'une conférence de presse organisée par les
enseignants : puisque la vocation de Vincennes, explique-t-il,
est d'étudier le monde contemporain, comment la section de
philosophie pourrait-elle éviter d'être une « réflexion sur la
politique » ? Quelques jours plus tard, il monte à nouveau au
créneau pour défendre « son » département : « Comment
donner un enseignement développé et diversifié quand on a
950 étudiants pour huit enseignants ? » déclare-t-il dans une
interview publiée par Le Nouvel Observateur. « Qu'on me dise
clairement, ajoute-t-il, ce qu'est la philosophie et au nom de
quoi, de quel texte, de quel critère, de quelle vérité, on rejette
ce que nous faisons. » Puis il passe à la contre-offensive :
« L'essentiel dans ce qu'a dit le ministre, ce ne sont pas les
raisons qu'il avance ; c'est la décision qu'il veut prendre. Elle
est claire : les étudiants qui auront fait leurs études à
Vincennes n'auront pas le droit d'enseigner dans le
secondaire. Je pose à mon tour des questions : pourquoi ce
cordon sanitaire ? Qu'est-ce que la philosophie (la classe de
philosophie) a de si dangereux pour qu'il faille avec tant de
soins la protéger ? Et qu'y a-t-il chez les Vincennois de si
dangereux ? » Il dénonce alors le « piège » que les autorités
universitaires et politiques ont tendu au département de
philosophie de Vincennes en lui promettant la plus totale
liberté, et en réprimant celle-ci dès qu'elle a voulu s'exercer4.
Mais Foucault n'est pas au bout de ses peines. Car peu de
temps après éclate une autre affaire qui attire à nouveau les
regards sur l'université de Vincennes et sa section de
philosophie. Car, autant que les cours eux-mêmes, les
modalités de contrôle pédagogique et les procédures
d'examen ont déjà suscité la colère des autorités
ministérielles. L'attribution des « unités de valeur », c'est-à-
dire des certificats sanctionnant chaque cours à la fin de
l'année, se déroule de la manière la plus fantaisiste. Il n'est
pas question pour les enseignants de faire passer des
examens. L'ancienne secrétaire du département de
philosophie raconte les faits de la manière suivante : la
première année, les enseignants s'enfermaient dans une salle
et les étudiants glissaient un petit bout de papier sous la
porte avec leur nom. On les inscrivait sur la liste des reçus. La
deuxième année, on a dactylographié une liste de reçus, mais
il suffisait de le demander pour en faire partie. Quand Judith
Miller raconte à Madeleine Chapsal et Michèle Manceaux,
dans une interview pour leur livre, Des professeurs pour quoi
faire ?, qu'elle distribue les « unités de valeur » dans
l'autobus, quand elle ajoute que « l'université est un morceau
de la société capitaliste » et qu'elle fera de son mieux pour
qu'elle fonctionne « de plus en plus mal », le scandale n'est
pas loin d'éclater à nouveau. Le détonateur : un extrait du
livre paraît dans L'Express. Pour le ministère, trop, c'est trop.
Le 3 avril 1970, la fille de Jacques Lacan, militante en vue du
mouvement maoïste Gauche prolétarienne, reçoit une lettre
du ministre qui lui apprend qu'il se voit contraint de « mettre
fin à son affectation dans l'enseignement supérieur » et de la
renvoyer dans l'enseignement secondaire dont elle était
détachée. Cette décision ministérielle provoque évidemment
un regain de tension à Vincennes. Occupation des locaux,
évacuation par la police...
De tels incidents ne sont que des éléments parmi tant
d'autres qui défraient la chronique vincennoise et
nourrissent les polémiques autour de l'université de
Vincennes et de son existence même. Dès le 8 octobre 1969, le
président de l'université, Jacques Droz, avait lancé cette mise
en garde : « Si des agissements irresponsables ne trouvent pas
une opposition de la part des étudiants, je crains que
Vincennes n'aille à une catastrophe et qu'on ne soit obligé de
la fermer. » Les titres de la presse reviennent d'ailleurs, de
manière lancinante, pendant plusieurs années, sur cette
question. Selon leur option politique, les journaux
s'interrogent : va-t-on (ou doit-on) fermer Vincennes ?
« Vincennes en sursis », « Vincennes doit vivre », etc., peut-
on lire au fil des mois, comme une litanie éternellement
ressassée après chaque incident. Vincennes vivra. Mais ce
sera - et pour longtemps - dans ce climat de violence instauré
dès le départ.
Selon tous les témoins, le département de philosophie a été
à la pointe de ces désordres permanents. Un enseignant qui a
participé à la fondation de la faculté estime que cette section
a été « saisie dès le départ d'un vertige autodestructeur ». Et
tout cela avec, sinon l'accord profond, du moins la
participation ou la caution de Michel Foucault, qui évolue
avec une certaine aisance dans cette contestation ultra-
gauchiste et paraît, à l'occasion, s'en donner à cœur joie dans
les manifestations diverses qu'elle invente chaque jour. Au
début, en tout cas. Car il semble aussi qu'il se soit fatigué
rapidement. Certains pensent même qu'il a été assez
traumatisé par son expérience vincennoise, par les mises en
cause permanentes dont les enseignants faisaient l'objet. Bien
sûr, on l'a vu la barre de fer à la main, prêt à en découdre
avec les militants communistes, bien sûr, on l'a vu lancer des
cailloux sur les policiers... Mais le climat de Vincennes n'était
sans doute pas fait pour lui plaire durablement. « J'en avais
assez d'être entouré par des demi-fous », dira-t-il peu après
son départ à l'un de ses amis. En tout cas, il n'aimait pas trop
le contact des étudiants. Et semble n'avoir guère apprécié non
plus les comportements de certains de ses collègues (il
parlera plus tard avec dédain des anciens militants gauchistes
devenus « les petits chefs de Vincennes5 »). Et il s'arrangeait
pour passer le moins de temps possible sur le campus afin de
pouvoir continuer ses explorations à la Bibliothèque
nationale. Au fond, il va être très heureux de quitter cet
endroit où il savait d'ailleurs que sa présence serait
transitoire. Car c'est dans le même temps qu'il mène sa
campagne pour l'élection au Collège de France : il rédige sa
plaquette de candidature, rend visite aux professeurs en place
et se plie aux rituels exigés par la prestigieuse institution de
tous ceux qui veulent y être admis.

Foucault est resté deux années à Vincennes. Deux années


mouvementées, qui seront essentielles dans sa vie, dans sa
carrière, dans son œuvre. Car c'est là qu'il revient vraiment à
la politique, qu'il rencontre l'histoire, « comme un
scaphandre déposé au fond de la mer et que la tempête
soulève soudain jusqu'au rivage », selon l'image qu'il a lui-
même employée et que Jules Vuillemin rappellera dans son
éloge funèbre au Collège de France6. Une remontée à la
surface, une entrée en politique qui doit sans doute beaucoup
à Daniel Defert qui évolue dans la mouvance maoïste de la
Gauche prolétarienne. Foucault l'a rencontré en octobre 1960,
par l'intermédiaire de Robert Mauzi, et, en 1963, il est devenu
son compagnon et le restera jusqu'à sa mort7. Foucault s'est
arrangé pour le faire recruter comme assistant à Vincennes,
au département de sociologie (il y sera ensuite maître-
assistant puis maître de conférences). En fait, c'est un tout
autre Foucault qui va naître en ce moment crucial. Nous
sommes loin de l'universitaire qui participait aux
commissions ministérielles ou faisait passer l'oral de l'ENA.
Cet homme-là va peu à peu s'évanouir, se laisser oublier, et de
l'alambic vincennois va émerger le philosophe engagé, dont
l'intervention se déploiera sur tous les fronts, ceux de l'action
et ceux de la réflexion. À partir de 1969, Foucault va
commencer d'incarner la figure même de l'intellectuel
militant. C'est là que s'invente le Foucault que tout le monde
connaît, celui des manifestations et des manifestes, celui des
« luttes » et de la « critique », auxquelles la chaire du Collège
de France donnera une solidité et une force plus grandes
encore. Sans d'ailleurs que cette « entrée en politique » ait
pour l'instant imprimé sa marque sur le registre proprement
intellectuel : à Vincennes, Foucault fait cours sur Nietzsche,
et sa leçon inaugurale au Collège de France, en
décembre 1970, reste plus proche des intérêts exprimés dans
L'Archéologie du savoir que des élaborations ultérieures sur le
pouvoir. Ou, pour être plus exact : les deux moments - le
passé et le futur - se chevauchent, s'imbriquent dans ce
présent instable que constituent pour lui les années 1969 et
1970. Les articles qu'il publie ou les conférences qu'il donne
pendant cette période restent d'ailleurs étonnamment
marqués par ses préoccupations théoriques et son style
antérieurs. Comme cette conférence devant la Société
française de philosophie, le 22 février 1969, appelée à devenir
célèbre : « Qu'est-ce qu'un auteur ?» À partir de la
formulation de Beckett, bien entendu : « Qu'importe qui
parle, quelqu'un a dit, qu'importe qui parle. » Une
indifférence, dit Foucault, dans laquelle « s'affirme le principe
éthique le plus fondamental peut-être de l'écriture
contemporaine ». À cette indifférence, Foucault ajoute un
second thème, « la parenté de la mort et de l'écriture ». La
discussion qui va suivre l'exposé sera mémorable : elle
commence par un échange assez vif entre Lucien Goldmann
et Foucault. Le sociologue marxiste critique le
« structuralisme » et termine en citant cette phrase écrite par
un étudiant, au mois de mai 1968, sur un tableau noir dans
une salle de la Sorbonne : « Les structures ne descendent pas
dans la rue. » Et il ajoute : « Ce ne sont jamais les structures
qui font l'histoire, mais les hommes, bien que l'action de ces
derniers ait toujours un caractère structuré et significatif. »
Foucault réplique assez sèchement : « Je n'ai jamais, pour ma
part, employé le mot de structure. Cherchez-le dans Les Mots
et les choses, vous ne le trouverez pas. Alors j'aimerais bien
que toutes les facilités sur le structuralisme me soient
épargnées. » Puis il commente « la mort de l'homme » :
« C'est un thème qui permet de mettre au jour la manière
dont le concept d'homme a fonctionné dans le savoir [...]. Il
ne s'agit pas d'affirmer que l'homme est mort, il s'agit de voir
[...] de quelle manière, selon quelles règles s'est formé et a
fonctionné le concept d'homme. J'ai fait la même chose pour
la notion d'auteur. Retenons nos larmes. » Un autre
intervenant vient au secours de Foucault : Jacques Lacan. « Je
ne considère pas, déclare le psychanalyste, qu'il soit d'aucune
façon légitime d'avoir écrit que les structures ne descendent
pas dans la rue, parce que, s'il y a quelque chose que
démontrent les événements de mai, c'est précisément la
descente dans la rue des structures. Le fait qu'on l'écrive à la
place même où s'est opérée cette descente dans la rue ne
prouve rien d'autre que, simplement, ce qui est très souvent,
et même le plus souvent, interne à ce qu'on appelle l'acte,
c'est qu'il se méconnaît lui-même8. »

Pourtant, à ce moment-là, Les Mots et les choses et la « mort


de l'homme » sur lesquels il doit encore répondre dans les
discussions publiques sont d'ores et déjà en train de glisser
dans ce que Foucault considère comme son passé et ce
mouvement va bientôt s'accentuer. Dès le mois d'août 1970, il
écrit dans une lettre : « J'avais promis une postface à la
réédition de Les Mots et les choses, mais maintenant ce sont
pour moi des choses sans intérêt9. » Il ira jusqu'à déclarer par
la suite que Les Mots et les choses, « ce n'est pas mon vrai
livre » et que ceux qu'il regarde comme tels sont les ouvrages
qui sont sous-tendus par la « passion », c'est-à-dire ceux qui
parlent de la folie, du crime, de la sexualité10...

Que restera-t-il de la présence de Foucault à Vincennes ? Ce


fut pour lui l'occasion de mettre en place certaines
dispositions qui allaient avoir des effets durables dans le
paysage intellectuel français. Car, malgré les turbulences,
Vincennes allait prendre sa vitesse de croisière et sa section
de philosophie connaître un rayonnement certain, puisque
allaient s'y retrouver Deleuze, Lyotard, Scherer... Aussi
l'ambition de Foucault d'y accueillir « ce qu'il y a de mieux »
n'aura-t-elle pas été totalement vaine... Et le département de
psychanalyse va très vite devenir l'un des foyers du
rayonnement lacanien. En juillet 1969, Foucault avait
d'ailleurs invité Lacan lui-même à venir poursuivre son
séminaire à Vincennes, lorsque l'École normale s'était refusée
à l'accueillir plus longtemps. Finalement, le séminaire
trouvera refuge à la faculté de droit, place du Panthéon, mais
Lacan acceptera de venir à Vincennes pour une série de
conférences. Un cycle qui tournera court dès la première
séance, le 3 décembre 1969. Chahuté et pris à partie par les
étudiants, Lacan leur a lancé sa célèbre apostrophe : « Ce à
quoi vous aspirez, comme révolutionnaires, c'est à un maître.
Vous l'aurez. » Et puis il s'est levé et a quitté la salle. Il
téléphonera simplement au département de philosophie pour
dire qu'il « mardigratisera » la conférence suivante, prévue
au début de février, et qu'il annule toutes les autres.

En laissant le département de philosophie de Vincennes


entre les mains de François Châtelet, Michel Foucault sait
qu'il lui laisse un héritage assez difficile à gérer. Il sait qu'il
lui laisse un foyer de conflits. Mais aussi un lieu
d'effervescence intellectuelle n.
2
La solitude de l'acrobate

« Monsieur l'administrateur, mes chers collègues,


mesdames, messieurs... » Le silence s'est fait dans la salle et la
voix a commencé de s'élever, sourde, tendue par l'émotion,
presque déformée par le trac, une parole murmurée plutôt
que projetée : « ... dans ce discours qu'aujourd'hui je dois
tenir, et dans ceux qu'il me faudra tenir ici, pendant des
années peut-être... » Nous sommes le 2 décembre 1970 et
Michel Foucault prononce sa leçon inaugurale au Collège de
France.
Plusieurs centaines de personnes se sont entassées dans le
grand amphithéâtre où se déroule traditionnellement cette
cérémonie et qui semble n'avoir pas changé depuis des lustres
- c'était avant la rénovation et la modernisation des locaux -,
avec ses vieux bancs de bois et son atmosphère un peu
sombre. Ce jour-là, comme c'est fréquemment le cas en ces
années très agitées, le Quartier latin est en état de siège. Tous
les auditeurs ont dû traverser, dans les rues proches de la
Sorbonne, des barrages formés par des cars de police et des
rangées de CRS, casque à visière rabattue et matraque au
poing, dressant un étrange décor pour le discours qui allait
bientôt résonner dans cette enceinte. La police n'est pas là
pour Foucault, bien sûr ! Mais tout le monde opère le
rapprochement. Lorsqu'il parlera, quelques jours plus tard,
dans Les Lettres françaises, de « la grande foule » qui se
bousculait pour écouter le philosophe, Pierre Daix ne
manquera pas de faire allusion à ces « travées pleines de gens
debout, en majorité des jeunes gens, comme si mai 68 avait
envoyé de solides délégations dans une assemblée plus
rassise1 ». Des délégations de mai qui se font reconnaître
d'emblée, en accueillant d'un murmure railleur la petite
allocution prononcée par l'administrateur du Collège de
France, Étienne Wolff, qui a voulu souhaiter la bienvenue au
nouvel arrivant dans ce « pays de la liberté » qu'est
l'imposante bâtisse de la place Marcelin-Berthelot...
Puis Foucault commence à lire - car il lit son texte, comme
le veut la règle - sous le regard figé de Bergson, dont le profil
en bronze domine la salle : « J'aurais aimé qu'il y ait derrière
moi une voix qui parlerait ainsi : “il faut continuer, je ne peux
pas continuer, il faut dire des mots tant qu'il y en a, il faut les
dire jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent
- étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-
être déjà fait, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon
histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça
m'étonnerait si elle s'ouvre.” » En se coulant ainsi dans les
phrases du Beckett de L'Innommable, Foucault subjugue son
auditoire. Parmi ceux qui l'écoutent : Georges Dumézil, bien
sûr, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, François Jacob,
Gilles Deleuze...
Michel Foucault vient de faire son entrée dans le saint des
saints de l'institution universitaire française. La même
cérémonie avait eu lieu la veille, avec un public assez
différent : il s'agissait d'accueillir Raymond Aron. Deux jours
plus tard, le 4 décembre, le Collège recevra Georges Duby. La
coïncidence des dates pour les leçons de Michel Foucault et de
Raymond Aron n'est pas tout à fait le fruit du hasard. Ils ont
été élus le même jour, lors d'une même assemblée des
professeurs. Et sans que les choses se soient passées d'une
manière aussi explicite, il en est plus d'un pour penser qu'il
s'agissait, entre les partisans de l'un et de l'autre, d'une sorte
d'arrangement : donnant-donnant.
Mais il faut se reporter quelques années plus tôt pour
rendre compte de cette élection de Michel Foucault. À son
amitié avec Dumézil d'abord. Dumézil a quitté le Collège au
moment du vote, puisqu'il a atteint l'âge de la retraite. Il se
contentera donc de solliciter, depuis les États-Unis où il est
parti enseigner, l'appui de ceux de ses anciens collègues qu'il
a senti réticents, ou un peu inquiets de la réputation
sulfureuse du candidat, et qu'il espère pouvoir convaincre.
« Mon rôle se borna, indique-t-il dans son article
nécrologique de 1984, à écrire de Chicago à six collègues
électeurs que, quoi qu'on dît, Foucault n'était pas le diable.
Plutôt le contraire2. » C'est ainsi, par exemple, qu'il essaie
d'obtenir le suffrage de Claude Lévi-Strauss : « Vous pouvez
imaginer tout ce qui me sépare de Foucault,
philosophiquement, politiquement, lui glisse-t-il au détour
d'une longue lettre qu'il lui adresse en avril 1969. Mais si
j'étais encore vivant [Dumézil veut dire : si j'étais encore en
activité au Collège], je me battrais pour lui. Mon problème
d'électeur, devant plusieurs candidats, a toujours été le
même : juger non pas des opinions, ni même des méthodes
mais mesurer des tailles, observer des puissances. Celui-là
bouillonne3. » Cela ne suffira pas à faire changer Lévi-Strauss
d'avis : il n'a pas aimé Les Mots et les choses et il ne votera pas
pour Foucault (il ne votera d'ailleurs pour aucun des
candidats en présence). Et les autres destinataires ? « Mes
lettres ont-elle servi, je ne sais pas », déclarera Dumézil,
lorsqu'il évoquera cet épisode4. Dans la mesure où il disposait
d'un énorme capital de prestige, on peut penser que ses
interventions n'ont pas toutes été inutiles.
Mais surtout, il avait commencé d'évoquer, puis de
soutenir, la candidature de Foucault bien avant son départ.
Car, dès 1966, Jean Hyppolite avait profité de l'énorme succès
rencontré par Les Mots et les choses pour mettre l'élection de
Foucault à l'ordre du jour. Il a entrepris les démarches
nécessaires pour mener à bien son projet ; il a commencé de
parler aux uns et aux autres de l'éventualité d'une telle
candidature, de tester les réactions. Qui sont assez diverses. Il
est épaulé dans cette tâche par Jules Vuillemin, le titulaire de
l'autre chaire de philosophie. Dumézil, Hyppolite, Vuillemin :
le trio des supporters ne manque pas d'allure. Et il faut y
ajouter Fernand Braudel, qui ne ménage pas sa peine. Hélas,
Hyppolite ne verra pas aboutir son entreprise : il meurt le
27 octobre 1968. Et lorsqu'il est question de pourvoir la chaire
laissée vacante par sa disparition, c'est tout naturellement
vers Foucault que les regards se tournent. Vuillemin va donc
présenter officiellement la candidature de son ancien
collègue clermontois. Ou plus exactement, proposer à
l'assemblée des professeurs la création d'une chaire qui serait
ensuite attribuée à Foucault. Car les élections au Collège de
France se déroulent en deux étapes : dans un premier temps,
on vote pour une chaire, sans que le nom de son titulaire
apparaisse, même si ce n'est là qu'une fiction, et dans un
deuxième temps, on désigne la personne qui viendra occuper
cette chaire5.
Le 30 novembre 1969, les professeurs se réunissent pour
décider de la création de deux chaires : l'une de sociologie,
l'autre de philosophie. Pour cette dernière, trois propositions
sont en concurrence. Car deux autres philosophes sont entrés
en lice pour la succession de Jean Hyppolite : Paul Ricœur et
Yvon Bélaval. Michel Foucault a rédigé, comme il se doit, une
plaquette pour exposer ses Titres et travaux, esquisser les
grandes lignes de son programme d'enseignement et justifier
l'intitulé qu'il a choisi pour la chaire qu'il souhaite occuper :
« Histoire des systèmes de pensée ». Cette plaquette d'une
dizaine de pages est adressée à tous les professeurs du Collège
(Voir annexe 2). Foucault y décline d'abord son identité
universitaire : ses études, ses diplômes, les postes occupés...
Puis il donne la liste de ses publications : livres, articles,
préfaces, traductions... Il résume ensuite ses recherches
antérieures, depuis V Histoire de la folie jusqu'à L'Archéologie du
savoir.
Voici comment il présente la logique de sa recherche dans
ce document d'un intérêt exceptionnel et qui mérite d'être
cité longuement :
« Dans {'Histoire de la folie à l’âge classique, j’ai voulu déterminer ce qu’on
pouvait connaître de la maladie mentale à une époque donnée. Un tel
savoir se manifeste bien sûr dans les théories médicales qui nomment et
classent les différents types pathologiques, et qui essaient de les
expliquer ; on le voit apparaître aussi dans des phénomènes d’opinion -
dans cette vieille peur que suscitent les fous, dans le jeu des crédulités
qui les entourent, dans la manière dont on les représente au théâtre ou
dans la littérature. Ici et là, des analyses faites par d’autres historiens
pouvaient me servir de guides. Mais une dimension m’a paru
inexplorée : il fallait chercher comment les fous étaient reconnus, mis à
part, exclus de la société, internés et traités ; quelles institutions étaient
destinées à les accueillir, et à les retenir - à les soigner parfois ; quelles
instances décidaient de leur folie et selon quels critères, quelles
méthodes étaient mises en œuvre pour les contraindre, les châtier ou les
guérir ; bref dans quel réseau d’institutions et de pratiques le fou se
trouvait à la fois pris et défini. Or, ce réseau, lorsqu’on examine son
fonctionnement et les justifications qu’on en donnait à l’époque,
apparaît très cohérent et très bien ajusté : tout un savoir précis et
articulé se trouve engagé en lui. Un objet s’est alors dessiné pour moi : le
savoir investi dans des systèmes complexes d’institutions. Et une
méthode s’imposait : au lieu de parcourir, comme on le faisait
volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter
un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des
registres d’hôpitaux ou de prisons, des actes de jurisprudence. C’est à
l’Arsenal ou aux Archives nationales que j’ai entrepris l’analyse d’un
savoir dont le corps visible n’est pas le discours théorique ou
scientifique, ni la littérature non plus, mais une pratique quotidienne et
réglée.
« L’exemple de la folie m’a paru toutefois insuffisamment topique ; au
xviie et au xvme siècle, la psychopathologie est encore trop
rudimentaire pour qu’on puisse la distinguer d’un simple jeu d’opinions
traditionnelles ; il m’a semblé que la médecine clinique, au moment de
sa naissance, posait le problème en termes plus rigoureux ; au début du
xixe siècle, elle est liée en effet à des sciences constituées ou en cours de
constitution, comme la biologie, la physiologie, l’anatomie
pathologique ; mais elle est liée d’autre part à un ensemble d’institutions
comme les hôpitaux, les établissements d’assistance, les cliniques
d’enseignement, à des pratiques aussi, comme les enquêtes
administratives. Je me suis demandé de quelle manière, entre ces deux
repères, un savoir avait pu prendre naissance, se transformer et se
développer, proposant à la théorie scientifique de nouveaux champs
d’observations, des problèmes inédits, des objets jusque-là inaperçus ;
mais comment en retour des connaissances scientifiques y avaient été
importées, avaient pris valeur de prescription et de normes éthiques.
L’exercice de la médecine ne se borne pas à composer, en un mélange
instable, une science rigoureuse et une tradition incertaine ; elle est
charpentée comme un système de savoir qui a son équilibre et sa
cohérence propres.
« On pouvait donc admettre des domaines de savoir qui ne sauraient
s’identifier exactement avec des sciences, sans être pourtant de simples
habitudes mentales. J’ai tenté alors dans Les Mots et les choses une
expérience inverse : neutraliser, mais sans abandonner le projet d’y
revenir un jour, tout le côté pratique et institutionnel, envisager à une
époque donnée plusieurs de ces domaines de savoirs (les classifications
naturelles, la grammaire générale et l’analyse des richesses, aux xviie et
xviik siècles) et les examiner à tour de rôle pour définir le type de
problèmes qu’ils posent, de concepts dont ils ont joué, de théories qu’ils
mettent à l’épreuve. Non seulement, on pouvait définir 1’“archéologie”
interne de chacun de ces domaines pris un à un ; mais on percevait de
l’un à l’autre des identités, des analogies, des ensembles de différences
qu’il fallait décrire. Une configuration globale apparaissait : elle était
loin, certes, de caractériser l’esprit classique en général, mais elle
organisait d’une façon cohérente toute une région de la connaissance
empirique.
« J’étais donc en présence de deux groupes de résultats bien distincts :
d’une part, j’avais constaté l’existence spécifique et relativement
autonome de “savoirs investis” ; de l’autre, j’avais noté des relations
systématiques dans l’architecture propre à chacun d’eux. Une mise au
point devenait nécessaire. Je l’ai esquissée dans L’Archéologie du savoir :
entre l’opinion et la connaissance scientifique, on peut reconnaître
l’existence d’un niveau particulier, qu’on propose d’appeler celui du
savoir. Ce savoir ne prend pas corps seulement dans des textes
théoriques ou des instruments d'expérience, mais dans tout un
ensemble de pratiques et d'institutions ; il n'en est pas toutefois le
résultat pur et simple, l'expression à demi consciente ; il comporte en
effet des règles qui lui appartiennent en propre, caractérisant ainsi son
existence, son fonctionnement et son histoire ; certaines de ces règles
sont particulières à un seul domaine, d'autres sont communes à
plusieurs ; il se peut que d'autres soient générales pour une époque ; le
développement enfin de ce savoir et ses transformations mettent enjeu
des relations complexes de causalité6. »

Après avoir ainsi exposé ses « travaux antérieurs »,


Foucault présente son « projet d'enseignement ». Un
enseignement qui sera, dit-il, soumis à deux impératifs : « Ne
jamais perdre de vue la référence d'un exemple concret qui
puisse servir de terrain d'expérience pour l'analyse ; élaborer
les problèmes théoriques qu'il m'est arrivé de croiser ou que
j'aurai l'occasion de rencontrer7. »
L'exemple concret qui doit l'occuper « pendant un certain
temps », c'est le « savoir de l'hérédité8 ». Et les problèmes
théoriques seront les suivants : « Chercher à donner statut à
ce savoir : où le repérer, entre quelles limites, et quels
instruments choisir pour en faire la description... » Ensuite, il
faudra s'interroger sur 1'« élaboration de ce savoir en
discours scientifique », c'est-à-dire sur ce qu'est « la
constitution d'une science quand on veut l'analyser non pas
en termes transcendantaux, mais en termes d'histoire9 ». Et
le troisième registre théorique concernera « la causalité dans
l'ordre du savoir : [...] déterminer comment - par quels
canaux et selon quels codes - le savoir enregistre, non sans
choix ni modification, des phénomènes qui lui étaient jusque-
là demeurés extérieurs, comment il devient réceptif à des
processus qui lui sont étrangers10 »...
Foucault conclut ainsi sa présentation : « Entre les sciences
constituées (dont on a fait souvent l'histoire) et les
phénomènes d'opinion (que les historiens savent traiter), il
faudrait entreprendre l'histoire des systèmes de pensée. » Ce
qui conduira aussi, plus généralement, à « réinterroger la
connaissance, ses conditions et le statut du sujet qui
connaît11 ».
Foucault ne suivra pas le programme qu'il indique ici. Mais
peu importe, pour l'instant. Le rapport est rédigé, imprimé,
adressé à tous les professeurs... Il revient à Jules Vuillemin de
plaider pour la création de la chaire devant les professeurs
assemblés. Pour préparer son argumentation, il reçoit
Foucault chez lui, plusieurs soirs de suite, dans le petit
appartement qu'il occupait alors dans le Marais. Ils discutent
des aspects qu'il convient de mettre en évidence. Et comme
Vuillemin a le souci de présenter un rapport très clair et
compréhensible par ses collègues de toutes les disciplines, il
demande à Foucault de préciser et d'expliciter plusieurs
points qui lui semblent mal définis. Tous se passe à merveille,
jusqu'au moment où il est question de la notion d'« énoncés »,
telle qu'elle est proposée dans L'Archéologie du savoir. Là, le
candidat et son « parrain » vont s'accrocher assez
sérieusement. Foucault a beau expliquer et réexpliquer ce
qu'il a voulu dire, Vuillemin continue de trouver cette notion
obscure. Foucault se met en colère et part en claquant la
porte, accusant Vuillemin de mauvaise foi. Il faudra « une
cérémonie de réconciliation » pour que les deux hommes
puissent se remettre au travail et que Vuillemin termine son
rapport.
Sept feuillets dactylographiés, d'une frappe serrée : le
rapport de Jules Vuillemin est très impressionnant par sa
rigueur et son efficacité. Il offre un aperçu synthétique de la
pensée de Foucault, marque ses temps forts et son évolution.
Il se termine par cette définition de la tentative foucaldienne,
telle qu'elle peut apparaître après Les Mots et les choses et
L’Archéologie du savoir, mais toujours sans nommer l'auteur de
ces livres, ni les livres eux-mêmes, puisqu'il s'agit seulement
de définir les principes généraux d'une chaire à créer :
« L'histoire des systèmes de pensée n'est donc point l'histoire
de l'homme ou des hommes qui les pensent. En fin de compte,
c'est parce qu'il reste pris dans les termes de cette dernière
alternative que le conflit entre matérialisme et spiritualisme
oppose des frères ennemis, c'est-à-dire partagés sur la même
question : comme sujet des pensées, on choisit des individus
ou des groupes, mais on choisit toujours des sujets. Pour ceux
qui tenteraient d'en douter, qu'ils relisent ce mot de Marx,
souvent cité, distinguant de l'abeille l'architecte, si borné
soit-il, parce qu'il construit la maison d'abord dans sa tête.
L'abandon du dualisme et la constitution d'une épistémologie
non cartésienne, on le voit, exigent plus : éliminer le sujet en
gardant les pensées, et tenter de construire une histoire sans
nature humaine12. » (Voir annexe 3.)
L'assemblée des professeurs s'ouvre, en ce dimanche
30 novembre 1969, à quatorze heures trente. Deux autres
chaires sont donc proposées concurremment à celle de
Foucault : une chaire de « philosophie de l'action » défendue
par Pierre Courcelle, professeur de littérature latine, destinée
à Paul Ricœur ; et une chaire d'« histoire de la pensée
rationnelle », appuyée par Alfred Fessard, professeur de
neurophysiologie, destinée à Yvon Bélaval. Ce dernier est
activement soutenu par un professeur à la retraite, qui s'est
déplacé pour l'occasion : Martial Gueroult, qui ne se résigne
pas à voir entrer Foucault au Collège, bien que ce soit son ami
Vuillemin qui le parraine. Les trois « présentateurs » parlent
à tour de rôle : le tirage au sort a donné la parole, dans
l'ordre, à Pierre Courcelle, Jules Vuillemin, puis à Alfred
Fessard. Enfin on en vient au scrutin. Il y a quarante-six
votants. Au premier tour, le résultat est le suivant :
— Pour une chaire de philosophie de l'action : 11 voix
— Pour une chaire d'histoire des systèmes de pensée : 21 voix
— Pour une chaire d'histoire de la pensée rationnelle : 10 voix
— Bulletins blancs marqués d'une croix (c'est-à-dire qui
refusent explicitement les candidats en présence) : 4
La majorité requise étant de vingt-quatre voix (majorité
absolue plus une voix), il faut procéder à un deuxième tour.
Les résultats en seront les suivants :
— Philosophie de l'action : 10
— Histoire des systèmes de pensée : 25
— Histoire de la pensée rationnelle : 9
— Bulletin blancs marqués d'une croix : 2
Vuillemin a gagné. Foucault est élu. Il a quarante-trois ans.
Et lui qui avait imaginé sa carrière comme un perpétuel
voyage de poste en poste, une errance de ville en ville, le voilà
désormais attaché, en plein cœur de Paris, à l'un des plus
glorieux temples du savoir.
Il ne reste plus à l'assemblée des professeurs qu'à le
désigner officiellement comme titulaire de la chaire ainsi
créée. Le 12 avril 1970, un nouveau scrutin est donc organisé.
Vuillemin fait à nouveau un long rapport, analysant cette fois
chacun des livres de Foucault et donnant les directions
majeures de l'enseignement qu'il projette de donner, en
reprenant les indications portées par Foucault lui-même dans
sa plaquette de Titres et travaux (voir annexe 4.) Le vote
intervient aussitôt après : il y a trente-neuf votants. Foucault
obtient vingt-quatre voix et il y a quinze bulletins blancs
marqués d'une croix, ce qui signifie l'hostilité irréductible
d'une forte minorité de professeurs. Il faut encore que le
Collège sollicite l'approbation de l'une des académies qui
constituent l'institut de France, avant de soumettre son choix
à la décision du ministre. C'est à l'Académie des sciences
morales et politiques qu'il revient de donner son avis sur
cette élection. Un avis purement consultatif, comme le veut la
tradition, puisque le ministre s'en tient toujours au vote des
professeurs du Collège. Heureusement pour Foucault. Car sur
un total de vingt-sept votants, il ne recueille aucun suffrage :
vingt-deux bulletins sont marqués d'une croix et cinq sont
simplement blancs. Pierre Clarac, le secrétaire perpétuel de 1
'Académie des sciences morales et politiques, justifie ce vote
étrange dans un rapport adressé au ministère en ces termes :
« L'Académie a constaté la présence de 15 bulletins blancs
marqués d'une croix, soit plus d'un tiers des votants [lors du
deuxième vote du Collège]... Dans ces conditions, elle a décidé
de ne présenter aucun candidat pour cette chaire. » Le
ministre, bien entendu, décide de nommer Michel Foucault
malgré ce refus.
Et donc, le 2 décembre 1970, devant les professeurs du
Collège de France et de nombreuses personnalités du monde
culturel et universitaire, mais aussi devant une foule de
jeunes admirateurs anonymes, Michel Foucault prend la
parole de cette voix sourde et retenue qui stupéfie l'auditoire.
C'est cette leçon inaugurale que Foucault publiera peu de
temps après sous le titre devenu célèbre, L'Ordre du discours,
en y rétablissant les passages qu'il avait dû éluder, pour ne
pas déborder l'horaire imparti. Le thème de ce discours, c'est
le discours lui-même, et Foucault commence, en une sorte de
rappel ironique de la situation, par évoquer la peur de parler,
l'inquiétude devant le commencement, et l'institution qui est
là pour rassurer, pour rendre « les commencements
solennels » et apaiser les craintes de l'orateur : « Mais qu'y a-
t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent,
demande Foucault, et que leurs discours indéfiniment
profilèrent ? Où est donc le danger13 ? » Et il propose une
réponse : « Voici l'hypothèse que je voudrais avancer ce soir
[...] : je suppose que dans toute société, la production du
discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et
redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont
pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en
maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la
redoutable matérialité14. » Ce sont tous ces dispositifs de
contrôle et de maîtrise des discours que Foucault va passer en
revue pendant cette « leçon ». Et ce n'est pas d'histoire qu'il
s'agit, ou alors de notre propre histoire : « Quelle civilisation,
en apparence, a été plus que la nôtre, respectueuse du
discours ? Où l'a-t-on mieux et plus honoré ? Où l'a-t-on,
semble-t-il, plus radicalement libéré de ses contraintes et
universalisé ? Or il me semble que sous cette apparente
vénération du discours, sous cette apparente logophilie, se
cache une sorte de crainte. Tout se passe comme si des
interdits, des barrages, des seuils et des limites avaient été
disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la
grande prolifération du discours, de manière que sa richesse
soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son désordre
soit organisé selon des figures qui esquivent le plus
incontrôlable ; tout se passe comme si on avait voulu effacer
jusqu'aux marques de son irruption dans les jeux de la pensée
et de la langue. Il y a sans doute dans notre société, et
j'imagine dans toutes les autres, mais selon un profil et des
scansions différentes, une profonde logophobie, une sorte de
crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de
choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés,
contre tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu,
de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce
grand bourdonnement incessant et désordonné du
discours15. »
Les systèmes de la contrainte, érigés par la société pour
pacifier ce grand bouillonnement du discours, Foucault les
regroupe en trois catégories. D'abord, les procédures externes
de l'exclusion : l'interdit et le tabou (on ne peut pas tout dire), le
partage et le rejet (qui relèguent par exemple la parole du fou),
et enfin la volonté de vérité, « prodigieuse machinerie destinée
à exclure », qui n'a cessé de se renforcer au fil des siècles et
qui est pourtant le dispositif de la contrainte dont on parle le
moins. « Tous ceux, proclame Foucault, qui, de point en point
de notre histoire, ont essayé de contourner cette volonté de
vérité, et de la remettre en question contre la vérité, là
justement où la vérité entreprend de justifier l'interdit et de
définir la folie, tous ceux-là, de Nietzsche à Artaud et à
Bataille, doivent maintenant nous servir de signes, hautains
sans doute, pour le travail de tous les jours16. »
Deuxième groupe des principes de limitation : ceux qui
s'exercent à l'intérieur même du discours. Le commentaire, qui
redouble le texte ou la parole pour en annuler le caractère
fortuit ; la notion d'auteur, qui en ramène l'étrange
singularité à l'identité reconnaissable du moi et de
l'individualité ; les disciplines enfin, scientifiques ou autres, qui
rangent et classent le savoir et repoussent sur leurs marges
tout ce qu'elles ne peuvent s'assimiler.
Dernier groupe : les règles d'effectuation, qui s'imposent au
discours. Rituels de sa mise en jeu dans la société, exigences
auxquelles il faut satisfaire avant d'être en droit ou en mesure
de parler : « Qu'on songe au secret technique ou scientifique ;
qu'on songe aux formes de circulation du discours médical,
qu'on songe à ceux qui se sont appropriés le discours
économique ou politique17. » Ou encore, au rôle de l'école :
« Tout système d'éducation est une manière politique de
maintenir ou de modifier l'appropriation des discours, avec
les savoirs et les pouvoirs qu'ils emportent avec eux18. »
Redonner ses pleins droits au désordre ? Telle est peut-être
la tâche que s'est donnée Foucault, dans la lutte qu'il entend
mener contre le réseau serré de la contrainte qui institue
1'« Ordre du discours ». Et sinon défaire cet ordre, du moins
l'analyser et le rendre visible, lui ôter le masque de l'évidence
derrière lequel il se dissimule. Et puisque les philosophies,
celles notamment qui ont dominé l'après-guerre, n'ont fait
que redoubler et renforcer les jeux de l'exclusion, par l'idée
d'un sujet fondateur, d'une expérience originaire ou encore
d'une médiation universelle, Foucault en appelle à un
véritable renversement de la table des valeurs
philosophiques. Et pour mener à bien ce travail qui va être le
sien, dans ce théâtre de son enseignement, pour les années qui
viennent, il évoque une double méthode. La démarche
critique, d'abord, qui doit dénouer la trame des interdits, des
exclusions et des limitations dans laquelle le discours se
trouve enfermé. La démarche généalogique ensuite, pour
retrouver le discours en son surgissement même, là où il
apparaît malgré ou avec les systèmes de contraintes.
Le programme que Foucault assigne alors à sa recherche
s'organise selon plusieurs directions : analyser dans un
premier temps l'un des maillons forts de ces principes
d'exclusion : la volonté de vérité et la volonté de savoir. Et,
dans ce cadre, également, étudier « l'effet d'un discours à
prétention scientifique - discours médical, psychiatrique,
discours sociologique aussi - sur cet ensemble de pratiques et
de discours prescriptifs que constitue le système pénal. C'est
l'étude des expertises psychiatriques et de leur rôle dans la
pénalité qui servira de point de départ et de matériel de base
à cette analyse ». Ce serait l'aspect critique. Pour l'aspect
généalogique, encore que la distinction soit difficile à établir,
il évoque cette analyse du « discours concernant l'hérédité »
qu'il avait déjà suggérée dans sa plaquette de candidature, et
« les interdits qui frappent le discours de la sexualité », étude
généalogique autant que critique, car « il serait difficile et
abstrait de mener cette étude sans analyser en même temps
les ensembles des discours littéraires, religieux, ou éthiques,
biologiques et médicaux, juridiques également, où il est
question de la sexualité, et où celle-ci se trouve nommée,
décrite, métaphorisée, expliquée, jugée19 »...
Foucault termine en rendant hommage à Jean Hyppolite :
« Je sais ce qu'il y avait de si redoutable à prendre la parole,
puisque je la prenais en ce lieu d'où je l'ai écouté et où il n'est
plus, lui, pour m'entendre. »
Jean Lacouture rendra compte, le lendemain, dans Le
Monde, de cette « cérémonie initiatique » à laquelle le
philosophe « s'est plié avec l'aisance d'un diacre des temps
d'hérésie20 ».

Leçon inaugurale, cela veut dire l'ouverture d'un


enseignement : le cours que Foucault donnera chaque
semaine, jusqu'en 1984, va devenir l'un des événements de la
vie intellectuelle parisienne. Chaque mercredi, en fin d'après-
midi dans les premiers temps, puis le matin à neuf heures, à
partir de 1976, pour essayer en vain de limiter l'affluence,
Foucault va déployer toutes les ressources de son savoir, de
son travail, de son talent pédagogique, devant les foules
toujours aussi nombreuses et ferventes qui vont se presser
dans la salle 8 et dans des salles sonorisées. Voici ce qu'en
disait un reportage sur les grands professeurs de l'université
française, en 1975 : « Quand Foucault entre dans l'arène,
rapide, fonceur, comme quelqu'un qui se jette à l'eau, il
enjambe des corps pour atteindre sa chaise, repousse les
magnétophones pour poser ses papiers, retire sa veste,
allume une lampe et démarre, à cent à l'heure. Voix forte,
efficace, relayée par des haut-parleurs, seule concession au
modernisme d'une salle à peine éclairée par une lumière qui
s'élève de vasques en stuc. Il y a trois cents places et cinq
cents personnes agglutinées, bouchant le moindre espace
libre. Un chat n'y risquerait pas une patte. J'ai commis
l'imprudence d'arriver à peine quarante minutes avant le
début du cours. Résultat : j'ai mal partout. Passer près de
deux heures assis sur une rambarde de fenêtre, c'est dur. En
plus, on étouffe [...]. Aucun effet oratoire. C'est limpide et
terriblement efficace. Pas la moindre concession à
l'improvisation. Foucault a douze heures par an pour
expliquer, en cours public, le sens de sa recherche pendant
l'année qui vient de s'écouler. Alors, il serre au maximum et
remplit les marges comme ces correspondants qui ont encore
trop à dire lorsqu'ils sont arrivés au bout de leur feuille.
19 h 15. Foucault s'arrête. Les étudiants se précipitent vers
son bureau. Pas pour lui parler, mais pour stopper les
magnétophones. Pas de questions. Dans la cohue, Foucault est
seul. » Foucault avoue au journaliste qui le rejoint après ce
cours : « Il faudrait pouvoir discuter ce que j'ai proposé.
Quelquefois, lorsque le cours n'a pas été bon, il faudrait peu
de chose, une question, pour tout remettre en place. Mais
cette question ne vient jamais. En France, l'effet de groupe
rend toute discussion réelle impossible. Et comme il n'y a pas
de canal de retour, le cours se théâtralise. J'ai un rapport
d'acteur ou d'acrobate avec les gens qui sont là. Et lorsque j'ai
fini de parler, une sensation de solitude totale21... » Car le
Collège de France est une institution bien particulière : les
professeurs n'ont pas à proprement parler d'étudiants. Ils ont
des auditeurs, à qui ils ne décernent pas de diplômes, à qui ils
ne font passer aucun examen, avec qui, par conséquent, ils
n'ont pas de dialogue, pas de contact. Seulement cette
étrange confrontation hebdomadaire de l'équilibriste et des
spectateurs qui viennent applaudir sa prouesse.
Ce cours du Collège sera pour Foucault, dans une très large
mesure, le banc d'essai des ouvrages qu'il fera paraître à
partir de ce début des années soixante-dix. La tradition du
Collège le veut. On doit y exposer une recherche en cours, « la
science se faisant », selon la formule de Renan. Avec
obligation d'innover chaque année. Foucault expose donc le
matériau sur lequel il travaille, il met en forme les hypothèses
sur lesquelles il réfléchit. Certes, beaucoup de chantiers
resteront inachevés, beaucoup de pistes inexplorées. Mais
cela sera souvent fécond et débouchera notamment sur
Surveiller et punir ou La Volonté de savoir, ou encore sur les
deux derniers volets de son Histoire de la sexualité. En tout cas,
cette activité professorale lui demande un effort gigantesque
de préparation. Et il dira souvent, dans les dernières années
de sa vie, son désir d'en finir avec ce fardeau dont il ressent
de plus en plus durement le poids. Mais pour l'heure, en ce
2 décembre 1970, c'est plutôt le moment de la joie, pas encore
celui de la lassitude.
3
La leçon des ténèbres

La brochure est d'un format bizarre, tout en hauteur. Son


titre : Intolérable. Au dos, on peut lire cette liste des
institutions qui tombent sous son couperet :
« Sont intolérables :
les tribunaux
les flics,
les hôpitaux, les asiles,
l'école, le service militaire
la presse, la télé,
l'État. »

Mais sa véritable cible, c'est la prison. Car ce petit fascicule


de quarante-huit pages qui paraît en mai 1971 se présente
comme le premier numéro d'une série que souhaite publier
un nouveau mouvement : le Groupe d'information sur les
prisons \

Ce mouvement est né à l'initiative de Michel Foucault. Il en


a lui-même annoncé la naissance, le 8 février 1971, dans la
chapelle Saint-Bernard, sous la gare Montparnasse : « Nul de
nous n'est sûr d'échapper à la prison. Aujourd'hui moins que
jamais », déclare-t-il ce jour-là. Avant de continuer en ces
termes : « Sur notre vie de tous les jours, le quadrillage
policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des
étrangers et des jeunes ; le délit d'opinion est réapparu ; les
mesures anti-drogues multiplient l'arbitraire. Nous sommes
sous le signe de la “garde à vue”. On nous dit que la justice est
débordée. Nous le voyons bien. Mais si c'était la police qui
l'avait débordée ? On nous dit que les prisons sont
surpeuplées. Mais si c'était la population qui était
suremprisonnée ? Peu d'informations se publient sur les
prisons ; c'est une des régions cachées de notre système
social, une des cases noires de notre vie. Nous avons droit de
savoir. Nous voulons savoir. C'est pourquoi, avec des
magistrats, des avocats, des journalistes, des médecins, des
psychologues, nous avons formé un Groupe d'information sur
les prisons,
« Nous nous proposons de faire savoir ce qu’est la prison : qui y va,
comment, et pourquoi on y va, ce qui s’y passe, ce qu’est la vie des
prisonniers et celle, également, du personnel de surveillance, ce que
sont les bâtiments, la nourriture, l’hygiène, comment fonctionnent le
règlement intérieur, le contrôle médical, les ateliers ; comment on en
sort et ce qu’est, dans notre société, d’être l’un de ceux qui en sont
sortis.
« Ces renseignements, ce n’est pas dans les rapports officiels que nous
les trouverons. Nous les demandons à ceux qui, à un titre quelconque,
ont une expérience de la prison ou un rapport avec elle. Nous les prions
de prendre contact avec nous et de nous communiquer ce qu’ils savent.
Un questionnaire a été rédigé qu’on peut nous demander. Dès qu’ils
seront assez nombreux, les résultats en seront publiés2... »

Le texte de cet appel est signé de trois noms : Michel


Foucault, Pierre Vidal-Naquet, historien spécialiste de la
Grèce ancienne, qui s’est fait connaître pendant la guerre
d’Algérie en dénonçant les tortures pratiquées par l'armée
française, et Jean-Marie Domenach, alors directeur de la
revue chrétienne Esprit. L’adresse donnée comme « boîte aux
lettres » du GIP n’est autre que le 285, rue de Vaugirard, le
domicile de Michel Foucault. D’ailleurs l’appel a été rédigé
par Foucault. On y perçoit très clairement quels foyers
d’intérêt ont pu le retenir. Comme pour la folie, la ligne de
partage qui sépare l’homme « normal » de l’homme incarcéré
est plus incertaine qu'on ne croit, et c'est là qu'il faut installer
son observatoire pour déceler comment se déploient les
mécanismes du pouvoir. Pourtant, le point de départ de
Foucault, dans cette affaire, n'aura pas été d'ordre théorique.
Il a d'abord surgi dans l'action, dans la lutte au jour le jour.
Comme il semble éloigné, ce texte fondateur du GIP, de la
leçon inaugurale au Collège de France, prononcée... deux mois
auparavant.

Les vagues d'agitation qui ont suivi mai 68 se sont souvent


traduites par des manifestations violentes et ont provoqué de
nombreuses arrestations et condamnations de militants
gauchistes. Certains ont été poursuivis pour incitation à la
violence, atteinte à la sûreté de l'État, ou publication et
diffusion de journaux interdits comme La Cause du peuple (ce
journal était l'organe du groupe maoïste Gauche
prolétarienne, et après la dissolution de celui-ci, en 1970, le
simple fait d'en vendre des exemplaires sur la voie publique
exposait à être poursuivi pour « reconstitution de ligue
dissoute »). Parmi les « maos » emprisonnés : Alain Geismar,
Michel Le Bris, Jean-Pierre Le Dantec... En septembre 1970,
vingt-neuf de ces militants incarcérés entament une grève de
la faim pour obtenir un « régime spécial » en tant que
détenus politiques. Car jusque-là, ils ont été considérés
comme des prisonniers de « droit commun » et soumis aux
mêmes conditions de détention que tous les autres. Le
mouvement dure près d'un mois mais n'aboutit qu'à des
résultats très partiels : ceux dont l'affaire est explicitement
politique, c'est-à-dire les militants qui doivent être jugés par
la Cour de sûreté de l'État, vont bénéficier d'un certain
assouplissement : visites, livres et journaux... Les autres, ceux
qui sont considérés, dans le vocabulaire de l'époque, comme
de simples « casseurs » - une loi a été votée contre eux, qu'on
appelle la « loi anticasseurs » -, ceux-là resteront soumis à un
Statut de droit commun. Mais le mouvement s'est
provisoirement interrompu.
Il reprend en janvier 1971, soutenu de l'extérieur par des
grévistes de la faim, qui s'installent dans la chapelle Saint-
Bernard, à la gare Montparnasse, rejoints par d'autres
groupes, à la Sorbonne ou à la Halle-aux-Vins. Plusieurs
personnalités viennent apporter leur soutien aux jeûneurs :
Yves Montand et Simone Signoret, Vladimir Jankélévitch,
Maurice Clavel... Tandis qu'à l'Assemblée nationale, le député
de la Nièvre, François Mitterrand, interpelle le ministre de la
Justice, René Pleven, en dénonçant la manière dont on traite
des militants politiques, « dont les actes, fussent-ils
critiquables, n'en relèvent pas moins d'un choix
idéologique ». Le 8 février, René Pleven amorce un recul. Il
annonce la mise en place d'une commission chargée
d'examiner les mesures d'assouplissement demandées par les
grévistes. Le Secours rouge, une organisation créée pour
lutter contre la répression, convoque malgré tout une
manifestation pour le lendemain. Le rassemblement est
immédiatement interdit par la préfecture de police et il sera
violemment réprimé : des dizaines d'interpellations, de
nombreux blessés, dont un jeune homme défiguré par une
grenade lacrymogène reçue en plein visage. Le 8 février
toujours, une conférence de presse se déroule à la chapelle
Saint-Bernard. Les avocats des militants gauchistes, Georges
Kiejman et Henri Leclerc, tiennent à souligner que leurs
« clients » ont obtenu satisfaction sur l'essentiel. Ensuite
Pierre Halbwachs, le porte-parole du Secours rouge, passe le
micro à Michel Foucault, qui lit le manifeste du GIP. Au
départ, il avait été question de créer une commission
d'enquête sur les prisons, constituée d'experts. Mais Foucault
a infléchi le projet pour le transformer en un groupe qui se
donnerait pour tâche de produire des informations, en
donnant notamment la parole aux détenus, quel que soit leur
Statut, ainsi qu'aux autres personnes ayant un rapport avec la
prison.
En effet, le mouvement des prisonniers gauchistes a fait
naître une interrogation plus générale sur la condition
pénitentiaire. Dès le mois de septembre, lors de leur premier
mouvement, les grévistes de la faim, conscients qu'il pouvait
être paradoxal pour des militants gauchistes de demander un
statut spécial, avaient publié un communiqué « écrit dans les
prisons de France », daté du 1er septembre et qui précisait :
« Nous réclamons la reconnaissance effective de nos qualités
de détenus politiques. Nous ne revendiquons pas pour autant
des privilèges par rapport aux autres détenus de droit
commun : à nos yeux, ils sont des victimes d'un système social
qui, après les avoir produits, se refuse à les rééduquer et se
contente de les rejeter. Bien plus, nous voulons que notre
combat, dénonçant le scandaleux régime actuel des prisons,
serve à tous les prisonniers. »
À tous les prisonniers ! Michel Foucault n'allait pas rester
insensible à de telles déclarations qui devaient éveiller en lui
le souvenir halluciné de ces voix qu'il avait jadis entendues à
travers la poussière épaisse des archives, à travers l'écran
plus épais encore des concepts psychiatriques, économiques
et juridiques. Au fond, tout ce qui va l'intéresser dans les
années soixante-dix bouillonnait déjà dans Folie et déraison. Et,
on l'a vu, la question du système pénal et des institutions
judiciaires le préoccupait depuis longtemps (comme en
portent témoignage ses cours à Clermont-Ferrand au début
des années I960). Il est étrange de voir comment l'œuvre de
Foucault a évolué, comment elle s'est transformée,
radicalement, depuis le début des années soixante jusqu'aux
années soixante-dix puis dans les années quatre-vingt.
Comment son vocabulaire et les thématiques ont changé.
Mais aussi, comment tout ce qui arrive de neuf, tout se qui
s'invente dans le travail, la recherche et l'action, comment
tout cela semble naître d'une nécessité interne. Il suffit de lire
les Résumés des cours rédigés par Foucault pour VAnnuaire du
Collège de France, à la fin de chaque année d'enseignement3 :
les thèmes s'enchaînent les uns aux autres, et chaque
remaniement semble, à un regard rétrospectif, appelé par ce
qui précédait et prémonitoire de ce qui suit. Les ruptures - et
il y en eut -, les difficultés - elles n'ont pas manqué -, les
repentirs - ils ont joué leur rôle -, tout conspire à donner au
bout du compte l'impression d'une cohérence organisatrice.

Peu de temps après son appel initial, le GIP lance l'enquête


annoncée. Des questionnaires sont distribués aux familles de
détenus qui font la queue devant les prisons à l'heure des
visites. Michel Foucault recherche ce contact direct où il
recueille des témoignages et des récits sur les conditions de
vie des prisonniers, sur leur passé. Il se passionne pour ces
fragments d'histoire individuelle, pour ces trajectoires
pathétiques, pour toute cette vie, d'une réalité brutale, qu'il
découvre aux marges de la société. Le questionnaire est
accompagné d'un petit commentaire dénonçant la situation
des prisons : « On traite les détenus comme des chiens. Le peu
de droits qu'ils ont n'est pas respecté. Nous voulons porter ce
scandale en plein jour, » Et pour cela, il n'y a qu'une seule
solution, mener l'enquête et accumuler les témoignages :
« Pour nous aider à recueillir ces renseignements, il faudrait
remplir avec les détenus ou les ex-détenus le questionnaire
ci-joint. »
La première brochure paraît donc en mai 1971 : Enquête
dans 20 prisons. Elle est publiée par les éditions Champ libre.
Avec la liste de ce qui est « intolérable », citée plus haut, et
cette brève proclamation, sur la quatrième de couverture,
pour présenter les objectifs du mouvement : « Le GIP ne se
propose pas de parler pour les détenus des différentes
prisons : il se propose au contraire de leur donner la
possibilité de parler eux-mêmes, et de dire ce qui se passe
dans les prisons. Le but du GIP n'est pas réformiste, nous ne
rêvons pas d'une prison idéale : nous souhaitons que les
prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le
système de répression pénale. Nous devons répandre le plus
vite possible et le plus largement possible ces révélations
faites par les prisonniers eux-mêmes. Seul moyen pour
unifier dans une même lutte l'intérieur et l'extérieur de la
prison, le combat politique et le combat judiciaire. »
La brochure s'ouvre sur un texte (écrit par Foucault et
signé « Le Groupe d'information sur les prisons »), qui
explicite plus longuement les objectifs du GIP : « Les
tribunaux, les prisons, les hôpitaux, les hôpitaux
psychiatriques, la médecine du travail, les universités, les
organismes de presse et d'information : à travers toutes ces
institutions et sous des masques différents, une oppression
s'exerce qui est à sa racine une oppression politique. Cette
oppression, la classe exploitée a toujours su la reconnaître ;
elle n'a jamais cessé d'y résister ; mais elle a bien été
contrainte de la subir. Or voilà qu'elle devient intolérable à de
nouvelles couches sociales - intellectuels, techniciens,
juristes, médecins, journalistes, etc. [...] Ceux qui sont chargés
de distribuer la justice, la santé, le savoir, l'information
commencent à ressentir, dans ce qu'ils font eux-mêmes,
l'oppression d'un pouvoir politique. Cette intolérance
nouvelle vient à la rencontre des combats et des luttes
menées depuis longtemps par le prolétariat. Et ces deux
intolérances jointes retrouvent les instruments que le
prolétariat, au xixe siècle, avait formés : en premier lieu, les
enquêtes faites sur la condition ouvrière par les ouvriers eux-
mêmes. Ainsi se situent les enquêtes intolérance qu'on
entreprend maintenant.
1) Ces enquêtes ne sont pas destinées à améliorer, à adoucir, à
rendre plus supportable un pouvoir oppressif. Elles sont
destinées à l'attaquer là où il s'exerce sous un autre nom -
celui de la justice, de la technique, du savoir, de
l'objectivité. Chacune doit donc être un acte politique.
2) Elles visent des cibles précises, des institutions qui ont un
nom et un lieu, des gestionnaires, des responsables, des
dirigeants - qui font des victimes, aussi, et qui suscitent des
révoltes, même chez ceux qui les ont en charge. Chacune
doit donc être le premier épisode d'une lutte.
3) Elles regroupent autour de ces cibles des couches diverses
que la classe dirigeante a tenues séparées par le jeu des
hiérarchies sociales et des intérêts économiques
divergents. Elles doivent faire tomber ces barrières
indispensables au pouvoir en rassemblant détenus, avocats
et magistrats ; ou encore médecins, malades et personnel
hospitalier. Chacune doit, en chaque point stratégiquement
important, constituer un front, et un front d'attaque.
4) Ces enquêtes sont faites non pas de l'extérieur par un
groupe de techniciens ; les enquêteurs, ici, sont les
enquêtés eux-mêmes. À eux de prendre la parole, de faire
tomber le cloisonnement, de formuler ce qui est intolérable
et de ne plus le tolérer. À eux de prendre en charge la lutte qui
empêchera l'oppression de s'exercer4. »
Suivent les résultats de l'enquête menée auprès des
détenus de vingt prisons. Et parmi les propositions concrètes,
il est envisagé notamment de lancer une campagne pour
1'« abolition du casier judiciaire ».
Il y aura quatre brochures au total. La deuxième sera éditée
également chez Champ libre. C'est une enquête sur une
« prison modèle » : celle de Fleury-Mérogis. Les deux
suivantes seront publiées chez Gallimard. La troisième porte
sur « l'assassinat de George Jackson », le 21 août 1971, dans la
prison de Saint-Quentin, aux États-Unis. Elle comporte une
longue préface de Jean Genet (qui inaugure ici une relation
militante avec Foucault, comme on le verra plus loin)5. La
quatrième et dernière brochure paraîtra en janvier 1973 et
sera consacrée aux suicides de détenus pendant l'année 1972 :
Michel Foucault et ses amis entendent montrer qu'au sursaut
désespéré des actions collectives a succédé le refus individuel
dans sa forme la plus dramatique. De nombreux cas sont
évoqués, mais les pages les plus marquantes de ce fascicule
sont certainement les lettres écrites, peu avant son suicide, à
l'automne 1972, par un jeune homme, désigné par ses initiales
H.M. Il a trente-deux ans, il en a passé une quinzaine en
prison, après plusieurs condamnations pour vol et
cambriolage. Missive après missive, H.M. ressasse ses
obsessions et ses angoisses, affirme sa volonté de ne pas se
« laisser abattre », raconte sa lecture d'un livre de Cooper sur
l'antipsychiatrie, demande qu'on lui fasse parvenir le Saint
Genet de Sartre... Il a été mis à l'isolement - au « mitard » -
pour « flagrant délit » d'homosexualité (alors qu'il ne s'était
jamais caché d'être homosexuel) et là, il s'est pendu6. « Né de
la solitude, le besoin d'écrire à des proches, à des amis,
nourrit cette réflexion politique d'un genre nouveau où
tendent à s'effacer les distinctions traditionnelles du public et
du privé, du sexuel et du social », commente un beau texte
non signé qui accompagne la reproduction des lettres. « Cette
correspondance est exemplaire parce que, à travers les
qualités d'âme et de pensée, elle dit justement ce à quoi pense
un prisonnier », poursuivent les auteurs, qui s'indignent :
« On se demande de quel droit la prison se permet déjuger et
de punir l'homosexualité. » Avant de conclure : « Un certain
nombre de gens sont directement et personnellement
responsables de la mort de ce détenu7. »

Le GIP, ce sera la grande affaire de Michel Foucault au


début des années soixante-dix. C'est vraiment son
mouvement. Le sien, et celui de Daniel Defert. Bon nombre de
Vincennois vont venir les rejoindre, de manière assez
informelle, puisque ce n'est pas un parti, et qu'il n'y a ni
adhésion ni carte de membre : Jean-Claude Passeron, Jean
Gattegno, Robert Castel, Gilles Deleuze... et aussi Jacques
Rancière et sa femme Danièle, Jacques Donzelot... Puis, un peu
plus tard, Claude Mauriac, le plus inattendu dans cette
histoire, mais pas le moins important.
Claude Mauriac est le fils de François Mauriac. Il a été le
secrétaire particulier du général de Gaulle, juste après la
guerre. En 1971, à un moment où Foucault est déjà bien
engagé dans la mouvance de l'extrême gauche, Claude
Mauriac est journaliste au Figaro. Rien ne semble annoncer
leur « rencontre », au sens fort du terme, que l'écrivain
racontera dans son journal avant d'en évoquer les
conséquences sur sa vie pendant plusieurs centaines de pages
(les volumes du Temps immobile constituent donc la chronique
d'une amitié en même temps que le récit au jour le jour des
activités militantes d'une poignée d'intellectuels dans les
années soixante-dix8). Tout a commencé par un incident
comme il s'en produisait fréquemment au cours des
manifestations : le 29 mai 1971, Alain Jaubert, journaliste au
Nouvel Observateur, a été sévèrement tabassé dans un car de
police, alors qu'il voulait accompagner un manifestant blessé
à l'hôpital. Jaubert a ensuite été inculpé de rébellion et
violence envers des agents de la force publique. Comme il est
journaliste, l'affaire fait grand bruit. Michel Foucault, Gilles
Deleuze, un avocat, Denis Langlois, le Dr Timsitt et quelques
journalistes se sont réunis pour mener une « contre-
enquête » et rétablir la vérité. Ils ont donné une première
conférence de presse. Claude Mauriac y assistait,
représentant Le Figaro, et sa présence a été très remarquée.
Michel Foucault lui téléphone : voulez-vous vous joindre à
notre commission d'enquête ? Claude Mauriac accepte. Il
rapporte la discussion qu'il aura avec Foucault, quelques
jours plus tard, dans un café de la Goutte d'Or, le quartier
arabe de Paris : « Si on m'avait montré ce café, il y a
seulement huit jours, et si l'on m'avait dit que l'on m'y verrait
aujourd'hui assis avec Michel Foucault et discutant avec lui,
j'aurais eu du mal à le croire. Et il [Foucault] répond : Je vous
demande pardon de vous avoir entraîné dans ce
traquenard9. » Un traquenard qui allait retenir Claude
Mauriac pendant des années, et dont il gardera toujours un
souvenir ému.
L'affaire Jaubert aura d'autres suites que cette relation
personnelle surgie entre deux hommes que rien ne
prédisposait à se connaître un jour. L'exigence de vérité, la
volonté de réunir les informations, de les rediffuser, la
difficulté aussi de trouver un écho auprès des grandes
agences de presse et des journaux seront à l'origine de la
création de l'APL, l'Agence de presse Libération, mise sur pied
par Maurice Clavel et qui jouera un rôle capital dans le
lancement du quotidien Libération.
Les réunions du GIP se tiennent souvent dans
l'appartement d'Hélène Cixous, près du parc Montsouris. Elle
se souvient de leurs discussions « tout entières orientées vers
l'action » : « Foucault était vraiment quelqu'un de très
pragmatique, il visait toujours à l'efficacité. » Chacun
reconnaissait en lui le « chef » de ce petit groupe. Et Jean-
Marie Domenach évoque de son côté l'incroyable énergie
dépensée par Foucault, sa disponibilité permanente : « Je ne
sais pas comment il réussissait à tout organiser, raconte-t-il,
il s'occupait de tout, avec Daniel Defert, il envoyait le
courrier, prenait les contacts, donnait mille coups de
téléphone, il était toujours là quand il fallait... » Et il le fallut
souvent, car les occasions d'action ne manquèrent pas : une
série de révoltes se développe dans les prisons françaises, dès
le mois de novembre 1971. La situation devient vite explosive
et débouche sur les violents incidents qui embrasent la
centrale Ney, à Toul, les 5 et 13 décembre 1971. La police
donne l'assaut. Une quinzaine de détenus sont blessés. Michel
Foucault et le GIP vont se mobiliser pour dénoncer la
répression et aussi, bien sûr, les conditions de détention qui
sont à l'origine de la révolte. Un « comité Vérité-Justice »
s'est mis en place dans la ville et organise des réunions
d'information. Les séances sont parfois houleuses : quand les
gardiens de prison viennent faire entendre leur voix.
Foucault participera à plusieurs reprises aux conférences de
presse. La première d'entre elles se tient le 16 décembre, deux
jours après que le ministre a nommé une commission
d'enquête pour examiner les faits, leurs causes et les remèdes
possibles. Temps fort dans la polémique : le rapport que le
médecin-psychiatre de la prison, le Dr Édith Rose, a adressé
au ministre de la Justice et au président de la République. Un
texte accablant, qui décrit dans le détail les conditions de vie
de détenus, la manière dont ils sont traités lorsqu'ils sont
malades, etc. C'est tout simplement terrifiant. La lecture, par
Foucault, de ce document, pendant la réunion de Toul, a fait
sensation. Foucault, qui reconnaît en cette « voix qui dit
“je” » une incarnation exemplaire de « l'intellectuel
spécifique » dont il est en train de formuler la théorie, en
présentera des extraits quelques jours plus tard dans Le
Nouvel Observateur : « Dans les simples faits qu'elle expose,
qu'est-ce qui se dissimule - ou plutôt qui éclate ? La
malhonnêteté d'Untel ? Les irrégularités d'un autre ? À peine.
Mais la violence des rapports de pouvoir. Or la société
prescrit avec soin de détourner les yeux de tous les
événements qui trahissent les vrais rapports de pouvoir.
L'administration ne parle que par tableaux, statistiques et
courbes : les syndicats en termes de conditions de travail, de
budget, de crédits, de recrutement. Ici et là, on ne veut
attaquer le mal qu'“à la racine”, c'est-à-dire là où personne
ne le voit ni ne l'éprouve - loin de l'événement, loin des
forces qui s'affrontent et de l'acte de domination. Or voilà que
la psychiatre de Toul a parlé. Elle a bousculé le jeu et franchi
le grand tabou. Elle qui était dans un système de pouvoir, au
lieu d'en critiquer le fonctionnement, elle a dénoncé ce qui
venait de s'y passer, tel jour, en tel endroit, dans telles
circonstances. [...] Le discours de Toul sera peut-être un
événement important de l'histoire de l'institution
pénitentiaire et psychiatrique10. » Le 5 janvier 1972, Foucault
prend à nouveau la parole : après avoir exposé les résultats de
l'enquête menée par le GIP auprès des détenus, il insiste sur
« la nécessité de tenir l'opinion publique informée de ce qui
se passe dans les prisons » et met « au défi M. Pleven de dire
la vérité ». Au cours de la même réunion, un message de
Sartre est lu à la tribune, qui décrit dans la révolte de Toul
« le commencement de la lutte contre le régime répressif qui
nous maintient tous dans un univers concentrationnaire ».

D'autres mutineries éclatent à Lille, à Nîmes, à Fleury-


Mérogis, à Nancy... Le garde des Sceaux, René Pleven,
dénonce l'action du GIP et des groupes gauchistes : « Il est
clair, déclare-t-il, que certains éléments subversifs s'efforcent
actuellement d'utiliser les détenus, qui risquent d'en
supporter les conséquences, pour provoquer ou relancer une
agitation dangereuse dans divers établissements
pénitentiaires. » Tandis que le journal communiste La
Marseillaise de l'Essonne demande au pouvoir de mettre fin aux
agissements de ce « syndicat de voyous ». Le GIP continue
pourtant sur sa lancée : pour protester contre l'intervention
brutale des forces de l'ordre à la prison Charles-III de Nancy,
il décide d'organiser une conférence de presse au ministère
de la Justice. Et le 18 janvier 1972, devant l'hôtel
Intercontinental, rue de Castiglione, se retrouvent Claude
Mauriac, Jean-Paul Sartre accompagné de Michelle Vian,
Gilles et Fanny Deleuze, Michel Foucault et quelques dizaines
d'autres personnes. Le groupe s'avance vers la place
Vendôme et entre sous la voûte du ministère. Une barrière
leur interdit d'aller plus loin. Michel Foucault donne alors
lecture d'un rapport rédigé par des détenus de la prison de
Melun. Lorsque les manifestants commencent à scander
« Pleven démission » et « Pleven assassin », les CRS entrent en
scène et, selon le récit de Claude Mauriac, « poussent dehors
sans ménagement tout ce beau monde intellectuel, que je
vois, du dehors, résister à la pression - Foucault en tête,
rouge et les muscles gonflés par l'effort11 ». Sur la place, une
brève bousculade a suivi l'expulsion. Plusieurs personnes ont
été interpellées : Alain Jaubert, Marianne Merleau-Ponty...
Sartre et Foucault ont essayé de s'interposer. En vain. Claude
Mauriac, déclinant son identité et son appartenance au Figaro,
aura plus de succès. Il promet que le groupe se dispersera dès
que les deux manifestants auront été relâchés. Ce qui fut fait.
La conférence de presse se transporte alors dans les locaux de
l'APL, où Foucault lit à nouveau le rapport de Melun et
évoque les affrontements de Nancy. Trois jours après, le GIP
appelle à manifester boulevard de Sébastopol et réunit près
d'un millier de personnes.
D'autres actions, moins spectaculaires, furent organisées
par le GIP. Des rassemblements devant les prisons le soir de
Noël ou de la Saint-Sylvestre, avec pétards et feux de Bengale,
cris et messages diffusés par haut-parleurs, pour faire savoir
aux détenus qu'ils ne sont pas coupés du monde : Foucault y
participe, par exemple, le 31 décembre 1971, à Fresnes. Ou
encore des petits sketches joués devant les portes des
établissements pénitentiaires, par les comédiens du Théâtre
du Soleil qu'anime Ariane Mnouchkine : quelques minutes à
peine avant d'être dispersés par la police... Car les coups de
matraque pleuvent sur les militants du GIP, à Paris, à Nancy,
ou ailleurs. « À Nancy, j'ai été littéralement assommée par la
police », raconte Hélène Cixous. Michel Foucault n'échappe
pas à la règle : ils est interpellé et conduit au poste de police
avec une douzaine d'autres personnes, le 1er mai 1971, alors
qu'ils distribuaient des tracts pour l'abolition du casier
judiciaire devant la prison de la Santé à Paris. En sortant du
commissariat, Foucault sera frappé dans le dos par un
policier. Il portera plainte pour « arrestation illégale, atteinte
aux libertés publiques, injures publiques et violences légères
avec préméditation ». Une action judiciaire qui se terminera
par un non-lieu en faveur des policiers12.
Le GIP ne cesse d'inventer de nouvelles formes d'action.
Lorsque six des insurgés de Nancy passent en jugement, en
juin 1972, le GIP veut donner de la publicité aux débats : à la
Cartoucherie de Vincennes, après les représentations de 1793,
le spectacle donné par la troupe d'Ariane Mnouchkine, les
spectateurs sont invités à rester dans la salle pour assister à
une brève reconstitution. Le texte en est tout simplement la
sténotypie du procès. Foucault et Deleuze y jouent des rôles
de policiers13. Pour assurer l'assistance judiciaire dont les
détenus peuvent avoir besoin, Foucault préconise aussi la
création d'une association : il se rend avec Gilles Deleuze chez
la veuve de Paul Eluard, qui acceptera d'héberger et de
parrainer cette Association de défense des droits des détenus,
dont le président sera l'écrivain Vercors.

