Vous êtes sur la page 1sur 14

Ktèma : civilisations de l'Orient,

de la Grèce et de Rome
antiques

Le cercle, une image récurrente chez Philostrate et dans


l'idéologie impériale de son temps
Patrick Robiano

Citer ce document / Cite this document :

Robiano Patrick. Le cercle, une image récurrente chez Philostrate et dans l'idéologie impériale de son temps. In: Ktèma :
civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, N°34, 2009. pp. 453-464;

doi : https://doi.org/10.3406/ktema.2009.1769

https://www.persee.fr/doc/ktema_0221-5896_2009_num_34_1_1769

Fichier pdf généré le 07/02/2023


Résumé
En évoquant le «cercle» de l’impératrice Julia Domna ou le «cercle» des sophistes, Philostrate
utilise une image et une acception du terme κύκλος qui semblent lui être propres : le «cercle»
distingue une élite désignée par l’empereur ou par l’auteur lui-même, un proche de l’impératrice.
Par ailleurs, Philostrate recourt volontiers au cercle pour représenter la perfection de réalités
naturelles et de réalisations humaines. Ce faisant, il est en phase avec l’idéologie impériale de son
temps, qui privilégie le cercle dans la représentation idéale de l’espace et du temps : le cercle,
dans sa dimension cosmique, devient le paradigme d’une société et d’un monde harmonieux.

Abstract
When he talks about the «circle» of the empress Julia Domna or the «circle» of the sophists,
Philostratus uses an image and a sense of the word κύκλος which seem peculiar to him : an elite,
appointed by the emperor or by the writer himself, close to the empress, is singled out by the
circle. Furthermore, Philostratus likes to use circle to depict the perfection of natural realities and
human achievements. Doing so, he is in line with the imperial ideology of his time, which favours
the circle when representing the ideal space and time : the circle, within the framework of the
cosmos, becomes the paradigm of a harmonious society and a harmonious world.
Le cercle, une image récurrente chez Philostrate
et dans l’idéologie impériale de son temps

Résumé.– En évoquant le « cercle » de l’impératrice Julia Domna ou le « cercle » des sophistes, Philostrate
utilise une image et une acception du terme κύκλος qui semblent lui être propres : le « cercle » distingue une
élite désignée par l’empereur ou par l’auteur lui-même, un proche de l’impératrice. Par ailleurs, Philostrate
recourt volontiers au cercle pour représenter la perfection de réalités naturelles et de réalisations humaines.
Ce faisant, il est en phase avec l’idéologie impériale de son temps, qui privilégie le cercle dans la représentation
idéale de l’espace et du temps : le cercle, dans sa dimension cosmique, devient le paradigme d’une société et
d’un monde harmonieux.
Abstract.– When he talks about the « circle » of the empress Julia Domna or the « circle » of the sophists,
Philostratus uses an image and a sense of the word κύκλος which seem peculiar to him : an elite, appointed
by the emperor or by the writer himself, close to the empress, is singled out by the circle. Furthermore,
Philostratus likes to use circle to depict the perfection of natural realities and human achievements. Doing so,
he is in line with the imperial ideology of his time, which favours the circle when representing the ideal space
and time : the circle, within the framework of the cosmos, becomes the paradigm of a harmonious society and
a harmonious world.

A. Billault commence ainsi son essai L’Univers de Philostrate : « Y a-t-il un univers de
Philostrate ? Peut-on reconnaître d’un texte à l’autre les attributs originaux, la géographie singulière
d’un territoire bien délimité et dont l’unité trouve sa source dans une pensée, une esthétique et un
art ? C’est l’hypothèse que ce livre a pour but de démontrer en explorant son objet sans étudier
séparément les éléments qui le constituent ni méconnaître sa diversité »1.
Nous souhaitons, pour notre part, explorer à une échelle très modeste, celle de l’image récurrente
du cercle dans le corpus philostratéen, cet univers que postule Billault, afin de mettre en valeur la
vision de l’homme et du monde qu’exprime cette image, s’il est bien vrai, comme le note G. Poulet,
que, par le biais de l’image, par les variations qu’ils lui font subir « les êtres se représentent ce qu’il y
a de plus intime en eux, c’est-à-dire le sentiment de leurs relations avec le dedans et le dehors, leur
conscience de l’espace et de la durée »2.
Une lecture rapide, et l’aide du TLG, montrent que Philostrate recourt volontiers à la figure
du cercle, qu’il s’agisse d’évoquer une belle disposition de l’espace, les véritables sophistes, ou sa
propre appartenance au groupe qui fréquente l’impératrice Julia Domna. Quel sens accorder à ces

(1)  A. Billault, L’Univers de Philostrate, Bruxelles 2000, p. 5.


(2)  G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Paris 1979 (rééd. Champs Flammarion), p. 24.

KTEMA34.indb 453 28/10/09 13:25:48


454 patrick robiano

images, à ces métaphores ? Est-il possible d’établir un lien entre elles ? Sont-elles spécifiques d’une
écriture, ou relèvent-elles, au contraire, du cliché, ou de la vision du monde propre à une époque ?
Les Vies des sophistes, la Vie d’Apollonios de Tyane, l’Héroïcos, les Tableaux (Imagines), les Lettres,
les Discours (Dialexeis) et le Gymnasticos, toutes œuvres que l’on attribue généralement au même
Philostrate, constitueront le terrain de notre enquête3.
Avare de données autobiographiques, Philostrate en a néanmoins fourni une, au début de la Vie
d’Apollonios de Tyane (VA 1,3), qui n’a pas manqué de faire couler beaucoup d’encre et d’enflammer
l’imagination des philologues et des historiens. En effet, rappelant l’origine de cette œuvre –un
certain Damis aurait maladroitement consigné sur des tablettes la vie et l’enseignement de son
maître Apollonios–, il précise : «  Un proche de Damis porta à la connaissance de l’impératrice Julia
les tablettes contenant ces mémoires, qui étaient restées ignorées. Et comme je faisais partie de son
cercle (μετέχοντι δέ μοι τοῦ περὶ αὐτὴν κύκλου), car elle admirait et aimait toutes les œuvres liées
à la rhétorique, elle m’ordonna de réécrire ces entretiens et de veiller à leur style »4. Philostrate
mentionne donc explicitement l’existence, autour de Julia Domna, d’un « cercle », (κύκλου) dont il
est membre, mais dont il ne précise pas la composition.
La force de la métaphore se perçoit encore mieux si l’on rapproche ce passage d’un autre des
Vies des sophistes (VS 595), où il est question, en des termes similaires, de l’honneur exceptionnel
accordé au sophiste Ptolémée de Naucratis: « Il était de ceux qui faisaient partie du sanctuaire de
Naucratis (ἦν μὲν γὰρ τῶν μετεχόντων τοῦ ἱεροῦ τοῦ περὶ Ναύκρατιν) ». Se retrouvent utilisés
μετέχειν et περί, mais il n’y a pas de mention d’un cercle, et la rection par περί a sa valeur triviale,
équivalant à un génitif.
Contre ses prédécesseurs, G. W. Bowersock a considérablement réduit le périmètre du cercle
de Julia Domna, et notre propos n’est pas de nous prononcer à notre tour sur la composition de
ce cercle5. Il est bien plutôt de nous interroger sur ce que recouvre le terme κύκλος, singulier dans
cette acception : si les langues modernes européennes, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien,
pour se limiter à quelques-unes, utilisent cercle, circle, Kreis (ou Zirkel), circolo (ou cerchia) pour
désigner un cercle littéraire ou un cercle intellectuel, il ne semble pas que le mot grec, pas plus,
d’ailleurs, que son homologue latin circulus, ait eu cette acception. Du moins, les dictionnaires
que nous avons consultés ne l’ont pas enregistrée. Nous aurions donc affaire à une création de
Philostrate, à une métaphore originale.
Il est, du reste, intéressant de confronter la formulation de Philostrate aux Éthiopiques
d’Héliodore (Eth. IV 12,1)6. Le sage égyptien Calasiris révèle à l’héroïne Chariclée, fille de la reine
d’Éthiopie Persinna, qu’il a connu sa mère : «  Je devins un familier (γνώριμος) de ta mère Persinna,
car la cour royale (ἡ βασίλειος αὐλή) héberge toujours ceux qui sont des savants  ». Le contexte
est-il exactement le même ? Tout dépend de l’interprétation de « toujours » (ἀεί). S’agit-il d’un
séjour permanent de savants, en clair d’une sorte de cercle, ou d’une disponibilité permanente pour
accueillir des savants ? Nous pencherions pour la première interprétation, dans la mesure où, dans

