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Gaia : revue interdisciplinaire sur

la Grèce Archaïque

La philia dionysiaque dans le Cyclope d'Euripide


Boris Nikolsky

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Nikolsky Boris. La philia dionysiaque dans le Cyclope d'Euripide. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque,
numéro 12, 2009. pp. 123-131;

doi : https://doi.org/10.3406/gaia.2009.1532

https://www.persee.fr/doc/gaia_1287-3349_2009_num_12_1_1532

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Abstract
Dionysian philia in Euripides' Cyclops
The article deals with one of the key motifs of Euripides' Cyclops, the motif of philia. The rational philia
of humans (Odysseus and his comrades) coexists in the drama with another philia, the natural and
spontaneous Dionysian philia, which is represented by the affection felt by Silenus and the satyrs
towards Dionysus and wine. Though these two kinds of philia are very different, the former being
particularly human and the latter possessing savage and bestial character, they are nonetheless united
in their common opposition to the Cyclops' extreme unsociability and autarky. This opposition is
expressed by both social and gastronomic motifs : the Dionysian philia is associated with wine, while
the absence of philia displayed by the Cyclops is connected with his cannibalism. Such a combination
of social and gastronomic motifs goes back to The Odyssey, but Euripides modifies his Homeric model,
placing it in the Dionysian context.

Résumé
L'article examine un des motifs principaux du Cyclope d'Euripide, le motif de la philia. La philia
rationnelle des hommes (d'Ulysse et de ses camarades) coexiste ici avec une autre philia, la philia
naturelle et spontanée dionysiaque manifestée par l'affection de Silène et des satyres envers Dionysos
et le vin. Quoique ces deux espèces de philia soient très différentes, la première étant particulièrement
humaine et la deuxième étant de nature sauvage et bestiale, elles sont unies par leur opposition
commune à Pinsociabilité et l'autarcie extrême de Polyphème. Cette opposition est exprimée autant
par des motifs sociaux que gastronomiques : la philia dionysiaque est associée au vin, tandis que
l'absence de philia est liée à l'anthropophagie. Avec une telle combinaison de motifs sociaux et
gastronomiques, Euripide modifie le modèle homérique en l'introduisant dans le contexte dionysiaque.
La philia dionysiaque dans

le Cyclope d'Euripide

Université russeBoris
des sciences
Nikolsky
humaines, Moscou

Le récit du séjour d'Ulysse chez le cyclope Polyphème dans le neuvième


chant de V Odyssée contient deux motifs importants, réapparaissant au
cours de tout le chant. Le premier est l'opposition entre ï'insociabilité
et l'isolement des cyclopes d'un côté et l'esprit social d'Ulysse de l'autre.
Polyphème «seul et loin de tous, menait paître ses troupeaux, et ne se
mêlait point aux autres» {Od. 9, 187-189). Une telle vie solitaire est
propre à toute la race des cyclopes, le trait qui se combine chez eux avec
l'absence totale des institutions sociales et montre leur sauvagerie (ibid.,
1 12-115). En produisant le contraste entre cette insociabilité et l'attitude
d'Ulysse envers ses camarades, sa volonté de les aider, son deuil des amis
morts, son souci des vivants - l'attitude qui se montre dans l'épisode des
Cicones, dans l'histoire des Lotophages, aussi bien que dans la grotte de
Polyphème - le poète met en relief l'importance des valeurs coopératives
du monde humain. Le second motif, c'est le motif culinaire. Deux
peuples du neuvième chant, les Lotophages et les cyclopes, ont des pratiques
alimentaires bien extravagantes. Le régime alimentaire des Lotophages
est végétarien et il inclut un végétal magique, le lotos, qui fait oublier leur
patrie aux voyageurs. Le régime des cyclopes consiste surtout en lait et
en viande, incluant comme une particularité de la viande humaine. Les
Lotophages et les cyclopes présentent ainsi deux extrémités contraires,
autant alimentaires que morales1. Le végétarisme particulier des
premiers est le signe de leur hospitalité extraordinaire qui ne donne à leurs
hôtes aucune chance de revenir chez eux, tandis que l'anthropophagie des

1. Sur le contraste entre le cannibalisme des cyclopes et le végétarisme particulier des


Lotophages voir D. Konstan, «An Anthropology of Euripides' Cyclops», Ramus, 10
(1981), p. 101, n. 8.