Le GIP a rencontré un succès considérable : des comités se


sont créés un peu partout en France. Et si l'initiative vient la
plupart du temps des militants maoïstes, l'écho dépasse
largement les cercles « gauchistes » : des avocats, des
médecins, des religieux s'investissent dans ce mouvement qui
regroupe de manière informelle jusqu'à deux ou trois mille
personnes. Mais ce succès n'aura qu'un temps. Fidèle au
principe de départ, Foucault veut laisser la parole aux
détenus et aux anciens détenus. Dès le mois de
décembre 1972, le Comité d'action des prisonniers publie sa
première brochure. Le CAP est animé notamment par Serge
Livrozet, qui a passé plusieurs années de prison à Melun et
dont Foucault préface le livre-témoignage, De la prison à la
révolte : « Le livre de Serge Livrozet, écrit-il, fait partie de ce
mouvement qui, depuis des années, travaille les prisons. Je ne
veux pas dire qu'il “représente” ce que pensent les détenus
dans leur totalité, ou même forcément dans leur majorité. Je
dis qu'il est un élément de cette lutte ; qu'il est né d'elle et
qu'il y jouera un rôle. Il est l'expression individuelle et forte
d'une certaine expérience et d'une certaine pensée populaires
de la loi et de l'illégalité. Une philosophie du peuple14. »
Le CAP ne tardera pas à revendiquer son indépendance
totale vis-à-vis de ses prestigieux parrains. Serge Livrozet
réplique très brutalement à une interview que Michel
Foucault a fait paraître de manière anonyme dans Libération,
sur la délinquance et l'illégalisme. « Les spécialistes de
l'analyse nous emmerdent, s'exclame Livrozet le 19 février
1974, je n'ai besoin de personne pour prendre la parole et
expliquer ce que je suis15. » À ce moment-là, le GIP a déjà
passé la main. Mais la dynamique a sans doute été brisée. « Ils
continuent, mais avec quel écho ? » s'interrogent, un peu
amers, Daniel Defert et Jacques Donzelot, en parlant des
militants du CAP, dans un article-bilan qui paraît en 197616.
Amertume, sentiment d'échec, c'est sans doute ce qu'a
ressenti Foucault après l'autodissolution du GIP. « Michel
avait le sentiment que tout cela n'avait servi à rien », déclare
Gilles Deleuze dans une interview publiée en 198617. Deleuze
souligne aussi l'importance pour Foucault de cette
« aventure », de cette « expérience » qui mettait à l'épreuve
une conception nouvelle de l'engagement des intellectuels :
une action qui n'est plus menée au nom de valeurs
supérieures, mais d'un regard porté sur des réalités
inaperçues. Montrer l'intolérable, et ce qui dans une situation
intolérable fait qu'elle est vraiment intolérable. Mais le GIP,
ajoute Deleuze, ce fut aussi une manière de « produire des
énoncés ». C'est pourquoi à ses yeux, et contrairement à ce
que Foucault a pu en penser lui-même, le GIP a été un succès :
« Il y a maintenant un nouveau type d'énoncés sur la prison,
qui est tenu naturellement par des prisonniers mais parfois
par des non-prisonniers, et qui auraient été informulables
.18
auparavant . »
*

Dans son cours du Collège de France, Michel Foucault


concentre son regard sur les questions de justice et de droit
pénal... Avec un petit groupe de recherche, il publie en 1973
un livre sur Pierre Rivière, un jeune assassin, jugé et
condamné au début du xixe siècle pour avoir tué sa mère, son
frère et sa sœur. « Nous voulions étudier l'histoire des
rapports entre psychiatrie et justice pénale. Chemin faisant,
nous avons rencontré l'affaire Rivière », écrit-il dans la
préface19. Michel Foucault décide de publier le récit couché
sur le papier par l'assassin lui-même de ses propres crimes et
tout le dossier de l'instruction judiciaire, des consultations
médico-légales, de la condamnation, de l'emprisonnement et
du suicide. Il explique ce qui a retenu son attention : « Des
documents comme ceux de l'affaire Rivière doivent permettre
d'analyser la formation et le jeu d'un savoir (comme celui de
la médecine, de la psychiatrie, de la psychopathologie) dans
ses rapports avec des institutions et les rôles qui y sont
prescrits (comme l'institution judiciaire, avec l'expert,
l'accusé, le fou-criminel, etc.). Ils permettent de déchiffrer les
relations de pouvoir, de domination et de lutte, à l'intérieur
desquelles les discours s'établissent et fonctionnent ; ils
permettent donc une analyse du discours (et même des
discours scientifiques) qui soit à la fois événementielle et
politique, donc stratégique. On peut enfin y saisir le pouvoir
de dérangement propre à un discours comme celui de Rivière
et l'ensemble des tactiques par lesquelles on essaie de le
recouvrir, de l'insérer et de lui donner statut comme discours
d'un fou ou d'un criminel20. » D'autres publications vont
suivre : préfaces, articles, interviews, débats, colloques, sur la
justice, la prison. Contre la peine de mort également, un
combat dans lequel Foucault s'engage activement. Il refusera
par exemple en 1976 d'assister à un déjeuner avec Valéry
Giscard d'Estaing, parce qu'il a refusé de grâcier Christian
Ranucci, qui a été condamné pour le meurtre d'une fillette et
qui sera donc exécuté.

*
L'un des plus beaux livres de Foucault, peut-être le plus
beau, le plus important, Surveiller et punir, paraît en 1975.
Avec pour sous-titre Naissance de la prison. Foucault a déplacé
le terrain de son intervention. Nous ne sommes plus aux
portes des prisons. Mais sur la scène de la recherche
historique, qu'il va opposer aux habitudes et aux facilités de
pensée. Ce livre est né du présent, plus que de l'histoire, dit-il
au début du livre. Et son projet est justement de « faire
l'histoire du présent21 ». Ce qui était en question, dans les
luttes autour des prisons, c'était toute la technologie du
pouvoir qui s'exerce sur les corps. Qu'est-ce que la prison ?
Comment passe-t-on de l'éclat des supplices d'antan au
silence actuel de la réclusion ? « Un vieil héritage des cachots
du Moyen Âge ? Plutôt une technologie nouvelle : la mise au
point, du xvie au xixe siècle, de tout un ensemble de
procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les
individus, les rendre à la fois “dociles et utiles”. Surveillance,
exercices, manœuvres, notations, rangs et places,
classements, examens, enregistrements, toute une manière
d'assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines
et de manipuler leurs forces, s'est développée au cours des
siècles classiques dans les hôpitaux, à l'armée, dans les écoles,
les collèges ou les ateliers : la discipline. Le xvme siècle a sans
doute inventé les libertés ; mais il leur a donné un sous-sol
profond et solide - la société disciplinaire dont nous relevons
toujours. La prison est à replacer dans la formation de cette
société de surveillance. »
Foucault s'attache à mettre en évidence le rôle joué par les
« sciences humaines » dans ce processus : « La pénalité
moderne n'ose plus dire qu'elle punit des crimes ; elle
prétend réadapter des délinquants. Voilà deux siècles bientôt
qu'elle voisine et cousine avec les “sciences humaines”. C'est
sa fierté, sa manière en tout cas de n'être pas trop honteuse
d'elle-même : “Je ne suis peut-être pas encore tout à fait
juste ; ayez un peu de patience, regardez comme je suis en
train de devenir savante.” Mais comment la psychologie, la
psychiatrie, la criminalité pourraient-elles justifier la justice
d'aujourd'hui, puisque leur histoire montre une même
technologie politique, au point où elles se sont formées les
unes et les autres ? Sous la connaissance des hommes et sous
l'humanité des châtiments, se retrouvent un certain
investissement disciplinaire des corps, une forme mixte
d'assujettissement et d'objectivation, un même “pouvoir-
savoir”. Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à
partir d'une histoire politique des corps22 ? »
Comme dans V Histoire de la folie ou Naissance de la clinique,
Foucault a délaissé les textes canoniques de la tradition
philosophique pour aller « fureter » dans la littérature
policière ou les projets réformateurs. « Ce n'est ni chez Hegel
ni chez Auguste Comte, explique-t-il dans une interview, que
la bourgeoisie parle de façon directe. À côté de ces textes
sacralisés, une stratégie absolument consciente, organisée,
réfléchie, se lit en clair dans une masse de documents
inconnus qui constituent le discours effectif d'une action
politique23. » Surveiller et punir a rencontré un succès
considérable. On a souvent cité les pages sur le supplice de
Damiens et la férocité des châtiments au xvme siècle, sur
lesquels s'ouvre le livre. On a souvent cité aussi l'idée-force
sur le rôle de la prison, qui produit la délinquance comme un
milieu fermé sur lui-même que le pouvoir s'efforce de
contrôler. Le « panoptisme », c'est-à-dire l'organisation,
longuement décrite par Foucault, de la prison imaginée par
Jeremy Bentham comme une architecture dessinée autour
d'un point central d'où il serait possible de tout voir en
permanence, est devenu le symbole de cet « œil du pouvoir »,
du quadrillage institutionnel que les « luttes sectorielles » ne
vont cesser de dénoncer pendant les années soixante-dix.
Mûri et pensé dans les aléas du combat, Surveiller et punir doit
en retour servir celui-ci : « Tous mes livres, dit Foucault dans
l'interview déjà citée, que ce soit l'Histoire de la folie ou celui-
là, sont, si vous voulez, des petites boîtes à outils. Si les gens
veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, de telle idée,
telle analyse comme d'un tournevis ou d'un desserre-boulon,
pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de
pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes
livres sont issus... eh bien, c'est tant mieux24. »

À la page 315, le livre s'arrête, comme suspendu :


« J'interromps ici, explique une note en bas de page, ce livre
qui doit servir d'arrière-plan historique à diverses études sur
le pouvoir de normalisation et la formation du savoir dans la
société moderne25. »
4
La justice populaire et la mémoire ouvrière

« Tiens, voilà Foucault », et tout le monde se retourne pour


le voir passer. La silhouette de Foucault, son physique
reconnaissable entre mille sont devenus l'une des images que
les mémoires et les photos retiennent des manifestations. En
ce début des années soixante-dix, la vie de Foucault s'est
transformée du tout au tout. Et ce sont peut-être les années
les plus difficiles à évoquer. La difficulté tenait, pour les
périodes antérieures, à l'absence de sources : documents dont
personne ne connaissait l'existence, et qu'il fallait découvrir,
exhumer ; moments de la carrière universitaire que seuls de
rares témoins pouvaient raconter, etc. Il fallait tout trouver,
tout établir (j'ai constaté, d'ailleurs, que tout ce que j'avais
trouvé et établi, au terme de longues recherches, pouvait
ensuite être tout simplement recopié - je devrais dire pillé -
par d'autres auteurs qui, se présentant comme
« biographes », semblent avoir considéré qu'ils étaient en
droit de se l'approprier sans avoir à citer leur source, au point
de reproduire entre guillemets, mais sans références, des
extraits d'entretiens avec des gens que j'avais interviewés
mais qu'ils n'avaient, pour leur part, jamais rencontrés ni
interrogés). Les choses changent à partir de 1970 : Foucault
est devenu un personnage public. Il est connu, reconnu et son
nom apparaît fréquemment dans les journaux, dans les
livres... Les mémoires, les chroniques, les ouvrages sur
l'histoire contemporaine le mentionnent abondamment. À
commencer, bien sûr, par le journal de Claude Mauriac,
document précieux s'il en est. Pourtant, cette abondance de
sources pose un autre problème. Ces témoignages privilégient
le personnage public, le militant... Ce personnage auquel,
justement, Dumézil ne « croyait » pas. Car l'existence de
Foucault s'est, à cette époque, « fragmentée », si l'on ose dire.
Par exemple : le cercle de ses relations s'est considérablement
élargi, et surtout - ce qui est essentiel -, il s'est diversifié. Au
point de faire tenir ensemble les pôles les plus extrêmes du
milieu intellectuel et culturel. Tenir ensemble : l'expression
ne convient pas. Foucault maintenait un cloisonnement assez
strict entre les différentes personnes et entre les différents
groupes qu'il fréquentait. Et, comme le remarquait un jour
Jean Daniel, Foucault avait l'art de donner à chacun de ses
interlocuteurs l'impression qu'il était le seul avec qui il
entretenait des rapports privilégiés. Ce qui entraîne souvent,
dans les récits sur cette époque, des perspectives déformées
ou déformantes, puisqu'elles tendent à réduire Foucault à une
seule de ses dimensions, à un seul de ses personnages.
D'ailleurs l'étanchéité des différents cercles relationnels était
sans doute la condition pour qu'ils puissent continuer
d'exister : on imagine, par exemple, ce que Dumézil pouvait
penser d'un Glucksmann et on sait quel jugement Canguilhem
portait sur Clavel, qui l'a lui-même raconté.
Cette « dispersion » et cette « fragmentation » que l'on
constate dans le domaine des relations personnelles se
retrouvent à tous les niveaux. D'où la deuxième difficulté. Les
cours au Collège de France, la publication des livres, les
activités militantes, les voyages à l'étranger... tout se mêle,
s'imbrique, s'emboîte, se recoupe ou se chevauche dès qu'il
s'agit de situer dans le temps tel ou tel phénomène ou de le
réinscrire dans une séquence qui lui donne sens. La forme du
récit qui s'ouvre ici doit tenir compte de cet aspect
fragmentaire. La narration sera parfois décousue, et la
chronologie bousculée. J'ai choisi de traiter des ensembles de
thèmes ou de problèmes, au détriment d'un récit par trop
linéaire. Je n'ai pas voulu articuler d'une manière artificielle
des faits qui n'ont d'autres liens que la simultanéité. Ni, à
l'inverse, dissocier des séries d'événements qui s'enchaînent
les uns aux autres par-delà la distance des années.

*
Nous sommes le 27 novembre 1971, à la Maison Verte, un
local animé par le pasteur Hedrich, rue Marcadet, dans le
18e arrondissement de Paris, quartier populaire où se sont
massivement installés les travailleurs immigrés. Dans la salle
sont déjà installés Jean Genet, « non rasé, le poil blanc et très
dru », et Michel Foucault. Claude Mauriac raconte : « Et, dans
cette salle de la rue Marcadet où nous nous réunissons, vers
quatorze heures, pour mettre au point les derniers détails de
notre manifestation, l'arrivée d'un petit homme vieilli,
discret, qui ne dira presque rien : Jean-Paul Sartre. Il s'assoit
en face de moi qui suis entre Genet et Foucault. Ai-je mal vu,
ai-je mal compris ? Mais il me semble qu'on les présente l'un
à l'autre, qu'ils se voient pour la première fois, Jean-Paul
Sartre et Michel Foucault1... » La scène qui se déroule le
27 novembre 1971 ne manque pas de grandeur : « Ainsi ai-je
vu face à face Jean-Paul Sartre et Jean Genet, l'hagiographe et
le saint. Ainsi ai-je assisté à la première rencontre du vieux
grand philosophe et du jeune grand philosophe, Jean-Paul
Sartre et Michel Foucault. » Certes, Sartre et Foucault avaient
tous deux participé au meeting du 10 février 1969, à la
Mutualité, après l'évacuation de Vincennes, mais sans se
parler ni se croiser. Et Claude Mauriac peut donc écrire que
c'est la première fois qu'« ils » se « rencontrent »
effectivement.
Cinq années ont passé depuis la polémique qui a opposé les
deux penseurs et focalisé l'attention du monde intellectuel.
Cinq années qui peuvent sembler un siècle. Mai 68 a fait
souffler sur la société française un tel vent de
chambardement que tous les points de repère précédents
sont devenus caducs. D'ailleurs, Claude Mauriac serait-il le
mémorialiste de toute cette histoire si cela n'avait pas été le
cas, lui l'ancien gaulliste, qui se retrouve au coude à coude
dans les manifestations avec les étudiants gauchistes, qui
milite au premier rang sur le « front des luttes », comme on
disait à l'époque, aux côtés des intellectuels qui prônent la
subversion radicale de l'ordre établi ?
La rencontre entre Sartre et Foucault n'est donc pas
surprenante : elle s'accomplit dans le cadre d'une action
« contre le racisme ». Djellali Ben Ali, un jeune Algérien, a
malmené la gardienne d'un immeuble, à la Goutte d'Or, le
quartier arabe de Paris. L'ami de cette dernière s'est emparé
d'un fusil. Le coup de feu est parti accidentellement, et le
jeune homme est mort. Un fait divers triste et banal comme
dira Le Monde, quelques années plus tard, au moment du
procès. Mais le drame fut ressenti différemment quand il se
produisit. Plusieurs milliers de personnes ont manifesté
« contre le crime raciste » et Michel Foucault a pris l'initiative
d'une commission d'enquête sur les conditions de vie dans le
quartier. Gilles Deleuze, Jean Genet, Claude Mauriac, Jean-
Claude Passeron et quelques autres participent à ce comité
Djellali.
Le 27 novembre 1971, quelques instants après la scène de la
rencontre rapportée par Claude Mauriac, de petits groupes se
rassemblent au coin de la rue Polonceau et de la rue de la
Goutte-d'Or. Le quartier a été investi par la police. Mais les
policiers ont, comme toujours, la consigne de ne pas toucher
à Sartre ; les manifestants peuvent donc à loisir sortir leurs
pancartes. Ils y ont reproduit leur « Appel aux travailleurs du
quartier », dénonçant les menaces que font peser sur la
Goutte-d'Or les « réseaux organisés de racistes appuyés par le
pouvoir »... Le texte est signé par : Gilles Deleuze, Michel
Drach, Claire Etcherelli, Michel Foucault, Jean Genet, Monique
Lange, Michel Leiris, Michèle Manceaux, Marianne Merleau-
Ponty, Thierry Mignon, Yves Montand, Jean-Claude Passeron,
Jean-Paul Sartre, Simone Signoret. Quelques-uns des
signataires et une forte équipe de maoïstes évoluent dans des
rues presque désertes, surveillées par des pelotons de CRS.
C'est la célèbre série de photos où l'on voit Sartre aux côtés
de Foucault, ce dernier parlant dans un mégaphone. Ils
annoncent qu'ils tiendront une permanence dans la salle de
patronage de l'église Saint-Bruno, dès le lendemain. Leur but
est d'offrir une assistance juridique à tous ceux qui
pourraient en avoir besoin, ou simplement de les aider à
remplir les papiers administratifs, les formulaires, les
dossiers que les immigrés doivent constamment fournir, etc.
Très fatigué, déjà malade, Sartre part presque aussitôt
après le petit rassemblement, tandis que le groupe se réunit à
nouveau à la Maison Verte où les accueille le pasteur Hedrich.
Le lendemain, Foucault racontera à Claude Mauriac : « Je suis
resté hier soir pour dîner dans un restaurant du quartier et
quand je suis entré quelqu'un a crié : “Voilà Jean-Paul
Sartre.” » Et Foucault ajoute : « Je ne suis pas sûr qu'il
s'agissait d'un compliment. »
Jean-Claude Passeron, Claude Mauriac, Michel Foucault,
Jean Genet... assurent à tour de rôle la permanence. Le comité
Djellali ne tarde pas à s'élargir pour donner naissance à un
Comité de défense des droits des immigrés, qui organise
plusieurs manifestations. Par exemple le 31 mars 1973,
lorsque plusieurs milliers de personnes défilent sur les
boulevards de Belleville et de Ménilmontant pour protester
contre la « circulaire Fontanet » qui limite les possibilités
d'obtenir les cartes de séjour et de travail. Michel Foucault et
Claude Mauriac sont en tête du défilé.
Les réunions du comité sont parfois tendues : les
travailleurs arabes qui y participent sont presque tous
membres des « comités Palestine » et souhaitent que la
dénonciation du racisme soit élargie à une dénonciation
d'Israël. Mais Foucault, comme Sartre d'ailleurs, a toujours
été fermement pro-israélien. Et il le restera toujours. Ce fut
sans doute l'un de ses points de divergence essentiels avec le
mouvement maoïste, activement propalestinien, et qui
souvent cherche à « manipuler » le comité et le sens de ses
actions.
Si cette mobilisation contre le racisme a été l'occasion de la
rencontre entre Sartre et Foucault, elle est aussi l'occasion
d'une brève association entre Foucault et Genet. Foucault
admire l'écrivain depuis longtemps. En Suède, déjà, il
évoquait son œuvre sulfureuse dans ses cours d'Uppsala.
Depuis toujours, Genet soutient les minorités raciales et il est
violemment écœuré par tout ce qui ressemble à du racisme.
En 1970, il a passé deux mois aux États-Unis, avec les Black
Panthers. Il est très engagé dans le soutien aux Palestiniens et
il a déjà séjourné plusieurs fois dans des camps de réfugiés.
Cet intérêt, cette passion même, ne se démentira pas, puisque
son dernier livre, Un captif amoureux, qui paraîtra quelques
semaines après sa mort, en 1986, est largement consacré à ses
séjours dans les camps palestiniens. Comment s'est-il
retrouvé au côté de Foucault, dans ce comité Djellali ? C'est
Catherine Von Bülow qui a été l'intermédiaire (elle avait mis
Genet et Foucault en contact au moment de la brochure du
GIP sur « L'assassinat de George Jackson »). Elle est
allemande, elle a longtemps vécu aux États-Unis, où elle était
danseuse dans la troupe du Metropolitan Opéra de New York.
Elle s'est installée en France et a trouvé du travail chez
Gallimard. Elle y fait la connaissance à la fois de Foucault et
de Genet. Elle est même, pendant un temps, très proche de
Genet et elle s'occupe de lui quand il vient à Paris. Elle milite
au Secours rouge et à La Cause du peuple, et elle est donc sur le
« terrain » quand se déclenchent les actions autour du comité
Djellali. Elle a raconté son itinéraire dans un livre de
souvenirs fort émouvant et fort étonnant2. Foucault et Genet
se promènent dans les rues de la Goutte d'Or, ils vont
s'asseoir dans les cafés. Genet peut-être plus à l'aise que
Foucault. Comme le dit Catherine Von Bülow, Genet était
fasciné par le monde arabe. D'ailleurs, c'est sans doute la
raison pour laquelle il va bientôt se retirer de la scène agitée
des manifestations parisiennes : « La seule chose qui
l'intéressait, dit encore Catherine Von Bülow, c'est la lutte
des Palestiniens. » Personne ne savait jamais où il habitait. À
Paris, au Maroc ou ailleurs. Il apparaissait, disparaissait. On
ne savait jamais quand, ni pour combien de temps. Alors
parfois, il était là, vêtu de son éternelle veste de cuir. Et puis,
il « plongeait », et personne ne pouvait savoir où il était parti,
ni s'il allait revenir. Il y eut à ce moment-là une certaine
complicité entre Foucault et Genet. Au moins dans leurs
engagements, car, selon Catherine Von Bülow, ils n'avaient
pas grand-chose à se dire et guère de points communs en
dehors de leurs actions militantes. Mais Foucault appréciait
Genet. Signe suprême de l'estime qu'il porte à l'écrivain :
Foucault voudrait qu'il rencontre Dumézil. Genet est
d'accord. Mais Dumézil ne veut pas. Il n'aime pas le
personnage, et il n'aime pas ses livres. Alors, pourquoi
rencontrer l'homme ? répond-il à Foucault. Les liens entre
Genet et Foucault se distendront bien vite et ils ne se verront
plus après ces quelques épisodes militants : Genet, en fait, ne
se privait pas, selon plusieurs témoignages, de tenir des
propos assez sarcastiques sur Foucault, à cette époque où il
leur arrivait de se côtoyer, et, de son côté, Foucault ne
conservera pas l'admiration qu'il avait éprouvée dans sa
jeunesse pour l'auteur du Journal du voleur3.

*
Samedi 16 décembre 1972, à seize heures, devant le Rex, sur
les grands boulevards, des cris retentissent : « Flics, racistes,
assassins... » Quelques dizaines de personnes tentent de se
rassembler devant le métro Bonne-Nouvelle... Cent trente-six
intellectuels ont appelé à une manifestation « en signe de
deuil et de protestation » : un travailleur algérien, Mohamed
Diab, a été tué quelques jours plus tôt dans un commissariat
de police dans des conditions particulièrement douteuses. Le
rassemblement a été interdit par la préfecture de police, et
les charges de CRS se déchaînent aussitôt pour disperser le
cortège qui essaie de se former. Ce tourbillon de violence ne
dure que quelques minutes. Les policiers évitent de s'en
prendre aux personnalités présentes. Mais comme Foucault et
Claude Mauriac ne cessent de s'interposer et d'arracher
quelques-unes des personnes interpellées des mains des
policiers, ils finissent par subir le sort réservé aux autres.
Frappés, injuriés, malmenés, Claude Mauriac, Michel Foucault
et Jean Genet sont emmenés au centre Beaujon pour contrôle
d'identité. Claude Mauriac note dans son journal : « Nous
nous retrouvons dans une cage, seuls, Michel Foucault et moi,
après être passés devant plusieurs autres cages bondées de
jeunes camarades... Passe Jean Genet, allant sous bonne garde
on ne sait où, et avec qui nous échangeons quelques mots4. »
Tout le monde sera libéré à minuit. Mais, dans les jours qui
suivent, l'affaire fait grand bruit dans les journaux.

*
Foucault n'adhère à aucun mouvement politique. Mais
pendant toute cette période, il est très proche des maoïstes de
La Cause du peuple auxquels Daniel Defert est très étroitement
lié. Dans toutes les actions menées par Foucault, la présence
des maoïstes est très marquée, que ce soit dans le cadre du
GIP ou du comité Djellali. Et lui-même n'hésite pas à
participer aux réunions des « comités Vérité-Justice » créés
un peu partout en France par les « maos ». Il assiste par
exemple au meeting du comité Vérité-Justice de Grenoble, qui
rassemble mille cinq cents personnes à la fin du mois de
novembre 1972. Il s'agit de dénoncer les responsabilités de
l'administration dans l'incendie d'un dancing de la région, le
5/7, à Saint-Laurent-du-Pont, où près de cent cinquante
personnes ont trouvé la mort, en 1970. Foucault prend la
parole et évoque la situation des jeunes travailleurs, à qui l'on
n'offre que des emplois de manœuvre ou de
manutentionnaire et des salaires dérisoires. Il ajoute : « Ce
jeune, comme il n'a pas de logement, il faut bien qu'il sorte.
Alors il va sortir et c'est à nouveau le matraquage : il lui faut
12 ou 15 francs pour entrer dans un dancing, il se commande
un jus d'orange, ça vaut 8 ou 10 francs, etc. Eh bien moi je dis
que ces garçons-là et ces filles-là, on les exploite et on les
vole... » Et après avoir dénoncé le vol organisé que représente
1'« impôt des truands », c'est-à-dire le système du racket
auquel sont soumises les boîtes de nuit, il s'en prend aux liens
qui existent entre les hommes politiques et ces formes de
corruption. Et il conclut : « À travers le pays se met en place,
discrètement ou indiscrètement, bruyamment ou à bas bruit,
tout un quadrillage : le député avec sa cocarde, les cadres
UDR, le SAC, les polices parallèles ou pas parallèles : tout ceci
est en train d'encadrer la population et se charge de la faire
marcher au pas ou de la réduire au silence. Quant à
l'Administration, dans tout cela, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle
n'a qu'une chose à faire et elle le fait bien : elle ferme les yeux
et elle laisse faire. Elle laisse construire, ouvrir et brûler le
5/7 [..J î elle laisse faire partout et chaque fois que quelqu'un
veut faire du profit5. »

En 1972, Foucault publie dans Les Temps modernes un long


dialogue avec Pierre Victor, sur la justice populaire, dans le
cadre d'un numéro spécial, « réalisé par des militants
maoïstes » et auquel participent André Glucksmann, Jean-
Pierre Le Dantec, Alain Geismar... Pierre Victor, de son vrai
nom Benny Lévy, est l'un des leaders du mouvement maoïste
et il deviendra, à partir de 1973, le dernier secrétaire de
Sartre. Il est notamment son interlocuteur, avec Philippe
Gavi, dans le volume intitulé On a raison de se révolter et sera
l'auteur des entretiens publiés par Sartre en 1980, peu de
temps avant sa mort, et qui susciteront la stupeur des
proches et la colère affligée de Simone de Beauvoir qui y
verra la pensée de Sartre dériver vers des thèmes qu'elle ne
reconnaîtra plus6. Il faut dire que Pierre Victor, après avoir
quitté les phalanges combattantes du maoïsme à la française,
entrera en religion et se convertira au judaïsme orthodoxe,
avec la même ferveur et le même besoin paroxystique et
fanatique de croire. Les trajectoires des anciens militants
gauchistes des années soixante et soixante-dix pourront, on
le sait, être assez souvent stupéfiantes, et même plus que
stupéfiantes (et sans doute faut-il considérer que les excès,
parfois délirants, de ces années-là ne pouvaient que conduire
aux reconversions aussi radicales qu'hallucinantes auxquelles
on a assisté au cours des années ultérieures).
Mais, en 1972, nous n'en sommes pas là : Victor est encore
le « chef charismatique », comme disent tous les témoins,
d'une petite armée de « résistants » : c'est ainsi que se
pensent et se vivent les militants maoïstes au début des
années soixante-dix. Résistants dans un pays occupé par le
pouvoir patronal et ses milices policières. L'idée d'un
dialogue avec Foucault est née en juin 1971, après la contre-
enquête sur l'affaire Jaubert dans laquelle Foucault a joué un
rôle de tout premier plan. Les maoïstes souhaitent créer un
tribunal populaire pour juger la police comme ils l'ont fait à
Lens, en 1970, pour juger la Compagnie des Houillères, après
la mort de plusieurs mineurs. Sartre avait été l'un des
principaux acteurs de ce contre-procès qui avait connu un
certain retentissement. C'est d'ailleurs sur la notion de
tribunal populaire que s'ouvre le dialogue entre Victor et
Foucault dans Les Temps modernes. Foucault déteste la notion
même de tribunal : « Il faut se demander, déclare-t-il, si ces
actes de justice populaire peuvent ou non s'ordonner à la
forme d'un tribunal. Or mon hypothèse est que le tribunal
n'est pas comme l'expression naturelle de la justice
populaire, mais qu'il a plutôt pour fonction historique de la
rattraper, de la maîtriser et de la juguler, en la réinscrivant à
l'intérieur d'institutions caractéristiques de l'appareil
d'État. » Évoquant les massacres de septembre 1792, pendant
la Révolution française, il ajoute : « Les exécutions de
septembre étaient à la fois un acte de guerre contre les
ennemis intérieurs, un acte politique contre les manœuvres
des hommes au pouvoir, et un acte de vengeance contre les
classes oppressives. Est-ce qu'au cours d'une période de lutte
révolutionnaire violente, ce n'était pas cela un acte de justice
populaire, en première approximation, du moins : une
réplique à l'oppression, stratégiquement utile et
politiquement nécessaire ? Or les exécutions n'avaient pas
plutôt commencé en septembre que des hommes issus de la
Commune de Paris ou proches d'elle sont intervenus et ont
organisé la scène du tribunal : juges derrière une table,
représentant une instance tierce entre le peuple qui “crie
vengeance” et les accusés qui sont “coupables” ou
“innocents” ; interrogatoires pour établir la “vérité” ou
obtenir l'“aveu” ; délibérations pour savoir ce qui est “juste” ;
instance qui est imposée à tous par voie autoritaire. Est-ce
qu'on ne voit pas réapparaître là l'embryon même fragile
d'un appareil d'État ? La possibilité d'une oppression de
classe ? Est-ce que l'établissement d'une instance neutre
entre le peuple et ses ennemis, et susceptible d'établir le
partage entre le vrai et le faux, le coupable et l'innocent, le
juste et l'injuste, n'est pas une manière de s'opposer à la
justice populaire ? Une manière de la désarmer dans sa lutte
réelle au profit d'un arbitrage idéal ? C'est pourquoi je me
demande si le tribunal, au lieu d'être une forme de la justice
populaire, n'en est pas la première déformation. »
Réponse de Pierre Victor : « Oui, mais prends des exemples
tirés non pas de la révolution bourgeoise, mais d'une
révolution prolétarienne. Prends la Chine : la première étape,
c'est la révolutionnarisation idéologique des masses, les
villages qui se soulèvent, les actes justes des masses
paysannes contre leurs ennemis : exécutions de despotes,
ripostes de toutes sortes à toutes les exactions subies pendant
des siècles, etc. Les exécutions d'ennemis du peuple se
développent et on sera d'accord pour dire que ce sont des
actes de justice populaire. Tout cela, c'est bien : l'œil du
paysan voit juste et tout va très bien dans les campagnes.
Mais quand arrive un stade ultérieur, au moment de la
formation d'une Armée rouge, il n'y a plus simplement en
présence les masses qui se soulèvent et leurs ennemis, mais il
y a les masses, leurs ennemis et un instrument d'unification
des masses qui est l'Armée rouge. À ce moment-là tous les
actes de justice populaire sont soutenus et disciplinés. Et il
faut des juridictions pour que les différents actes possibles de
vengeance soient conformes au droit, à un droit du peuple qui
n'a plus rien à voir avec les vieilles juridictions féodales. Il
faut être sûr que telle exécution, tel acte de vengeance ne
seront pas un règlement de compte, donc purement et
simplement la revanche d'un égoïsme sur tous les appareils
d'oppression également fondés sur l'égoïsme. Dans cet
exemple, il y a bien ce que tu appelles une instance tierce
entre les masses et leurs oppresseurs directs. Est-ce que tu
maintiendrais qu'à ce moment-là le tribunal populaire non
seulement n'est pas une forme de justice populaire mais est
une déformation de la justice populaire ? »
Foucault : « Es-tu sûr que dans ce cas une instance tierce
est venue se glisser entre les masses et leurs oppresseurs ? Je
ne pense pas : au contraire, je dirais que ce sont les masses
elles-mêmes qui sont venues comme intermédiaire entre
quelqu'un qui se serait détaché des masses, de leur volonté,
pour assouvir une vengeance individuelle, et quelqu'un qui
aurait bien été l'ennemi du peuple mais ne serait visé par
l'autre qu'en tant qu'ennemi personnel... »
Tout au long de ce dialogue d'une quarantaine de pages,
Foucault propose une histoire du système judiciaire et de la
forme-tribunal. Ce qui frappe le plus, dans les propos des
deux interlocuteurs, c'est l'opposition de deux attitudes
profondes : Pierre Victor est un homme d'ordre, un homme
d'organisation, d'appareil... Foucault semble viscéralement
rétif aux institutions, et aux retombées dans l'institution qui
guettent tout mouvement et tout soulèvement. Qu'on lise par
exemple cette description par Foucault de ce qu'est,
physiquement, matériellement, un tribunal : « Regardons un
peu méticuleusement ce que signifie la disposition spatiale du
tribunal, la disposition des gens qui sont dans ou devant le
tribunal. Cela implique à tout le moins une idéologie. Qu'est-
ce que cette disposition ? Une table ; derrière cette table qui
les met à distance des deux plaideurs, des tiers qui sont les
juges ; leur position indique premièrement qu'ils sont neutres
par rapport à l'un et à l'autre, deuxièmement, ça implique
que leur jugement n'est pas déterminé par avance, qu'il va
s'établir après enquête par l'audition des deux parties, en
fonction d'une certaine norme de vérité et d'un certain
nombre d'idées sur le juste et l'injuste, et, troisièmement, que
leur décision aura force d'autorité. Voilà ce que veut dire,
finalement, cette simple disposition spatiale. Or cette idée
qu'il peut y avoir des gens qui sont neutres par rapport aux
deux parties, qu'ils peuvent juger en fonction d'idées de
justice qui valent absolument, et que leurs décisions doivent
être exécutées, je crois que ça va tout de même très loin et
cela paraît très étranger à l'idée même d'une justice
populaire. Dans le cas d'une justice populaire, tu n'as pas trois
éléments, tu as les masses et leurs ennemis. » Et pour
répondre aux objections de Victor, qui évoque toujours la
Chine et l'idée du tribunal révolutionnaire, Foucault explique
sa position de cette manière : « Dans les sociétés comme la
nôtre, l'appareil de justice a été un appareil d'État
extrêmement important, dont l'histoire a toujours été
masquée. On fait l'histoire du droit, on fait l'histoire de
l'économie, mais l'histoire de la justice, de la pratique
judiciaire, de ce qu'a été effectivement un système pénal, de
ce qu'ont été les systèmes de répression, cela, on en parle
rarement. Or, je crois que la justice comme appareil d'État a
eu une importance dans l'histoire absolument capitale [...]. À
partir d'une certaine époque, le système pénal qui avait
essentiellement une fonction fiscale au Moyen Âge, s'est
adonné à la lutte antiséditieuse. La répression des révoltes
populaires avait surtout été jusque-là une tâche militaire. Elle
a été ensuite assurée, ou plutôt prévenue, par un système
complexe justice-police-prison [...]. Voilà pourquoi la
révolution ne peut que passer par l'élimination radicale de
l'appareil de justice, et tout ce qui peut rappeler l'appareil
pénal, tout ce qui peut en rappeler l'idéologie, et permettre à
cette idéologie de s'insinuer subrepticement dans les
pratiques populaires doit être banni. »
Ce dialogue en dit long sur l'horizon politique et
idéologique du gauchisme français au début des années
soixante-dix. On peut également constater que Foucault, s'il
s'inscrit avec un enthousiasme déroutant dans un tel cadre,
est loin d'adhérer totalement à la pensée politique du groupe
auquel il s'est allié. On peut lire, par exemple :
Foucault « Quand tu dis : c'est sous le contrôle de l'idéologie
du prolétariat, là, je te demande ce que tu entends par
l'idéologie du prolétariat ? »
Victor : «J'entends par là : la pensée de Mao Tsé-toung. »
Foucault : « Bon. Mais tu m'accorderas que ce que pensent
les prolétaires français dans leur masse, ce n'est pas la pensée
de Mao Tsé-toung et ce n'est pas forcément une idéologie
révolutionnaire pour normaliser cette unité nouvelle
constituée par le prolétariat et la plèbe marginalisée. » (Il
convient de souligner l'insistance de Foucault, tout au long de
ce débat, sur la « plèbe non prolétarisée » comme acteur du
soulèvement populaire et du processus révolutionnaire.)
En fait, ce que Foucault voit dans le tribunal, c'est la
reproduction de l'idéologie bourgeoise : « Le tribunal
implique aussi qu'il y ait des catégories communes aux
parties en présence (catégories pénales comme le vol,
l'escroquerie ; catégories morales comme l'honnête et le
malhonnête) et que les parties en présence acceptent de s'y
soumettre. Or, c'est tout cela que la bourgeoisie veut faire
croire à propos de la justice, de sa justice. Toutes ces idées
sont des armes dont la bourgeoisie s'est servie dans son
exercice du pouvoir. C'est pourquoi me gêne l'idée d'un
tribunal populaire. Surtout si des intellectuels doivent y jouer
les rôles du procureur ou du juge, car c'est précisément par
l'intermédiaire des intellectuels que la bourgeoisie a répandu
et imposé les thèmes idéologiques dont je parle. »
Aussi, quand Pierre Victor, pour récapituler la discussion,
avance une formule comme celle-ci : « Au premier stade de la
révolution idéologique, je suis pour le pillage, je suis pour les
“excès”. Il faut tordre le bâton dans l'autre sens, et l'on ne
peut pas renverser le monde sans casser des œufs », Foucault
peut-il objecter tout simplement : « Il faut surtout casser le
bâton7. »
En plusieurs occasions, Foucault tiendra des propos
identiques à ceux que l'on trouve dans ce « dialogue avec les
maos » à propos de la « justice populaire ». Par exemple,
lorsque, en cette même année 1971, il débat avec Noam
Chomsky pour une émission de la télévision néerlandaise.
Tout le début de l'échange porte sur l'idée de « nature », sur
ce qu'est une « théorie scientifique », etc. Chacun des deux
penseurs est amené à préciser sa position par rapport à celle
de son interlocuteur, ce qui fait de cette discussion un
document de toute première importance. On y voit un
Foucault qui adhère toujours à ce qu'il a écrit au milieu et à la
fin des années soixante, quand il s'agit de l'histoire des
sciences : « Il n'y a de créativité qu'à partir d'un système de
règles », avance-t-il. Mais, s'opposant aux conceptions
développées par Chomsky, il arrime à nouveau l'analyse des
transformations, comme dans V Histoire de la folie, aux
dimensions économiques et sociales : « Je me demande si le
système de régularité, de contrainte qui rend possible la
science ne se trouve pas ailleurs, hors même de l'esprit
humain, dans des formes sociales, des rapports de
production, les luttes de classes, etc. Par exemple, le fait qu'à
une certaine époque la folie est devenue un objet d'étude
scientifique et de savoir en Occident me paraît lié à
une situation économique et sociale particulière. » Lorsque
arrivent les questions politiques, Chomsky semble débordé
par le radicalisme de Foucault. Quand le premier parle de
« justice » et veut situer sa démarche critique sous l'idéal
d'une « justice plus juste », le second réplique : « Vous avez
dit que si vous ne considériez pas que la guerre que vous
faites à la police était juste, vous ne la feriez pas. Je vous
répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le
prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce
qu'il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la
guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois
dans l'histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu'il veut
renverser le pouvoir de la classe dirigeante, il considère que
cette guerre est juste. » Et quand Chomsky tente d'objecter :
« Je ne suis pas d'accord », Foucault insiste : « On fait la
guerre pour gagner et non parce qu'elle est juste. » Au fil de
ses interventions, Foucault multiplie les assertions qui
déroutent le linguiste américain : « Quand le prolétariat
prendra le pouvoir, il se peut qu'il exerce à l'égard des classes
dont il vient de triompher un pouvoir violent, dictatorial et
même sanglant. Je ne vois pas quelle objection on peut faire à
cela. Maintenant, vous me direz : si le prolétariat exerce ce
pouvoir sanglant, tyrannique et injuste à l'égard de lui-
même ? Alors je vous répondrai : ça ne peut se produire que si
le prolétariat n'a pas réellement pris le pouvoir, mais une
classe extérieure au prolétariat, ou un groupe de gens à
l'intérieur du prolétariat, une bureaucratie ou les restes de la
petite-bourgeoisie. » Chomsky semble décontenancé et
marque ses distances : « Cette théorie de la révolution ne me
satisfait pas8. » Quelques années plus tard, il reviendra sur ce
débat et rappellera son argument : alors que Foucault
paraissait décrire les notions de justice ou de « réalisation de
l'essence humaine » comme de simples produits de la société
bourgeoise et de notre système de classes, il avait, de son
côté, insisté pour maintenir qu'une lutte sociale ne peut se
justifier que si elle s'appuie sur l'idée qu'elle va déboucher
sur une société plus juste. Et c'est encore plus vrai lorsqu'il
est question de la violence : on ne peut la justifier que si l'on
montre qu'elle va contribuer à accroître les droits humains.
Et il résumera alors le désaccord qui l'opposa à Foucault lors
de cette émission : « Je parlais de justice, il parlait de
. 9
pouvoir .»
Dans une interview qu'il accorde en 1973 à une revue belge,
Jean-Paul Sartre commente la position de Foucault sur la
justice populaire, telle que dernier l'a développée dans Les
Temps modernes (il ne connaissait pas le dialogue avec
Chomsky, qui ne sera publié qu'en 1974). Sept ans après
l'entretien dans lequel il répondait au Foucault
« structuraliste » des Mots et les choses, l'accusant d'être le
dernier rempart de la bourgeoisie, Sartre discute cette fois les
thèses d'un Foucault qui semble l'avoir débordé sur sa
gauche : le point de vue de Foucault l'amène, explique-t-il, à
« concevoir la justice populaire comme de simples actes de
violence là où ils se produisent ». Et il ajoute : « Nous ne
sommes pas d'accord, les maos et moi, d'un côté, et lui de
l'autre. Nous considérons que le peuple peut fort bien créer
une cour de justice. [...] Foucault, lui, est radical : toute forme
de justice bourgeoise ou féodale suppose le tribunal, la cour,
les juges qui sont derrière une table, donc on le supprime. La
justice implique d'abord un immense mouvement qui
renverse les institutions. Mais si, au cours de ce grand
mouvement, la forme de justice révolutionnaire apparaît,
c'est-à-dire qu'on demande aux gens, au nom de la justice,
quels préjudices ils ont subis, je ne vois pas le mal qu'il y a à
ce que ça se fasse avec des gens assis derrière une table ou
10
pas . »
Étant donné le contexte et les préoccupations de Foucault,
on comprend qu'il puisse s'intéresser de près à un fait divers
qui se produit deux mois après cette discussion avec Pierre
Victor et occupe le devant de l'actualité pendant toute
l'année 1972 : le crime de Bruay-en-Artois. Dans une petite
cité minière du nord de la France, une jeune fille de seize ans
a été assassinée, la nuit, sur un terrain vague. Le juge
d'instruction oriente ses soupçons sur l'un des notables de la
ville, le notaire qui est chargé des transactions immobilières
engagées par la Compagnie des Houillères. Il inculpe donc
Pierre Leroy et le fait écrouer. Quand le parquet demande la
liberté provisoire pour l'inculpé, le « petit juge » refuse la
requête de ses supérieurs hiérarchiques. Et toute la
population ouvrière de la ville soutient sa résistance contre
les volontés d'une « justice de classe ». Le juge Pascal parle
beaucoup. Il parle trop ? Toujours est-il qu'il sera accusé de
bafouer le secret de l'instruction et dessaisi du dossier, le
20 juillet 1972, par la Cour de cassation11.
Évidemment, les maoïstes se sont emparés de l'affaire, bien
avant cette date. Dès le 4 mai, un comité Vérité-Justice a été
créé pour dénoncer 1'« information de classe fabriquée par la
bourgeoisie », comme le dit le journal ronéotypé, Le Pirate,
publié par des militants et des journalistes. Le comité
organise des rassemblements, des manifestations, des
meetings, une grève de la faim... Les tracts rédigés par les
militants maoïstes du Nord donnent le ton : « Une fille
d'ouvrier qui venait paisiblement voir sa grand-mère a été
mise en charpie. C'est un acte de cannibalisme. Quel que soit
le verdict de la justice bourgeoise, Leroy devra subir celui de
la justice populaire. » Le numéro de La Cause du peuple qui
paraît au début du mois de mai annonce l'affaire avec ce titre,
en couverture : « Et maintenant, ils massacrent nos enfants. »
Et dans les pages intérieures, on peut lire cette déclaration :
« Il n'y a qu'un bourgeois pour avoir fait ça. » Dans ce texte
signé (mais pas écrit) par les habitants de « Bruay en colère »,
les propos de la rue sont rapportés avec une certaine
exaltation : « Il faut le faire souffrir petit à petit », ou encore :
« Je le lierai derrière ma voiture et je roulerai à cent à
l'heure12. » Mais Sartre, qui est le directeur de publication de
La Cause du peuple, ne veut pas couvrir de tels propos. Dans le
numéro suivant, il s'interroge : « Lynchage ou justice
populaire ? » Et après avoir donné toutes les garanties
préliminaires quant à son adhésion profonde aux principes de
la « haine de classe », « sentiment fondamental que
l'exploitation suscite chez tout exploité », il met fermement
les choses au point et refuse que l'on puisse désigner un
coupable sans preuves. Sartre écrit : « Il aurait fallu montrer
que la haine légitime du peuple s'adresse au notaire pour ses
activités sociales, comme ennemi de classe caractérisé, et non
à Leroy, assassin de la petite Brigitte, pour la raison qu'on n'a
pas encore prouvé qu'il l'ait tuée13. » Les tentatives de Sartre
pour ramener ses « camarades » à la raison restent sans effet.
Pierre Victor répond à Sartre, dans une mise au point signée
collectivement La Cause du peuple, et qui paraît à côté du texte
de Sartre, dans le même numéro : « À notre tour de poser la
question : si Leroy (ou son frère) est confondu, la population
aurait-elle le droit de s'emparer de sa personne ? Nous
répondons oui. Pour renverser l'autorité de la classe
bourgeoise, la population humiliée aura raison d'installer une
brève période de terreur et d'attenter à la personne d'une
poignée d'individus méprisables, haïs. Il est difficile de
s'attaquer à l'autorité d'une classe sans que quelques têtes de
membres de cette classe se promènent au bout d'une
pique14. » Un autre numéro consacré à Bruay paraîtra en
août 1972, et l'orientation du journal n'y est absolument pas
modifiée. Sartre se rendra malgré tout sur place, à l'invitation
du comité Vérité-Justice.
Foucault fera lui aussi le voyage. Dans cette mobilisation de
toute une ville autour des problèmes de la justice, il voit un
geste exemplaire de la lutte populaire : pour la première fois,
le peuple politise un fait divers. La lutte politique ne passe
plus seulement par la revendication salariale mais aussi par la
mise en question de tout le système judiciaire15. Il est bien
difficile de déterminer exactement quel a été le degré
d'implication de Foucault dans l'affaire de Bruay. Selon
François Ewald, par exemple, qui à cette époque enseignait au
lycée de Bruay et était l'un des animateurs maoïstes les plus
extrémistes du comité Vérité-Justice (il figure en tête des
cortèges, sur les photos publiées dans La Cause du peuple), ce
serait une lourde erreur d'associer le nom de Foucault à
l'affaire de Bruay. Selon lui, Foucault est simplement venu se
rendre compte sur place, et, pour ainsi dire, comme tout le
monde, puisque Sartre et Clavel étaient venus « voir » le
tristement célèbre terrain vague. Philippe Gavi confirme cette
version : il voyait beaucoup Foucault à cette époque, et il se
souvient que Foucault était extrêmement critique vis-à-vis
des maoïstes. Claude Mauriac évoque de manière fort
différente la position de Foucault dans son journal. Dans une
conversation datée du 23 juin 1972, il s'étonne du radicalisme
de Foucault, qui lui répond : « J'ai été là-bas. Il suffit de voir
les lieux - et cette haie, non pas d'aubépines, comme on l'a
dit, mais de charmes, très haute, coupée juste en face de
l'endroit où fut trouvé le corps... » Claude Mauriac objecte
que le problème n'est pas de savoir si le notaire et son amie
sont ou non coupables (« il est possible qu'il, ou qu'elle, ou
qu'ils le soient », dit-il), mais de condamner les interventions
extérieures qui décident sans preuves de cette culpabilité. Et
Foucault lui dit : « Sans ces interventions, Leroy aurait été
libéré. Le juge Pascal aurait dû céder aux pressions du
parquet. C'est la première fois que la bourgeoisie du Nord,
toujours protégée, cesse de l'être et c'est en cela que ce qui
s'est passé à Bruay-en-Artois a une telle importance16. »
Claude Mauriac rapporte une autre conversation avec
Foucault sur Bruay. Elle a lieu beaucoup plus tard, en
février 1976 :
Claude Mauriac : « Alors vous ne considérez plus le notaire
comme coupable.
— Non.
— Vous vous souvenez pourtant de vos déductions, après
une visite sur les lieux.
— Oui, et j'avais aussitôt bâti toute une théorie17... »
On peut donc conclure que, s'il a été longtemps persuadé
de la culpabilité du notaire et s'il s'est intéressé d'assez près à
l'affaire de Bruay, Foucault n'a certainement pas éprouvé
beaucoup de sympathie pour les articles parus dans La Cause
du peuple, et sur ce point, il était sans doute sur la même
longueur d'onde que Jean-Paul Sartre. C'est d'ailleurs l'un des
points qu'il souligne lors des discussions qui préparent le
lancement du journal Libération. Notre projet, avait dit l'un
des participants à une réunion, est d'écrire des articles « sous
contrôle populaire ». Et Foucault s'interroge sur la
signification de ce « contrôle », en invoquant justement le
contre-exemple des articles de La Cause du peuple sur Bruay. Il
faut, dit-il, que le problème de la rédaction ultérieure de
l'article soit préalablement et honnêtement exposé à ceux
que l'on va interroger. Ils doivent savoir qu'on va les écouter
dans l'intention de reproduire leurs paroles entre guillemets :
« L'écoute, oui : chacun doit savoir qu'il participe à la
rédaction, par le fait même qu'il parle, tandis qu'à La Cause du
peuple, on a l'impression que vous vous réservez la possibilité
du tri. Alors moi, je dis : non18. »
Pourquoi évoquer si longuement l'affaire de Bruay ? Parce
que les dissensions qu'elle a fait naître ont été, au dire des
témoins, le point de rupture qui allait entraîner la fin d'une
certaine forme de gauchisme. C'est l'analyse qu'en donne
Serge July, qui a été lui aussi l'un des militants maoïstes les
plus engagés dans la bataille de Bruay, et l'un des inspirateurs
des articles incriminés (avant de devenir le responsable du
quotidien Libération, se transformant peu à peu, au fil des ans,
en une figure caricaturale de patron de presse et menant peu
à peu ce journal né des « luttes » sur la voie du néo­
conservatisme à la française et de l'hostilité militante à la
pensée critique et aux penseurs critiques).
On se souvient qu'au moment de l'affaire Jaubert, en
juin 1971, Foucault avait constitué une commission d'enquête
avec Claude Mauriac notamment. Et une vaste mobilisation
des journalistes s'était développée pour défendre les droits de
leur profession. Quelques-uns d'entre eux ont eu l'idée de
fonder une agence de presse. Evelyne Le Garrec, Claude-Marie
Vadrot, Jean-Claude Vernier... ont demandé à Maurice Clavel
d'être le directeur-gérant de cette Agence de presse
Libération, née le 18 juin 1971, et très vite connue sous le nom
d'APL. Maurice Clavel, comme Claude Mauriac, est un ancien
gaulliste qui a rejoint la mouvance gauchiste après 1968. Il
était collaborateur de la revue Liberté de l'esprit, dans les
années d'après-guerre, quand le marxisme stalinien régnait
dans les milieux intellectuels. À une époque où Claude
Mauriac pourfendait dans cette revue les intellectuels de
gauche, « qui tablent sur leur réputation pour se permettre
mauvaise foi et bêtise19 ». Clavel a écrit des romans, des
pièces de théâtre... Il a également été professeur de
philosophie dans le secondaire, mais son manque de sérieux
lui a valu l'irréductible hostilité d'un inspecteur général qui
se nomme, on l'a deviné, Georges Canguilhem. Clavel a quitté
l'enseignement, et vécu d'expédients, trouvant aide et refuge
auprès d'un conseiller technique du général de Gaulle, un de
ses anciens amis de khâgne. Cette personne est d'ailleurs l'un
de ceux qui se sont opposés à la nomination de Foucault au
poste de sous-directeur des enseignements supérieurs. Et
puis, un beau jour, en 1966, rompant avec le général de Gaulle
à propos de l'affaire Ben Barka, Clavel est entré dans l'équipe
du Nouvel Observateur, dont il devient très vite l'un des
chroniqueurs vedettes. Dès la parution des Mots et les choses, il
a porté aux nues l'œuvre de Foucault : « C'est Kant », répète-
t-il dans ses articles20. Ensuite, Clavel a, comme tant d'autres,
subi le choc de 1968, et ce catholique fervent développe alors
des thèses poético-gauchistes qu'il exprime dans un petit film
tourné pour l'émission de télévision « À armes égales ». Le
face-à-face doit l'opposer, le mercredi 13 décembre 1971, à
Jean Royer, député-maire de Tours, connu pour son ultra-
conservatisme. Dans le commentaire exalté qui accompagne
les images de son film, Clavel évoquait 1'« aversion » du
président Pompidou pour la Résistance. La formule a choqué
les animateurs de l'émission, qui l'ont supprimée. En direct,
aussitôt après la diffusion du court métrage, devant des
millions de téléspectateurs, Clavel s'est levé en criant :
« Messieurs les censeurs, bonsoir ! », et il a quitté le plateau,
provoquant un beau tintamarre dans la presse des jours
suivants.
Le but de l'APL : regrouper, diffuser les informations sur les
luttes, sur les mouvements, diffuser les photos et les
communiqués, qui ont bien des difficultés à passer à travers
le filtre des autres agences et à trouver leur place dans les
colonnes des journaux. Foucault a dès le départ des liens avec
cette agence de presse : avec Clavel et Sartre, par exemple, il
veut mener l'enquête sur la mort de Pierre Overney, militant
maoïste, tué le 25 février 1972 devant les usines Renault de
Billancourt. Il s'y rend avec Sartre, qu'il emmène dans sa
voiture (comme on aimerait savoir ce qu'ils se sont dit
pendant les trajets !). Mais la tension qui règne à ce moment-
là est telle que toute discussion avec des ouvriers est
impossible.
L'APL va très vite opérer la jonction avec un autre projet :
les maoïstes de La Cause du peuple ont bien senti qu'ils
s'étaient trop repliés sur eux-mêmes et qu'il leur fallait
trouver d'autres solutions que l'isolement sectaire et
l'aventure violente. Le Secours rouge avait déjà joué ce rôle :
réunir des « personnalités démocratiques », pour élargir la
lutte contre la répression qui s'abat sur tous les mouvements
gauchistes. Foucault y a d'ailleurs pris une part assez active.
Le projet qui s'élabore à la fin de l'année 1972 est à la fois très
simple et très ambitieux : lancer un quotidien populaire, qui
serait le reflet des luttes, sans être l'organe d'un courant
politique. Sartre a accepté d'en prendre la direction. Et
malgré son état de santé, il s'implique beaucoup dans la
longue et difficile gestation de ce qui va devenir l'un des
principaux quotidiens français21. Sartre a même accepté
l'invitation de Jacques Chancel pour son émission
« Radioscopie » du 7 février 1973. Il n'avait pas parlé sur une
chaîne d'État depuis le Manifeste des 121, en 1960, pendant la
guerre d'Algérie. Mais pour donner le plus large écho possible
à la naissance du journal, il va dialoguer pendant une heure,
jouant le jeu des questions et des réponses sur sa vie et son
œuvre, s'efforçant toujours d'en venir au seul problème qui
lui semble à l'ordre du jour : Libération.
Le manifeste de fondation présente le nouveau journal
comme « une embuscade dans la jungle de l'information » :
un quotidien qui donnera enfin « la parole au peuple ». Dans
les derniers mois de l'année 1972 et au début de l'année 1973,
des réunions se tiennent rue de Bretagne, dans le
3e arrondissement, pour discuter des formes à donner à un
journalisme qu'il faut inventer. Sont présents Pierre Victor et
Serge July pour les maoïstes ; Philippe Gavi, qui représente
justement l'ouverture vers les courants non maoïstes ; et un
groupe d'intellectuels : Jean-Paul Sartre, Claude Mauriac,
Michel Foucault, Alexandre Astruc... Ces intellectuels ne se
contentent pas de donner de l'argent. Ils veulent également
participer réellement à l'élaboration du journal. Foucault, par
exemple, propose de donner un rôle essentiel aux « comités
Libération » qui se mettent en place un peu partout en
France. Chaque comité ne se bornerait pas à diffuser le
journal mais se chargerait aussi de recueillir l'information, de
la faire remonter, jouant ainsi le rôle d'un écrivain public. Et
surtout, à ses yeux, le fameux « contrôle populaire » doit
s'exercer par l'entremise des groupes extérieurs, tels les
mouvements d'anciens détenus, d'homosexuels, de femmes,
etc.
Foucault aimerait également s'occuper d'une « chronique
de la mémoire ouvrière ». Et dans l'un des numéros 0022, il
dialogue avec un ouvrier de la Régie Renault, prénommé José,
et évoque cette rubrique qu'il voudrait développer comme
une sorte de feuilleton régulier dans les colonnes du
quotidien : « Il existe, dit-il, dans la tête des ouvriers, des
expériences fondamentales, issues des grandes luttes : le
Front populaire, la Résistance... Mais les journaux, les livres,
les syndicats ne retiennent que ce qui les arrange quand ils
n'“oublient” pas, tout simplement. À cause de tous ces oublis,
on ne peut pas donc profiter du savoir et de l'expérience de la
classe ouvrière. Il serait intéressant, autour du journal, de
regrouper tous ces souvenirs, pour les raconter et surtout
pour pouvoir s'en servir et définir à partir de là des
instruments de luttes possibles23. » Le « feuilleton » pourrait
remonter le cours du xixe siècle et même plus loin et restituer
l'histoire des luttes populaires.
Un mois plus tard Michel Foucault s'entretient à nouveau
avec l'ouvrier portugais de Renault. Dans le titre de l'article,
le philosophe est présenté comme « militant et professeur au
Collège de France » :
José : « Le rôle d'un intellectuel qui se met au service du
peuple peut être de renvoyer plus largement la lumière qui
vient des exploités. Il sert de miroir. »
Michel Foucault : « Je me demande si tu n'exagères pas un
peu le rôle des intellectuels. Nous sommes d'accord, les
ouvriers n'ont pas besoin d'intellectuels pour savoir ce qu'ils
font, ils le savent très bien eux-mêmes. Pour moi,
l'intellectuel, c'est le type qui est branché, non pas sur
l'appareil de production, mais sur l'appareil d'information. Il
peut se faire entendre. Il peut écrire dans les journaux,
donner son point de vue. Il est également branché sur
l'appareil d'information ancien. Il a le savoir que lui donne la
lecture d'un certain nombre de livres, dont les autres gens ne
disposent pas directement. Son rôle, alors, n'est pas de
former la conscience ouvrière puisqu'elle existe, mais de
permettre à cette conscience, à ce savoir ouvrier d'entrer
dans le système d'informations, de se diffuser et d'aider, par
conséquent, d'autres ouvriers ou des gens qui n'en sont pas à
prendre conscience de ce qui se passe. Je suis d'accord avec
toi pour parler de miroir, en entendant miroir comme un
moyen de transmission. [...] On peut dire ceci : le savoir d'un
intellectuel est toujours partiel par rapport au savoir ouvrier.
Ce que nous savons de l'histoire de la société française est
entièrement partiel par rapport à toute l'expérience massive
que la classe ouvrière, elle, possède24. »
Foucault n'entend pas être seulement un « parrain »
prestigieux du journal, ni même se contenter de donner un
article de temps à autre. Il voudrait participer activement : en
réalisant des reportages, en assistant aux réunions, en
prenant part aux décisions... Il s'apercevra bien vite que cette
conception de son engagement journalistique n'aurait de sens
que s'il était là tous les jours. Or, il lui est évidemment
impossible de passer sa vie entière dans les locaux de la
rédaction, comme doivent le faire ceux qui assurent
effectivement la parution du journal. Et puis, il faut bien dire
que ces derniers n'ont pas tellement envie que les
intellectuels soient trop présents. Ils avaient, comme le dit
aujourd'hui Philippe Gavi, une conception beaucoup plus
« manipulatrice » que Foucault ne semble l'avoir imaginé.
Aussi la collaboration de Foucault à Libération ne dépassera-
t-elle pas ce stade des proclamations préliminaires. En dehors
d'un ou deux articles, dont le texte anonyme sur l'illégalisme
qui lui valut, en 1974, la violente réplique de Serge Livrozet,
Foucault n'a pas écrit dans Libération. D'ailleurs, la vie à
Libération n'est pas vraiment de tout repos. Comme l'écrira
plus tard Maurice Clavel : « Je me souviens d'avoir pris une
part modeste à la création d'un journal gauchiste, Libération,
avec une équipe marxiste, unie, courageuse, enthousiaste. Or
ils cessèrent vite de s'aimer les uns les autres. Au bout de
quelques mois, munis du bras séculier, ils se fussent
exterminés25. » Et, pendant les années 1975-1980, Michel
Foucault s'exprimera plus volontiers dans Le Nouvel
Observateur. Il ne commencera une collaboration régulière à
Libération que vers 198026. Claude Mauriac rapporte d'ailleurs
quelques conversations avec Foucault concernant Libération,
dans les années 1975-1976 : Foucault dit sa tristesse de voir ce
journal mentir tous les jours, autant que la presse de droite la
plus acharnée à dénaturer les faits. À cette époque, un thème
apparaît dans les propos de Foucault sur la politique : si l'on
veut être crédible, si l'on veut être efficace, il faut d'abord
connaître et surtout dire la vérité. Le dire-vrai, la
« véridiction » doit être le principe fondateur d'un
journalisme d'intervention.

Foucault conservera des liens assez forts avec Maurice


Clavel. Lorsque celui-ci organise, en 1976, une émission de
télévision tournée dans sa maison de Vézelay, il demandera à
Foucault d'y participer. Foucault accepte. Sont présents
Christian Jambet, Guy Lardreau, André Glucksmann... Les
options politiques ont basculé : le gauchisme est mort et les
anciens maoïstes s'interrogent sur Dieu ou sur la nature des
totalitarismes. Mais les liens constitués à l'époque gauchiste,
et notamment dans les mouvements maoïstes, vont continuer
de fonctionner comme ont continué - et continuent toujours
- de fonctionner les liens tissés par les staliniens des années
d'après-guerre, après leur virage à droite : réseaux d'amitié,
d'entraide, de cooptation.
Clavel a une véritable passion pour Foucault. Il en parle
tout le temps. Il lui consacre plusieurs dizaines de pages de
son livre intitulé Ce que je crois, publié en 1975. Il y cite une
lettre que Foucault lui a envoyée en avril 1968, pour le
remercier d'avoir si bien compris ce qu'il voulait faire dans
Les Mots et les choses et si bien analysé son travail théorique27.
Clavel se confesse de son obsession foucaldienne dans un de
ses articles de 1976, lorsque paraît La Volonté de savoir : « On
connaît ma monomanie à l'égard de Michel Foucault que je
tiens pour Kant, pour l'homme “après lequel on ne peut plus
penser comme avant”. Et encore, je crois avoir établi que
Kant s'est rendormi assez vite, cependant que Foucault ne
cesse d'aiguiser et d'entretenir notre éveil par ses secousses
croissantes28. » À la mort de Clavel, en 1979, Foucault rendra
un hommage ému à ce compagnon de luttes : il publie dans Le
Nouvel Observateur un bref article où il le compare à Blanchot
- et on sait ce que cela signifie pour lui ! - : « Blanchot :
diaphane, immobile, guettant un jour plus transparent que le
jour, attentif aux signes qui ne font signe que dans le
mouvement qui les efface. Clavel : impatient, sursautant au
moindre bruit, clamant dans la pénombre, appelant l'orage.
Ces hommes - comment en concevoir qui soient plus
différents ? - ont introduit dans le monde sans orient où nous
vivons la seule tension dont nous n'ayons pas ensuite à rire
ou à rougir : celle qui rompt le fil du temps. » Et il conclut :
« Il était au cœur de ce qu'il y a sans doute de plus important
à notre époque. Je veux dire : une très large et très profonde
altération dans la conscience que l'Occident peu à peu s'est
formée de l'histoire et du temps. Tout ce qui organisait cette
conscience, tout ce qui lui donnait une continuité, tout ce qui
lui promettait un achèvement se déchire. Certains voudraient
recoudre. Il nous dit, lui, qu'il faut, aujourd'hui même, vivre
autrement le temps. Aujourd'hui surtout29. »

*
« Qu'avons-nous fait ? Mon Dieu qu'avons-nous fait ? » Un
professeur du Collège de France (il s'agit de Jules Vuillemin !)
téléphone à Georges Dumézil, un beau jour de 1971, pour lui
dire son effarement. Il a beaucoup contribué à l'élection de
Foucault, et il est assez déconcerté en lisant les journaux qui
rapportent les faits et gestes du nouveau promu : Foucault,
aux côtés de Sartre et des gauchistes, Foucault en tête des
cortèges d'immigrés, Foucault aux portes des prisons...
« Qu'avons-nous fait ? » s'exclame le professeur, peut-être
pour avoir l'avis de Dumézil, que tout le monde considère
comme une autorité morale et scientifique. Mais Dumézil
s'emploie à rassurer son collègue : « Nous avons très bien
fait », répond-il. Et pourtant, il est loin de partager les options
politiques de Foucault. Simplement, il ne prend pas au
tragique les « débordements » de son protégé. On pourrait
même dire qu'il ne les prend pas au sérieux. Pour lui, c'est
une de ces comédies que chacun joue pour soi et pour les
autres. Et puis, il a dépassé les soixante-dix ans, et il ne veut
pas mettre en cause une amitié si profonde pour des
questions politiques. Il y a bien longtemps que lui-même en
est revenu. Quand Foucault lui rend visite, ils évitent le sujet.
Tout au plus Dumézil lui lance-t-il, de temps à autre, des
boutades telles que : « Mais qu'est-ce que tu as encore été
faire à la porte d'une prison ! » Pas de quoi mettre en cause
l'accord profond, essentiel, noué entre les deux hommes
quinze ans auparavant, sur les routes glacées du Grand Nord,
ou dans les couloirs de la Carolina Rediviva.
L'histoire a montré que Dumézil avait raison. Et que le
professeur qui s'inquiétait des activités bien peu
universitaires de Michel Foucault avait tort : non seulement
Michel Foucault est un très grand enseignant, mais surtout, il
participe à la vie de l'institution au même titre que tous ses
collègues. « Il y avait deux Foucault, commente Le Roy
Ladurie : celui des manifestations et celui des assemblées du
Collège. Foucault prenait son rôle universitaire très au
sérieux. » Foucault joue le jeu académique jusqu'au bout,
essayant simplement de pousser l'institution de temps à autre
à un petit écart : par exemple, quand il suggère la candidature
de Boulez. Il prend part aux discussions, donne son point de
vue sur les postulants que le Collège pourrait élire. Il sait
éliminer des candidats dont il ne veut absolument pas ou se
mobiliser pour ceux vers qui va son suffrage. En 1975, on l'a
vu, il présente la candidature de Barthes. En 1981, il vote pour
Bourdieu. Il n'avait pu, sans doute, que se sentir très proche
des remarques avancées par Bourdieu dans sa plaquette
« Travaux et projets », rédigée pour présenter sa
candidature : « Aurait-il fallu parler de reproduction ? Non, à
coup sûr, si l'on pense à une capacité quasi biologique de se
reproduire identique. Mais il s'agissait en fait de ce “second
système d'hérédité”, proprement social, qui tend à assurer,
par la transmission consciente ou inconsciente du capital
accumulé, la perpétuation des structures sociales ou, si l'on
veut, des relations d'ordre qui font l'“ordre social”. Cela à
travers le changement incessant, et le renouvellement
permanent, des individus bien sûr, mais aussi des
manifestations de la différence, qui fait crier sans cesse à la
“mutation”. La vieille distinction académique entre la
dynamique sociale et la statique sociale porte trop souvent à
oublier que la vie sociale, la vie du monde social, n'est autre
chose que l'ensemble des actions et des réactions tendant à
conserver ou à renverser la structure, c'est-à-dire la
distribution des pouvoir qui, à chaque moment, détermine les
forces et les stratégies engagées dans les luttes pour
renverser ou conserver et par là, les chances qu'ont ces luttes
de transformer ou perpétuer la structure30. »
Non seulement Foucault lui apporte son suffrage, mais à
Boulez qui, arrivé en retard, se penche vers lui et lui
demande : « Pour qui faut-il voter ? », il répond « Pour
Bourdieu », et il aimera à se vanter par la suite d'avoir ainsi
gagné au sociologue la voix du compositeur31.
Bourdieu remerciera Foucault en le citant dès les premières
minutes de sa « Leçon inaugurale », le 23 avril 1982 : « Seule
l'histoire peut nous débarrasser de l'histoire, dira-t-il. C'est
ainsi que l'histoire de la science sociale, à condition qu'elle se
conçoive aussi comme une science de l'inconscient, dans la
grande tradition d'épistémologie historique illustrée par
Georges Canguilhem et Michel Foucault, est un des moyens
les plus puissants pour s'arracher à l'histoire, c'est-à-dire
d'un passé incorporé qui se survit dans le présent ou, comme
celui des modes intellectuelles, est déjà passé au moment de
• • 32
son apparition . »

Au Collège, Foucault donne son cours le mercredi. La


première année, il porte sur « La volonté de savoir », qui n'est
pas encore le titre d'un livre mais le thème d'une étude où
il s'agit de « situer la place » et de « définir le rôle » de cette
« volonté » dans une « histoire des systèmes de pensée » et où
il oppose notamment deux modèles philosophiques : le
modèle aristotélicien et le modèle développé par Nietzsche
dans le Gai savoir. Puis sur « Les théories et institutions
pénales » en 1971-1972, et sur « La société punitive » en 1972-
1973. Sur « Le pouvoir psychiatrique » en 1973-1974 et sur
« Les Anormaux » l'année suivante. Enfin, en 1975-1976, il
traitera de l'utilisation des schémas de la guerre dans la
pensée politique, dans un cours au titre suggestif, placé entre
guillemets bien sûr : « “Il faut défendre la société” », dans
lequel il se pose la question : « Pour faire une analyse non
économique du pouvoir, actuellement, de quoi dispose-t-
on ? » Avant de suspendre son enseignement pour une année
en 1976-1977. il le reprend en 1977-1978, avec une analyse de
la « gestion des populations » tout au long d'un cours intitulé
« Sécurité, territoire, populations », avant de passer à l'étude
de la « gouvernementalité libérale » dans le cours qu'il
intitule « Naissance de la biopolitique », en 1978-1979. Après
cette date, sa recherche se déplace selon les directions tracées
par son Histoire de la sexualité : il opère peu à peu une
remontée dans le temps historique et oriente désormais son
regard vers les premiers siècles du christianisme, avec « Du
gouvernement des vivants », en 1979-1980, où il s'intéresse à
la confession et aux techniques de « l'aveu », puis vers la
philosophie antique, avec « Subjectivité et vérité » en 1980-
1981, où il entend « commencer une enquête sur les modes
institués de la connaissance de soi » qui se poursuivra avec
une investigation sur le « souci de soi » et la « culture de soi »
dans « L'herméneutique du sujet » en 1981-1982, et avec une
réflexion sur le « dire-vrai » (parrhesia) et sa relation à la
politique et à la vie philosophique dans la Grèce ancienne
dans « Le gouvernement de soi et des autres », en 1982-1983
suivi - et ce sera son dernier cours - du « Courage de la
vérité » en 1983-1984.
Jusqu'à la fin des années 1970, Foucault assure également
une heure de séminaire le lundi. Il annonce pendant son
cours qu'il souhaite n'y admettre que ceux qui préparent
effectivement des travaux. Mais, à chaque séance, il trouve en
face de lui plus de cent personnes. Il essaiera bien d'instaurer
une délimitation plus stricte du « droit d'entrée », mais il sera
rappelé à l'ordre par l'administration du Collège.
L'établissement repose, en effet, sur un principe : les
enseignements doivent y être ouverts à tous. Il finira par
renoncer à son séminaire et il choisira de donner, à partir de
janvier 1981, deux heures de cours, le mercredi matin. En
1984, il évoque à nouveau le problème : « En principe, on n'a
pas le droit de faire un séminaire fermé. Et lorsqu'il m'est
arrivé de faire un séminaire fermé - celui qu'on avait fait sur
Pierre Rivière, par exemple - il y a eu des plaintes [...]
Seulement, pour certains types de travaux, demander aux
professeurs de donner publiquement un état de leur
recherche, en les empêchant d'avoir un séminaire fermé, où
ils puissent, avec des étudiants, faire ces recherches, je crois
qu'il y a là une contradiction [...] Alors, ce que je voudrais,
c'est obtenir le droit de partager l'enseignement en deux : un
enseignement public qui est statutaire, mais aussi un
enseignement, ou une recherche, en groupe fermé, qui est je
crois la condition pour pouvoir mener ou en tout cas
renouveler l'enseignement public qu'on donne33. » Il réunit
néanmoins dans son bureau ou dans un café le petit cercle des
gens avec qui il entend mener cette recherche collective. Il
est bien difficile d'établir une liste précise et exhaustive des
membres de cette petite « tribu foucaldienne » dont les
contours ont été largement fluctuants. Il semble même que
les conflits n'y aient pas manqué, ni les brouilles, quelquefois
suivies de ruptures tapageuses. Un tel cercle, on ne s'en
étonnera pas, a parfois l'allure d'une « cour », et son
fonctionnement implique des rivalités, des luttes pour le rang
et la préséance. C'est le cas de tout séminaire autour d'un
« maître ». Et l'on voit mal comment celui de Foucault aurait
pu échapper à cette loi. Foucault n'ignorait pas cette situation
et il s'en inquiétait fréquemment, se demandant en
substance : que se passe-t-il entre eux quand je ne suis pas
là?
À la fin de chaque année, Foucault rédigeait, comme le veut
la règle, un résumé de son cours pour ['Annuaire du Collège. Il
signale, en général, en quelques lignes le thème du séminaire
et le nom des personnes qui y ont prononcé des exposés. En
1970, le séminaire porte sur la « pénalité » en France au
xixe siècle ; en 1971-1972, sur le « cas » de Pierre Rivière (et
parmi les participants mentionné par Foucault figure
notamment Gilles Deleuze). En 1972-1973, il s'agit de préparer
la publication du volume consacré à ce dossier sur Pierre
Rivière. En 1973-1974, le séminaire se partage en deux
thèmes : « L'expertise médico-légale en matière
psychiatrique » et « L'histoire de l'institution et de
l'architecture hospitalière au xvme siècle ». Cette dernière
recherche a donné lieu à une autre publication collective, Les
Machines à guérir34. En 1974-1975, la recherche se poursuit sur
l'expertise médico-psychiatrique. Et en 1975-1976, sur la
notion d'« individu dangereux » dans la psychiatrie
criminelle. En 1977-1978, le séminaire analyse « tout ce qui
tend à augmenter la puissance de l’État », et « principalement
le maintien de l'ordre, la discipline, les règlements... ».
L'année 1978-1979 se passe à étudier la pensée juridique à la
fin du xixe siècle. En 1979-1980, le séminaire est consacré à
certains aspects de la pensée libérale au xixe siècle35.
Foucault aimait le travail en équipe, la recherche collective.
C'est certainement l'un des aspects qui l'attirera le plus dans
l'université américaine : la possibilité qu'elle lui offrait de
constituer des séminaires tels qu'il les affectionnait. Il en a
parlé bien souvent à Paul Rabinow.