(3)  Sur le délicat problème des Philostrate, cf. la synthèse claire et précise de Billault, op. cit., p. 5-6, que nous suivons;
pour une discussion plus approfondie, cf. L. De Lannoy, « Le Problème des Philostrate (État de la question) », ANRW II
34.3, Berlin-New York 1997, p. 2362- 2449. P. Grossardt, Einführung, Übersetzung und Kommentar zum “Heroikos” von
Flavius Philostratos, Basel 2006, p. 9-24, établit des rapprochements textuels et thématiques entre les œuvres du corpus
philostratéen.
(4)  Sauf indication contraire, nous proposons notre traduction pour tous les passages. Pour les besoins de la
démonstration, nous avons souvent préféré une traduction littérale à une traduction élégante.
(5)  Cf. G. W. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford 1969, p. 101-109.
(6)  Bien que la date des Éthiopiques soit controversée, il est possible de la fixer à l’époque où Philostrate écrivait, si
l’on suit E. L. Bowie « Greek sophists and Greek poetry in the second sophistic », ANRW II 33.1, Berlin-New York 1989,
p. 228-229.

KTEMA34.indb 454 28/10/09 13:25:49


le cercle, une image récurrente chez philostrate 455

la phrase précédente, Calasiris déclare : « Je me rendis chez les Éthiopiens, par désir de leur science ».
Il semble donc établir un lien de causalité directe entre désir de science et fréquentation de la reine.
Mais, se refusant à la métaphore du cercle, ou l’ignorant, le personnage recourt aux mots γνώριμος
(« familier ») et ἡ βασίλειος αὐλή (« la cour royale »), et reste ainsi dans la pure dénotation.
Mieux, l’image du cercle paraît d’autant plus propre à Philostrate que l’historien Dion Cassius,
son contemporain, rapportant, lui aussi, que l’impératrice Julia avait dans son entourage des
intellectuels (LXXVI 15,7), n’y recourt pas : « Et c’est pour cette raison qu’elle se mit à philosopher
et qu’elle passait ses journées avec des sophistes (σοφισταῖς συνημέρευεν) »7. C’est dire que la
métaphore du cercle n’est pas entrée dans l’usage de la langue, et que le groupe qui fréquente
l’impératrice n’a pas reçu une désignation officielle, institutionnelle. La Souda reprend textuellement
la formulation de Dion Cassius8.
Les conditions de constitution de ce prétendu « cercle » sont, du reste, à prendre en
considération. En effet, Dion Cassius met en rapport (« Et c’est pour cette raison ») les activités
philosophiques et sophistiques de Julia avec la contrainte politique: l’impératrice est écartée
du pouvoir dans les années 197-202, quand le préfet du prétoire Plautien prend un ascendant
considérable sur l’empereur (cf.  LXXVI 15,2). On peut donc légitimement se demander s’il y
a bien eu, vu les circonstances, création d’un cercle à ce moment-là. Bowersock répond par la
négative, arguant qu’un cercle a besoin de visibilité et de notoriété: « In the early years of the salon
it would have been positively dangerous to belong : we have seen that Julia formed her group to
occupy herself in the face of Plautianus’ hostility »9. Mais rien n’empêche d’imaginer que le cercle
se constitue en tant que tel après la mort de Plautien, et surtout dans les dernières années de la vie
de l’impératrice, quand elle dirige l’empire avec son fils Caracalla. Cependant, là encore, quand
Dion Cassius évoque (cf. LXXVIII 18,3), sous le règne de cet empereur, un regain d’intérêt de Julia
Domna pour la philosophie, lors d’entretiens publics avec des personnalités, il se contente d’un sec
« elle philosophait (ἐφιλοσόφει) ». Le verbe a un sens suffisamment vague pour qu’il puisse désigner
toute activité intellectuelle.
Or, Philostrate recourt à nouveau, même si c’est de façon moins explicite, à la métaphore du
cercle dans un passage des Vies des sophistes (VS 622), dont la rédaction est postérieure à celle de
la Vie d’Apollonios de Tyane10. Voici ce qu’iI écrit, au sujet du sophiste Philiscos de Thessalie, par
rapport à un événement se situant sous le règne de Caracalla, « le fils de la philosophe Julia », pour
reprendre ses propres termes : « Il courut rejoindre les géomètres et les philosophes de l’entourage de
Julia (προσρυεὶς τοῖς περὶ τὴν Ἰουλίαν γεωμέτραις τε καὶ φιλοσόφοις) »11. Certes, le mot κύκλος est
absent, mais la métaphore est là, par le biais de la périphrase qui s’organise autour de la préposition
περὶ, « autour ». Philiscos, arriviste, se fond dans le cercle qui gravite autour de Julia Domna. Et une
fois de plus, sans que le mot « cercle » apparaisse, s’impose un rapprochement avec les Éthiopiques
(cf. Éth. II 27, 2), et, cette fois-ci, la métaphore peut paraître figée, puisqu’elle se retrouve telle
quelle chez Héliodore, dans un passage où le sage Calasiris déclare s’être entretenu à Delphes
avec les philosophes : « Je conversais avec les philosophes, car bon nombre d’entre eux accourent

(7)  Le terme sophiste est à prendre au sens large, et nous faisons nôtre la remarque liminaire de G. Anderson,
Philostratus, Biography and Belles Lettres in the third century a. D., London-Sydney-Dover 1986, p. 9 : « It is better not to look
for precise ‘definitions’ of philosopher, rhetor an sophist ; we have rather to assess each in terms of two things : the range of
nuances the words themselves could convey, and the viewpoint of the person applying them. »
(8)  Cf. Suidae Lexicon, Adler II p. 644, n°439.
(9)  Cf. Bowersock, op. cit., p. 106.
(10)  Philostrate se réfère, en effet, à la Vie d’Apollonios de Tyane dans les Vies des sophistes, à propos, précisément,
d’Apollonios de Tyane (cf. VS 570 ).
(11)  S. Rothe, Kommentar zu ausgewählten Sophistenviten des Philostratos, Heidelberg 1989, p. 256, ne voit pas là une
métaphore et glose : « hinströmen, hinstürzen zu, hier im Sinn von “herantreten an” ist spätgriechisch ».