Gaia 12, 2008-2009, p. 123-131. 123


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derniers indique au contraire leur inhospitalité extrême. Ces deux


extrémités qui convergent selon la coincidentia oppositorum sont opposées aux
pratiques humaines normales - au régime d'Ulysse et de ses compagnons
qui sont nommés σϊτον εδοντες (9, 89) et σιτοφάγοι (9, 191); voir aussi
les descriptions des repas humains normaux, 9, 86-87 et 161-165.
Les deux motifs, ceux de l'insociabilité et du régime particulier des
cyclopes, quoiqu'ils entrent en résonance, sont chez Homère quand même
plutôt parallèles que liés de façon organique. Je vais montrer comment
Euripide à son tour dans le Cyclope les unit en les introduisant dans le contexte
dionysiaque, et je vais définir le sens particulier que prend chez lui l'histoire
d'Ulysse et de Polyphème en conséquence de cette combinaison.
Premièrement, on peut remarquer que dans le Cyclope les thèmes
gastronomique et social entrent dans une relation inverse - le degré de la
socialisation augmente avec la diminution de l'intérêt gastronomique. Le
cyclope ne se distingue ici pas seulement par son régime particulier, mais
surtout par son appétit immense qui correspond à son autarcie.
L'insociabilité et l'isolement du cyclope sont exprimés par les mots récurrents
μόνος à propos de lui-même et έρημος à propos de son habitat (voir μόνος
sur Polyphème, 362, 453, peut-être aussi μόνωψ, 21, et μονοδέρκτης, 79
avec un sens double «ne regardant/voyant que lui-même», μονάδες sur
les cyclopes 120, Κύκλωπες οϊκοΟσ' άντρ' ερημ' άνδροκτόνοι, 22, έρημοι
πρώνες ανθρώπων, 116).
D'autre part, c'est l'amitié d'Ulysse et ses camarades qui est opposée à
cette autarcie. Les mots φίλοι et φιλία, ainsi que εταίροι (378, 398, 409,
695) et συνναΟται (425, 705, 708) sont aussi bien des motifs récurrents
du drame. Le contraste entre ces notions contraires de l'amitié (φίλοι)
et de l'isolement (μόνος) est mis en valeur par exemple dans les paroles
d'Ulysse quand il a décidé de punir le cyclope (478-479) :

[. . .] έγώ γαρ άνδρας άπολιπών φίλους


τους ένδον όντας ου μόνος σωθήσομαι.

L'amitié humaine dans le Cyclope a les mêmes manifestations que dans


Y Odyssée - l'aide désintéressée aux vivants (loc. cit.) et le deuil des morts
(398, 409). L'activité commune comme la guerre ou la navigation est le
fondement de ces relations amicales, qui culminent en l'aveuglement du
cyclope avec un tison immense qui ne peut être porté que par un groupe
d'hommes (650-651).
En même temps, l'appétit des hommes est assez modeste. Ils se
contentent des repas nécessaires pour assouvir la faim (135).

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La philia dans le Cyclope d'Euripide