*
On a vu que Foucault avait gardé, par-delà la période
gauchiste, certaines des amitiés qui y avaient trouvé
naissance. Il en est une pourtant, qui ne va pas survivre à la
réorganisation de ses options politiques après 1975 : aussi
bizarre que cela puisse paraître, c'est l'une des plus anciennes
et certainement l'une des plus authentiques. Mais le fait est
là. On ne peut même pas dire qu'il y eut rupture. Simplement
ils cessèrent de se voir. Ou plutôt, Foucault voulut mettre à
distance cette relation qui avait tellement compté pour lui.
Celle qui le liait à Gilles Deleuze depuis 1962.
Cette amitié est née à Clermont-Ferrand, à l'ombre de
Nietzsche. Elle s'est développée, solidifiée, se manifestant au
grand jour au fil des ans dans des séries d'articles croisés où
chacun des deux philosophes salue les publications de l'autre.
Deleuze rend compte avec enthousiasme du livre de Foucault
sur Roussel dans le magazine Arts36. Puis il donne un compte
rendu des Mots et les choses dans Le Nouvel Observateur, en
196637. Il écrira plus longuement encore sur V Archéologie du
savoir, en 1970, dans la revue Critique. Le titre de son article
est devenu célèbre : « Un nouvel archiviste »38. Dans Critique
toujours, en 1975, il donne un compte rendu de Surveiller et
punir : « Écrivain non : un nouveau cartographe »39
Foucault lui donne la réplique : « Ariane s'est pendue »,
salue Différence et répétition dans Le Nouvel Observateur en
196940. Et il commente beaucoup plus longuement, dans
Critique, en 1970, Logique du sens et Différence et répétition, dans
un article intitulé « Theatrum philosophicum ». « Il me faut,
écrit-il au début de ce texte, parler de deux livres qui me
paraissent grands parmi les grands. Si grands sans doute qu'il
est difficile d'en parler et que peu l'ont fait. Longtemps, je
crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes, en
résonance énigmatique avec celle de Klossowski, autre signe
majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera
deleuzien41. » Il employait évidemment le mot « siècle » au
sens augustinien du terme : le monde d'ici-bas, celui dans
lequel nous vivons. Il soulignera un peu plus tard, que, dans le
contexte où il l'avait utilisé, « siècle » devait s'entendre de
manière péjorative : l'opinion commune opposée à l'élite.
Dans un entretien au Japon, en 1978, au moment où il déclare
que Deleuze est évidemment quelqu'un de « très important »
pour lui et qu'il le considère comme « le plus grand
philosophe français actuel », son interlocuteur lui demande
s'il pense toujours que « le siècle va devenir deleuzien » et
Foucault tient à faire cette mise au point : « Je me souviens
très bien dans quel sens j'ai employé cette phrase. Mais la
phrase est celle-ci : actuellement - c'était en 1970 - très peu
de gens connaissent Deleuze, quelques initiés comprennent
son importance, mais un jour viendra peut-être où “le siècle
sera deleuzien”, c'est-à-dire le “siècle” au sens chrétien du
terme, l'opinion commune opposée à l'élite, et je dirais que ça
n'empêchera pas que Deleuze est un philosophe important.
C'était dans son sens péjoratif que j'ai employé le mot
“siècle”42. »
Foucault-Deleuze : ce fut donc d'abord une amitié
philosophique. Puis une amitié politique. En 1971, quand
Foucault crée le GIP, Deleuze est évidemment l'un des tout
premiers à le rejoindre. Il participe à la commission d'enquête
sur l'affaire Jaubert. Il milite activement dans le comité
Djellali. Un long entretien sur le rôle des intellectuels
témoigne de leur accord profond à ce moment-là. Ce dialogue
porte sur « Les intellectuels et le pouvoir » et il paraît dans le
numéro de la revue L'Arc consacré à Deleuze, en 1972.
Foucault et Deleuze y définissent le nouveau rapport des
intellectuels à ce que la génération précédente avait appelé
1'« engagement ». Il n'est plus question désormais de
« totaliser » les luttes, d'en faire la théorie, d'en dire la
signification. À1'« intellectuel total » à la Sartre, ils opposent
1'« intellectuel spécifique ». Intellectuel spécifique : cela veut
dire que les luttes ne se mènent que sur des points précis, en
des lieux déterminés. Des luttes locales qui, pourtant, font
« partie du mouvement révolutionnaires », à condition
« d'être radicales », dit Foucault, c'est-à-dire « sans
compromis ni réformisme, sans tentative pour aménager le
même pouvoir avec tout au plus un changement de titulaire.
Et ces mouvements sont liés au mouvement révolutionnaire
du prolétariat lui-même dans la mesure où il a à combattre
tous les contrôles et contraintes qui reconduisent partout le
même pouvoir ». Ce qui produit l'unité, la généralité des
luttes partielles, c'est « le système même du pouvoir, ajoute
Foucault, toutes les formes d'exercice et d'application du
pouvoir ». Et Deleuze répond : « On ne peut rien toucher à un
point quelconque d'application sans qu'on se trouve
confronté à cet ensemble diffus que, dès lors, on est
forcément amené à vouloir faire sauter, à partir de la plus
petite revendication qui soit. Toute défense ou attaque
révolutionnaire partielle rejoint de cette façon la lutte
.X 43
ouvrière . »
1975, 1976, 1977 : les choses ont changé dans le paysage
politique. Et aucun des deux protagonistes de ce dialogue
n'emploierait plus le même vocabulaire. Encore que les livres
de Foucault qui paraissent à ce moment semblent toujours
imprégnés de certains éléments de cette thématique,
notamment Surveiller et punir. Mais, par définition, un livre
exprime, au moment où il sort, ce que pensait l'auteur au
moment où il l'a conçu et écrit. Il y a un retard constitutif de
la publication sur la recherche. C'est peut-être ce décalage qui
explique la « crise » que Foucault va traverser en 1976 et
1977, après la parution de La Volonté de savoir. Faut-il imputer
à cette crise l'éloignement qui va le séparer de Deleuze à ce
moment-là ? Car ils ne se reverront pas.
Il semble que la raison réelle soit plus directement
politique. Deleuze et Foucault militent en 1977 contre
l'extradition de Klaus Croissant, l'avocat de la « bande à
Baader » qui a demandé l'asile politique à la France, et qui
risque d'être condamné en Allemagne pour avoir outrepassé
les droits de la défense en apportant un soutien matériel aux
accusés. Il est sur le point d'être extradé et Foucault
s'insurge, avec une grande véhémence. Évoquant la
« conception actuelle » de la politique, « née de l'existence
des régimes totalitaires » et « centrée autour d'un personnage
qui n'est pas tellement le “futur gouvernant” mais le
“perpétuel dissident” », il écrit, dans Le Nouvel Observateur, le
14 novembre 1977, pour défendre le « droit des gouvernés »,
et notamment le droit de ceux qui sont « en désaccord
global » avec le système dans lequel ils vivent, à « être
défendu en justice » : « C'est un droit d'avoir un avocat qui
parle pour vous, avec vous, qui vous permette de vous faire
entendre et de garder votre vie, votre identité et la force de
votre refus. » Ce droit, « n'est pas une abstraction juridique,
ni un idéal de rêveur », c'est un « droit, qui fait partie de
notre réalité historique et ne doit pas en être effacé44 ».
Lorsque Klaus Croissant est tiré de sa cellule pour être
expulsé, Michel Foucault se retrouve devant la prison de la
Santé avec quelques dizaines de personnes pour former un
barrage symbolique. Ils sont violemment dispersés par la
police et Foucault a même une côte fracturée. Quelques jours
plus tard, toujours dans Le Nouvel Observateur, il interpelle
avec énergie les leaders de la gauche et leur demande de
prendre des positions plus fermes, et notamment de défendre
les deux femmes poursuivies en justice pour avoir « caché »
Klaus Croissant avant son arrestation à Paris45. Lorsque le
ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, essaie de répondre à
son ancien camarade de l'École normale, Foucault réplique
avec une extrême dureté46. Après l'extradition, Foucault
appellera, avec plusieurs personnalités dont Jean-Paul Sartre,
Simone de Beauvoir et Marguerite Duras, à une
manifestation, place de la République, le 18 novembre. On le
voit : Foucault n'a pas ménagé son soutien à l'avocat
allemand. Il s'est vraiment engagé. Mais il a voulu limiter son
combat à un strict problème juridique. Il veut bien soutenir
l'avocat mais pas ses clients. Pas question pour lui de soutenir
ceux qu'il considère comme des « terroristes ». Or, c'est
justement ce qu'il semble reprocher à Deleuze. Ce dernier a
pris lui aussi la défense de Klaus Croissant. Mais les deux
philosophes ont signé des textes différents. Celui de Foucault
se limite aux droits de la défense et au refus de l'extradition.
Celui que Deleuze signe avec Félix Guattari présente
l'Allemagne de l'Ouest comme un pays dérivant vers la
dictature policière. C'est sans doute de ce moment que date la
« brouille » entre Foucault et Deleuze. Ou plus exactement de
Foucault à l'égard de Deleuze. Car il n'y eut pas d'éclat, pas de
dispute, pas d'explication. Simplement, leur longue
complicité s'est dénouée.
Cette interprétation est confirmée par un passage du
journal de Claude Mauriac, daté du 10 mars 1984. Claude
Mauriac et Foucault cherchent, à ce moment-là, à intervenir
en faveur de travailleurs immigrés expulsés de leur logement
à la Goutte d'Or. Ils se demandent qui ils peuvent solliciter
pour signer la lettre qu'ils envoient au maire de Paris : « X...
Ce serait très bien » (c'est Foucault qui parle). Mais non, il ne
peut pas le lui demander. Et comme Claude Mauriac, s'étonne,
Foucault répond : « Nous ne nous voyons plus... Depuis Klaus
Croissant. Je n'acceptais pas le terrorisme et le sang, je
n'approuvais pas Baader et sa bande47... » Claude Mauriac qui
donne toujours les noms, a préféré ne pas nommer la
personne désignée par Foucault. Mais celui qu'il appelle « X »,
c'est évidemment Gilles Deleuze. Et je puis moi-même
témoigner des motivations profondément politiques de cette
volonté délibérée d'éloignement de la part de Foucault, qui
m'en a parlé à plusieurs reprises au début des années 1980. En
tout cas, Foucault et Deleuze, en effet, ne se voient plus. Leurs
chemins se séparent. Chacun continuant de lire les livres ou
les articles de l'autre : leur seul moyen de contact désormais.
Est-ce en raison de cette distance installée entre eux que
Foucault se refusa à envisager l'élection de Deleuze au Collège
de France ? Quand, en 1982, peu après son entrée son entrée
effective dans l'institution, Bourdieu évoque devant lui cette
possibilité, Foucault lui répond : « Non, c'est impossible. J'ai
promis à Jules Vuillemin de ne jamais faire entrer Deleuze. »
Bourdieu en tira la conclusion qu'il voulait surtout éviter
d'avoir un concurrent. Le sociologue se plaira alors à décrire
un Foucault obsédé par sa position dans le champ intellectuel
et l'œil rivé sur ses rivaux potentiels (ce qui n'était sans doute
pas faux, mais pourrait valoir aussi bien pour Bourdieu).
Peut-être Foucault s'était-il réellement engagé auprès de
celui à qui il avait dû son élection en 1969 et se sentait-il tenu
d'honorer cette promesse ? (Et quand, quelques années plus
tard, après le décès de Foucault, Bourdieu avancera le nom de
Deleuze dans les réunions du Collège comme candidat
éventuel et commencera les démarches nécessaires à la
présentation officielle de sa candidature, il se heurtera à une
hostilité si violente qu'il devra y renoncer avant même d'en
arriver à ce stade. Deleuze, qui s'était pris à y croire, en sera
fort déçu. Amer, je crois, même. Il remerciera
chaleureusement Bourdieu d'avoir pensé à lui, et d'avoir au
moins essayé48. La même mésaventure se reproduira, à
l'identique, quand Bourdieu proposera, au début des années
1990, le nom de Derrida49).

Foucault a vécu, un mois après l'extradition de Klaus


Croissant, une bien étrange mésaventure en Allemagne. En
décembre 1977, il est à Berlin avec Daniel Defert. Ils veulent
aller à Berlin-Est. Et se trouvent confrontés à une
bureaucratie policière très peu amène qui fouille leurs
papiers, photocopie leurs notes, leur demande des comptes
sur des références de livres inscrites dans des carnets... Ils
éprouvent « une impression effrayante », comme le dira
Foucault. Deux jours plus tard, à Berlin-Ouest cette fois : ils
sortent de leur hôtel quand trois voitures de police s'arrêtent
devant eux. Ils sont entourés par des policiers armés de
mitraillettes. Ils sont fouillés, les mains en l'air. Ils ont eu le
tort de parler d'un livre sur Ulrike Meinhof pendant le petit
déjeuner et quelqu'un les a dénoncés. Ils sont alors conduits
dans les bâtiments de la police pour vérification d'identité.
Nous n'avions rien fait, commente Foucault dans le Spiegel.
Nous avions simplement une allure d'intellectuels, donc de
suspects potentiels. Les intellectuels : ces gens qui, pour tous
les pouvoirs, appartiennent à « une sale espèce50 ». Un mois
après, Foucault défile dans les rues glaciales de Hanovre pour
défendre Peter Bruckner, un professeur radié de l'université
pour avoir soutenu un livre interdit (Foucault écrira plus tard
une préface pour l'édition française du pamphlet de
Bruckner, Ennemi de l'État51). Mais à ce moment-là, c'est une
Allemagne plus souriante que celle des « interdictions
professionnelles » qu'il est venu rencontrer. Il participe en
effet avec Catherine Von Bülow au grand rassemblement
TUNIX, qui se tient à Berlin-Ouest à la fin du mois de
janvier 1978. Pendant trois jours, trente mille personnes
débattent dans l'enthousiasme de toutes les possibilités de
luttes qui s'ouvrent aux mouvements « alternatifs ».

Les appréciations fort différentes portées par Deleuze et


Foucault sur l'affaire Croissant n'étaient, en fait, que la
traduction de leurs évolutions radicalement divergentes sur
les questions politiques en général. Leur opposition est
apparue très nettement lors de la querelle des « nouveaux
philosophes ». Deleuze a assassiné Glucksmann et consorts
dans un petit fascicule où il démolit les concepts vides et
creux de ceux qu'il considère comme des bateleurs pour
émissions de télévision. Il clame 1'« horreur » que lui
inspirent leurs palinodies, leur « martyrologie » : « Ils vivent
de cadavres », dit-il dans une des formules violentes dont son
texte fourmille. Ces propos très durs sont datés du 5 juin
197752. Deleuze n'ignore pas que Foucault, un mois plus tôt, a
fait l'éloge du livre de Glucksmann sur Les Maîtres-Penseurs
dans les colonnes du Nouvel Observateur. Glucksmann, l'ancien
ultra-maoïste, a opéré en 1974 un retournement
spectaculaire, et il a commencé depuis lors une entreprise de
dénonciation systématique du Goulag, des totalitarismes et
des philosophies qui y conduisent. Foucault le remercie de
faire entendre dans le discours philosophique « ces fuyards,
ces victimes, ces irréductibles, ces dissidents toujours
redressés - bref ces “têtes ensanglantées” et autres formes
blanches, que Hegel voulait effacer de la nuit du monde53 ».
Il ne fait aucun doute que le choix de Foucault, à ce
moment-là, a été dicté par des considérations plus politiques
que philosophiques (au sens où il ne tenait sans doute pas
Glucksmann en très haute estime philosophique54 !) Foucault
s'était donc radicalement éloigné du gauchisme exacerbé de
son dialogue avec Pierre Victor - un gauchisme qui n'aura
donc duré que quelques années. Désormais, il ne parlait plus
le langage de la « révolution » et du « prolétariat » et, surtout,
son antisoviétisme, son anticommunisme forgés autrefois au
contact de la Pologne de Gomulka se réaffirmaient en lui avec
une virulence accrue (« Je suis un anticommuniste
“primaire”, aimait-il à plaisanter, car lorsqu'on est un
anticommuniste “secondaire”, c'est trop tard »). D'où sa
méfiance nouvelle à l'égard de Deleuze, Il m'a dit un jour (au
début des années 1980) : « Vous avez remarqué : toutes les
prises de position de Deleuze se situent du côté soviétique, »
(J'avais rapporté cette conversation à Bourdieu, qui avait
commenté : « C'est vrai mais il faudrait ajouter que toutes
celles de Foucault se situent du côté américain. ») Ce qui
n'empêchait nullement Foucault de répéter que Deleuze était
« le seul esprit philosophique en France » (tout en avouant
trouver assez incompréhensible son livre sur Francis Bacon,
Logique de la sensation, paru en 1981). Et l'un de ses plus chers
désirs, juste avant sa mort, sera de se réconcilier avec lui,
Daniel Defert le savait bien, qui allait demander à Deleuze de
parler aux obsèques de Foucault, Et ce devait être aussi le
souhait de Deleuze qui allait, deux ans après, en 1986,
consacrer à l'œuvre de Foucault un livre magnifique, vibrant
d'intelligence et d'affectivité. Pourquoi ce livre ? « Par
nécessité pour moi, répondait Deleuze. Par admiration pour
lui, par émotion de sa mort, de cette œuvre interrompue55. »
5
« Nous sommes tous des gouvernés »

22 septembre 1975. Dans le bar d'un grand hôtel de Madrid,


Yves Montand lit une déclaration. « Onze hommes et femmes
viennent d'être condamnés à mort. Ils l'ont été par des
tribunaux d'exception et ils n'ont pas eu droit à la justice. Ni à
celle qui réclame des preuves pour condamner. Ni à celle qui
donne aux condamnés le pouvoir de se défendre. Ni à celle
qui leur assure, si grave que soit l'incrimination, la garantie
des lois. Ni à celle qui interdit les sévices sur des prisonniers.
On s'est toujours battu, en Europe, pour cette justice. Il faut
aujourd'hui encore lutter pour elle chaque fois qu'elle est
menacée. Nous ne voulons pas affirmer des innocences, nous
n'en avons pas les moyens. Nous ne demandons pas une
indulgence tardive, le passé du régime espagnol ne nous
permet plus cette patience. Mais nous demandons que les
règles fondamentales de la justice soient respectées pour les
hommes d'Espagne comme pour ceux d'ailleurs. »
Autour du célébrissime acteur sont assis Régis Debray,
Costa-Gavras, Jean Lacouture, le RP Laudouze, Claude Mauriac
et Michel Foucault... C'est d'ailleurs Foucault qui a rédigé ce
texte.
Quelques jours plus tôt, Catherine Von Bülow lui a
téléphoné : « Il faut faire quelque chose. On ne peut pas
laisser la dictature franquiste exécuter ces jeunes
militants... » Foucault est d'accord : il faut « faire quelque
chose ». Mais quoi ? D'abord réfléchir. Mais réfléchir vite. Une
réunion est fixée pour le lendemain matin, chez Catherine
Von Bülow. Y participent Claude Mauriac, Jean Daniel, le père
Laudouze, qui représente Témoignage chrétien, Régis Debray et
Costa-Gavras. Le cinéaste suggère d'aller en Espagne pour
témoigner par une présence physique, effective, cette
solidarité que les pétitions, les manifestes et les
manifestations ne suffisent plus à exprimer. « Foucault a été
aussitôt séduit par cette idée un peu folle, il m'a vite
convaincu, raconte Claude Mauriac. Nous avons l'accord
d'Yves Montand qui n'est pas là mais sera des nôtres \ »
Michel Foucault n'est guère enthousiasmé en revanche par
la suggestion avancée par Régis Debray, Jean Daniel et Costa-
Gavras, de tenir une conférence de presse : « Ce qui nous
manque, dit-il, c'est l'idée qui permettrait de théâtraliser
notre action. Notre présence physique, en Espagne, avec les
risques qu'elle implique (pas considérables, peut-être, mais ils
existent), cela est important, cela est nouveau, cela ne s'est
jamais fait. Si c'est pour aboutir à une conférence de
presse2... » Foucault serait plutôt partisan d'une distribution
de tracts, dans la rue. Après bien des discussions et des
hésitations, les différents protagonistes se mettent d'accord :
une conférence de presse, soit, mais aussi un texte à diffuser,
signé par des personnalités éminentes, dont ils établissent la
liste : Sartre, bien sûr. Aragon, malgré tout. Claude Mauriac
est chargé de demander à André Malraux. Catherine Von
Bülow prononce le nom de Simone de Beauvoir et elle s'attire
une explosion de colère de Foucault, dont elle sourira après
coup, mais qui l'avait étonnée à l'époque : « Ah, non, pas cette
bonne femme. Sinon, moi, je n'irai pas. » Il n'a pas encore
digéré les attaques de l'auteur des Mandarins contre lui au
moment de la parution de Les Mots et les choses.
Claude Mauriac obtiendra la signature de Malraux.
Foucault celle d'Aragon... Finalement, cinq noms vont figurer
au bas de l'appel : André Malraux, Pierre Mendès France,
Louis Aragon, Jean-Paul Sartre, François Jacob. Et sept
personnes se chargent d'aller porter ce message aux
Espagnols. Jean Daniel a mis la logistique du Nouvel
Observateur au service de cette action fort délicate à organiser
de Paris. Il ne peut cependant se joindre au groupe : il lui est
impossible d'être libre un lundi, jour de « bouclage » de son
journal. Mais Jean Lacouture se joindra à eux et fera un
reportage sur cette fugace équipée dans le pays du fascisme
agonisant et toujours meurtrier. Sept heures. Ils ne pourront
pas rester plus de sept heures. Ce qui est déjà un bel exploit.
Ils n'ont pas l'espoir de sauver les condamnés. Mais ils
veulent dire leur indignation dans la capitale de l'Espagne.
À l'aéroport, au moment de prendre l'avion, Foucault dit à
Claude Mauriac et à sa femme Marie-Claude qui est venue les
accompagner : « André Malraux, je l'admirais tellement,
lorsque j'étais étudiant, que je connaissais par cœur des pages
et des pages de ses livres... »
L'arrivée à Madrid se déroule sans problème. La conférence
de presse commence et Yves Montand a le temps de lire
devant les journalistes le texte en français. « Nous sommes
venus à Madrid, conclut-il, pour porter ce message. La gravité
des choses nous y appelait. Notre présence veut montrer que
l'indignation qui nous secoue nous rend, avec tant d'autres,
solidaires de ces existences menacées. » Quand il veut laisser
la parole à Régis Debray, qui doit lire la traduction espagnole,
des policiers en civil font irruption dans la salle et leur
donnent l'ordre de rester assis, de ne pas bouger. Costa-
Gavras sert d'interprète. Foucault demande : « Sommes-nous
en état d'arrestation ? » Réponse des policiers : « Non, mais
tout le monde doit rester assis. » Foucault a gardé dans la
main quelques exemplaires de l'appel et refuse de les
remettre au policier qui veut les prendre. Un bref
affrontement s'ensuit entre le philosophe rebelle et l'homme
de l'ordre. L'un des mille visages de Foucault : « Pâle, tendu,
frémissant, raconte Claude Mauriac, prêt à bondir, à jaillir, à
passer à l'attaque, la plus inutile, la plus dangereuse, et la
plus belle, d'autant plus admirable dans son refus, son
agressivité, son courage que l'on sent (que l'on sait) qu'il
s'agit chez lui d'une réaction physique et d'un principe
moral : l'impossibilité charnelle de subir le contact d'un
policier et de recevoir un ordre de lui3... » Foucault
commentera l'incident dans Libération quelques jours plus
tard : « Je considère que le métier de flic est d'exercer une
force physique. Celui qui s'oppose aux flics n'a donc pas à leur
permettre l'hypocrisie de la masquer sous des ordres
auxquels on aurait à obéir tout de suite. Il faut qu'ils aillent
jusqu'au bout de ce qu'ils représentent4. » Foucault ne cédera
que sur l'intervention pressante de Claude Mauriac... à qui il
murmure, car la violence ne lui fait pas perdre le sens de
l'humour : « S'il avait eu une mitraillette, j'aurais cédé plus
vite, naturellement5. » C'est également l'un des plus vifs
souvenirs de cette expédition espagnole qu'ait gardé Yves
Montand : le courage physique de Foucault. D'ailleurs, ce trait
revient dans tous les récits et les témoignages sur les actions
militantes de Foucault : cette force de refus, cette volonté de
s'insurger contre l'acte répressif, contre le fait policier.
Contre la « discipline ».
Quelques instants plus tard, une escouade de policiers en
uniforme, armés de mitraillettes, procède à l'arrestation de
tous les journalistes présents, étrangers pour la plupart. Ils
seront emmenés, menottes aux poignets, et relâchés deux
heures après pour certains, à la nuit tombée pour les
autres6... Sous la même escorte, mais sans les menottes, les
sept « mercenaires » français, comme les appellera le
lendemain le journal franquiste Arriba, quittent l'hôtel.
Foucault a relaté la scène dans Libération : « Yves Montand est
sorti le dernier. Il est arrivé en haut des marches de l'hôtel,
des policiers armés étaient disposés de part et d'autre de
l'escalier ; en bas, la police avait fait le vide et leurs cars se
trouvaient beaucoup plus loin. Derrière les cars, plusieurs
centaines de personnes regardaient la scène. C'était un peu la
répétition de la scène de Z où le député de gauche Lambrakis
est frappé à coups de matraque. Montand, très digne, la tête
un peu en arrière, est descendu très lentement. C'est là que
nous avons ressenti la présence du fascisme. Cette façon
qu'ont les gens de regarder, sans voir, comme s'ils avaient vu
cette scène des centaines de fois. Cette tristesse en même
temps [...] Et ce silence7. »
Les porteurs de message sont reconduits à l'aéroport et
après une fouille minutieuse, longue, interminable, ils se
retrouvent dans un avion en partance pour Paris. Un incident
éclate à ce moment. Un policier insulte en espagnol le père
Laudouze. Et Costa-Gavras répond en criant : « Abajo fascismo,
abajo Franco... » Le policier se précipite vers lui, lui ordonne de
le suivre. Costa-Gavras refuse. L'avion ne peut pas décoller.
L'attente recommence. Enfin les choses s'arrangent, l'avion
roule sur la piste, puis vole vers Paris où des dizaines de
journalistes et de photographes attendent...
Quelques jours plus tard, quand les exécutions semblent
imminentes, Michel Foucault et Claude Mauriac vont
manifester devant l'ambassade d'Espagne, avenue Georges-V.
Ils participeront encore, le 29 septembre 1975, mais cette fois
séparément, à l'immense défilé qui partira de la République
pour marcher vers la Bastille, lorsque les premières
exécutions auront eu lieu. C'est sur ce défilé que s'achève le
volume de son journal que Claude Mauriac voulait intituler De
Gaulle, Malraux, Foucault : à la fin de cette manifestation,
lorsque les grenades lacrymogènes commencent à éclater,
quand les groupes de CRS commencent à charger, l'ancien
gaulliste, l'ancien secrétaire du général de Gaulle... lève le
poing, avec des milliers de militants d'extrême gauche...

Lorsque, devant l'ambassade d'Espagne, un jeune militant a


demandé à Foucault s'il voudrait bien venir parler de Marx,
devant les cercles de son organisation, Foucault s'est
emporté : « Qu'on ne me parle plus de Marx ! Je ne veux plus
jamais entendre parler de ce monsieur. Adressez-vous à ceux
dont c'est le métier. Qui sont payés pour cela. Qui sont des
fonctionnaires de cela. Moi, j'en ai totalement fini avec
Marx8. » Il faut dire que le moment était mal choisi pour
adresser une telle demande au philosophe. Mais l'incident
rapporté par Claude Mauriac est loin d'être une simple
anecdote : le marxisme est au cœur de bien des discussions
dans la vie intellectuelle française. Le livre de Soljénitsyne,
L'Archipel du Goulag, paru en France en 1974, a commencé son
immense travail de sape, que rien ne pourra arrêter. Au
milieu des années soixante-dix, le marxisme français,
omniprésent pendant les trente années qui ont précédé, point
de passage obligé de toute réflexion théorique ou politique,
horizon indépassable de l'époque, etc., le marxisme est tout
simplement en train de s'effondrer et de disparaître - et pour
une longue période - de la scène intellectuelle. Foucault a été
très marqué par le livre de Soljénitsyne. Dans son dialogue
avec Thierry Voeltzel, en 1976, il demande à son
interlocuteur : « “As-tu lu Soljénitsyne ?” Parce que là, on
touche au problème de la littérature de camp qui est devenu
très important. D'une part, parce que c'est la seule littérature
lisible qui nous vient d'Union soviétique, d'autre part parce
qu'elle a une espèce de cohérence et qu'elle se réfère à une
réalité politique qui nous pose toute la question du
fonctionnement du socialisme [...] C'est le grand phénomène
littéraire - entre guillemets - des vingt dernières années9. »
Un an auparavant, Foucault avait donné pour titre à un
chapitre de Surveiller et punir : « L'archipel carcéral ». Pour
désigner, « et à cause de Soljénitsyne », dit-il dans un
entretien « cette dispersion et en même temps le
recouvrement universel d'une société par un type de système
punitif10 ».

*
Comment naissent les amitiés ! Celle qui commence entre
Foucault et Montand durera jusqu'à la mort du philosophe. Et
elle va bientôt se doubler pour Foucault d'une autre relation,
encore plus intense, avec Simone Signoret. Ils se verront
souvent. Ils se parleront beaucoup au téléphone. « Ma
copine », comme l'appelait Foucault quand il parlait de
l'actrice. Quand il disait : « J'ai déjeuné avec ma copine » ou
« Je dois téléphoner à ma copine », on savait qu'il parlait de
« la Simone », l'autre nom qu'il lui donnait. En 1982, Michel
Foucault et Simone Signoret iront en Pologne avec Bernard
Kouchner, pour manifester là aussi leur solidarité à ceux qui
résistent au cœur même d'un pays opprimé.
Yves Montand avait bien du mal à réprimer son émotion
quand il parlait de ses liens avec le philosophe, après la mort
de celui-ci, ou quand il montrait la lettre que Foucault avait
envoyée à Simone Signoret, après le récital qu'il avait donné à
l'Olympia, à l'automne de 1981. Une lettre chaleureuse, dans
laquelle Foucault les remerciait pour cette soirée formidable
et profitait de l'occasion pour leur adresser une véritable
déclaration d'amitié : « Tant de perfections offertes à de
simples mémoires, c'est extraordinaire et bouleversant, écrit
Foucault le 14 octobre 1981, à propos du spectacle de
Montand. Et puis, continue-t-il, il y a eu toute l'amitié d'hier :
la nôtre a été merveilleuse. Depuis plusieurs années, elle
compte beaucoup pour moi. Depuis hier, vous m'avez permis,
avec Montand, d'aimer beaucoup plus de choses dans mon
passé et dans mon présent. Je vous embrasse. »
Entre 1975 et 1984, ils vont signer ensemble bien des
pétitions et bien des manifestes, ils vont programmer,
organiser des actions, avec Bernard Kouchner, notamment,
un des animateurs de l'organisation Médecins du Monde.
Le seul désaccord dont se souvenait Montand intervint à la
fin de l'été 1983 : « Le jour où Glucksmann, Kouchner et moi
avons rédigé un texte pour demander au gouvernement
français de montrer plus de fermeté au Tchad contre Kadhafi.
Foucault n'a pas voulu le signer. Et Simone l'a suivi. Ils ne
voulaient pas que les gens aient l'impression qu'ils
demandaient qu'on fasse la guerre. »

Yves Montand, Simone Signoret, Michel Foucault : toujours


prêts à dénoncer une injustice, toujours prompts à se
mobiliser pour une cause. Lorsque Roger Knobelspiess clame
son innocence depuis le fond des cachots où il est enfermé, le
groupe s'émeut et organise la défense du prisonnier,
condamné, en 1972, à quinze ans de prison pour un hold-up
qu'il nie purement et simplement. Quinze ans pour un hold-
up dont le butin fut de huit cents francs. Il y avait de quoi
émouvoir. Lors d'une permission de sortie, transformée en
« cavale », il commet une série de hold-up, qu'il reconnaît et
pour lesquels il sera jugé en 1981. Mais Knobelspiess est un
détenu rebelle, un de ceux qui hurlent et dénoncent l'appareil
judiciaire. Un détenu voué aux quartiers de haute sécurité. Et
qui écrit des livres pour faire entendre sa voix : l'un d'eux
paraît en 1980. Il s'appelle QHS, justement, et il est publié,
comme de dit la première page du livre, « à la demande d'un
comité de défense composé entre autres de : Michel Foucault,
Jean Genet, André Glucksmann, Claude Mauriac, Yves
Montand, Simone Signoret, Paul Thibaud, et avec le soutien
du Syndicat de la magistrature, du Syndicat des avocats de
France, de l'Association française des juristes démocrates ».
Le livre s'ouvre sur une préface de Michel Foucault. « Voici un
rude document », écrit Foucault : « Depuis dix bonnes années
s'est instauré en France - mais dans d'autres pays aussi - un
débat à voix multiples. Certains s'en impatientent : ils
aimeraient que l'institution propose d'elle-même, et au
milieu du silence des profanes, sa propre réforme. Il est bon
qu'il n'en soit pas ainsi. Les transformations réelles et
profondes naissent des critiques radicales, des refus qui
s'affirment et des voix qui ne se cassent pas. Le livre de
Knobelspiess appartient à cette bataille. » Et Foucault de
démonter la logique implacable de l'incarcération et du
cachot : « Il a été condamné pour un crime qu'il nie
farouchement. Pouvait-il s'accorder à la prison sans se
reconnaître de lui-même coupable ? Mais on voit le
mécanisme : puisqu'il résiste, on le fait passer au Q.H.S. S'il
est au Q.H.S., c'est qu'il est dangereux. “Dangereux” en
prison, donc plus encore s'il était en liberté. Il est par
conséquent capable d'avoir commis le crime dont on l'accuse.
Peu importe qu'il le nie, il aurait pu l'avoir fait. Le Q.H.S.
relaie les preuves ; la prison montre ce que l'instruction avait
peut-être insuffisamment démontré11. » Un second livre de
Roger Knobelspiess, L'Acharnement, sera présenté par Claude
Mauriac. Lorsqu'il est jugé en 1981, pour les six hold-up
avoués de 1976 et 1977, il s'agit plutôt, comme l'écrit Le
Monde, de réparer l'erreur judiciaire de 1972 : il est condamné
à cinq années de prison, mais la cour d'assises demande que
lui soit accordée la grâce présidentielle. Ce qui fut fait. Par
François Mitterrand. Lorsque, redevenu libre, il est
soupçonné en 1983 d'avoir participé à l'attaque d'un fourgon
blindé et de nouveau arrêté près de Honfleur, la presse de
droite ironise et donne des leçons : où sont passés les
signataires de manifestes, qui défendaient ce bandit ? La
réponse ne tarde pas : Simone Signoret et Michel Foucault
montent au créneau. Dans Libération, Foucault déclare : « Pour
être surpris, j'ai été surpris. Non par ce qui s'est passé, mais
par les réactions, et la physionomie qu'elles ont donnée à
l'événement. Ce qui s'est passé ? Un homme est condamné à
quinze ans de prison pour un hold-up. Neuf ans après, la cour
d'assises de Rouen déclare que la condamnation est
manifestement exagérée. Libéré, il vient d'être inculpé à
nouveau pour d'autres faits. Et voilà que toute la presse crie à
l'erreur, à la duperie, à l'intoxication. Et elle crie contre qui ?
Contre ceux qui avaient demandé une justice mieux mesurée,
contre ceux qui avaient affirmé que la prison n'était pas de
nature à transformer un condamné. Posons quelques
questions simples. Où est l'erreur ? Ceux qui ont essayé de
poser sérieusement le problème de la prison le disent depuis
des années : la prison a été instaurée pour punir et pour
amender. Elle punit ? Peut-être. Elle amende ? Certainement
pas. Ni réinsertion, ni formation, mais constitution et
renforcement d'un “milieu délinquant”. Qui entre en prison
pour un vol de quelques milliers de francs a bien plus de
chances d'en sortir gangster qu'honnête homme. Le livre de
Knobelspiess le montrait bien : prison à l'intérieur de la
prison, les quartiers de haute sécurité risquaient de faire des
enragés. Knobelspiess l'a dit, nous l'avons dit et il fallait que
ce soit connu. Les faits, autant que nous pouvons le savoir,
risquent de le confirmer. » Et à tous ceux qui ont parlé des
intellectuels irresponsables, Foucault réplique durement :
« Quant à vous, pour qui un crime d'aujourd'hui justifierait
une punition d'hier, vous ne savez pas raisonner. Mais pis,
vous êtes dangereux pour nous et pour vous-mêmes, si du
moins, comme nous, vous ne voulez pas vous trouver un jour
sous le coup d'une justice endormie sous ses arbitraires. Vous
êtes aussi un danger historique. Car une justice doit toujours
s'interroger sur elle-même tout comme une société ne peut
vivre que du travail qu'elle exerce sur elle-même et sur ses
institutions12. »

*
Paru au printemps 1975, Surveiller et punir a reçu un accueil
assez retentissant. La double page centrale du Monde, ou le
numéro spécial du Magazine littéraire, consacrés au livre de
Foucault en sont deux indices parmi tant d'autres. À peine la
clameur des vivats s'est-elle apaisée que Foucault revient à
l'avant-scène. Un an et demi après ce maître ouvrage sur la
« naissance de la prison », il entreprend de publier une
Histoire de la sexualité. Quel rapport entre les deux, pourrait-on
se demander ? Le rapport est évident et proclamé d'emblée
par Foucault : dans les deux cas, il nous parle du « pouvoir »
et des modalités de son exercice. Et puisqu'il a montré dans
Surveiller et punir que le pouvoir traverse l'ensemble de la
société par des procédures de « discipline » qui contraignent
les corps, il n'est pas tellement surprenant qu'il s'interroge
sur les mécanismes qui lient la sexualité aux réseaux du
pouvoir, ou, plus exactement, sur la façon dont la
« sexualité » représente une forme d'expérience et
d'individuation spécifique au monde moderne et qui s'est
mise en place avec lui comme l'un de ses dispositifs de
fonctionnement du pouvoir.
Cette Histoire de la sexualité est née à la croisée de deux
types de préoccupations : un projet ancien et 1'« actualité ».
Un projet ancien, on l'a vu. Dès la préface de Folie et déraison,
rédigée en 1960, Foucault annonçait un ouvrage sur ce thème
(et d'ailleurs, Folie et déraison comporte un long chapitre sur
l'invention du personnage de 1'« homosexuel » au xviie siècle,
chapitre dont l'enjeu est à ce point crucial dans l'économie du
livre, comme je l'ai montré dans Réflexions sur la question gay,
qu'on peut se demander s'il ne nous offre pas l'une des clés
pour percevoir les motivations profondes qui sont à l'origine
de ce projet, comme Foucault l'a d'ailleurs lui-même souligné
dans un entretien resté longtemps inédit13). On en trouve
l'écho, en 1963, dans son article sur Bataille, « Préface à la
transgression ». À cette époque, il pensait encore la sexualité
dans les termes de l'interdit et de la transgression qui en
définissent et la réalité et les possibilités. Il mentionne
également ce projet à Gérard Lebrun, lorsqu'il donne des
conférences au Brésil, en 1965. Foucault montre à son ami de
Sâo Paulo le manuscrit des Mots et les choses et lui confie qu'il
aimerait écrire ensuite une histoire de la sexualité. Ajoutant :
« C'est presque impossible à faire : on ne pourra jamais
trouver les archives. » Nouvel écho dans L'Archéologie du savoir
en 1969, dans L'Ordre du discours, en 1970 ... Cette idée
remonte donc très loin dans le souci théorique (et personnel)
de Foucault et elle n'a cessé d'accompagner sa démarche. Elle
va enfin aboutir, au contact de l'actualité de l'après-68 et du
début des années 1970, mais le regard que Foucault porte
alors sur ces questions n'est plus le même qu'au cours de la
décennie précédente : ce ne sont plus l'interdit, le tabou, la
répression, l'exclusion, le silence qui se trouvent au cœur de
ses analyses, mais au contraire l'injonction à la parole, la mise
en discours et en catégories discursives, et il va désormais
jusqu'à considérer (ce qu'il convient de lire comme une sorte
d'autocritique) que les thèmes de la « répression » et du
« tabou » pourraient bien, finalement, n'être que des rouages
du dispositif de la sexualité, comme si, par l'effet d'une ruse
efficace du pouvoir, la prise de parole qui se veut
« transgressive » participait du bon fonctionnement des
technologies de l'assujettissement (c'est-à-dire de la
production des sujets assujettis dans les processus de
l'individuation sexuelle). À l'époque où prolifèrent les
idéologies de la libération sexuelle, inspirées de Reich et
Marcuse (on a du mal aujourd'hui à mesurer à quel point la
référence à leurs œuvres fut importante en ces années-là) et
où tous les modes de penser et d'agir sont envahis par la
vulgate psychanalytique, Foucault se lance dans une critique
radicale de ces deux courants de pensée. Car ces deux
phénomènes, constate-t-il, ont un point commun : une parole
omniprésente et ininterrompue sur la sexualité. Tout le
monde parle en permanence du sexe, pour dire que du sexe
on ne peut pas parler tant il est refoulé, réprimé par la
morale bourgeoise, le modèle conjugal et familial... De cette
morale, disent les uns, Freud peut-être nous aurait quelque
peu délivrés. Mais si mollement, ajoutent les autres, si
prudemment, d'une manière si conformiste, qu'il faudrait
aussi dénoncer les fonctions normalisatrices de la
psychanalyse elle-même. Mais tous, quels que soient l'art ou
la manière, veulent que l'on parle du sexe, de la sexualité :
afin de dévoiler la vérité essentielle de l'homme ou de lui
offrir la perspective de son bonheur futur. De cette
« répression », dit Foucault, « nous n'en parlons plus sans
prendre un peu la pose : conscience de braver l'ordre établi,
ton de voix qui montre qu'on se sait subversif, ardeur à
conjurer le présent et à appeler cet avenir dont on pense bien
contribuer à hâter le jour. Quelque chose de la révolte, de la
liberté promise, de l'âge prochain d'une autre loi passe
aisément dans ce discours sur l'oppression du sexe. Certaines
des vieilles fonctions de la prophétie s'y trouvent réactivées.
À demain le bon sexe14 ».
Dès les premières pages, Foucault multiplie les sarcasmes
sur cette « hypothèse répressive » et sur les formulations
théoriques ou politiques qui prospèrent autour d'elle. Ce qu'il
a voulu faire ? « Interroger le cas d'une société qui depuis
plus d'un siècle se fustige bruyamment de son hypocrisie,
parle avec prolixité de son propre silence, s'acharne à
détailler ce qu'elle ne dit pas, dénonce les pouvoirs qu'elle
exerce et promet de se libérer des lois qui l'ont fait
fonctionner. [...] La question que je voudrais poser n'est pas :
pourquoi sommes-nous réprimés, mais pourquoi disons-nous
avec tant de passion, tant de rancœur contre notre passé le
plus proche, contre notre présent, et contre nous-mêmes, que
nous sommes réprimés ? Par quelle spirale en sommes-nous
arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer
ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le
taisons -, et ceci en le formulant en mots explicites, en
cherchant à le faire voir dans sa réalité la plus nue, en
l'affirmant dans la positivité de son pouvoir et de ses effets ?
Il est légitime à coup sûr de se demander pourquoi pendant si
longtemps on a associé le sexe et le péché [...] mais il faudrait
se demander aussi pourquoi nous nous culpabilisons si fort
aujourd'hui d'en avoir fait autrefois un péché15 ? » Mais
refuser d'admettre comme une évidence cette « hypothèse
répressive » ne signifie pas qu'il faut l'inverser purement et
simplement. Le travail de Foucault, une fois de plus, se veut
historique et critique, archéologique et généalogique : « Il
s'agit de déterminer, dans son fonctionnement et dans ses
raisons d'être, le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui
soutient chez nous le discours sur la sexualité humaine. De là
le fait que le point essentiel (en première instance du moins)
n'est pas tellement de savoir si au sexe on dit oui ou non, si
on formule des interdits ou des permissions, si on affirme son
importance ou si on nie ses effets, si on châtie ou non les mots
dont on se sert pour le désigner ; mais de prendre en
considération le fait qu'on en parle, les lieux et points de vue
d'où on en parle, les institutions qui incitent à en parler, qui
emmagasinent et diffusent ce qu'on en dit, bref, le “fait
discursif’ global, la mise en discours du sexe. » L'important
n'est donc pas « de savoir si ces productions discursives et ces
effets de pouvoir conduisent à formuler la vérité du sexe, ou
des mensonges au contraire destinés à l'occulter, mais de
dégager la “volonté de savoir” qui leur sert à la fois de
support et d'instrument16 ».
Foucault, qui avait examiné dans L'Archéologie du savoir puis
dans L’Ordre du discours les principes de « raréfaction » des
discours, a donc complètement transformé son approche. Ce
qui l'intéresse désormais, c'est cette « mise en discours du
sexe », l'injonction de parler et les formes qu'elle revêt ; c'est
l'histoire de cette prolifération, des principes qui la fondent,
et des instances sur lesquelles elle s'appuie, dans la mesure où
il s'efforce d'établir que, depuis le xviie siècle, le sexe, loin
d'être victime d'un processus de restriction de la parole, est
plutôt soumis à « un mécanisme d'incitation » : « La volonté
de savoir ne s'est pas arrêtée devant un tabou à ne pas lever »
mais « elle s'est acharnée à constituer une science de la
sexualité17. » Et l'attaque contre la psychanalyse est directe :
force est de constater, en effet, que « nous sommes la seule
civilisation où des préposés reçoivent rétribution pour
écouter chacun faire confidence de son sexe18 ».
La Volonté de savoir est un petit ouvrage : à peine plus de
deux cents pages, dans un format qui rejoint presque celui
d'une collection de poche. Mais le nombre des thèmes et des
problèmes abordés est tel qu'il y faudrait un livre entier pour
en faire l'analyse19. Foucault y réinvestit ses recherches sur
l'hérédité, annoncées dans la plaquette de candidature au
Collège de France, il verse aussi dans son alambic quelques
ébauches de son travail sur le libéralisme et la gestion des
populations, sur la « bio-politique ». On retrouve, bien sûr,
l'inlassable questionnement sur ce qui sépare le normal du
pathologique, l'évocation du « pervers » soumis au regard de
la psychiatrie. On est ébloui par les quelques pages sur le
droit, la loi et la norme. On y trouve des formules chocs mille
fois commentées, comme celle-ci : « Le pouvoir vient d'en
bas. » À propos de cette phrase et des malentendus qu'elle fit
naître, Foucault devra beaucoup insister sur un point : on ne
peut la lire sans les phrases qui la suivent : « Le pouvoir vient
d'en bas, c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations
de pouvoir, et, comme matrice générale, une opposition
binaire, et globale entre les dominateurs et les dominés, cette
dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de
plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps
social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force
multiples qui se forment et jouent dans les appareils de
production, les familles, les groupes restreints, les
institutions, servent de supports à de larges effets de clivage
qui parcourent l'ensemble du corps social20. » Dans la lignée
de Surveiller et punir, Foucault cherche ainsi à désagréger les
théories du pouvoir liées à la tradition marxiste, dans leurs
différentes versions, qui continuaient d'être très présente au
moment où il a entrepris d'écrire ces livres, et commencent
seulement à vaciller quand ils paraissent. Et, tout comme sa
critique de l'hypothèse répressive peut valoir comme une
autocritique de la thématique qui animait ses travaux
antérieurs et notamment l'Histoire de la folie, l'idée selon
laquelle le « pouvoir vient d'en bas » pourrait bien être pour
lui le moyen de rompre avec le « spontanéisme » de ses
années gauchistes et avec ses proclamations sur le « savoir du
peuple ».
Mais ce qui constitue sans doute le point de départ et le
ressort du livre, c'est la rupture qu'opère Foucault avec la
psychanalyse. Et particulièrement avec la psychanalyse
lacanienne. Foucault sait qu'on va lui adresser l'objection :
vous confondez les adversaires. Vous confondez ceux qui
parlent de répression et de censure, et pensent qu'il faut
libérer la sexualité de ces carcans (les freudo-marxistes), et
ceux qui parlent en termes de « loi » et pensent au contraire
que « la loi est constitutive du désir et du manque qui
l'instaure » (c'est la formulation de Foucault derrière laquelle
tout le monde aura reconnu Lacan). Mais, en fait, explique
Foucault, ces deux formes sont solidaires : bien qu'elles
aboutissent à des conclusions et des options inverses, elles
partagent une même « représentation du pouvoir », une
conception juridico-politique, hantée par le modèle
monarchique d'un pouvoir unique et centralisé. Il faut couper
la tête du roi !
Quel chemin parcouru depuis Les Mots et les choses ! Trois
sciences humaines échappaient alors à la critique
foucaldienne : l'ethnologie, la linguistique et la psychanalyse,
dans leurs versions structuralistes, c'est-à-dire, pour la
psychanalyse, sa version lacanienne. C'est même à partir de
Lacan (et de Lévi-Strauss) que Foucault avait pu mener toute
son entreprise archéologique dans cet ouvrage qui lui a
apporté la célébrité. Aujourd'hui, c'est contre Lacan qu'il
entreprend la quête généalogique de La Volonté de savoir. À tel
point qu'il peut présenter la série d'études qu'il s'apprête à
publier comme « une archéologie de la psychanalyse21 ».
Rupture avec Lacan, donc, en même temps qu'avec tous ceux
qui s'opposent aux analyses de celui-ci : idéologies de la
libération, freudo-marxisme, théories du désir, retombées de
Sade et Bataille... Ce sont peut-être des doctrines
contradictoires entre elles, explique Foucault, mais elles sont
solidaires les unes des autres : elles sont prises dans les
mêmes « dispositifs » de savoir et de pouvoir. Au fond,
Foucault reprend ici, après la parenthèse des Mots et les choses,
la mise en question radicale de la psychanalyse qu'il avait
développée dans ['Histoire de la folie22.

Vers quel point d'ancrage historique Foucault veut-il


reconduire ces discours opposés sur lesquels il entend poser
son regard généalogique ? Il annonce que cette remontée
dans le temps nous fera voyager vers les doctrines
chrétiennes de l'aveu et de la confession. « L'aveu a été, et
demeure encore aujourd'hui, la matrice générale qui régit la
production du discours vrai sur le sexe. Il a été toutefois
considérablement transformé. Longtemps, il était resté
solidement encastré dans la pratique de la pénitence. Mais
peu à peu, depuis le protestantisme, la Contre-Réforme, la
pédagogie du xvme siècle et la médecine du xixe, il a
diffusé23... » Du confessionnal au divan, il n'y a que le
parcours des siècles, pourra commenter Maurice Blanchot,
mais toujours le même acharnement à faire parler sur le sexe
et à décrypter dans le sexe le secret - et donc la vérité - des
individus24. Et finalement, on retrouve dans La Volonté de
savoir cette interrogation sur les concepts de la science, qui
semble hanter tous les livres de Foucault depuis le début. Car
la pratique unique et simple de l'aveu telle qu'elle est décrite
dans les manuels de pénitence du Moyen Âge et du xvie siècle
a laissé la place à « une explosion de discursivités distinctes,
qui ont pris forme dans la démographie, la biologie, la
médecine, la psychiatrie, la psychologie, la morale, la
pédagogie, la critique politique25 »... Et il s'agit de « repérer,
dit Foucault, les procédés par lesquels cette volonté de savoir
relative au sexe, qui caractérise l'Occident moderne, a fait
fonctionner les rituels de l'aveu dans les schémas de la
régularité scientifique : comment est-on parvenu à constituer
cette immense et traditionnelle extorsion d'aveu sexuel dans
des formes scientifiques26 ? » Ce qui est enjeu, dans l'examen
qu'il veut entreprendre de « tout cet appareillage » de
pouvoir qui fait fonctionner l'aveu dans les formes nouvelles
de la science : montrer quel a été le formidable travail
d'assujettissement des hommes accompli par la culture
occidentale à travers les siècles. Assujettissement, c'est-à-dire
constitution des « sujets », aux deux sens du terme. On voit
que nous ne sommes pas très loin de Surveiller et punir.
La Volonté de savoir est un livre très mince, où tout Foucault
semble pourtant se retrouver, se rassembler. Mais il n'est à
ses yeux qu'un prélude, le prologue à une série
d'investigations historiques qui doivent venir vérifier
l'hypothèse de départ. Quand le livre paraît, la liste suivante
figure au dos de la couverture :
HISTOIRE DE LA SEXUALITÉ
1. La Volonté de savoir
À PARAÎTRE :
2. La Chair et le corps
3. La Croisade des enfants
4. La Femme, la mère et l'hystérique
5. Les Pervers
6. Populations et races
Et pour compléter le tout, il annonce, dans une note à
l'intérieur du livre, un ouvrage à paraître sur Le Pouvoir de la
vérité.
Ces investigations historiques, comme toujours, Foucault
entend les mener lui-même. Telle est sa pratique de l'histoire.
Ne pas se contenter de lire les travaux déjà écrits sur telle ou
telle question, sur telle ou telle période. Mais aller voir par
soi-même. C'est sans doute l'une des plus grandes ruptures
introduites par Foucault dans la pensée philosophique.
« Pendant longtemps, déclare-t-il dans une interview, la
philosophie, la réflexion théorique ou la “spéculation” ont eu
à l'histoire un rapport distant et peut-être un peu hautain. On
allait demander à la lecture d'ouvrages historiques, souvent
de très bonne qualité, un matériau considéré comme “brut”
et donc comme “exact” ; et il suffisait alors de le réfléchir, ou
d'y réfléchir, pour lui donner un sens et une vérité qu'il ne
possédait pas par lui-même. Le libre usage du travail des
autres était un genre admis. Et si bien admis que nul ne
songeait à cacher qu'il élaborait du travail déjà fait ; il le citait
sans honte. Les choses ont changé, me semble-t-il. » Peut-être
à cause de ce qui s'est passé « du côté du marxisme, du
communisme, de l'Union soviétique », il n'a plus semblé
« suffisant de faire confiance à ceux qui savaient et de penser
de haut ce que d'autres étaient allés voir là-bas ». En tout cas,
le même type de changement que celui qui « rendait
impossible de recevoir ce qui venait d'ailleurs a suscité l'envie
de ne plus recevoir tout fait, des mains des historiens, ce sur
quoi on devait réfléchir. Il fallait aller chercher soi-même,
pour le définir et l'élaborer, un objet historique. C'était le seul
moyen pour donner à la réflexion sur nous-mêmes, sur notre
société, sur notre pensée, notre savoir, nos comportements,
un contenu réel. C'était inversement une manière de n'être
pas, sans le savoir, prisonnier des postulats implicites de
l'histoire. C'était une manière de donner à la réflexion des
objets historiques au profil nouveau [...] Ce n'était plus une
réflexion sur l'histoire, c'était une réflexion dans l'histoire.
Une manière de faire faire à la pensée l'épreuve du travail
historique ; une manière aussi de mettre le travail historique
à l'épreuve d'une transformation des cadres conceptuels et
théoriques ». En tout cas, et c'est là le point le plus important
peut-être, « c'est un travail qu'il faut faire soi-même. Il faut
aller au fond de la mine ; ça demande du temps ; ça coûte de
la peine ».
La réaction des historiens face aux incursions de Foucault
sur leur territoire sera très diversifiée : de l'enthousiasme des
uns au scepticisme des autres, du travail en commun au rejet
catégorique28.

La suite de V Histoire de la sexualité est annoncée, les dossiers


sont déjà prêts. Sur sa table, pour chacun des titres prévus,
une volumineuse chemise attend l'heure de son élaboration
définitive, le moment où la prose de Foucault, cette prose si
belle, si particulière, qu'il travaille avec tant de minutie, va
s'emparer du matériau qu'elle contient, pour le transfigurer.
Un manuscrit de Foucault : c'est d'abord un graphisme à peu
près indéchiffrable. Et surchargé de rajouts, de ratures.
« Commencer et recommencer », comme il dit. Mais il a bon
espoir d'aboutir assez vite. Il donne même un calendrier à un
de ses amis : un volume tous les trois mois.
La Volonté de savoir - le seul titre explicitement nietzschéen
qu'il ait donné à un de ses ouvrages, sauf si l'on considère que
Naissance de la clinique fait référence à Naissance de la tragédie -
est un texte coupant, brûlant, plein d'ironie. Celui peut-être
dans lequel Foucault, avec une étonnante économie
d'écriture, fait le plus « bouger la pensée ». C'est sans doute
l'une des raisons pour lesquelles il reçoit un accueil que
Foucault juge mitigé, réservé. Le livre entend affronter
l'idéologie gauchiste de l'après-mai 68. Foucault a voulu aller
à contre-courant, heurter de front les idées dominantes de
1'« actualité », dire aux uns et aux autres la vérité historique
de leurs gestes et de leurs paroles. Il a réussi au-delà de toute
espérance. Mais devait-il attendre de ceux qu'il malmenait
ainsi qu'ils viennent lui dire merci ? L'accueil de la presse est
plutôt favorable. Très favorable même. Foucault s'explique
dans un très grand nombre d'interviews, il est commenté
dans des dizaines d'articles. Tout au plus peut-on y déceler
quelques réserves. Mais il sent partout autour de lui une
certaine déception. Et beaucoup d'incompréhensions. Il s'en
est peut-être ouvert à Gilles Deleuze - nous sommes au début
de l'année 1977, et ils ne se sont pas encore éloignés l'un de
l'autre -, qui écrit, comme pour lui-même, une « note » d'une
quinzaine de feuillets, qu'il lui communique afin de lui dire
tout ce que ce livre apporte de neuf à ses yeux, ce qui en fait
la force et la fécondité, et aussi comment il se situe par
rapport à ces nouvelles élaborations et quelles seraient ses
divergences. Deleuze y rapporte une conversation avec
Foucault : « La dernière fois que nous nous sommes vus,
Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, à peu
près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous
l'employez autrement, je ne peux pas m'empêcher de penser
ou de vivre que désir = manque, ou que désir se dit réprimé.
Michel ajoute : alors moi, ce que j'appelle “plaisir”, c'est peut-
être ce que vous appelez “désir” ; mais de toute façon, j'ai
besoin d'un autre mot que désir. » Et Deleuze de commenter :
« Évidemment, encore une fois, c'est autre chose qu'une
question de mot. Puisque moi, je ne supporte guère le mot
“plaisir”. Mais pourquoi ? Pour moi, désir ne comporte aucun
manque [...] Je ne peux donner au plaisir aucune valeur
positive, parce que le plaisir me paraît interrompre le procès
immanent du désir ; le plaisir me paraît du côté des strates et
de l'organisation29... »
Malgré ce geste de soutien, Foucault semble abattu. Bien
sûr, quand les attaques les plus ouvertes vont se manifester, il
aura encore l'énergie de se cabrer et d'assassiner d'une
phrase l'essayiste réactionnaire qui a cru qu'on pouvait en
cinquante pages faire « oublier Foucault30 ». Quand paraît
sous ce titre un livre de l'ignoble Jean Baudrillard (qui tiendra
par la suite sur la mort de Foucault et plus généralement sur
le sida des propos si nauséabonds qu'il est étonnant que
l'auteur de ces infamies fascistoïdes - et de bien d'autres -
puisse encore trouver quelques thuriféraires31), il l'évacue
d'un geste souverain, accompagné d'un éclat de rire : « Moi,
mon problème, ce serait plutôt de me rappeler Baudrillard. »
Il y voit même le signe de son importance et de son influence :
« Il suffit de mettre n'importe quel mot à côté de mon nom, et
n'importe qui fait un succès de librairie. » Il aura la même
réaction pour le livre de Jean-Paul Aron et de Roger Kempf, Le
Pénis ou la démoralisation de l'Occident. Tous les critiques le
présentent comme l'anti-Foucault32, ce qui lui assure un
certain retentissement. Foucault a le sarcasme mordant (de
Jean-Paul Aron, qu'il a bien connu quand ils préparaient
ensemble l'agrégation, il aime à dire en éclatant de rire :
« Celle-là, elle est authentiquement ridicule ! »).
Mais au fond, il est blessé. Désabusé en tout cas. Qu'est-ce
qui a bien pu le fragiliser ainsi ? Ce n'est pas seulement l'effet
de ces ouvrages et de ces attaques. Peut-être des réticences
plus proches de lui ? En tout cas, il regrette d'avoir donné ce
premier volume sans les études dont il ne constituait que
l'avant-propos. Il le dit dans la préface à l'édition allemande :
« Je sais qu'il est imprudent d'envoyer d'abord, comme une
ftisée éclairante, un livre qui fait sans cesse allusion à des
publications à venir. Le danger est grand qu'il donne
l'apparence de l'arbitraire et du dogmatique. Ses hypothèses
pourraient avoir l'air d'affirmations qui tranchent la
question, et les grilles d'analyse proposées conduire à un
malentendu et être prises pour une nouvelle théorie. C'est
ainsi qu'en France, des critiques subitement convertis aux
bienfaits de la lutte contre la répression (sans avoir
jusqu'alors manifesté un grand zèle en ce domaine) m'ont
reproché de nier que la sexualité ait été réprimée. Mais je n'ai
nullement prétendu qu'il n'y avait pas eu de répression de la
sexualité. Je me suis seulement demandé si, pour déchiffrer
les rapports entre le pouvoir, le savoir et le sexe, l'ensemble
de l'analyse était obligé de s'orienter sur le concept de
répression ; ou bien, si on ne pouvait pas mieux comprendre
en insérant interdits, prohibitions, forclusions et
dissimulations dans une stratégie plus complexe et plus
globale, qui ne soit pas ordonnée sur le refoulement comme
but principal et fondamental33. »
Foucault éprouve l'amer sentiment d'avoir été mal lu, mal
compris. Mal aimé, peut-être. « Vous savez pourquoi on
écrit ? avait-il dit à Francine Pariente, lorsqu'elle était son
assistante à Clermont-Ferrand. Pour être aimé. » Est-il
vraiment « mal aimé » en 1976, en 1977 ? La Volonté de savoir
est un énorme succès de librairie. C'est un des livres de
Foucault qui a atteint les plus forts tirages : en juin 1989, le
chiffre des ventes approchait les cent mille exemplaires. Une
édition de semi-poche lui assure aujourd'hui une diffusion
régulière et importante. Et c'est peut-être le livre de Foucault
qui allait connaître, au fil des ans, le plus grand rayonnement
mondial et exercer l'influence la plus considérable.
Mais le succès peut aussi être nocif : celui-ci conduit
Foucault vers une « crise ». Crise personnelle, crise
intellectuelle...

Aucun des titres annoncés par Foucault ne verra le jour. La


liste qui figure sur la couverture restera lettre morte. Peut-
être s'est-il trop enfermé dans ses analyses du pouvoir,
comme le suggère Deleuze, et il lui faudra d'abord échapper à
ce face-à-face avant de réussir à donner une suite à ce
premier volume, une fois qu'il aura remanié son projet ? Il a
pourtant commencé à travailler sur tous les thèmes mis en
avant et plusieurs publications en portent la trace. Par
exemple, il édite les Souvenirs d'un hermaphrodite français,
Herculine Barbin, dite Alexina B.34. Pour l'édition américaine,
il rédigera un long commentaire - résolument
antipsychanalytique - sur le thème « Avons-nous besoin d'un
vrai sexe ? »35 Ce livre paraît en France en 1978, dans une
nouvelle collection que Foucault lance chez Gallimard : « Les
Vies parallèles ». Il la présente ainsi : « Les Anciens aimaient à
mettre en parallèle les vies des hommes illustres ; on écoutait
parler à travers les siècles ces ombres exemplaires. Les
parallèles, je sais, sont faites pour se rejoindre à l'infini.
Imaginons-en d'autres qui, indéfiniment, divergent. Pas de
point de rencontre ni de lieu pour les recueillir. Souvent, elles
n'ont eu d'autre écho que celui de leur condamnation. Il
faudrait les saisir dans la force du mouvement qui les sépare ;
il faudrait retrouver le sillage instantané et éclatant qu'elles
ont laissé lorsqu'elles se sont précipitées vers une obscurité
ou “ça ne se raconte plus” et où toute “renommée” est
perdue. Ce serait comme l'envers de Plutarque : des vies à ce
point parallèles que nul ne peut plus les rejoindre36. »
Il rédige également une préface pour My Secret Life, le texte
de ce libertin anglais du xixe siècle évoqué à plusieurs
reprises dans La Volonté de savoir37. Et il publie, dans les
Cahiers du Chemin, un long article intitulé « La vie des hommes
infâmes », destiné à servir d'introduction à un livre qui doit
porter le même titre. Il annonce qu'on y verra défiler des
personnages étranges, des existences « quasi fictives », dont il
voudrait « rassembler quelques rudiments pour une légende
des hommes obscurs38 ». Ce livre n'a jamais paru. Du moins
sous la forme annoncée. Puisque à ces ombres pathétiques
entr'aperçues derrière les textes qu'il évoquait et qui
représentent les uniques traces de ces « vies infimes
devenues cendres », il va, d'une certaine manière tout de
même rendre la parole. Cette seule parole par laquelle ou
derrière laquelle on peut encore les entendre ou les deviner :
celle qu'ils échangeaient avec le pouvoir, dans un geste de
rage ou de désespoir ou celle dont ils étaient l'objet et la
victime dans cet échange ; c'est-à-dire lorsque des
« malheureux » s'adressaient au roi pour lui demander
d'intervenir contre d'autres « malheureux », de mettre de
l'ordre dans tout ce qui semblait déréglé au sein de leur
univers : la famille, le voisinage... (Et l'on conçoit que
Foucault ait pu écrire que le « pouvoir vient d'en bas » !) On
retrouvera donc certains de ces documents dans Le Désordre
des familles, un ensemble de « lettres de cachet » tirées des
« Archives de la Bastille », publiées et présentées en
collaboration avec Arlette Farge, en 198239. Vingt ans après
son projet d'un livre sur les « embastillés », pour cette même
collection « Archives » dans laquelle finalement ce volume
paraît.
Le 17 décembre 1976, sur le plateau d'« Apostrophes »,
exceptionnellement installé au musée du Louvre, Bernard
Pivot s'étonne : « Alors vous ne voulez vraiment pas parler de
votre livre ? » « Non, répond Michel Foucault : d'abord on
écrit des choses un peu parce qu'on les pense et aussi pour ne
plus y penser. Terminer un livre, c'est aussi ne plus pouvoir le
voir. Tant qu'on aime un peu son livre, on y travaille. Une fois
qu'on a cessé de l'aimer, on cesse de l'écrire. » Et puis
surtout : il y a un autre livre qui mérite plus l'attention. « Un
livre comme je les aime : fait avec des fragments de réalité,
des choses dites, des gestes, des documents, des tristesses, des
misères... » L'auteur ? N'en cherchez pas. Ce sont simplement
les bandes magnétiques d'un procès en Union soviétique, qui
ont pu passer en Occident grâce au courage des enfants de
l'inculpé : le Dr Stern. Un « procès ordinaire » comme dit le
titre du recueil. Cet homme avait deux fils, qui voulaient
émigrer en Israël. Le KGB a demandé au Dr Stern, communiste
depuis la guerre, de leur interdire cet exil, et comme il
refusait, il a été traduit en justice, si l'on ose dire. Accusé
d'avoir touché des pots-de-vin. C'est ce qu'auraient dû
confirmer devant le tribunal des dizaines de témoins à
charge. Mais pendant l'audience, ils se sont rétractés, pour
établir l'innocence du Dr Stern, qui a pourtant été
condamné... à huit ans de travaux forcés40. Voilà le livre dont
Foucault veut parler : un document extraordinaire, sur la
réalité « ordinaire » de l'Union soviétique. L'émission n'est-
elle pas consacrée à 1'« avenir de l'homme » ? Et si, bien sûr, il
est important de parler des premiers pas de l'homme sur la
lune, comme venait de le faire l'un des invités, il ne faut pas
oublier « les pas de ces hommes et de ces femmes qui
viennent dire ce qu'est la vérité ». Ne pas oublier que face au
pouvoir de l'État sur les corps, il y a aussi la résistance des
individus qui savent dire non.