KTEMA34.indb 455 28/10/09 13:25:49


456 patrick robiano

autour du temple (συρρεῖ περὶ τὸν νεών) du Pythien, et la cité est vraiment un Musée, inspirée par
le dieu Musagète ». Dans les deux cas, la métaphore du flux (προσρυεὶς et συρρεῖ) suggère un flot
d’intellectuels pris dans un mouvement giratoire, attirés par un centre. Nous ne sommes plus dans
les images et les métaphores du Protagoras représentant le sophiste éponyme flanqué d’une escorte
qui ne connaît qu’une amorce de mouvement giratoire, quand il s’agit de tourner pour revenir sur
ses pas en accompagnant le maître12 !
Quoi qu’il en soit, qu’elle soit vive ou figée dans la langue, voire lexicalisée, la métaphore
philostratéenne, à ce niveau, ne mérite pas explication, tant elle est claire : des individus gravitent
circulairement autour (περὶ) d’un centre, l’impératrice en l’occurrence ; ils sont autant de points
qui dessinent une figure, en s’absorbant dans un anonymat que des termes génériques spécifient à
peine, « géomètres », « philosophes », « sophistes ».
Si l’on passait de la métaphore à la comparaison, pourrait-on affirmer que Philostrate comparerait
les membres du cercle de l’impératrice à des astres tournant sur leur orbite ? Vraisemblablement,
car la métaphore « cercle des étoiles » ou « cercle des planètes » se trouve dans la littérature grecque,
y compris en dehors de la littérature de l’astronomie13. D’autre part, le TLG nous renvoie à une
expression du Parménide (Parm. 138a) très proche de celle de Philostrate revendiquant son
appartenance au cercle de l’impératrice : « Or, ce qui est un et simple et ne participe pas du cercle
(κύκλου μὴ μετέχοντος) ne saurait avoir cette multiplicité de contacts périphériques », ce qui suggère
sans doute, par écho, une dimension métaphysique pour la formulation de Philostrate, mais qui est
peut-être d’abord le signe d’une revendication précise : l’affirmation d’une appartenance, en tant
que personne et en tant que corps, à une réalité bien concrète, le corps des sophistes groupés autour
de Julia Domna14. Enfin, serait-ce forcer la lecture de Philostrate que de voir, dans cette image du
cercle, l’intention de l’auteur de rappeler que, par ses origines, l’impératrice se rattache aux prêtres
d’Émèse, prêtres du dieu soleil (cf. Dion Cassius LXXVIII 10,2 ; LXXIX 30,3 ; Hérodien  V  3,2) ?
La métaphore de la révolution des astres, voire, implicitement, des planètes autour du soleil,
amplifierait alors une donnée biographique qui l’a peut-être suscitée ; elle invite, nous le verrons, à
une lecture politique et idéologique15 .
Cela dit, l’image du cercle n’est pas liée de façon univoque à celle de l’impératrice. Le mot
κύκλος peut désigner un groupe social, une corporation, dont le centre n’est pas visible. Ainsi,
dans l’Héroïcos 2,15-16 De Lannoy, le protagoniste du dialogue, le vigneron, conclut un propos
par ces termes : « J’ai parlé, mon cher hôte, pour le cercle des agriculteurs dans son ensemble (ὑπὲρ
παντός  … τῶν γεωργῶν κύκλου) », définissant la classe des paysans, au sort favorable, dont il
s’exclut lui-même, puisqu’il bénéficie d’un sort encore plus favorable. De même, dans la Lettre 73,
adressée (coïncidence !) par Philostrate à Julia Domna, il est question du succès des figures de
Gorgias, « surtout dans le cercle des poètes épiques (μάλιστα δὲ ἐν τῷ τῶν ἐποποιῶν κύκλῳ) »16.

(12)  Cf. Prot. 315b : ἐν κύκλῳ. Les sophistes forment un chœur (χορός) autour de Protagoras, mais c’est l’image du
cortège qui s’impose dans tout l’épisode de la conférence.
(13)  Cf. Anaximandre fgt 11, 17 D-K6 en exposant (le passage a été reconstitué par Diels) qui évoque les « cercles des
étoiles » et Plutarque , fgt 121 Sandbach.
(14)  Traduction modifiée d’A. Diès, Platon, Parménide, Paris 1923. La référence au Timée 33b s’impose aussi : « Il (scil.
le dieu créateur du monde) l’a tourné en forme de sphère …, cette forme circulaire étant la plus parfaite de toutes et la plus
semblable à elle-même (σφαιροειδές … κυκλοτερὲς αὐτὸ ἐτορνεύσατο, πάντων τελεώτατων ὁμοιότατόν τε αὐτὸ ἑαυτῷ
σχημάτων) ».
(15)  Nous rejoignons F. Solmsen, « Philostratos », RE XX, 1 (1941), col. 146, quand il note à propos du culte solaire
d’Apollonios, si présent dans la Vie d’Apollonios de Tyane : « Man denkt doch unwillkürlich daran, daß Iulia Domna eine
Tochter des Helios-Priesters von Emesa war ».
(16)  Il faut noter que l’authenticité de cette lettre a été contestée (cf. P. Robiano, « Julia Domna », DPhA III, Paris 2000,
p. 959-960 pour un aperçu sur la question).

KTEMA34.indb 456 28/10/09 13:25:49


le cercle, une image récurrente chez philostrate 457

Dans les deux contextes, paysans et poètes épiques sont valorisés ; κύκλος délimite, par un acte
souverain de métalangage, un groupe prestigieux, qui n’est pas assigné à un centre identifié.
Que le cercle valorise ceux qui le constituent, et que ceux-ci à leur tour le valorisent, cela
apparaît bien dans les Vies des sophistes. Prenons l’exemple de Polémon (VS 532) : Philostrate
rapporte à propos de ce sophiste qu’Hadrien « l’inscrivit même dans le cercle du Musée (τῷ τοῦ
Μουσείου κύκλῳ), avec le bénéfice d’être nourri en Égypte (ἐς τὴν Αἰγυπτίαν σίτησιν) ». Comme
chez Héliodore le temple de Delphes, un bâtiment, celui du Musée, crée des sociétaires, qui, à leur
tour, le constituent en lui donnant du lustre. Un foyer au fort pouvoir d’attraction, voilà ce qu’est
le Musée ; la table dessine une figure géométrique constituée d’élus, comme cela apparaît très bien
à propos d’un autre sophiste, Denys de Milet (VS 524), gratifié lui aussi du même privilège par
Hadrien, qui « l’inscrivit parmi ceux qui sont nourris au Musée (τοῖς ἐν τῷ Μουσείῳ σιτουμένοις) ;
le Musée est une table d’Égypte (τράπεζα Αἰγυπτία), à l’appel de laquelle (ξυγκαλοῦσα) répond
l’élite du monde entier. » Il y a un pouvoir d’attraction universelle exercé par cette institution,
même si le terme κύκλος n’apparaît pas ; la métaphore est néanmoins suggérée par le passage
parallèle des Vies des sophistes concernant Polémon : par métalangage, le Musée est défini comme
une table ; une table qui crée un cercle.
De fait, la métaphore du cercle paraît caractéristique de Philostrate pour désigner les membres
du Musée, comme elle paraît caractéristique pour désigner le cercle de l’impératrice. A Éphèse,
une inscription recourt à la préposition περί pour désigner ceux qui se rattachent au Musée local17.
Mais quand il s’agit de dénommer les membres du Musée d’Alexandrie, les inscriptions utilisent les
prépositions « de » (ἀπό), et « dans » (ἐν), jamais « autour » (περί)18. D’ailleurs, quand Apollonios de
Tyane s’adresse par lettre « aux sages du Musée », il recourt lui aussi à la préposition « dans » (τοῖς
ἐν Μουσείῳ σοφοῖς)19. Le recours à la préposition περί, et surtout à la mention du cercle, apparaît
donc comme une pratique d’écriture spécifique et cohérente, qu’elle soit consciente ou non.
De plus, les cas de Polémon et de Denys donnent une précision importante: le cercle du Musée
ne se constitue pas, manifestement, par cooptation, mais par nomination impériale. L’appartenance
est le résultat d’une faveur politique ; à chaque fois, celle Hadrien. Or, Philostrate imite l’empereur,
dans son pouvoir de nomination, pour introduire de nouveaux membres dans le « cercle des
sophistes », expression récurrente dans les Vies des sophistes, où elle se lit trois fois, alors même, et
cela souligne qu’elle est originale, qu’elle n’est attestée nulle part dans les textes littéraires, ni dans les
textes épigraphiques relatifs aux sophistes que B. Puech a rassemblés, où l’on s’attendrait , a priori, à
les trouver dans les inscriptions honorifiques20. D’autre part, Philostrate lui-même, dans les Vies des
sophistes, emploie couramment un certain nombre d’autres formules pour signifier, par dénotation,
l’appartenance au groupe des sophistes, mais une appartenance qu’il ne considère pas comme
pleinement légitime, au sens où elle n’est pas une appartenance à la Seconde sophistique21.

