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IV.

PLATON

1) Vie et œuvres

Le « disciple » le plus célèbre de Socrate est sans aucun doute PLATON (428/7-348/7),
qui apparaît également, à bien des égards, comme le fondateur de la philosophie telle qu’elle
s’est développée par la suite, en partie peut-être pour des raisons contingentes (c’est le premier
philosophe dont l’œuvre nous ait été conservée dans son intégralité), mais certainement
également par la manière dont il a réussi à poser pratiquement tous les problèmes qui
animeront la philosophie occidentale, à tel point que le philosophe anglais A.N. Whitehead a
pu écrire que « le plus sûr, pour caractériser la tradition philosophique européenne en général,
est de reconnaître qu’elle consiste en une succession d’apostilles à Platon »1.
Platon naquit dans une famille noble athénienne en 428/7. Sa famille était très influente
à Athènes, et la tradition veut qu’il ait été séduit par la carrière politique dans sa jeunesse (cf.
Lettre VII). Outre ses aspirations politiques, il se serait également consacré à la poésie et aurait
même écrit des tragédies. La grande rupture dans sa vie fut la rencontre avec Socrate, qui eut
lieu aux alentours de sa vingtième année. Le procès et la mort de Socrate le choquèrent et
l’indignèrent profondément, lui qui considérait Socrate comme « un homme dont nous pouvons
dire que, parmi tous ceux qu’il nous a été donné de connaître, il fut le meilleur, le plus sensé et
le plus juste » (Phédon 118 a). Platon entama alors une période de voyages, probablement
d’abord en Égypte, dont l’antiquité de la société exerçait sur lui un puissant attrait, puis en
Italie et en Sicile, où il découvrit sans doute le pythagorisme, et où il passa également quelque
temps à la cour du tyran Denys de Syracuse, avant d’en être renvoyé dans des conditions
obscures (selon une tradition ancienne, il aurait été vendu en esclavage et reconnu par un
disciple d’Aristippe qui l’aurait racheté et libéré). À son retour, sans doute vers 388/7, il fonde
l’Académie (qui tire son nom du héros Akadémos auquel était consacré le parc où elle
s’installa), qui devint rapidement le lieu qui rassemblait les plus grands esprits de la Grèce de
ce temps, tant dans le domaine de la philosophie que dans celui des sciences mathématiques.
L’éducation proposée par l’Académie avait également une vocation politique, en conformité
avec le programme établi dans la République, ce qui valut à Platon deux nouvelles expériences
à Syracuse (366 et 361), où il fut appelé par son élève Dion auprès du nouveau tyran Denys II.
Ces expériences furent plus catastrophiques encore que la précédente et se soldèrent finalement
par l’assassinat de Dion dans sa tentative de renverser le tyran, tandis que la vie de Platon fut
plusieurs fois mise en danger. Platon mourut en 348/7, à l’âge de quatre-vingts ans, sans avoir
pu mettre la dernière main à son ultime ouvrage, les Lois.
Comme les autres socratiques, Platon a écrit des dialogues, dans lesquels il met
généralement en scène Socrate face à d’autres interlocuteurs (des sophistes, des généraux, des
jeunes gens…). En ce qui le concerne, ce type d’écrits s’accorde parfaitement avec la manière
dont il conçoit la philosophie, puisqu’il identifie celle-ci à la dialectique (διαλέγεσθαι =
dialoguer). En effet, Platon décrit la pensée comme un dialogue intérieur de l’âme avec elle-
même, dialogue qui procède par questions et réponses et qui peut, mais ne doit pas
nécessairement, s’exprimer extérieurement par la parole. Les Dialogues platoniciens sont donc
une mise en scène de la pensée au travail, bref une représentation de la philosophie elle-même
telle qu’elle peut se déployer dans une situation concrète et par rapport à un problème précis. Il
faut ajouter que la forme dialoguée est extrêmement souple, et permet d’intégrer d’autres

1
A.N. Whitehead, Procès et Réalité, trad. française, Paris, Gallimard, 1995, p. 98.
formes de discours, en particulier des mythes. Nous verrons en effet que Platon ne rejette pas le
mythe, mais l’utilise à propos de certaines questions en lui assignant une fonction spécifique.
