Vous êtes sur la page 1sur 4

Odyssée, Chant IX : Polyphème le Cyclope

Bientôt nous arrivons à la grotte, et nous n'apercevons pas le géant. Nous


entrons dans la caverne et nous y trouvons des corbeilles chargées de
fromage. Mes compagnons proposent d’en prendre quelques-uns et de
repartir ensuite. Mais moi je ne les écoute pas parce que je voulais voir le
cyclope et savoir s'il me ferait un bon accueil. Hélas ! Cette rencontre devait
être fatale à mes braves compagnons et j'aurais mieux fait de suivre leurs
conseils ! Nous allumons un feu et nous mangeons en attendant le cyclope qui
arrive bientôt en portant du bois. Il le jette à l'entrée de sa caverne avec un
bruit horrible. Nous, effrayés, nous fuyons jusqu'au fond de la grotte. Le
cyclope fait entrer toutes les chèvres qu'il veut traire, puis il bouche l’entrée
de sa grotte avec un énorme rocher. Tout à coup il nous aperçoit et nous dit :
« Étrangers, qui êtes-vous ? D'où venez-vous en traversant la mer? Faites-vous
du commerce, ou êtes-vous des pirates ? »
Nous sommes Grecs, et nous revenons de la ville de Troie. Des vents
contraires nous ont égarés et nous nous sommes perdus : ainsi l'a voulu Zeus.
Maintenant nous venons embrasser tes genoux afin que tu nous fasses bon
accueil, selon l'usage. Respecte les dieux, puisque nous implorons ta pitié.
— Étranger, tu as sans doute perdu la raison, ou tu viens d'un pays bien
éloigné, puisque tu m'ordonnes de respecter et de craindre les dieux. Sache
donc que les cyclopes n’ont pas peur de Zeus ! »
À ces paroles, il se lève brusquement, attrape deux de mes compagnons et les
écrase contre la pierre de la grotte : leur cervelle jaillit immédiatement et se
répand sur la terre. Alors il coupe leurs membres, prépare son repas et dévore

1
les chairs, les entrailles, et même les os de mes deux compagnons. À la vue de
cette indigne cruauté le désespoir s'empare de nous.
Après avoir mangé, il boit du lait, se couche dans la caverne, et s’endort. Je
voulus m'approcher de ce monstre, tirer le glaive que je portais et le lui
enfoncer dans la poitrine, mais une autre pensée me retint ; car nous aurions
péri dans cette grotte, et nous n'aurions jamais pu enlever avec nos mains
l'énorme rocher que le géant avait placé à l'entrée de sa caverne.
Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le cyclope attrapa deux autres de
mes compagnons et les dévore. Puis le monstre chasse hors de la grotte ses
brebis ; il soulève facilement le rocher immense de la porte, et il le remet
ensuite. Je reste avec mes compagnons dans la grotte, réfléchissant à la
vengeance.
Vers le soir, le géant revient. Il soulève l'énorme roche, puis la replace à
l'entrée de sa caverne. Il saisit de nouveau deux de mes compagnons et les
mange. Alors je m'approche du monstre, en tenant une coupe remplie de vin,
et je lui dis : « Tiens, cyclope, bois de ce vin. Je te l'offre dans l'espoir que,
prenant pitié de moi, tu me laisseras partir. »
À ces mots le monstre prend la coupe, et il éprouve un si grand plaisir à
savourer cette boisson, qu'il m'en demande une seconde fois :
« Verse-moi encore de ce vin, et dis-moi quel est ton nom. »
Trois fois j'en donne au cyclope, et trois fois il en boit. Aussitôt que le vin lui
fait tourner la tête, je lui adresse ces douces paroles :
« Cyclope, puisque tu me demandes mon nom, je vais te le dire. Mon nom est
Personne : mon père, ma mère et tous mes fidèles compagnons m’appellent
Personne. »

2
— Personne, lorsque j'aurai dévoré tous tes compagnons je te mangerai le
dernier. »
En parlant ainsi, le cyclope se renverse : son énorme cou tombe dans la
poussière ; le sommeil s'empare de lui. Ivre, il vomit : de sa bouche
s'échappent le vin et les morceaux de chair humaine.
Alors j'introduis un grand bâton pointu dans la cendre pour le rendre brûlant.
Quand le bâton est assez chauffé, je le retire du feu et l'enfonce dans le seul
œil du cyclope. Le monstre pousse des hurlements affreux. Le cyclope arrache
de son œil ce pieu souillé de sang, et dans sa fureur il le jette au loin. Les
autres cyclopes, en entendant les cris de Polyphème, accourent de tous
côtés ; ils entourent sa caverne et lui demandent en restant dehors pourquoi
il crie. Polyphème, du fond de sa grotte, leur répond en disant :
« Mes amis, Personne me tue, non par force, mais par ruse.
— Puisque personne ne te fait mal, pourquoi nous déranger ? Si tu es
malheureux, adresse-toi donc plutôt à ton père, le puissant Poséidon. »
À ces mots tous les cyclopes s’en vont. Moi je riais en songeant combien
Polyphème avait été trompé par mon excellente ruse. Le cyclope, souffrant
d'atroces douleurs, pousse de longs gémissements ; il marche en cherchant la
pierre qui ferme l'entrée de sa caverne, et bientôt il la trouve ; puis il l’attrape,
la déplace, et, s’assoit devant l'ouverture de la grotte, pour attraper
quiconque essayerait de s'échapper.
Heureusement, il y avait dans la grotte de gros béliers couverts d'une épaisse
laine noire. J’attache ensemble trois de ces béliers ; le bélier du milieu cachait
un homme, et de chaque côté se tenaient deux autres béliers pour protéger la
fuite de mes compagnons. Comme il restait encore le plus beau bélier du

3
troupeau, je le saisis par le dos, et, me glissant sous son ventre, je me tiens à
sa laine.
Tous les béliers sortent alors pour se rendre aux pâturages. Le monstre, affligé
par de grandes douleurs, passe sa main sur le dos des béliers sans
comprendre que sous leurs ventres sont attachés mes braves compagnons.
Enfin le dernier de tous, le plus beau bélier du troupeau sort de la caverne : il
est chargé de son épaisse toison, et de moi !
Quand nous sommes à quelque distance de la grotte, je détache mes
compagnons. Nous embarquons dans notre navire et, lorsque nous sommes
loin de l'île, à une distance d'où ma voix peut encore se faire entendre, rempli
de colère, j'adresse au cyclope ces paroles :
« Cyclope, si quelqu'un parmi les mortels t'interroge sur ta blessure et sur la
perte de ton œil, dis-lui qu'elle te fut faite par Ulysse, le destructeur des cités,
Ulysse qui possède de superbes palais à Ithaque. »
Alors le cyclope prie Poséidon en levant ses mains vers le ciel.
« Écoute-moi, puissant Poséidon, immortel à la chevelure bleue, toi qui
entoures la terre et les eaux ! Si vraiment je suis ton fils, et si tu te glorifies
d'être mon père, fais que Ulysse ne retourne pas chez lui ! Ou fais du moins
qu’il ne rentre auprès des sa famille qu'après de longues années de
souffrances ; fais encore, ô Poséidon, qu'après avoir perdu tous ses
compagnons, il ne trouve dans sa maison que de nouveaux malheurs ! »
C'est ainsi qu'il priait, et Poséidon exauça ses vœux.

Homère, Odyssée, chant IX, VIIIe siècle av. J.-C. D’après la traduction d’Eugène Bareste, 1842

Vous aimerez peut-être aussi