(17)  Cf. B. Puech, Orateurs et Sophistes grecs dans les inscriptions d’époque impériale, Paris 2002, p. 86, n. 1 : οἱ περὶ τὸ
Μουσεῖον παιδευταί ; l’auteur rapproche la formule d’une formule d’Athènes, οἱ περὶ τὸ Διογένειον.
(18)  Cf. Puech, op.cit., p. 81 ; p. 82, n. 5 ; p. 83, n. 1.
(19)  Cf. Apollonios de Tyane, Ep. 34.
(20)  L’expression se trouve en VS 514 ; 608 ; 625. Toute traduction doit rendre rigoureusement l’invariance de
Philostrate. C’est le cas de celle de W. C. Wright, Philostratus and Eunapius, The Lives of the Sophists, Cambridge (Mass.)-
London 1921, qui traduit constamment par sophistic circle. Ce n’est pas le cas de celle de M. Civiletti, Filostrato, Vite dei
Sofisti, Milano 2002, qui balance entre cerchia (VS 608 ; 625) et categoria (VS 514).
(21)  Relevons au début de l’œuvre : ἐνεγράφη τοῖς σοφισταῖς(484) … ἠξιοῦτο τῆς τῶν σοφιστῶν ἐπωνυμίας (ibid.) ;
σοφιστὴς προσερρήθη (485) ; σοφιστής … ἐνομίσθη (ibid.) ; ἐν σοφισταῖς ἐγράφετο (486) ; σοφιστήν … προσρηθέντα (ibid.) ;
ἐς τοὺς σοφιστὰς ἀπήνεγκεν (ibid.) ; ἐν σοφισταῖς ἐκήρυττεν (489) ; οἱ δὲ κυρίως προσρηθέντες σοφισταί (492) ; ἐν σοφισταῖς
γράφοντες (497).

KTEMA34.indb 457 28/10/09 13:25:49


458 patrick robiano

Or, on lit en VS 625 : « Qu’Héliodore ne soit pas jugé indigne du cercle des sophistes (μηδὲ
Ἡλιόδωρος ἀπαξιούσθω σοφιστῶν κύκλου) ». Cette insertion dans le « cercle des sophistes » est
justifiée explicitement par Philostrate au moyen d’une assertion axiologique. En effet, Héliodore
doit son admission à la Fortune, qui décide souverainement. C’est une repartie d’Héliodore qui lui
vaut consécration par l’empereur, pourtant prévenu contre lui. Le pouvoir politique signifie, par
l’octroi de privilèges, qu’Héliodore est désormais reconnu comme sophiste. Et Philostrate entérine
cette décision politique dans des circonstances qu’il convient de rappeler : il est un témoin de la
scène, à laquelle il assiste, en compagnie, semble-t-il, de confrères, et son premier réflexe, comme
celui de ses compagnons, est d’éclater de rire, à voir et à entendre Héliodore : « Au début, donc, il
nous prit une envie de rire », avoue-t-il. En clair, a priori, Héliodore n’a pas les qualités requises
pour être reconnu comme sophiste par un jury de sophistes. Il devient « sophiste » dès que la
reconnaissance officielle, par attribution de bénéfices, l’a désigné comme tel. Philostrate décrit une
intégration en direct, non sans insister sur la pression morale que l’empereur exerce sur l’auditoire
lors de la déclamation d’Héliodore, en accordant à ce dernier de nouvelles faveurs. C’est la volonté
du prince, et non pas la valeur intrinsèque, qui donne accès au « cercle » ; d’ailleurs, après la mort
de l’empereur, Héliodore est contraint à l’exil, et Philostrate, en guise de conclusion, souligne sa
médiocrité. L’épisode, donc, se présente comme un récit étiologique : comment, par le fait du prince,
l’on devient membre du « cercle des sophistes ». Sur un tout autre plan, dans les Tableaux II 16,1
Philostrate mentionne l’événement intégrateur qui fait qu’Ino, devenant Leucothée, est introduite,
par faveur divine, dans le « cercle des Néréides ».
En revanche, en VS 514, il s’emploie, d’emblée, en le désignant comme le « sophiste Scopélien »
dès les premiers mots de sa notice, à justifier, contre ses détracteurs, la place de Scopélien dans le
« cercle des sophistes » : « En effet, ils estiment l’homme indigne du cercle des sophistes (ἀπαξιοῦσι
γὰρ δὴ τὸν ἄνδρα τοῦ τῶν σοφιστῶν κύκλου) »22. D’après ses détracteurs, Scopélien n’aurait pas
les qualités littéraires requises ; plus exactement, d’après ce que suggère le texte, il serait rejeté
à cause de son asianisme23. Le projet de Philostrate consiste à réhabiliter celui qui a dominé
ses contemporains, et à le réhabiliter en luttant contre l’ignorance (VS 515) : « Qu’ils n’ont pas
une connaissance de l’homme, c’est ce que je vais montrer (ὡς δὲ ἠγνοήκασι τὸν ἄνδρα, ἐγὼ
δηλώσω) ». Ce propos n’est pas sans rappeler la Vie d’Apollonios de Tyane I 2, où Philostrate lutte
immédiatement contre l’ignorance des adversaires d’Apollonios : « Les hommes ne le connaissent
pas encore (οὔπω οἱ ἄνθρωποι γιγνώσκουσιν) » et, « le connaissant mal (κακῶς γιγνώσκοντες) », le
calomnient. Philostrate stigmatise « l’ignorance de la foule, (τὴν τῶν πολλῶν ἄγνοιαν) »24. Il n’est
peut-être pas anodin qu’Apollonios de Tyane soit cité, à la fin de la notice, comme admirateur de
Scopélien, ce qui pousse le lecteur, rétrospectivement, à relire la notice de Scopélien à la lumière de
la Vie d’Apollonios de Tyane, qui lui est, sans doute, antérieure dans sa publication. La structure et
les thèmes des vies de Scopélien et d’Apollonios sont, en effet, dans leur début, analogues : origine

(22)  F. Mestre et P. Gómez, Les Sophistes de Philostrate, in N. Loraux & C. Miralles (éd.) Figures de l’intellectuel en
Grèce ancienne, Paris 1998, p. 337, notent, à propos de « sophiste », que Philostrate « utilise le terme comme une épithète des
noms qu’il cite, comme une manière de les identifier, comme l’indicateur d’un statut social ». C’est particulièrement le cas
ici, dans un contexte polémique.
(23)  Cf. Civiletti, op. cit., note ad loc. Les adversaires de Scopélien l’accusent, en effet, d’être διθυραμβώδη … καὶ
ἀκόλαστον καὶ πεπαχυσμένον (« dithyrambique, prolixe et lourd »).
(24)  On trouve au début de la VA d’autres expressions analogues (cf. I 3 ἀγνοήσαντι « ignorant », à propos du biographe
Maxime d’Égées ; ἃ μήπω γιγνώσκουσιν, « ce qu’ils ne connaissent pas encore », à propos des lecteurs).