On distingue trois grands groupes de Dialogues, généralement considérés comme
appartenant à des périodes différentes de la vie et de l’activité littéraire de Platon, et qui se
caractérisent en tout cas par un certain nombre de traits communs :
(1) Les Dialogues de jeunesse : l’Apologie de Socrate, le Criton, l’Euthyphron, les deux
Hippias, le Lachès, le Charmide, le Lysis, le Protagoras, l’Euthydème, l’Ion, le
Ménexéne, le Cratyle, le Gorgias, le Ménon (ces trois derniers étant souvent considérés
comme constituant la transition entre ce groupe et le suivant). À ceux-ci, certains
ajoutent le premier livre de la République, considérant qu’il aurait connu une première
version indépendante de la suite.
(2) Les Dialogues de maturité : le Phédon, le Banquet, le Phèdre, la République (du
moins les livres II-X), le Parménide, le Théétète.
(3) Les Dialogues de vieillesse : le Sophiste, le Politique, le Philèbe, le Timée, le Critias,
les Lois (ces deux derniers étant inachevés).
Enfin, il faut ajouter certaines œuvres dont l’authenticité demeure discutée (l’Alcibiade,
l’Epinomis, le Clitophon) ou est généralement rejetée (le Second Alcibiade, l’Hipparque, Les
Rivaux, le Théagès, le Minos, l’Axiochos, Du juste, De la vertu, Dèmodocos, Sisyphos, Éryxias,
les Définitions), ainsi que les Lettres, pour la plupart apocryphes, à l’exception peut-être de la
septième.

2) Du problème moral à l’hypothèse des Idées

Selon Aristote, Platon aurait été influencé par Cratyle, un disciple d’Héraclite, durant sa
jeunesse. De fait, tout comme Héraclite, Platon considère que le monde que nous voyons
autour de nous est en écoulement continuel, et tout comme les sophistes, il admet que la
perception que nous en avons par la sensation est toujours relative (au sujet percevant, aux
circonstances, etc.) et n’est donc jamais stable. Dans le Théétète, Socrate montre que ces deux
doctrines sont intimement liées : toute perception sensible se déroule « entre » un pôle sujet et
un pôle objet, et si ces deux pôles sont en mouvement perpétuel, elle ne peut qu’être relative au
sujet et aux circonstances particulières dans lesquelles elle se déroule. Cependant, à la
différence de ces penseurs, Platon refuse de s’accommoder de cette situation, qu’il considère au
contraire comme un motif de chercher à développer une connaissance d’un autre type et par
une autre voie. Les raisons de ce refus sont essentiellement d’ordre éthique. En effet, si
l’instabilité des objets des sens caractérisait également les valeurs morales, nous ne
disposerions d’aucun critère indépendant pour décider si telle ou telle action est juste ou
injuste, bonne ou mauvaise : serait juste ou bon ce qui a été décrété tel par tel ou tel individu
dans telles ou telles circonstances. Nous avons vu que telle était bien la position des sophistes,
en particulier de Protagoras, mais nous avons vu également que celle-ci pouvait entraîner
certaines dérives, en justifiant des positions comme celle de Calliclès dans le Gorgias ou de
Thrasymaque dans la République qui prônent le règne du plus fort – c’est-à-dire de celui qui
peut imposer son point de vue aux autres par la force ou par la rhétorique – sur le plus faible
comme étant la norme. Même sans en arriver à de telles extrémités, la réduction des vertus à
l’apparence présente des dangers bien mis en évidence par Glaucon et Adimante dans la
République. Au début du livre II de ce dialogue, ceux-ci se font les avocats du diable et
soutiennent que si les hommes évitent de commettre l’injustice – c’est-à-dire ce qui est
considéré comme tel dans la cité où ils vivent –, c’est simplement par peur des punitions qu’ils
risqueraient de subir s’ils s’y adonnaient. Afin d’appuyer cette thèse, Glaucon raconte le mythe
de Gygès, ce berger qui, ayant trouvé sur un cadavre un anneau qui lui permet de devenir
invisible à volonté, s’introduit dans le palais royal, séduit la reine, tue le roi et prend le
pouvoir : tous actes qu’il ose accomplir parce que le pouvoir de la bague lui permet de
maintenir son apparence de justice. Bien plus, poursuit Glaucon, qui ne préférerait pas être
injuste tout en paraissant être juste plutôt qu’être juste tout en paraissant être injuste, avec
toutes les conséquences qui s’ensuivraient ? Cela prouve que ce qui est recherché, c’est
l’apparence de la justice et non sa réalité. Pourtant, réplique Socrate au livre VI, s’il est vrai
que de prime abord – l’ensemble de la République s’attachera toutefois à réfuter cette thèse – il
peut sembler que relativement à la justice, on pourrait se contenter de l’apparence, il est au
moins un cas où tous préféreraient la réalité : le bien. En effet, le bien est ce dont la possession
peut nous rendre heureux ; or nul ne souhaite seulement paraître heureux : tout le monde désire
l’être véritablement. La question du bien est donc celle qui nous oblige à poser une différence
entre l’apparence et la réalité, et, corrélativement, une différence entre la simple opinion et la
connaissance.