Une autre particularité de la structure thématique dans le Cyclope, c'est


le changement de l'opposition binaire homérique entre les cyclopes et les
hommes en opposition ternaire. On trouve ici encore un autre groupe de
personnages, le groupe qui est obligatoire pour le drame satyrique et qui
comprend les compagnons de Dionysos, Silène et les satyres. Le motif
de l'amitié porte sur eux aussi. Tout d'abord, ils essaient, quoique en
général en vain, de reproduire cette sorte d'amitié qui se fonde sur l'aide
mutuelle et désintéressée et qui distingue les hommes. Dans le prologue,
par exemple, Silène se souvient de sa participation au combat des dieux
et des géants où il aidait Dionysos et où, comme il croit, il a abattu Ence-
lade - bien qu'il n'en soit pas trop sûr (5-8). Ce combat sert de parallèle
mythologique pour le combat final du drame, l'aveuglement du cyclope,
où les satyres montrent une indécision comparable. Au début ils veulent
collaborer avec les hommes, puis ils refusent, n'aidant Ulysse qu'avec leur
chant. Un autre essai du groupe dionysiaque d'imiter l'amitié humaine est
leur voyage nautique pour sauver Dionysos pris par des pirates. Leur
résolution d'aider leur dieu ainsi que la situation même du voyage commun
par mer doivent rappeler Ulysse et ses compagnons, sauf que Ulysse est
vainqueur et qu'ils sont vaincus devenant esclaves du cyclope.
Si Silène et les satyres prétendent à l'amitié humaine mais n'en sont pas
capables, c'est une autre sorte de φιλία qui leur est propre. Le nom φιλία
peut désigner non seulement l'amitié dans le sens des relations basées
sur l'aide mutuelle, mais plus généralement tous liens affectifs. Ces liens
peuvent être seulement émotionnels et instinctifs, comme des relations
entre les amants ou entre les parents et les enfants, et parfois n'exigent
l'observance d'aucune obligation.
Une telle émotion, qui se distingue de l'amitié de raison et
d'obligation, existe entre les participants au komos (φίλον άυδρ' ύπαγκαλίζων,
498), et c'est cette émotion qui attache les compagnons de Dionysos à
leur dieu. Elle est exprimée, par exemple, dans l'exclamation des satyres
qui s'ennuient de Bacchus dans la parodos (73-75) :

ώ φίλος·
ώ φίλε ΒακχεΤε, ποί ο'ιοπολεϊς;

Elle se retrouve encore une fois à la fin de la parodos, où les satyres se


plaignent de leur sort pitoyable d'être «sans l'amitié de Bacchus» (81 :
σας χωρίς φιλίας).
Mais Dionysos entre dans le drame non comme un personnage et pas
sous la forme humaine, mais en sa métonymie - sous la forme du vin
apporté par Ulysse (519^.). Par conséquent le motif de la φιλία envers
Dionysos prend un sens particulier - un sens gastronomique, ou plutôt
alcoolique. L'ennui de Silène et des satyres séparés de Dionysos se révèle