À La Nouvelle Critique qui lui demandait de participer à un


débat autour de Moi, Pierre Rivière..., Foucault avait fait cette
réponse : je ne veux pas débattre de ce livre, mais je veux bien
faire un article sur le cas du Dr Stern. La proposition ne reçut
pas de réponse.

Michel Foucault ne ménage pas ses efforts pour aider les


« dissidents des pays de l'Est ». En juin 1977, lorsque Leonid
Brejnev vient à Paris, il veut comme toujours « faire quelque
chose » : avec Pierre Victor, ils ont l'idée de réunir les
intellectuels français et les dissidents soviétiques. Foucault
organise tout avec une remarquable efficacité. L'invitation est
signée de douze noms, parmi lesquels ceux de Sartre, François
Jacob, Roland Barthes... : « Au moment où Leonid Brejnev est
reçu en France, nous vous invitons à une rencontre amicale
avec des dissidents des pays de l'Est, au théâtre Récamier, le
21 juin, à 20 h 30. » À l'heure dite, Ionesco est déjà dans la
salle quand arrive Sartre, au bras de Simone de Beauvoir.
C'est la scène qui a le plus marqué tous les témoins : un vieil
homme, malade, presque aveugle, avançant lentement, guidé
par cette femme légendaire. De nombreux dissidents sont
présents : Léonid Pliouchtch, André Siniavski, André Amalrik,
Vladimir Boukovski. Et Mikhaïl Stern, qui a enfin réussi à
quitter l'Union soviétique. C'est Foucault qui accueille les
personnalités à l'intérieur du théâtre. La foule est
considérable. Et nombreuses sont les caméras des télévisions,
françaises ou étrangères.
Foucault participe également à une réunion salle Pleyel et à
une manifestation de rue pour soutenir le cinéaste arménien
Andreï Paradjanov, condamné par un tribunal soviétique à
plusieurs années de prison pour « commerce illicite d'objets
art et homosexualité ».

*
En mars 1979, Foucault prête son appartement pour le
colloque israélo-palestinien que Les Temps modernes
organisent en 1979, à l'initiative de Pierre Victor. « La salle de
séjour de Foucault fut équipée de tables, de chaises, d'un
magnétophone, écrit Simone de Beauvoir. Malgré quelques
difficultés techniques, la première réunion put avoir lieu le
14 mars. Sartre ouvrit la séance par un petit discours41... »
Mais Foucault n'assiste pas à la réunion : « Il voulait bien nous
héberger, mais pas participer aux discussions », raconte
Edward Saïd42. D'ailleurs, ce colloque fut un « désastre » si
l'on en croit aussi bien Simone de Beauvoir qu'Edward Saïd.

*
Foucault-Sartre. Une nouvelle fois réunis, le 20 juin 1979.
Cette fois, il s'agit de sauver les boat people. Bernard Kouchner
et une équipe de médecins ont réussi à ancrer devant l'île de
Poulo Bidong un bâteau nommé L'île de lumière, pour venir en
aide aux Vietnamiens qui essaient de fuir leur pays. Mais
Kouchner et ses amis voudraient désormais installer un pont
aérien entre les camps de Malaisie et de Thaïlande et des
camps de transit dans les pays occidentaux. Une conférence
de presse se tient à l'hôtel Lutétia. À la tribune, ce sont les
retrouvailles de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, que
Glucksmann « présente » l'un à l'autre. Après trente ans de
séparation. Et surtout dix ans après la charge féroce (et fort
justifiée) que Sartre a lancée en 1968 contre son ancien
camarade de l'École normale. Quelques jours plus tard, Sartre
et Aron font partie du groupe d'intellectuels reçu par le
président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, qui leur
fait « des promesses qui n'étaient que mots en l'air », comme
l'écrit Simone de Beauvoir, (qui ajoute par ailleurs que Sartre
n'a accordé « aucune importance à cette rencontre avec Aron
sur laquelle des journalistes ont longuement épilogué43 »).
Lors de la conférence de presse, dans les salons de l'hôtel
Lutétia, Michel Foucault est dans la salle, avec Yves Montand
et Simone Signoret, et prend la parole pour qu'on « exige de
M. Giscard d'Estaing que soit augmenté le nombre des
réfugiés autorisés à s'installer en France ». C'est encore lui
qui accueillera Aron et Sartre au Collège de France, pour une
nouvelle conférence de presse, lorsqu'ils sortiront, un peu
déçus, de leur visite à l'Élysée. Foucault s'est beaucoup investi
dans cette action. Il a fait partie du comité initial « Un bateau
pour le Vietnam », en novembre 1978. En 1981, Foucault sera
à Genève pour une conférence de presse « contre la
piraterie ». Il y rédige et lit une déclaration, une sorte de
charte des droits de l'homme : il existe une citoyenneté
internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage
à s'élever contre tout abus de pouvoir, quel qu'en soit
l'auteur, quelles qu'en soient les victimes. Après tout, nous
sommes tous des gouvernés, et à ce titre solidaires.
« Parce qu'ils prétendent s'occuper du bonheur des
sociétés, les gouvernements s'arrogent le droit de passer au
compte du profit et des pertes le malheur des hommes que
leurs décisions provoquent ou que leurs négligences
permettent. C'est un devoir de cette citoyenneté
internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles
des gouvernements les malheurs des hommes dont il n'est
pas vrai qu'ils ne sont pas responsables. Le malheur des
hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il
fonde un droit absolu à se lever et à s'adresser à ceux qui
détiennent le pouvoir. Il faut refuser le partage des tâches
que, très souvent, on nous propose : aux individus de
s'indigner et de parler ; aux gouvernements de réfléchir et
d'agir. C'est vrai, les bons gouvernements aiment la sainte
indignation des gouvernés, pourvu qu'elle reste lyrique. [...]
La volonté des individus doit s'inscrire dans une réalité dont
les gouvernements ont voulu se réserver le monopole, ce
monopole qu'il faut arracher peu à peu et chaque jour44. »

*
Le samedi 19 avril 1980, dans la matinée, Catherine Von
Bülow téléphone à Foucault : est-ce que vous allez aux
obsèques de Sartre ? « Cela va de soi », répond Foucault.
Quelques heures après, dans cet immense cortège, ils
marchent tous les deux. Vingt, trente mille personnes suivent
le fourgon jusqu'au cimetière du Montparnasse. « La dernière
manif de Mai 68 », comme on l'a dit souvent. Foucault
bavarde avec Catherine Von Bülow. Avec Claude Mauriac
aussi. « Nous avons parlé de Sartre, raconte Catherine Von
Bülow. Et il m'a dit : quand j'étais jeune homme, c'est de lui,
de tout ce qu'il représentait, du terrorisme intellectuel des
Temps modernes que j'ai voulu me détacher45. »
6
La révolte aux mains nues

Dans l'avion qui les emmène à Téhéran, Michel Foucault et


Thierry Voeltzel commencent à s'inquiéter. Quel pays vont-ils
trouver en arrivant quelques jours après le « Vendredi
noir »? Le 8 septembre 1978, l'armée a tiré sur la foule. Il y a
eu près de quatre mille morts. Les massacres perpétrés par la
monarchie vacillante ont soulevé la stupeur et l'indignation
du monde entier. À Paris, une manifestation de protestation a
été organisée par la Ligue des droits de l'homme, les syndicats
et les partis de gauche.
Foucault accomplit ce voyage en Iran dans le cadre d'un
projet journalistique. En 1977, le directeur du quotidien
italien Corriere délia sera lui a proposé de tenir une chronique
dans ses colonnes. Mais Foucault n'avait aucune envie
d'écrire des articles culturels ou philosophiques. Il a donc
suggéré de remplacer cette formule par des enquêtes sur le
terrain. Était-ce une manière pour lui d'éluder la demande,
comme le disent certains ? Ou éprouvait-il simplement,
comme d'autres le croient, le besoin de bouger et d'échapper
à Paris, après ce qu'il considérait comme l'échec de La Volonté
desavoir ? Toujours est-il que le Corriere délia sera a accepté le
projet tel que Foucault l'a présenté. L'expérience du
journalisme n'est pas nouvelle pour Foucault : il s'était
intéressé de très près, on l'a vu, au lancement de Libération, il
collabore depuis longtemps, et assez régulièrement, au Nouvel
Observateur. Quant aux « enquêtes », Foucault s'y est initié
dans sa période « gauchiste », notamment pendant l'activité
du GIP. Première chose à faire, car il tient à l'aspect collectif
de l'entreprise : mettre sur pied une petite équipe. Il charge
Thierry Voeltzel d'assurer la coordination. Outre Voeltzel,
Foucault fait appel à quelques personnes à qui il était lié à
cette époque. Parmi ceux-ci : André Glucksmann, le jeune
essayiste Alain Finkielkraut (un ancien maoïste lui aussi) \
Voici comment Foucault décrit sa conception du reportage,
dans le Carrière : « Le monde contemporain, écrit-il, fourmille
d'idées qui naissent, s'agitent, disparaissent ou
réapparaissent, et qui secouent les gens et les choses. Cela ne
se produit pas seulement dans les cercles intellectuels ou
dans les universités de l'Europe de l'Ouest, mais aussi à
l'échelle du monde, et, notamment chez des minorités à qui
l'histoire jusqu'à présent n'avait guère donné l'habitude de
parler ou de se faire entendre. » Et il ajoute : « Il y a plus
d'idées sur la terre que ne l'imaginent les intellectuels. Et ces
idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes, plus
passionnées que ne le pensent les “politiques”. Il faut assister
à la naissance des idées et à l'explosion de leur force : non pas
dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements où
leur force se manifeste, dans les luttes qui se mènent autour
des idées, pour ou contre elles. Ce ne sont pas les idées qui
mènent le monde. Mais c'est parce que le monde a des idées
(et parce qu'il en produit continuellement) qu'il n'est pas
mené passivement par ceux qui le dirigent ou ceux qui
voudraient lui enseigner ce qu'il faut penser une fois pour
toutes. Tel est le sens que nous voudrions donner à ces
“reportages” où l'analyse de ce que l'on pense sera liée à celle
de ce qui se passe. Les intellectuels travailleront avec des
journalistes au point de croisement des idées et des
événements2. »
Avant son voyage, Foucault a vu à plusieurs reprises Ahmad
Salamatian, un Iranien exilé à Paris depuis 1965. Il appartient
au mouvement du Front national, un parti de centre-gauche,
laïque et libéral, très « Troisième République ». « Radical-
socialiste, dans un cadre de libération nationale », comme le
définit lui-même Salamatian. C'était le parti de Mossadegh,
lors de l'expérience démocratique avortée de 1953. Foucault
et Salamatian se sont rencontrés grâce à Thierry Mignon, un
avocat, et à sa femme Sylvie. Ils ont connu Foucault au
moment du GIP et des luttes pour la défense des immigrés,
auxquelles ils ont pris une part active. Ils participent aussi au
Comité pour la défense des prisonniers politiques iraniens et,
dans ce cadre, Me Mignon a effectué plusieurs missions
d'information en Iran pour la Ligue des droits de l'homme.
Depuis 1971, Foucault est devenu l'un des signataires des
textes de ce comité. Il n'y participe pas directement, mais il
appose son nom au bas des pétitions, au côté de celui de Jean-
Paul Sartre notamment, qui en a été le fondateur en 1966. Le
4 février 1976, par exemple, un texte paraît dans Le Monde,
pour protester contre « le silence des autorités françaises face
aux violations flagrantes des droits de l'homme en Iran », où
dix-neuf « militants révolutionnaires antifascistes » viennent
d'être exécutés. Parmi les signataires, on trouve aussi bien
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir que François
Mitterrand, Michel Rocard, Lionel Jospin, Jean-Pierre
Chevènement ou encore Yves Montand, Claude Mauriac,
Gilles Deleuze et Michel Foucault... Tout au long de
l'année 1978, le soulèvement contre le régime du shah a pris
une ampleur considérable et au début du mois de septembre,
la répression a tourné au carnage.
Ahmad Salamatian procure à Foucault des livres et de la
documentation, il lui fournit des adresses, des points de
contact, une liste de personnes à voir. Et quelques jours plus
tard, Foucault est sur le sol iranien : « Si vous arrivez à
l'aéroport après le couvre-feu, un taxi vous emmènera à toute
allure à travers les rues de la ville : elles seront vides. La
voiture ne ralentira qu'aux barrages établis par des hommes
qui pointent leurs fusils-mitrailleurs. Malheur si le chauffeur
ne les voit pas : ils tireront. Dans la grande enfilade de
l'avenue Reza Shah, réduite au silence, aussi loin que portera
votre regard, les feux rouges ou verts clignoteront
inutilement, comme la montre qui bat au poignet d'un mort.
C'est le règne sans partage du shah3. » Foucault se met au
travail dès le lendemain pour commencer son enquête. Mais il
est bien difficile d'entrer en contact avec l'opposition
religieuse. Il voit donc d'abord des militants de l'opposition
démocratique, il rencontre également des militaires, pour
essayer de comprendre le rôle que va jouer l'armée dans
l'épreuve de force qui s'annonce. « Des amis, écrit-il, m'ont
arrangé, dans un lieu hautement aseptisé de la banlieue de
Téhéran, une rencontre avec quelques officiers supérieurs,
tous d'opposition. Plus les troubles se développent, m'ont-ils
dit, plus le gouvernement est contraint de faire appel pour
maintenir l'ordre à des troupes qui n'y sont ni préparées, ni
portées. Et elles ont vite l'occasion de découvrir qu'elles n'ont
pas affaire au communisme international, mais à la rue, aux
commerçants du bazar, aux employés, à des chômeurs comme
le sont leurs frères ou comme ils le seraient eux-mêmes s'ils
n'étaient pas soldats4. »
Foucault continue son travail de reporter. En bavardant
avec un des leaders de l'opposition, qui dénonce le « régime »
c'est-à-dire 1'« ensemble modernisation-despotisme-
corruption », il se souvient d'une promenade qu'il a faite
deux ou trois jours plus tôt : « Il m'est revenu soudain à
l'esprit un tout petit détail qui m'avait frappé lorsque j'avais
visité le bazar, à peine rouvert après plus de huit jours de
grève : par dizaines s'alignaient sur les éventaires
d'incroyables machines à coudre, hautes et contournées,
comme on peut en voir sur les réclames des journaux du
xixe siècle : elles étaient historiées de dessins en forme de
lierre, de plantes grimpantes et de fleurs en bouton, imitant
de façon grossière de vieilles miniatures persanes. Ces
occidentalités hors d'usage marquées du signe d'un Orient
désuet, portaient toutes l'inscription : made in South Corea. J'ai
eu alors le sentiment de comprendre que les événements
récents ne signifiaient pas le recul des groupes les plus
retardataires devant une modernisation trop brutale ; mais le
rejet, par toute une culture et tout un peuple, d'une
modernisation qui est en elle-même un archaïsme. Le malheur
du shah, c'est de faire corps avec cet archaïsme. Son crime,
c'est de maintenir par la corruption et le despotisme ce
fragment de passé dans un présent qui n'en veut plus. »
Foucault tire alors la leçon de tout ce qu'il a vu et entendu :
« La modernisation comme projet politique et comme
principe de transformation sociale est en Iran une chose du
passé [...]. Avec l'agonie actuelle du régime iranien, on assiste
aux derniers moments d'un épisode qui s'est ouvert il y a
bientôt soixante ans : une tentative pour moderniser à
l'européenne les pays islamiques. » Foucault conclura cet
article par ces phrases : « Alors, je vous en prie, ne nous
parlez plus en Europe des heurs et malheurs d'un souverain
trop moderne pour un trop vieux pays. Ce qui est vieux ici en
Iran c'est le shah : cinquante ans, cent ans de retard. Il a l'âge
des souverains prédateurs, il porte le rêve vieillot d'ouvrir
son pays par la laïcisation et l'industrialisation. L'archaïsme
aujourd'hui, c'est son projet de modernisation, ses armes de
despote, son système de corruption5. » Foucault ne se
contente pas de rencontrer les leaders de l'opposition et les
hommes politiques. Il veut aussi se mettre à l'écoute des
étudiants, des hommes de la rue, des jeunes islamistes qui se
déclarent prêts à mourir. Il se promène dans les cimetières,
seuls lieux de réunion autorisés, ou encore à l'université, aux
portes des mosquées. Il prend la route avec Thierry Voeltzel,
pour aller voir l'ayatollah Shariat Madari, dont la résidence
de Qhom sert de refuge à bien des militants des « Comités de
défense des droits de l'homme »6. Il y parle avec l'ayatollah
Madari, mais aussi avec Mehdi Bazargan, qui deviendra
Premier ministre, après le retour de l'ayatollah Khomeyni en
Iran. La maison de l'ayatollah Madari n'est pas très facile
d'accès. Des soldats, pistolet-mitrailleur au poing, surveillent
la rue. Pendant toute une semaine, Foucault se renseigne,
écoute, regarde... Il prend tout le temps des notes, il marche
sans cesse, de tous côtés, il veut tout voir, tout comprendre.
Thierry Voeltzel se souvient de la fatigue qui s'abattait sur
eux, après des journées aussi harassantes.
Quelques jours avant leur arrivée, des cérémonies de deuil,
pour honorer les victimes de la répression, ont eu lieu dans
toutes les mosquées du pays. Les imprécations lancées ce
jour-là par les mollahs circulent sous forme de cassettes
enregistrées et Foucault peut entendre l'écho de leurs voix,
« terribles comme ont dû l'être dans Florence celle de
Savonarole, celles des anabaptistes à Münster ou celle des
presbytériens au temps de Cromwell7 ». À tous ceux qu'il
rencontre, Foucault pose la même question : « Que voulez-
vous ? » Et invariablement, il obtient la même réponse : « Un
gouvernement islamique. »

Foucault reste une semaine en Iran. Et il rédige, à son


retour à Paris, quatre articles à l'écriture splendide, qui
mêlent les détails et les anecdotes marquantes à la réflexion
profonde et qui paraîtront dans le Corriere délia serra entre le
28 septembre et le 22 octobre 19788. Il en publiera, dans Le
Nouvel Observateur du 16 octobre, une version condensée qui
se termine ainsi : « À l'aurore de l'histoire, la Perse a inventé
l'État et elle en a confié les recettes à l'Islam : ses
administrateurs ont servi de cadres au califat. Mais de ce
même Islam, elle a fait dériver une religion qui a donné à son
peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de
l'État. Dans cette volonté d'un “gouvernement islamique”,
faut-il voir une réconciliation, une contradiction, ou le seuil
d'une nouveauté ? [...] Ce petit coin de terre dont le sol et le
sous-sol sont l'enjeu de stratégies mondiales, quel sens, pour
les hommes qui l'habitent, à rechercher au prix même de leur
vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la
possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du
christianisme : une spiritualité politique. J'entends déjà des
Français qui rient. Mais je sais qu'ils ont tort9. »

*
Un vieux dignitaire religieux s'avance lentement et vient
s'asseoir sous le large pommier, au milieu du jardin. Autour
de lui, quelques dizaines de personnes font cercle et écoutent
ses paroles prononcées d'une voix presque sereine mais dont
les échos mille fois répercutés ébranlent le monde.
Neauphles-le-Château est un petit bourg des environs de
Paris, et l'ayatollah Khomeyni s'y est installé le 7 octobre
1978, après quatorze années d'exil passées en Irak. De
l'Europe entière, des étudiants ou des exilés iraniens viennent
voir l'ayatollah, toutes tendances de l'opposition confondues.
Il y a quelques Européens : des journalistes surtout. Parmi les
tout premiers à être venus : Pierre Blanchet et Claire Brière, à
l'époque journalistes à Libération. Et avec eux : Michel
Foucault. D'ailleurs, lorsque l'ayatollah est arrivé à Paris,
quelques jours plus tôt, Pierre Blanchet et Claire Brière ont
tout de suite été avertis par Aboi Hassan Bani Sadr, l'un des
leaders de l'opposition en exil, un des « fils spirituels » de
Khomeyni, installé en France depuis fort longtemps et qui
habitait à l'époque à Cachan, dans la banlieue parisienne. Il
deviendra dans la suite des événements un éphémère
président de la République islamique avant d'être destitué
par l'ayatollah Khomeyni et de revenir vivre à nouveau près
de Paris, Pierre Blanchet et Claire Brière ont téléphoné à
Foucault, qu'ils ont connu pendant son voyage en Iran, où ils
étaient également en reportage. Et ils vont avec lui à Cachan,
chez Bani Sadr, pour attendre l'ayatollah. Foucault parle avec
Bani Sadr et lui demande d'expliquer à l'ayatollah qu'il
vaudrait mieux éviter les déclarations trop fracassantes
contre le shah, car il risquerait d'être expulsé
immédiatement. Ce soir-là, Foucault ne fera qu'apercevoir la
silhouette de l'ayatollah. Tout comme le lendemain, à
Neauphles, où les journalistes sont arrivés pour essayer de lui
parler. Ils devront attendre quelques jours pour être reçus.
Après ce qu'il avait vu en Iran, on imagine avec quelle
ardeur Michel Foucault pouvait souhaiter voir ce personnage,
dont le seul nom mettait en mouvement des millions de
personnes dans les villes iraniennes, des marées humaines
que rien ne semblait pouvoir arrêter, pas même les
mitrailleuses de la dictature, À peine installé, l'ayatollah
Khomeyni a « cassé la baraque », comme l'écrit Foucault dans
son article du Nouvel Observateur. Il a dit non. Non à toutes les
tentatives de conciliation. Non à tous les compromis. Pas
d'élection, pas de gouvernement mixte. Le shah doit partir,
c'est tout. Et il a menacé d'exclure du mouvement tous les
hommes politiques qui seraient prêts à se rallier aux solutions
avancées par le shah pour sauver son régime. L'agitation
autour de Neauphles, les allées et venues d'« Iraniens
importants » ont montré cette évidence : l'intransigeance de
l'ayatollah ne l'a pas marginalisé. Bien au contraire, tout le
monde croit « à la force du courant mystérieux qui passe
entre un vieil homme exilé depuis quinze ans et son peuple
qui l'invoque ». La situation en Iran « semble être suspendue
à une grande joute entre deux personnages aux blasons
traditionnels : le roi et le saint, le souverain en armes et
l'exilé démuni ; le despote avec en face de lui l'homme qui se
dresse les mains nues, acclamé par un peuple. Cette image a
sa propre force d'entraînement mais elle recouvre une réalité
à laquelle des milliers de morts viennent d'apporter leur
signature ».
Lors d'une autre visite de Foucault à Neauphles, cette fois
avec Ahmad Salamatian et Thierry Mignon, il y eut un petit
incident : un mollah de l'entourage de Khomeyni voulait
empêcher une journaliste allemande d'entrer dans le jardin
parce qu'elle n'était pas voilée. Ahmad Salamatian proteste :
« Est-ce là l'image que vous voulez donner de notre
mouvement ? » demande-t-il. Le fils et le gendre de
l'ayatollah interviennent et reprochent au mollah de faire du
zèle. La journaliste peut entrer. Pendant le trajet du retour,
dans la voiture, Ahmad Salamatian, Thierry Mignon et Michel
Foucault commentent l'incident. Foucault raconte à quel
point il a été frappé, lorsqu'il était en Iran, de voir que le port
du voile était un geste politique : des femmes qui n'avaient
pas coutume de le porter tenaient à le mettre pour participer
aux manifestations.

*
Peu de temps après, Foucault décide de retourner en Iran.
Auparavant, il consulte longuement Bani Sadr. « Michel
Foucault est venu chez moi à Cachan, raconte ce dernier, et
on a fait des séances de travail. Il voulait comprendre
comment pouvait se produire cette révolution qui se
déroulait sans référence à une puissance étrangère et qui
soulevait toute une nation malgré la distance qui sépare les
villes, les difficultés de communication. Il voulait réfléchir à
la notion de pouvoir. »
Un mois après son premier séjour, Foucault arrive une
seconde fois à Téhéran. Toujours accompagné de Thierry
Voeltzel. Et il reprend son enquête. Il interroge des
représentants de diverses catégories de travailleurs en grève :
des « privilégiés » des classes moyennes, comme ce pilote
d'Iran Air, dans son appartement moderne de la capitale, ou
encore, mille kilomètres plus au sud, des ouvriers du pétrole à
la raffinerie d'Abadan.
Au terme de cette nouvelle série de reportages - quatre
articles qui paraissent en novembre 1978, dans le Corriere11 -,
Foucault s'interroge sur le rôle de Khomeyni, ce « personnage
presque mythique » : « Aucun chef d'État, aucun leader
politique, même appuyé sur tous les médias de son pays ne
peut aujourd'hui se vanter d'être l'objet d'un attachement
aussi personnel et aussi intense. Ce lien tient sans doute à
trois choses : Khomeyni n'est pas là : depuis quinze ans, il vit
dans un exil dont lui-même ne veut revenir qu'une fois le
shah parti ; Khomeyni ne dit rien, rien d'autre que non - au
shah, au régime, à la dépendance ; enfin Khomeyni n'est pas un
homme politique : il n'y aura pas de parti de Khomeyni, il n'y
aura pas de gouvernement Khomeyni. Khomeyni est le point
de fixation d'une volonté collective. » Et Foucault de définir
ainsi le mouvement iranien : « C'est l'insurrection d'hommes
aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui
pèse sur chacun de nous, mais plus particulièrement sur eux,
ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des
empires : le poids de l'ordre du monde tout entier. C'est peut-
être la première grande insurrection contre le système
planétaire, la forme la plus moderne de révolte. Et la plus
folle12.»
Mais la controverse n'a pas attendu la seconde série de
reportages pour s'installer dans les colonnes des journaux
français : Le Nouvel Observateur publie la lettre d'une lectrice
iranienne qui s'indigne de l'article publié par Foucault, le
16 octobre, dans l'hebdomadaire : « Après vingt-cinq ans de
silence et d'oppression, le peuple iranien ne pourrait-il donc
choisir qu'entre la Savak [la police secrète] et le fanatisme
religieux ? » Et elle continue : « Spiritualité ? Retour aux
sources populaires ? L'Arabie Saoudite s'abreuve, elle, à la
source de l'Islam. Les mains et les têtes tombent pour les
voleurs et les amants. On dirait que pour la gauche
occidentale en mal d'humanisme, l'Islam est souhaitable...
chez les autres ! Beaucoup d'iraniens, comme moi, sont
désemparés et désespérés à l'idée d'un “gouvernement
islamique”. Ils savent de quoi ils parlent. Partout, autour de
l'Iran, l'Islam sert de paravent à l'oppression féodale ou
pseudo-révolutionnaire. Souvent, aussi, comme en Tunisie, au
Pakistan, en Indonésie et chez nous, l'Islam - hélas - est le
seul moyen d'expression des peuples muselés. La gauche
libérale d'Occident devrait savoir quelle chape de plomb peut
devenir, sur des sociétés avides de bouger, la loi islamique et
ne pas se laisser séduire par un remède peut-être pire que le
mal. » Foucault lui répond immédiatement et sa mise au point
paraît dans le numéro suivant, le 13 novembre 1978. Il écrit :
« Puisqu'on a manifesté et qu'on s'est fait tuer en Iran au cri
de “gouvernement islamique”, c'était un devoir élémentaire
de se demander quel contenu était donné à ce terme et quelle
force l'animait. J'ai indiqué, d'ailleurs, plusieurs éléments qui
me paraissaient peu rassurants. Il n'y aurait eu, dans la lettre
de Mme H., qu'une erreur de lecture, je n'y aurais pas
répondu. Mais elle contient deux choses intolérables :
1) Confondre tous les aspects, toutes les formes, toutes les
virtualités de l'Islam dans un même mépris pour les rejeter en
bloc sous le reproche millénaire de “fanatisme”.
2) Soupçonner tout occidental de ne s'intéresser à l'Islam que
par mépris pour les Musulmans (que dire d'un Occidental qui
mépriserait l'Islam ?). Le problème de l'Islam comme force
politique est un problème essentiel pour notre époque et pour
les années qui vont venir. La première condition pour
l'aborder avec tant soit peu d'intelligence, c'est de ne pas
commencer à y mettre de la haine13. »

Foucault continuera à s'intéresser à l'Iran. Quand


l'ayatollah Khomeyni quitte Paris, le 1er février 1979,
plusieurs journalistes prennent l'avion avec lui. Parmi eux
Serge July et Claire Brière. Foucault est présent à l'aéroport,
pour assister à ce qui est tout de même un événement de
portée mondiale. Le 13 février, il donne un nouvel article au
Corriere délia sera. Le shah est parti, l'ayatollah Khomeyni est
revenu. Des millions d'iraniens se pressent sur la route qui
conduit de l'aéroport de Téhéran jusqu'au cœur de la ville,
des millions d'hommes et de femmes qui crient « Khomeyni,
enfin tu es revenu ». Foucault s'interroge sur l'avenir. Il a dit
dans un précédent article : « Je ne sais pas faire l'histoire du
futur. Et je suis un peu maladroit à prévoir le passé. J'aimerais
cependant essayer de saisir ce qui est en train de se passer, car
ces jours-ci rien n'est achevé et les dés sont encore en train
de rouler. C'est peut-être cela, le travail du “journaliste”,
mais il est vrai que je ne suis qu'un néophyte14. » Dans son
dernier texte, il conclut sa longue série d'articles par cette
interrogation sur le mouvement qu'il a vu se dérouler sous
ses yeux : « Son importance historique ne tiendra peut-être
pas à sa conformité à un modèle “révolutionnaire” reconnu. Il
la devra plutôt à la possibilité qu'il aura de bouleverser les
données politiques du Moyen-Orient, donc l'équilibre
stratégique mondial. Sa singularité, qui a constitué jusqu'ici
sa force, risque bien de faire par la suite sa puissance
d'expansion. C'est bien, en effet, comme mouvement
“islamique” qu'il peut incendier toute la région, renversant
les régimes les plus instables, et inquiétant les plus solides.
L'Islam - qui n'est pas seulement une religion mais un mode
de vie, une appartenance à une histoire et à une
civilisation -, risque de constituer, à l'échelle de centaines de
millions d'hommes, une gigantesque poudrière. Depuis hier,
tout État musulman peut être révolutionné de l'intérieur, à
partir de ses traditions séculaires15. »

Cette incursion de Foucault dans le journalisme pour suivre


et tenter d'analyser la révolution iranienne a fait, sur le
moment et depuis lors, couler beaucoup d'encre. Mais à
l'époque, parmi ceux qui commentèrent cet « engagement »
de Foucault, bien peu avaient lu l'ensemble de ces textes :
parus dans un journal italien, ils ne furent pas publiés en
français avant leur insertion dans les volumes des Dits et
écrits, en 1994. Et les versions originales dormirent longtemps
dans les archives du Corriere délia sera (c'est là que je les
trouvai, quand je préparais la première édition de ce livre, en
1989, et les extraits que j'en donnai alors faisaient presque
figure d'inédits). Foucault s'était même opposé à ce qu'ils
soient réunis en volume en Italie. Il s'agissait à ses yeux de
reportages et non pas de textes destinés à former un ouvrage.
À les lire aujourd'hui, on perçoit l'extraordinaire fascination
qu'a exercée sur lui la révolution iranienne : une révolution
qui échappait à la politique, ou en tout cas aux catégories de
la politique occidentale. C'était d'ailleurs un mouvement qui
fascinait tous les observateurs. À la mort de Foucault, Jean
Daniel évoquera cette « erreur que nous avons partagée », et
Serge July ne cache pas qu'il pensait - et écrivait - la même
chose que Foucault. Et pourtant, ajoute-t-il, « on pouvait déjà
pressentir tous les signes de ce qui allait se passer ». Il faut se
souvenir que le régime du shah inspirait une profonde
répulsion et que la répression inimaginable qui ensanglantait
les cortèges avait suscité un large courant de sympathie en
faveur du peuple iranien. Tout le monde souhaitait que le
shah perde la bataille et quitte l'Iran. Sans trop se demander
ce qui pourrait se produire après. Foucault a bien vu que ce
pays ne reviendrait pas aux formes traditionnelles de la
politique et que l'élan religieux qui avait donné toute sa force
à l'insurrection n'allait pas disparaître une fois la victoire
obtenue. Non, les mollahs n'allaient pas regagner sagement
leurs mosquées. Foucault le dit très explicitement. C'est
d'ailleurs ce qu'il mettra en avant par la suite, pour faire face
à ses détracteurs : j'avais prédit ce qui allait se passer. A-t-il
dit autre chose que ce simple constat lucide ? S'est-il contenté
d'observer et d'essayer de comprendre ce qui était en train de
se passer ou son intérêt pour ce soulèvement l'a-t-il conduit à
s'aventurer un peu plus loin dans un soutien imprudent,
manifestant ainsi un manque de clairvoyance quant à ce qui
se dessinait dès le départ ? Il est très délicat de faire,
rétrospectivement, la part des choses et d'opérer le tri, dans
des reportages journalistiques, entre la fièvre de l'instant
historique et le jugement politique profond, entre la volonté
de saisir un événement en train de se produire, d'en capter la
logique et d'en restituer les significations, et une adhésion à
des phénomènes dont on imagine mal comment Foucault
aurait pu les accueillir sans la moindre distance critique.
Foucault voulait être un simple journaliste, dit Thierry
Voeltzel. Il accompagnait toujours le groupe des reporters
présents dans le pays. Il se déplaçait avec eux. Notamment
Claire Brière et Pierre Blanchet, les envoyés spéciaux de
Libération, à qui il accordera, peu de temps après, un long et
important entretien pour leur livre sur l'Iran (et il allait
d'ailleurs être violemment mis en cause dans le compte rendu
de cet ouvrage par un critique de L'Express, qui l'accusera
d'être un exemple typique de l'intellectuel qui s'illusionne sur
les lendemains d'une révolution16). Simple journaliste ? L'eût-
il été que personne ne songerait plus aujourd'hui à lui faire
reproche de ce qu'il a écrit. Mais Foucault ne l'était pas. Peut-
être avait-il oublié, voulait-il oublier, qu'il était, justement,
Michel Foucault ?
D'autres se font fort de le lui rappeler. Dès que le nouveau
pouvoir a montré son vrai visage, c'est-à-dire très vite après
le retour de l'ayatollah Khomeyni, en février 1979, quand
commencent les arrestations, les exécutions, la litanie
renouvelée des actes sanglants de la répression, Michel
Foucault va devenir la cible d'une série d'attaques parfois
brutales. Claudie et Jacques Broyelle, anciens maoïstes
reconvertis - selon une trajectoire assez typique - dans la
leçon de morale, s'en prennent à lui dans les colonnes du
Matin. « À quoi rêvent les Iraniens ? » s'était demandé
Foucault. « À quoi pensent les philosophes ? » l'interpellent
les Broyelle. Foucault réplique assez durement en refusant de
répondre à leur interpellation : « On me somme de
“reconnaître mes erreurs”. L'expression et la pratique qu'elle
désigne me rappellent quelque chose et bien des choses.
Contre elles je me suis battu. Je ne me prêterai pas, même par
“voie de presse” à un jeu dont la forme et les effets me
paraissent détestables. » Il se déclare néanmoins « désireux
de débattre de cette question d'Iran » dès lors que les
conditions d'une vraie discussion seront remplies17.
Quelques jours plus tard, il publie dans Le Nouvel
Observateur une lettre ouverte à Mehdi Bazargan, le Premier
ministre du « gouvernement islamique ». Il évoque leur
rencontre à Qhom, en septembre 1978, et lui dit : « Nous
parlions de tous les régimes qui ont opprimé en invoquant les
droits de l'homme. Vous exprimiez un espoir : dans la
volonté, si généralement affirmée alors par les Iraniens, d'un
gouvernement islamique, on pourrait trouver à ces droits une
garantie réelle. Vous en donniez trois raisons. Une dimension
spirituelle, disiez-vous, traversait la révolte d'un peuple où
chacun, en faveur d'un monde tout autre, risquait tout (et
pour beaucoup ce “tout” n'était ni plus ni moins qu'eux-
mêmes) ; ce n'était pas le désir d'être régi par “un
gouvernement de mollahs” - vous avez bien employé, je crois,
cette expression. Ce que j'ai vu, de Téhéran à Abadan, ne
démentait pas vos propos, loin de là. Vous disiez aussi que
l'islam dans son épaisseur historique, dans son dynamisme
d'aujourd'hui, était capable d'affronter, sur ce point des
droits, le redoutable pari que le socialisme n'avait pas mieux
tenu - c'est le moins qu'on puisse dire - que le capitalisme.
“Impossible”, disent aujourd'hui certains, qui estiment en
savoir long sur les sociétés islamiques ou sur la nature de
toute religion. Je serai beaucoup plus modeste qu'eux, ne
voyant pas au nom de quelle universalité on empêcherait les
musulmans de chercher leur avenir dans un Islam dont ils
auront à former, de leurs mains, le visage nouveau. » Et il lui
dit son inquiétude à propos des procès qui se déroulent
partout dans le pays : « Rien n'est plus important dans
l'histoire d'un peuple que les rares moments où il se dresse
tout entier pour abattre le régime qu'il ne supporte plus. Rien
n'est plus important pour sa vie quotidienne que les
moments, si fréquents en revanche, où la puissance publique
se retourne contre un individu, le proclame son ennemi et
décide de l'abattre : jamais elle n'a davantage de devoirs à
respecter ni de plus essentiels. Les procès politiques sont
toujours des pierres de touche18. »
Un mois plus tard, Foucault revient sur la « question
d'Iran » dans un long article qui figure à la une du Monde :
« Inutile de se soulever ? » Après y avoir réaffirmé que, à ses
yeux, « est toujours périlleux le pouvoir qu'un homme exerce
sur un autre » et que « au pouvoir, il faut toujours opposer
des lois infranchissables et des droits sans restrictions », il
réplique à ceux qui l'ont attaqué, en justifiant sa démarche et
en maintenant les principes qui l'ont guidée. L'article se
termine par une définition du rôle des intellectuels et de la
morale qui le fonde : « Les intellectuels, ces temps-ci, n'ont
pas très bonne “presse” : je crois pouvoir employer ce mot en
un sens assez précis. Ce n'est donc pas le moment de dire
qu'on n'est pas un intellectuel. Je ferais d'ailleurs sourire.
Intellectuel, je suis. Me demanderait-on comment je conçois
ce que je fais, je répondrais : si le stratège est l'homme qui
dit : “Qu'importe telle mort, tel cri, tel soulèvement par
rapport à la grande nécessité de l'ensemble et que m'importe
en revanche tel principe général dans la situation particulière
où nous sommes”, eh bien il m'est indifférent que le stratège
soit un politique, un historien, un révolutionnaire, un
partisan du shah ou de l'ayatollah ; ma morale théorique est
inverse. Elle est “antistratégique” : être respectueux quand
une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir
enfreint l'universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut
tout à la fois guetter, un peu au-dessous de l'histoire ce qui la
rompt et l'agite, et veiller un peu en arrière de la politique
sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout,
c'est mon travail : je ne suis ni le premier ni le seul à le faire.
Mais je l'ai choisi19. »

Michel Foucault s'efforcera par la suite d'aider Ahmad


Salamatian, qui est devenu en 1979 vice-ministre des Affaires
étrangères, mais qui doit fuir le pays en 1981, après avoir
passé quelques mois dans la clandestinité.
Quant à l'intervention politique et journalistique, Foucault
s'y refusera pendant une longue période, à de très rares
exceptions près. Serge July se souvient de lui avoir soumis
quelques propositions qu'il a toutes refusées : on ne
s'improvise pas journaliste, lui répond-il en substance, il faut
travailler plus, connaître mieux... Le long article que Foucault
écrit à ce moment-là sur L'Ère des ruptures de Jean Daniel n'est
pas seulement l'hommage rendu aux liens de l'amitié : il
résonne surtout comme la confession d'une vocation avortée,
comme l'aveu d'une admiration pour ceux qui maîtrisent un
métier qui consiste bien souvent à réviser des certitudes, sans
renoncer aux convictions, à opérer la conversion du jugement
tout en restant fidèle à soi-même. Hommage rendu à ceux qui
réalisent, au jour le jour, la leçon de Merleau-Ponty, qui
invitait à « ne jamais consentir à être tout à fait à l'aise avec
ses propres évidences ». Le titre de l'article : « Pour une
morale de l'inconfort »20.

Ajoutons un mot encore : à relire ces textes (en septembre


2010), pour la nouvelle édition de cette biographie, je suis
frappé, troublé même, par leur actualité : les passages que je
viens de citer semblent avoir été écrits il y a quelques
semaines et non voici plus de trente ans. Si on laisse de côté le
ton exalté qui anime cette série d'articles - mais l'on conçoit
que Foucault ait pu être ébahi par ce qu'il avait sous les yeux
-, il est évident que son interprétation de la révolution
iranienne comme la première insurrection d'ampleur contre
le système planétaire, son insistance sur le rôle politique que
l'Islam allait être appelé à jouer sur la scène internationale,
etc., traduisent une lucidité presque prémonitoire, au rebours
en tout cas de cette cécité qu'on lui a imputée. Et surtout, le
souci qu'il exprime à chaque instant, contre le rejet global du
monde musulman qui caractérisait souvent les attaques dont
son propos fut la cible, de penser la possibilité d'un Islam qui
puiserait dans son passé pour inventer un avenir ouvert, sur
ses traditions pour enclencher une dynamique novatrice, sur
ses règles pour protéger les droits des individus, paraît faire
écho aux questionnements qui sont les nôtres aujourd'hui (et
notamment ceux de nombre d'intellectuels dans les pays
musulmans). Sans doute Foucault s'est-il trompé en
imaginant que des processus qu'il estimait possibles - et
souhaitables - étaient déjà en train ou, en tout cas, sur le
point de se réaliser. Ce n'était pas le cas ! Et son excès
d'optimisme allait être cruellement démenti, et pour très
longtemps. Il n'en reste pas moins qu'un retour à ses
analyses, qui sont moins datées qu'il n'y paraît, pourrait
s'avérer fort utile : car ce à quoi il a tant voulu croire
correspond précisément à ce que nous aimerions voir se
dessiner désormais. Un retour à ses analyses qui serait un
retour critique, cela va de soi. À condition de ne pas oublier -
c'est ce qu'il demandait dans une de ses répliques à ses
accusateurs - que « la critique », comme l'enseigne Blanchot,
« commence par l'attention, la présence et la générosité »21.

*
Nombreux sont ceux qui pensent que Foucault a été
profondément atteint par les mises en cause et les sarcasmes
qui se déchaînèrent contre lui après cette « erreur » sur
l'Iran. Et qu'il eut bien du mal à surmonter cette nouvelle
épreuve personnelle qui s'ajoutait à la crise traversée après
l'accueil critique réservé à La Volonté de savoir. C'est
indéniable. Il poursuivit pourtant son travail. Certes, pas sous
la forme annoncée au dos du premier volume de son Histoire
de la sexualité. En fait, il bouleverse totalement son projet. La
série d'études thématiques qu'il avait prévue ne verra pas le
jour. Il s'est lancé dans une immense entreprise de
déchiffrement de la littérature des premiers temps du
christianisme. Et pour ce faire, il quitte son lieu de
prédilection : la Bibliothèque nationale. Le service y est
tellement dégradé qu'il ne peut plus supporter les attentes
interminables pour obtenir un livre, les obstacles et les
formalités qui se multiplient pour consulter le moindre
document... Il a trouvé un lieu d'accueil où il peut disposer de
tous les livres qui l'intéressent : la bibliothèque du Saulchoir,
rue de la Glacière, dans le 13e arrondissement. C'est la
bibliothèque des Dominicains de Paris, et elle est dirigée par
Michel Albaric, que Foucault avait connu en juin 1979, un soir
qu'ils dînaient ensemble chez l'écrivain Roger Stéphane, à qui
ce prêtre est lié. Quelques temps après, Foucault croise
Michel Albaric à la BN et se plaint des difficultés qu'il y
rencontre. « Venez donc au Saulchoir », lui dit le religieux. Le
« Saulchoir », c'est une toute petite salle de lecture, dont les
baies vitrées donnent sur une cour carrée. Foucault aime à s'y
installer, près de la fenêtre, et il y passe des journées entières.
Mais Foucault ne s'interroge pas seulement sur la matière
et le contenu des livres qu'il est en train d'écrire. Il se
préoccupe également de leur forme, de la manière dont ils
circulent et, plus généralement, de tout ce qui concerne les
transformations de l'édition des livres savants. À ce moment-
là, au début des années 1980, c'est même un de ses soucis
essentiels. Les raisons en sont multiples : il pense que la trop
grande diffusion des livres de recherche est néfaste à leur
bonne réception et entraîne une multitude
d'incompréhensions. Dès qu'un ouvrage dépasse le cercle de
ses destinataires réels, c'est-à-dire les chercheurs qui
connaissent les problèmes dont il traite et les traditions
théoriques auxquelles il se réfère, ce livre risque de se
trouver pris dans des « effets d'opinion » qui viennent
brouiller les « effets de savoir » qu'il cherchait à produire,
selon les expressions que Foucault se plaisait alors à
employer. Fuir les « effets d'opinion » et s'attacher aux seuls
« effets de savoir », telle semble être sa principale
préoccupation. Son mot d'ordre : le travail, le sérieux, le
travail sérieux. Il envisage un moment de publier désormais
chez Vrin, la très universitaire maison d'édition et librairie de
la place de la Sorbonne, spécialisée dans les thèses et les
ouvrages d'érudition.
Cette interrogation sur les problèmes de l'édition devient
plus aiguë et plus centrale lorsque Foucault rompt
brutalement ses liens avec Pierre Nora. Leurs rapports ont été
ceux d'une bonne entente cordiale, depuis la parution des
Mots et les choses en 1966. Mais Pierre Nora lance au début de
l'année 1980 une revue qui s'intitule Le Débat. Et Foucault
n'apprécie guère, c'est le moins qu'on puisse dire, l'éditorial
de Nora en tête du premier numéro, qui semble attaquer tous
les auteurs de ses propres collections, la « Bibliothèque des
sciences humaines » et la « Bibliothèque des histoires », aux
éditions Gallimard. Foucault lui-même se sent visé par
plusieurs passages de ce texte. De surcroît, Nora publie un
livre du secrétaire de rédaction de la revue, qui attaque
violemment Foucault22. C'est l'occasion d'une explication
assez brutale entre les deux hommes. L'éditeur implore au
téléphone, Foucault jubile de lui manifester son mépris et de
l'humilier. Foucault tient alors des propos très durs sur celui
qui avait été son éditeur pendant si longtemps, le qualifiant
de « traître » et expliquant ses comportements par le fait qu'il
n'était qu'un « historien par procuration » qui, au fond,
détestait les auteurs qu'il publiait et grâce auxquels il pouvait
« passer pour un historien ». Et il décide de donner ailleurs la
suite de V Histoire de la sexualité. Il prend contact avec plusieurs
éditeurs et, comme la nouvelle a très vite circulé, plusieurs
éditeurs prennent contact avec lui. Son choix se porte sur les
éditions du Seuil. L'accord est conclu avec François Wahl,
éditeur et ami de Barthes.
On le sait : les ouvrages de Foucault paraîtront tout de
même chez Gallimard. Que s'est-il passé ? Pourquoi ce
revirement de Foucault, alors que Le Seuil annonçait déjà la
parution des livres ? La raison en est assez simple : Claude
Gallimard a reçu Foucault et lui a rappelé que sa maison
d'édition avait aidé financièrement le film de René Allio,
adaptation de Moi, Pierre Rivière... (dans la version longue, non
commercialisée, duquel Foucault jouait le rôle d'un juge). En
échange Foucault s'était engagé à publier tous ses livres chez
Gallimard. Rien jusqu'ici n'avait pu faire fléchir Foucault. Sa
décision de quitter Gallimard était irrévocable. Il était lié par
un contrat ? « Qu'ils me fassent un procès », répétait-il à qui
voulait l'entendre. Mais cette fois, il se sent lié moralement :
il donnera donc ses livres à Pierre Nora, avec qui, cependant,
il ne se réconciliera jamais réellement. La fureur de Foucault,
une fois déclenchée, n'était pas de nature à s'apaiser
facilement. Il y avait de la « sagesse antique » chez Foucault,
c'est vrai, mais il y avait aussi de la passion et des ressources
de colère dignes des grandes tragédies grecques. C'est un des
traits permanents de son existence : Foucault s'est très
souvent brouillé avec des gens auxquels il était lié. Il
demandait une fidélité absolue dans l'amitié (ce devrait être
un pléonasme ! l'amitié n'est-elle pas fondée sur la fidélité et
sur la loyauté ?) et il ne pardonnait jamais ce qu'il considérait
comme des trahisons ou des traîtrises. La rupture avec Pierre
Nora (et les propos assassins que Foucault ne cessa de tenir
sur celui-ci en toute occasion) en fournit un des exemples les
plus significatifs dans les dernières années de sa vie. Mais
Nora est loin d'être le seul à avoir subi les effets des
légendaires orages foucaldiens. Il y a bien des noms qu'il ne
fallait pas prononcer devant Foucault.
Foucault fera donc paraître ses livres chez Gallimard, et il
lui arrivera même (parce que cela l'arrangeait) de collaborer
au Débat pour un entretien avec le secrétaire national de la
CFDT, Edmond Maire, en 1983. il y aura aussi le projet d'un
dialogue avec Robert Badinter. Pourtant, les contacts et les
discussions avec François Wahl aux éditions du Seuil ne
restent pas sans effet. Foucault souhaitait que ses nouveaux
livres soient le point de départ d'une collection qui rendrait
leur plein droit aux recherches rigoureuses, étouffées par la
situation de l'édition et de la circulation des idées. Cette
collection va naître. Elle porte un titre qui sonne comme une
proclamation : « Des travaux ». Elle est placée sous la
direction de François Wahl, Paul Veyne et Michel Foucault.
« L'édition française, expliquent-ils dans leur texte de
présentation (rédigé par Foucault), ne reflète pas,
actuellement, de façon adéquate le travail qui peut se faire
dans les universités et dans les différents lieux de recherche.
Elle ne reflète pas non plus ce qui, dans le même ordre, est
entrepris à l'étranger. Il y a à cela des raisons économiques -
coûts de production, coûts de traduction et donc prix de
vente des livres. Il y a aussi la place occupée par les livres
d'opinion et l'écho qu'ils peuvent rencontrer dans la presse.
Le but de cette collection n'est pas de prendre cette place. Il
n'est pas d'imposer des livres savants dans les circuits de la
grande consommation. Il est d'établir des relations entre
éléments homogènes : de ceux qui travaillent à ceux qui
travaillent. Il est bon que la lecture se généralise, mais il ne
faut pas que les différents modes d'édition soient confondus.
Trois ordres de textes seront publiés ici : des travaux de
longue haleine, devant lesquels les éditeurs souvent reculent ;
des travaux brefs qui scandent, en quelques dizaines de
pages, une recherche et lui permettent de se développer en
série ; des traductions d'ouvrages étrangers dont nous avons
besoin pour désenclaver la recherche en France23. »
Le premier titre est publié en février 1983. C'est un livre de
Paul Veyne, Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? À la fin du
volume, on trouve une liste d'ouvrages « à paraître dans la
même collection ». Deux ouvrages sont annoncés : La Reine et
le Graal de Charles Mêla et Le Gouvernement de soi et des autres,
de Michel Foucault24.
Tous ceux qui ont côtoyé Foucault au début des années
quatre-vingt se souviennent de l'avoir entendu parler de
manière presque obsessionnelle de ces problèmes. Il était
hanté par les conditions du travail intellectuel et par la
situation faite à la recherche. Il s'interrogeait beaucoup sur le
rôle des journaux dans la mise en circulation des idées, et
surtout sur la confusion généralisée des valeurs qu'ils
contribuaient à installer : « Je ne suis pas certain, déclare-t-il
dans une interview, que les conditions dans lesquelles se
déroulent actuellement les débats dans la théorie et la
politique soient très satisfaisantes. Je suis même sûr qu'elles
pourraient être meilleures et il serait important qu'elles le
soient. Car nous sommes à un moment où la vie et la vivacité
du débat théorique et politique sont plus que jamais
nécessaires. Car, contrairement à ce que l'on entend dire
fréquemment, j'ai l'impression que les mouvements qui se
produisent aujourd'hui en France dans un certain nombre de
domaines sont extrêmement intéressants. Il y a une vie, une
prolifération, une jeunesse tout à fait extraordinaires. C'est le
cas en littérature. C'est le cas aussi dans le domaine de la
recherche, que ce soit dans les sciences humaines ou dans la
philosophie. Toute cette génération qui a aujourd'hui entre
vingt et trente ans fait des choses remarquables, tant par le
sérieux, la qualité du travail que par sa nouveauté. Je crois
que nous sommes enfin débarrassés des gens qui n'avaient
que leur haine pour escalader leur avenir. Et il me paraît
nécessaire que les chercheurs un peu plus âgés que les autres
se préoccupent de ménager une place pour que tous ces
courants nouveaux puissent exister vraiment. » C'est
pourquoi, ajoute-t-il, « il faut débattre sur les conditions du
débat. C'est un fait : tout un travail sérieux qui s'accomplit
dans les universités rencontre les plus grandes difficultés
pour se faire éditer. Les éditeurs qui pouvaient assez
facilement publier, voici quelques années encore, des
ouvrages de recherche ne le peuvent plus aujourd'hui. C'est
assez grave. Parce que le devant des vitrines est occupé par
des livres hâtifs qui de mensonges en pataquès racontent à
peu près n'importe quoi sur l'histoire du monde depuis sa
fondation ou reconstituent des histoires plus récentes à coup
de slogans et de phrases toutes faites. C'est assurément l'une
des raisons pour lesquelles les vrais débats ne peuvent voir le
jour ». Michel Foucault déplore alors le dépérissement de la
« fonction critique » : « Les échanges, les discussions,
éventuellement le débat assez vif entre des idées différentes
n'ont plus de lieu pour s'exprimer. Songez aux revues. Elles
sont soit des revues de chapelles, soit les supports d'un
éclectisme fade. C'est la fonction même du travail critique qui
a été oubliée. Dans les années cinquante, avec Blanchot,
Barthes, la critique était un travail. Lire un livre, parler d'un
livre, c'était un exercice auquel on se livrait en quelque sorte
pour soi-même, pour son profit, pour se transformer soi-
même. Parler bien d'un livre qu'on n'aimait pas ou essayer de
parler avec suffisamment de distance d'un livre qu'on aimait
un peu trop, cet effort faisait que d'écriture à écriture, de
livre à livre, d'ouvrage à article, passait quelque chose. Ce que
Blanchot et Barthes ont introduit dans la pensée française des
années cinquante a été considérable. Or la critique a, semble-
t-il, oublié cette fonction pour se rabattre sur des fonctions
politico-judiciaires : dénoncer l'ennemi politique, juger et
condamner, ou bien juger et tresser des couronnes. Ce sont là
les fonctions les plus pauvres, les moins intéressantes qui
soient. Je ne blâme personne. Je sais trop que les réactions des
individus sont étroitement mêlées aux mécanismes des
institutions pour me permettre de dire : voilà qui est
responsable. Mais il est évident qu'il n'existe plus aujourd'hui
aucun type de publication pour assumer une véritable
fonction critique. »
Quels peuvent être les remèdes à cette situation
d'appauvrissement ? « Plusieurs choses sont liées, répond
Foucault, dans le même entretien. Il faudrait repenser ce que
peut être l'université, ou du moins cette partie de l'université
que je connais le mieux et où l'on fait des lettres, des sciences
humaines, de la philosophie, etc. Le travail qui y a été effectué
au cours des vingt dernières années est tout à fait
considérable. Il ne faut pas le laisser se stériliser.
Deuxièmement, il faut repenser la question des éditions
universitaires, des éditions de recherche et d'étude.
Troisièmement, il faut œuvrer à l'existence de lieux de
publication, de revues, de brochures, etc.25. » Et Foucault de
dénoncer au passage l'absurdité de la formation dispensée à
l'université et liée au système des concours. À la question de
savoir si ce qu'il propose ne participerait d'un « repli »
général sur l'université qui pouvait sembler caractériser la
situation intellectuelle française au début des années 1980
(une question qu'il se posait évidemment lui-même et à lui-
même avec une certaine acuité et une grande inquiétude, et
sur laquelle il revenait sans cesse dans les conversations
privées), il répond ici : « Je ne souscris pas au mot de repli. Je
crois que ce serait au contraire vivifier l'université et la
formation universitaire que de la mettre en communication
avec le travail réel. L'université est encore engluée dans des
exercices scolaires souvent ridicules ou désuets. Quand on
voit ce qu'est le travail d'un candidat à l'agrégation de
philosophie, c'est à pleurer. C'est du faux travail, absolument
étranger à ce que sera, à ce que devrait être la recherche. »
N'avait-il pas confié à Gérard Deledalle, au milieu des années
1960, que, pour écrire sérieusement, il lui avait fallu
« désapprendre l'agrégation26 » ? Aussi peut-il suggérer, dans
le cours de cet entretien, d'autres modalités de
l'apprentissage intellectuel : « Je connais un certain nombre
d'étudiants qui pourraient parfaitement se former réellement
à l'édition de textes, à l'édition commentée, à la traduction
d'ouvrages étrangers, à la présentation de travaux étrangers
ou même français... C'est-à-dire faire du travail qui pourrait
être utile à eux-mêmes et aux autres. Vous comprenez
pourquoi je considère que rapatrier une partie des activités
d'édition dans l'université, ou faire en sorte que l'université y
participe directement, ce serait plutôt une densification du
travail universitaire. » Et Foucault conclut sur cette
confidence : « Vous savez à quoi je rêve ? Ce serait créer une
maison d'édition de recherche. Je suis éperdument en quête
de ces possibilités de faire apparaître le travail dans son
mouvement, dans sa forme problématique. Un lieu où la
recherche pourrait se présenter dans son caractère
hypothétique et provisoire. »
Ce qui permet à Foucault de faire une mise au point sur ce
qu'il considère comme l'apport des années 1960 et 1970 dans
le domaine de la pensée, qui commençait à cette époque
d'être violemment remis en cause par les promoteurs de la
révolution conservatrice qui allait bientôt déferler, et dont
l'objectif proclamé était d'éradiquer tout ce qu'avait produit
l'effervescence théorique à laquelle « Mai 68 » servait
simplement d'appellation commode et de symbole.
« — En commençant cet entretien, vous avez parlé de débat
théorique et politique. Est-ce que vous pensez que les
conditions de l'un et de l'autre sont les mêmes ?
— Je vous répondrai que le paysage politique n'a été si
profondément renouvelé depuis vingt ans que parce qu'il y a
eu un travail intellectuel sur des problèmes qui
n'apparaissaient pas comme politiques et dont l'analyse a
montré à quel point ils étaient en connexion avec la politique.
Un des résultats les plus féconds de ce travail a été justement
que la fameuse catégorie du “politique” dont on nous avait
rebattu les oreilles à l'Université a été balayée. Ce n'est pas à
travers la définition du politique qu'ont pu être posés nombre
de problèmes qui étaient des problèmes à la fois d'existence,
d'institutions et de pensée. La mise en communication des
mouvements de pensée, de l'analyse des institutions et de la
problématisation de la vie quotidienne, personnelle,
individuelle, tout cela a permis que soit crevé l'écran que
formaient des catégories comme “la politique”, ou “le
politique”. C'est cette mise en communication qui donne de la
force au mouvement qui fait changer les idées, les institutions
et l'image que l'on a de soi-même et des autres. Si on code à
l'avance, si on détermine ce qu'est la politique, on stérilise et
la vie intellectuelle et le débat politique27»
7
Les rendez-vous manqués

La place de la Bastille est noire de monde. On y chante


L'Internationale, les drapeaux rouges sont déployés... Le
« peuple de gauche », selon une expression qui va faire florès,
fête bruyamment la victoire de son candidat à la présidence
de la République. François Mitterrand l'a emporté sur Valéry
Giscard d'Estaing. Michel Foucault n'avait pas voulu signer les
appels en faveur du candidat socialiste : « Il faut considérer
que les gens sont assez grands pour se décider tout seuls au
moment du vote, et pour se réjouir ensuite, s'il le faut1. » Et
justement, le 10 mai 1981, dans la douceur du printemps
parisien, il se promène avec quelques amis au milieu de la
foule joyeuse qui a déferlé dans les rues dès l'annonce de la
victoire. Quelques jours plus tard, considérant que
« maintenant le temps est venu de réagir à ce qui commence à
être fait2 », il apporte un soutien public et spectaculaire au
nouveau gouvernement dans une interview qui paraît dans
Libération : « Trois choses me frappent, déclare-t-il. Depuis
une bonne vingtaine d'années, une série de questions ont été
posées dans la société elle-même. Et ces questions longtemps
n'ont pas eu droit de cité dans la politique “sérieuse” et
institutionnelle. Les socialistes semblent avoir été les seuls à
saisir la réalité de ces problèmes, à y faire écho - ce qui n'a
sans doute pas été étranger à leur victoire. Deuxièmement,
par rapport à ces problèmes (je pense surtout à la justice ou à
la question des immigrés), les premières mesures ou les
premières déclarations sont absolument conformes à ce qu'on
pourrait appeler une “logique de gauche”. Celle pour laquelle
Mitterrand a été élu. Troisièmement, ce qui est le plus
remarquable, les mesures ne vont pas dans le sens de
l'opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la
question des immigrés, les choix ne suivent l'opinion la plus
3
courante . »
Mais, comme inspiré par une étonnante prescience de ce
qui allait se produire, il ajoutait : « Il me semble que cette
élection a été éprouvée par beaucoup comme une sorte
d'événement-victoire, c'est-à-dire une modification du
rapport entre gouvernants et gouvernés. Non pas que les
gouvernés ont pris la place des gouvernants. Après tout, il
s'est agi d'un déplacement dans la classe politique. On entre
dans un gouvernement de parti, avec les dangers que cela
comporte et cela, il ne faut jamais l'oublier. Mais ce qui est en
jeu à partir de cette modification, c'est de savoir s'il est
possible d'établir entre gouvernants et gouvernés un rapport
qui ne sera pas un rapport d'obéissance, mais un rapport dans
lequel le travail aura un rôle important. [...] Il faut sortir du
dilemme : ou on est pour, ou on est contre. Après tout, on
peut être en face et debout. Travailler avec un gouvernement
n'implique ni sujétion ni acceptation globale. On peut à la fois
travailler et être rétif. Je pense même que les deux choses
vont de pair4. »
Mais ce n'est pas ce « travail » en commun que le
gouvernement socialiste va proposer à Foucault. On lui offrira
certes des postes : conseiller culturel à New York, ou
administrateur général de la Bibliothèque nationale. Il semble
bien que dans le premier cas, ce soit lui qui ait décliné. Il
aurait sans doute accepté d'être ambassadeur, mais il
considérait que le statut de conseiller culturel n'était plus de
son âge et en tout cas ne correspondait pas à ce qu'il pouvait
espérer d'un gouvernement qui voulait l'honorer. En
revanche, il aurait très certainement accepté la direction de
la BN. Il évoquait déjà - en plaisantant, bien sûr, mais cela
prouve qu'il envisageait la chose comme possible - le superbe
appartement de fonction et le bureau impressionnant qui
auraient été mis à sa disposition. Mais c'est un proche de
François Mitterrand qui sera nommé. Et quand le poste sera
de nouveau disponible, deux ans après, il ne sera plus
question de désigner Foucault pour l'occuper. C'est son
collègue du Collège de France, André Miquel, qui sera choisi.
Pourquoi les rapports de Foucault et du gouvernement
socialiste se sont-ils si rapidement détériorés ? Parce que
Foucault, qui s'était un peu tenu à l'écart de la politique
depuis l'affaire iranienne, va faire une rentrée tonitruante
sur la scène pétitionnaire au moment du coup d'État en
Pologne. En manifestant avec éclat ce qu'il appelait sa
« rétivité » à l'égard du pouvoir, fût-il de gauche.
Le 13 décembre 1981, le monde entier apprend avec
stupeur que le rêve polonais est en train de s'écrouler et que
le général Jaruzelski vient de mettre un terme brutal à
plusieurs mois d'agitation et de développement du
mouvement syndical Solidarité. Les leaders de l'opposition
sont arrêtés et les chars patrouillent dans les rues des
grandes villes. La réaction du ministre français des Affaires
étrangères, le socialiste Claude Cheysson, choque violemment
tous ceux qui avaient regardé avec espoir l'instauration d'un
processus démocratique à Varsovie et à Gdansk. Il déclare en
effet qu'il s'agit là d'une affaire purement intérieure à la
Pologne et que le gouvernement français n'entend pas s'en
mêler.
Le lendemain matin, le téléphone sonne très tôt chez
Michel Foucault. Il est à peine huit heures. C'est Pierre
Bourdieu qui l'appelle. Pour lui proposer de réagir à cette
déclaration qu'il juge scandaleuse. Foucault est d'accord. Sans
la moindre hésitation. Et quelques instants plus tard, rue de
Vaugirard, le sociologue et le philosophe rédigent un appel de
protestation. Les deux hommes se connaissent relativement
bien. Ils se sont côtoyés rue d'Ulm, où Bourdieu est arrivé en
1951. Ils n'ont pas eu beaucoup de relations depuis, mais bien
des points les rapprochent. Comme par exemple la grande
estime qu'ils portent à Canguilhem, dont ils se disent tous
deux les disciples. Foucault vient d'ailleurs de contribuer à
l'élection de Bourdieu au Collège de France, au début de
l'année 1981. Et de ce moment date sans doute un
rapprochement entre les deux penseurs, que leurs carrières
et leurs centres d'intérêt avaient tenus éloignés l'un de
l'autre. C'est sans doute la première fois qu'ils se lancent
ensemble dans une action. En effet, Bourdieu est resté plutôt
en retrait des mouvements de l'après-mai 68. Il n'a pas été
militant et a toujours gardé ses distances avec les groupes
gauchistes des années soixante et soixante-dix, comme il
l'avait fait, dans les années cinquante, avec le Parti
communiste, auquel, à la différence de bien d'autres, il n'a
jamais adhéré. En tout cas, en ce matin du 14 décembre,
Foucault et Bourdieu sont tout de suite sur la même longueur
d'onde. Le texte de leur appel est très rapidement mis au
point, et la tonalité en est assez violente. Foucault est
également conquis par la suggestion de Bourdieu : prendre
contact avec la CFDT, avec l'idée, bien sûr, de développer
entre un syndicat ouvrier et des intellectuels des liens
comparables à ceux qui ont existé en Pologne entre
Solidamosc et les milieux culturels et universitaires.
Mais il faut encore rassembler quelques signatures au bas
du texte qu'ils viennent de rédiger, et ensuite le faire publier.
L'affaire est rondement menée et quelques heures plus tard,
l'appel est transmis à Libération et à l'AFP, appuyé par
plusieurs noms qui représentent des symboles pour la gauche
française : Marguerite Duras, connue comme une proche de
François Mitterrand, le metteur en scène Patrice Chéreau,
Simone Signoret et Yves Montand, chez qui déjeunaient ce
jour-là le cinéaste Claude Sautet et l'écrivain Jorge Semprun,
qui signent d'un même élan. Gilles Deleuze, contacté, préfère
s'abstenir, car il ne veut pas mettre dans l'embarras un
gouvernement socialiste qui vient tout juste de s'installer5.
L'appel paraît donc dans Libération le 15 décembre, sous le
titre « Les rendez-vous manqués » : « Il ne faut pas que le
gouvernement français, comme Moscou et Washington, fasse
croire que l'instauration d'une dictature militaire en Pologne
est une affaire intérieure qui laissera aux Polonais la faculté
de décider eux-mêmes de leur destin. C'est une affirmation
immorale et mensongère [...]. En 1936, un gouvernement
socialiste s'est trouvé confronté à un putsch militaire en
Espagne ; en 1956, un gouvernement socialiste s'est trouvé
confronté à la répression en Hongrie. En 1981, un
gouvernement socialiste est confronté au coup de Varsovie.
Nous ne voulons pas que son attitude soit celle de ses
prédécesseurs. Nous lui rappelons qu'il a promis de faire
valoir contre les obligations de la Realpolitik les obligations
de la morale internationale. » Suit la liste des premiers
signataires, assez brève, mais très prestigieuse : « Pierre
Bourdieu, professeur au Collège de France ; Patrice Chéreau,
metteur en scène ; Marguerite Duras, écrivain ; Bernard
Kouchner, Médecins du Monde ; Michel Foucault, professeur
au Collège de France ; Claude Mauriac, écrivain ; Yves
Montand, acteur ; Claude Sautet, réalisateur ; Jorge Semprun,
écrivain ; Simone Signoret, actrice6. »
Dans le numéro de Libération du 15 décembre, cet appel est
quelque peu relégué au bas d'un coin de page. On ne peut pas
dire que la direction du journal ait voulu le mettre en
évidence. Personne, d'ailleurs, pas même les signataires, ne
pouvait s'attendre à l'énorme retentissement que ces
quelques lignes suivies de quelques noms allaient rencontrer.
Pourtant, le journaliste Ivan Levai, qui officie le matin sur
Europe 1, à une heure de très grande écoute, invite aussitôt
Michel Foucault et Yves Montand à venir expliquer leur
démarche, le 16 décembre. Le lendemain, Libération publie à
nouveau le texte de la protestation, accompagné de nouvelles
signatures : le comédien Guy Bedos, le sculpteur Ypoustéguy,
le cinéaste Jean-Louis Comolli, l'historien Pierre Vidal-
Naquet... Avec une adresse : celle de la sociologue Jeaninne
Verdès-Leroux, une élève de Pierre Bourdieu, à laquelle
peuvent être envoyées les signatures et les soutiens. C'est un
véritable déluge. En quelques jours, plusieurs centaines de
lettres arrivent. Libération, qui avait annoncé que les
nouvelles listes de signataires seraient publiées chaque jour,
doit très vite y renoncer, tant est impressionnant le courrier
qui afflue. Des noms connus du monde artistique et
universitaire : Claude Roy et Loleh Bellon, Suzanne Flon, René
Allio, Georges Canguilhem, Jean Bollack, Paul Veyne... Et des
dizaines de chercheurs, d'étudiants, de lycéens, de
syndicalistes qui envoient des pages entières de paraphes,
récoltés dans les amphis, les classes, les labos, les bureaux...
Souvent des lettres accompagnent les signatures : elles vont
du simple témoignage de sympathie à l'offre de service pour
d'éventuelles initiatives. L'écho de cette pétition est d'autant
plus sensible qu'elle semble l'expression directe du courant
de sympathie qui a fait descendre cinquante mille personnes
dans les rues de Paris pour protester contre le coup d'État
polonais, manifestation au cours de laquelle les dirigeants
socialistes ont été hués et sifflés, accueillis par les cris
« Chacun chez soi, merci Cheysson ». Une mobilisation
considérable va en effet se développer en France autour des
événements de Pologne, et l'ensemble de la presse y consacre
chaque jour de très nombreuses pages. Les ventes de
Libération, qui se fait le porte-parole de tout ce mouvement,
s'envolent littéralement et le quotidien publiera même un
numéro spécial pour réunir les articles et commentaires
parus au jour le jour.
La réaction du Parti socialiste et du gouvernement va être à
la mesure de l'accueil reçu par ce manifeste d'indignation
rédigé à la hâte par Foucault et Bourdieu. Lionel Jospin, alors
premier secrétaire du Parti, s'en prend très violemment à
Yves Montand lors d'une émission de radio, pour rappeler
qu'en 1956 le chanteur-acteur avait effectué une tournée en
URSS. Yves Montand réplique le lendemain dans une lettre
publique : « C'est parce que je suis allé en 1956 en URSS qu'on
ne m'a plus jamais fait avaler des mots comme “contre-
révolution” ou “non-ingérence dans les affaires des partis
frères” ou “il n'y a rien à faire”7. »Jack Lang, le ministre de la
Culture, n'est pas le dernier à monter au créneau pour
organiser la contre-attaque. « Quels clowns, quelle
malhonnêteté », s'étrangle-t-il d'indignation contre les
signataires de la pétition dans Les Nouvelles littéraires8, avant
d'agresser, dans une interview qui paraît dans Le Matin, ce
groupe d'intellectuels qui a fait preuve, à ses yeux, d'« une
inconséquence typiquement structuraliste » (on voit que, en
politique, le ridicule ne tue pas !). Et il ajoute : « On est obligé
de constater que les signataires veulent d'abord disloquer la
majorité politique française avant de porter secours au
peuple polonais9. » Il est vrai que 1'« union de la gauche » est
au bord de l'implosion et que la droite réclame à cor et à cri la
démission des ministres communistes du gouvernement. Mais
le ton outrancièrement polémique adopté par Jack Lang
surprend tous les observateurs. En fait, la virulence de ses
propos s'explique assez bien par l'atmosphère qui règne en
France à l'époque, après l'élection de François Mitterrand à la
présidence de la République. Jack Lang s'est considéré comme
le ministre des intellectuels, comptable de leurs faits et
gestes, et surtout, il a cru un peu rapidement que tous ceux
qui étaient acquis à la gauche allaient chanter à l'unisson les
louanges de ce nouveau pouvoir qui venait de balayer la
droite et d'abolir 1'« ancien régime » selon la rhétorique qu'il
s'efforça de mettre en circulation à ce moment-là. Le ministre
de la Culture décrivait volontiers l'arrivée de la gauche au
pouvoir comme le passage des « ténèbres » à la « lumière ».
Dans ce contexte, une pétition de personnalités de gauche,
adressée à un pouvoir que, à ses yeux, elles auraient dû
considérer comme étant le leur, cela lui semble inadmissible,
impensable, impossible. Et, pourtant, c'est bien ce qui vient
de se produire. Il va donc mettre en œuvre tous les moyens
dont il dispose pour organiser un « contre-feu », comme le dit
une de ses anciennes collaboratrices, et montrer que les
intellectuels sont massivement rangés derrière lui et le
président qu'il vénère et que tous devraient, comme lui,
vénérer. Ce sera d'abord une autre pétition qui paraît - sous
forme de publicité, payée avec de l'argent fourni par le
ministère - sur une demi-page du Monde. Elle a été rédigée
par un proche de Jack Lang, l'écrivain Jean-Pierre Faye, qui
s'est chargé de réunir des signatures autour d'un texte qui
dénonce la répression en Pologne tout en soutenant de
manière appuyée l'action de François Mitterrand. Cet appel
reçoit l'approbation d'un grand nombre de personnalités, la
plupart ignorant d'ailleurs dans quelle stratégie s'inscrit le
texte qu'on leur demande de signer. Il y a là François Jacob et
Jean Lacouture, Alfred Kastler et Vladimir Jankélévitch,
Antoine Vitez... Il y a aussi Pierre Vidal-Naquet, qui
démentira avoir donné son accord. Et Gilles Deleuze... Puis
Jack Lang et Jean-Pierre Faye organisent également une vaste
manifestation de soutien au peuple polonais à l'Opéra de
Paris, le 22 décembre, où se pressent deux mille invités.
Michel Foucault, Simone Signoret, Yves Montand, Patrice
Chéreau décident de s'y rendre et ils se donnent rendez-vous
dans un café tout proche pour arriver en groupe. Foucault,
contrairement aux autres, n'a pas reçu de carton d'invitation.
« C'est en vain, raconte Claude Mauriac, que Costa-Gavras et
moi lui avions proposé de lui donner l'une de nos invitations.
Il s'était récrié, jamais de la vie, il n'en était pas question, si
on exigeait de lui ce carton et si on lui refusait l'entrée, il s'en
irait aussitôt (et nous partirions avec lui, disions-nous,
Simone Signoret, Costa-Gavras, Chéreau, moi) et il
téléphonerait. Où ? mais à Libération, on imagine le scandale, à
aucun prix il ne raterait ça. Il en jubilait d'avance, alors que
nous, nous étions bien décidés à nous solidariser avec lui sans
être très sûrs, bien au contraire, que ce serait opportun10. »
Mais il n'y eut aucun incident. Foucault n'eut aucun problème
pour entrer à l'Opéra.