On voit que la question de la connaissance s’ancre chez Platon dans une préoccupation
éthique qui rejoint l’interrogation socratique telle que nous l’avons étudiée dans les premiers
dialogues, portant essentiellement sur la vertu – que ce soit la vertu en général ou les vertus
particulières – considérée comme la condition du bonheur. Cependant, là où la démarche
socratique demeurait essentiellement négative, en ce sens qu’elle consistait principalement à
réfuter les fausses conceptions de la vertu afin de manifester notre ignorance fondamentale,
Platon va la prolonger d’une manière plus positive en dépassant l’issue purement aporétique de
la recherche socratique. Cela ne signifie pas toutefois que Platon remplacerait le « savoir »
positif des sophistes par un autre savoir du même type. Au contraire, non seulement il conserve
la conception socratique de la philosophie comme une recherche (φιλο-σοφία) et non comme
un savoir figé (σοφία), mais il développe ce thème en présentant le philosophe comme un
amoureux dont le désir (ἔρως) porte sur la connaissance. C’est surtout dans le Banquet qu’il
développe ce thème. Pressé par ses compagnons d’y prononcer un éloge de l’amour, Socrate
décrit celui-ci comme un démon, né de l’union entre le dieu Poros (« Expédient ») et la
mortelle Penia (« Pauvreté »). Intermédiaire entre les dieux et les hommes, l’amour partage les
traits des uns et des autres : en particulier, tout en étant de nature mortelle, il est constamment
régénéré par la nature divine de son père, et donc de fait immortel ; et tout en étant ignorant, il
aspire à la sagesse et est donc philosophe. Ainsi, il possède une certaine forme de savoir, mais
toujours sur fond d’ignorance ; c’est-à-dire qu’il n’atteint le savoir qu’en tant qu’il le désire,
qu’il tend vers lui, sans jamais le posséder d’une manière définitive qui mettrait fin à ce désir.
La connaissance ne peut en effet se maintenir en nous que par une pratique constante ; et c’est
cette pratique qui est proprement la philosophie selon Platon. Contrairement à la représentation
caricaturale que l’on s’en fait souvent, la philosophie ne consiste en aucun cas pour Platon en
une contemplation figée : elle est au contraire une pratique, un exercice (μελέτη) incessant. La
philosophie est ce désir paradoxal qui possède son objet par le seul fait de le désirer, mais ne
peut le posséder qu’en le désirant. C’est pourquoi, pour Platon, la philosophie est une science
(ἐπιστήμη), et non pas simplement une aspiration à la science, ou plutôt précisément en tant
qu’elle est aspiration à la science. Elle est une science qui se désire elle-même et qui n’est rien
d’autre que ce désir par lequel elle se maintient. En ce sens, Platon ne rompt aucunement avec
la conception socratique de la philosophie comme recherche constamment renouvelée. S’il y a
une nouveauté chez Platon par rapport à Socrate, elle consiste plutôt en un approfondissement
de la démarche socratique en vue d’en préciser les conditions, et notamment ce que doit être
son objet. Cet objet, c’est ce qu’il appelle « Idée » (ἰδέα, εἶδος).
Qu’est-ce qu’une Idée ? C’est avant tout l’objet du désir du philosophe en tant que
celui-ci aspire à la connaissance. À l’inverse de l’opinion prônée par les sophistes, toujours
changeante et relative, la connaissance à laquelle aspire le philosophe doit être stable, toujours
identique à elle-même et absolue, en ce sens qu’elle ne doit dépendre d’aucun point de vue
particulier. Or, pour atteindre ce but, elle doit se fonder sur un objet qui ait lui-même ces
caractéristiques : il doit y avoir une corrélation parfaite entre le sujet et l’objet de la
connaissance (cf. Cratyle 440 a-c). À la différence des objets des sens, les objets de la
connaissance seront donc des êtres éternels, parfaitement stables et toujours identiques à eux-
mêmes sous tous les rapports. Telles sont les Idées.