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comme l'envie du vin dont ils sont longtemps privés. Quand Ulysse
annonce à Silène qu'il veut lui vendre du vin (πώμα Διονύσου φέρω),
Silène répond (140) : ώ φίλτατ'εΐπών, ou σπανίζομεν πάλαι.
Donc, si l'émotion de la φιλία rapproche Silène et les satyres des
hommes, le contenu gastronomique de cette émotion les fait similaires à
Polyphème. En effet, le parallèle entre le cyclope et les compagnons de
Dionysos est évident dans certains passages. Premièrement, le lait joue le
rôle du vin dans la vie du cyclope. Il le mélange dans ses cratères (216), le
conserve dans ses amphores (326), le boit après le repas, tournant ensuite
aux plaisirs sexuels (327-328). La phrase où le chœur parle du lait préparé
pour Polyphème ώστ' έκπιεϊν γε σ', ην θέλης, όλον πίθον (217) répond
aux mots de Silène sur le vin ως έκπιεΐν y' αν κύλικα μαινοίμην μίαν (164).
Puis, le plaisir que prend le cyclope à la viande humaine, est comparable
au plaisir dionysiaque de Silène et des satyres. Ils ont tous été longtemps
privés de leurs aliments favoris, et ils en jouissent d'autant plus - cf. les
mots de Silène à propos du vin ώ φίλτατ' ειπών, ou σπανίζομεν πάλαι
(140) avec la phrase du cyclope χρόνιος δ' εϊμ' άπ' ανθρώπων βοράς
(249). La saturation de Silène qui est pénétré par le vin jusqu'au bout de
ses ongles (159 : ώστ' εις άκρους γε τους όνυχας άφίκετο) ressemble à la
saturation du cyclope après son repas (εταίρων των έμών πλησθεις βοράς
409, νηδυν πλήσαι 244, 303). Si les attributs essentiels de Polyphème sont
ses mâchoires et sa gorge qui dévorent la viande humaine (Κυκλωπίαν
γνάθον την άνδροβρώτα 92-93, cf. 289, 303, 310, 395, φάρυγξ 215,
356, 410), le rôle des mâchoires et des gorges des satyres et de Silène est
aussi très important (γνάθος 146 et 629, λάρυγξ 158).
D'autre part, quoique les sentiments des compagnons de Dionysos
soient aussi bien gastronomiques que ceux du cyclope, il y a une
différence essentielle entre eux. Le vin se montre l'aliment pouvant exciter
les sentiments, de quelque façon similaires à la φιλία humaine, tandis
que le régime du cyclope est contraire à la φιλία. Si Silène et les satyres
personnifient l'aliment et tournent vers lui les sentiments qui
normalement sont portés vers les hommes, le cyclope tout au contraire tourne les
hommes en aliment. Autrement dit, les compagnons de Dionysos
ressentent l'amour pour le vin, tandis que le cyclope ressent l'appétit pour
les hommes. Les satyres peuvent dire avec tendresse «les sources chéries
des grappes» (496 : βοτρύων φίλαισι πηγοΐς) employant le mot φίλος
pour le vin, tandis que le cyclope d'une façon en même temps similaire
et opposée pervertit la notion φιλόξενοι en l'interprétant dans le sens
gastronomique (γλυκύτατα φασι τα κρέα τους ξένους φορείν 126) et en
mangeant ses hôtes au lieu de les faire festoyer - cf. les mots ξενοδαίτης
(658) et ξενοδαιτυμών (610) avec Poxymoron entre ses composants.
L'attitude de Silène et des satyres envers Dionysos dans laquelle se
mêlent l'amour et l'appétit est semblable au sentiment du nourrisson

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La philia dans le Cyclope d'Euripide

pour sa mère. Cette analogie se trouve implicitement dans la parodos


où Euripide juxtapose deux tableaux, celui des satyres s'ennuyant d'être
séparés de leur dieu (63-76) et celui des petits agneaux attendant le
retour de leurs mères du pâturage (55-59). Le sentiment des agneaux est
désigné par le même mot ποθουσι (58) que l'amour des satyres pour
Dionysos (Βρόμιον ποθεινόν εΐσιδείν θέλω 620-621). On y voit encore un
autre parallèle : la brebis étant revenue vers ses agneaux va dégonfler ses
mamelles (σπαργώντας μαστοι/ç χάλασον 55) ainsi qu'Ulysse dégonfle
pour Silène l'outre de vin (χάλα τόν άσκόν 161).
Cette analogie montre, je crois, la différence essentielle entre l'amour
pour le vin de la part des compagnons de Dionysos et l'appétit de Poly-
phème. Un tel amour, comme l'amour du nourrisson pour sa mère,
toujours en étant un sentiment essentiellement physique par contraste avec
la φιλία des adultes, néanmoins est un sentiment naturel, tandis que
l'appétit du cyclope est contre la nature. Puis, bien que cet amour soit égoïste
et se distingue de l'altruisme de la φιλία humaine, il est tourné au-dehors,
tandis que la passion de Polyphème a pour son objet lui-même - son
propre ventre (voir par exemple sa déclaration à Ulysse dans 340-341 :

ήν <δ'> έμήυ ψυχήν έγώ


où παύσομαι δρών ευ, κατεσθίων τε σε).