KTEMA34.indb 458 28/10/09 13:25:49


le cercle, une image récurrente chez philostrate 459

sociale prestigieuse, naissance ou premiers jours marqués par des signes religieux exceptionnels25.
A la différence d’Héliodore, il semble que Scopélien ait été destiné à appartenir au « cercle des
sophistes », et c’est ce que Philostrate essaie de montrer en rappelant les données biographiques et
en ajoutant son point de vue de sophiste, qui porte sur les qualités intellectuelles et stylistiques de
Scopélien. Dans les deux cas, ceux d’Apollonios et de Scopélien, soulignons-le, Philostrate défend
des morts, et veut les inscrire dans l’histoire des idées et des arts au nom de la vérité.
Enfin, et au contraire, dans la dernière occurrence de l’expression « cercle des sophistes »
(VS  608), qui concerne Hermocrate de Phocée, Philostrate s’est comme absenté pour poser une
évidence, comme si le « cercle des sophistes  » était un absolu, comme si la valeur intrinsèque du
participant à ce cercle devait avoir raison de la mort et du temps, comme le confirme le temps
verbal utilisé, le présent : « Dans le cercle des sophistes, on célèbre (ᾄδεται) beaucoup Hermocrate
de Phocée ».
Le texte des Vies des sophistes fonctionne donc comme s’il se constituait non pas seulement
autour de la figure d’Hérode Atticus, comme on l’a dit souvent, mais autour de Philostrate lui-
même, qui crée en quelque sorte une couronne de vies de sophistes, selon son bon vouloir26. « Les
Vies des sophistes sont bien une histoire personnelle de la rhétorique grecque », selon la formule de
Billault27.
Il faut en relire la préface, une véritable « mise en scène » pour reprendre l’expression
d’Anderson28. L’œuvre est née d’une discussion sur les sophistes qui a eu lieu entre Philostrate
et un certain Gordien, qui se prétend « descendant du sophiste Hérode », le mot étant peut-être
à prendre, selon Billault, comme la revendication d’une filiation intellectuelle, et non pas d’une
filiation généalogique, biologique29. Elle est donc la matérialisation d’un passage de l’oral à l’écrit,
d’un dialogue à un texte à une voix, bref elle est le résultat d’une transformation. Or, le lieu de
la discussion n’est pas n’importe quel lieu : c’est le temple de Daphné, à Antioche, placé, par
conséquent, sous le signe de la métamorphose, mais surtout, pour ce qui nous intéresse, dans
l’espace du cercle, comme cela est précisé en VA I 16 : « Des cyprès d’une hauteur prodigieuse se
dressaient en cercle (περιέστηκε κύκλῳ) autour du sanctuaire ». L’image du sanctuaire ceint d’un
cercle d’arbres qui en délimitent esthétiquement la sacralité se rencontre encore dans la VA II 8,
en des termes identiques, à propos d’un sanctuaire indien de Dionysos, et donc valorisé en tant
que tel, l’Inde étant le paradigme de la perfection. En effet, le dieu aurait planté son sanctuaire

(25)  Dans les deux cas, la famille est prestigieuse (cf. VS 515 ; VA I 4), la foudre joue un rôle en tuant le jumeau de
Scopélien cinq jours après la naissance, ou en saluant celle d’Apollonios (cf. VS 515 ; VA I 5), des soucis familiaux viennent
troubler le jeune homme (VS 516-517 ; VA I 13), et une allusion à Anaxagore est faite à propos du patrimoine (cf. VS 517 ;
VA  I 13). Tous ces éléments ont été mis en évidence par E. L. Bowie, « Apollonius of Tyana : Tradition and Reality »,
ANRW II 16,2 , Berlin-New York 1978, p. 1666-1667.
(26)  A propos d’Hérode Atticus, cf. la formule d’ Anderson, op. cit., p. 12 : « Philostratus’idol Herodes Atticus » ; quant
à la fonction matricielle du sophiste dans la constitution des Vies des sophistes, elle est bien dégagée en quelques lignes par
Civiletti, op. cit., p. 29-31.
(27)  Cf. Billault, op. cit., p. 76, et déjà p. 48, où l’auteur avait noté à propos de Philostrate : « Il a effectué parmi les
sophistes un tri selon des critères qu’il n’expose pas, sans doute parce qu’ils n’ont pas de justification objective et relèvent de
son seul arbitre, à moins qu’il ne faille parler de son arbitraire. Il livre au public le résultat de ce tri sans le commenter et lui
impose a priori l’ascendant de sa subjectivité ».
(28)  Anderson, op. cit., p. 7.
(29)  Cf. Billault, op. cit., p. 29-30. Anderson, op. cit., p 7, se posait déjà la question (« the Proconsul Gordian’s
(literary ?) forebear Herodes Atticus »). Sur l ’identification problématique de Gordien, on lira en dernier lieu C. P. Jones,
« Philostratus and the Gordiani », MedAnt 5,2, 2002, p. 759-767. Jones propose de reconnaître en Gordien Gordien III, qui
régna de 238 à 244 (jusqu’à ce qu’il fût tué par Philippe l’Arabe), et il conclut : « A remarkable group of inscriptions from
Ephesos praises Gordian as the “new Helios”, who has “increased and assured the ancient peace of life for his world”. This
“new Helios”, it may be suggested, is also Philostratus’ “leader of the Muses” ». La note 24 de la page 767 donne les références
des textes épigraphiques. Quant à la mention d’Hélios, nous y reviendrons plus loin.

KTEMA34.indb 459 28/10/09 13:25:49


460 patrick robiano

de « lauriers qui se dressaient en cercle (περιεστηκυίαις κύκλῳ) », et il aurait même, de surcroît,


« entouré (περιβαλεῖν) les lauriers de lierre et de vigne ». Dans l’Héroïcos aussi (57, 13 De Lannoy)
il est question des « arbres qui, en cercle (κύκλῳ), faisaient l’ornement du sanctuaire » d’Achille30.
L’imaginaire philostratéen investit assez fortement le cercle, signe de la permanence et de la clôture
d’un espace où se joue le jeu de la vie et de la mort, les sanctuaires cités étant rattachés à des êtres
qui illustrent le passage entre les deux. Nous pourrions, d’ailleurs, produire un autre exemple, celui
du sanctuaire de Trophonios, que délimitent non pas des arbres, mais des « obélisques de fer »,
c’est-à-dire des grilles de fer31.
Du reste, il ne faut pas oublier que l’ouvrage de Philostrate s’intitule Vies des sophistes, et non
pas Vies de sophistes, comme celui d’Eunape32. Son auteur prétend ainsi, dès le titre, restituer une
totalité, définitivement close sur elle-même, après réhabilitation, puis introduction, de ceux qui
méritent d’appartenir au « cercle des sophistes », et exclusion de ceux qui ne le méritent pas. Les
premiers mots adressés au dédicataire sont clairs : « Ceux qui firent de la philosophie en ayant la
réputation de sophistes, et ceux qui furent appelés, au sens propre, sophistes (τοὺς οὕτω κυρίως
προσρηθέντας σoφιστάς), je les ai inscrits, à ton intention, dans deux livres ». L’article défini, τοὺς,
proclame immédiatement l’exhaustivité que suppose le projet : consigner, pour un tiers, dans un
corpus, les noms des sophistes, dédicataire et auteur des Vies appartenant eux-mêmes au monde de
la sophistique33. En d’autres termes, l’entreprise revient quasiment à proposer à un pair, sur le plan
intellectuel, et non pas social, un cercle de noms de pairs34.
Les Vies des sophistes seraient donc à lire, métaphoriquement, comme un mémorial, et
comme l’illustration de la permanence de la littérature, l’image du cercle combinant mouvement
et immobilité. Il semble, en effet, difficile de séparer le « cercle des sophistes », ou le « cercle » de
l’impératrice, d’une réflexion sur le temps et sur le monde, le cercle induisant une représentation
du temps qui se construit à partir de l’espace, et l’espace induisant une représentation du monde qui
se construit à partir de l’espace social, à moins que ce ne soit l’inverse, la représentation du monde
donnant forme à l’espace social.
Car l’image du cercle hante littéralement le corpus philostratéen. Le cercle, c’est d’abord le disque
de la lune ou du soleil, qui invite à une herméneutique, s’il faut en croire les paroles d’Apollonios
à un prêtre égyptien : « Si tu étais versé dans la connaissance du feu, tu verrais qu’il y a beaucoup
de révélations dans le cercle du soleil (ἐν τῷ τοῦ Ἡλίου κύκλῳ) à son lever », ou les propos tenus
dans la Dialexis 2 : « Le cercle de la lune n’est pas dépourvu de signes (οὐδὲ ὁ κύκλος τῆς σελήνης
ἄσημος), il porte en réalité l’empreinte d’une face comme celle d’un dessin mystérieux »35. Le cercle,
c’est aussi la révolution céleste, qui a des conséquences sur la bonne marche du monde et son ordre,
qu’il s’agisse de la « lune, qui, au printemps, forme un cercle », ou du soleil, dont « le cercle, en se
précipitant vers la terre, entraîne les planètes »36. Le cercle, c’est enfin le cycle des jours, et le cycle