Pendant ce temps, la polémique continue : Pierre Bourdieu,


au nom des protestataires, renvoie sèchement Jack Lang et
Lionel Jospin dans les cordes. Il revendique l'indépendance
des intellectuels à l'égard de tous les pouvoirs, avant de
plaider pour un retour à « la tradition libertaire de
la gauche » étouffée par la gauche des appareils politiques et
des apparatchicksn. Après de tels échanges d'amabilités, la
rupture est consommée entre le gouvernement socialiste et
quelques-uns des plus éminents représentants de la culture
française. Pourtant, malgré les apparences et la virulence de
leur réaction, les socialistes n'avaient pas été sourds aux
protestations : lorsque Michel Foucault et Yves Montand
étaient intervenus à la radio, un motard de l'Élysée était venu
chercher la cassette de l'émission. Et de fait, aussi bien Lionel
Jospin que Jack Lang, tout en répliquant agressivement aux
signataires, se sont efforcés de rectifier très vite le tir,
refusant d'assumer les déclarations de Claude Cheysson et
insistant sur le fait qu'elles n'engageaient que leur auteur et
non pas tous les socialistes.
Mais le mal était fait et Michel Foucault n'oubliera pas de
sitôt cet épisode. Il ne voudra jamais se réconcilier avec le
Parti socialiste et son gouvernement, malgré les multiples
tentatives de ces derniers. Jack Lang l'invitera-t-il à venir
s'expliquer avec lui dans son bureau ? Michel Foucault se
déplacera et ressortira en disant à ses amis : « Je l'ai traité
d'imbécile. » La conversation fut sans doute moins brutale (il
lui a dit : « Vous vous êtes comporté comme un imbécile »),
mais une chose est sûre : les ponts vont être presque
totalement rompus, même si Foucault assiste en
septembre 1982 à un déjeuner organisé par François
Miterrand, avec Simone de Beauvoir, Pierre Vidal-Naquet et
Jean Daniel. Un déjeuner auquel il n'a « pas réussi à
échapper » comme il le confie à ses proches. Foucault n'aura
pour ainsi dire plus d'autres relations avec les socialistes. À
quelques exceptions notables près, on va le voir. Foucault
décide aussi de ne plus jamais lire Le Monde, dont le directeur,
Jacques Fauvet, a critiqué les intellectuels qui « ont tant de
mal à assumer le 10 mai ». Il ne rate pas une occasion de
rappeler qu'il ne lit plus ce journal et invite ses amis et ses
étudiants à en faire autant.
Finalement, cette « pétition », qui aurait pu n'être qu'une
simple péripétie, va devenir un fait politique de toute
première importance. Pour les socialistes d'abord. Pour
Michel Foucault, ensuite. Car l'idée de Pierre Bourdieu a suivi
son chemin et le rapprochement avec la CFDT a été opéré
sans tarder. Le jour même où se rassemblaient les signatures
pour l'appel des « rendez-vous manqués », Bourdieu, bien
décidé à ne pas rater ce rendez-vous-là, avait téléphoné aux
collaborateurs d'Edmond Maire. Le secrétaire général du
syndicat fait allusion à ces premières conversations dans un
entretien paru dans Libération le 15 décembre, c'est-à-dire
dans le même numéro que celui où figure la protestation de
« Foucault-Bourdieu », selon l'autre appellation de cette
pétition qui fit tant de bruit : « Nous avons eu ce matin
contact avec un certain nombre d'intellectuels qui n'avaient
pas de rapports particuliers avec la CFDT jusqu'ici. Ils
souhaitent que se manifeste en France le lien ouvriers-
intellectuels qui a été une des trames et une des forces de
Solidarité12. » Une première rencontre est organisée, le
16 décembre à dix-huit heures, dans les locaux de la CFDT,
rue Cadet, dans le 9e arrondissement de Paris, Plusieurs
dirigeants de la centrale syndicale y assistent, parmi lesquels
Edmond Maire, qui ne restera pas très longtemps : il doit être
reçu quelques instants plus tard par le Premier ministre. Sont
présents Michel Foucault, Pierre Bourdieu et le
mathématicien Henri Cartan, ainsi que des universitaires
proches de la CFDT, Alain Touraine, Jacques Julliard, Pierre
Rosanvallon... Bourdieu insiste sur la nécessité de mettre en
place une liaison permanente entre le syndicat et le groupe
des intellectuels rassemblés pour l'occasion, afin de pouvoir
réagir rapidement en cas d'urgence. Foucault insiste pour sa
part sur la création d'un centre d'information ou d'une
agence de presse qui serait chargée de réunir, filtrer,
rediffuser les informations de toute nature, politique,
judiciaire, etc., sur la situation en Pologne.
Une autre réunion se tiendra le lendemain au cours de
laquelle sera rédigé un texte commun, destiné à être rendu
public quelques jours plus tard. Et le 22 décembre, c'est au
siège principal du syndicat, square Montholon, toujours dans
le 9e arrondissement, que se tient le rassemblement. Car il ne
s'agit plus simplement d'une réunion en comité restreint.
Une centaine de personnes se trouvent dans la salle. À la
tribune, côte à côte : Edmond Maire, Pierre Bourdieu, Michel
Foucault, Jacques Chérèque... C'est le mathématicien Laurent
Schwartz qui lit la motion rédigée quelques jours auparavant :
« Il ne suffit pas de condamner le coup de force... Il faut
s'associer au combat du peuple polonais. » Puis est annoncée
l'opération « badges » : des petits rectangles blancs frappés
en lettres rouges du sigle de Solidamosc vont bientôt fleurir
sur les revers des vestes et des manteaux. Foucault portera le
sien pendant plusieurs mois. Il va prendre la parole
longuement au cours de cette matinée : « Nous avons à
travailler dans le long terme et d'une manière continue. Le
premier problème est celui de l'information. Il ne faut pas
que la voix de Solidamosc soit étouffée. Il faut donc attacher
beaucoup d'importance à l'initiative qui consiste à mettre à la
disposition de Solidarité une agence de presse qui pourrait
donner tous les jours un bulletin d'information. » Il propose
également l'envoi d'une mission de juristes et médecins en
Pologne et évoque les projets de l'organisation Médecins du
Monde et ses opérations « Varsovivre ».
Cette manifestation dans les locaux de la CFDT sera suivie
par une série de réunions qui se tiendront à la faculté de
Jussieu et qui déboucheront sur une « journée d'étude » sur la
Pologne, le 20 février, avec pour thème central : « faire le
point sur les rapports Est-Ouest ». Michel Foucault assiste
avec une belle assiduité aux séances de préparation puis à la
journée elle-même qui rassemblera plusieurs centaines de
personnes.
Mais quelques-uns des participants aux groupes de
réflexion vont pourtant s'interroger sur la nature de leurs
rapports avec la CFDT, parfois les mettre sérieusement en
question (le syndicat, ont-ils remarqué, a un peu trop
tendance à se comporter comme n'importe quelle autre
organisation ou n'importe quel parti, c'est-à-dire à tenter
d'instrumentaliser ceux avec qui il mène des actions, réduits
au rôle de soutiens aux stratégies qu'il élabore pour son
propre compte). Le malaise éclate brutalement peu avant la
journée d'étude : « On ne veut pas devenir des compagnons
de route de la CFDT », déclarent-ils ; « vous êtes là en tant
qu'organisation, disent-ils aux représentants du syndicat,
nous sommes là en tant qu'individus, nous allons être
satellisés ». Michel Foucault s'emploie à calmer les esprits, et
il conclut l'échange assez vif qui a éclaté, par ces paroles
conciliatrices : « Il ne s'agit pas de devenir des compagnons
de route. Il ne s'agit pas de marcher à côté, mais de travailler
avec. » Formule qui définit très bien l'optique dans laquelle il
a voulu mener cette action. Il finira malgré tout par
abandonner les réunions de Jussieu, un peu fatigué de leur
aspect « folklorique », et surtout de leur totale absence
d'efficacité et d'utilité. Bourdieu, pour les mêmes raisons, a
décroché depuis longtemps. D'ailleurs, le mouvement ne
survivra pas très longtemps à leur départ feutré.
Pendant plusieurs mois, Foucault continuera néanmoins de
participer au comité de Solidamosc, mis en place par les
Polonais de Paris. Son responsable, Seweryn Blumsztajn, a fait
le portrait de ce philosophe « qui, avec un dévouement
exceptionnel, consacrait des heures entières à nous aider
dans les tâches les plus bureaucratiques et les plus
répétitives. On pouvait toujours compter sur lui. J'avais
l'impression de l'obliger à gaspiller un temps précieux. Il
était, par exemple, membre de notre commission de contrôle
financier. Je me souviens de ses longs comptes rendus bourrés
de chiffres. Je ne pouvais me défendre de l'idée qu'il avait
mieux à faire13. » Mieux à faire ? En tout cas, Foucault prend
très au sérieux son engagement en faveur des Polonais et ne
ménage pas sa peine. En septembre 1982, par exemple, il
partira avec Simone Signoret pour accompagner Bernard
Kouchner dans la dernière mission « Varsovivre » organisée
par l'association Médecins du Monde. Deux autres médecins
sont du voyage : Jean-Pierre Maubert et Jacques Lebas. « Nous
conduisions chacun à notre tour, nous chantions, nous riions
aux anges et faisions des bilans personnels », racontera
Bernard Kouchner. Un parcours de trois mille kilomètres !
Pour apporter aux Polonais des médicaments dont ils
« n'avaient pas vraiment besoin ». Mais ces convois étaient
« le seul moyen de ne pas abandonner ceux qui portaient
l'espoir de cette grande moitié de l'Europe encagée »14. Ils
transportaient également, mais d'une manière plus discrète,
du matériel d'impression.
À Varsovie, ils rencontrent des militants, des intellectuels,
des étudiants... « Nous restâmes longuement plantés devant
les croix de fleurs et les bougies de Solidamosc à la porte des
églises, continue Kouchner. Puis, comme nous passions
devant les bâtiments condamnés de l'hôtel Bristol, Michel
nous indiqua une fenêtre murée de planches. C'était une
chambre où, à la lumière d'une bougie, délégué culturel de la
France, il avait écrit ['Histoire de la folie à l’âge classique. » Le
petit groupe forme le projet de rendre visite à Lech Walesa
dans sa prison. Mais l'autorisation ne leur sera pas accordée.
Moment d'émotion intense pendant ce bref séjour : la visite à
Auschwitz. « Nous nous isolâmes pour descendre, raconte
Bernard Kouchner, pour attendre chacun son tour un
moment, un petit instant si long, que le four crématoire, là,
devant nous, devienne une évidence dans sa simplicité
thermique15. » À son retour de Pologne, Foucault expliquera
les raisons de ce voyage qu'il vient d'accomplir : « Les
Polonais ont besoin qu'on leur parle, qu'on y aille. J'y suis allé
pour cela. Mais aussi, au retour, pour parler de la Pologne. Il
n'y a pas à l'heure actuelle de débat en France sur la Pologne,
sur l'aide qu'on lui apporte et sur le financement de ses
dettes. Le problème permanent de la Pologne pose le
problème de l'Europe du bloc soviétique, du partage de
l'Europe. Or, hormis lors de brèves périodes - celles des
invasions ou des coups d'État - on n'en parle pas [...]. “Non
seulement vous nous lâchez, disent les Polonais, mais vous
vous lâchez vous-mêmes”, comme si en les lâchant, nous
renoncions à une part de nous-mêmes16. »
Cette action menée pour la Pologne sera la dernière
manifestation politique de Michel Foucault. Elle l'a conduit
sur les traces de son propre passé, dans cette ville de Varsovie
où il avait vécu et travaillé vingt-cinq ans plus tôt, dans ce
pays qu'il avait dû quitter précipitamment, et où il est revenu
pour rendre une fois de plus un hommage à ce qu'il avait
appelé, dans la préface de Folie et déraison, « le grand soleil
têtu de la liberté polonaise ».
Foucault conservera des liens avec la CFDT et avec Edmond
Maire. Il publiera notamment avec ce dernier un long
dialogue, intitulé d'ailleurs « La Pologne, et après ? », une
réflexion commune sur le syndicalisme, les mouvements
populaires, la politique, la gauche et son histoire... « Le
problème était donc la Pologne, dit Foucault au début de cet
entretien. Ce qui se passait là-bas donnait l'exemple d'un
mouvement qui était de part en part un mouvement syndical,
mais dont tous les aspects, toutes les actions, tous les effets
avaient les dimensions politiques ; ce qui se passait là-bas
posait (posait à nouveau, mais pour la première fois depuis
bien longtemps) le problème de l'Europe ; et c'était en même
temps, ici, un test pour savoir ce que pouvait être le poids de
la présence communiste au gouvernement. La rencontre avec
la CFDT s'est faite à ce point, tout naturellement ; vous le
savez bien. Nous ne nous sommes pas “cherchés” ; l'“alliance”
avec une poignée d'intellectuels était sans valeur stratégique
pour vous ; et le poids d'un syndicat d'un million d'adhérents
n'était pas forcément rassurant pour nous. Nous nous
sommes retrouvés en ce même point, surpris seulement que
ce ne soit pas arrivé plus tôt : depuis le temps que certains
intellectuels se coltinaient avec ce genre de problèmes,
depuis le temps que la CFDT était un des lieux où la réflexion
politique, économique et sociale était la plus active17... »
Il ne faut pas cacher ici que Pierre Bourdieu sera quelque
peu irrité par ce dialogue paru dans cette revue où il venait
d'être insulté, et par la manière dont Foucault lui semblera
avoir cherché à tirer un profit symbolique personnel de ce qui
avait été au départ une initiative collective (ou plus
exactement une initiative que lui, Bourdieu, avait prise et
qu'il avait souhaitée collective). En fait, j'ai eu l'impression,
tout au long de cet épisode, que chacun jouait ses propres
cartes : la stratégie de Bourdieu, qui jouissait alors d'une
célébrité moins grande que celle de Foucault, consistant à
tenter d'allier systématiquement leurs deux noms (« Foucault
et Bourdieu » ou « Bourdieu et Foucault ») pour apparaître
comme son égal, et celle de Foucault à casser cette association
des deux noms, soit pour la dissoudre dans un ensemble plus
large (un « groupe d'intellectuels », sans autre précision) soit
pour se muer en l'interlocuteur unique du dirigeant
syndicaliste. « Il joue son jeu personnel au lieu de jouer
collectif » me dira Bourdieu à plusieurs reprises. Ce qui
n'était sans doute pas faux. Mais Bourdieu, de son côté, jouait
peut-être « collectif » à des fins d'intérêt « personnel ». En
tout cas, je me souviens qu'ils se méfiaient l'un de l'autre et
s'épiaient en permanence. Ce qui, d'ailleurs, ne les empêchait
pas d'évoquer des projets communs.

En tout cas, ce « travail avec » qui n'a pas eu lieu avec la


gauche institutionnelle, Foucault va essayer de le mener avec
la CFDT. Ce qui débouchera par exemple sur sa participation
au volume collectif édité par le syndicat sur les problèmes de
la Sécurité sociale18. La CFDT se souviendra de cette
collaboration et rendra hommage au philosophe peu après sa
mort, en organisant une exposition et en publiant un volume
dans lequel on retrouvera des articles d'Edmond Maire,
Bernard Kouchner, Pierre Bourdieu19...
Autre retombée de cette ferveur militante, Foucault
envisage pendant l'été 1983 d'écrire un petit livre sur -
contre - les socialistes. Il a été stupéfait et agacé par tout le
tapage orchestré pendant les mois de juillet et d'août sur le
thème du « silence des intellectuels de gauche ». Un vaste
débat s'est en effet organisé dans les colonnes du Monde sur la
disparition des signataires de pétition de gauche. Le point de
départ a été un article de Max Gallo, journaliste et écrivain (il
était de gauche à l'époque, avant de se rallier à la droite
souverainiste dans les années 2000) devenu porte-parole du
gouvernement socialiste. Un article très pondéré d'ailleurs, et
qui ressemble fort à une offre de réconciliation. À ceux qui se
demandent où sont les Gide, les Malraux, les Alain, les
Langevin d'hier, à ceux qui scrutent les estrades de meetings
pour y compter le nombre d'intellectuels présents, Max Gallo
répond par une tentative d'analyse : « Mai-juin 81, dont le
lien avec mai 68 est pourtant évident, peut apparaître comme
une victoire de la gauche à laquelle les intellectuels en tant
que groupe emblématique ont relativement peu participé, au
moins activement. De là les difficultés qui ont pu apparaître
entre ce groupe des intellectuels et le nouveau pouvoir.
Incompréhensions réciproques, frustrations et appels des
institutions aux créateurs qui s'étaient formellement engagés
dans le soutien politique et qui n'étaient pas toujours les plus
“avancés” en ce qui concerne leurs travaux. De là, le
sentiment de nombreux intellectuels d'avoir été oubliés ou
méconnus, ou appelés simplement à célébrer et à louanger.
Cette situation est lourde de conséquences. » Et il termine par
cette phrase qui semble donner raison aux intellectuels - et
tout particulièrement à Bourdieu et Foucault - que le Parti
socialiste attaquait avec tant de véhémence un an et demi
auparavant : « Ce n'est pas de grands noms sur les tribunes de
l'engagement politique que le pays a d'abord besoin, mais
d'implications concrètes dans la réflexion, en toute
indépendance, en toute vérité20. » Une longue série d'articles
- sollicités par Le Monde, qui a envoyé une lettre-
questionnaire à des dizaines de personnes - et une longue
controverse vont suivre cette prise de position. Mais ni
Bourdieu, ni Foucault, n'y participeront. Au rédacteur en chef
qui lui a écrit, Bourdieu a répondu à la main, sur une petite
carte, d'une simple phrase, bien dans sa manière : « Le silence
des intellectuels fait beaucoup parler, et surtout ceux qui
feraient mieux de se taire. » Foucault, lui, ne dit rien. Il
ironise en privé : « Quand j'ai voulu parler, en décembre 1981,
on m'a dit de me taire. Quand je me tais, on s'étonne de mon
silence. Ce qui signifie une seule chose : ils ne m'accordent le
droit à la parole que si je suis d'accord avec eux. » Plus
sérieusement, il met en avant son travail avec la CFDT :
« Pendant qu'on s'interroge sur le silence des intellectuels,
moi je réfléchis avec des syndicalistes sur la Sécurité
sociale. » Mais au fond, il n'apprécie guère ce qu'il interprète
comme une véritable injonction : un rappel à l'ordre
médiatique (un thème tel que celui du « silence des
intellectuels » étant évidemment de nature à ravir les
directeurs de journaux qui y voient matière au genre de
« débats » et de « dossiers » qu'ils affectionnent) et un rappel
à l'ordre politique, dans lequel il décèle l'expression d'un
« pétainisme larvé », selon une formule qu'il emploiera à
maintes reprises (« Mitterrand, c'est Pétain », dit-il à qui veut
l'entendre). Il s'exprimera quelque temps après sur cette
controverse, dans une de ses dernières interviews, publiée un
mois avant sa mort : « Quand nous vous pressions de changer
de discours, vous nous avez condamnés au nom de vos
slogans les plus usagés. Et maintenant que vous changez de
front, sous la pression d'un réel que vous n'avez pas été
capables d'apercevoir, vous nous demandez de vous fournir,
non la pensée qui vous permettrait de l'affronter, mais le
discours qui masquerait votre changement. Le mal ne vient
pas, comme on l'a dit, du fait que les intellectuels ont cessé
d'être marxistes au moment où les communistes arrivaient au
pouvoir, il tient au fait que les scrupules de votre alliance
vous ont empêchés, en temps utile, de faire avec les
intellectuels le travail de pensée qui vous aurait rendus
capables de gouverner. De gouverner autrement qu'avec vos
mots d'ordre vieillis et les techniques mal rajeunies des
autres . »
C'est donc sur ce thème du « gouverner autrement » que
Foucault avait envisagé, à la fin de l'été 1983, comme réplique
aux propos concernant son silence, mais en choisissant lui-
même les modalités et le moment de sa réponse, de publier
un petit opuscule (sous la forme d'un livre d'entretien que
j'aurais réalisé avec lui), dans lequel il souhaitait analyser les
raisons profondes des échecs successifs des gouvernements
de gauche en France. Ce qui manquait aux socialistes, c'était
précisément 1'« art de gouverner », pensait-il, et il voulait le
montrer en remontant dans le temps de l'histoire. Il s'était
mis à lire ou à relire les textes de Jaurès, de Blum. Il avait
même trouvé le titre (en tout cas le titre provisoire) de
l'ouvrage : La Tête des socialistes (« C'est peut-être un peu
vulgaire, non ? me demanda-t-il. On verra si on le conserve ou
si on en trouve un autre, meilleur »). Car c'était bien
l'exploration des structures mentales des hommes de parti
qu'il entendait mener à bien. D'autant plus qu'il était
exaspéré, d'un point de vue plus général, par toutes les
analyses sommaires qui avaient fleuri ici et là, dans les années
précédentes, sur le phénomène totalitaire. Il disait : « Cette
notion de “totalitarisme”, ce n'est pas un concept pertinent.
Avec un instrument aussi grossier, on ne peut rien
comprendre. Ce qu'il faut étudier, ce sont les partis, la
fonction-parti. » Les partis lui semblaient être, en effet, une
des inventions les plus néfastes du xixe siècle, et en tout cas
une des institutions les plus dangereuses de la vie politique.
Ce petit livre devait paraître aux éditions Paul Otchakovsky-
Laurens (l'éditeur lui avait même envoyé un documentaliste
pour l'aider dans ses recherches en bibliothèque). Mais, au
bout de quelques séances de travail, Foucault préféra
renoncer à ce projet. Il s'était aperçu qu'il n'était pas possible
d'aborder un sujet si complexe et si brûlant, et sur lequel tant
de volumes avaient déjà été écrits, sans y consacrer plusieurs
années. D'autres tâches l'attendaient. Plus essentielles.
L’Histoire de la sexualité était à nouveau sur la bonne voie et il
ne désespérait pas d'y mettre le point final dans les mois qui
allaient suivre.

*
Avec Bernard Kouchner et quelques autres, tels André
Glucksmann, Pierre Blanchet, Claire Brière, Michelle
Beauvillard, Michel Foucault organise à l'automne de
l'année 1983 un groupe de réflexion, qu'ils baptisent, un peu
par autodérision, l'Académie Tarnier, du nom de l'hôpital qui
accueille leurs réunions. Il s'agit d'une tentative pour
rassembler, en dehors des partis, des gens qui veulent
reprendre les tâches que Foucault avait imaginées au moment
de son action pour la Pologne : faire à la fois le travail de
l'information et chercher les possibilités de l'action. Chaque
réunion porte sur un problème précis : le Liban,
l'Afghanistan, la Pologne (réunion à laquelle assiste Yves
Montand), etc. L'un des points sur lequel Foucault
souhaiterait consacrer un jour une de ces réunions : la gauche
en France. Michel Foucault et Bernard Kouchner envisagent
même de publier leurs réflexions et leurs discussions dans
une revue qu'ils baptiseraient tout simplement : Académie
Tarnier.
Le groupe ne continuera pas longtemps d'exister après la
mort de Foucault : « C'était vraiment autour de lui qu'on se
réunissait, dit Claire Brière. Il était l'autorité intellectuelle et
morale de ce petit groupe. Après sa mort, cela n'avait plus de
sens de continuer. D'ailleurs, pour moi, la question ne s'est
même pas posée. »

D'autres projets vont naître des longues conversations que


Foucault eut avec Pierre Bourdieu à cette époque-là. « Si nous
n'agissons pas, on nous le reprochera sévèrement si la droite
revient au pouvoir », disait sans cesse Michel Foucault, selon
le récit de Bourdieu. Tous deux s'accordent pour tirer la
réflexion politique le plus possible vers une « logique de
gauche », en soulignant tous les points sur lesquels les
socialistes ne font rien, ou trop peu, ou si mal. De leurs
discussions va naître l'idée d'un « livre blanc », qui serait
rédigé par un collectif de spécialistes et qui décrirait le
malaise et les problèmes dans un certain nombre de
domaines, en apportant des esquisses de solutions et des
propositions d'action. Culture, éducation, recherche...
devaient être au centre de ce livre-intervention, qui lui non
plus ne verra pas le jour.

Ce sont ces mêmes questions qu'aurait dû aborder la


commission de réflexion que Michel Rocard, alors ministre du
Plan, souhaitait mettre sur pied, sous la présidence de Simon
Nora, et à laquelle Pierre Bourdieu et Michel Foucault avaient
accepté de participer. Michel Rocard est d'ailleurs l'un des
seuls hommes d'État socialistes avec lequel les liens n'ont pas
été rompus. Plusieurs déjeuners vont avoir lieu, organisés par
Jean Daniel, et qui réuniront, dans un restaurant proche de la
place des Victoires, Michel Rocard et Michel Foucault,
Edmond Maire et Pierre Bourdieu, ainsi que quelques
responsables du Nouvel Observateur, comme Franz-Olivier
Giesbert ou Jacques Julliard. Il faudra d'ailleurs attendre que
Michel Rocard devienne Premier ministre en mai 1988, après
deux années de retour au pouvoir de la droite, pour que la
réconciliation se produise vraiment entre les
« pétitionnaires » de 1981 et le gouvernement socialiste :
Bernard Kouchner est devenu secrétaire d'État à l'Action
humanitaire, Pierre Bourdieu préside une commission de
réflexion sur les contenus de l'enseignement mise en place
par Lionel Jospin, ministre de l'Éducation. Peut-être parce
que, comme le pensa un temps Pierre Bourdieu - pas
longtemps d'ailleurs : il déchanta bien vite -, cette histoire
des « rendez-vous manqués » avait marqué un douloureux
déchirement dans la conscience des dirigeants du Parti
socialiste et avait profondément transformé leur image des
rapports qu'un pouvoir peut entretenir avec les
intellectuels ? Parce qu'ils avaient su entendre la leçon qui
leur avait été administrée ? Qui peut dire si Michel Foucault
ne serait pas devenu le président d'une commission de
réforme du Code pénal ? N'avait-t-il pas essayé de constituer
un « Centre de recherches juridiques », avec l'appui de Robert
Badinter, alors garde des Sceaux, qu'il continua de rencontrer
jusqu'à l'extrême fin de sa vie ?

*
En 1984, Foucault demande à Bernard Kouchner de lui
confier une mission : ils discutent, évoquent plusieurs
possibilités, et finalement le médecin lui propose d'être
l'organisateur et le responsable du prochain « bateau pour le
Vietnam ». Foucault accepte : il partira dès qu'il aura terminé
V Histoire de la sexualité.
8
Le Zen et la Californie

« Le cardinal, en robe rouge, présidait la cérémonie,


raconte Michel Foucault, il s'est avancé devant les fidèles, et il
les a salués en criant : “Shalom, shalom.” Alors qu'il y avait
tout autour de la place des policiers en armes et dans l'église
des policiers en civil. La police a reculé ; elle n'a rien pu faire
contre ça. Je dois dire que ça a une grandeur, une force ; il y a
là un poids historique gigantesque. » Foucault était au Brésil,
en octobre 1975, pour une série de conférences, quand un
journaliste, membre du Parti communiste clandestin, a été
tué dans les locaux de la police. Il était juif, « mais la
communauté juive, ajoute Foucault, n'a pas osé faire des
obsèques solennelles. Et c'est l'archevêque de Sâo Paulo qui a
fait faire une cérémonie, d'ailleurs interculte, à la mémoire
du journaliste dans la cathédrale Saint-Paul ; ça a attiré des
milliers et des milliers de gens dans l'église, sur la place,
etc.1 ». Au Brésil, c'est une période de répression avec son
cortège d'arrestations, de violences... Foucault ne veut pas
continuer ses cours dans cette atmosphère et il fait une
déclaration publique à l'université pour faire savoir qu'il
refuse d'enseigner dans ce pays où la liberté n'existe pas. « À
ce moment-là, nous avons été surveillés par la police », dit
Gérard Lebrun, chez qui il habitait. Foucault quittera assez
vite le pays.
Il y était déjà venu en 1965, à Sâo Paulo, puis à nouveau en
1973, à l'invitation cette fois de l'Université catholique de
Rio ; en 1974, encore, à l'institut de médecine sociale de la
faculté de médecine de Rio. Il a voyagé à l'intérieur et s'est
rendu à Belo Horizonte... Assurément, le Brésil est un pays
que Foucault adore et où il se plaît énormément. Après les
incidents de 1975, Foucault sait qu'il y est désormais
indésirable. C'est sans doute pour braver cette interdiction
officieuse qu'il accepte en 1976 de donner une série de
conférences dans le cadre de l'Alliance française, à Salvador,
la capitale de l’État de Bahia, à Recife, à Belém... Mais il ne
rencontrera aucun problème.

Si Foucault s'est installé définitivement en France, après


son retour de Tunisie, il est loin d'avoir renoncé à parcourir
le monde. Ses cours au Collège de France accaparent une
bonne partie de son temps : ils exigent un énorme effort de
préparation, une intense dépense d'énergie. Mais les
professeurs ne sont tenus qu'à vingt-quatre heures
d'enseignement annuel (douze heures de cours, douze de
séminaire). Ce qui représente, à raison de deux heures par
semaine, une charge de trois mois environ. Foucault se donne
beaucoup de mal pour satisfaire ses auditeurs. Mais cela lui
laisse le temps de voyager. Entre 1970 et 1983, il séjourne à
plusieurs reprises au Brésil, au Japon, au Canada, et, bien sûr,
aux États-Unis...
Au Japon, en avril 1978, il fait une expérience curieuse. Il
souhaite s'initier à la pratique du Zen et le maître Omori
Sogen, qui dirige la salle internationale de méditation zen au
temple Seionji, à Uenohara, lui offre d'y partager pendant
quelques jours la vie des moines. Christian Polac, attaché
culturel à l'ambassade de France, et un journaliste de la revue
Shunjuu accompagnent Foucault. Ils publieront ensuite un
reportage sur ce voyage du philosophe dans l'univers
religieux. « Je suis très intéressé par la philosophie du
bouddhisme, déclare Michel Foucault au bonze qui l'accueille,
mais ce n'est pas pour cette raison que je suis venu. Ce qui
m'intéresse le plus, c'est la vie elle-même au temple zen, à
savoir la pratique du Zen, ses entraînements et ses règles. » Et
lorsque le bonze lui demande quels sont à ses yeux les
rapports du Zen et du mysticisme chrétien, Foucault lui
répond : « Ce qui est très impressionnant dans la spiritualité
chrétienne et sa technique, c'est qu'on recherche toujours
plus d'individualisation. On tente de faire saisir ce qu'il y a au
fond de l'âme de l'individu. “Dis-moi qui tu es”, voilà la
spiritualité du christianisme. Dans le Zen, il me semble que
toutes les techniques liées à la spiritualité ont tendance, au
contraire, à faire s'effacer l'individu. » Après cette discussion
préliminaire et la visite des bâtiments, il faut passer à l'acte :
Foucault s'efforce de pratiquer le Zen, mais, comme il le dira
après, « c'est bien difficile ». Le bonze lui explique comment
s'asseoir, comment respirer... Jusqu'au moment où se fait
entendre la petite cloche qui marque la fin de l'exercice de
méditation2. Foucault s'intéresse beaucoup au Japon, c'est
certain : pour quelqu'un qui s'interroge sur la rationalité
occidentale et ses limites, explique-t-il, comment éviter le
détour par cette civilisation, qui constitue à cet égard une
sorte « d'énigme, très difficile à déchiffrer » ? Mais son regard
intrigué sur le Japon ne se transformera pas en passion
amoureuse, comme ce sera le cas pour Barthes ou Lévi-
Strauss.
Le pays avec lequel Foucault noue la relation la plus
intense, ce sont les États-Unis. Il est invité à plusieurs reprises
par le département de français de l'université de Buffalo, au
nord de l'État de New York, près des chutes du Niagara. Il s'y
rend en 1969, puis en 1970 et 1972. Il lui arrivera d'avoir
quelques problèmes pour obtenir son visa, lorsque, à la
question qui figure sur les formulaires, « Avez-vous
appartenu à une organisation communiste », il tiendra à
répondre « Oui ». Les services culturels de l'ambassade de
France devront intervenir pour qu'il lui soit possible d'entrer
malgré tout sur le territoire américain. Lors de ses premières
séries de conférences, sa notoriété est encore toute fraîche
sur les campus américains et le nombre des auditeurs ne
dépasse pas la centaine. Il faut dire qu'il s'exprime en
français. En 1970, il parle sur l'échange et la monnaie et, en
1972, sur l'histoire de la vérité, à partir d'une analyse de la
justice en Grèce antique. Lors de ses premiers séjours, il est
logé au « club » de l'université, un endroit assez guindé, où on
lui demande de porter une cravate pour dîner. Ce qu'il
n'apprécie guère : sa prédilection va au col roulé ; l'éternel
pull à col roulé blanc rendu célèbre par des dizaines de
photos.
En 1972, John K. Simon, l'un des professeurs du
département de français, organise, par l'intermédiaire d'un
professeur de droit spécialisé dans la réforme des prisons,
une visite d'Attica, situé à soixante kilomètres de Buffalo. Un
an auparavant, l'établissement pénitentiaire a été le théâtre
de très violentes émeutes et d'une sanglante répression : il y a
eu près d'une cinquantaine de morts. Foucault est très frappé
par cette énorme forteresse, dont l'aspect extérieur
ressemble à un château du Moyen Âge. Il est frappé, comme il
le dit dans l'entretien qu'il accorde à John Simon, par ce côté
« Disneyland » de l'entrée, derrière laquelle se dissimule une
« immense machine », « une machinerie » de couloirs
propres, nets, qui déterminent, pour ceux qui les empruntent,
des trajectoires directes, efficaces, observables. Dans cet
entretien, Foucault évoque évidemment l'intérêt qu'il porte
au système pénitentiaire : « La sociologie traditionnelle, c'est-
à-dire la sociologie de type durkheimien, se posait plutôt le
problème en ces termes : comment la société peut-elle créer
une cohésion entre les individus ? Quelle est la forme de
rapport, de communication symbolique ou affective qui
s'établit entre les individus ? Quel est le système
d'organisation qui permet à la société de constituer une
totalité ? Je me suis, quant à moi, intéressé, en quelque sorte,
au problème inverse, ou si vous préférez, à la réponse
inverse : à travers quel système d'exclusion, en éliminant qui,
en créant quelle division, à travers quel jeu de négation et de
rejet, la société peut-elle fonctionner ? Or c'est maintenant
dans les termes contraires que je me pose le problème : la
prison est une organisation trop complexe pour qu'on la
réduise à des fonctions négatives d'exclusion ; son coût, son
importance, le soin qu'on prend à l'administrer, les
justifications qu'on essaie de lui donner, tout cela semble
indiquer qu'elle possède des fonctions positives. Le problème
devient alors de découvrir quel rôle la société capitaliste fait
jouer à son système pénal, quel but est recherché, quels effets
produisent toutes ces procédures de châtiment et d'exclusion.
Quelle place elles occupent dans le processus économique,
quelle importance elles ont dans l'exercice et le maintien du
pouvoir ; quel rôle elles jouent dans le conflit des classes3... »
Pendant ce séjour à Buffalo, en 1972, Foucault donne
également une conférence sur Manet au musée de Halbright-
Knox.
À partir de cette date, les voyages de Foucault aux États-
Unis vont devenir assez fréquents. Il fait des conférences à
New York en 1973. Au printemps de l'année 1975, il est invité
par Léo Bersani, qui dirige le département de français de
l'université de Berkeley. Il présente à une centaine
d'auditeurs des grandes lignes de ce qui deviendra La Volonté
de savoir. Premiers pas de Foucault dans une Californie qui
s'apprête à lui faire un accueil triomphal dans les années qui
vont suivre.
En novembre 1975, Foucault participe à un colloque
« contre-culturel » à New York, sous l'égide de la revue
Semiotext(e), qu'anime Sylvère Lotringer, professeur à
Columbia University. Mille personnes assistent à l'événement.
Foucault fait un exposé sur la sexualité. Et il dialogue avec
Ronald Laing, l'un des pères fondateurs du mouvement
antipsychiatrique, devant un public très « radical », c'est-à-
dire hyper-gauchiste, ce qui explique peut-être la tonalité et
la teneur de ses propos. Il y fait des déclarations tonitruantes,
mais toujours pour maintenir les droits de l'analyse et du
regard théorique : « Je pense que ce qui s'est passé depuis
1960, c'est l'apparition à la fois de nouvelles formes de
fascisme, de nouvelles formes de conscience du fascisme, de
nouvelles formes de description du fascisme et de nouvelles
formes de lutte contre le fascisme. Et le rôle de l'intellectuel,
depuis les années soixante, c'est bien précisément de se situer
selon ses expériences, sa compétence, ses choix personnels,
son désir, de se situer à un certain point qui soit tel qu'il
puisse à la fois faire apparaître des formes de fascisme qui
sont malheureusement non aperçues ou trop facilement
tolérées, décrire ces formes de fascisme, essayer de les rendre
intolérables et définir quelle est la forme spécifique de lutte
que l'on peut entreprendre contre le fascisme. » Foucault
prend l'exemple de la psychiatrie et de la prison et conclut :
« Je crois que le problème : “est-ce que vous écrivez ou est-ce
que vous militez” est un vieux problème qui est maintenant
entièrement ont of date et en tout cas la spécificité de ce qui
est entrepris récemment exclut que l'analyse théorique ou
historique soit séparée de la lutte précise4. » Un incident met
Foucault dans une colère noire : quelqu'un s'est levé, à la
suite de sa conférence sur la sexualité - lue en anglais par la
personne qui l'avait traduite - et a accusé Foucault
d'appartenir à des organismes gouvernementaux sur les
prisons et d'être venu à New York pour informer les autorités
françaises sur les activités radicales américaines. Au cours de
la table ronde avec Laing, quelqu'un criera : « Laing comme
Foucault est payé par la CIA. » Cette fois Foucault garde son
calme et répond : « Oui, tout le monde est payé par la CIA,
sauf moi qui suis payé par le KGB. » Malgré tout, ce colloque
est un moment important dans la percée américaine du
philosophe français.
Autre grand moment, mais cette fois, selon des canons
universitaires plus classiques : Foucault prononce, en
octobre 1979, les Tanner lectures à Stanford, où il traite du
« pouvoir pastoral ». Les conférences s'intitulent « Omnes et
singulatim : vers une critique de la raison politique ». Plus de
trois cents personnes viennent l'écouter. L'absence de la
grande majorité des professeurs de philosophie y est d'autant
plus remarquée : ce n'est pas qu'ils boudent Foucault, mais ils
ne s'intéressent guère à cette « pensée française » qu'ils
jugent trop peu « argumentative ». C'est aussi à ce moment-là
que Foucault fait la connaissance de Hubert Dreyfus et Paul
Rabinow, deux professeurs de Berkeley qui préparent un livre
sur son œuvre. Dreyfus est philosophe, spécialiste de
Heidegger, mais aussi de l'intelligence artificielle et des
ordinateurs, Rabinow est ethnologue et enseigne au
département d'anthropologie. Ils ont téléphoné à Foucault,
lui ont demandé un rendez-vous et il a tout de suite accepté.
« Voici mes assassins », leur dit-il quand ils viennent le voir
dans son hôtel à San Francisco. Mais il travaillera avec eux
pendant huit heures et ce sera le début d'une collaboration
suivie, faite d'échanges intellectuels et de relations amicales.
Le livre des deux auteurs américains comporte plusieurs
dialogues avec Foucault5. D'autres interviews paraîtront dans
le Foucault Reader édité un peu plus tard par Rabinow : un
choix de textes qui comprend des extraits d'ouvrages, des
articles, des conférences et des préfaces inédites6...
En octobre 1980, Foucault est de nouveau à Berkeley.
Toujours invité par le département de français, comme
« visiting professer ». Il y donne également les prestigieuses
Howison lectures. Il a choisi pour thème : « Vérité et
subjectivité ». Ces conférences sont largement commentées
sur le campus où l'accueille déjà ce que Keith Gandal et
Stephen Kotkin appellent « la fanfare7 ». D'ailleurs, il y avait
tellement de monde pour assister à ces véritables meetings
que la police a dû intervenir pour fermer les portes. En
novembre 1980, Foucault revient à New York, dans le cadre de
l'Institute of Humanities de la New York University et il parle
devant un public assez nombreux : six à sept cents personnes.
Sa présence attire l'attention bien au-delà des cénacles
universitaires : Time Magazine consacrera deux pages - fait
rarissime - au véritable « culte » qui se développe autour du
philosophe français et ironise sur ses théories « opaques ». Le
portrait n'est pas tendre (la bêtise et la vulgarité anti­
intellectuelles de cette grande presse américaine est un fait
bien connu de tous), et le journaliste souligne de manière
insistante que Foucault ne manque pas d'ennemis acharnés
dans l'université américaine, que son œuvre y est souvent
sévèrement jugée, durement attaquée8. L'historien Peter Gay
ou l'ethnologue Clifford Geerz, parmi bien d'autres, ne
ménagent pas leurs efforts pour essayer d'endiguer la vogue
foucaldienne. Les conservateurs lui reprochent ses positions
radicales et les marxistes le « nihilisme » désespéré qu'ils lui
attribuent. Foucault devra plus d'une fois ferrailler pour
mettre les choses au point, rectifier les faits contre des
lectures souvent aberrantes de ses écrits, protester contre ce
qu'il appellera, dans une de ses répliques les plus cinglantes,
des « monstruosités dans la critique9 ». On lui reprochera
même d'être responsable, par son analyse des institutions
asilaires, de la présence de tant de clochardes (bag ladies) dans
les rues de New York !
Pourtant, tout le monde doit admettre l'évidence : le nom
de Foucault sur une affiche attire désormais des foules
d'étudiants, dans des amphithéâtres bondés, comme cela s'est
produit, en novembre 1981, à l'université de Californie du
Sud, à Los Angeles, une semaine avant l'article de Time. Trois
jours de débats y étaient consacrés aux recherches de
Foucault, et notamment une table ronde avec des historiens, à
laquelle participait Michel de Certeau.
En 1982, Foucault passe six semaines à Burlington, dans le
Vermont, une université perdue dans les forêts du Nord. Et au
printemps de 1983, il retrouve Berkeley. Cette fois, il est au
sommet de sa gloire américaine : sa conférence publique sur
« La culture de soi » fait à nouveau salle comble. Et ce n'est
pas une métaphore. Comme en 1980, il doit parler dans le
théâtre et non pas dans une salle de l'université et s'y
pressent plusieurs centaines de personnes. Seul Lévi-Strauss,
dit-on, fera mieux, avec près de trois mille auditeurs.
Foucault s'exprime désormais en anglais et en dehors de ce
genre de « shows » qu'il n'apprécie que très modérément, il
s'efforce d'installer des équipes de travail, des groupes de
recherche.
Dernier voyage : à l'automne de 1983. Toujours à Berkeley.
Foucault y est invité par les départements de français et de
philosophie. Bien qu'il reste presque totalement ignoré par la
plupart des philosophes locaux, dont les recherches se situent
à des années-lumière des siennes. « Frogfog », dit l'un des plus
célèbres d'entre eux pour parler de la pensée française.
Formule admirable de concision et qu'il est bien difficile de
traduire. Essayons tout de même. Cela pourrait signifier : « le
brouillard des mangeurs de grenouilles ». Bref : c'est
« continental », c'est brumeux, et les spécialistes de la logique
ou des théories du langage n'ont que faire de cette
« littérature » qu'ils rangent dans la tradition bien française
des Bergson et des Sartre, et qu'ils balaient d'un revers de
main. Les auditeurs de Foucault sont surtout des étudiants en
histoire, ceux par exemple qui avaient suivi les
enseignements de Peter Brown, l'historien de l'Antiquité
tardive, dont Foucault admire le livre magistral sur
saint Augustin. Ou des élèves de Rabinow, venus du
département d'anthropologie. Foucault donne un cours sur le
libéralisme et met en place un séminaire plus restreint sur les
« arts de gouverner » dans les années 1920. Ses étudiants se
répartissent les périodes et les pays : l'Allemagne,
l'Angleterre, les États-Unis, l'URSS, etc. Il fait un autre cours
sur l'importance du « dire-vrai » dans la Grèce antique :
problème de la « véridiction » analysé dans ses rapports avec
le « souci de soi » et avec l'éthique, pour suivre l'évolution de
la notion de « vérité » à travers les âges. Il a développé cette
étude dans son cours du Collège de France et c'est sans doute
une des orientations majeures de ses dernières recherches10.
Les étudiants adorent ce professeur si prestigieux qui aime
à parler avec eux. Foucault n'est pas du tout d'un abord
difficile : il assure ses office hours comme tout professeur a
l'obligation de le faire, les « heures de bureau ouvert » où les
étudiants peuvent venir discuter avec lui. Il est toujours
disponible, dans son bureau à Dwinelle Hall, au département
de français, toujours prêt à accueillir une question, une
demande, toujours prêt à donner un conseil, un
éclaircissement. « Les premiers jours, on n'osait pas y aller,
raconte David Horn, mais ensuite, on s'est décidé et tout s'est
formidablement bien passé. On allait même déjeuner ou dîner
avec lui... »
Foucault passe beaucoup de temps à la bibliothèque. À
chacun de ses retours en France, il exalte ces formidables
lieux de travail que sont les bibliothèques américaines, riches
de mille trésors, merveilleusement organisées, avec un
personnel nombreux et compétent. C'est la Carolina Rediviva
d'Uppsala portée à la puissance dix. Foucault reste des heures
à travailler, à lire, à prendre des notes, à faire des provisions
de fiches et de documents. Il termine son Histoire de la
sexualité, mais il a formé d'autres projets : il entend
poursuivre son travail sur le libéralisme et remettre en
chantier un livre dont il a déjà, comme il le dit à Dreyfus et
Rabinow, « écrit plus qu'une esquisse » et qui doit porter sur
la morale sexuelle au xvie siècle et le rôle des « techniques de
soi », de l'examen de conscience et du soin de l'âme dans les
Églises catholique et protestante.

Les États-Unis, pour Michel Foucault, c'est le plaisir du


travail. Mais c'est aussi le plaisir tout court. Il goûte cette
liberté qui existe à New York et à San Francisco, avec leurs
quartiers gays, leurs bars et boîtes... La communauté gay y est
innombrable, organisée et bien décidée à imposer sa présence
et ses droits (même si tout ceci s'est largement développé
depuis lors en Europe et notamment en France, ça n'était pas
encore le cas au moment où Foucault s'enthousiasmait, à la
fois personnellement et intellectuellement, pour ce monde
gay qui s'était développé aux États-Unis et dans lequel il se
plut à s'immerger tout en s'attachant à en nourrir sa
réflexion sur l'invention de nouveaux modes de vie, de
nouveaux types de rapports entre les individus, c'est-à-dire
sur 1'« esthétique » et la « stylisation » de l'existence, sur la
fabrication individuelle et collective de soi).
Foucault veut désormais vivre pleinement cette
homosexualité qu'il a eu tant de mal à accepter, à assumer et
qu'il découvre alors comme un mode de vie et une culture
étalés au grand jour. Dans une interview réalisée en 1982
pour une revue canadienne et publiée peu de temps après sa
mort dans le journal gay américain The Advócate, il déclare
sans détour : « La sexualité fait partie de nos conduites. Elle
fait partie de la liberté dont nous jouissons dans ce monde. La
sexualité est quelque chose que nous créons nous-mêmes -
elle est notre propre création, bien plus qu'elle n'est la
découverte d'un aspect secret de notre désir. Nous devons
comprendre qu'avec nos désirs, à travers eux, s'instaurent de
nouvelles formes de rapports, de nouvelles formes d'amour et
de nouvelles formes de création. Le sexe n'est pas une
fatalité ; il est une possibilité d'accéder à une vie créatrice
[...]. Nous n'avons pas à découvrir que nous sommes
homosexuels... Nous devons plutôt créer un mode de vie
gay11. » Tout en soutenant les batailles pour le droit à vivre
librement sa sexualité (« les droits de l'individu concernant la
sexualité sont importants, et il est bien des endroits encore
où ils ne sont pas respectés ») et tout en déclarant très
bénéfiques les « processus de libération au début des années
1970 », il ajoute que « nous devons faire, encore, un pas en
avant ». Et ce pas en avant consiste en la « création de
nouvelles formes de vie, de rapports, d'amitiés, dans la
société, l'art, la culture, de nouvelles formes qui
s'instaureront à travers nos choix sexuels, éthiques et
politiques ». C'est pourquoi, dit-il, « il faut non seulement
nous défendre, mais aussi nous affirmer, et nous affirmer non
seulement en tant qu'identité, mais en tant que force
créatrice ». Il évoque ensuite assez longuement la
« subculture SM » (sado-masochiste) : « La pratique du SM est
la création du plaisir et le SM est vraiment une subculture. Il
est un processus d'invention, il utilise un rapport stratégique
comme source de plaisir physique. » Oui, cette « possibilité
d'utiliser notre corps comme une source possible de
nombreux plaisirs, c'est vraiment quelque chose de très
important ». Il s'adonne sans retenue à cette sexualité SM et
passe des nuits entière dans les clubs de Folsom Street à San
Fransciso (« Je fais tout ce qu'on me demande », confie-t-il à
Léo Bersani). On le voit désormais habillé d'un blouson de
cuir « perfecto », qu'il porte également à Paris, parfois la
journée, mais plus souvent le soir, quand il se rend au Keller
(un bar situé dans la rue du même nom, près de la place de la
Bastille : mais il craint toujours de ne pouvoir s'y perdre dans
l'anonymat qu'il recherche et qu'il trouve plus facilement aux
États-Unis : ce qu'il aime dans cette sexualité qui se pratique
entre hommes dans les établissements gays, c'est précisément
qu'on y laisse sa carte d'identité au vestiaire, comme il le dira
à propos de sa fréquentation des saunas12).
Il évoque aussi, dans cette même interview, ce que la
drogue peut ajouter à cette culture du plaisir : « Nous devons
essayer les drogues... Les drogues font maintenant partie de
notre culture. De même qu'il y a de la bonne et de la mauvaise
musique, il y a de bonnes et de mauvaises drogues. Et donc,
pas plus que nous ne pouvons dire que nous sommes
« contre » la musique, nous ne pouvons dire que nous
sommes « contre » les drogues ». Il semble d'ailleurs que
l'expérience des « bonnes drogues » ne se soit pas limitée
pour Foucault aux quelques « plants de marijuana » qu'il fait
pousser sur son balcon à Paris et que décrit l'article de Time
Magazine mentionné plus haut. Claude Mauriac rapporte une
conversation avec lui en 1975, et commente : « L.S.D., cocaïne,
opium, il a tout essayé, sauf bien sûr l'héroïne, mais n'y
cédera-t-il pas, dans son vertige actuel13. » Et selon Paul
Veyne, à qui Foucault l'a raconté, il se trouvait sous l'emprise
de l'opium lorsqu'il a été renversé par une voiture en
juillet 1978, rue de Vaugirard, devant chez lui, à Paris.
Conduit à l'hôpital, il avait alors demandé qu'on avertisse
Simone Signoret, à qui il devait remettre le texte d'une
pétition. Quel ne fut pas l'étonnement de l'actrice lorsqu'un
policier lui dit au téléphone, en s'excusant de la déranger : « Il
y a un M. Foucault qui voudrait qu'on vous prévienne qu'il a
eu un accident. » « Vous ne savez pas qui il est ? s'exclame-t-
elle. C'est le plus grand philosophe français ! » De son côté,
Edmund White rapporte, dans son autobiographie, Mes vies,
que deux de ses amis durent aller chercher Foucault dans un
sauna de New York, une nuit, à 4 heures du matin, où il avait
« fait un mauvais trip » au LSD. Ils le retrouvèrent « sifflant et
délirant, en boule dans le coin d'une cabine », ayant oublié
tout son anglais et ne se souvenant que du numéro de
téléphone de l'un de ceux qui vinrent à son aide. Ils le
ramenèrent à son appartement, lui donnèrent des
tranquillisants, et « restèrent avec lui pendant les quatorze
heures suivantes »14.
Dans son dialogue avec Thierry Voeltzel, Foucault et son
jeune interlocuteur parlent longuement de la drogue qui
« désanatomise la localisation du plaisir » : « L'apologie de
l'orgasme, comme ils la font chez les reichiens, me paraît être
encore une manière de localiser dans le sexuel les possibilités
de plaisir que les choses comme les yellow pills ou la cocaïne
permettent de faire éclater et de diffuser dans tout le corps, le
corps devient alors le lieu global d'un plaisir global, et dans
cette mesure-là, il faut se débarrasser de la sexualité. » La
drogue est donc l'opérateur de cette « multiplication et
intensification » du plaisir que Foucault entend pratiquer et
développer et qui nous renvoie, bien sûr, à cet ars erotica qu'il
oppose dans La Volonté de savoir à la scientia sexualis15.
L'un des aspects les plus importants de l'interview parue
dans The Advocate est peut-être la thématisation de l'histoire
de l'amitié homosexuelle : « S'il y a une chose qui m'intéresse
aujourd'hui, c'est le problème de l'amitié. Au cours des siècles
qui ont suivi l'Antiquité, l'amitié a constitué un rapport social
très important : un rapport social à l'intérieur duquel les
individus disposaient d'une certaine liberté, d'un certain type
de choix (limité, bien entendu) et qui leur permettait aussi de
vivre des rapports affectifs très intenses. L'amitié avait aussi
des implications économiques et sociales - l'individu était
tenu d'aider ses amis, etc. Je pense que, aux xvie et
xviie siècles, on voit disparaître ce genre d'amitiés, du moins
dans la société masculine [...], L'une de mes hypothèses - je
suis sûr qu'elle se vérifierait si nous entreprenions cette tâche
- est que l'homosexualité (par quoi j'entends l'existence de
rapports sexuels entre les hommes), est devenue un problème
à partir du xvme siècle. Nous la voyons devenir un problème
avec la police, le système judiciaire, etc. Et je pense que si elle
devient un problème, un problème social, à cette époque-là,
c'est parce que l'amitié a disparu. Tant que l'amitié a
représenté quelque chose d'important, tant qu'elle a été
socialement acceptée, personne ne s'est aperçu que les
hommes avaient, entre eux, des rapports sexuels. On ne
pouvait pas dire non plus qu'ils n'en avaient pas, mais
simplement, ça n'avait pas d'importance. Cela n'avait aucune
implication sociale, la chose était culturellement acceptée.
Qu'ils fassent l'amour ou qu'ils s'embrassent n'avaient aucune
importance. Absolument aucune. Une fois l'amitié disparue
en tant que rapport culturellement accepté, la question s'est
posée : “Mais que fabriquent donc les hommes ensemble ?”
C'est à ce moment-là que le problème est apparu. Et de nos
jours, lorsque les hommes font l'amour ou ont des rapports
sexuels, c'est perçu comme un problème. Je suis sûr, en fait,
d'avoir raison : la disparition de l'amitié en tant que rapport
social et le fait que l'homosexualité ait été déclarée comme
problème social, politique, médical font partie du même
16
processus . »

Bonheur américain de Foucault : la réconciliation avec soi-


même enfin réalisée. Il est heureux dans son travail. Il est
heureux dans les plaisirs du corps. Depuis le début des années
quatre-vingt, il envisage très sérieusement de quitter la
France et Paris qu'il supporte de plus en plus difficilement
pour s'installer aux États-Unis. Il rêve à voix haute de vivre
dans ce paradis californien. Ensoleillé, magnifique...
Il n'en aura pas le temps : une nouvelle peste commençait à
répandre ses odieux ravages et Foucault en sera bientôt l'une
des victimes.
9
« La vie comme une œuvre d'art »

« Cette série de recherches paraît plus tard que je n'avais


prévu et sous une tout autre forme1. » Huit années se sont
écoulées entre La Volonté de savoir, qui devait servir de
prélude à un ensemble de cinq études, et la parution, au mois
de juin 1984, des deux volumes intitulés L'Usage des plaisirs et
Le Souci de soi. Huit années pendant lesquelles Foucault a
totalement bouleversé son entreprise. Il l'a même remaniée
et réorganisée plusieurs fois, et il a eu beaucoup de mal à
surmonter les difficultés rencontrées depuis qu'il s'est lancé
dans ce projet d'une Histoire de la sexualité. Il a d'abord suivi le
programme qu'il avait annoncé : d'un côté, il travaille sur la
psychiatrie et surtout sur ceux qu'elle arraisonne de son
regard diagnostiquant, s'intéressant par exemple au cas
d'Herculine Barbin, hermaphrodite du xixe siècle, dont il
publie et présente les mémoires ; et de l'autre, il s'efforce de
faire apparaître dans le christianisme et la doctrine de l'aveu
le lieu de naissance du « discours sur la sexualité ». Il
s'agissait, on s'en souvient, de faire une « archéologie de la
psychanalyse ». Il se met donc à lire les manuels de
confession, se plonge dans la littérature chrétienne. Il
s'aperçoit alors qu'il lui faut remonter beaucoup plus loin
dans le temps qu'il ne l'avait envisagé, lorsqu'il évoquait une
investigation qui couvrirait « trois bons siècles » et sa
recherche se déplace vers les premiers temps du
christianisme. Son cours de l'année 1979-1980 porte sur « Le
gouvernement des vivants » et il est essentiellement, indique-
t-il dans son Résumé pour V Annuaire du Collège de France,
« consacré aux procédures de l'examen des âmes et de l'aveu
dans le christianisme primitif ». La question posée est celle-
ci : « Comment se fait-il que, dans la culture occidentale
chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part
de ceux qui sont dirigés en plus des actes d'obéissance et de
soumission, des “actes de vérité” qui ont ceci de particulier
que non seulement le sujet est requis de dire vrai, mais de
dire vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs, de
l'état de son âme, etc. Comment s'est formé un type de
gouvernement des hommes où on n'est pas requis
simplement d'obéir mais de manifester, en l'énonçant, ce
qu'on est. » Foucault y analyse la codification de 1'« examen
de conscience » dans les monastères, celui-ci étant conjugué
au devoir de tout dire sur soi à l'ancien ou au maître : « Il
s'agit donc, dans l'aveu ainsi entendu, d'une extériorisation
permanente par les mots des “arcanes” de la conscience.
L'obéissance inconditionnée et l'aveu exhaustif forment donc
un ensemble dont chaque élément implique les deux autres ;
la manifestation verbale de la vérité qui se cache au fond de
soi-même apparaît comme une pièce indispensable au
gouvernement des hommes les uns par les autres, tel qu'il a
été mis en œuvre dans les institutions monastiques2. » Cette
recherche prend forme et Foucault termine à cette époque un
livre qu'il appelle Les Aveux de la chair. Mais dans ce long face-
à-face avec la morale chrétienne, il s'est aperçu qu'il était
bien difficile de réfléchir sur les premiers temps du
christianisme sans s'interroger sur ce qui avait précédé (il ne
cesse en effet de distinguer ce qui s'est produit dans
l'institution monastique de ce qui existait dans les écoles
philosophiques de l'Antiquité, vers lesquelles il va désormais
tourner son regard) ; et sans essayer de voir d'où venaient les
formes de « rapport à soi » que les « doctrines de la chair »
réélaborent et infléchissent dans le sens d'une théorie de la
faute et du péché. Car ce qu'a découvert Foucault dans son
analyse du christianisme, c'est l'apparition d'une nouvelle
forme de la « technique de soi » plutôt que, comme il le
croyait au départ, la mise en place d'un mode de vie plus
austère et plus rigoureux. Il lui faut donc abandonner
P Introduction qu'il avait écrite pour Les Aveux de la chair et
dans laquelle il évoquait rapidement la philosophie antique et
la morale païenne. Parce que, au fond, il se contentait d'y
reproduire des « lieux communs » trouvés dans des livres
consacrés à cette période et où l'on attribuait à la culture
païenne une morale sexuelle beaucoup plus libre et tolérante
que les documents ne permettent de l'affirmer : en réalité, le
thème chrétien de 1'« austérité » y est déjà largement présent.
Mais aussi et surtout, parce que, dans cette culture du
paganisme, le problème principal n'est pas celui des règles
plus ou moins rigoureuses de l'austérité, mais celui de la
« technique de soi », de la « formation de soi »... D'où cette
nouvelle aventure : aller chercher dans la philosophie antique
les thèmes du « souci de soi » et de 1'« usage des plaisirs »,
pour voir comment les morales du paganisme avaient
constitué ces « modes d'assujettissement » (de constitution
du sujet) à la veille du développement du christianisme. Le
cours du Collège de France pour l'année 1980-1981 s'intitule
« Subjectivité et vérité » : « Il s'agit de commencer, écrit
Foucault dans son Résumé, une enquête sur les modes
institués de la connaissance de soi et sur leur histoire :
comment le sujet a-t-il été établi, à différents moments et
dans différents contextes institutionnels, comme un objet de
connaissance possible, souhaitable ou même indispensable ?
Comment l'expérience qu'on peut faire de soi-même et le
savoir qu'on s'en forme ont-ils été organisés à travers
certains schémas ? Comment ces schémas ont-ils été définis,
valorisés, recommandés, imposés ? » Il poursuit : « On a
étudié ce qui dans la culture hellénique et romaine avait été
développé comme “technique de vie”, “technique
d'existence” chez les philosophes, les moralistes, et les
médecins dans la période qui s'étend du premier siècle avant
J.-C. au deuxième siècle après. Ces techniques de vie n'ont été
envisagées que dans leur application à ce type d'actes que les
Grecs appellent aphrodisia ; et pour lequel on voit bien que
notre notion de “sexualité” constitue une traduction bien
inadéquate. » Maintenant ainsi le lien entre sa démarche
nouvelle et son projet initial, Foucault ajoute : « On voit
combien on est loin d'une histoire de la sexualité qui serait
organisée autour de la bonne vieille hypothèse répressive et
de ses questions habituelles (comment et pourquoi le désir
est-il réprimé ?). Il s'agit des actes et des plaisirs, et non pas
du désir. Il s'agit de la formation de soi à travers des
techniques de vie, et non du refoulement par l'interdit et la
loi. Il s'agit de montrer non pas comment le sexe a été tenu à
l'écart, mais comment s'est amorcée cette longue histoire qui
lie dans nos sociétés le sexe et le sujet3. »
En 1981-1982, Foucault remonte un peu plus haut dans
l'histoire. Son cours porte sur « L'herméneutique du sujet » :
« Le point de départ d'une étude consacrée au souci de soi est
tout naturellement l’Alcibiade [le dialogue de Platon]. Trois
questions y apparaissent, concernant le rapport du souci de
soi avec la politique, avec la pédagogie et avec la
connaissance de soi. » Et Foucault confronte ensuite les
recommandations de Socrate à Alcibiade aux textes plus
tardifs de la morale stoïcienne. Ce qui a changé de Platon au
stoïcisme : « Alcibiade se rendait compte qu'il devait se
soucier de soi, dans la mesure où il voulait par la suite
s'occuper des autres. Il s'agit maintenant de s'occuper de soi,
pour soi-même. On doit être pour soi-même, et tout au long
de son existence, son propre objet4... »
On peut le constater : au fil des ans, le projet de Foucault
s'est transformé au gré des aléas d'une « logique de la
découverte », où les hésitations et les erreurs, les impasses et
les repentirs jouent leur rôle, avant d'être surmontés et
dépassés par de nouvelles intuitions et de nouvelles
trouvailles. L’Histoire de la sexualité devient une histoire des
techniques de soi, une généalogie du « sujet » et des modes
selon lesquels il s'est constitué à l'aube de la culture
occidentale. Au printemps de l'année 1983, Foucault répond à
une série de questions que lui posent Hubert Dreyfus et Paul
Rabinow. Les deux professeurs de Berkeley essaient de se
repérer dans les multiples titres d'ouvrages qu'il écrit et
annonce. Il leur explique la chose très simplement. Il y aura
deux volumes d'une Histoire de la sexualité. Le premier doit
s'intituler L'Usage des plaisirs, et il portera sur la morale du
paganisme et les techniques de soi qu'elle prescrit en relation
avec l'éthique sexuelle, juste avant le christianisme. Le
second volume s'appellera Les Aveux de la chair, et il sera
consacré au christianisme primitif. Et puis, il y aura un autre
livre qui ne fera pas partie de L'Histoire de la sexualité : il
regroupera une série d'études sur le « soi » (the self), et
notamment un commentaire sur l'Alcibiade, le texte antique
dans lequel on trouve, dit-il, la première élaboration d'un
thème du souci de soi. Raison pour laquelle il souhaite
intituler ce recueil : Le Souci de soi. Et lorsque Rabinow
demande à Foucault si c'est ce livre-ci qui doit paraître aux
éditions du Seuil et les deux autres chez Gallimard, la réponse
est : oui5. Il s'agit évidemment du livre présenté comme « à
paraître » dans la collection « Des travaux », sous le titre Le
Gouvernement de soi et des autres. La première version de la
préface que Foucault rédige pour L'Usage des plaisirs et qu'il
donne à Paul Rabinow pour son Foucault Reader porte la
marque de ce programme : L'Usage des plaisirs va porter, écrit-
il, sur « l'Antiquité tardive » : « Plutôt que me placer au seuil
de formation de l'expérience de la sexualité [comme il se le
proposait dans La Volonté de savoir], j'ai essayé d'analyser la
formation d'un certain mode de relation à soi, dans
l'expérience de la chair ; cela appelait un déplacement
chronologique considérable, parce qu'il fallait étudier cette
période de l'Antiquité tardive où on peut voir se former les
éléments principaux de l'éthique chrétienne de la chair6. » Il
n'est pas question de la Grèce antique dans cette présentation
générale de la suite de l'Histoire de la sexualité.
Mais, peu après, le programme se transforme à nouveau :
Foucault décide d'intégrer et de fondre ses deux projets. Il
opère alors une permutation des titres : l'étude sur Platon
s'est amplifiée, au point d'ailleurs de laisser l'Alcibiade sur la
touche (il n'est cité qu'une fois), et cette réflexion sur
l'Antiquité grecque devient le centre du volume qu'il intitule
L’Usage des plaisirs. Tandis que Plutarque, Épictète, Sénèque et
Galien se retrouvent dans le volume suivant qui récupère le
titre du Souci de soi. Vient enfin le dernier tome, dont le titre
ne change pas : Les Aveux de la chair. Parvenu à ce stade,
Foucault s'interroge sur la nécessité du découpage en
volumes. Il se demande : ne serait-il pas plus simple de tout
réunir dans un seul gros livre, qui comporterait alors plus de
huit cents pages ? Mais il faudrait attendre que l'ensemble
soit totalement achevé. Car un problème se pose : le volume
qui doit clore l'ensemble a été écrit bien avant les autres, et
surtout, à une époque où le projet n'avait pas du tout été
conçu sous cette forme. Foucault souhaite donc le retravailler
pour procéder aux ajustements qui s'imposent. Et comme il
veut éviter le moindre retard, comme il veut donner à lire le
plus rapidement possible ce qui est déjà écrit, il opte pour une
« distribution simple » en trois volumes qui respecteront
l'ordre chronologique des périodes abordées. Cela n'est pas
gênant, puisque l'ouvrage qui n'est pas terminé, et qu'il veut
reprendre à la lumière de ce qui a été rédigé par la suite,
porte sur la période qui se situe à la fin de cet enchaînement
des différentes séquences historiques analysées. Et au mois de
mai 1984, alors qu'il a fini de corriger les épreuves des deux
volumes qui vont paraître en juin, il croit pouvoir affirmer
(c'est ce qu'il m'a dit à plusieurs reprises) qu'il lui reste « un
mois ou deux de travail » sur Les Aveux de la chair pour que
tout soit terminé. Il pense même que le dernier tome pourra
paraître à la rentrée, au mois d'octobre.
L'Histoire de la sexualité s'organise donc ainsi, selon le
« prière d'insérer » diffusé en juin 1984 :
tome 1 : La Volonté de savoir (paru en 1976) ;
tome 2 : L'Usage des plaisirs ;
tome 3 : Le Souci de soi ;
tome 4 : Les Aveux de la chair (à paraître).
Et voici comment ce « prière d'insérer » (rédigé, bien sûr,
par Foucault lui-même) présente cette somme qui lui a coûté
tant de peine :
« Le projet initial de cette série d’études, exposé dans La Volonté de
savoir, n’était pas de reconstituer l’historique des conduites et des
pratiques sexuelles, ni d’analyser les idées (scientifiques, religieuses ou
philosophiques) à travers lesquelles on s’est représenté ces
comportements ; c’était de comprendre comment, dans les sociétés
occidentales modernes, s’était constitué quelque chose comme une
“expérience” de la “sexualité”, notion familière et qui n’apparaît
pourtant guère avant le début du xixe siècle.
« Parler de sexualité comme d’une expérience historiquement singulière
supposait d’entreprendre la généalogie du sujet désirant et de remonter
non seulement aux débuts de la tradition chrétienne mais à la
philosophie ancienne.
« En remontant ainsi de l’époque moderne, au-delà du christianisme,
jusqu’à l’Antiquité, Michel Foucault se heurtait à une question à la fois
très simple et très générale : pourquoi le comportement sexuel,
pourquoi les activités et les plaisirs qui en relèvent font-ils l’objet d’une
préoccupation morale ? Pourquoi ce souci éthique, qui, selon les
moments, paraît plus ou moins important que l’attention morale qu’on
porte à d’autres domaines de la vie individuelle ou collective, comme les
conduites alimentaires ou l’accomplissement des devoirs civiques ?
Cette problématisation de l’existence, appliquée à la culture gréco-
latine, a paru à son tour liée à un ensemble de pratiques qu’on pourrait
appeler les “arts de l’existence” ou les “techniques de soi” d’une
importance assez considérable pour y consacrer toute une étude.
« D’où finalement, un recentrement général de cette vaste étude sur la
généalogie de l’homme du désir, depuis l’Antiquité classique jusqu’aux
premiers siècles du christianisme. Et sa distribution en trois volumes qui
forment un tout :
« - L'Usage des plaisirs étudie la manière dont le comportement sexuel a
été réfléchi par la pensée grecque classique comme domaine
d’appréciation et de choix moraux, et les modes de subjectivation
auxquels elle se réfère : substance éthique, types d’assujettissement,
formes d’élaboration de soi et de téléologie morale. Comment aussi la
pensée médicale et philosophique a élaboré cet “usage des plaisirs” -
chrèsis aphrodision - et formulé quelques thèmes d’austérité qui allaient
devenir récurrents sur quatre grands axes de l’expérience : le rapport au
corps, le rapport à l’épouse, le rapport aux garçons et le rapport à la
vérité.
« - Le Souci de soi analyse cette problématisation dans les textes grecs et
latins des deux premiers siècles de notre ère, et l’inflexion qu’elle subit
dans un art de vivre dominé par la préoccupation de soi-même.
« - Les Aveux de la chair traiteront enfin de l’expérience de la chair aux
premiers siècles du christianisme, et du rôle qu’y jouent
l’herméneutique et le déchiffrement purificateur du désir. »