Le thème de l'allaitement a des liens particuliers avec Dionysos. On le


trouve d'abord au début de la pièce, où Silène raconte l'histoire de Dionysos
lui-même nourri par des nymphes (4). On rencontre le même thème dans
un autre drame dionysiaque d'Euripide, dans les Bacchantes. Il est
intéressant de remarquer que dans les Bacchantes il prend un ton émotionnel très
différent. Dans cette tragédie il y a un tableau des trois thiases des ménades
de Thèbes - des femmes qui frappées de folie ont quitté leurs maisons pour
la vie dionysiaque dans la montagne. Celles parmi ces femmes qui avaient
laissé des nourrissons et qui donc avaient du lait, donnaient la mamelle à
«des chevreaux ou des louveteaux sauvages» (699-702). Cette perversion
des sentiments maternels portés sur des bêtes exprime dans les Bacchantes la
sauvagerie de l'expérience dionysiaque, tandis que dans le Cyclope les liens
d'allaitement marquent le naturalisme de cette expérience.
Outre l'association avec le lait maternel, il y a encore une autre image
qui présente l'affection pour le vin comme une variété de la φιλία - c'est
l'image erotique. Dans plusieurs passages on trouve l'image du baiser du
vin : dans 553 c'est le vin qui a baisé Silène (αλλ1 εμ' ούτος εκυσεν, ότι
καλόν βλέπω), dans 172-173 c'est Silène qui a baisé le vin (εΐτ' εγώ <où>
κυνήσομαι τοιόνδε πώμα;). Cette image est métaphorique et
métonymique à la fois : métaphorique parce que le contact des lèvres avec le
vin est comparable au baiser, et métonymique parce que l'enivrement se
combine souvent avec le sexe - dans le Cyclope même Aphrodite se trouve

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toujours à côté de Dionysos. Il est évident que l'association plus large du


vin avec la φιλία en général est aussi métaphorique et métonymique.
D'une part, c'est le sentiment pour le vin qui peut ressembler à la φιλία,
et d'autre part l'enivrement enlève les frontières qui séparent les hommes
et les unit par un lien affectif.
Ainsi, le vin dans le Cyclope se présente comme un point où se
rencontrent deux motifs principaux - gastronomique et social. L'affection pour
le vin se montre à la fois comme un régime alimentaire particulier ainsi
que comme une variété de la φιλία. Les personnages liés au vin et à
Dionysos se trouvent quelque part entre le cyclope qui personnifie le thème
gastronomique et Ulysse avec ses compagnons qui montre l'exemple de
la φιλία humaine. À la différence des hommes, Silène et les satyres n'ont
pas l'idée de l'obligation, de la responsabilité et de l'aide mutuelle. Ils
ne possèdent pas cette αρετή humaine qui doit être au fondement de
toute amitié des hommes. Leurs sentiments sont physiques. D'autre part,
ils se distinguent du cyclope par la capacité à ressentir une affection -
l'affection semblable à celle du nourrisson envers sa mère ou bien à
l'affection sexuelle.
Ce contraste ternaire - entre l'attitude à la fois contre-nature et
antisociale de Polyphème, l'attitude naturelle de Silène et des satyres, et
rationnelle et vertueuse des hommes - apparaît dans le Cyclope encore en
connexion avec deux autres thèmes.
Premièrement, le thème des relations sexuelles. Ce thème est presque
absent dans le cas d'Ulysse, mais cette absence est significative. L'histoire
d'Hélène, qui était la cause de la guerre de Troie, donne l'occasion de
discuter l'aspect sexuel de la vie humaine, mais ce ne sont que les satyres
qui le font (179-187) tandis que Ulysse explique la guerre par des motifs
plus sublimes, comme le vouloir des dieux (285) et la défense du pays grec
contre des barbares (290^.). Quant à Polyphème, qui ne pratiquait que
la masturbation (πέπλου κρούω 327-328) avant sa première rencontre
avec le vin, sa vie sexuelle correspond bien à son autarcie contre-nature.
Les satyres et Silène, pour leur part, se sont habitués au libertinage, aux
jeux erotiques avec nymphes et bacchantes (68-72, 169-172). Telle
sexualité dans d'autres drames d'Euripide est souvent féroce et agressive (par
exemple, Hélène 185-190, Hippolyte 55Osq.). Ici au contraire il n'y a pas
de violence. En décrivant leurs amours, les satyres emploient l'image
d'une chasse dans laquelle les nymphes et les bacchantes, contrairement à
l'habitude, ne sont pas l'objet de la chasse, mais sont leurs alliées
(68-73) :
[...] μετά Νυμφάν
ϊακχου ϊακχον ώδέχν
μέλπω προς ταυ Αφροδίταυ,