(30)  Grossardt, op. cit., note ad loc. souligne le parallèle entre ce passage et ceux de la Vie d’Apollonios de Tyane que
nous venons de mentionner.
(31)  Cf. VA VIII19 : le sanctuaire « est clos par un cercle de grilles de fer qui l’entoure (σιδήρειοι ὀβελίσκοι κύκλῳ
περιβάλλοντες) ».
(32)  Le fait est souligné par Mestre et Gómez, op. cit., p. 333.
(33)  Contentons-nous de citer, à propos de Philostrate, Billault, op. cit., p. 9 : « Sophiste, fils, grand-oncle et beau-père
de sophistes, Philostrate appartenait à une famille du métier ».
(34)  En face de Gordien, Philostrate est dans la même situation que devant Julia Domna : il n’est leur égal qu’en
sophistique.
(35)  Cf. VA V 25 ; Dialexis 2, l. 35 Kayser.
(36)  Cf. Her.11,9 De Lannoy et Imag. 1,11, 2.

KTEMA34.indb 460 28/10/09 13:25:49


le cercle, une image récurrente chez philostrate 461

des aléas qui font l’existence humaine37. Ces images sont banales, certes, mais Philostrate prend
soin de les réactualiser. Ainsi, dans la Dialexis 2, il rappelle que le « cercle » des astres et des saisons
relève, comme le temps éternel, du caractère impérissable de la nature, par opposition à tout ce qui
relève de la loi humaine ; dans l’Héroïcos il précise, cependant, que c’est le héros Palamède qui, par
l’usage des chiffres et des lettres, a divisé le temps : avant lui, il n’y avait pas encore de « cercle des
mois »38. Recourir au signe écrit, c’est donc faire exister et faire signifier le monde en faisant surgir
des figures, une configuration, bref sortir de l’indistinction de la nature.
Sont moins triviales, en revanche, les images du cercle qui servent à transcrire les réalités
orientales, mésopotamiennes d’abord, indiennes ensuite et surtout, dans la Vie d’Apollonios de
Tyane, ou les réalités de la Chersonèse dans l’Héroïkos. Ainsi, la Mésopotamie est circonscrite
par le « cercle des deux fleuves », le Tigre et l’Euphrate, et Babylone est présentée comme une cité
« circulaire »39. L’importance symbolique de ce tracé circulaire n’ a pas échappé à M. Tardieu :
« L’unique différence topographique entre la Babylone d’Hérodote (et des autres auteurs grecs) et
la Babylone de Philostrate est la figure géométrique de la ville : la première est carrée, la seconde
circulaire, ville ronde à l’image du monde et formant deux demi-lunes par le fleuve qui la traverse.
Ce motif symbolique astral a pour raison d’être d’attribuer à la ville décrite, résidence du Grand
Roi de l’univers, la figure parfaite qui règle l’ordre des éléments du monde. La description de la
figure et des monuments de Babylone est donc, pour l’auteur, l’occasion d’un exercice rhétorique
sur un sanctuaire idéal de la conception qu’il se fait de la philosophie »40. Pareillement, dans
l’Héroïkos  17,2 De Lannoy, le cercle circonscrit un espace paradisiaque. En effet, le vigneron
représente Maron « plantant et entourant d’un fossé circulaire (φυτεύοντα τε καὶ κυκλοῦντα) » les
vignes. Le sens de κυκλοῦντα est discuté et a suscité des traductions différentes, mais Grossardt
établit un parallèle pertinent entre le passage de Philostrate et un passage du Critias (118d) où il
est question du fossé « qui ceint la plaine (περὶ τὸ πεδίον κυκλωθεῖσα) » dans laquelle est située la
capitale de l’Atlantide41. La dimension symbolique du cercle se manifeste dans la mise en évidence,
par la séparation physique, d’un espace protégé, et valorisé ; même quand il ne s’agit pas, au sens
propre, d’un cercle, le vocable κύκλος ou un mot dont il est l’étymon suggèrent une circularité qui
crée une image mentale.
En Inde, le banquet royal a une « configuration » (σχῆμα) spécifique : une table autour de laquelle
s’installe le « cercle d’un chœur de trente hommes (κύκλον ἐπέχουσα χοροῦ ξυμβεβλημένου ἀνδρῶν
τριάκοντα) » occupe le « centre » (μέση) d’une salle, où se trouvent également le roi et ses cinq plus
proches parents42. D’autre part, dans un contexte donné explicitement comme « pythagoricien »,
Apollonios arrive à l’acropole des sages indiens qu’une roche protège « tout autour » (κύκλῳ)43.
En Inde toujours, êtres ou objets fabuleux, tels les griffons ou les trépieds, se meuvent en faisant

(37)  Cf. Gymn. 47,3, où il est question d’un « cercle de quatre jours » ; VA VIII 7 § 50 Jones, où, après une citation de
Sophocle (Oed. Col. 607-609) qui se clôt sur le « Temps tout-puissant », Apollonios conclut à l’adresse de Domitien : « Les
succès des hommes suivent un mouvement circulaire (ἐγκύκλιοι), et un jour, Roi, c’est la durée de la prospérité ».
(38)  Cf. Dial. 2, l. 12 Kayser (τὰ μὲν τῆς φύσεως ἄφθαρτα εἶναι τὸν ἀεὶ χρόνον … ἄστρα τε καὶ ὥρας, ὡς ἐκείνων κύκλος)
et Her. 33,1 De Lannoy (μηνῶν δὲ οὔπω κύκλος). Grossardt note ad loc., relève, par référence à Diogène Laërce I 27, que
Philostrate dépossède un mathématicien, Thalès, de l’invention de la mesure du temps en faveur de Palamède.
(39)  Cf. VA I 20 (τὸν τῶν ποταμῶν κύκλον) ; 25 (τοσαύτη κύκλῳ).
(40)  M. Tardieu, « La Description de Babylone chez Philostrate », in Sites et Monuments disparus d’après les témoignages
des voyageurs, Res Orientales 8, Paris 1996, p. 188. L’auteur a démontré, p. 186-187, que la Babylone de Philostrate est
Suse.
(41)  Cf. Grossardt, op. cit., note ad loc. S’agit-il en fait d’un cercle dans le Critias ? Le mot κύκλος apparaît bien
en 118c, mais la plaine y est qualifiée de τετράγωνον, « quadrangulaire » ; cependant, en 118a, elle est dite « encerclée de
montagnes (αὐτὸ δὲ κύκλῳ περιεχόμενον ὄρεσιν) ».
(42)  Cf. VA II 28.
(43)  Cf. VA III 13.