Foucault a beaucoup travaillé pour mettre enfin la dernière


main à cette série annoncée depuis si longtemps. Son retrait,
son « silence », son « absence » ont alimenté maintes
rumeurs, souvent malveillantes : Foucault est fini, il n'a plus
rien à dire, il est dans l'impasse... Les journaux et les
magazines, toujours prêts à chercher la faille, à débusquer la
défaillance, à proclamer l'échec, les adversaires jubilants mais
aussi les admirateurs impatients ou les amis inquiets, tout le
monde se posait la question : quand lirons-nous la suite ?
Foucault a eu l'impression d'être traqué. Une véritable
« chasse à l'esprit (assez proche d'une chasse à l'homme) »,
dit Blanchot7. La formule peut sembler exagérée. Mais en tout
cas, Foucault a bien souvent ressenti les choses de cette
manière. Je me souviens d'une conversation avec lui, au
printemps de l'année 1984, quand il redoutait - et même, il
semblait parfois pris de panique - un accueil hostile à ce qui
lui avait coûté tant de peine : « Vos livres sont très attendus »,
lui avais-je dit. « On m'attend plutôt comme au coin d'un
bois », m'avait-il répondu.
C'est l'époque où il veut quitter le Collège de France. « Une
chose est sûre, je ne recommencerai pas mon cours l'année
prochaine, dit-il au début de l'année 1984 à Pierre Bourdieu,
qui se demanda après coup comment il fallait entendre cette
formule. Foucault parle aussi, et à de nombreuses reprises,
d'abandonner l'écriture. Au fond, dit-il à Paul Veyne et à
quelques autres (dont je suis), on commence à écrire par
hasard, et puis on continue par la force des choses. Il répète
que l'écriture n'est pas une activité qu'il a vraiment choisie. Il
est tout le contraire de Sartre, qui s'y sentait appelé dès son
plus jeune âge, comme il l'a raconté dans Les Mots. Et puis
surtout, Foucault trouve que le prix à payer pour la « gloire »
est beaucoup trop élevé. Mais que faire ? Comment changer sa
vie, quand on approche de soixante ans ? Il songe au
journalisme. Il aimerait tenir une chronique de géopolitique.
Mais il y a sans doute une inertie du passé dont on ne peut se
déprendre aussi facilement. Et puis il voulait terminer ces
livres auxquels il avait consacré dix années de sa vie, dix
années de labeur ininterrompu. « Il lui fallait finir ses livres,
écrit Hervé Guibert qui fut l'un de ses plus proches amis, dans
une nouvelle qui évoque l'agonie et la mort d'un philosophe.
Ce livre qu'il avait écrit et réécrit, détruit, renié, redétruit,
repensé, refabriqué, raccourci et rallongé pendant dix ans, ce
livre infini, de doute, de renaissance, de grandiose modestie.
Il était tenté de le détruire à jamais, d'offrir à ses ennemis
leur triomphe imbécile, qu'ils puissent colporter le bruit qu'il
n'était plus capable d'écrire un livre, que son esprit depuis
longtemps était mort, que son silence n'était que l'aveu de
l'échec8... »
Mais voilà, l'entreprise touche à son terme. L'incroyable
ambition de déchiffrer la naissance de l'homme moderne et
de sa conscience de soi, cette ambition démesurée a porté ses
fruits. Les livres vont bientôt paraître et Foucault ne se prive
pas d'assener une volée de bois vert à tous ceux qui
ironisaient sur sa retraite : « Quant à ceux, écrit-il au début de
L'Usage des plaisirs, pour qui se donner du mal, commencer et
recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en
comble, et trouver encore le moyen d'hésiter de pas en pas,
quant à ceux pour qui, en somme travailler en se tenant dans
la réserve et l'inquiétude vaut démission, eh bien nous ne
sommes pas, c'est manifeste, de la même planète9. »

*
Des trois volumes qui font suite à La Volonté de savoir, c'est
donc le dernier qui a été écrit le premier. Raison pour laquelle
il ne paraîtra pas. Foucault s'était mis à retravailler sur Les
Aveux de la chair. « Encore un mois, deux mois peut-être... et
ce sera fini », répétait-il. D'autres projets attendaient, dans
ses dossiers, dans ses tiroirs, et avaient commencé de prendre
forme dans ses séminaires de Berkeley... Et puis, surtout, il
voulait se reposer : « Quand j'aurai fini mes livres ? Je vais
d'abord m'occuper de moi », avait-il répondu à Dreyfus et
Rabinow en avril 1983. Mais l'affreuse maladie a poursuivi son
affreuse besogne, et Foucault doit être hospitalisé au début du
mois de juin 1984. il a lutté, il lutte jusqu'au bout. Mais, cette
fois, la bataille était perdue d'avance. Et comme il semble
avoir manifesté le désir qu'il n'y ait pas de « publication
posthume », ce volume reste pour l'instant inédit, car la
famille tient à respecter cette volonté. Georges Dumézil, le
vieil ami, le vieux complice, ne partageait pas ce point de
vue : « Il suffit de mettre un “avertissement au lecteur” pour
expliquer quel est le statut de ce livre », disait-il. Il trouvait
assez incompréhensible qu'on ne le publie pas et il estimait (il
est mort en octobre 1986) qu'il était important de le rendre
disponible le plus rapidement possible puisque c'est là que se
trouvait la clé de toute l'entreprise. Paul Veyne partage
toujours cet avis. Il faut ajouter que, plus généralement,
Dumézil ne fixait aucune limite à la publication des inédits et
que Paul Veyne continue de penser, lui aussi, qu'il faut « tout
publier ». Un texte ancien de Michel Foucault semble leur
donner raison. Il s'agit de la préface écrite en 1965 et publiée
en 1967, par Gilles Deleuze et lui-même, pour les Œuvres
complètes de Nietzsche que Gallimard commençait de faire
paraître. Les deux philosophes y plaident pour la publication
de tous les écrits posthumes, le libre accès aux manuscrits et
aux notes, etc. : « Personne ne peut préjuger de la forme ni de
la matière qu'aurait eues le grand livre (ni les autres formes
que Nietzsche aurait inventées s'il avait renoncé à son projet).
Tout au plus le lecteur peut-il rêver : encore faut-il lui en
donner les moyens10. »
Il convient d'ailleurs de remarquer que, depuis une dizaine
d'années, une bonne partie des cours de Foucault au Collège
de France a été publiée, que ceux qui ne l'ont pas encore été
sont sur le point de l'être ou sont annoncés comme « à
paraître »... Et même le texte de sa « thèse complémentaire »,
VIntroduction à VAnthropologie de Kant, dont il n'avait jamais
envisagé la publication, a vu le jour, aux éditions Vrin, en
2004. Ne s'agit-il pas de publications posthumes ? À
l'évidence ! Ce dont, d'ailleurs, nul ne songerait à se plaindre.
Mais si l'on s'est affranchi aussi aisément de ce qui nous est
présenté comme la loi rigoureuse des « prescriptions
testamentaires » dans le cas de ce qui avait été simplement
prononcé devant quelques centaines de personnes au Collège
de France ou d'un dactylogramme qui dormait dans les
archives de la bibliothèque de la Sorbonne, pourquoi
continue-t-on de les invoquer quand il s'agit d'un volume que
Foucault disait avoir quasiment terminé ? Ne pourrait-on
faire valoir ici un droit des lecteurs à disposer des textes, qui
l'emporterait sur le droit des héritiers à les maintenir
inédits ou à en contrôler arbitrairement l'accès ? Et le désir -
sans parler du plaisir - de tous ceux qui, dans le monde
entier, travaillent sur ou avec les textes de Foucault ne
devrait-il pas prévaloir ? (À la date où j'écris ces lignes,
Foucault est mort depuis plus de 26 ans et cela ne serait en
rien offenser sa mémoire - bien au contraire ! - que de rendre
enfin accessible cet ouvrage qui lui tenait tant à cœur et qu'il
s'acharnait à mettre au point quand la maladie l'a emporté !)

*
Le 2 juin 1984, Michel Foucault est pris de malaise et
s'évanouit dans son appartement de la rue de Vaugirard. Il est
transporté dans une clinique du 15e arrondissement, où il
reste quelques jours, avant d'être admis, le 9 juin, à la
Salpêtrière, l'hôpital dont il avait si longuement décrit les
rôles et l'évolution dans son Histoire de la folie. Depuis
plusieurs mois, Michel Foucault n'a cessé de se plaindre d'une
« mauvaise grippe » qui le fatigue beaucoup et entrave son
travail. Il tousse sans arrêt, il souffre parfois de migraines
violentes.

On parle, depuis l'année 1981, d'une nouvelle maladie,


mortelle, qui frappe la communauté homosexuelle et qu'on
appelle dans les journaux le « cancer gay ». On n'en connaît
pas les causes : on ignore tout, alors, de la réalité
épidémiologique, des modes transmission, etc. On ne sait pas
qu'il s'agit d'un virus et on va jusqu'à mettre en cause les
« poppers », un aphrodisiaque contenu dans de petits flacons
et qui s'utilise par inhalation. Partageant l'étonnement et
même l'incrédulité de presque tout le monde à l'annonce des
premiers décès en série, Foucault se moque d'Edmund White
lorsque ce dernier crée avec Larry Kramer le Gay Men Health
Crisis pour faire face à cette situation inexplicable et
inquiétante : « Oh non ! Edmund, lui dit-il. Laisse le soin aux
Américains puritains d'inventer une maladie qui touche - qui
tue ! - seulement les gays. C'est trop parfait. Peut-être que ça
vous débarrassera de vos Noirs aussi... » Et comme Edmund
White veut lui répondre que, justement, « à ce propos... »,
Foucault continue de le « taquiner » : « Non, non ! C'est trop
parfait. Les gays et les Noirs11 ! » Il s'esclaffe également, à la
même époque, au cours d'une conversation avec Hervé
Guibert : « Un cancer qui toucherait exclusivement les
homosexuels, non, ce serait trop beau pour être vrai, c'est à
mourir de rire12. » En 1982, il a pris conscience de la tragédie
en cours, mais - dans la mesure où l'on ne sait toujours rien
sur ce qu'est cette maladie ni sur comment elle se transmet -
il déplore les campagnes qui se développent aux États-Unis
contre la liberté sexuelle : « La communauté homosexuelle
américaine est traversée par une grave crise et un double
mouvement de reculpabilisation. De l'extérieur, de nouvelles
législations répressives apparaissent dans plusieurs États. De
l'intérieur, à partir d'un phénomène mondial indéniable, le
“cancer gay”, tout le mouvement et ses supports
journalistiques, toute la dynamique qui a fonctionné pendant
dix ans comme le moteur d'une intensification des rapports
sexuels, se sont mis à tourner en sens inverse et deviennent le
principal instrument de diffusion, volontaire et organisé, de
slogans sur la monogamie et le couple, sur la nécessité de
pratiquer le sport plutôt que le sexe, etc. Et nombreux sont
ceux qui vivent et pensent le problème en termes de
châtiment divin13. »

A l'automne 1983, et plus encore au début de l'année 1984,


Foucault se sent épuisé. La maladie, tapie en lui, sans doute,
depuis longtemps, fait sentir ses douloureux effets. « Je suis
comme dans un brouillard », répète-t-il. Pourtant, il continue
à corriger les épreuves de L'Usage des plaisirs et du Souci de soi,
à remanier le manuscrit des Aveux de la chair. Il refuse de
s'interrompre, de prendre un peu de repos. Il veut aller
jusqu'au bout de sa recherche et achever enfin le vaste
chantier, ouvert près de dix ans auparavant, d'exploration
historique et théorique de la naissance de la « sexualité »
dans la culture occidentale et de l'avènement de « l'homme
de désir ». La conscience du « temps compté », comme l'écrit
Hervé Guibert, soutient sa volonté14.
Il savait donc qu'il était aux portes de la mort ? Qu'il était
atteint du sida ? Un des chefs de service de l'hôpital où se
tenaient les réunions de l'Académie Tarnier auxquelles
Foucault assistait régulièrement l'avait convaincu de se
soumettre à quelques examens médicaux et il eut rapidement,
selon le récit d'Hervé Guibert, « le moyen de déduire la
nature de la maladie ». Informa-t-il Foucault qu'il s'agissait
du sida ? « J'en doute », ajoute Guibert, dans un
roman magnifique et terrible où il décrit comment le virus
s'empare de son propre corps, de sa propre vie au moment
même où Foucault est sur le point de succomber. « Le
médecin principal de Michel avait compris qu'il ne voulait pas
que soit formalisé un diagnostic, l'urgence étant de lui laisser
du temps pour finir d'écrire », estimera plus tard Daniel
Defert, qui racontera également qu'il avait envisagé avec
Foucault, fin 1983, la possibilité que ce soit le sida, mais qu'ils
avaient ensuite écarté cette hypothèse. Au point que Foucault
avait pu signaler dans une lettre à un ami qu'il avait cru avoir
le sida, mais que, finalement, ça n'était pas ça15. Mais
Foucault avait probablement déchiffré, au moins
partiellement, le « discours diffus » que lui avait tenu le
médecin, et il avait compris qu'il était condamné : « Combien
de temps ? » lui aurait-il simplement demandé, selon le récit,
certes romancé mais, je suppose, assez fiable, d'Hervé
Guibert. On ignore quelle fut la réponse. Vague, imprécise,
incertaine, peut-on imaginer. Mais c'est cela qui lui
importait : la durée du sursis. Serait-il en mesure de terminer
ses livres ? Il se vit prescrire des doses massives
d'antibiotiques. Et il se remit au travail. Sans rien dire de ce
verdict à ses amis, à ses proches. Essayant peut-être lui-
même, par intermittence, de ne pas savoir ce qu'il savait.
Bien qu'affaibli, il donne son cours au Collège de France, en
février et mars 1984, après avoir été contraint néanmoins de
repousser de trois semaines la première séance. Il s'en
explique le 1er février, devant ses auditeurs : « Je n'ai pas pu
commencer, comme à l'habitude, mon cours au début de
janvier. J'ai été malade, réellement malade. Des bruits ont
couru disant que c'était pour me débarrasser d'une partie de
mon auditoire que j'avais brouillé les dates. Non, non, j'étais
réellement malade. Et par conséquent, je vous demande de
m î excuser 16 .»
Hervé Guibert, qui n'apprit qu'après coup ce qu'il raconte
dans son livre, loue le courage qu'exigeait un tel silence sur
soi : « Comme Muzil [le nom sous lequel il désigne Foucault
dans ce texte], j'aurais aimé avoir la force, l'orgueil insensé, la
générosité aussi de ne l'avouer à personne, pour laisser vivre
les amitiés libres comme l'air et insouciantes et éternelles17. »
Foucault s'était néanmoins confié à Georges Dumézil, alors
âgé de 86 ans. Pendant l'hiver qui précéda sa mort, au début
de l'année 1984, il téléphona à son vieil ami, pour le consulter
sur une question d'étymologie grecque, alors même qu'il
commentait ses deux derniers livres dans ses cours du Collège
de France18. Au détour de cette conversation, il dit à celui
qu'il considérait un peu comme son « maître spirituel » et qui
avait si souvent joué pour lui le rôle du « directeur de
conscience » : « Je crois bien que j'ai attrapé le sida. » Cette
formulation - « Je crois bien... » - avait frappé Dumézil. Qui
en tira, par la suite, la conclusion que Foucault, dont il savait
qu'il n'était pas homme à se mentir à lui-même, avait vécu les
derniers mois de sa vie habité par cette terrifiante
certitude19.
Lorsque Paul Veyne écrira un article pour le numéro
spécial de Critique, en septembre 1986, il voudra y inclure une
conversation qu'il eut en février 1984 avec Foucault. Jean Piel,
le responsable de la revue, a préféré ne pas publier tels quels
ces deux feuillets. Voici ce récit de Paul Veyne :
« Foucault n'éprouvait pas de peur de la mort : il le disait
parfois à ses amis, lorsque la conversation en revenait au
suicide, et les faits ont prouvé, quoique d'une autre manière,
qu'il ne se vantait pas. La sagesse antique lui était devenue
personnelle d'une autre manière encore ; durant les huit
derniers mois de sa vie, la rédaction de ses deux livres a joué
pour lui le rôle que l'écriture philosophique et le journal
intime jouaient dans la philosophie antique : celui d'un
travail de soi sur soi, d'une auto-stylisation. Ici se place un
incident dont le souvenir me brûle comme un trait héroïque.
Pendant ces huit mois, donc, Foucault travaillait à écrire et
récrire ces deux livres, à liquider cette longue dette envers
lui-même ; il me parlait sans cesse de ces livres, me faisait
parfois vérifier une de ses traductions, mais il se plaignait
d'une toux tenace et d'une légère fièvre incessante qui le
ralentissaient ; il me faisait par courtoisie demander des
conseils à ma femme qui est médecin et qui n'en pouvait
mais. “Tes médecins vont sûrement croire que tu as le sida”,
lui dis-je un jour en plaisantant (les plaisanteries mutuelles
sur la différence de nos goûts amoureux étaient un des rituels
de l'amitié). “C'est précisément ce qu'ils pensent, me
répondit-il en souriant, et je l'ai bien compris aux questions
qu'ils m'ont posées.” Les lecteurs d'aujourd'hui auront peine
à croire qu'en ce mois de février 1984 une fièvre et une toux
ne donnaient encore de soupçons à personne : cette maladie
était encore un fléau si lointain et ignoré qu'il en devenait
légendaire et peut-être imaginaire. Aucun de ses familiers ne
s'est douté de rien : nous n'avons appris qu'après, “Tu devrais
te reposer une bonne fois, continuai-je, tu as trop fait de grec
et de latin, ça t'a vidé.” “Oui, répondit-il, mais après. Je veux
d'abord en finir avec ces deux bouquins.” “Au fait, lui
demandai-je par simple curiosité (car l'histoire de la
médecine n'est pas ma passion dominante), ça existe
vraiment, le sida, ou c'est une légende moralisante ?” “Eh
bien, écoute, me répondit-il tranquillement, et après une
seconde de réflexion, j'ai étudié de près la question, j'ai lu pas
mal de choses là-dessus : oui, ça existe ; ce n'est pas une
légende. Les médecins américains ont étudié ça de très près.”
Et il me donna des détails techniques, que j'ai oubliés, en deux
ou trois phrases. Après tout, lui était historien de la médecine
et, comme philosophe, pensai-je, il s'intéresse à l'actualité.
Car des entrefilets de sources américaines sur le “cancer des
homosexuels” (ainsi disait-on alors) paraissaient
régulièrement dans les journaux. Rétrospectivement, son
sang-froid lors de ma sotte question me coupe le souffle ; lui-
même a dû penser qu'un jour il en serait ainsi, méditer la
réponse qu'il me fit et compter sur ma mémoire, par une
amère consolation minuscule ; donner de vivants exempla
était une autre tradition de la philosophie antique20... »

*
L'été brille déjà sur Paris et le bâtiment de l'hôpital est
situé au milieu d'un vaste parc. Il faut marcher assez
longtemps pour y accéder. Foucault reçoit les visites de ses
amis dans une apparente bonne humeur. Il rit, plaisante. Il
commente les premiers articles qui paraissent sur ses deux
livres qui viennent tout juste d'être mis en vente. Il a l'air
d'aller mieux. Il forme des projets de voyage : il aimerait
retourner en Andalousie, où il a fait avec Daniel Defert,
l'année précédente, un séjour qui l'a enthousiasmé. Les
journaux se sont d'ailleurs fait l'écho de cette amélioration de
son état de santé. Il y a quelques personnes que Foucault
aimerait voir et il demande qu'on les prévienne : Gilles
Deleuze, Georges Canguilhem... Mais il est trop tard. En
quelques jours, son état de santé se dégrade. Et le 25 juin, en
milieu d'après-midi, une dépêche de l'AFP provoque la
stupeur dans les salles de rédaction puis dans la communauté
intellectuelle lorsque les radios et la télévision auront donné
l'information : « Michel Foucault est mort. »
Le Monde publie le communiqué des médecins : « Le
professeur Paul Castaigne, chef du service de neurologie de
l'hôpital de la Salpêtrière et le docteur Bruno Sauron ont
publié, en accord avec la famille de M. Michel Foucault, le
communiqué suivant : “Monsieur Michel Foucault est entré le
9 juin 1984 à la clinique des maladies du système nerveux de
la Salpêtrière pour que soient pratiqués des examens
complémentaires rendus nécessaires par des manifestations
neurologiques venues compliquer un état septicémique. Ces
explorations ont révélé l'existence de foyers de suppuration
cérébrale. Le traitement antibiotique a eu d'abord un effet
favorable ; une rémission a permis à M. Michel Foucault de
prendre connaissance des premières réactions consécutives à
la parution de ses derniers livres. Une brutale aggravation a
enlevé tout espoir de thérapeutique efficace et le décès s'est
produit le 25 juin à 13 h 15. »
« Michel Foucault est mort. » Ce sera le titre principal des
journaux le lendemain. Une photo occupe toute la une de
Libération, qui consacre huit pages à la disparition du
philosophe. Avec un éditorial de Serge July, des articles
d'hommage, une série de témoignages (Edmond Maire, Pierre
Boulez, Jack Lang, Robert Badinter...). Avec également une
stupéfiante mise au point. Un petit encadré, au bas d'une
page, s'efforce de récuser la « rumeur » qui court déjà, selon
laquelle Foucault serait mort du sida. « On reste confondu, dit
l'article non signé, de la virulence de cette rumeur. Comme
s'il fallait que Foucault fût mort dans la honte21. » On ne
connaîtra jamais le nombre exact des lettres de protestation
que le quotidien a reçues les jours suivants, mais ce fut un
véritable déluge : comment un journal qui s'appelle Libération,
s'indignaient les lecteurs, pouvait-il parler de la « honte »
qu'il y aurait à mourir du sida ?
Le lendemain de la mort de Foucault, Le Matin accorde lui
aussi toute sa page de « une » à la triste nouvelle. Et Le Monde,
un large titre à la « une », avec un article de Pierre Bourdieu
et deux pleines pages intérieures dans lesquelles plusieurs
collaborateurs du journal racontent l'épopée foucaldienne sur
la scène de la théorie ou de la politique, tandis que Paul
Veyne évoque l'œuvre de son ami disparu : « L'œuvre de
Foucault, proclame-t-il, me semble être l'événement de
pensée le plus important de notre siècle22. » De son côté,
Bourdieu écrit : « Rien n'est plus dangereux que de réduire
une philosophie, surtout aussi subtile, complexe, perverse, à
une formule de manuel. Je dirai toutefois que l'œuvre de
Foucault est une longue exploration de la transgression, du
franchissement de la limite sociale qui tient inséparablement
à la connaissance et au pouvoir. » Le sociologue termine son
article par ces phrases : « J'aurais voulu mieux dire cette
pensée acharnée à conquérir la maîtrise de soi, c'est-à-dire la
maîtrise de son histoire, histoire des catégories de pensée,
histoire du vouloir et des désirs. Et aussi ce souci de rigueur,
ce refus de l'opportunisme dans la connaissance comme dans
la pratique, dans les techniques de la vie comme dans les
choix politiques qui font de Foucault une figure
irremplaçable23. » Bourdieu écrira également un long article
pour la revue italienne L'Indice (voir annexe 5).
Quelques jours plus tard, le visage anxieux de Michel
Foucault occupe toute la couverture du Nouvel Observateur. Le
directeur du journal, Jean Daniel, consacre son éditorial à la
« passion de Michel Foucault >>24. L'hebdomadaire publie
plusieurs articles et témoignages. Fernand Braudel parle de
« deuil national » : « La France perd un des esprits les plus
éblouissants de son époque, un de ses intellectuels les plus
généreux25 ». Mais surtout, on peut lire dans ce numéro de
VObservateur l'article le plus émouvant qui ait jamais été écrit
sur Foucault. Georges Dumézil avait l'habitude de dire :
« Quand je disparaîtrai, Michel fera ma notice nécrologique. »
Mais l'ordonnance des âges de la vie n'a pas été respectée et
la prévision du mythologue se trouve inversée. Le vieil
homme, brisé et bouleversé, a rédigé à la hâte quelques
feuillets dans lesquels il raconte comment il a connu
Foucault, comment ils ont noué cette relation de complicité
qui a su traverser les décennies sans jamais s'assombrir, sans
que jamais le moindre orage, le moindre nuage ne vienne la
perturber. Puis, il parle de l'œuvre du philosophe dont il a
accompagné les premiers pas, dans la bibliothèque d'Uppsala.
« L'intelligence de Foucault était littéralement sans borne,
même sophistiquée. Il avait installé son observatoire sur les
zones de l'être vivant où les distinctions traditionnelles du
corps et de l'esprit, de l'instinct et de l'idée, paraissent
absurdes : la folie, la sexualité, le crime. De là, son regard
tournait comme un phare sur l'histoire et sur le présent, prêt
aux découvertes les moins rassurantes, capable de tout
accepter, sauf de s'arrêter à une orthodoxie. Une intelligence
à foyers multiples, à miroirs mobiles, où le jugement naissant
se doublait aussitôt de son contraire sans cependant se
détruire ni reculer. Tout cela, comme il est usuel à ce niveau,
sur un fond d'extrême bienveillance, de bonté. » Et Dumézil
de conclure : « Notre amitié fut une facile réussite. Michel
Foucault en se retirant me laisse un peu plus démuni, et non
seulement des ornements de la vie : de sa substance
a 26
meme . »
*

Il est très tôt en cette matinée de juin, et le soleil n'a pas


encore fait son apparition sur Paris. Mais dans la petite cour
derrière l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, plusieurs centaines
de personnes sont déjà rassemblées pour rendre un dernier
hommage à Michel Foucault. Une longue attente. Un grand
silence. Puis une voix cassée, voilée, altérée par le chagrin
s'élève tout à coup : « Quant au motif qui m'a poussé, il était
fort simple. Aux yeux de certains, j'espère qu'il pourrait par
lui-même suffire. C'est la curiosité - la seule espèce de
curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d'être pratiquée avec
un peu d'obstination : non pas celle qui cherche à s'assimiler
ce qu'il convient de connaître, mais celle qui permet de se
déprendre de soi-même. Que vaudrait l'acharnement du
savoir s'il ne devait assurer que l'acquisition des
connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant que
faire se peut, l'égarement de celui qui connaît ? Il y a des
moments dans la vie où la question de savoir si on peut
penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement
qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à
réfléchir. [...] Qu'est-ce donc que la philosophie - je veux dire
l'activité philosophique - si elle n'est pas le travail critique de
la pensée sur elle-même. Et si elle ne consiste pas, au lieu de
légitimer ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir
comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement. »
Ce sont des mots de Foucault : un fragment de la préface à
L'Usage des plaisirs. C'est Gilles Deleuze qui les lit. La foule
écoute. Une foule composite où se mêlent tous ceux qui ont
croisé les mille chemins de Michel Foucault, qui ont connu
l'un de ses mille visages : dans la carrière universitaire, dans
les luttes politiques, ou les deux à la fois, dans l'amitié, dans
l'affection... Tout au fond, contre le mur, on peut reconnaître
Georges Dumézil et Georges Canguilhem, aussi émus que
discrets. Quelques professeurs du Collège de France assistent
également à la cérémonie : Paul Veyne, Pierre Bourdieu,
Pierre Boulez... Tout le monde remarque la présence de
Simone Signoret et d'Yves Montand, ou de Robert Badinter, le
ministre de la Justice. Il y a là aussi Alain Jaubert, Jean Daniel,
Bernard Kouchner, Claude Mauriac et tant d'autres, célèbres
ou anonymes : ceux qui signaient avec lui les pétitions et ceux
qui allaient simplement écouter ses cours, chaque mercredi...
Quelques heures plus tard, dans l'après-midi du 29 juin, le
cercueil sera mis en terre, dans le petit cimetière de
Vendeuvre. Loin de la foule cette fois. Seule la famille est
présente. Et quelques amis. Sur la bière est posée une gerbe
de roses, qui n'a pas bougé pendant tout ce long voyage
depuis Paris. Elle est signée de trois prénoms : Mathieu,
Hervé, Daniel. Comme Mme Foucault tenait à ce qu'une
célébration religieuse ait lieu, il reviendra à Michel Albaric, le
frère dominicain qui dirige la bibliothèque du Saulchoir, de
prononcer une brève homélie. Et puis tout est fini.

*
Il faut pousser une grille qui grince. Avancer dans l'allée,
bordée de cyprès. Quelques mètres seulement. Une pierre
tombale. Une simple dalle de marbre gris. On peut y lire :
PIERRE GIRAUDEAU
ÉPOUX DE MARIE BONNET

1800-1848

Et en dessous, gravé dans les mêmes lettres dorées :


PAUL MICHEL FOUCAULT
PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

1926-1984

De l'autre côté de la route, on aperçoit la vieille bâtisse du


Piroir. Michel Foucault y était venu, une dernière fois, deux
mois avant sa mort, pour corriger les épreuves du Souci de soi.

*
Dans ses deux derniers livres, l'écriture de Foucault a
beaucoup changé : elle est devenue calme, dépassionnée,
« apaisée27 », dit Maurice Blanchot, plus sobre, dit Gilles
Deleuze28. Presque neutralisée. On est bien loin des
flamboiements d'antan, de l'écriture « brûlante »
d'autrefois29. Comme si l'approche de la mort et le
pressentiment qu'il en avait depuis plusieurs mois avaient
conduit Foucault sur la voie de la sérénité, selon le modèle de
la « vie philosophique » telle que pouvait la valoriser
Sénèque, dont il a fait sa lecture de prédilection. Foucault
semble avoir à ce point intériorisé la sagesse antique qu'elle
s'est imposée à son style même : le style de l'écrivain comme
le style de l'homme. Car le problème qui est devenu le sien,
c'est la « stylisation de l'existence », 1'« esthétique de la vie ».
Problème historique, bien sûr, et qu'il formule, comme
toujours, à travers des documents. Mais problème que l'on
sent, comme toujours également, très étroitement lié à ce
qu'il éprouve personnellement. Gilles Deleuze le souligne fort
justement : ce qui intéresse Foucault, à ce moment-là, ce n'est
pas le retour à l'Antiquité, mais « nous aujourd'hui30 ».
Foucault n'avait-il pas déclaré à Dreyfus et Rabinow : « Ce qui
m'étonne, c'est que, dans notre société, l'art n'ait plus de
rapport qu'avec les objets et non pas avec les individus ou
avec la vie... La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être
une œuvre d'art31 ? »
Le 28 mars 2004, trois mois avant sa mort, Foucault a
prononcé son dernier cours au Collège de France. Lors de
cette ultime séance, il n'a pas eu le temps d'exposer à ses
auditeurs tout ce qu'il avait préparé. Mais son année
d'enseignement est terminée. Alors il leur dit simplement, et
ce seront les mots d'un adieu définitif (en avait-il le
pressentiment ?) : « Voilà. Écoutez, j'avais des choses à vous
dire sur le cadre général de ces analyses. Mais enfin, il est
trop tard. Alors, merci ».
ANNEXE 1

Rapport de M. Canguilhem sur le manuscrit déposé par


M. Michel Foucault, directeur de l'institut français de
Hambourg, en vue de l'obtention du permis d'imprimer
comme thèse principale de doctorat ès lettres.

Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'époque classique, tel est


le sujet que M. Foucault traite au cours d'un travail dont la
densité le dispute à l'ampleur (943 pages dactylographiées,
plus 40 pages d'appendices documentaires et de
bibliographie). Malgré l'importance de la documentation mise
en œuvre (pièces d'archives, témoignages, ouvrages de
doctrine), les idées directrices de cette élaboration sont
toujours rigoureusement dégagées. Le style est incisif, ne
recherchant pas la formule pour elle-même, mais ne reculant
pas, à l'occasion, devant elle. Nous sommes vraiment en
présence d'une thèse, qui renouvelle non seulement les idées,
mais aussi les techniques de saisie et de présentation des
faits, en matière d'histoire de la psychiatrie.

*
Par époque classique, M. Foucault désigne, dans l'histoire
de l'Europe, les xviie et xvme siècles, ou plus exactement la
période qui s'étend de la fin du xvie siècle jusqu'à la
constitution, dans le premier tiers du xixe siècle, d'une
médecine mentale et d'une pratique psychiatrique qui
prétendent l'une à la dignité de science et l'autre à l'efficacité
d'une application de théorie. Comme M. Foucault remonte au-
delà et descend en deçà des limites extrêmes de la période
étudiée en vue de saisir des significations d'institutions,
d'attitudes et de concepts par le moyen de différences ou de
contrastes, son tableau des structures sociales et son analyse
des structures mentales s'étendent finalement de la
Renaissance des Lettres jusqu'à la naissance de la
psychanalyse.
M. Foucault s'efforce essentiellement de montrer que la
folie est un objet de perception dans un « espace social »
diversement structuré au cours de l'histoire, objet de
perception suscité par des pratiques sociales, plutôt que saisi
par une sensibilité collective, plutôt surtout que décomposé
analytiquement par un entendement spéculatif. La folie a
d'abord occupé l'espace social laissé vacant par un fléau
progressivement réduit. La perception de la folie a d'abord
participé de la terreur inspirée par le mal qu'on parquait dans
les léproseries, lorsque celles-ci furent affectées à
l'hospitalisation des insensés. L'« invention » propre à l'âge
classique est celle de l'internement (1657, en France) où le
fou, parce que incapable de travail, rejoint le mendiant, le
vagabond et le chômeur, qu'on tente de récupérer pour un
travail obligatoire, quand la crise économique les prive de
travail libre. Cette pratique administrative et policière est
aussi une conduite éthique. L'internement confond dans les
mêmes limites spatiales de réprobation les oisifs, les
prodigues, les libertins. La folie perd ici son individualité dans
l'indistinction de ce que la raison classique (valeur
indistinctement logique et sociale) s'oppose à elle-même sous
le nom collectif de déraison. L'internement des « insensés »
ne vise longtemps que leur neutralisation ou leur
« amendement » mais non leur guérison. Cependant, dès le
milieu du xvme siècle, et bien avant les réformes de Tuke en
Angleterre, de Pinel en France, de Reil en Allemagne, la folie a
reconquis une certaine spécificité. Il ne faut pourtant pas
considérer l'apparition de maisons d'internement réservées
aux fous comme une saisie pré-scientifique de la folie en tant
que fait de psychopathologie. Il apparaît plutôt que c'est la
protestation de certaines catégories d'internés qui aboutit à
un nouveau partage de l'espace d'internement. L'époque
précédente avait confondu la folie dans la déraison. C'est dans
l'espace de ce premier partage opéré par la raison que la
déraison se scinde, en délimitant l'espace spécifique de la
folie. Dans la mesure aussi où de nouvelles structures
économiques et de nouvelles exigences d'ordre
démographique (peuplement des colonies) conduisent à la
révision des concepts de pauvreté et d'assistance, l'évidence
massive, et illusoirement inconditionnée, de l'internement
s'effrite, et dans l'espace indifférencié de la réclusion, la folie
surgit comme un problème social spécifique parmi bien
d'autres. Bref il a fallu des pratiques de police et de justice et
la constitution historique d'une expérience sociale de
l'internement pour que surgissent, comme réalités désormais
offertes à la connaissance, des catégories de l'anormal. La
connaissance médicale, d'intention scientifique, de la folie
repose, sans s'en douter, sur une expérience active de
ségrégation sociale à base d'anathème.
Toute l'histoire des débuts de la psychiatrie moderne se
révèle faussée par une illusion de rétroactivité selon laquelle
la folie était déjà donnée - quoique inaperçue - dans la nature
humaine. Le vrai, selon M. Foucault, c'est que la folie a dû être
d'abord constituée comme une forme de la déraison, tenue à
distance par la raison, condition nécessaire pour qu'elle
tombât enfin sous le regard comme un objet d'étude. Ce
regard de la raison, froid, impartial, objectif, croit-elle, est
donc en fait secrètement orienté par une réaction
d'écartement. Cette réaction qui apparut déraisonnable aux
yeux de la psychiatrie naissante, discipline positiviste et
attitude philanthropique, est la raison profonde de l'intérêt
scientifique pour la folie. Dans l'histoire de la civilisation, la
peur a découpé l'objet de l'observation. Entre la folie de la
Renaissance - symptôme de la scission ontologique, de
l'apparition du néant à l'intérieur même de l'existence (et
non plus à son terme, comme dans la mort) -, et la folie de
l'état positif - phénomène empirique de maladie mentale -
s'intercale un processus historique de moralisation. C'est
l'éthique sociale qui fait la transition entre le concept
magique et le concept scientifique de la folie.

*
Mais on ne peut résumer ni même symboliser toute
l'expérience classique de la folie par la pratique de
l'internement. M. Foucault ne peut pas ignorer que la folie a
toujours été, à quelque degré, un objet du souci médical.
Toutefois ce souci médical ne connaissait pas d'autonomie. Si
l'internement résultait d'une décision administrative presque
jamais appuyée sur une expertise médicale, restait que les
problèmes Juridiques de l'interdiction, qui ne recouvrent pas
ceux de l'internement, obligeaient à la définition médicale de
critères dont l'élaboration anticipe sur les analyses
ultérieures de la psychopathologie. Dans la préhistoire de la
psychiatrie, l'homme sujet de droit est plus important que
l'homme débile ou malade. C'est par la voie de l'aliénation
juridique que la médecine s'est approchée de la connaissance
des aspects et formes de l'aliénation. De sorte que, jusqu'au
xixe siècle, la connaissance médicale concernant la folie n'a
pu être une conscience autonome, dans la mesure exacte où
elle acceptait de l'univers du droit ses modes de repérage. La
nosologie mentale s'est donc d'abord embarrassée et perdue
dans une entreprise de classification dont les cadres étaient
imités des classifications de naturalistes, mais dont le
contenu se trouvait provenir en fin de compte de l'expérience
sociale. La folie se trouvait toujours partagée entre la nature
et la société. Il n'est donc pas étonnant qu'au moment de la
« libération des internés », à l'époque de la Révolution
française, quand se sont enfin consolidées les institutions et
les techniques de l'internement purement « asilaire », la folie,
devenant objet théorique pour le jugement médical, soit
restée objet de comportement éthique, et que le couple
malade-médecin ait continué à relever davantage d'une
« situation » existentielle que d'une relation de connaissance.
Les réformes et l'enseignement de Tuke et de Pinel
expriment davantage une évolution dans l'attitude pratique
de la raison à l'égard de la folie qu'une révolution
conceptuelle qui ferait enfin apparaître, dans la vérité de la
nature, ce que les xviie et xvme siècles obscurcissaient sous les
mœurs d'une société. Et les trois aspects fondamentaux de la
folie, dans la première moitié du xixe siècle : paralysie
générale, moral insanity, monomanie, dissimulent plus encore
qu'ils ne la recouvrent la structure d'une expérience de la
folie que l'âge positiviste hérite, sans s'en rendre compte, du
xvme siècle.
C'est donc la signification des débuts de la psychiatrie
positiviste - avant la révolution freudienne - qui est en
question dans le travail de M. Foucault. Et à travers la
psychiatrie, c'est la signification de l'avènement de la
psychologie positive qui se trouve révisée. Ce ne sera pas le
moindre sujet de surprise, provoqué par cette étude, que la
remise en question des origines du statut « scientifique » de
la psychologie.

*
On voit déjà quel peut être l'intérêt de ce travail. Comme
M. Foucault n'a jamais perdu de vue la variété des visages que
la folie, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, offre à
l'homme moderne dans les miroirs des arts plastiques, de la
littérature et de la philosophie ; comme il a tantôt démêlé
tantôt emmêlé une multiplicité de fils conducteurs, sa thèse
se présente comme un travail simultané d'analyse et de
synthèse dont la rigueur ne rend pas toujours la lecture aisée,
mais qui récompense toujours l'effort d'intelligence.
Quant à la documentation, M. Foucault a d'une part relu et
revu, mais d'autre part lu et exploité pour la première fois,
une quantité considérable de pièces d'archives. Un historien
professionnel ne manquera pas d'être sympathique à l'effort
fait par un jeune philosophe pour accéder aux documents de
première main. Par contre, aucun philosophe ne pourra
reprocher à M. Foucault d'avoir aliéné l'autonomie du
jugement philosophique dans la soumission aux sources de
l'information historique. Dans la mise en œuvre de sa
documentation considérable, la pensée de M. Foucault a
conservé de bout en bout une vigueur dialectique qui lui vient
en partie de sa sympathie pour la vision hégélienne de
l'histoire et de sa familiarité avec la Phénoménologie de l'Esprit.
L'originalité de ce travail consiste essentiellement dans la
reprise, au niveau supérieur de la réflexion philosophique,
d'une matière jusqu'à présent abandonnée par les
philosophes et par les historiens de la psychologie, à la seule
discrétion de ceux des psychiatres qu'intéressaient - le plus
souvent pour des questions de mode ou de convention -
l'histoire ou la préhistoire de leur « spécialité ».
Ayant enrichi sa culture philosophique d'agrégé par des
études ultérieures de psychologie, par l'enseignement de la
psychologie (il a été assistant de psychologie à la faculté des
lettres de Lille, et moniteur de psychologie à l'École normale
supérieure), M. Foucault s'est toujours électivement intéressé
à la psychopathologie et à son histoire.
Je ne sais si M. Foucault avait, en écrivant sa thèse, la
moindre intention ou la moindre conscience de contribuer à
une histoire de ce qu'on appellerait aujourd'hui « la
psychologie sociale de l'anormal ». Il me semble pourtant
qu'il l'a fait. Il me semble aussi que, ce faisant, il a contribué à
renouer un dialogue fructueux entre psychologie et
philosophie, à un moment où beaucoup de psychologues
acceptent de couper leurs techniques d'une interrogation sur
les origines et le sens de ces techniques.
Je crois donc pouvoir conclure, dans la conviction où je suis
de l'importance des recherches de M. Foucault, que son
travail mérite de venir à soutenance devant un jury de la
faculté des lettres et sciences humaines et je propose à M. le
Doyen, pour ce qui me concerne, d'en autoriser l'impression.

Georges Canguilhem
le 19 avril 1960
ANNEXE 2

Ce texte, « Titres et travaux » © Éditions Gallimard (tiré de


Dits et Écrits, tome 1, 1954-1969), est publié avec l'aimable
autorisation des ayants droit de Michel Foucault et des éditions
Gallimard.

TITRES ET TRAVAUX DE MICHEL FOUCAULT

Plaquette rédigée pour la candidature au Collège de France

Dans ¡'Histoire de la folie à l'âge classique, j'ai voulu


déterminer ce qu'on pouvait connaître de la maladie mentale
à une époque donnée. Un tel savoir se manifeste bien sûr dans
les théories médicales qui nomment et classent les différents
types pathologiques, et qui essaient de les expliquer ; on le
voit apparaître aussi dans des phénomènes d'opinion - dans
cette vieille peur que suscitent les fous, dans le jeu des
crédulités qui les entourent, dans la manière dont on les
représente au théâtre ou dans la littérature. Ici et là, des
analyses faites par d'autres historiens pouvaient me servir de
guides. Mais une dimension m'a paru inexplorée : il fallait
chercher comment les fous étaient reconnus, mis à part,
exclus de la société, internés et traités ; quelles institutions
étaient destinées à les accueillir, et à les retenir - à les soigner
parfois ; quelles instances décidaient de leur folie et selon
quels critères ; quelles méthodes étaient mises en œuvre pour
les contraindre, les châtier ou les guérir ; bref, dans quel
réseau d'institutions et de pratiques le fou se trouvait à la fois
pris et défini. Or ce réseau, lorsqu'on examine son
fonctionnement et les justifications qu'on en donnait à
l'époque, apparaît très cohérent et très bien ajusté : tout un
savoir précis et articulé se trouve engagé en lui. Un objet s'est
alors dessiné pour moi : le savoir investi dans des systèmes
complexes d'institutions. Et une méthode s'imposait : au lieu
de parcourir, comme on le faisait volontiers, la seule
bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter un
ensemble d'archives comprenant des décrets, des règlements,
des registres d'hôpitaux ou de prisons, des actes de
jurisprudence. C'est à l'Arsenal ou aux Archives nationales
que j'ai entrepris l'analyse d'un savoir dont le corps visible
n'est pas le discours théorique ou scientifique, ni la
littérature non plus, mais une pratique quotidienne et réglée.
L'exemple de la folie m'a paru toutefois insuffisamment
topique ; au xviie et au xvme siècle, la psychopathologie est
encore trop rudimentaire pour qu'on puisse la distinguer
d'un simple jeu d'opinions traditionnelles ; il m'a semblé que
la médecine clinique, au moment de sa naissance, posait le
problème en termes plus rigoureux ; au début du xixe siècle,
elle est liée en effet à des sciences constituées ou en cours de
constitution, comme la biologie, la physiologie, l'anatomie
pathologique ; mais elle est liée d'autre part à un ensemble
d'institutions comme les hôpitaux, les établissements
d'assistance, les cliniques d'enseignement, à des pratiques
aussi comme les enquêtes administratives. Je me suis
demandé de quelle manière, entre ces deux repères, un savoir
avait pu prendre naissance, se transformer et se développer,
proposant à la théorie scientifique de nouveaux champs
d'observations, des problèmes inédits, des objets jusque-là
inaperçus ; mais comment en retour des connaissances
scientifiques y avaient été importées, avaient pris valeur de
prescription et de normes éthiques. L'exercice de la médecine
ne se borne pas à composer, en un mélange instable, une
science rigoureuse et une tradition incertaine ; elle est
charpentée comme un système de savoir qui a son équilibre
et sa cohérence propres.
On pouvait donc admettre des domaines de savoir qui ne
sauraient s'identifier exactement avec des sciences, sans être
pourtant de simples habitudes mentales. J'ai tenté alors dans
Les Mots et les choses une expérience inverse : neutraliser, mais
sans abandonner le projet d'y revenir un jour, tout le côté
pratique et institutionnel, envisager à une époque donnée
plusieurs de ces domaines de savoir (les classifications
naturelles, la grammaire générale et l'analyse des richesses,
aux xviie et xvme siècles) et les examiner à tour de rôle pour
définir le type de problèmes qu'ils posent, de concepts dont
ils ont joué, de théories qu'ils mettent à l'épreuve. Non
seulement on pouvait définir 1'« archéologie » interne de
chacun de ces domaines pris un à un ; mais on percevait de
l'un à l'autre des identités, des analogies, des ensembles de
différences qu'il fallait décrire. Une configuration globale
apparaissait : elle était loin, certes, de caractériser l'esprit
classique en général, mais elle organisait d'une façon
cohérente toute une région de la connaissance empirique.
J'étais donc en présence de deux groupes de résultats bien
distincts : d'une part, j'avais constaté l'existence spécifique et
relativement autonome de « savoirs investis » ; de l'autre,
j'avais noté des relations systématiques dans l'architecture
propre à chacun d'eux. Une mise au point devenait
nécessaire. Je l'ai esquissée dans V Archéologie du savoir : entre
l'opinion et la connaissance scientifique, on peut reconnaître
l'existence d'un niveau particulier, qu'on propose d'appeler
celui du savoir. Ce savoir ne prend pas corps seulement dans
les textes théoriques ou des instruments d'expérience, mais
dans tout un ensemble de pratiques et d'institutions ; il n'en
est pas toutefois le résultat pur et simple, l'expression à demi
consciente ; il comporte en effet des règles qui lui
appartiennent en propre, caractérisant ainsi son existence,
son fonctionnement et son histoire ; certaines de ces règles
sont particulières à un seul domaine, d'autres sont communes
à plusieurs ; il se peut que d'autres soient générales pour une
époque ; le développement enfin de ce savoir et ses
transformations mettent en jeu des relations complexes de
causalité.

PROJET D'ENSEIGNEMENT

Le travail à venir se trouve soumis à deux impératifs : ne


jamais perdre de vue la référence d'un exemple concret qui
puisse servir de terrain d'expérience pour l'analyse ; élaborer
les problèmes théoriques qu'il m'est arrivé de croiser ou que
j'aurai l'occasion de rencontrer.
1. Le secteur choisi comme exemple privilégié et auquel,
pendant un certain temps, je me tiendrai, c'est le savoir de
l'hérédité. Il s'est développé tout au long du xixe siècle depuis
les techniques de l'élevage, les tentatives faites pour
l'amélioration des espèces, les essais de culture intensive, les
efforts pour lutter contre les épidémies animales et végétales
jusqu'à la constitution d'une génétique dont la date de
naissance peut être fixée au début du xxe siècle. D'un côté ce
savoir répondait à des exigences économiques et à des
conditions historiques très particulières : les changements
dans les dimensions et les formes d'exploitation des
propriétés rurales, dans l'équilibre des marchés, dans les
normes requises de rentabilité, dans le système de
l'agriculture coloniale, ont profondément transformé ce
savoir ; ils ne modifiaient pas la seule nature de son
information, mais sa quantité et son échelle. D'un autre côté,
ce savoir était réceptif à des connaissances qui pouvaient être
acquises par des sciences comme la chimie ou la physiologie
animale et végétale (témoins l'utilisation des engrais azotés
ou la technique de l'hybridation qui avait été rendue possible
par la théorie de la fécondation végétale, définie au
xvme siècle). Mais cette double dépendance ne lui ôte pas ses
caractéristiques et ses formes de régulation interne ; il a
donné lieu aussi bien à des techniques adaptées (comme
celles des Vilmorin pour l'amélioration des espèces) qu'à des
concepts épistémologiquement féconds (comme celui de trait
héréditaire, précisé, sinon défini par Naudin). Darwin ne s'y
est pas trompé qui a trouvé dans cette pratique humaine de
l'hérédité le modèle permettant de comprendre l'évolution
naturelle des espèces.
2. Quant aux problèmes théoriques qu'il faudra élaborer, il
me semble qu'on peut les rassembler en trois groupes.
Il faudra d'abord chercher à donner statut à ce savoir : où
le repérer, entre quelles limites, et quels instruments choisir
pour en faire la description (dans l'exemple proposé, on voit
que le matériau est énorme, allant d'habitudes presque
muettes et transmises par la tradition, jusqu'à des
expérimentations et des préceptes dûment transcrits) ; il
faudra aussi chercher quels ont été ses instruments et ses
canaux de diffusion, et s'il s'est répandu de façon homogène
dans tous les groupes sociaux et dans toutes les régions ;
enfin, il faudra essayer de déterminer quels peuvent être les
différents niveaux d'un tel savoir, ses degrés de conscience,
ses possibilités d'ajustement et de rectification. Le problème
théorique qui apparaît alors, c'est celui d'un savoir social et
anonyme qui ne prend pas pour modèle ou fondement la
connaissance individuelle et consciente.
Un autre groupe de problèmes concerne l'élaboration de ce
savoir en discours scientifique. Ces passages, ces
transformations et ces seuils constituent en un sens la genèse
d'une science. Mais au lieu de rechercher, comme on l'a fait
dans certains projets de type phénoménologique, l'origine
première d'une science, son projet fondamental et ses
conditions radicales de possibilité, on essaiera d'assister aux
commencements insidieux et multiples d'une science. Il est
parfois possible de retrouver et de dater le texte décisif qui
constitue pour une science son acte de naissance et comme sa
charte initiale (dans le domaine qui me servira d'exemple, les
textes de Naudin, de Mendel, de De Vries ou de Morgan
peuvent tour à tour prétendre à ce rôle) ; mais l'important est
de déterminer quelle transformation a dû être accomplie
avant eux, autour d'eux ou en eux, pour qu'un savoir puisse
prendre statut et fonction de connaissance scientifique. D'un
mot, il s'agit du problème théorique de la constitution d'une
science quand on veut l'analyser non pas en termes
transcendentaux mais en termes d'histoire.
Le troisième groupe de problèmes concerne la causalité
dans l'ordre du savoir. On a sans doute établi depuis
longtemps des corrélations globales entre des événements et
des découvertes, ou entre des nécessités économiques et le
développement d'un domaine de connaissances (on sait par
exemple de quelle importance ont été les grandes épidémies
végétales du xixe siècle dans l'étude des variétés, de leur
capacité d'adaptation et de leur stabilité). Mais il faut
déterminer de façon beaucoup plus précise comment - par
quels canaux et selon quels codes - le savoir enregistre, non
sans choix ni modification, des phénomènes qui lui étaient
jusque-là demeurés extérieurs, comment il devient réceptif à
des processus qui lui sont étrangers, comment enfin une
modification qui s'est produite en une de ses régions ou à l'un
de ses niveaux peut se transmettre ailleurs et y prendre son
effet.
L'analyse de ces trois groupes de problèmes fera sans doute
apparaître le savoir sous son triple aspect : il caractérise,
regroupe et coordonne un ensemble de pratiques et
d'institutions ; il est le lieu sans cesse mouvant de la
constitution des sciences ; il est l'élément d'une causalité
complexe dans laquelle se trouve prise l'histoire des sciences.
Dans la mesure où, à une époque donnée, il a des formes et
des domaines bien spécifiés, on peut le décomposer en
plusieurs systèmes de pensée. On le voit : il ne s'agit
aucunement de déterminer le système de pensée d'une
époque définie, ou quelque chose comme sa « vision du
monde ». Il s'agit tout au contraire de repérer les différents
ensembles qui sont porteurs chacun d'un type de savoir bien
particulier ; qui lient des comportements, des règles de
conduite, des lois, des habitudes ou des prescriptions ; qui
forment ainsi des configurations à la fois stables et
susceptibles de transformation ; il s'agit aussi de définir entre
ces différents domaines des relations de conflit, de voisinage
ou d'échange. Les systèmes de pensée, ce sont les formes dans
lesquelles à une époque donnée, les savoirs se singularisent,
prennent leur équilibre et entrent en communication.
Dans sa formulation la plus générale, le problème que j'ai
rencontré n'est peut-être pas sans analogie avec celui que la
philosophie s'est posé, il y a quelques dizaines d'années. Entre
une tradition réflexive de la conscience pure et un empirisme
de la sensation, la philosophie s'était donné pour tâche de
trouver non pas la genèse, non pas le lien, non pas même la
surface de contact, mais une tierce dimension : celle de la
perception et du corps. L'histoire de la pensée exige peut-être
aujourd'hui un réajustement du même ordre ; entre les
sciences constituées (dont on a fait souvent l'histoire) et les
phénomènes d'opinion (que les historiens savent traiter), il
faudrait entreprendre l'histoire des systèmes de pensée. Mais
en dégageant ainsi la spécificité du savoir, on ne définit pas
seulement un niveau d'analyse historique jusqu'ici négligé ;
on pourrait bien être contraint de réinterroger la
connaissance, ses conditions et le statut du sujet qui connaît.
ANNEXE 3
Collège de France

Assemblée des professeurs du 30 novembre 1969

Rapport de M. Jules Vuillemin pour la création d'une chaire


d'Histoire des systèmes de pensée (crédit Jean Hyppolite).
Monsieur l'Administrateur, mes chers Collègues,
Il y a quelque deux ans, Jean Hyppolite s'était ouvert à
plusieurs d'entre nous, et publiquement, d'un projet, sur
lequel je lui avais donné mon plein accord. Le sort fait que je
suis seul aujourd'hui, et à l'occasion même de sa mort, à le
reprendre, en vous proposant de créer une chaire d'Histoire
des systèmes de pensée.

Avant d'exposer ce qui, à mes yeux, recommande cette


création pour la nouveauté et l'originalité de l'entreprise
qu'elle instituerait, permettez-moi de le replacer d'abord
dans la tradition de la philosophie, en général et, plus
particulièrement au Collège de France.
On saisira plus clairement la nature de cette tradition si
l'on revient à la raison principale par laquelle, avec une
insistance singulière, les modernes critiquent le dualisme que
Descartes avait établi entre l'âme et le corps, la pensée à
l'étendue.
Mais d'abord, comme le rappelle un livre à présent
classique et que nous devons à l'un de nos collègues, réduire
Descartes à ce dualisme ce serait le méconnaître. Ce serait
ignorer la théorie de l'union substantielle entre cette même
pensée et cette même étendue. Tout ce qu'a prétendu l'auteur
des Méditations, c'est que si chaque substance, séparément
considérée, est apte à être connue par une idée claire et
distincte, leur union, parce que les sensations et les
sentiments qui en résultent et qui l'expriment ne sont que
des « guides de vie » et non pas des représentations
véritablement objectives, reste par principe réfractaire à la
lumière de l'intelligence, et qu'il est de sa nature de nous
émouvoir sans nous éclairer.
Est-ce à dire que c'est par ignorance ou mauvaise foi que la
tradition philosophique dans laquelle s'inscrit le projet que je
rapporte rejette la théorie cartésienne de l'union ? On se
convaincra aisément que non. En effet, la dichotomie que
Descartes établit entre la distinction des idées et l'obscurité
du sens ne peut que répugner à tous ceux qui refusent de
considérer le fait de l'union, c'est-à-dire la vie même, comme
étranger au développement concret de la connaissance, et qui
s'efforcent de retrouver, en deçà de la séparation entre idée
et matière, l'unité de l'expérience qui les supporte toutes
deux.
Un tel effort est caractéristique, en général, de la
philosophie contemporaine sur notre continent. Il l'est, plus
particulièrement, d'une tendance qui s'est épanouie au
Collège de France. Ainsi, des Données immédiates de la
conscience aux Deux sources de la morale et de la religion, la
métaphysique bergsonienne n'a cessé de délimiter et de
décrire l'intuition de la durée, inaccessible aussi bien à ceux
qui l'éparpillent et la matérialisent dans l'espace qu'à ceux
qui la réfléchissent et l'épurent dans l'éternité des idées.
Qu'on relise, de même, Maurice Merleau-Ponty. D'emblée, la
Phénoménologie de la perception installait le philosophe dans
l'expérience du corps propre, qui n'est ni le paquet de
réflexion auquel croit pouvoir le réduire le physiologiste dans
son laboratoire, ni la conscience transcendantale dans
laquelle le sublime l'idéalisme philosophique. Un livre
posthume, publié ce mois même, rappelle le thème, unique
dans de multiples variations. « Le pensé, dit l'auteur, n'est pas
le perçu, la connaissance n'est pas la perception, la parole
n'est pas un geste parmi tous les gestes, mais la parole est le
véhicule de notre mouvement vers la vérité, comme le corps
est le véhicule de l'être au monde. » Rappellerai-je enfin que,
dans son projet d'enseignement d'histoire de la pensée
philosophique, Jean Hyppolite rapporterait ses méditations
au mot du jeune Hegel « penser la Vie », et terminait son
exposé en se promettant de « mesurer le sens de la Vérité
dans le contexte de l'expérience humaine ».

*
La chaire d'Histoire des systèmes de pensée dont j'ai
l'honneur de vous proposer la création continuerait, en la
renouvelant, la tradition non cartésienne dont j'ai parlé, et
dont je n'ai pas besoin de montrer l'importance, m'étant
référé à des philosophes l'ayant pareillement illustrée.
Il faudrait maintenant que, pour procéder selon la forme, je
montre comment l'enseignement proposé se distinguerait du
vitalisme, de la phénoménologie et du hégélianisme. Mais
c'est ce que fera apparaître suffisamment l'analyse positive
du projet.
Je n'entrerai pas dans l'exposé des thèmes qui constituent
la matière de ce projet non plus que des méthodes
particulières qu'on leur appliquerait : formation d'une
science de l'hérédité, criminalité et criminologie. Je me
bornerai à en décrire l'intention philosophique générale et à
en faire voir l'esprit.

II

Qu'entendrait-on d'abord par des « pensées » ?


Entre la psychophysique ou la psychophysiologie d'une
part, la réflexion de l'autre, la phénoménologie de la
perception avait défini un objet propre au niveau de
l'expérience que nous avons de notre corps. De même, entre
les annales qui recensent les opinions des hommes et
l'histoire traditionnelle des sciences qui étudie la formation
des idées en tant qu'elles sont exprimées dans un langage
spécifique et bien défini, prend place la description des
pensées. Il s'agit de comportements et conduites non encore
objectivés ou réfléchis dans la représentation que s'en font la
théorie scientifique ou l'art et la littérature, et leur
description a pour fin de montrer à quelle expérience
individuelle et sociale donne lieu leur liaison étroite à des
institutions, des techniques et des pratiques.
Ainsi, l'étude de l'emprisonnement jetterait sur la liberté
des lumières qui ne se trouvent ni dans l'histoire selon
Michelet ni dans la métaphysique selon Kant. De même,
l'étude des hôpitaux, et de la façon dont on y traite les
malades, fait voir de la vie et de la mort ce que ne montrent
ni la philosophie ni l'histoire de la médecine. Nous sommes
tellement habitués aux institutions dans lesquelles nous
vivons que nous tendons à les regarder comme des faits de
nature d'ailleurs sans incidence sur notre façon de concevoir
l'univers. Quant aux concepts, les livres théoriques nous les
décrivent si abstraitement que leur date et leur origine nous
paraissent étrangères à leur nature au point qu'il nous est
facile de les imaginer entièrement préformés dans un ciel
d'idées, attendant patiemment qu'un savant les produise sur
la scène du monde. Les pensées, elles, au sens qu'on donne ici
à ce mot, sont d'abord ces relations, vivantes et vécues, entre
la pratique et la théorie, entre l'institution et le concept.
On voit aussi comment les pensées, par leurs attaches
institutionnelles, se distinguent des réalités intermédiaires ou
des recherches d'origines dont le vitalisme et la
phénoménologie faisaient leur objet. Pour les distinguer des
figures hégéliennes, il suffira de faire apercevoir, d'un trait, la
méthode que requiert leur étude.
Celle de Hegel, parce qu'elle prétend concilier
l'individualité historique avec la totalité rationnelle, risque
toujours d'anéantir dans celle-ci ce que celle-là peut avoir de
spécifique ou de singulier. Les pensées, au contraire, sont des
formations pluralistes et contingentes.
Comment en irait-il autrement quand on se propose
d'analyser des types de comportements plutôt que des
enchaînements de concepts ou que ces vastes unités de
civilisation dans lesquelles, selon Hegel, s'incarnait, suivant
des lois nécessaires, l'esprit du temps ? Les pensées sont liées
à des archives diverses et périssables. Cette liaison assujettit
la philosophie qui les étudie à une méthode nouvelle. Pour
l'établissement des documents, cette méthode nouvelle est
celle de l'histoire. Tout autant que dans les écrits et les
discours, ses archives se trouvent dans les registres
d'hôpitaux, de police, d'asiles. Par là les pensées se trouvent
associées à des contenus empiriques déterminés dont la
formation et l'évolution s'accommodent au-dessus des
changements brusques des opinions et de l'histoire brève des
concepts, de rythmes profonds et lents.

III
Considérons-les, soit là où elles sont le plus engagées dans
les pratiques et les institutions, soit là où, savoirs plutôt que
sciences, elles se rapprochent des concepts théoriques sans
pour autant se confondre avec eux. Dans aucun cas, les
pensées ne sont des entités qu'on pourrait appréhender à
l'état isolé. Elles forment des systèmes et ce sont ces systèmes
qu'il faut maintenant examiner de plus près.
L'histoire classique des sciences était absorbée par l'étude
des continuités. Aussi croyait-elle avoir tracé le
développement d'une notion quand elle en avait repéré
l'origine dans l'Antiquité classique ou préclassique, et qu'elle
avait subi ses éclipses, ses renaissances et ses transformations
jusqu'au moment de lui faire prendre place dans le corps
constitué d'une science. Ainsi, une histoire de l'atomisme part
généralement de Leucippe et de Démocrite, et range sur une
même lignée un ensemble de spéculations, d'observations, de
calculs, d'expérimentations et de théories, qui recouvre des
données aussi hétéroclites que le matérialisme philosophique,
la théorie antique et alchimique des éléments, la notion
euclidienne de corps réguliers, le calcul des indivisibles, la
théorie chimique des éléments, bref aussi bien le clinamen
d'Épicure que le saut quantique.
On voit immédiatement ce qu'il y a de dangereux à
interpréter les atomes des Anciens à travers les idées des
Modernes comme si ces dernières pouvaient éclairer
brusquement les données confuses et tâtonnantes du passé et
assurer à celles qu'elles éliraient un fondement objectif et un
statut scientifique. On voit moins ce même danger quand on
compare deux états parfois très voisins de ce qu'on regarde
comme une même discipline, et l'on cède alors, par un
mouvement naturel de l'esprit, à ce que Bergson appelait
justement les illusions rétrospectives. C'est qu'avec de tels
procédés nous risquons constamment de franchir les bornes
d'un système discursif donné, en faisant dire à un mot ou à
une idée plus qu'ils ne pouvaient contenir étant donné
l'ensemble des mots et des idées dans lequel ils se trouvaient
définis ou du moins situés. Il est très difficile de prendre
conscience de ces bornes quand nous vivons et pensons à
l'intérieur du système qu'elles délimitent encore. Elles
constituent un horizon familier et pour cela presque
imperceptible, et elles assignent un cours réglé quoique non
immédiatement visible aux pratiques et aux spéculations des
hommes.
Ressaisir mots et idées dans ces liaisons de système et donc
dans les lois qui les groupent et les distinguent, c'est les
apercevoir comme pensées. En d'autres termes, pratiques
institutionnalisées ou savoirs empiriques dessinent, au point
de vue où nous nous plaçons, de véritables a priori historiques
qu'on ne saurait d'ailleurs ramener à un canon unique et dont
l'enquête seule montrera, spécifique pour chaque époque et
pour chaque groupement de savoirs, les liaisons internes et
les rapports avec d'autres groupements.
Lorsqu'elle prend pour objet des savoirs empiriques
relativement dégagés des institutions, cette étude des
systèmes de pensée donne lieu, en particulier, à une
épistémologie comparée qui fait mieux ressortir la nature des
relations qui les gouvernent. Il arrive en effet entre plusieurs
systèmes différents, disons la grammaire générale, l'histoire
naturelle et l'analyse des richesses au xvme siècle, que ces
relations soient analogues bien que les éléments qui leur
servent d'arguments spécifiques n'aient rien de commun
dans leur substance. On peut alors repérer des corrélations et
des décalages entre ces systèmes, qui précisent leur
individualité. Il arrive encore que par-delà les règles
taxinomiques permettant de classer les éléments, nous
ressaisissions des règles de dérivation dont les termes ne sont
pas donnés au niveau des éléments, bien qu'ils soient
nécessairement utilisés pour aboutir à eux. La syntaxe propre
à de tels systèmes peut être conçue comme une suite
ordonnée d'opérations, sur le modèle, repris par la science
quand la pédagogie l'abandonne, de ce que nous faisions
quand, à l'école, nous apprenions à analyser
grammaticalement une phrase. Alors c'est par exemple
l'ensemble et l'ordre de ces règles abstraites qui changeront,
et par où l'on complétera la comparaison faite sur les
relations entre éléments concrets et superficiels.
Si l'on veut des exemples plus proches de nous, qu'on
observe le développement actuel d'un certain groupe de
sciences humaines. Qu'on examine l'usage que la linguistique,
l'ethnologie, la mythologie, l'histoire des religions font de
concepts comme ceux d'opposition différentielle, de système
d'oppositions, de comparaison entre systèmes. On apercevra
dans cet usage une nouvelle illustration de ce que sont les
systèmes de pensées qu'on se proposerait d'étudier, avec
peut-être cette différence que ceux qui se constituent
aujourd'hui sous nos yeux prennent conscience beaucoup
plus clairement que ne l'avaient fait leurs ancêtres de leur
nature et des affinités qui les rapprochent les uns des autres.