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La philia dans le Cyclope d'Euripide

αυ θηρεύων πετόμαν
Βάκχαις συν λευκόποσιν.

Ainsi, on voit que dans son Cyclope Euripide montre l'aspect positif
de l'amour dionysiaque - son naturalisme, similaire au naturalisme de
la liaison entre la mère et le nourrisson. Ce n'est pas au hasard que ces
deux formes de l'amour se répondent par un motif commun, le motif de
la mamelle qui est à la fois l'attribut de la mère nourricière (55, 207) et
l'objet du désir sexuel (170).
Deuxièmement, le thème religieux. La religion de chaque groupe de
personnages - Polyphème, Silène et les satyres, et Ulysse - correspond
à sa propre variante de la φιλία. Le cyclope dans son autarcie refuse de
reconnaître d'autres dieux que son ventre (335). Silène et les satyres
aspirent à la fusion physique - gastronomique et erotique - avec Dionysos.
Enfin, quant à Ulysse, ses relations avec les dieux ressemblent à l'amitié
avec ses compagnons. Son «vieux copain» Dionysos (519-520 : cbç εγώ
του Βακχίου τούτου τρίβων εϊμ'),) ainsi que Zeus et Athéna (350-355)
deviennent ses camarades dans le combat contre Polyphème.
Maintenant on peut envisager le sens général que porte la structure
thématique du Cyclope. D. Konstan dans son étude, qui me semble du reste
l'étude la plus fine et profonde du drame, suppose qu'au cours de la pièce
« l'opposition originelle entre le cyclope et Silène s'évanouit - ils se
montrent comme deux extrémités contraires de la même essence, tous les deux
s'opposant à Ulysse2». Leurs caractéristiques - Pégoïsme et l'autarcie de
Polyphème et le collectivisme de horde de Silène et ses satyres - sont les
traits propres aux bêtes et également contraires, selon Konstan, à l'amitié
humaine d'Ulysse et de ses compagnons. Une telle représentation des trois
groupes de personnages sert, dit Konstan, à l'affirmation des normes sociales
du monde humain, et précisément, des principes démocratiques3.
Konstan bien sûr a raison de rapprocher Silène et les satyres à
Polyphème et de constater leur caractère bestial. Mais la nature bestiale des
compagnons de Dionysos n'est qu'une convention dramatique obligatoire
pour le drame satyrique. Euripide devait en tenir compte, néanmoins il
était libre de la traiter à sa guise. Par exemple, dans le drame d'Eschyle
les Pêcheurs au filet les satyres sont agressifs et dangereux avec Silène, en
restant toujours amusants. Or, dans le Cyclope c'est le naturalisme de leur
attitude qui est mis en relief; ils sont inoffensifs envers les hommes, et
même peuvent être utiles.