KTEMA34.indb 461 28/10/09 13:25:49


462 patrick robiano

des mouvements circulaires avec leurs pattes ou en se déplaçant circulairement44. Dès lors, que la
philosophie des Indiens, de Pythagore et d’Apollonios soit donnée par Philostrate comme ayant à
voir avec l’infini et l’indénombrable, et qu’elle soit présentée comme « une philosophie bien parée
que les Indiens ont installée, après l’avoir revêtue comme il convient, sur une machine élevée et
divine qu’ils font tourner (ἐκκυκλοῦσιν) » – le verbe renvoyant à l’ekkuklèma, plateau tournant
utilisé par la dramaturgie athénienne – n’étonne pas45.
L’image du cercle se retrouve à une échelle réduite dans les Tableaux : détail, le cercle rehausse
la beauté de l’être ou de l’objet qui le porte. Par exemple, une tache circulaire blanche, comparée
à la pleine lune, marque la tête noire d’un cheval par ailleurs blanc (I 28,4), comme sur la tête
noire de la cavale de Nysa de la princesse Rodogune (II 5,2)46. Contraste chromatique absolu, éclat
d’un cercle lumineux. De même, la lyre d’Hermès comporte, sur la carapace noire, un réseau de
cercles irréguliers et contigus, avec des ombilics blonds (I 10,2). En revanche, ce sont des cercles
parfaitement concentriques que tissent les araignées (II 28,3), comme c’est une série de cercles
qui rend admirablement une perspective (I 4,2). Dans l’écriture de l’ekphrasis, le cercle signifie
clairement la mise en ordre et la représentation parfaite du monde : le monde est cercle, et le cercle
est monde. La ronde des Saisons sur laquelle se clôt la série des Tableaux (cf. II 34,8), ou la ronde
des cygnes, oiseaux d’Apollon (cf. I 9,4) le disent aussi, sur un autre mode.
Nous souhaitons maintenant terminer cette étude en mettant en rapport l’image du cercle
chez Philostrate avec ce que nous savons, notamment grâce à Philostrate lui-même, de l’ambiance
culturelle dans laquelle s’est créé le cercle de Julia Domna.
L’influence du pythagorisme a souvent été supposée à propos du cercle de l’impératrice,
commanditaire, rappelons-le, de la Vie d’Apollonios de Tyane, personnage décrit comme un
émule de Pythagore par Philostrate lui-même (cf. VA I 1-2). Le cercle, figure pythagoricienne,
aurait pu imprégner l’imaginaire de Philostrate, même s’il ne s’agit pas de faire de Philostrate
un pythagoricien, ni de réduire le pythagorisme au cercle47. On a contesté, à juste titre, que
Julia Domna, ou Philostrate, aient été sous l’influence du pythagorisme48. Cela dit, le dossier est
complexe.
En effet, l’information selon laquelle Julia Domna s’est entourée de géomètres mérite attention.
« Géomètre » signifie bien « mathématicien », et met l’accent sur les figures comme objets de
spéculation, spéculation sans doute plus philosophique que purement mathématique, et l’on peut
penser que Philostrate en a retenu une figure privilégiée, le cercle ; il est légitime de penser que le
cercle – cycle du temps, cercle zodiacal – a été l’objet des préoccupations de l’impératrice et de

(44)  Cf. VA III 48 à propos des griffons (κυκλώσαντες) ; VI 10 à propos de la science des Indiens (τρίποδάς τε
ἐσκυκλήσει).
(45)  Cf. VA VI 11 § 12 Jones.
(46)  La formulation (λευκὸν ἀποτετόρνευται κύκλον) résonne comme un écho du Timée 33b (σφαιροειδές …
κυκλοτερὲς αὐτὸ ἐτορνεύσατο), l’artiste créateur du tableau étant un émule du Démiurge. Le verbe ἀποτορνεύειν est encore
utilisé en II 28, à propos des cercles tissés par les araignées.
(47)  Le cercle informe la vision pythagoricienne du cosmos, de même que celle de la destinée humaine. Ainsi, Diogène
Laërce VIII 14, affirme que, selon Pythagore, l’âme parcourt le « cercle de la nécessité (κύκλον ἀνάγκης) ».
(48)  Cf. Bowie, Apollonius of Tyana, p. 1672 : « Philostratus in his other writings shows no great enthusiasm for neo-
Pythagoreans ». Aucune affiliation philosophique de Julia Domna n’est attestée. C’est à partir d’une lecture faussée, semble-
t-il, de Galien, Ad Pisonem de theriaca XIX, p. 218 Kühn que S. Swain, « Defending Hellenism : Philostratus, In Honour of
Apollonius », in M. Edwards, M. Goodman & S. Price (éd.), Apologetics in the Roman Empire, Pagans, Jews and Christians,
Oxford 2000, p. 176 n. 60, lui attribue un intérêt pour le platonisme ; en fait, ce seraient Septime-Sévère et Caracalla qui
manifesteraient de l’intérêt pour les partisans de Platon, dont une amie de Galien, Arria (cf. S. Follet, « Arria » n° 423,
DPhA I, Paris 1989). On peut néanmoins imaginer que l’impératrice partageait les idées de son mari et de son fils.

KTEMA34.indb 462 28/10/09 13:25:49


le cercle, une image récurrente chez philostrate 463

son entourage49. C’est donc, du moins peut-on l’imaginer, une vision du monde qui serait liée à
ces géomètres. Dion Cassius évoque, lui, explicitement et uniquement des sophistes et, en termes
plus vagues et implicites, des philosophes, mais pas de géomètres. Par conséquent, la précision
de Philostrate est d’autant plus signifiante. D’ailleurs, W. Burkert, se fondant sur la présence de
géomètres et de philosophes, propose de rattacher le Sur la Royauté du Pseudo-Ecphante, tout
imprégné de pythagorisme, au cercle de Julia Domna50.
D’autre part, le même savant relève que Géta fut le premier à apparaître en Hélios sur une
monnaie51. Or, nous l’avons noté plus haut, le cercle, associé au disque du soleil ou à sa révolution,
n’est pas rare chez Philostrate, et nous verrions volontiers dans l’image du cercle de Julia Domna
une allusion discrète au soleil comme centre, non pas comme centre du monde, la croyance
héliocentrique étant trop peu représentée, mais comme dieu central, autour duquel gravitent les
planètes, ce qu’il deviendra quelques décennies plus tard dans le discours encomiastique Sur Hélios-
Roi de Julien, où se retrouvent en abondance des images de la circularité.52 Citons, par exemple,
en 135a l’expression « chœur des astres » (χορὸς ἀστέρων), ou en 135b le développement de l’image :
« les planètes, en effet, formant un chœur autour de lui comme autour d’un roi, à des intervalles
fixes par rapport à lui (scil. le soleil), se meuvent circulairement de la façon la plus harmonieuse »
(οἱ μὲν γὰρ πλάνητες ὅτι περὶ αὐτὸν ὥσπερ βασιλέα χορεύοντες ἔν τισιν ὡρισμένοις πρὸς αὐτὸν
διαστήμασιν ἁρμοδιώτατα φέρονται κύκλῳ). Et l’iconographie sévérienne a volontiers diffusé la
représentation de l’éternité en produisant un Septime-Sévère radié et une Julia Domna lunée53.
Les recherches de M. H. Quet, qui mettent en perspective mosaïques syriennes des troisième et
quatrième siècles de notre ère et textes philosophiques contemporains, pourraient également nous
donner une clé pour interpréter l’image du cercle chez Philostrate. En effet, la représentation des
saisons, fréquente dans la littérature des IIe et IIIe siècles, trouve un écho dans la représentation
figurée, celle des mosaïques, et notamment de l’une d’elles, découverte à Antioche et datable de la
première moitié du IIIe siècle : elle dit l’harmonie et l’éternité du cosmos comme celles de Rome ;
or, Hadrien, en 121, a transformé « la conception de l’éternité de Rome, définie jusqu’à lui comme
linéaire, en une éternité cyclique comparable à celle du cosmos, comme l’atteste le revers de l’aureus
au zodiaque »54. On pourrait aussi ajouter, à la suite de J. Elsner, que de nombreux sarcophages
dionysiaques de cette époque représentent le cycle des saisons55. On pourrait, enfin, rappeler que
les Sévères ont protégé le culte de Dionysos56. Bref, on imaginerait volontiers que la figure du
cercle, fréquente dans les Tableaux, l’Héroïkos, la Vie d’Apollonios de Tyane, et dans la Dialexis 2,