IV

Il reste à considérer ces systèmes de pensées dans le temps,


à décrire leur façon d'apparaître, de s'établir, de tomber en
désuétude, et à comparer entre elles ces histoires spécifiques.
Par exemple, les systèmes plus étroitement liés et comme
asservis aux pratiques institutionnelles se développeront tout
autrement que ceux qui disposent de plus de liberté par
rapport à ces pratiques. Alors même que des corrélations et
des analogies se révéleront entre eux, ils vivront, du fait de
leur asservissement ou de leur liberté, des temps qui leur
seront propres. Les premiers pourront attendre longtemps,
avant que le savoir pratique, qui les constituait d'abord, se
trouve systématisé ou légitimé dans des ouvrages théoriques ;
pour les seconds, on n'observera pas un tel écart entre ces
deux moments. De même, si l'on examine comment un
système de pensées en remplace un autre, comment par
exemple la biologie s'est substituée à l'histoire naturelle, on
aperçoit à l'œuvre des seuils de rupture, des façons de briser,
de conserver, de réinterpréter et d'emprunter qui paraissent
spécifiques de ces systèmes et dont rien a priori n'assure ou
même ne suggère qu'on les retrouvera dans d'autres
successions étudiées pourtant sur des systèmes voisins et
pour ainsi dire homologues.
Par l'ensemble de ses propos relatifs au temps, une histoire
des systèmes de pensées évoque les autres histoires. Et elle
paraît d'abord ne se distinguer de ces dernières que par son
domaine et l'attention scrupuleuse qu'elle prête à un
découpage singulier de la chronologie et des rythmes. Mais à
s'y tenir, ces différences en cacheraient une autre, plus
profonde et révélatrice d'un projet philosophique original. Un
bref aperçu à son sujet me permettra de conclure en revenant
d'ailleurs à mon propos de départ.
Lorsque l'historien interprète ses documents, il tente
généralement au moment même où il en fixe la signification
pour ainsi dire interne - ceci est une inscription tombale, ceci
est un contrat de mariage, ceci est une promesse de vente,
etc. -, d'inférer et de reconstituer l'intention humaine qu'ils
expriment et, par là, la signification sociale du comportement
de l'individu, du type d'individus, du groupe, de la classe
sociale, etc., dont ces documents sont révélateurs.
Suivant la nature du document choisi comme
caractéristique, l'histoire changera de style, insistant ici sur
des individus et des événements, là sur des collectivités et des
périodes longues. Mais dans tous les cas, on partira de la
supposition qu'un document exprime le mouvement d'un
sujet qu'il faut déchiffrer. Ainsi l'homme est toujours en tiers
entre les mots et les choses, et si quelque idée nouvelle fait
son apparition on sera en droit de se demander : qui l'a
inventée ? quel individu ou quel groupe ? qui l'a répandue et
exploitée ? en sorte que ce n'est pas parce qu'on étend à des
collectivités la responsabilité des innovations qu'on se
débarrasse pour autant de la notion de sujet créateur.
Pour l'histoire des systèmes de pensée, en revanche, les
acteurs qui croient la faire ne tiennent plus le devant de la
scène. Parler, discourir, « c'est agir assurément ; ce n'est ni
exprimer ce qu'on pense, ni traduire ce qu'on sait, ni faire
jouer les structures d'une langue ». Dès lors, « un changement
dans l'ordre du discours ne suppose de la part des locuteurs
ni idées neuves, ni invention, ni créativité », mais seulement
des transformations repérables au niveau même du discours
et survenant dans une pratique anonyme.
L'histoire des systèmes de pensées n'est donc point
l'histoire de l'homme ou des hommes qui les pensent. En fin
de compte c'est parce qu'il reste pris dans les termes de cette
dernière alternative que le conflit entre matérialisme et
spiritualisme oppose des frères ennemis, c'est-à-dire partagés
sur la même question : comme sujets des pensées on choisit
des individus ou des groupes, mais on choisit toujours des
sujets. Pour ceux qui tenteraient d'en douter, qu'ils relisent
ce mot de Marx souvent cité, distinguant de l'abeille
l'architecte si borné soit-il parce qu'il construit la maison
d'abord dans sa tête. L'abandon du dualisme et la constitution
d'une épistémologie non cartésienne, on le voit, exigent plus :
éliminer le sujet en gardant les pensées, et tenter de
construire une histoire sans nature humaine.
ANNEXE 4
Collège de France

Assemblée des professeurs du 12 avril 1970

Rapport de M. Jules Vuillemin pour la présentation des


titres de M. Michel Foucault à la chaire ¿'Histoire des systèmes
de pensée.
Monsieur l'Administrateur,
Mes chers Collègues,
M. Michel Foucault se présente en première ligne pour la
chaire, que vous avez décidé de créer, ¿'Histoire des systèmes de
pensée. Il vous a rendu visite. Il vous a remis une notice
biographique, une notice bibliographique et un rapport
d'enseignement.
Je me bornerai donc à retracer devant vous, brièvement, sa
carrière intellectuelle, en analysant chronologiquement les
œuvres principales qui la marquent. Puis, j'examinerai
quelques aspects de l'enseignement qui est proposé à vos
suffrages.

C'est un épisode de l'histoire de la pensée qu'il y a une


quinzaine d'années M. Foucault s'est proposé de retracer dans
l'Histoire de la folie aux xviie et xvme siècles. Ce livre l'a rendu
célèbre. Les lecteurs ont d'emblée senti que l'auteur avait, sur
un certain nombre de points fondamentaux, modifié ou
bouleversé la tradition de cette histoire.
Il avait dû d'abord reconsidérer le choix des matériaux
analysés. Lorsqu'on se contentait de faire l'histoire d'un
concept ou d'une théorie, on se reportait aux traités
scientifiques et à la littérature philosophique ou religieuse.
Mais, avant d'être un concept médical, la folie est dans une
société un certain mode de partage entre les individus, une
exclusion qui possède ses critères, ses rites et ses sanctions.
La médecine n'intervient que d'une manière seconde pour
justifier, expliquer et éventuellement rectifier les effets de ce
partage. Il a donc fallu rechercher comment à l'époque
classique on décelait et on reconnaissait les fous, quels
étaient leur statut, leur régime, leurs institutions. Les
archives de la police et des maisons d'internement, les
réglementations légales ou coutumières, les actes de justice
fournirent à l'auteur ses sources. Il étudia les impératifs
économiques et sociaux auxquels répondait le
« renfermement », puisqu'on rangeait à côté des malades
mentaux et au même titre qu'eux des chômeurs, des oisifs,
des vieillards indigents ; les maisons d'internement faisaient
voir comment la société classait, contraignait, réprimait et
soignait.
Une histoire de la pensée, ainsi conçue, a pour matériaux
principaux les archives plus que les textes, les institutions et
les techniques plus que les théories. En conséquence, on
découvre la pensée dans ses formes collectives, dépouillées
des variantes individuelles. Dans cette perspective, les
transformations lentes tendent à se détacher des inventions
originales et le jeu des déterminations économiques,
politiques et sociales importe plus que la cohérence logique.
On pouvait alors se demander si de telles analyses restaient
valables lorsqu'on quitte des notions aussi vagues que celle de
« folie », pour les appliquer à des formes de pensée plus
systématiques. Cette extension conduisit l'auteur à apporter
une seconde modification à l'histoire traditionnelle de la
pensée : modification, cette fois, dans le domaine de l'analyse.
Tel fut l'objet du livre : Naissance de la clinique, une archéologie
du regard médical [1963]. D'ordinaire, l'intérêt se partage entre
les phénomènes d'opinion et les sciences rigoureuses, en
abandonnant le domaine intermédiaire des connaissances
empiriques, qui, pour ne pouvoir prétendre au rang de
science, n'en présentent pas moins, au cours de leur histoire,
une certaine régularité.
Pour cet objet, la médecine clinique fournissait un exemple
privilégié. Au premier regard, deux faits frappent l'historien.
La médecine clinique paraît sujette à tout un ensemble
d'éléments extérieurs ; liée qu'elle est dans son existence et
son développement à des institutions et à des conditions
économiques ou sociales. Elle dépend, d'autre part, du
progrès de sciences comme la chimie, la physiologie, la
biochimie, et recourt constamment aux techniques de
laboratoire. Elle semble donc être le lieu de rencontre de
sciences diverses et de conduites pratiques. Si l'on pense que
presque toutes les découvertes des premiers cliniciens
(Bichat, Laennec, Bayle) ont dû être, non pas rectifiées, mais
purement et simplement abandonnées, comment peut-on y
rechercher le commencement d'une science ? Pourtant,
l'histoire de la clinique montre qu'il s'agit là d'un savoir
spécifique, constitué de concepts propres (comme ceux de
« tissu » ou de « foyer lésionnel »), de méthodes
caractéristiques (comme le tableau des signes
pathognomoniques), et d'observations en voie de
confirmation ou d'infirmation. Malgré toutes les erreurs de
fait dont elle est partie, la clinique détenait déjà les principes
de méthode qui lui permettaient bientôt de les écarter et
d'établir des vérités nouvelles. C'est qu'elle possédait dès le
début du xixe siècle une relative autonomie et une fécondité
scientifique certaine.
Ainsi, l'histoire de la pensée avait intérêt à grouper et à
caractériser des ensembles de connaissances et de techniques
qu'on peut appeler des savoirs pour les distinguer aussi bien
des simples opinions que des sciences proprement dites.
Comment analyser ces savoirs et les individualiser ? Ici
encore l'histoire traditionnelle de la pensée ne parut pas
offrir les instruments nécessaires d'analyse. Ou bien, en effet,
elle acceptait le découpage traditionnel des sciences pour
suivre le développement continu de chacune d'elles, ou bien
elle ne ressaisissait leurs liens et leur unité qu'en décrivant
l'esprit d'une époque. Il fallait donc, cette fois, modifier le
point de vue de l'analyse. Seule une étude comparative
permettrait d'échapper aux écueils qui guettent l'histoire de
la pensée : la monographie et la métaphysique.
Cette comparaison peut se faire dans deux directions,
puisqu'on pourra confronter plusieurs savoirs simultanés ou
plusieurs formes de savoirs successifs. La première méthode
permettra de repérer des familles de savoirs ; la seconde de
saisir leurs processus de transformation. Les Mots et les choses
[1966] ont été consacrés à établir cette double comparaison.
À l'époque classique, grammaire générale, histoire
naturelle et analyse des richesses comportaient un certain
nombre d'éléments communs : des notions comme celles de
signe et d'ordre, des méthodes comme la reconstitution d'une
genèse à partir d'un état primitif et simple, des théories
comme celles de la représentation. M. Foucault chercha à
déterminer quel usage chacune des disciplines étudiées
pouvait faire de ces éléments communs, selon quel schéma
spécifique elle les distribuait ; en quoi elles étaient analogues,
en quoi différentes. Ainsi se dessinaient des systèmes de
pensée intermédiaires par leur extension entre des
connaissances particulières et les formes les plus générales de
la pensée.
De plus, chacune de ces disciplines a subi, vers la fin du
xvme siècle, une modification importante et doublement
remarquable. D'abord une série de disciplines nouvelles ont
pris forme : la grammaire historique a écarté la grammaire
générale : l'histoire naturelle a fait place à la biologie ; et
l'économie politique a remplacé l'analyse des richesses. En
second lieu cette transformation s'est opérée de façon
soudaine, par un renouvellement général des concepts et des
méthodes, qui a rompu l'ancienne parenté de ces disciplines.
Il fallait donc analyser non pas la fortune d'une idée ou d'une
théorie, mais la solidarité de ces changements simultanés,
leur hiérarchie, les agencements nouveaux qui en
résulteraient.
Ces trois enquêtes suggéraient qu'on pouvait infléchir
l'histoire de la pensée vers l'étude des systèmes qui, plutôt que
des sciences ou rhapsodies d'opinions, forment des savoirs et
qui se trouvent investis dans des institutions, des techniques
et des comportements. Ainsi se trouvait définie la tâche d'une
histoire des systèmes de pensée.

II

M. Foucault se propose d'en poursuivre plusieurs aspects


particuliers. Continuer d'abord les inventaires commencés,
repérer de nouveaux systèmes, les analyser dans leur
organisation propre et dans leur transformation ; éprouver
ensuite quels instruments requiert une telle analyse, quelles
méthodes et quels concepts conviennent le mieux à l'histoire
des savoirs ; poser enfin les problèmes théoriques qui dérivent
de cette étude. L'enseignement, au Collège de France, ferait la
part de ces trois niveaux de recherches.
Chaque année une partie des conférences pourrait être
consacrée à la poursuite des enquêtes historiques. L'une
d'entre elles est déjà préparée. Elle concerne le savoir de
l'hérédité au xixe siècle. Il s'agit bien là d'un savoir « investi »
au sens qui a été donné plus haut à ce mot : il était à l'œuvre
dans les pratiques de l'agronomie et de l'élevage : c'est lui
qui, avant même son élaboration dans une biologie de
l'hérédité, a permis dans la pratique la recherche et la
fixation de variétés intéressantes, la constitution de lignées
pures, le maintien de certaines mutations ; le progrès des
techniques agricoles au xixe siècle a été lié pour une part au
développement de ce savoir. Il s'agit en outre d'un ensemble
de connaissances qui, si elles ne sont pas scientifiques au
regard de la génétique contemporaine, ne sont pas pour
autant une simple collection d'opinions traditionnelles et
forment un « savoir » qui a sa cohérence. On en verra la
preuve dans le fait que Darwin a pu prendre la pratique
humaine de l'élevage comme modèle de l'évolution des
espèces ; ou encore dans le fait que la notion de trait
héréditaire discret et récessif a été acquise au niveau de cette
pratique, avant d'avoir reçu son statut physiologique. Enfin
ce savoir peut être caractérisé de manière différentielle : on
peut le comparer à ce qu'il était un siècle plus tôt, avant la
transformation de la propriété foncière, avant la constitution
des grandes exploitations agricoles, avant le passage à une
culture intensive, avant le développement des cultures
coloniales, avant l'organisation d'un enseignement et d'une
recherche agronomiques ; il faudrait le comparer à ce que la
physiologie de l'époque pouvait connaître des mécanismes de
la reproduction, et la médecine, de la transmission des
maladies héréditaires ; il faudrait en dernier lieu saisir la
transformation par laquelle ce savoir et ces diverses
connaissances scientifiques se sont intégrées au début du
xxe siècle en une science de l'hérédité.
Une seconde enquête est envisagée. Elle continuerait d'une
certaine façon VHistoire de la folie, mais pour une autre époque
et avec un objet un peu différent. Il s'agirait de déterminer
comment, au xixe siècle, on a essayé de constituer un savoir
de la déviance (à la fois pathologie, psychologie, sociologie du
crime, des névroses, des inadaptations sociales) ; ce savoir a
été rendu possible par l'existence de toute une série de
mécanismes de contrôle (administratif, policier, médical) et à
son tour il en a rectifié l'usage. Il a pris d'autre part appui sur
des connaissances ou des techniques, comme la statistique, la
psychanalyse, la génétique. Mais ce savoir n'est pas jusqu'ici
devenu science et peut-être ne le deviendra jamais. C'est à
travers lui pourtant que notre société affirme quelques-unes
de ses valeurs fondamentales, et assure les partages qui la
protègent.
L'autre part de l'enseignement pourrait être consacré - une
année sur deux - tantôt à des questions de méthodes, tantôt à
des problèmes théoriques.
Les questions de méthode devraient, selon M. Foucault,
faire l'objet d'un travail d'équipe. L'histoire des systèmes de
pensée ne peut pas s'en tenir en effet au commentaire des
textes et gagnera à s'inspirer de l'exemple que lui donnent
d'autres disciplines. Avec l'aide des historiens, M. Foucault se
propose de déterminer quel est le corpus de documents
auxquels on s'adressera, quelles archives sont significatives,
quelles séries homogènes peuvent être établies, de quel
traitement quantitatif elles relèvent (en liaison avec les
recherches sur le savoir de l'hérédité, on pourrait essayer,
par exemple, de déterminer les séries documentaires qui
permettent de repérer la transmission et la diffusion des
techniques agricoles au xixe siècle). Avec l'aide des linguistes,
il recherchera les méthodes qui peuvent être utilisées pour
faire l'analyse sémantique des contenus et pour établir la
typologie des différentes formes de discours (on pourrait par
exemple étudier la qualification du crime dans les textes
juridiques, dans les œuvres littéraires, dans les travaux
médicaux du xixe siècle). Il examinera enfin comment, dans
l'étude des civilisations différentes de la nôtre, on fait le
relevé des techniques et des connaissances, comment on les
met en relation avec des conditions économiques et des
formes sociales (on pourrait faire cette confrontation à
propos du savoir médical, à une époque donnée, dans la
société européenne et dans les civilisations arabo-
musulmanes). C'est en ayant recours à ces méthodes que
l'histoire de la pensée pourra s'affranchir du style
interprétatif et impressionniste qui a été le sien jusqu'ici.
Les problèmes théoriques devront être envisagés à leur
tour. Au premier rang, la théorie de la connaissance : en quoi,
si on admet l'existence des savoirs, doit-on modifier cette
théorie qui dans sa forme classique ne leur fait pas place ? Le
savoir n'est en effet ni de l'ordre de l'expérience sensible ni
de l'ordre de la pensée pure. D'une part, selon M. Foucault, il
sert de condition de possibilité à des connaissances qui ne
peuvent pas apparaître ni se coordonner sans lui ; et
pourtant, il a lui-même une existence historiquement
limitée ; il se forme à travers le temps et à partir de
conditions déterminées ; il fonctionne pendant une certaine
durée, et en corrélation permanente avec un contexte
technique, économique, matériel ; il s'efface enfin à la suite
d'un certain nombre de transformations dont les unes
concernent son organisation intérieure, les autres ses
conditions extérieures. À la lumière de pareilles remarques,
M. Foucault reprendra l'examen aussi bien de la conception
formaliste des conditions a priori de la connaissance, que de la
conception phénoménologique des significations engagées
dans l'expérience.
Le second problème qu'il se propose de traiter est celui du
sujet ; le caractère collectif et anonyme du savoir ne doit-il
pas remettre en question le rôle que la philosophie prête
d'ordinaire au sujet et à la conscience ? Le savoir doit bien se
repérer au niveau des consciences individuelles, dans la
pratique des hommes d'une époque, dans leur comportement,
leurs décisions ou leurs discours ; mais d'autre part le
système qui relie et rend cohérents les divers éléments de ce
savoir échappe à ceux-là même qui le vivent ; les individus
peuvent bien posséder des connaissances, utiliser des
concepts, faire des découvertes, introduire des nouveautés
que ce savoir rend possibles ; ils n'en possèdent
consciemment ni le principe de régularité ni les conditions de
transformation. Les idées, les œuvres et les pratiques figurent
à l'intérieur de ce savoir. Il faudra donc donner statut à cet
« inconscient » du savoir, en le confrontant à d'autres
régularités inconscientes, qu'elles soient individuelles
(comme celles qu'étudie la psychanalyse) ou collective
(comme celles qu'étudient la linguistique ou l'ethnologie).
Enfin M. Foucault examinera le problème de la causalité
dans l'ordre de la pensée ; les transformations du savoir ne
suivent pas le développement régulier d'une genèse, et
pourtant elles ne sont pas le résultat direct et immédiat de
processus extérieurs, affectant la conscience humaine et
venant s'inscrire en elle. Les questions traditionnelles de
l'historicité des connaissances doivent être reprises à partir
de l'existence des savoirs comme systèmes déterminés,
évolutifs et investis dans les éléments matériels d'une
civilisation.
ANNEXE 5
Pierre Bourdieu
Une libre pensée

« Ne me demandez pas qui je suis ».

Article paru (en italien) dans L'Indice, Rome, octobre 1984.

La proximité objective ne prédispose pas à la perception et


à l'appréciation objectives : je suis loin d'être sûr qu'en
matière de connaissance il y ait un privilège du compatriote,
du contemporain, du condisciple et du collègue. Français,
élève de l'École normale dans les années 45, à l'acmé de
l'existentialisme, agrégé de philosophie, Michel Foucault doit
à cet enracinement historique ses points de départ, de
référence, de rupture, ses repères, ses phares et ses phobies,
tout ce qui contribue à constituer un projet intellectuel. À un
écart temporel près, j'ai en commun avec lui toutes ces
propriétés déterminantes et bien d'autres qui s'ensuivent,
notamment dans la vision du monde intellectuel. Ce n'est pas
par hasard que nous étions si souvent dans le même camp,
c'est-à-dire alliés face aux mêmes adversaires, et parfois
confondus par les mêmes ennemis. Aussi ma tentative pour
contribuer à la juste compréhension de Michel Foucault et de
son œuvre en esquissant une histoire intellectuelle de
l'univers dans lequel et contre lequel sa pensée s'est formée,
est-elle exposée au danger de l'assimilation ou de la
dissimilation fictives qui, s'agissant d'un penseur célèbre,
offrent l'une et l'autre d'importants profits symboliques.
Pourtant l'intention se justifie, je crois, à propos d'un
intellectuel qui, comme Michel Foucault, n'a cessé de
travailler à rompre avec la complaisance narcissique de
l'intellectuel prophétique pour tâcher de connaître non dans
ce qu'il avait de singulier, mais dans ce qu'il avait de
générique, son impensé de « penseur ». Dans une de nos
dernières conversations, où nous évoquions longuement, l'un
pour l'autre, certains tournants décisifs de notre itinéraire
intellectuel, nous avions formé le projet de mener, avec un de
nos amis communs, Didier Eribon, des dialogues où serait
évoqué, le plus sincèrement et le plus objectivement possible,
tout ce substrat inséparablement social et intellectuel d'une
entreprise de pensée : rencontres décisives, lectures
déterminantes, refus originaires, figures exemplaires. Autant
de choses tout à fait intimes, et souvent soigneusement
dissimulées, même aux intimes, qu'il nous paraissait bon de
déclarer, de rendre publiques, comme contribution au travail
intellectuel de clarification du travail intellectuel (cela en
dépit de notre horreur partagée de toute forme de confession
personnelle).

Sans prétendre livrer mon intuition de ce qui pourrait être


« l'intuition centrale » de l'œuvre de Foucault, dans une
tentative d'appropriation dont toutes les grandes œuvres
sont l'objet, je voudrais, en rappelant cette sorte
d'anticonformisme viscéral, d'impatience rétive de toute
catégorisation et classification, qui définissait Michel
Foucault, contribuer à le protéger contre la réduction à l'une
ou l'autre de ses propriétés classificatoires : historien de la
connaissance, historien de la science, historien des sciences
sociales, social scientist, philosophe, historien de la
philosophie, philosophe de l'histoire, philosophe de l'histoire
des sciences, aucune des ces étiquettes abusivement
restrictives ne saurait le définir. Rappeler son rapport au
marxisme ou à la tradition française d'épistémologie
(Bachelard, Canguilhem), d'histoire de la philosophie ou
d'histoire des sciences (Guéroult, Vuillemin), d'anthropologie
ou d'histoire structurale (Lévi-Strauss, Dumézil), ou encore à
Nietzsche, Artaud ou Bataille, ce n'est pas le réduire à des
« sources » ou des « influences » mais donner le moyen de
saisir les distances par lesquelles il s'est construit ; ce n'est pas
le ranger dans la prison classificatoire où l'on voudra
l'enfermer, mais lui permettre de s'en échapper, comme il n'a
jamais cessé de le faire, comme il le ferait s'il était encore là ;
c'est défendre contre les classificateurs, les bureaucrates de la
pensée - Foucault est-il marxiste ou anti-marxiste, est-il
vraiment un philosophe ? - celui qui a travaillé avec la
dernière énergie et jusqu'au dernier moment à explorer les
limites (intellectuelles et sociales) de sa pensée, à prendre ses
distances avec lui-même et avec sa propre pensée, - et avec
l'image sociale de sa propre pensée.

On pourrait commencer par le rapport à Marx et montrer


comment cette tentative pour poser en termes matérialistes
le problème de la connaissance (une des définitions partielles
possibles du travail de Foucault) ne se laisse pas réduire à
l'alternative du marxisme et de l'anti-marxisme, qu'elle n'est
ni l'un ni l'autre et les deux à la fois. S'il lui arrivait de citer
Marx, de lui emprunter des phrases ou des concepts, ce
n'était jamais sur le mode qui s'impose lorsqu'on veut être
considéré comme marxiste, c'est-à-dire comme quelqu'un qui
révère Marx, et que célèbrent les journaux et les revues
marxistes : dans la logique de la dévotion, les citations et les
références les plus décisives sont les plus gratuites, celles qui
ne sont là, visiblement, que pour rendre la foi visible, la
professer, la proclamer. À l'oblation théorique, Foucault
préfère l'hommage discret, voire secret, qu'implique
l'utilisation, la mise en œuvre. Ce côté crypto, - aurait-il honte
de Marx, de se dire marxiste pour faire ainsi du Marx sans le
dire et ce marxisme qui ne se déclare pas est-il encore
marxiste ? -, cette distance affichée à l'égard du culte
ordinaire - auquel les althussériens ont donné une légitimité
intellectuelle -, cette manière de faire de Marx un auteur
comme les autres, tout cela déconcerte les croyants, les
inquiète même. Même chose avec les philosophes : le même
Foucault qui associait à la découverte véritable de Nietzsche
la détermination de son projet intellectuel dit quelque part
que la seule manière de rendre hommage à des pensées
comme celle de Nietzsche, c'est de les utiliser, d'en faire un
usage quelconque, même déformant. Quitte à scandaliser les
commentateurs.
Ce rapport libéré aux identités classificatoires ne va pas de
soi (il suffit de penser à Sartre consacrant le marxisme
comme « la philosophie indépassable de notre temps ») et les
profits intellectuels qui s'ensuivent ne vont pas sans des
pertes et des coûts sociaux (et inversement, bien sûr : que l'on
pense à tous ceux qui vivent et ont vécu des rentes assurées
aux héritiers légitimes de l'autorité symbolique du moment,
Marx bien sûr, mais aussi, dans les limites de l'université,
Kant, Heidegger ou des maîtres mineurs). Au risque de
paraître sauter du coq à l'âne, j'évoquerai ici le rapport à la
politique, dimension de la même posture profonde, et
l'horreur de toutes les formes du pharisaïsme politique qui
permet de s'assurer, souvent à bon compte, les profits
attachés à la défense des bonnes causes. Il y a des gens, même
parmi les intellectuels, pour qui il est plus facile de se dire de
gauche quand la gauche est au pouvoir. Pour Michel Foucault,
et quelques autres, c'est plus difficile, sinon impossible ; au
grand scandale des opportunistes, qui dénonçaient « le
silence des intellectuels ».
Mais c'est dans l'œuvre même qu'il faut suivre le dialogue
avec Marx (et, secondairement, avec les « marxistes ») qui
n'est jamais absent d'aucune œuvre de science sociale. Dans
Folie et déraison, Histoire de la folie à l'âge classique et dans
Naissance de la clinique, Foucault rattache explicitement
l'enfermement des fous dans les asiles et des pauvres dans les
hôpitaux à une théorie des rapports de production et à une
économie politique de la pauvreté : les fous appellent un
traitement spécial parce qu'ils sont les membres les plus
improductifs de la population ; de même, au début de l'âge
libéral, l'hôpital et la clinique sont nés de la valeur d'usage
des corps des pauvres : « Voilà donc les termes du contrat que
passent richesse et pauvreté dans l'organisation de
l'expérience clinique. L'hôpital y trouve, dans un régime de
liberté économique, la possibilité d'intéresser le riche ; la
clinique constitue le renversement progressif de l'autre
partie contractante ; elle est de la part du pauvre, l'intérêt
payé pour la capitalisation hospitalière consentie par le
riche. » L'euphémisation qu'apporte la préciosité du style ne
parvient pas à masquer une forme assez brutale
d'économisme ; l'hôpital est le lieu d'un échange inégal :
l'apaisement donné à la souffrance contre un regard clinique
sur le corps donné en spectacle. Dans Surveiller et punir,
Foucault invoque explicitement l'analyse marxiste du capital
constant et du capital variable pour expliquer la prison
moderne comme instrument du pouvoir disciplinaire et lie
l'accumulation des hommes et l'accumulation du capital.
Dans ¡'Histoire de la sexualité, il rattache la discipline et la
régulation de la sexualité aux exigences de la production,
faisant du pouvoir sur les corps une des conditions du
développement économique et de l'accumulation capitaliste.
On pourrait ainsi multiplier les textes qui, tant dans leur
mode de pensée que dans leur langage, ont des consonances
fortement marxistes.
L'émergence du politique à l'état pur, avec le concept de
« pouvoir-savoir », pourrait ainsi apparaître comme une
rupture radicale avec la théorie marxiste de la domination et
avec l'économisme qui fait de la propriété des moyens de
production le principe exclusif (ou principal) de la
domination : « le pouvoir vient d'en bas » ; cessant de le situer
en un lieu central, on le découvre partout, c'est-à-dire
partout où il est, dans les familles, les petits groupes, les
discours, les institutions. Cette découverte - Michel Foucault
lui-même ne l'aurait pas nié - n'est pas sans rapport avec
cette sorte d'expérimentation sociale qu'a constitué le
mouvement de mai 1968 : la discipline morale de
l'enfermement avait à voir, plus que ne le disait V Histoire de la
folie, avec les codes disciplinaires et le discours. Mais en fait,
Foucault avait rompu, bien avant Surveiller et punir, et sans
doute dès l'origine, avec la théorie architectonique des
instances hiérarchisées que les althussériens ont si fortement
réactivée (et qui dominait toute la pensée de l'école des
Annales). De l'analyse de l'internement psychiatrique à
l'analyse de la normalisation de la sexualité, il s'agit toujours
de montrer, entre autres choses, que des phénomènes de peu
d'importance pour qui se place du seul point de vue
économique jouent un rôle capital dans le maintien de l'ordre
politique, qui pourrait être la condition la mieux cachée et la
plus décisive du fonctionnement de l'ordre économique. Le
savoir est un instrument de pouvoir, une technologie sociale :
répression et prohibition, exclusion et rejet, autant
d'opérations proprement cognitives de classement qui
mettent les individus sous surveillance. La libido sciendi est
une libido dominandi qui, comme on le voit dans le cas de la
clinique, s'exerce sous les dehors irréprochables de la volonté
de savoir.
En faisant de l'histoire scientifique de la connaissance une
dimension de la science politique, Foucault transforme
radicalement l'intention de Bachelard ou de Canguilhem
jusque dans ce qu'elle a de plus nouveau et de plus spécifique.
L'un et l'autre avaient cherché dans l'histoire des erreurs ou
des fausses sciences (voir par exemple, Canguilhem, Idéologie
et rationalité dans les sciences de la vie, 1977) la vérité du travail
scientifique que ne peut révéler la réflexion de type kantien
sur la science déjà faite, achevée. La science comme
« pouvoir-savoir » est toujours exposée à la tentation de
l'erreur, qui trouve son principe dans une volonté de savoir
chargée de volonté de puissance. Cela ne se voit jamais aussi
bien que dans le cas des sciences sociales, surtout à la phase
commençante dont elles ne finissent pas de sortir, et pour
cause : médecine clinique et psychopathologie, droit et
science politique, Foucault étudie les sciences où la frontière
entre la vérité et l'erreur est la plus fragile, celles qui sont les
plus chargées d'idéologie parce que les enjeux politiques
qu'elles manipulent sont infiniment plus vitaux que ceux des
sciences de la nature. En s'attachant à des domaines
abandonnés par les historiens, l'hôpital, la prison ou le
confessionnal, et à ces sortes d'anti-héros que le français
appelle des « rebuts de l'humanité » (criminels,
hermaphrodite ou enfant sauvage), Foucault travaille à
découvrir l'impensé de la science normale. Ce projet
s'accomplit logiquement dans une histoire sociale de la
science sociale, le « savoir-pouvoir » par excellence. C'est à ce
point que se révèle le projet critique - au sens de Kant, dont
Michel Foucault a traduit en français V Anthropologie - qui
oriente toute l'entreprise. La critique de la connaissance
anthropologique s'accomplit dans l'analyse des conditions
sociales et logiques qui rendent possible la science de
l'homme par l'homme, c'est-à-dire dans l'histoire de
l'invention historique de l'homme. La généalogie historique qui,
rompant avec l'anthropocentrisme de la philosophie classique,
reconstitue la genèse sociale de l'homme moderne, réalise par
de tout autres voies l'ambition kantienne de connaître la
capacité de connaître, c'est-à-dire ces technologies
inséparablement politiques et cognitives, ces disciplines dont
l'apparition est contemporaine de l'industrialisation et qui
ont fonctionné, sous des dehors réformistes, comme
instruments de police et de politique, comme règles de
connaissance et règles de vie, psychologie, médecine clinique,
psychopathologie, sciences sociales, criminologie, théorie de
la population, économie politique, psychanalyse, psychiatrie.
Figure exemplaire, le regard médical est structuré non
seulement par le système des savoirs qu'il engage mais aussi
par la relation sociale de domination dans laquelle il
s'accomplit : il y a une « histoire politique de la production de
la vérité ».

Cette histoire sociale de la production de l'homme qui


s'accomplit à travers la lutte pour la production de la vérité
sur l'homme est une forme - sinon la forme par excellence -
de la connaissance de soi. Et la généalogie de la connaissance
trouve son prolongement logique dans une « généalogie de la
morale ». Explorer d'un côté les limites sociales de la
connaissance ou, ce qui revient au même, les conditions
sociales de possibilité de la connaissance - notamment du
monde social - que nous procurent les « savoirs-pouvoirs » et
les disciplines, explorer d'un autre côté les limites sociales de
la morale, la genèse historique de ce « sujet » que
l'anthropocentrisme de la philosophie classique acceptait
comme un commencement absolu : ce sont là deux
réalisations de la même intention critique. Dans les deux cas,
la réflexion sur la limite introduit à une réflexion sur les
limites de la réflexion. Le pouvoir, c'est-à-dire la politique,
n'est pas absent de la relation en apparence la plus intime, la
plus affranchie de toute contrainte et de tout contrôle social,
la connaissance réflexive de soi. Le concept de « savoir-
pouvoir » entendait rappeler que le savoir est dans le pouvoir
et le pouvoir dans le savoir. Il en est ainsi dans le cas du
savoir de soi. Détruire l'anthropocentrisme, c'est connaître et
reconnaître la limite anthropologique et s'interdire de
projeter l'homme à la place laissée vide par les dieux morts (à
la façon, en un sens, exemplaire, de Sartre qui entendait
restituer à l'homme le pouvoir de création des vérités et des
valeurs que Descartes avait conféré à Dieu).

L'Histoire de la sexualité fait l'histoire de la genèse de la


conscience, du « sujet » comme conscience de soi du désir.
Conscience malheureuse : « le souci de soi » est d'abord souci
éthique, qui se constitue dès l'Antiquité, autour du problème
« privilégié » - pourquoi ? - de la sexualité et qui s'accomplit
avec le christianisme. Le sexe est le produit d'une histoire au
cours de laquelle le corps est divisé contre lui-même par la
connaissance pervertie de soi que lui offre le discours
normalisateur : hystérie, onanisme, fétichisme et coïtus
interruptus sont les quatre figures exemplaires du règne de la
norme politique sur l'intimité des corps. La subjectivité est
fille du confesseur (ce qui explique peut-être la fascination
qu'a exercée sur toute une génération abreuvée de niaiserie
personnaliste la nouvelle science de l'homme telle que
l'incarnait Lévi-Strauss, et qui abolissait le sujet). Ce sujet que
la vieille philosophie plaçait au commencement, est le produit
de l'assujettissement ; il est né, comme la « sexualité », de
l'intériorisation des limites, acceptées ou transgressées, dont
l'histoire des disciplines décrivait la genèse.

Le projet critique, généalogie historique du « sujet »


assujetti, est inséparablement un projet scientifique et
politique : la connaissance anthropologique est sans doute la
seule chance que nous avons de nous arracher au « sommeil
anthropologique » et à toutes les formes de la complaisance à
soi née du souci de soi, de nous affranchir des limites
inhérentes à l'illusion de la pensée sans limites historiques,
de la pensée sans impensé, de produire en un mot, un sujet
dont nous serions, tant soi peu, les sujets. La théorie, cette
vision qui dévoile, qui met à nu le pouvoir, est une pratique,
et une pratique politique. Elle ne prétend pas dire le tout, la
vérité totale sur le tout. Elle débusque le pouvoir là où il est,
souvent, le mieux caché, dans les riens les plus insignifiants
de l'ordre ordinaire, accepté comme allant de soi. Rompant
avec la représentation, caractéristique de l’homo academicus et
notamment du philosophe universitaire, qui porte à faire
dans la vie deux parts, celle de la connaissance, où s'investit
la rigueur, et celle de la politique où s'investit la passion, de
préférence généreuse, Michel Foucault a conçu l'activité
intellectuelle comme la forme par excellence d'une entreprise
politique de libération : la politique de la vérité qui est la
fonction propre de l'intellectuel s'accomplit dans un travail
pour découvrir et déclarer la vérité de la politique. C'est ce
qui fait du désir (pervers) de savoir la vérité du pouvoir un
adversaire irréductible du désir de pouvoir \
SOURCES

Archives nationales de France


Rectorat de l'Académie de Paris
Ministère de l'Éducation nationale
Ministère des Affaires étrangères
Archives du lycée Henri-IV (Poitiers) et archives
départementales de la Vienne
Archives du collège Saint-Stanislas (Poitiers)
Lycée Henri-IV (Paris)
École normale supérieure (Paris)
Institut de psychologie (Paris)
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Alliance française d'Uppsala (Suède)
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Principales archives personnelles :


Pierre Bourdieu, Paule Braudel, Georges Canguilhem, Georges
Dumézil, Anne Foucault, Henri Gouhier, Jelila Hafsia,
Marguerite Hyppolite, Jean Knapp, Claude Lévi-Strauss, Assia
Melamed, Jean-Christophe Oberg, Jean-Claude Passeron,
Jacqueline Verdeaux, Paul Veyne, Jules Vuillemin.

Un livre comme celui-ci n'aurait pu exister sans le


témoignage, l'aide, les conseils d'un grand nombre de
personnes. Mes remerciements (liste établie en 1989) vont à :

Maurice Agulhon, Michel Albaric, Éliane Allô, Louis Althusser,


Gilbert Amy, Didier Anzieu, Jean-Paul Aron, Pierre Aubenque,
Suzanne Bachelard, Abol-Hassan Bani Sadr, Jean-François
Battail, François Bédarida, Jacques Bellefroid, Renée Bernard,
Léo Bersani, Tom Bishop, Pierre Blanchet, Maurice Blanchot,
Howard Bloch, Olivier Bloch, Pierre Boulez, Jean-Marcel
Bouguereau, Christian Bourgois, Paule Braudel, Yvon Brès,
Claire Brière, Jacques Brunschwig, Catherine Von Bülow,
Étienne Burin des Roziers, Robert Castel, Maurice Caveing,
François Chamoux, Jean Charbonnel, Hélène Cixous, Maurice
Clavelin, Francis Cohen, Annie Cohen-Solal, Michel Crouzet,
Raoul Curiel, Pierre Daix, Jean Daniel, Marie-Josèphe
Dhavernas, Régis Debray, Guy Degen, Jean Delay, Gérard
Deledalle, Gilles Deleuze, Jean Deprun, Jacques Derrida, Jean-
Toussaint Desanti, Jacques Dolly, Jean-Marie Domenach,
Hubert Dreyfus, Claude Dumézil, Élisabeth Dutartre, Jean et
Antoinette Erhard, Dr Etienne, François Ewald, Michel Fano,
James Faubion, Jean-Pierre Faye, Sylvie Ferrand-Mignon,
Anne Foucault, Robert Frances, Norihiko Fukui, Keith Gandal,
Maurice de Gandillac, Pierre Ganter, Jean-Louis Gardies, Jean
Gattegno, Antoine de Gaudemar, Philippe Gavi, Gérard
Genette, Bronislaw Geremek, Louis Girard, André
Gisselbrecht, Henri Gouhier, François Gros, Georges Gusdorf,
Fathma Haddad, Else Hammar, Ahmed Hasnaoui, Clemens
Heller, Stenn-Gunnar Hellstrôm, Malou Hôjer, Denis Huisman,
Marguerite Hyppolite, Rose-Marie Janzen, Jean-François
Josselin, Madeleine Julien, Serge July, Gilbert Kahn, Jérôme
Kanapa, Pierre Kaufmann, Hugues de Kerret, Pierre
Klossowski, Jean Knapp, Bernard Kouchner, Arthur Krebs,
Annie Kriegel, Sylvia Lacan, Agnès Lagache, Jean et Nadine
Laplanche, Olivier Laude, Gérard Lebrun, Serge Leclaire,
Victor Leduc, Bernard Legros, Michel Leiris, Emmanuel Le
Roy Ladurie, Claude et Monique Lévi-Strauss, Marc Lévy,
Jérôme Lindon, Sylvère Lotringer, Roberto Machado, Pierre
Macherey, Alexandre Matheron, Claude Mauriac, Robert
Mauzi, Louis Mazauric, Essaied Mazouz, Assia Melamed,
Suzanne Merleau-Ponty, Philippe Meyer, Jean Michon-
Bordes, Jacques-Alain et Judith Miller, Jean-François Miquel,
Jean Molino, Yves Montand, Jean-Pierre de Morant, Jacques
Morel, Yann Moulier, Georg Nagy, Jacques Narbonne, Paule
Neuvéglise, Marcel Neveux, Érik Nilsson, Pierre Nora, Jean-
Christophe et Birgit Oberg, Jean d'Ormesson, Ahmed Othmani
et Simone Othmani-Lellouche, Guy Papon, Jean-Claude et
Francine Pariente, Jean-Claude Passeron, Michelle Perrot,
Pierre Petitmengin, Françoise Peyrot, Pierre Pichot, Jean Piel,
Dom Pierrot, Maurice Pinguet, Bernard Pivot, Raymond Polin,
Jean-Bertrand Pontalis, Jacques Proust, Lucette Rabaté, Érik
Rankka, Philippe Rebeyrol, Pierre Riviere, Alain Robbe-Grillet,
Régine Roche, Daniel Rocher, Ahmad Salamatian, Jean-Marc
Salmon, François-Marie Samuelson, Jean Sarvonnat, André
Schiffrin, Jurgen Schmidt-Radefeldt, Dominique Schnapper,
John Searle, Jacques Seebacher, Richard Sennett, Michel
Serres, Lucien Sève, Margareta Silenstam, John K. Simon,
Michel Simon, Jean Sirinelli, Jean-François Sirinelli, Roger
Stéphane, Stig Stromholm, Emmanuel Terray, Anne Thalamy,
Jacqueline Tomaka, Fathi et Rachida Triki, Jean-Louis Van
Regemorter, Georges Vallet, Paul et Nelly Viallaneix,
Jacqueline Verdeaux, Jeannine Verdès-Leroux, André Vergez,
Étienne Verley, Guy Verret, Michel Verret, Thierry Voeltzel,
Maurice Vouzelaud, Jules Vuillemin, Raymond Weil, Marc
Zamansky, Jean-Marie Zemb, Maciej Zurowski...

Ainsi que :

à Marthe Burais, Corinne Deloy et Thérèse Richard et au


service de documentation du Nouvel Observateur ;
au service de documentation de la Fondation nationale des
sciences politiques ;
au centre Michel-Foucault de Paris et à la bibliothèque du
Saulchoir ;
au centre Michel-Foucault de Berkeley et à la revue History of
the present ;
aux services culturels des ambassades de France à Stockholm,
Tunis et Varsovie.

Et encore :

- à Francine Fruchaud et Denys Foucault pour l'autorisation


qu'ils ont bien voulu m'accorder de publier des extraits de la
correspondance de leur frère ;
- à David Horn et Dominique Seglard pour l'aide précieuse et
généreuse qu'ils m'ont apportée ;
- à Mathieu Lindon, qui sait bien tout ce que je lui dois ;
- à Pierre Bourdieu, Georges Canguilhem, Paul Rabinow et
Paul Veyne, qui, outre les nombreuses informations qu'ils ont
tirées de leur mémoire et de leurs archives, ont accompagné
mon travail de leur indéfectible soutien et de leur amitié,
avec une gentillesse et une disponibilité qu'il est difficile
d'oublier ;

Enfin, à Georges Dumézil, qui a été à l'origine de ce livre, en a


encouragé les premiers pas, mais n'a pas pu en prendre
connaissance.
INDEX DES NOMS

Agulhon Maurice
Aigrain Abbé
Aigrain Pierre
Ajuriaguerra Julian
Alba André
Albaric Michel
Allio René
Althusser Louis
Amalrik André
Amiot Michel
Amy Gilbert
Anzieu Didier
Aragon Louis
Ariès Philippe
ARONjean-Paul
Aron Raymond
Artaud Antonin
Astruc Alexandre
Aubenque Pierre
Augustin saint

Bachelard Gaston
Bachelard Suzanne
Bacon Francis
Badinter Robert
Badiou Alain
Balibar Étienne
Bamberger Jean-Pierre
Bani Sadr Abol-Hassan
BARRAQUÉJean

Barthes Roland
Baruk Pr Henri
Basaglia Franco
Bastide Georges
Bataille Georges
Bateson Gregory
Baudrillard Jean
Baudry André
Bazargan Mehdi
Beauchamp René
BEAUFRETjean

Beauvillard Michelle
Beauvoir Simone de
Beckett Samuel
Bédarida François
Bedos Guy
Bélaval Yvon
Bellefroid Jacques
Bellon Loleh
Bellour Raymond
Ben Ali Djellali
Ben Ali Fazia
Bénassy Pr
Ben Othman Ahmed
Bentham Jeremy
Benveniste Émile
Berger Gaston
BerqueJacques
Bersani Leo
Beyssade Jean-Marie
Binswanger Ludwig
Binswanger Otto
Blanchet Pierre
Blanchot Maurice
Bloch Jules
Bloch Marc
Blumsztajn Seweryn
Bollack Jean
Boltanski Luc
Bonnafé Lucien
Bonnefoy Claude
Bosch Gérôme
BouDOUTjean
Boukovski Vladimir
Boulez Pierre
Bourdieu Pierre
BouRiLLYjean
Bouvier Jean
Braudel Fernand
Brès Yvon
Breton André
Breughel Pieter
Brière Claire
Bröberg Gunnar
Brown Peter
Broyelle Jacques et Claudie
Bruckner Peter
Brunschvicg Léon
Bulow Catherine Von
Burin des Roziers Étienne
Butor Michel

Caillois Roger
Caillois Roland
Calvet Louis-Jean
Calvino Italo
Camus Albert
Canguilhem Georges
Cartan Henri
Caruso Paolo
Castaigne Paul
Castel Robert
CAVAiLLÈsJean
Caveing Maurice
Certeau Michel de
Chamoux François
Chancel Jacques
Chapsal Madeleine
Char René
Charbonnel Jean
Châtelet François
Chéreau Patrice
Ch É R È que Jacques
Chevalier Louis
Chevalier Maurice
Chevènement Jean-Pierre
Cheysson Claude
Chomsky Noam
Cixous Hélène
Clarac Pierre
Clavel Maurice
Clavelin Maurice
Cohen Francis
Cohen-solal Annie
Colombel Jeannette
Coluche
Comolli Jean-Louis
Cooper David
Copeau Jacques
Corti José
Costa-Gavras Constantin
Courcelle Pierre
Croissant Klaus
Crouzet Michel
Curiel Raoul

Dacron Gilbert
Daix Pierre
Dampierre Éric de
Daniel Jean
Daumézon Georges
Davy Georges
Debray Régis
Defert Daniel
Degen Guy
Deguy Michel
Delay Pr Jean
Deledalle Gérard
Deleuze Fanny
Deleuze Gilles
DELUMEAUjean
DEPRUNjean
Derrida Jacques
Desanti J ean-Toussaint
Descartes René
Dewey John
Dez Gaston
Diab Mohamed
Diderot Denis
DiENYjean
Domenach Jean-Marie
Donzelot Jacques
Drach Michel
Dreyfus Hubert
Dreyfus-Lefoyer M.
Droit Roger-Pol
DrozJacques
Duby Georges
Du hamel Colette
Dumas Georges
Dumayet Pierre
Dumézil Georges
Duras Marguerite
Dürer Albrecht
Duret Chanoine
Duroselle Jean-Baptiste
Durry Marcel
Durry Marie-Jeanne

Eluard (Veuve Paul)


Epictète
Erasme
ERHARDjean
Etcherelli Claire
Etienne Dr
Ewald François
Ey Pr Henri

Falk Paul
Fano Michel
Farge Arlette
Faure Edgar
Fauroux Roger
Fauvet Jacques
Faye Jean-Pierre
Febvre Lucien
Fernandez Dominique
Fessard Alfred
Finkielkraut Alain
Flacelière Robert
Flaubert Gustave
Flon Suzanne
Florian Thomas
Follín Sven
Fontana Alexandre
FordJohn
Foucault Mme Anne
Foucault Denys
Foucault Francine
Foucault Dr Paul
Fouchet Christian
Frances Robert
Freud Sigmund
Friedrich Otto
Furet François
Fyson Peter

Galien
Gallo Max
Gandal Keith
Gandillac Maurice de
Garaudy Roger
Gardies Jean-Louis
GATTEGNOjean
Gauchet Marcel
Gavi Philippe
Gay Peter
Geerz Clifford
Geismar Alain
GenetJean
Genette Gérard
Giesbert Franz-Olivier
Girard Louis
Giscard d'Estaing Valery
Glucksmann André
Godard Jean-Luc
Goffman Erving
Goldmann Lucien
Gomulka Wladyslaw
Gouhier Henri
Goya Francisco de
Granel Gérard
Granet Marcel
Green André
Grosrichard Alain
Gu attari Félix
Gueroult Martial
Guibert Hervé
Guichard Olivier
GuiTTONjean
Gurvitch Georges
Gusdorf Georges

Haddad Fatma
Hadot Pierre
HAFSiAjelila
Halbwachs Pierre
Hasselroth Pr
Hedrich (Pasteur)
Hegel Georg Wilhelm Friedrich
Heidegger Martin
Heller Clemens
Henry Maurice
Horn David
Howard Richard
Huisman Denis
Husserl Edmund
Hyppolite Jean
Hyppolite Marguerite

Ionesco Eugene

Jacob François
Jakobson Roman
Jambet Christian
Janet Pierre
Jankélévitch Vladimir
Jaspers Karl
Jaubert Alain
Jospin Lionel
Jost Alfred
Juin Hubert
Julliard Jacques
July Serge
Junot Thierry
Juquin Pierre

Kafka Franz
Kahn Gilbert
KANAPAjean
Kanapa Jérôme
Kant Emmanuel
Kanters Robert
Ka stler Alfred
Kaufmann Pierre
Kempf Roger
Khomeiny Ayatollah
Kiejman Georges
Klossowski Pierre
KnappJean
Knobelspiess Roger
Kojève Alexandre
Kotarbinski Pr
Kotkin Stephen
Kouchner Bernard
Koyré Alexandre
Kramer Larry
Kriegel Annie
Kuhn Roland

LacanJacques
Lacan Sylvia
Lacombe Olivier
LacoutureJean
Lacroix Jean
Lagache Daniel
Lagasnerie Geoffroy de
Laing Ronald
Lamandé Pierre
Lambrichs Georges
LangJack
Lange Monique
Langlois Denis
Lapassade Georges
Laplanche Jean
Laporte Roger
Lardreau Guy
Las Vergnas Raymond
Laudouze R.P.
Lebas Jacques
Le Bon Sylvie
Le Bris Michel
Lebrun Gérard
Leclaire Serge
Leclerc Henri
Le Clézio Jean-Marie
Le Dantec Jean-Pierre
Leduc Victor
Lefebvre Henri
Le Garrec Evelyne
Le Goff Jacques
Le Guillant Louis
Leiris Michel
Leroy Pierre
Le Roy Ladurie Emmanuel
Levai Ivan
Lévi Sylvain
Lévi-Strauss Claude
Lévy Benny (voir Pierre Victor).
Lichnérowicz André
Lindon Jérôme
Lindon Mathieu
Lindroth Stirn
Livrozet Serge
Lotringer Sylvère
Lucien (Père)
Lyotard Jean-François

Macciochi Maria-Antonietta
Madari Ayatollah
Magritte René
Maire Edmond
Malapert Dr
Malaurie Jean
Malebranché Nicolas
Mallarmé Stéphane
Malraux André
Manceaux Michèle
Mandrou Robert
Mannoni Octave
Marcuse Herbert
Martin Jacques
Marx Karl
Matheron Alexandre
Maubert Jean-Pierre
Mauriac Claude
Mauriac François
Mauriac Marie-Claude
Mauzi Robert
Mazauric Louis
Mazon Paul
Mêla Charles
Melamed Assia
Mend è s France Pierre
Merleau-Ponty Marianne
Merleau-Ponty Maurice
Messiaen Olivier
Métraux Alfred
Mignon (Ferrand-) Sylvie
Mignon Thierry
Milhau Jacques
Miller Judith
Milou Jean-Paul
Minkowski Eugène
Miquel André
Miquel Christina
Miquel Jean-François
Mitterrand François
Mnouchkine Ariane
Molino Jean
Montand Yves
Montsabert (Père de)
Morant Jean-Pierre de
Moreau-Reibel Jean

NarbonneJacques
NÉ DONCELLE Maurice
Nerval Gérard de
Neveux Marcel
Nietzsche Friedrich
Nilsson Erik
Nizan Paul
Nora Pierre
Nora Simon

Oberg Jean-Christophe
Ombredane André
Ormesson Jean d'
Otchakovsky-Laurens Paul
Overney Pierre

Palmade Guy
Panofsky Erwin
Papet-Lépine J acques
PaponJean
Paradjanov Andrei
Parain Brice
Pariente Francine
Pariente Jean-Claude
Pascal Biaise
Pascal Henri
Passeron Jean-Claude
Pasquali Costanza
Pecker J ean-Claude
Perrot Michelle
Peteers Benoît
Peyrefitte Alain
Piatier J acqueline
Pichot Pierre
PiELjean
Pierrot Dom
Pingaud Bernard
Pinguet Maurice
Pivot Bernard
Platon
Pleven René
Pliouchtch Leonid
Polac Christian
Polin Raymond
Pompidou Georges
Pontalis Jean-Bertrand
Poujade Robert
Poyer Pr
Proust Jacques
Proust Marcel

Queneau Raymond

Rabaté Lucette
Rabinow Paul
Raimond Jean-Bernard
Rancière Danièle
Rancière Jacques
Ranucci Christian
Rat Maurice
Reagan Ronald
Rebeyrol Philippe
Régnault François
Reich Wilhelm
Revel J ean-François
Richard Jean-Claude
Richard Jean-Pierre
Ricœur Paul
Riggins Stephen
Rivière Pierre
Robbe-Grillet Alain
Rocard Michel
Rodrigues Gilberte
Roncatolo Marcel
Rosanvallon Pierre
Rose Dr Édith
Roudinesco Élisabeth
Rousseau Jean-Jacques
Roussel Raymond
Rousset David
Roy Claude
RoyerJean
Ruf Eric
Russel l Bertrand

Saïd Edward
Salamatian Ahmad
Salmon Jean-Marc
Sartre Jean-Paul
Sauron Bruno
Sautet Claude
Scherer René
Schmidt Jurgen
Schuhl Pierre-Maxime
Schwartz Laurent
SEARLÉJohn
SEMPRúNjorge
SÉNÈQUE

Serres Michel
Shakespeare William
Signoret Simone
Simon Claude
Simon John K.
Simon Michel
Sirinelli Jean
Sirinelli Jean-François
Sogen Omori
Soljénitsyne Alexandre
Sollers Philippe
Spinoza Baruch
Staps Irène
Stéphane Roger
Stern Mikhaïl
Strehler Robert
Svedberg Theodor
Szasz Thomas

Téchiné André
Thibaud Paul
Timsitt Dr
Tiselius Arne
Touraine Alain
Tournier Michel
Tran Duc Thao
Trombadori Ducio
Trotski Léon

Vadrot Claude-Marie
Van gogh Vincent
VAN REGEMORTER Jean-Louis
VERCORS

Verdeaux Georges
Verdeaux Jacqueline
Verdès-Leroux Jeannine
Vergez André
Verley Étienne
Vernant Jean-Pierre
Verne Jules
Vernier Jean-Claude
Verret Guy
Verret Michel
Veyne Paul
Viallaneix Nelly
VlALLANEIX Paul

Vian Francis
Vian Michelle
Victor Pierre
Vidal-Naquet Pierre
Vincent de paul Saint
Vitez Antoine
Voeltzel Thierry
Vouzelaud Maurice
VUILLEMIN Jules

Waelhens Alphonse de
Wahl François
Wahl Jean
Walesa Lech
Waller Erik
Wallon Henri
Weber Alfred
Weber Henri
Weber Max
Weil Éric
Weil Raymond
Weil Simone
White Edmund
Wittgenstein Ludwig
Wolff Étienne
Wurmser André

Zamansky Marc
Zemb Jean-Marie
Zurowski Maciej
TABLE

Préface à la troisième édition (2011)

PREMIÈRE PARTIE - LA PSYCHOLOGIE AUX ENFERS


1 - « La ville où je suis né »
2 - La voix de Hegel
3 - Rue d'Ulm
4 - Le carnaval des fous
5 - Le cordonnier de Staline
6 - Les dissonances de l'amour
7 - Uppsala, Varsovie, Hambourg
DEUXIÈME PARTIE - L'ORDRE DES CHOSES
1 - Le talent d'un poète
2 - Le livre et ses doubles
3 - Le dandy et la réforme
4 - Ouvrir les corps
5 - Les remparts de la bourgeoisie
6 - La mer au large
TROISIÈME PARTIE - « MILITANT ET PROFESSEUR
AU COLLÈGE DE FRANCE... »
1 - L'intermède de Vincennes
2 - La solitude de l'acrobate
3 - La leçon des ténèbres
4 - La justice populaire et la mémoire ouvrière
5 - « Nous sommes tous des gouvernés »
6 - La révolte aux mains nues
7 - Les rendez-vous manqués
8 - Le Zen et la Californie
9 - « La vie comme une œuvre d'art »