2. Op. cit., p. 92.


3. Ibid., -p. 88.

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Ce qui est plus important, à mon avis, c'est une autre qualité des
compagnons de Dionysos. Ils possèdent la φιλία, même si elle n'existe chez
eux que sous forme primitive et physique prenant la forme la plus sublime
chez les hommes4. Dans le drame la φιλία est rattachée particulièrement
à Dionysos. Le pays où habite le cyclope est également privé de la φιλία
et de Dionysos. On dit de ce lieu où τάδε Βρόμιος (63) et ούχι Διόνυσος
τάδε (204); comme le vin lui manque, cette terre ne connaît ni la joie
dionysiaque, ni les danses (άχορον οΐκοΟσι χθόνα 124, cf. où τάδε χοροί
63) - et en même temps le pays des cyclopes est inhospitalier et inamical
(άξενον 91, voir 125^.). A la fin des fins on donne du vin à Polyphème,
mais ce n'est que pour le punir. Malgré son désir apparent d'entrer dans le
komos, on ne le lui laisse pas faire (451-453). Cette séparation du cyclope
de la fête de Dionysos porte un sens presque symbolique et produit la
distribution décisive des forces dans le drame - l'amitié des satyres,
d'Ulysse et de ses camarades s'oppose au cyclope5.
La connexion entre la φιλία rationnelle des hommes et la φιλία
naturelle et spontanée dionysiaque se montre à mon avis comme le problème
principal de la pièce. Ce problème peut être interprété dans le sens
psychologique ou social - comment on peut inclure l'élément dionysiaque
dans l'existence de l'être humain ou de la cité. C'est ce même thème qu'on
trouve dans les Bacchantes; mais si dans cette tragédie Euripide révèle et
met en valeur des conflits insolubles provenant de la confrontation des
forces humaines et dionysiaques, ici dans le Cyclope leur union par la φιλία
se trouve plus heureuse. D'autre part, on peut remarquer l'aspect méta-
poétique, ou plutôt métathéâtral de ce problème. Le drame satyrique
fermait la présentation théâtrale consacrée à Dionysos, et il est bien
possible qu'elle pouvait servir de commentaire, et au surplus de commentaire
joyeux et positif, aux tragédies précédentes. Il y a quelques tragédies chez
Euripide où le motif de la φιλία occupe la place centrale - par exemple,

4. Il est bien remarquable que la φιλία de Silène envers Dionysos possède, quoique dans
une forme parodique, la qualité de la réciprocité qui est la caractéristique importante de
la humaine (sur laquelle voir D. Konstan, «Reciprocity and Friendship», dans Gill. C,
Postlethwaite N., Seaford R., Reciprocity in Ancient Greece, Oxford, 1998, p. 279-301). La
réciprocité de cette φιλία est représentée par les mêmes images erotique et nourricière
que la dionysiaque en général. Premièrement, Silène parle de la réciprocité de son amour
envers le vin quand il décrit sa façon de boire du vin comme les baisers que lui donne le
vin (554-555). Deuxièmement, au moment où Silène va se nourrir de Dionysos, il se
rappelle comment lui-même élevait et nourrissait le dieu (142). Les intérêts gastronomiques
de Polyphème au contraire ne peuvent être qu'unidirectionnels. Ce fait est mis en relief
par la perspective sinistre que reçoivent ses appétits : en plus des cerfs, il mange aussi des
lions, qui sont eux-mêmes carnassiers (248).
5. Konstan lui-même à la fin de son article («An Anthropology of Euripides' Cyclops»,
p. 99) montre comment l'exclusion de Polyphème du komos tire la ligne symbolique qui
sépare le cyclope des satyres et d'Ulysse.

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La philia dans le Cyclope d'Euripide

Médée, Hippolyte et Héraclès. On peut présumer donc que le Cyclope suivait


de telles tragédies et la placer dans le contexte de la fête dionysiaque en
montrant la liaison de la φιλία humaine représentée dans la tragédie avec
Dionysos6.

6. Voir F. Lissarrague, «Why Satyrs Are Good to Represent», dans J. Winkler,


F. Zeitlin éd., Nothing to Do with Dionysos, Princeton, 1990, p. 236, où l'auteur arrive
à une pareille conclusion. Selon lui, si la tragédie pose des questions fondamentales de
l'existence humaine, le drame satyrique pour sa part «plays with the displacement, distortion,
and reversal of what constitutes the world and culture of men; it reintroduces distance and
reinserts Dionysos in the center of the theater». Je voudrais toutefois souligner que les éléments
qui constituent la vie des satyres et le monde dionysiaque sont représentés non seulement
et non tellement comme contraires au monde humain, mais plutôt comme réconciliables
avec lui.

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