(49)  Cf. Swain, op. cit., p. 176 : « Thus ‘geometers’ means ‘mathematicians’ (in our sens of the word) and Philostratus’
characterization of Julia’s coterie points to Platonic or Pythagorean philosophers. We do not have to imagine doing pure
mathematics to see here a reference to a plausible interest in the dominant (pagan) intellectual trend of the time ».
(50)  Cf. W. Burkert, « Zur geistesgeschichtlichen Einordnung einiger Pseudopythagorica », in K. von Fritz (éd.),
Pseudepigrapha I : Pseudopythagorica–Lettres de Platon–Littérature pseudépigraphique juive, Vandœuvres-Genève 1972,
p. 25-55, et plus spécialement p. 52-55.
(51)  Cf. Burkert, op. cit., p. 53. R. Turcan, « Le Culte impérial au IIIe siècle », ANRW II, 16,2, Berlin-New York 1978,
p. 1047, rappelle que « les deux fils de Septime-Sévère ont porté les titres de Neoi Helioi ».
(52)  A la suite de Fr. Cumont, Ch. Lacombrade, Discours de Julien empereur, Paris 1964, p. 90, note : « Le cosmos des
savants alexandrins, figurant la terre immobile au centre des sept cercles planétaires, eux-mêmes englobés dans le cercle
concentrique des fixes, soulignait l’importance primordiale du Soleil dans le mécanisme céleste ».
(53)  Cf. Turcan, op. cit., p. 1043.
(54)  Cf. M. H. Quet, « La Mosaïque dite d’Aiôn et les Chronoi d’Antioche, Une invite à réfléchir aux notions de temps
et d’éternité dans la pars graeca de l’Empire des Sévères à Constantin », in M. H. Quet (éd.), La « crise » de l’Empire romain
de Marc Aurèle à Constantin, Mutations, continuités, rupture, Paris 2006, p. 533.
(55)  Cf. J. Elsner, « Making Myth Visual ; The Horae of Philostratus and the Dance of the Text », MDAI (R) 107, 2000,
p. 272.
(56)  Cf. H. Bru & Ü. Demirer, « Dionysisme, culte impérial et vie civique à Antioche de Pisidie (deuxième partie) »,
REA 109, 2007,1, p. 27-49, et spécialement p. 32 ; p. 45-46.

KTEMA34.indb 463 28/10/09 13:25:49


464 patrick robiano

exprime cette vision heureuse du monde et de la société, cette Weltanschauung de l’époque


sévérienne, dont le sol d’Antioche, cité où prennent leur origine les Vies des sophistes, a gardé la
trace. On l’imaginerait d’autant plus volontiers que la description de la salle du trône du Grand Roi,
surmontée d’un dôme, nous y invite (cf. VA I 25) : « Métaphore illustrant l’idée de Dieu par la vue
du cosmos », elle « est donc bien celle du Roi de l’univers, l’éther étant la partie éternelle du monde,
qui se meut en cercle autour de Dieu, qui enferme les corps divins des étoiles et des planètes, et les
entraîne dans sa ronde », pour reprendre les mots de Tardieu57.
Dans les Vies des sophistes, en revanche, l’image du cercle renvoie plus, a priori, au monde des
hommes qu’au cosmos. Tout fonctionne, en fait, comme si Philostrate, sophiste lui-même et le
proclamant au début de trois de ses œuvres (cf. VA I 3, préface des Vies des sophistes et Tableaux
§ 4), se plaçait au centre d’un cercle –homologue en cela de Julia Domna, philosophe au centre
d’un cercle de philosophes– qu’il constituerait, ou qu’il aurait constitué, par son œuvre, comme un
cercle définitivement clos, immuable. Représentons-nous Philostrate en démiurge, contemplant
ceux qui sont entrés, pour l’éternité, dans le « cercle des sophistes », et qui constituent à jamais son
œuvre. Comment ne pas penser, alors, au platonicien Nigrinus tel que l’évoque Lucien (Nigr. 2) ?
« Une fois entré, je le trouve, un livre à la main, et de nombreux portraits de philosophes anciens
dressés en cercle (ἐν κύκλῳ). Au milieu se dressait un tableau où étaient tracées certaines figures de
géométrie, ainsi qu’une sphère en roseau faite, me semblait-il, pour représenter l’univers ». Nous
voudrions suggérer que, à l’instar de Nigrinus, Philostrate a réalisé deux cercles de sophistes, qui
correspondent à chacun des deux livres composant les Vies des sophistes, deux livres équilibrés, non
pas tant en volume qu’en nombre de sophistes que chacun traite, ou mentionne sans les traiter :
vingt-neuf dans le premier, trente-six dans le second, soit, approximativement, le nombre de
convives qu’accueille le roi indien à son banquet58.

Le cercle nous paraît donc bien un élément constitutif de l’univers philostratéen, circulant entre
des œuvres appartenant à des genres différents. Philostrate en emprunte la valeur symbolique à un
fonds commun de pensée, pour dire un monde en ordre, celui-là même que prétendent promouvoir
les Sévères, mais il innove en recourant à la métaphore pour circonscrire un groupe homogène
d’individus. Cette métaphore, lexicalisée, reflète de nouveaux rapports qui se mettent en place dans
le champ littéraire, en dehors des institutions : un intellectuel, ici un sophiste, désigne et reconnaît
ses pairs en les intégrant au cercle des sophistes; mais il se désigne et se reconnaît lui-même par le
politique, en manifestant son appartenance au « cercle » de Julia Domna. Le cercle signifie un ordre
qui se construit sur l’exclusion, et distingue une élite, adoubée à la fois par le Pouvoir et par un
primus inter pares. En définitive, ce n’est plus le public qui est l’instance qualifiante, mais le clerc
d’État.
Patrick Robiano
CNRS – Dictionnaire de philisophie antique

(57)  Tardieu, op. cit., p 185, qui souligne notamment les influences du Pseudo-Aristote et de son traité Du Monde, et
de l’Epinomis du Pseudo-Platon. Turcan, op. cit., p. 1032 n. 268 rapproche la description de la voûte de cette salle du trône
de celle donnée par Dion Cassius (cf. LXXVII 11, 1-2) à propos de la voûte du prétoire de Septime-Sévère.
(58)  Dans le livre I des Vies des sophistes, il y a vingt-six notices, et Philostrate (VS 511) refuse d’intégrer dans son œuvre
Ariobarzanès de Cilicie, Xénophon de Sicile et Pythagore de Cyrène, qui n’ont dû, selon lui, leur qualité de sophiste qu’à
la pénurie de « véritables sophistes ». Le livre II est sensiblement plus long et comporte trente-trois notices ; et Philostrate
mentionne comme sophistes Nicagoras d’Athènes, Philostrate de Lemnos et Apsinès de Phénicie, auxquels il ne consacre
pas de notice parce qu’il se déclare trop proche d’eux (VS 620 ; 628).

KTEMA34.indb 464 28/10/09 13:25:50

Vous aimerez peut-être aussi