Annexes
Sources
Index des noms

F lammarion
Notes

1. Michel Foucault, « Qu'est-ce que la critique ? (Critique et


Aufklärung) », Bulletin de la Société française de philosophie, 84e
année, n° 2, avril-juin 1990, p. 35-63. Citation : p. 39.
▲ Retour au texte
2. Michel Foucault, « What is Enlightenment », in Paul Rabinow,
The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, repris
in Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4,
texte 339, p. 562-578 (je cite l'édition en quatre volumes de
1994).
▲ Retour au texte
1. Carte postale envoyée à l'auteur le 13 août 1981, et qui
représente le Palais de Justice de Poitiers et son Donjon dit
Tour Maubergeon.
▲ Retour au texte
2. Les Collèges Saint-Stanislas et Saint-Joseph de Poitiers. Notes
historiques et souvenirs d'anciens, rassemblés sous la direction de
Jean Vaudel, Poitiers, librairie « Le bouquiniste », 1981.
▲ Retour au texte
3. Entretien avec Stephen Riggins, Ethos, automne 1983, p. 5
(Et Dits et écrits, texte 336, t. 4, p. 524-538).
▲ Retour au texte
4. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, Paris, Grasset, 1978,
p. 55. Dans cette série de conversations, publiées en 1978 mais
enregistrées au cours de l'été 1976, Foucault questionne, sans
que son propre nom apparaisse, un jeune homme de vingt
ans, qu'il a rencontré alors que ce dernier faisait de l'auto-
stop et avec qui il a développé une relation. Dans ce livre,
préfacé par Claude Mauriac, Foucault interroge le jeune
homme sur sa vie et sur ses engagements politiques -
notamment dans les mouvements homosexuels - et ses
questions deviennent souvent de longs commentaires dans
lesquels il présente ses proposes expériences et expose son
propre point de vue.
▲ Retour au texte
1. Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris-Montpellier, 1945-1963, Paris,
Gallimard, 1982, p. 29. Sur la frontière sociale qui sépare
élèves « provinciaux », internes, et les élèves « parisiens »,
externes, dans la khâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris, à la
même époque, voir Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto­
analyse, Paris, Raisons d'agir, 2004, p. 126.
▲ Retour au texte
2. Ibid., p. 27-29.
▲ Retour au texte
3. Jean d'Ormesson, Au revoir et merci, 2e édition, Paris,
Gallimard, 1976, p. 71.
▲ Retour au texte
4. Ibid.
▲. Retour au texte
5. Ibid., p. 76.
▲ Retour au texte
6. Michel Foucault, « Jean Hyppolite, 1907-1968 », Revue de
métaphysique et de morale, 1.14, n° 2, avril-juin 1969, p. 131 (et
Dits et écrits, 1.1, texte 67, p. 779-785).
▲ Retour au texte
7. Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et
normaliens dans l'entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988.
▲ Retour au texte
8. Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique. Thèse
principale pour le doctorat ès lettres, Plon, 1961. Préface, p. x
et xi.
▲ Retour au texte
9. Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971,
p. 80-81.
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10. Les Temps modernes, n° 31, avril 1948.
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11. Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de la
psychanalyse en France, t. 2, Paris, Seuil, 1986, p. 150.
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12. Cf. Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 94.
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13. Georges Canguilhem, « Hegel en France », Revue d'histoire
et de philosophie des religions, Strasbourg, 1948-1949.
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14. Jean Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, PUF, 1971,
t. 1, p. 196-212. Sur l'introduction de Hegel en France, voir
aussi, dans le même volume, « La “Phénoménologie” de Hegel
et la pensée française contemporaine » (ibid., p. 231-241).
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15. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1948,
p. 109.
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16. Ibid., p. 110.
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17. Jean Hyppolite, « Histoire et existence », Figures de la
pensée philosophique, op. cit., t. 2, p. 976.
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18. Michel Foucault, L'Ordre du discours, op. cit., p. 74-75.
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19. Michel Foucault, « Jean Hyppolite, 1907-1908 », Revue de
métaphysique et de morale, art.cit., p. 136 (et Dits et écrits, t. 1,
p. 785).
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20. Hommage à Jean Hyppolite, éd. par Michel Foucault, Paris,
PUF, 1969.
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1. Bertrand de Saint-Sernin, « Georges Canguilhem à la
Sorbonne », Revue de métaphysique et de morale, janvier-
mars 1985, p. 84. On lira aussi l'évocation de Canguilhem par
Pierre Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse,
op. cit., p. 40-45.
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2. Louis Althusser, L'avenir dure longtemps, Paris, Stock/lmec,
1992, nouvelle éd, Le Livre de poche, 1994, p. 40. Althusser
raconte également qu'on pouvait parfois voir Foucault errer
« hagard » dans les couloirs (ibid., p. 370).
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3. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 43.
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4. Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède, Grasset, 1989,
p. 291-292.
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5. Ibid., p. 82.
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6. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 32,35 et 14.
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7. Michel Foucault, « Je suis un artificier » in Roger-Pol Droit,
Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 94-95.
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8. Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? »,
entretien dans Libération, 30 mai 1981. (Et Dits et écrits, t. 4,
texte n° 296, p. 178-182.)
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9. Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède, op. cit., p. 82.
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10. Michel Foucault, « Préface à la transgression ». Critique,
nos 195-196, août-septembre 1963, p. 762. (Et Dits et écrits, t. 1,
texte n° 13, p. 233-250.)
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11. Dominique Fernandez, op. cit., p. 132-133.
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12. Jean-Paul Aron, « Mon sida », Le Nouvel Observateur,
30 octobre 1987.
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13. Sur ce point, je renvoie à la troisième partie de Réflexions
sur la question gay, « Les hétérotopies de Michel Foucault »,
Paris, Fayard, 1999.
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14. « Le Retour de la morale », entretien dans Les Nouvelles
littéraires, 28 juin 1984 (et Dits et écrits, t. 4, texte 354, p. 703).
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15. Louis Althusser, L'avenir dure longtemps, op. cit., p. 363-364
et 201. À la fin des années soixante, le jugement d'Althusser
sera plus sévère : il fera scandale en déclarant en public, au
cours de la cérémonie d'hommage à Jean Hyppolite tenue rue
d'Ulm en 1969, que, tout en considérant toujours Merleau-
Ponty comme « l'homme qui a peaufiné la plus belle œuvre
philosophique de ce temps en France », il fallait néanmoins
admettre que, « comme philosophe », « il était mort de son
vivant » (ibid., p. 442).
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16. Ces cours ont été édités par les soins de Jean Deprun, Vrin,
1968.
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17. L'ensemble de ces cours a été réédité récemment, in
Merleau-Ponty à la Sorbonne, éd. Cynara, 1988.
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18. Emmanuel Le Roy Ladurie, op. cit., p. 44.
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19. Jean-François Sirinelli, « Les Normaliens de la rue d'Ulm
après 1945 : une génération communiste ? », Revue d'histoire
du monde moderne, t. xxxii, octobre-décembre, 1986, p. 569-
588.
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20. Maurice Agulhon, « Vu des coulisses », in Essais d'ego-
histoire, Gallimard, 1987, p. 21-22.
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21. Jean Charbonnel, L'Aventure de la fidélité, Seuil, 1976, p. 56-
57.
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22. Lettre citée par Maria-Antonietta Macciochi dans Deux
mille ans de bonheur, Paris, Grasset, 1983, p. 379-380.
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23. Jean Charbonnel, op. cit., p. 39.
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24.Ibid.
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25. Rapport de Paul Mazon, Annuaire de la fondation Thiers.
1947-1952, nouvelle série, fasc. xli.
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1. Michel Foucault, « La recherche scientifique et la
psychologie », in Des chercheurs français s'interrogent, Privat-
PUF, 1957, p. 173-175. (Et Dits et écrits, texte 3,1.1, p. 137-158.)
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2. Introduction à Ludwig Binswanger, Le Rêve et l'existence,
Desclée de Brouwer, 1954, p. 74. (Et Dits et écrits, texte 1, t. 1,
p. 65-119.)
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3. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, 10-17, Cooperativa
éditrice, 1981, p. 41. Je cite la transcription de
l'enregistrement en français.
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4. Projet de préface à V Histoire de la sexualité, t. 2, in Paul
Rabinow, The Foucault Reader, Penguin Books, p. 334 et 336. (Et
Dits et écrits, texte 340, t. 4, p. 579 et 581.)
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5. Entretien avec Stephen Riggins, Ethos, art. cité, p. 5 - ma
traduction. (Et Dits et écrits, texte 336, t. 4, p. 527-528.)
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1. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, op. cit, p. 27-29.
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2. Ibid., p. 30.
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3. Maurice Pinguet, « Les Années d'apprentissage », Le Débat,
septembre-novembre 1986, n° 41, p. 129-130.
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4. Ibid., p. 127.
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5. Emmanuel Le Roy Ladurie, op. cit., p. 46.
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6. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. m, Et comme l’espérance
est violente, Grasset, 1977, p. 318-319.
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7. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. ix, Mauriac et fils,
Grasset, 1986, p. 290.
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8. Michel Foucault, « Je suis un artificier », in Roger-Pol Droit,
Michel Foucault, entretiens, op. cit., p. 117. C'est moi qui
souligne.
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9. Ducio Trombadori, Colloqui..., op. cit., p. 33.
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10. Jean-Paul Aron, Les Modernes, Gallimard, 1984, p. 65-66.
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11. Ducio Trombadori, op. cit., p. 33.
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12. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard,
1966, p. 274.
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13. Cité dans Le Magazine littéraire, n° 207, mai 1984, p. 57.
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14. J'ai analysé plus longuement les rapports entre Foucault
et Althusser dans Michel Foucault et ses contemporains, Fayard,
1994 (nouvelle édition à paraître), p. 314-350.
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15. Michel Foucault, « Archéologie d'une passion », in Dits et
écrits, t. 4, texte 343, p. 608.
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16. Maurice Blanchot, « Où maintenant, qui maintenant »,
NRF, n° 10,1953. Repris in Le Livre à venir, Gallimard, 1959. Les
chroniques et textes critiques de Blanchot sont rassemblés
(avec des modifications) dans L'Espace littéraire, Le Livre à venir
et L'Entretien infini. On en trouvera le répertoire complet, avec
les dates et lieux d'origine, dans l'ouvrage de Françoise Collin,
Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1986.
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17. Karl Jaspers, Strindberg, Van Gogh, Hölderlin, Swedenborg,
préface de Maurice Blanchot, Paris, Minuit, 1953, p. 232-236.
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18. Ibid., p. 12.
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19. Michel Foucault, Folie et déraison, Paris, Pion, 1961. Préface,
p. X.
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20. Ibid., p. xi. Ces vers de Char sont extraits de Partage formel
(Cf. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 160).
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21. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l’imagine, Fata
Morgana, 1986, p. 9.
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22. Ibid., p. 10.
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23. Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990.
Sur Foucault et Char, voir p. 498-500.
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1. Michel Foucault, Introduction à Le Rêve et l'existence, op. cit.,
p. 9-10.
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2. Ibid., p. 9.
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3. Jean-Paul Aron, Les Modernes, op. cit., p. 64-65.
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4. Michel Foucault/Pierre Boulez, « La musique
contemporaine et le public », CNAC Magazine, mai-juin 1983.
(Et Dits et écrits, texte 333, t. 4, p. 488-495.)
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5. Lette citée dans la « Chronologie » des Dits et écrits, op. cit.,
1.1.
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6. Jean Barraqué, « Propos impromptus », Courrier musical de
France, n° 26, 1969, p. 78. Sur Jean Barraqué, on peut se
reporter au numéro spécial que lui a consacré la revue
Entretemps, en 1987, et notamment à l'esquisse biographique
qu'y propose Rose-Marie Janzen, à qui je dois les références
des textes de Barraqué cités ici.
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7. Interview, Ethos, automne 1983, p. 7 (et Dits et écrits, texte
336, t. 4, p. 534).
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8. Michel Foucault, « Pierre Boulez, l'écran traversé », Le
Nouvel Observateur, 2 octobre 1982. (et Dits et écrits, texte 305,
t. 4, p. 219-220.)
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9. Paolo Caruso, entretien avec Michel Foucault, La Fiera
Leteraria, 28 septembre 1967. (Et Dits et écrits, texte 50, t. 1,
p. 613.)
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10. Archives Jean Barraqué.
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11. Jean Barraqué, art. cit., p. 80. J'ai analysé plus longuement
les rapports de Foucault et Barraqué dans Réflexions sur la
question gay, op. cit., p. 351-359.
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12. Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954,
p. 12.
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13. La Nouvelle Critique, avril 1951.
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14. Maladie mentale..., op. cit., p. 100-101.
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15. Ibid., p. 86.
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16. Ibid., p. 104.
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17. Ibid., p. 83.
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18. Ibid., p. 108-110.
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19. Ibid., p. 23-26.
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20. Pour une analyse du livre de 1954 et des transformations
entre les deux éditions, on se reportera à la préface de Hubert
Dreyfus à 1'« édition californienne » de Mental Illness and
Psychology, University of California Press, Berkeley, 1987.
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21. Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie, PUF, coll.
« Quadrige », 1995. La page de copyright indique ici 1954
comme date de la « lère édition » de ce volume, ce qui peut
laisser croire au lecteur qu'il s'agit de la première version du
livre. Il conviendrait de remplacer 1954 par 1962.
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22. Jean Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, PUF, t. il,
p. 885-890.
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23. Cf. Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en
France, t. il, p. 310-311.
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24. Michel Foucault, « La Recherche scientifique et la
psychologie », in Des chercheurs français s'interrogent, op. cit.,
p. 193 et 201. (Et Dits et écrits, texte 3,1.1, p. 153 et 158.)
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1. Lettre de Georges Dumézil à Michel Foucault, 15 octobre
1954.
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2. Lettre de Michel Foucault à Georges Dumézil, 22 octobre
1954.
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3. « Ne partez pas [en vacances] sans me voir », lui avait dit
Dumézil le 16 décembre 1954. Et Foucault lui écrit, le
11 janvier 1955 : « Cher monsieur, grâce à vous, me voici
familier déjà avec le microcosme uppsalien. » Puis, le
27 février, il lui écrit à nouveau : « Pourrais-je, un des ces
jours, venir vous déranger encore, pour vous demander
quelques renseignements complémentaires sur les modes
uppsaliens de vie - et d'existence », après lui avoir annoncé sa
nomination, ce qui indique qu'ils se sont déjà rencontrés une
première fois - et il est donc probable qu'ils se soient vus une
seconde fois. La première conversation qui eut lieu début
janvier n'a visiblement pas porté uniquement sur la vie
suédoise. Dans sa lettre du 11 janvier, Foucault fait en effet
allusion à des renseignements que Dumézil a dû lui
demander, en retour, sur la vie gay parisienne : « Je mettrai
bien volontiers à votre disposition mes quelques
connaissances de la faune et de la flore parisienne : j'ai peur
seulement qu'elles ne vous déçoivent et de me montrer bien
en-dessous de ma déplorable réputation. »
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4. Cf. Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, 1915-1980, Flammarion,
1990, p. 154.
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5. Pour un récit plus développé sur le départ de Foucault en
Suède et de sa rencontre avec Dumézil, je renvoie au chapitre
« À la naissance de V Histoire de la folie (L'ascendance
dumézilienne, l) » in Michel Foucault et ses contemporains, op.
cit..
▲ Retour au texte
6. Interview, Ethos, n° 2, automne 1983, p. 4. (Et Dits et écrits,
texte 336, t. 4, p. 526.)
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7. Michel Foucault, « Probleme und Leistungen moderner
französischer Wissenschaft, iv, Die französischer
Anthropologie », Sender Freies Berlin, Nachtprogramm,
25 juin 1957. Le texte a été rédigé en français par Foucault,
sollicité par Jean Bollack, et, après avoir été traduit en
allemand, lu par la productrice de l'émission.
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8. Michel Foucault, Folie et déraison, op. cil, préface, p. x.
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9. Le Monde, 22 juillet 1961. (Et Dits et écrits, texte 5, t. 1,
p. 168.)
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10. L'Ordre du discours, p. 73.
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11. Voir Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres.
Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil,
2008, « Leçon du 26 janvier 1983 », p. 105-121, et Le Courage de
la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard/Seuil,
2009, « Leçons du 15 et du 22 février 1984 », p. 87-130.
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12. Ces cours n'ont jamais été publiés. C'est par l'effet d'une
malencontreuse coquille que l'article de Georges Dumézil,
dans Le Nouvel Observateur, à la mort de Foucault, évoque des
« cours publiés ». Il avait écrit : « cours publics ».
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13. Lettre de J-C. Oberg à l'auteur, 10 octobre 1988.
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14. Louis-Jean Calvet en évoque plusieurs, citant différents
témoins (Cf. L.-J. Calvet, Roland Barthes, 1915-1980, op. cit.,
p. 172-173.)
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15. Lettre de François Wahl à l'auteur, 1er octobre 1989.
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16. Texte inédit. J'ai donné plusieurs extraits de ces rapports
de Foucault pour présenter la candidature de Barthes au
Collège de France dans Michel Foucault et ses contemporains,
op. cit., p. 211-232.
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17. Michel Foucault, « Roland Barthes, 1915-1980 », Annuaire
du Collège de France, année 1979-1980 (80e année). (Et Dits et
écrits, texte 288, t. 4, p. 124-125.)
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18. Cet entretien a été réalisé par Claude Bonnefoy en 1969.
Mais il n'a jamais été publié. Des extraits en sont lus par deux
acteurs (Eric Ruf et Pierre Lamandé) sur un CD : « Michel
Foucault à Claude Bonnefoy », coll. « À voix haute »,
Gallimard/France Culture, 2006.
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19. Michel Foucault, Lettre à Georges Dumézil, 29 mai 1957.
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20. Étienne Burin des Roziers, « Une rencontre à Varsovie »,
Le Débat, n° 41, septembre-novembre 1986, p. 133.
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21. Ibid., p. 134.
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22. Ibid., p. 136.
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23. Entretien avec Michel Foucault, Bonniers Literära Magasin,
Stockholm, mars 1968, p. 204. (Et Dits et écrits, texte 54, t. 1,
p. 651-652).
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24. Michel Foucault, Folie et déraison, préface, p. i-v.
▲ Retour au texte
25. Ibid., p. ix.
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26. Michel Foucault, « Entretien avec Roger-Pol Droit », en
1975. Texte inédit. Phrase citée (en anglais) par Lynne Huffer,
Mad for Foucault. Rethinking the Fondation of Queer Theory, New
York, Columbia University Press, 2009, p. 237-238.
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27. Histoire de la folie, Gallimard, 1972, p. 58-59. Pour unifier les
références, je cite dans l'édition Gallimard, sauf quand il
s'agit de la première préface, qui n'existe que dans l'édition
Plon de 1961 (et désormais dans Dits et écrits, texte 4, t. 1,
p. 159-171).
▲ Retour au texte
28. P. 100.
▲ Retour au texte
29. P. 96.
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30. P. 117-119. J'ai analysé plus longuement ces passages dans
Réflexions sur la question gay, op. cit. L'un des enjeux du livre de
Foucault est en effet de montrer par quels processus la
sexualité « anormale » a été exclue moralement et
institutionnellement (et « contaminée » par le voisinage dans
l'hôpital général avec les « insensés ») avant de devenir
l'objet pathologisé du regard psychiatrique. L'Histoire de la
folie peut donc se lire comme une histoire de l'homosexualité
qui n'aurait pas osé dire son nom à l'époque où elle a été
écrite.
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31. P. 522-525.
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32. P. 548-557.
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1. Folie et déraison, Préface, p. xi.
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2. Cf. Georges Canguilhem, « Sur L'Histoire de la folie en tant
qu'événement », Le Débat, n° 46, p. 38.
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3. Publié en français dans une version remaniée : Michel
Foucault, « La Vie : l'expérience et la science », Revue de
métaphysique et de morale, janvier-mars 1985, p. 3. (Et Dits et
écrits, texte 361, t. 4, p. 763, et, pour la première version, texte
219, t. 3, p. 429.)
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4. Georges Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement du
cogito », Critique, n° 242, juillet 1967, p. 599-618.
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5. G. Canguilhem, « Sur l'Histoire de la folie en tant
qu'événement », art. cit.
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6. Texte inédit.
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7. Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Gallimard,
Folio-Essais, 1987, p. 95-97.
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8. Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, éd.
Odile Jacob, 1988, p. 100-101.
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9. Michel Foucault, « Le Style de l'histoire », Entretien, Le
Matin, 21 février 1984. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 348, p. 649.)
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10. Philippe Ariès, Un historien du dimanche, Seuil, 1982, p. 145.
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11. Michel Foucault, « Le Souci de la vérité », Le Nouvel
Observateur, 17 février 1984. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 347,
t. 4, p. 647-648.)
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12.Ibid.
▲. Retour au texte
13. Repris in Daniel Lagache, Œuvres, t. 1, PUF, 1977, p. 439-
456.
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14. Sur l'opposition entre la création et l'université, voir
Geoffroy de Lagasnerie, Logique de la création, Paris, Fayard,
2011.
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15. Le texte de cette introduction a été publié avec la
traduction de V Anthropologie de Kant en 2008 à la librairie
Vrin.
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16. Michel Foucault, « La folie, l'absence d'œuvre », La Table
Ronde, mai 1964. Repris en appendice à ¡'Histoire de la folie,
2e édition, Gallimard, 1972, p. 575-582.
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17. Michel Foucault, Histoire de la folie, 2e édition. Gallimard,
1972, p. 8.
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18. Au sens où Georges Canguilhem parle de « l'Histoire de la
folie en tant qu'événement », art. cité.
▲ Retour au texte
1. « Sur la sellette », entretien, Les Nouvelles littéraires, 17 mars
1975 (et Dits et écrits, texte 152, t. 2, p. 720).
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2. « Du pouvoir », L'Express, 6 juillet 1984 (entretien réalisé en
1978).
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3. Cf. « Entretien avec Michel Foucault », in A. Fontana et
P. Pasquino, Microfisica del potere, Einaudi, 1977. (Et Dits et
écrits, texte 192, t. 3, p. 140-142.)
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4. Michel Foucault, Lettre à Georges Dumézil, 30 septembre
1961.
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5. Maurice Blanchot, « L'oubli, la déraison », NRF,
octobre 1961, p. 676-686. Repris in L'Entretien infini, Gallimard,
1969.
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6. Roland Barthes, « Savoir et folie », Critique, n° 17, 1961,
p. 915-922. Repris in Essais critiques, Seuil, 1964.
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7. Michel Serres, « Géométrie de la folie », Mercure de France,
n° 1188, août 1962, p. 683-696 et n° 1189, septembre 1962,
p. 63-81. Repris in Hermès ou la communication, Minuit, 1968.
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8. Robert Mandrou, « Trois clés pour comprendre “l'histoire
de la folie à l'époque classique” », Annales, ESC, 17e année,
n° 4, juillet-août 1962, p. 761-771.
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9. Fernand Braudel, « Note », ibid., p. 771-772.
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10. Michel Serres, Hermès..., op. cit., p. 167.
▲ Retour au texte
11. P. 176.
▲ Retour au texte
12.Ibid.
▲. Retour au texte
13. P. 178.
▲ Retour au texte
14. Roland Barthes, Essais critiques, Points-Seuil, p. 168.
▲ Retour au texte
15.Ibid.
▲. Retour au texte
16. P. 172.
▲ Retour au texte
17. P. 174.
▲ Retour au texte
18. Maurice Blanchot, op. cit., p. 291.
▲ Retour au texte
19. Robert Mandrou, art. cité, p. 762.
▲ Retour au texte
20.Ibid.
▲. Retour au texte
21. Ibid., p. 771.
▲ Retour au texte
22. Fernand Braudel, art. cité, p. 771-772.
▲ Retour au texte
23. Reproduite in Michel Foucault, une histoire de la vérité, éd.
Syros, 1985, p. 119.
▲ Retour au texte
24. Lettre de Michel Foucault à Jacques Derrida, 27 janvier
1963, reproduite in Cahier de l'Herne, Derrida, Paris, éditions
de l'Herne, 2004.
▲ Retour au texte
25. Lettre de Jacques Derrida à Michel Foucault, 3 février
1963, reproduite in ibid.
▲ Retour au texte
26. Lettre de Jacques Derrida à Michel Foucault, 2 février
1962, citée in Benoît Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010,
p. 166.
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27. Jacques Derrida, Cogito et histoire de la folie, in L'Écriture et la
différence, Points-Seuil, 1967, p. 52-53.
▲ Retour au texte
28. Ibid., p. 51.
▲ Retour au texte
29. P. 51.
▲ Retour au texte
30. P. 52.
▲ Retour au texte
31. P. 95.
▲ Retour au texte
32. Sur la manière dont la méthode dumézilienne a influencé
l'écriture de {'Histoire de la folie, voir Didier Eribon, Michel
Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 139-161.
▲ Retour au texte
33. P. 88.
▲ Retour au texte
34. Extrait de lettre cité dans la « Chronologie » des Dits et
écrits.
▲ Retour au texte
35. Lettre de Michel Foucault àjacques Derrida, 11 mars 1963,
reproduite in Cahier de l'Herne, Derrida, op. cit.
▲ Retour au texte
36. Revue de métaphysique et de morale, 1963, n° 4, octobre-
décembre.
▲ Retour au texte
37. Lettre de Michel Foucault à Jacques Derrida 25 octobre
1963, citée in Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 168. Sur
Derrida de manière plus generale, on se reportera désormais
à cette biographie.
▲ Retour au texte
38. Lettre de Michel Foucault à Jacques Derrida, 11 février
1964, citée in ibid.
▲ Retour au texte
39. L'Écriture et la différence, op. cit.
▲ Retour au texte
40. Gérard Granel, « Jacques Derrida et la rature de l'origine »,
Critique, n° 246, novembre 1967, cité in Benoît Peeters, op. cit.,
p. 229.
▲ Retour au texte
41. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits.
▲ Retour au texte
42. Michel Foucault, « Réponse à Derrida », Paideia, n° 11,
1er février 1972, repris in Dits et écrits, t. 2, texte 104, p. 281-
295.
▲ Retour au texte
43. M. Foucault, Histoire de la folie, p. 583-603.
▲ Retour au texte
44. P. 602.
▲ Retour au texte
45.Ibid.
▲. Retour au texte
46. Citée in Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 299.
▲ Retour au texte
47. Notes prises par Jean-Pierre de Morant, lors de
l'assemblée du 20 novembre 1981, archives du Collège de
France.
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48. Sur la polémique qui opposa pendant des années Derrida à
Searle, voir Benoît Peeters, op. cit.
▲ Retour au texte
49. Michel Foucault, « Politique, polémiques et
problématisations », in Dits et écrits, t. 4, texte n° 342, p. 591-
598.
▲ Retour au texte
50. Jacques Derrida, « “Être juste avec Freud” : l'histoire de la
folie à l'âge de la psychanalyse », in Elisabeth Roudinesco et
al., Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Paris, Galilée, 1992,
p. 139-195.
▲ Retour au texte
51. Le Monde, art. cit
▲ Retour au texte
52. Richard Howard, “The Story of Unreason”, TLS, 6 octobre
1961, p.653-654.
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53. Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, Grasset,
1977, p. 375.
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54. Cf. le numéro spécial de La Nef, consacré à
l'antipsychiatrie, n° 42, janvier-mai 1971.
▲ Retour au texte
55. Michel Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 7-8.
▲ Retour au texte
56. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, op. cit., p. 39.
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51. Robert Castel, « Les aventures de la pratique », Le Débat,
n° 41,1986, p. 43.
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58. « La conception idéologique de 1'« Histoire de la folie » de
Michel Foucault », Journées annuelles de l'évolution
psychiatrique, 6 et 7 décembre 1969, Évolution psychiatrique,
Cahiers de psychopathologie générale, 36, n° 2,1971.
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59. Voir notamment : Henri Baruk, La Psychiatrie sociale, PUF,
1974.
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60. Robert Castel, art. cité, p. 47.
▲ Retour au texte
61. « La folie encerclée. Dialogue sur l'enfermement et la
répression psychiatrique », Change, nos 32-33, 1977 (et Dits et
écrits, t. 3, texte n° 209, p. 332-360).
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62. Einaudi, 1973 (traduction française : PUF, 1980).
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63. « Entretien avec Michel Foucault », 1977, in Dits et écrits,
t. 3, texte 192, p. 140-160.
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64. Michel Foucault, « Prisons et asiles dans le mécanisme du
pouvoir », Avanti, n° 53, mars 1974 (Et Dits et écrits, t. 2, texte
136, p. 524.)
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65. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, op. cit., p. 77-78.
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1. La liste d'aptitude était divisée en deux catégories : la
« liste restreinte », pour les postes de professeurs, destinés à
des candidats qui ont déjà soutenu leur thèse. Et la « liste
large », pour les postes de chargés d'enseignement.
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2. Étienne Burin des Roziers, « Une rencontre à Varsovie »,
art. cit., p. 135-136.
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3. Jean-Claude Passeron, « 1950-1980. L'université mise à la
question : changement de décor ou changement de cap », in
J. Verger (éd.), Histoire des universités en France, Privât, 1986,
p. 373-374.
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4. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits.
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5. C'est Foucault lui-même qui a raconté, en riant, cette
anecdote, à Gérard Deledalle, qui sera son collègue à Tunis
peu de temps après.
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1. Entretien avec Charles Ruas pour la postface de l'édition
américaine de Raymond Roussel (et Dits et écrits, t. 4, texte
n° 343, p. 599-618).
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2. In Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres,
10/18.
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3. Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963,
p. 10.
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4. Michel Foucault, « Pourquoi réédite-t-on Raymond
Roussel ? Un précurseur de notre littérature moderne », Le
Monde, 22 août 1964 (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 26, p. 421-
424).
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5. Michel Foucault, Raymond Roussel, op. cit., 1963, p. 71.
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6. Michel Leiris, Roussel l’ingénu, Fata Morgana, 1988.
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7. Alain Robbe-Grillet, « Énigmes et transparence chez
Raymond Roussel », Critique, décembre 1963, p. 1027-1033.
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8. Cf. Maurice Blanchot, « Le problème de Wittgenstein », NRF,
n° 131, 1963. Repris in L'Entretien infini, Gallimard, 1969,
p. 493.
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9. Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique,
nos 195-196, août-septembre 1963, p. 758.
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10. Ibid., p. 768.
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11. Ibid., p. 767. (Et Dits et écrits, 1.1, texte n° 13, p. 233-250).
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12. Michel Foucault, « Présentation », in Georges Bataille,
Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, 1970, p. 5. (Et Dits et écrits,
t. 2, texte n° 74, p. 25-27.)
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13. Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique, n° 229,
juin 1966. Réédité chez Fata Morgana sous le même titre, en
1987, p. 15 (et Dits et écrits, 1.1, texte n° 38, p. 518-519).
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14. Ces lettres sont publiées dans Pierre Klossowski. Cahiers pour
un temps, Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 85-90.
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15. Michel Foucault, « Nietzsche, Marx, Freud », Cahiers de
Royaumont, Nietzsche, Minuit, 1968, p. 182-192. La discussion se
trouve p. 193-200, et les propos cités ici, à la p. 199. (Et Dits et
écrits, 1.1, texte n° 46, p. 564-579.)
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16. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », Critique,
n° 282, septembre 1970, p. 908. (Et Dits et écrits, t. 2,
texte n° 80, p. 75-99.)
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17. « Michel Foucault à Claude Bonnefoy », op. cit.
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18. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du
regard médical, PUF, 1963. Préface, p. v.
▲ Retour au texte
19. Ibid., p. 149.
▲ Retour au texte
20. P. 146.
▲ Retour au texte
21. P. 200.
▲ Retour au texte
22. Ibid., p. 200-201.
▲ Retour au texte
23. P. 202.
▲ Retour au texte
1. Sur ce texte de Merleau-Ponty, voir la présentation de
Claude Lefort, pour l'édition publiée chez Gallimard en 1969,
sous le titre : La Prose du monde.
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2. « Foucault comme des petits pains », Le Nouvel Observateur,
10 août 1966.
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3. Jean-Luc Godard. « Lutter sur deux fronts », Cahiers du
Cinéma, n° 194, octobre 1967.
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4. Michel Foucault, Introduction à l'« Anthropologie » de Kant.
Thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres, université
de Paris, faculté des lettres, p. 126-128. Cette thèse a été
publiée en 2008 : Kant, Anthropologie du point de vue
pragmatique, et Foucault, Introduction à /'Anthropologie, Paris,
Vrin, 2008, p. 78-79.
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5. Les Mots et les choses, p. 396-397.
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6. Gérard Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les Mots
et les choses ». Communication au colloque « Foucault
philosophe », Paris, 9-11 janvier 1988, la version publiée dans
les actes du colloque est légèrement différente (Seuil, 1989).
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7. Les Mots et les choses, p. 377-378.
▲ Retour au texte
8. Ibid., p. 378.
▲ Retour au texte
9. Ibid., p. 390-393.
▲ Retour au texte
10. Ibid., p. 393-395.
▲ Retour au texte
11. Ibid., p. 398.
▲ Retour au texte
12. Jean Lacroix, « La fin de l'humanisme », Le Monde, 9 juin
1966.
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13. Robert Kanters, « Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu
sais faire », Le Figaro, 23 juin 1966.
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14. Gilles Deleuze, « L'homme, une existence douteuse », Le
Nouvel Observateur, 1er juin 1966.
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15. François Châtelet, « L'Homme, ce Narcisse incertain », La
Quinzaine littéraire, n° 2,1er avril 1966.
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16. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, 1980, p. 8.
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17. Il n'existe malheureusement pas, à ma connaissance,
d'histoire sérieuse du structuralisme. Sur l'intérêt de
Foucault pour ce courant de pensée, je renvoie au chapitre 7,
« La dépendance du sujet », de mon ouvrage Michel Foucault et
ses contemporains, op. cit., p. 233-264.
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18. « Entretien », La Quinzaine littéraire, n° 5, 16 mai 1966 (et
Dits et écrits, 1.1, texte n° 37, p. 513-518).
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19. « L'homme est-il mort ? », Arts et loisirs, 15 juin 1966 (et
Dits et écrits, 1.1, texte n 39, p. 540-544).
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20. Jacques Milhau, « Les Mots et les choses », Cahiers du
communisme, février 1968. Pour un commentaire sur l'accueil
fait par le Parti communiste aux thèses « structuralistes »,
voir Jeannine Verdès-Leroux, Le Réveil des somnambules,
Fayard-Minuit, 1987.
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21. Jeannette Colombel, « Les Mots de Foucault et les choses »,
La Nouvelle Critique, avril 1967.
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22. Les Lettres françaises, n° 1125, 31 mars 1966, et n° 1187,
15 juin 1967 (Repris in Dits et écrits, t. 1, textes n° 34 et 48,
p. 498-504 et 585-600).
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23. Jean-Marie Domenach, « Une nouvelle passion », Esprit,
juillet-août 1966.
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24. Michel Foucault, « Réponse à une question », Esprit,
mai 1968 (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 58, p. 673-695, citation
p. 693).
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25. François Mauriac, « Bloc-notes », Le Figaro, 15 septembre
1966.
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26. «Jean-Paul Sartre répond », L'Arc, n° 30,1966.
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27. Simone de Beauvoir, Les Belles Images, Paris, Gallimard,
1966, rééd. coll. « Folio », p. 94. Voir aussi p. 149-150, quand
un autre personnage s'exclame : « “Démodé”, vous n'avez que
ce mot-là la bouche. Le roman classique, c'est démodé.
L'humanisme, c'est démodé. Mais quand je défends Balzac et
l'humanisme, je suis peut-être à la mode de demain [...] Non,
il y a d'autres choses que les modes : il y a des valeurs, des
vérités ».
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28. « Simone de Beauvoir présente Les Belles Images »,
interview recueillie par Jacqueline Piatier, Le Monde, 23
décembre 2006.
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29. Robert Castel, Introduction, in Herbert Marcuse, Raison et
révolution, Minuit, 1968.
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30. La Quinzaine littéraire, 1er mars 1968 (repris in Dits et écrits,
t. 1, texte n° 55, p. 662-668). Et pour la mise au point de
Foucault : 15 mars 1968 (et Dits et écrits, t. 1, texte n° 56,
p. 669-670).
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31. Georges Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement
du cogito », Critique, n° 242, juillet 1967. On retrouve cette
prise de position très nette de Canguilhem dans un hommage
à Jean Cavaillès, prononcé sur France-Culture le 28 octobre
1969 : « Parler de lui ne va pas sans quelque sentiment de
honte, puisque, si on lui survit, c'est qu'on a fait moins que
lui. Mais si on ne parle pas de lui, qui saura faire la différence
entre cet engagement sans retenue, entre cette action sans
ménagement d'arrières, et la Résistance de ces intellectuels-
résistants qui ne parlent tant d'eux-mêmes que parce qu'eux
seuls peuvent parler de leur Résistance, tellement elle fut
discrète ? Actuellement quelques philosophes poussent des
cris d'indignation parce que certains autres philosophes ont
formé l'idée d'une philosophie sans Sujet. L'œuvre
philosophique de Cavaillès peut être invoquée à l'appui de
cette idée. Sa philosophie mathématique n'a pas été
construire par référence à quelque Sujet susceptible d'être
momentanément et précairement identifié à Jean Cavaillès.
Cette philosophie d'où Jean Cavaillès est radicalement absent
a commandé une forme d'action qui l'a conduit, par les
chemins serrés de la logique, jusqu'à ce passage d'où l'on ne
revient pas. Jean Cavaillès, c'est la logique de la Résistance
vécue jusqu'à la mort. Que les philosophes de l'existence et de
la personne fassent aussi bien la prochaine fois, s'ils le
peuvent. » (Cf. Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean
Cavaillès, Ambialet, Tarn, Pierre Laleure libraire-éditeur, 1984,
p. 38-39).
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32. Les questions que le Cercle d'épistémologie adressera à
Foucault sur Les Mots et les choses se réfèrent explicitement à
l'article de Canguilhem. Les réponses de Foucault paraissent
dans le numéro de juillet 1968 des Cahiers pour l'analyse et sont
une préfiguration de L'Archéologie du savoir.
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33. Cf. Jeannine Verdès-Leroux, Le Réveil des somnambules,
p. 282-302. Voir surtout, désormais, l'autobiographie
posthume d'Althusser, L'avenir dure longtemps, op. cit..
▲ Retour au texte
34. Bonniers litteràra Magasin, Stockholm, mars 1968 (et Dits et
écrits, t. 1, texte n° 54, p. 651-662 - trad. très légèrement
différente).
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35. La Quinzaine littéraire, 1er juillet 1967.
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36. La Presse de Tunis, 2 avril 1967 (et Dits et écrits, t. 1, texte
n° 47, p. 580).
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37. Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »
in François Châtelet, Histoire de la philosophie, t. 4, La
Philosophie au xxe siècle, Marabout-Université, p. 293-329 ;
repris in Gilles Deleuze, L'Ile déserte et autres textes, Paris,
Minuit, 2002, p. 238-269.
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38. Michel Foucault, « La naissance d'un monde », Le Monde,
3 mai 1969 (et Dits et écrits, 1.1, texte n° 68, p. 788).
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39. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un
parcours philosophique, Gallimard, 1984.
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40. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, p. 49-60 (et Dits et
écrits, t. 4, texte n° 281, p. 41-95). Je cite ici le texte de
l'enregistrement original en français.
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41. Naissance de la clinique. Préface, p. xiv et xv.
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42. L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 28.
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43. Michel Foucault, « Ceci n'est pas une pipe », Cahiers du
Chemin, janvier 1968. Réédité (avec les deux lettres de
Magritte) chez Fata Morgana, 1973. La lettre de Foucault est
publiée dans les Œuvres complètes de René Magritte,
Flammarion, 1979, p. 521.
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1. Lettre de Gérard Deledalle à l'auteur, 27 avril 1988.
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2. Jelila Hafsia, « Quand la passion de l'intelligence illuminait
Sidi Bou Saïd », La Presse de Tunis, 6 juillet 1984.
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3. Jean Daniel, « La Passion de Michel Foucault », Le Nouvel
Observateur, 29 juin 1984.
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4. Lettre de Gérard Deledalle à l'auteur, 27 avril 1988.
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5. Entretien avec Guy Dumur (fin 1970) resté inédit. Guy
Dumur, qui m'en a communiqué le texte, ne se souvenait plus
des raisons pour lesquelles il n'avait pas été publié dans Le
Nouvel Observateur, journal pour lequel il avait été réalisé.
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6. La conférence de Tunis, dont Jelila Hafsia m'avait
communiqué l'enregistrement a, depuis lors, été publiée, à
partir d'une retranscription de cette cassette (Cf. Michel
Foucault, La peinture de Manet, Paris, Seuil coll. « Traces
écrites », 2004).
▲ Retour au texte
7. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits.
▲ Retour au texte
8. L'Archéologie du savoir, op. cit..
▲. Retour au texte
9. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits, op. cit.
▲ Retour au texte
10. John Dewey, Logique. La théorie de l'enquête, traduction et
présentation de Gérard Deledalle, Paris, PUF, 1994, dos de
couverture.
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11. Cf. Thierry Voeltzel, Vingt ans et après..., op. cit., p. 72-73.
C'est sans doute parce que Foucault interviewe Voeltzel en
gardant lui-même l'anonymat qu'il ne désigne nommément ni
le pays ni la ville dont il parle ici.
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12. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, p. 71-75. Là
encore, je donne le texte de l'enregistrement initial en
français.
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13. Cf. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l'imagine,
Fata Morgana, 1986, p. 9.
▲ Retour au texte
1. Paris-Presse - L'intransigeant, 8 octobre 1968.
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2. Action, novembre 1968.
▲ Retour au texte
3. Le Monde, 12 janvier 1968.
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4. Michel Foucault, « Le piège de Vincennes », Le Nouvel
Observateur, 9 février 1970. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 78,
p. 67-73.)
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5. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 76.
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6. Jules Vuillemin, « Michel Foucault (1926-1984) », Annuaire
du Collège de France, 1984-1985, 85e année.
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7. Selon les dates et l'expression qui figurent dans la
« Chronologie » des Dits et écrits.
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8. Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », suivi de la
discussion, dans Bulletin de la Société française de philosophie,
juillet-septembre 1969, p. 73-104. (Et Dits et écrits, t. 1, texte
69, p. 789-821.) Voir aussi Didier Eribon, Michel Foucault et ses
contemporains, op. cit., p. 251-255.
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9. Lettre citée dans la « Chronologie » des Dits et écrits.
▲ Retour au texte
10. Cf. Ducio Trombadori, « Entretien avec Michel Foucault »,
Dits et écrits, t. 4, texte n° 281, p. 67.
▲ Retour au texte
11. Sur l'histoire de l'université de Vincennes, on peut se
reporter désormais à Jean-Michel Djian (sous la direction de),
Vincennes, une aventure de la pensée critique, Paris, Flammarion,
2009, avec notamment un récit d'Hélène Cixous et de
nombreux documents.
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1. Pierre Daix, Les Lettres françaises, 9 décembre 1970.
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2. Georges Dumézil, « Un homme heureux », Le Nouvel
Observateur, 29 juin 1984.
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3. Lettre de Georges Dumézil à Claude Lévi-Strauss, 19 avril
1969. J'ai évoqué plus longuement le rôle de Dumézil dans le
déroulement de la carrière de Foucault dans Michel Foucault et
ses contemporains, op. cit., p. 125 sv.
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4. Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, op. cit., p. 217.
▲ Retour au texte
5. On voit à quel point est farfelue l'explication donnée par
François Dosse (il est vrai que les considérations farfelues
sont monnaie courante chez lui) lorsqu'il écrit que Foucault a
été élu au Collège de France parce que s'y tenait le « banquet
structuraliste » (comment écrire une « histoire des idées »
sérieuse si on se contente d'enchaîner comme il le fait des
phrases toutes faites qui ressemblent plus à des slogans
journalistiques qu'à des analyses) : « Le “banquet”
structuraliste se tient alors au Collège de France, où
enseignent déjà Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil et
bientôt Roland Barthes (1975). Michel Foucault est donc
assuré d'être élu. Comment Ricœur est-il allé se jeter dans
cette fosse aux lions ? » écrit cet auteur de biographies à la
chaîne (François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d'une vie, Paris, La
découverte, 1997, p. 518). Le problème, c'est que Dumézil était
parti à la retraite - et donc ne votait pas -, Barthes ne sera
élu, en effet, que six ans plus tard - et donc ne pouvait voter
pour Foucault -, et Lévi-Strauss... n'a pas voté pour lui !
Quand à Vuillemin, qui fit élire Foucault, loin d'être
structuraliste, il avait été, on l'a vu, proche de Merleau-Ponty
avant de s'orienter vers la philosophie des sciences. Sans
parler d'Hyppolite, qui a préparé l'élection avec Vuillemin et
qui était hégélien et existentialiste...
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6. Michel Foucault, Titres et travaux. Plaquette éditée pour la
candidature au Collège de France, Paris, 1969 (et Dits et écrits,
1.1, texte n° 71, p. 842-846).
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7. Ibid.
▲. Retour au texte
8. Ibid.
▲. Retour au texte
9. Ibid.
▲. Retour au texte
10.Ibid.
▲. Retour au texte
11. Ibid.
▲. Retour au texte
12. Texte inédit.
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13. L'Ordre du discours, op. cit., p. 10.
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14. Ibid., p. 10-11.
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15. Ibid., p. 51-53.
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16. Ibid., p. 22-23.
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17. Ibid., p. 43.
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18. Ibid., p. 46.
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19. Ibid., p. 62-70.
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20. Jean Lacouture, Le Monde, 4 décembre 1970.
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21. Gérard Petitjean, « Les grands prêtres de l'université
française », Le Nouvel Observateur, 7 avril 1975.
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1. Intolérable, n° 1, éd. Champ libre, 1971. Tous ces textes sont
reproduits dans Le Groupe d'intervention sur les prisons. Archives
d'une lutte, documents réunis et présentés par Philippe
Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel, Paris,
Institut Mémoires de l'édition contemporaine, 2003.
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2. « Création d'un groupe d'information sur les prisons »,
Esprit, mars 1971, p. 531-532 (repris in Dits et écrits, t. 2, texte
n° 86, p. 174-175).
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3. Ils sont reproduits, par date de publication, dans les Dits et
écrits.
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4. Intolérable, n° 1. Cf. Le Groupe d'information sur les prisons...,
op. cit., p. 80-82.
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5. Jean Genet, Préface à L'Assassinat de George Jackson, repris in
Jean Genet, L'Ennemi déclaré, textes et entretiens, Paris,
Gallimard, 1991, p. 111-117.
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6. Ces lettres sont reproduites dans Le Groupe d'information sur
les prisons, op. cit., p. 276-306.
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7. Ce texte a été rédigé par Gilles Deleuze, avec Daniel Defert,
et il est reproduit dans le recueil des textes de Deleuze, L'Ile
déserte et autres textes, op. cit., p. 340-343.
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8. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 3, Et comme l’espérance
est violente, Grasset, 1977. Et les autres volumes du Temps
immobile.
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9. Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p. 283.
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10. Michel Foucault, « Le discours de Toul », Le Nouvel
Observateur, 27 décembre 1971. (Et Dits et écrits, t. 2, texte
n° 99, p. 236-238.)
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11. Claude Mauriac, Et comme l'espérance..., p. 334.
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12. Michel Foucault, « La prison partout », Combat, 5 mai 1971
(et Dits et écrits, t. 2, texte n° 90, p. 193-194).
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13. Le texte de cette « pièce » est publié dans Esprit,
octobre 1972. Et aussi dans Le Groupe d'intervention sur les
prisons..., op. cit., p. 237-254.
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14. Serge Livrozet, De la prison à la révolte. Préface de Michel
Foucault, Mercure de France, 1973, p. 14 (et Dits et écrits, t. 2,
texte n° 116, p. 394-399).
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15. Serge Livrozet, « Le droit à la parole », Libération,
19 février 1979.
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16. Daniel Defert et Jacques Donzelot, « La charnière des
prisons », Le Magazine littéraire, nos 112-113,1976.
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17. Gilles Deleuze, « Foucault and the Prison », History of the
Present, n° 2, printemps 1986. Repris in Deux régimes de fous,
Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 254-262.
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18.Ibid.
▲. Retour au texte
19. Michel Foucault, « Présentation », in Moi Pierre Rivière,
ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Gallimard-Julliard,
coll. « Archives », 1973, p. 9.
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20. Ibid., p. 13.
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21. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 35.
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22. Ibid. Texte de couverture.
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23. Michel Foucault, « Des supplices aux cellules », Le Monde,
21 février 1975 (et Dits et écrits, t. 2, texte n° 151, p. 716-720).
▲ Retour au texte
24.Ibid.
▲. Retour au texte
25. Surveiller et punir, p. 315.
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1. Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, t. 3, Le
temps immobile, op. cit., p. 291. Pour toute l'histoire du comité
Djellali, on se reportera à ce volume du Temps immobile, ainsi
qu'au volume ix, Mauriac et fils. Voir aussi le livre de Catherine
Von Bülow et Fazia Ben Ali (cf. note suivante). Et bien sûr la
collection du Monde.
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2. Catherine Von Bülow et Fazia Ben Ali, La Goutte d'Or ou le
mal des racines, Stock, 1979.
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3. Foucault evoque ses liens avec Genet dans les années
soixante-dix et son admiration de jeunesse pour son œuvre
dans une interview de 1973 (cf. « De l'archéologie à la
dynastie » in Dits et écrits, t. 2, texte n° 119, p. 413-414). Mais
lorsque Patrice Chéreau montera, en 1982, la pièce de Genet
Les Paravents, au Théâtre des Amandiers à Nanterre, Foucault
ira assister à une représentation, avec Daniel Defert, Mathieu
Lindon, Hervé Guibert et son compagnon Thierry Junot.
Exaspéré par ce spectacle, Foucault voulut partir à l'entracte.
Mais Hervé Guibert, qui travaillait avec Chéreau au scénario
du film L'Homme blessé, tint à rester jusqu'au bout. Dans les
jours qui suivirent, Foucault ne cessa de tempêter contre
l'œuvre de Genet. Comme je lui objectai : « Ce que vous dites
est peut-être vrai pour son théâtre, qui est devenu injouable,
mais certainement pas pour les romans, qui restent
magnifiques », il me répondit en riant : « On voit que vous ne
les avez pas relus depuis longtemps. Relisez-les, vous
verrez ! »
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4. Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, t. 2, Le Temps
immobile. Livre de poche, p. 293-294.
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5. La Vérité Rhône-Alpes, n° 3, décembre 1972. Un extrait de
l'intervention de Foucault est également cité dans le n° 33 de
La Cause du peuple-J'accuse, du 1er décembre 1972. Le texte de
cet extrait est légèrement différent. Une photo illustre
l'article : avec, notamment, Michel Foucault à la tribune de ce
meeting. (Textes repris in Dits et écrits, t. 2, n° 112 et 113,
p. 383-386).
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6. Sur les rapports entre Jean-Paul Sartre et Pierre Victor et la
réaction de Simone de Beauvoir : voir Annie Cohen-Solal,
Sartre, 1905-1980, Gallimard, 1985, p. 628-656. Également :
Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981.
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7. Michel Foucault, « Sur la justice populaire. Débat avec les
maos ». Dossier : « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie »,
Les Temps modernes, n° 310 bis, 1972, p. 336-366 (et Dits et écrits,
t. 2, texte n° 109, p. 340-369).
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8. « De la nature humaine : justice contre pouvoir », débat
entre Michel Foucault et Noam Chomsky, enregistré en 1971 à
Eindhoven et publié in Fons Elders, Reflexive Water : The Basic
Concerns of Mankind, Londres, Souvenir Press, 1974 (et Dits et
écrits, t. 2, texte n° 132, p. 471-512).
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9. Noam Chomsky, Language and Responsibility. Conversations
with Mitsou Ronat, Hassocks, Sussex, Harverster Press, 1979,
p. 80.
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10. Jean-Paul Sartre, « À propos de la justice populaire »,
Entretien paru dans la revue Projusticia. Première année, n° 2,
premier trimestre 1973, p. 22-23.
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11. Sur l'affaire de Bruay-en-Artois, on peut lire le livre du
juge Henri Pascal, Une certaine idée de la justice, Fayard, 1973.
Voir également Jacques Batigne, Bruay, un juge vous fait juge,
Plon, 1972.
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12. La Cause du peuple, nouvelle série, n° 23,1er mai 1972.
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13. La Cause du peuple, nouvelle série, n° 24,17 mai 1972.
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14. Ibid. La réponse signée collectivement La Cause du peuple
est attribuée à Pierre Victor par Hervé Hamon et Patrick
Rotman, Génération, t. 2, Les Années de poudre, Seuil, 1988,
p. 434.
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15. Entretien enregistré et qui, à ma connaissance, n'a jamais
été publié ou diffusé.
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16. Claude Mauriac, Et comme l'espérance..., op. cit., p. 373-374.
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17. Claude Mauriac, Une certaine rage, Robert Laffont, 1977,
p. 73.
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18. Claude Mauriac, Et comme l'espérance..., p. 418-419.
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19. La Liberté de l'esprit, n° 1, février 1949.
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20. Par exemple, dans Le Nouvel Observateur du 3 avril 1968,
Clavel donne un compte rendu du livre de Mikel Dufrenne
intitulé Pour l'homme qui se veut, on s'en doute, une défense
des valeurs humanistes contre la vogue du « structuralisme ».
Clavel parle de Dufrenne avec chaleur et sympathie, mais il
lui reproche explicitement de vouloir restaurer la vieille table
des valeurs philosophiques que le livre de Foucault a fait
voler en éclats.
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21. Sur la naissance de Libération, je renvoie au livre très
complet et très informé de François-Marie Samuelson, Il était
une fois Libé... Seuil, 1979.
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22. Selon François-Marie Samuelson, il y en eut cinq au total.
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23. Michel Foucault, Pour une chronique de la mémoire ouvrière,
Libération, n° 00, 22 février 1973 (et Dits et écrits, t. 2, n° 117,
p. 399-400).
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24. Libération, première année, n° 16, samedi 26 mai 1973 (Et
Dits et écrits, t. 2, texte n° 123, p. 421-422).
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25. Maurice Clavel, Ce queje crois, Grasset, 1975, p. 98.
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26. Au sortir de mes études de philosophie, je devins un jeune
journaliste à Libération, fin 1979, et après avoir fait la
connaissance de Foucault, en 1980, par l'intermédiaire d'un
ami commun, Mathieu Lindon, je réalisai avec lui plusieurs
interviews et lui demandai régulièrement des articles (tel
celui sur le livre de KJ. Dover, Homosexualité grecque, en 1982).
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27. Maurice Clavel, op. cit. Voir notamment p. 122-148. La
lettre de Foucault se trouve aux p. 138-139.
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28. Maurice Clavel, « Vous direz trois rosaires », Le Nouvel
Observateur, 27 décembre 1976.
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29. Michel Foucault, « Vivre autrement le temps », Le Nouvel
Observateur, 30 avril 1979 (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 268,
p. 788-790).
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30. Pierre Bourdieu, « Travaux et projets », 1980, p. 7-8. Texte
inédit.
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31. C'est Foucault lui-même qui m'a raconté cette anecdote. Il
détestait le rival de Bourdieu dans cette élection, Alain
Touraine, et n'avait aucune estime pour les travaux de ce
dernier. Alors qu'il lisait de près ceux de Bourdieu...
Bizarrement, Paul Veyne, dans l'ouvrage qu'il a consacré à
Foucault en 2008 écrit que Foucault « ne lisait ni Bourdieu ni
le Figaro » (Cf. Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne,
Paris, Albin Michel, 2008, p. 201). C'est exact pour Le Figaro,
mais évidemment faux en ce qui concerne Bourdieu. Et quand
Bourdieu avait téléphoné à Foucault au moment de sa
candidature au Collège pour lui « faire » la traditionnelle
« visite » (le candidat rend visite aux électeurs afin de se
présenter à eux et de leur exposer ses recherches passées,
présentes et à venir), Foucault lui avait répondu que cette
démarche n'était pas nécessaire entre eux et que sa voix lui
était évidemment acquise). Il est dommage qu'il n'existe pas
de biographie de Bourdieu (en tout cas pas de livre sérieux
qu'on puisse considérer comme une biographie de Bourdieu)
qui restituerait, entre autres, cette séquence de l'élection au
Collège de France. Bourdieu y fut présenté par André Miquel,
avec le soutien actif de Georges Duby. Et Foucault, Veyne,
Boulez, Vernant votèrent pour lui... Mais pas Lévi-Strauss qui
n'avait pas aimé La Distinction, ni Le Sens pratique dans lequel il
s'était senti trop durement attaqué. Lors de ce premier vote
(sur la création de la chaire), le 22 février 1981, le projet d'une
chaire de « Sociologie », présenté par Miquel, et soutenu par
des interventions de Georges Duby et Gilbert Dagron (pour
Bourdieu) obtint 22 voix, sur 43 votants, le projet d'une
chaire d'« Analyse des conduites sociales », présenté par Jean
Delumeau, avec le soutien de Jacques Berque, d'Alfred Jost et
d'André Lichnérowicz (pour Touraine), 11 voix, et il y eut 10
bulletins blancs ou marqués d'une croix (refus des candidats
en présence). Lors du deuxième vote, le 28 juin 1981, pour
l'élection nominative du candidat, Bourdieu obtint 35 voix sur
39 votants, et il y eut 3 bulletins marqués d'une croix et un
bulletin nul). Comme il faut toujours, lors de ce deuxième
vote, un « candidat en deuxième ligne » (et qui n'est donc,
qu'un candidat fictif), ce rôle quelque peu ingrat fut dévolu à
Luc Boltanski.
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32. Pierre Bourdieu, Leçon inaugurale, 23 avril 1982, Paris,
Collège de France, 1982, p. 6.
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33. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de
France, 1984, Paris, Gallimard/Seuil, p. 30.
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34. Les Machines à guérir. Aux origines de l'hôpital moderne,
Dossiers et documents d'architecture, Institut de
l'environnement, 1976.
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35. Tous ces éléments viennent de l'Annuaire du Collège de
France. On peut les trouver réunies dans le volume de Résumés
des cours de Michel Foucault, Paris, Julliard, 1989. Et désormais
dans les Dits et écrits, classés à l'année de leur publication dans
l’Annuaire.
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36. Gilles Deleuze, « Raymond Roussel ou l'horreur du vide »,
Arts, 23 octobre 1963.
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37. Gilles Deleuze, « L'homme, une existence douteuse », Le
Nouvel Observateur, 1er juin 1966.
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38. Gilles Deleuze, « Un nouvel archiviste », Critique, n° 274,
mars 1970. Repris in Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit,
1986.
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39. Gilles Deleuze, « Écrivain non : un nouveau cartographe »,
Critique, n° 343, décembre 1975. Repris in Foucault, op. cit.
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40. Michel Foucault, « Ariane s'est pendue », Le Nouvel
Observateur, 31 mars 1969. (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 64,
p. 767-770).
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41. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », Critique,
n° 282, septembre 1972. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 80, p. 75-
99.)
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42. Michel Foucault, « La scène de la philosophie », Sekai,
juillet 1978 (et Dits et écrits, t. 3, texte 234, p. 571-595).
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43. Gilles Deleuze et Michel Foucault, « Les Intellectuels et le
pouvoir », L’Arc, n° 49,1972. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 106,
p. 306-315.)
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44. Michel Foucault, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », Le
Nouvel Observateur, 14 novembre 1977. (Et Dits et écrits, t. 3,
texte n° 210, p. 361-363.)
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45. Michel Foucault, « Lettres à quelques leaders de la
gauche », Le Nouvel Observateur, 28 novembre 1977. (Et Dits et
écrits, t. 3, texte n° 214, p. 388-390.)
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46. « Alain Peyreffitte s'explique... Et Michel Foucault
répond », Le Nouvel Observateur, 23 janvier 1978. (Et Dits et
écrits, t. 3, texte n° 226, p. 505-506.)
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47. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 9, Mauriac et fils,
Grasset, 1986, p. 388.
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48. Je fis l'intermédiaire à ce moment-là entre Bourdieu et
Deleuze et lorsqu'il fut évident que les efforts de Bourdieu
étaient voués à l'échec, Deleuze me téléphona pour me
demander de remercier chaleureusement Bourdieu pour tout
ce qu'il avait fait. J'avais été frappé lors de cette conversation
par le sentiment d'extrême déception qu'avait exprimé
Deleuze.
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49. Parmi ceux qui s'opposèrent le plus violemment à la
candidature de Deleuze figurait l'antiquisant Pierre Hadot -
qui eut une vive altercation avec Bourdieu à ce sujet - qui
avait dû son élection, quelques années auparavant, au soutien
actif de Veyne et... de Foucault. Ce dernier avait lu les travaux
de Hadot sur la philosophie antique comme « exercice
spirituel » et s'en était inspiré pour ses propres recherches
sur la pensée grecque et romaine. C'est la raison pour laquelle
il avait suggéré le nom de Hadot à Paul Veyne qui y songeait
de son côté (pour éviter l'élection de Jean Bollack). Mais
Hadot était un homme très conservateur, et il s'opposa à
l'élection de Deleuze (puis à celle de Derrida).
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50. Michel Foucault, « Nous nous sentions comme une sale
espèce », Der Spiegel, 19 décembre 1977. (Et Dits et écrits, t. 3,
texte n° 217, p. 415-418.)
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51. Michel Foucault, Préface à Peter Bruckner et Alfred
Krovosa, Ennemi de l'État, Claix, La Pensée sauvage, 1979.
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52. Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d'un
problème plus général, 5 juin 1977. Supplément à la revue
Minuit, n° 24, mai 1977.
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53. Michel Foucault, « La grande colère des faits », Le Nouvel
Observateur, 9 mai 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 204,
p. 277-281).
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54. Un soir que je dînais chez Foucault, en 1981 ou 1982, le
téléphone sonna, et c'était Glucksmann qui l'appelait pour lui
demander d'écrire un article sur le livre qu'il venait de sortir
et qui était mal accueilli. Embarrassé par l'incongruité d'une
telle demande, Foucault répétait (car son interlocuteur
insistait) : « Non, je ne peux pas, je ne peux pas... Quand on
fait des choses comme ça, c'est mal compris. » Son article de
1979 lui avait en effet valu de vives critiques, pour des raisons
politiques, certes, mais aussi parce qu'il avait promu un livre
d'un niveau qu'il aurait dû - s'il n'avait, précisément, été mû
par des motivations politiques - juger affligeant.
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55. Gilles Deleuze, « La vie comme une œuvre d'art », Le
Nouvel Observateur, 29 août 1986.
▲ Retour au texte
1. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 3, Et comme
l'espérance..., p. 540.
▲ Retour au texte
2. Ibid., p. 542.
▲ Retour au texte
3. Ibid., p. 561.
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4. Libération, 24 septembre 1975. (Et Dits et écrits, t. 2, texte
n° 158, p. 760-762).
▲ Retour au texte
5. Claude Mauriac, op. cit., p. 562.
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6. Jean Lacouture, « Le cadavre bafouille », Le Nouvel
Observateur, 29 septembre 1975.
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7. Libération, 24 septembre 1975. (Et Dits et écrits, op. cit.).
▲ Retour au texte
8. Claude Mauriac, op. cit., p. 581.
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9. In Thierry Voeltzel, op. cit., p. 141.
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10. « Questions à Michel Foucault sur la géographie »,
Hérodote, n° 1, janvier-mars 1976 (Et Dits et écrits, t. 3, texte
n° 169, p. 28-40). Foucault supprimera cette expression des
rééditions de son livre.
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11. Préface de Michel Foucault à Roger Knobelspiess, QHS,
Paris, Stock, 1980, p. 13-14. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 275, p. 7-
9).
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12. Michel Foucault, « Vous êtes dangereux », Libération,
10 juin 1983. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 335, p. 522-524).
Knobelspiess a été acquitté en 1986 concernant cette
accusation de 1983. Mais il a été de nouveau arrêté en 1987,
après une fusillade avec la police, lors du cambriolage d'une
banque.
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13. Michel Foucault, « Je suis un artificier », in Roger-Pol
Droit, Michel Foucault, entretiens, op. cit., p. 94-95.
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14. Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976,
p. 13-14.
▲ Retour au texte
15. Ibid., p. 13-17.
▲ Retour au texte
16. Ibid., p. 19-20.
▲ Retour au texte
17. Ibid., p. 21-22.
▲ Retour au texte
18. Ibid., p. 14.
▲ Retour au texte
19. Sur ce livre et sur l'évolution de Foucault, je renvoie à la
troisième partie de Réflexions sur la question gay, « Les
Hétérotopies de Michel Foucault », op. cit.
▲ Retour au texte
20. Ibid., p. 124.
▲ Retour au texte
21. Ibid., p. 172.
▲ Retour au texte
22. J'ai développé ces points dans Une morale du minoritaire,
Paris, Fayard, 2001 et Échapper à la psychanalyse, Paris, Leo
Scheer, 2005.
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23. La Volonté de savoir, p. 84.
▲ Retour au texte
24. Maurice Blanchot, Michel Foucault..., p. 58.
▲ Retour au texte
25. La Volonté de savoir, p. 46.
▲ Retour au texte
26. Ibid., p. 87.
▲ Retour au texte
21. Michel Foucault, « À propos des faiseurs d'histoire »,
Libération, 21 janvier 1983. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 328,
p. 412-415).
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28. Pour avoir un échantillon de ces réactions et du débat
entre Michel Foucault et les historiens, on peut se reporter au
volume, L'Impossible prison. Recherches sur le système
pénitentiaire au xixe siècle, édité par Michelle Perrot, Seuil,
1980. Les contributions de Foucault sont reprises dans le t. 4
des Dits et écrits, t. 4, textes n° 277,278 et 279, p. 10-41.
▲ Retour au texte
29. Gilles Deleuze, « Désir et plaisir », in Deux régimes de fous,
op. cit., p. 112-122. Citations : p. 119.
▲ Retour au texte
30. Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Galilée, 1977.
▲ Retour au texte
31. Sur Baudrillard comme idéologue réactionnaire et sur sa
prose douteuse (son antiféminisme graveleux, son
homophobie pathologique, etc.), on se reportera à la mise au
point aussi lumineuse que dévastatrice de Thomas Florian,
Bonjour Baudrillard (Baudrillard sans simulacres), Paris, Éditions
Cavatines, 2004.
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32. Jean-Paul Aron, Roger Kempf, Le Pénis ou la démoralisation
de l'Occident, Grasset, 1977.
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33. Préface à l'édition allemande de La Volonté de savoir,
Francfort, Suhrkamp, 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte 190,
p. 136-137).
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34. Herculine Barbin dite Alexina B. Présenté par Michel
Foucault, Gallimard, 1978.
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35. Préface à l'édition américaine, Panthéon Books, 1980. Elle
a été publiée en français, avec quelques ajouts, sous le titre
« Le vrai sexe », dans la revue Arcadie, en novembre 1980. (Et
Dits et écrits, t. 4, texte n° 287, p. 115-123).
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36. Herculine Barbin... Texte de couverture signé de Michel
Foucault. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 223, p. 499).
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37. My Secret Life. Préface de Michel Foucault, éd. Les Formes
du secret, 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 188, p. 131-132).
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38. Michel Foucault, « La Vie des hommes infâmes », Cahiers
du chemin, n° 29, 15 janvier 1977.(Et Dits et écrits, t. 3, texte
n° 198, p. 237-253).
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39. Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la
Bastille. Éditées et présentées par Arlette Farge et Michel
Foucault, Gallimard-Julliard, coll. « Archives ».
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40. Un procès ordinaire en URSS. Enregistrement clandestin.
Gallimard, coll. « Témoins », 1976.
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41. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, op. cit., p. 144.
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42. Cité in Annie Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980. Gallimard,
1985, p. 650.
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43. Simone de Beauvoir, op. cit., p. 146. Voir aussi : Raymond
Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 711-712. Et Claude Mauriac,
Le Temps immobile, t. 7, Le Rire des pères dans les yeux des enfants,
Grasset, 1981, p. 503-505.
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44. « Face aux gouvernements, les droits de l'homme », texte
publié dans Libération, 30 juin 1984 (Et Dits et écrits, t. 4, texte
n° 355, p 707-708).
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45. Daniel Defert raconte dans sa « Lettre à Claude
Lanzmann » que lorsqu'il avait demandé à Foucault s'il
comptait se rendre aux obsèques de Sartre, Foucault lui avait
répondu de manière assez brutale : « Pourquoi ? Je ne lui dois
rien » et que c'est lui qui l'avait convaincu d'y participer, en
faisant valoir que Sartre incarnait à l'échelle internationale la
figure française de l'intellectuel engagé dans la politique (In
Les Temps Modernes, n° spécial Témoins de Sartre, oct-déc. 1990,
t. 2, p. 1201-1206).
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1. Il ne serait pas inutile de s'interroger sur la trajectoire
commune de nombre des disciples de Foucault issus du
maoïsme (Glucksmann, Ewald, Finkielkraut, d'autres
encore...) qui se caractérise à la fois par une dérive vers la
droite la plus réactionnaire et par un effondrement du niveau
de l'exigence intellectuelle (des penseurs de cinquième zone,
si on peut même parler, en l'occurrence, de « penseurs » !), et
se demander comment la référence à Foucault a pu abriter
ces sinistres phénomènes. Foucault - qui, rappelons-le ici est
mort en 1984 - eut très tôt conscience du deuxième aspect
puisqu'il tempêtait fréquemment contre l'absence de travail
sérieux d'Ewald en qui il avait imprudemment placé quelque
confiance, et qu'il jugeait avec férocité ce que publiait
Finkielkraut : alors que bien des gens s'étonnaient que les
théories « négationnistes » soient portées par des gens issus
de la gauche, Foucault avait donné à Finkielkraut l'idée de
faire un livre pour étudier le rapport de certaines traditions
de gauche - au xixe siècle notamment - à l'antisémitisme.
Quand il vit arriver le livre, quelques mois plus tard, il me
dit : « Je croyais qu'il allait se lancer dans une recherche
sérieuse, et je vois arriver ça, ce petit truc bâclé ! » Et Le
Monde ayant consacré un long article dithyrambique à cet
opuscule, Foucault commenta : « Quand je pense que si c'était
moi qui avait publié ça, Le Monde aurait dit : “Qu'est-ce que
c'est que cette merde ?” »
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2. Michel Foucault, « Les Reportages d'idées », Corriere della
sera, 12 novembre 1978. Texte écrit pour présenter un article
d'Alain Finkielkraut sur l'Amérique de Carter. (Et Dit et écrits,
t. 3, texte n° 250, p. 706-707.) Selon la présentation de cet
article de Foucault dans les Dits et écrits, une série de
reportages étaient prévus : par Susan Sontag sur le Vietnam,
sur l'Espagne par Jorge Semprun... Seuls paraîtront, outre
ceux de Foucault sur l'Iran et celui de Finkielkraut sur les
États-Unis, un article de Glucksmann sur les boat people.
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3. Ces lignes constituaient la fin de l'article paru le 1er octobre
dans le Corriere, mais elles ont été coupées (avec accord de
Foucault) pour des raisons techniques (article trop long) et
n'ont pas été publiées.
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4. Michel Foucault, « L'armée. Quand la terre tremble »,
Corriere délia sera, 28 septembre 1978. Je cite le texte de
l'original français. (Et Dits et écrits, t. 3, texte 241, p. 662-669.)
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5. Michel Foucault, « Le shah a cent ans de retard », Corriere
della serra, 1er octobre 1978. Texte original français. Le titre
est de la rédaction du Corriere. Foucault avait indiqué en tête
de son article : « Le poids mort de la modernisation ». (Et Dits
et écrits, t. 3, texte n° 243, p. 679-683.)
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6. Michel Foucault, « À quoi rêvent les Iraniens ? », Le Nouvel
Observateur, 16 octobre 1978, qui reprend le texte qui sera
publié dans le Corriere le 22 octobre et y ajoute des
paragraphes des articles du 28 septembre et du 8 octobre.
(Dits et écrits, t. 3, texte n° 245, p. 688-694.)
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7. Michel Foucault, « Téhéran : la foi contre le shah », Carrière
délia sera, 8 octobre 1978. Le titre donné par Foucault était :
« Iran. Dans l'attente de l'imam. » (Dits et écrits, t. 3, texte
n° 244, p. 683-688.)
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8. Michel Foucault, « L'armée. Quand la terre tremble »,
Corriere délia sera, 28 septembre 1978 ; « Le shah a cent ans de
retard », Corriere, 1er octobre ; « Téhéran : la foi contre le
shah », Corriere, 8 octobre ; « Retour au prophète », Corriere,
22 octobre.(Et Dits et écrits, texte n° 241, 243, 244, 245.)
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9. Michel Foucault, « À quoi rêvent les Iraniens ? », art. cité.
▲ Retour au texte
10.Ibid.
▲. Retour au texte
11. Michel Foucault, « Une révolte aux mains nues », Corriere
della sera, 5 novembre 1978 ; « Défi à l'opposition »,
7 novembre ; « La révolte iranienne se propage sur les rubans
des cassettes », 19 novembre ; « Le chef mythique de la
révolte », 26 novembre (et Dits et écrits, t. 3, textes n° 248, 249,
252, 253).
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12. Michel Foucault, « Le chef mythique de la révolte »,
Corriere délia sera, 26 novembre 1978. Le titre donné par
Foucault était : « La folie de l'Iran ». Je cite l'original français.
(Dits et écrits, t. 3, texte 253, p. 713-716.)
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13. « Une Iranienne écrit », Le Nouvel Observateur, 6 novembre
1978. Et Michel Foucault, « Réponse à une lectrice iranienne »,
Le Nouvel Observateur, 13 novembre 1978 (et Dits et écrits, texte
n° 251, p. 708).
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14. Carrière délia sera, 26 novembre 1978. Texte original
français. (Et Dits et écrits, texte n° 253.)
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15. Michel Foucault, « Une poudrière nommée Islam »,
Corriere délia sera, 13 février 1979. Texte original français. (Et
Dits et écrits, texte n° 261, p. 759-761.)
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16. Michel Foucault, « L'esprit d'un monde sans esprit », in
Claire Brière et Pierre Blanchet, Iran. La révolution au nom de
Dieu, Seuil, 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 259, p. 743-755.)
Et compte rendu du livre dans L'Express, 20 avril 1979.
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17. Claudie et Jacques Broyelle, « À quoi pensent les
philosophes ? », Le Matin, 24 mars 1979. Et réponse de Michel
Foucault, « Michel Foucault et l'Iran », Le Matin, 26 mars 1979.
(Dits et écrits, t. 3, texte n° 262, p. 762.)
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18. Michel Foucault, « Lettre ouverte à Mehdi Bazargan », Le
Nouvel Observateur, 14 avril 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte
n° 265, p. 780-782.)
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19. Michel Foucault, « Inutile de se soulever ? », Le Monde,
11 mai 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 269, p. 790-794.)
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20. Michel Foucault, « Pour une morale de l'inconfort », Le
Nouvel Observateur, 23 avril 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte
n° 266, p. 783-787.)
▲ Retour au texte
21. « Michel Foucault et l'Iran », Le Matin, 26 mars 1979 (art.
cit.).
▲ Retour au texte
22. Il s'agit d'un ouvrage de Marcel Gauchet, La Pratique de
l'esprit humain (Nora l'envoya à Foucault en lui demandant
d'en faire un compte rendu dans Le Monde. Ce qu'il ne fit
évidemment pas : il qualifia même un jour ce livre devant moi
de « grosse merde néo-aronienne »). Cet idéologue
réactionnaire utilisa par la suite la revue Le Débat pour mener
une guerre systématique - et même obsessionnelle, pour ne
pas dire hystérique - contre tout ce qui s'apparentait à la
pensée critique, à l'héritage des années soixante et soixante-
dix, à la figure de l'intellectuel de gauche, commanditant par
ailleurs, ou inspirant (sans être trop regardant sur la qualité)
des livres contre la pensée 68, contre le structuralisme (et
promouvant, bien sûr, dans sa revue ce qu'il avait
commandité ou inspiré, tous ces produits frelatés où la
vulgarité de pensée le dispute à la vulgarité d'écriture, jetés
sur le marché par de bons petits soldats, les Dosse, Yonnet,
Ferry et Renaut et autres auteurs du même acabit et du même
niveau, relayés par de puissants réseaux médiatiques, et
contribuant ainsi à l'effondrement des structures du champ
intellectuel qui caractérisa les années 1980 et 1990). J'ai
évoqué cette séquence dans D'une révolution conservatrice et de
ses effets sur la gauche française, Paris, Léo Scheer, 2007.
▲ Retour au texte
23. Cf Dits et écrits, t. 4, texte n° 324, p. 366.
▲ Retour au texte
24. In Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil,
1983. Le livre de Foucault qui est annoncé là est sans doute ce
qui deviendra l'un des volumes de l'Histoire de la sexualité que
Foucault avait d'abord voulu publier séparément et qu'il
réintégrera ensuite à son projet d'ensemble. Voir sur ce point
supra, troisième partie, chapitre 9.
▲ Retour au texte
25.Ibid.
▲. Retour au texte
26. Lettre de Gérard Deledalle à l'auteur, 11 mai 1991.
▲ Retour au texte
27. Michel Foucault, « Pour en finir avec les mensonges »,
entretien réalisé en 1983 et paru de manière posthume dans
Le Nouvel Observateur, 21 juin 1985. Sur tous ces points et sur
ce moment, on se reportera désormais à Geoffroy de
Lagasnerie, L'Empire de l'université. Sur Bourdieu, les intellectuels
et le journalisme, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Voir
également, du même auteur, Logique de la création, op. cit.
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1. Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? »,
Libération, 30-31 mai 1981. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 296,
p. 178-182.)
▲ Retour au texte
2. Ibid.
▲. Retour au texte
3. Ibid.
▲. Retour au texte
4. Ibid.
▲. Retour au texte
5. J'étais évidemment à ce moment-là en contact direct avec
Bourdieu et Foucault et je puis raconter aujourd'hui qu'ils me
transmirent le texte qu'ils venaient de rédiger pour que je le
publie dans Libération, où je travaillais alors. Je téléphonai à
Marguerite Duras ainsi qu'à Patrice Chéreau pour leur
demander s'ils voulaient signer. Je téléphonai également à
Deleuze et je fus très surpris de son refus (qui agaça beaucoup
Foucault, qui s'emporta contre ceux qui, comme Deleuze et
Guattari, avaient, un an auparavant, soutenu la
« candidature » de Coluche pour mettre en question tout le
système politique et qui ensuite venaient s'inquiéter qu'on
puisse critiquer le gouvernement de Mitterrand : « Il faut
choisir une attitude ou une autre, me dit-il, mais les deux à la
fois, c'est tout de même difficile à comprendre »).
▲ Retour au texte
6. Libération, 15 décembre 1981.
▲ Retour au texte
7. Libération, 18 décembre 1981.
▲ Retour au texte
8. Les Nouvelles littéraires, numéro spécial Pologne. Supplément
au n° 2817, décembre 1981.
▲ Retour au texte
9. Le Matin, 21 décembre.
▲ Retour au texte
10. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 9,Mauriac et fils, op.
cit., p. 359-360.
▲ Retour au texte
11. Libération, 23 décembre.
▲ Retour au texte
12. Libération, 15 décembre.
▲ Retour au texte
13. Seweryn Blumsztajn, in Michel Foucault, une histoire de la
vérité, éd. Syros, 1985, p. 98.
▲ Retour au texte
14. Bernard Kouchner, « Un vrai samouraï », in Michel
Foucault, une histoire de la vérité, op. cit., p. 85-89.
▲ Retour au texte
15.Ibid.
▲. Retour au texte
16. « En abandonnant les polonais, nous renonçons à une part
de nous-mêmes », Entretien avec Bernard Kouchner, Simone
Signoret et Michel Foucault, Le Nouvel Observateur, 9 octobre
1982. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 320, p. 340-343.)
▲ Retour au texte
17. Edmond Maire, Michel Foucault, « La Pologne et après »,
Le Débat, n° 25, mai 1983, p. 5-6. (Et Dits et écrits, t. 4, texte
n° 334, p. 496-522.)
▲ Retour au texte
18. Michel Foucault, « Un système fini face à une demande
infinie », entretien avec R. Bono, in Sécurité sociale, l'enjeu,
Paris, Syros, 1983. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 325, p. 367-
383.)
▲ Retour au texte
19. Michel Foucault, une histoire de la vérité, op. cit.
▲ Retour au texte
20. Le Monde, 26 juillet 1983.
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21. Michel Foucault, « Le souci de la vérité », L e Magazine
littéraire, n° 207, mai 1984. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 350,
p. 668-678.)
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1. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 157.
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2. « Michel Foucault et le Zen », Shunjuu, n° 197, 1978. (Et Dits
et écrits, t. 3, texte 236, p. 618-624.)
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3. « Michel Foucault on Attica », Telos, n° 19, 1974 (et Dits et
écrits, t. 3, texte n° 137, p. 525-536).
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4. Ces textes m'ont été communiqués par Sylvère Lotringer.
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5. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours
philosophique, Gallimard, 1984. L'édition américaine, Michel
Foucault. Beyond Structuralism and Hermeneutics, a été publiée
en 1982, Chicago University Press.
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6. The Foucault Reader, édité par Paul Rabinow, Panthéon
Books, 1984. Les textes inédits en français ont depuis lors été
repris dans les Dits et écrits.
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7. Keith Gandal et Stephen Kotkin, « Foucault in Berkeley »,
History of the Present, n° 1, février 1985.
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8. Otto Friedrich, « France's Philosopher of Power », Time
Magazine, 16 novembre 1981.
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9. Michel Foucault, « Monstrosities in Criticism », Diacritics, i,
1, automne 1971 (Et Dits et écrits, t. 2, texte 97, p. 214-223).
Michel Foucault y répond notamment à un article de George
Steiner, « The Mandarin of the Hour - Michel Foucault », paru
dans le New York Times Book Review, le 28 février 1971. La
controverse se poursuit avec une réponse de Steiner
accompagnée d'une nouvelle mise au point de Foucault
(Diacritics, i, 2. hiver 1971, et Dits et écrits, t. 2, texte n° 100,
p. 239-240). Voir aussi la réplique dans la New York Review of
Books du 31 mars 1983 à l'article qu'y a fait paraître Lawrence
Stone le 16 décembre 1982.
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10. Ces conférences de Berkeley ont été retranscrites à partir
d'enregistrements au magnétophone et publiées sous le titre
Fearless Speech (New York, Semiotext(e), 2001).
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11. Michel Foucault, « Sex, Power and thè Politics of
Identity ». Entretien réalisé en octobre 1982 et paru de
manière posthume dans The Advocate de Los Angeles du 7 août
1984 (et Dits et écrits, t. 4, texte n° 358, p. 735-746).
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12. Il m'a raconté un jour que, ayant rencontré un garçon au
Keller, il avait eu envie de le ramener chez lui, jusqu'au
moment où, alors qu'il venait de remettrre ses lunettes pour
prendre le volant, il entendit le garçon lui dire : « Mais... est-
ce que vous ne seriez pas... » Ce qui fit disparaître en lui tout
désir sexuel.
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13. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 9, Mauriac et fils, op.
cit., p. 227.
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14. Edmund White, Mes vies, Paris, Plon, 2006, p. 207.
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15. Thierry Voeltzel, op. eit., p. 117-120
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16. Michel Foucault, « Sex, Power and the Politics of
Identity », art. cit.
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1. Michel Foucault, L'Usage des plaisirs, Gallimard, 1984.
Introduction, p. 9.
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2. Michel Foucault, Résumés des cours. 1970-1982, Julliard,
1989, p. 123-128. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 269, p. 125-129).
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3. Ibid., p. 136-137. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 304, p. 213-
218).
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4. Ibid., p. 150. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 323, p. 353-365.)
L'intégralité de ce cours est désormais disponible :
L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982,
Paris, Seuil/Gallimard, 2001.
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5. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow ont interviewé Foucault
très longuement, notamment lors du séjour de Foucault à
Berkeley en avril 1983. Les éléments que je livre ici sont tirés
d'une discussion enregistrée le 19 avril. Je remercie Paul
Rabinow, Hubert Dreyfus et David Horn de m'avoir
communiqué l'ensemble de ces entretiens (il y en a plusieurs
dizaines de pages). Paul Rabinow et Hubert Dreyfus les ont
partiellement utilisés pour le dialogue qui se trouve aux
pages 323-346 de l'édition française de leur livre. Ils ont, bien
sûr, laissé de côté tout l'aspect anecdotique, mais on verra
que dans ce dialogue, le découpage en deux volumes de
[’Histoire de la sexualité, plus un livre à part, semble acquis. Ce
qui explique pourquoi Foucault, quand il publie, en 1982, un
article sur « Le combat de la chasteté », peut le présenter
comme « extrait du troisième volume de ['Histoire de la
sexualité ». C'est évidemment des Aveux de la chair qu'il s'agit.
Cf. Communications, n° 35,1982.
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6. Michel Foucault, « Preface to The History of Sexuality », in
Paul Rabinow, The Foucault Reader, New York, Pantheon Books,
1984, p. 333-339 (Et Dits et écrits, t. 4, texte 340, p. 578-584).
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7. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel queje l'imagine, p. 62.
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8. Hervé Guibert, « Les Secrets d'un homme », in Mauve le
vierge, Paris, Gallimard, 1988, p. 108.
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9. Michel Foucault, L'Usage des plaisir, op. cit., p. 13.
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10. Gilles Deleuze et Michel Foucault, Introduction générale, in
Nietzsche, Le Gai Savoir, Gallimard, 1967, p. 11.
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11. Edmund White, Mes vies, op. cit., p. 212.
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12. Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, Paris,
Gallimard, 1990, p. 21.
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13. Article paru dans Libération le 12 juillet 1982. Foucault
avait souhaité commenter une interview d'André Baudry, qui
venait de dissoudre l'association Arcadie. J'ai donc enregistré
ce petit texte qu'il avait préparé, mais comme il ne souhaitait
pas le signer, il m'a demandé de mettre mes initiales en bas
de ces propos qui étaient les siens. Pour le texte complet et
sur le contexte, voir Didier Eribon, Michel Foucault et ses
contemporains, op. cit., p. 274-281.
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14. Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, op. cit.,
p. 36.
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15. Voir l'interview de Daniel Defert, réalisée en 1996, sur la
mort de Foucault et la création, quelques mois plus tard, de
l'association Aides, in Libération, 19 juin 2004.
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16. Michel Foucault, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de
soi et des autres, il, Cours au Collège de France (1983-1984), « Leçon
du 1er février 1984 », Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 3.
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17. Hervé Guibert, op. cit..
A Retour au texte
18. Foucault évoque cette conversation à propos de
l'étymologie du mot epitemeleia au début de son cours du
22 février 1984 (Cf. Le Courage de la vérité, op. cit., p. 109).
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19. Après la levée du corps de Foucault, j'ai raccompagné
Dumézil chez lui et nous avons passé plusieurs heures
ensemble à bavarder, pendant lesquelles Dumézil évoqua
pour moi ses souvenirs de Foucault, anciens et récents, et me
raconta notamment ce coup de téléphone à propos du sida. Il
savait beaucoup de choses de Foucault, même sur les périodes
antérieures à leur rencontre, car Foucault lui avait souvent
parlé de son passé, de son enfance de son adolescence, comme
il aimait à le faire avec ses amis.
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20. Texte de Paul Veyne qui constituait la fin de son article
paru dans le numéro spécial de Critique, nos 471-472, août-
septembre 1986. J'ai publié ces pages à la demande de Paul
Veyne, est-il besoin de le préciser... Il les a reprises - avec de
légères modifications - dans son Foucault, sa pensée, sa
personne, op. cit., p. 210-211.
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21. « Hier à 13 heures... », Libération, 26 juin 1984.
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22. Paul Veyne, « La fin de vingt-cinq siècles de
métaphysique », Le Monde, 27 juin 1984.
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23. Pierre Bourdieu, « Le plaisir de savoir », ibid.
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24. Jean Daniel, « La Passion de Michel Foucault », op. cit.,
29 juin 1984.
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25. « Le témoignage de Fernand Braudel », ibid.
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26. Georges Dumézil, « Un homme heureux », ibid. Dumézil
reviendra plus longuement sur son amitié avec Foucault dans
le livre d'entretiens que j'ai réalisé avec lui en 1986 et qui est
dédié « à la mémoire de Michel Foucault ». Cf. Georges
Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Gallimard, Folio-Essais,
1987.
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27. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel queje l'imagine, p. 63.
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28. Gilles Deleuze, « La vie comme une œuvre d'art », op. cit..
▲ Retour au texte
29. Maurice Blanchot, op. cit., p. 63.
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30. Gilles Deleuze, art. cité.
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31. Entretien avec Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, in
Dreyfus, Rabinow, Michel Foucault..., op. cit., p. 331.
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1. Il y a à peu près un an, en plein cœur du débat autour du
« silence des intellectuels », nous avions défini le projet d'un
livre collectif sur l'état de la politique et de la société en
France, Michel Foucault travaillait, dans cette perspective, à
une histoire du discours socialiste,
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