Prenons quelques exemples, issus du Phédon, de l’Hippias majeur et du Lachès. Nous
pouvons comparer un homme à un autre et dire que le premier est « plus grand » que le
deuxième. Mais il est en droit toujours possible de trouver un autre homme qui soit plus grand
que le premier, de sorte que ce dernier sera plus petit que lui. Le premier homme est donc plus
grand que le deuxième et plus petit que le troisième. Cela signifie qu’il reçoit des prédicats
contraires (« plus grand » et « plus petit ») selon qu’on le considère relativement à tel ou tel
autre homme. On peut aller plus loin : on peut appeler le même homme grand et petit sous deux
points de vue différents, comme par exemple lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est « petit par la
taille mais grand par le cœur ». Ou encore, peut-être le deuxième homme cité ci-dessus n’a-t-il
pas encore atteint sa taille adulte, à la différence des deux autres, de sorte qu’il est possible
qu’il devienne plus grand qu’eux dans quelques années. Autre exemple : on peut qualifier une
marmite de « belle », mais sa beauté n’est rien par rapport à celle d’une belle jeune fille ;
pourtant, la plus belle des jeunes filles est laide si on la compare à une déesse… Il en va de
même dans le domaine moral : fuir devant ses ennemis apparaît comme lâche dans la plupart
des cas, mais il peut arriver que ce mouvement fasse partie d’une stratégie destinée à tromper
l’ennemi pour mieux le vaincre, auquel cas il s’agira plutôt d’un acte de courage.
Dans tous ces cas, l’objet considéré peut recevoir des prédicats contraires, ce qui
empêche de rien savoir d’assuré et de ferme à son sujet. Cependant, un tel savoir devient
possible si nous cessons de porter notre attention sur ce qui reçoit ces prédicats pour la fixer
bien plutôt sur les prédicats eux-mêmes, en isolant ceux-ci par la pensée. Par exemple, s’il est
vrai qu’une chose grande peut également être petite sous certains rapports, le grand lui-même
ne peut, quant à lui, être que grand, et ce, quel que soit le rapport sous lequel on l’envisage. De
même, le beau lui-même n’est que beau, et le courage courageux. De telles déterminations sont
« en soi » (ou « par soi » : καθ’ αὑτά) et non « en autre chose » ; et précisément pour cette
raison, elles seules sont pleinement ce qu’elles sont. Bien plus, Platon considère que c’est par
elles que toutes les autres choses sont ce qu’elles sont : par exemple, c’est par le beau lui-même
qu’une chose belle est belle, ce qu’il exprime également en disant que la chose belle participe à
la beauté elle-même, ou encore que le beau en soi est la cause de la beauté de la chose belle.
Les choses sensibles ne sont donc pas à proprement parler ce que l’on dit qu’elles sont, mais
elles le deviennent seulement provisoirement lorsqu’elles en viennent à participer aux Idées et
reçoivent ainsi telle ou telle détermination. L’opposition entre les Idées et les choses sensibles
peut dès lors également être caractérisée comme une opposition entre l’être (εἶναι) et le devenir
(γένεσις) : seules les Idées sont des êtres véritables, ou encore ce que Platon nomme des
« essences » (οὐσίαι) – l’Idée du beau étant l’essence de la beauté, c’est-à-dire ce que la beauté
est en elle-même et véritablement, indépendamment de toutes ses manifestations sensibles et
partielles. Or, les Idées ainsi comprises ne peuvent être perçues par les sens, car nos sens ne
nous manifestent jamais que des choses (ou des actions) qui les possèdent à un certain degré.
Elles ne peuvent être perçues que par l’intelligence, qui, en se fixant sur ces prédicats, les isole
de leur support sensible. C’est pourquoi Platon les qualifie d’« intelligibles » (νοητά), ce qui
signifie littéralement : perceptibles par l’intelligence (νοῦς).
Il est essentiel de souligner que les Idées ne sont jamais présentées par Platon comme
formant le contenu d’une théorie qui aurait pour but de fournir une explication générale du
monde, mais au contraire comme une hypothèse faite par le philosophe afin de rendre possible
le type de connaissance extrêmement exigeant auquel il aspire2. Ce point est particulièrement
manifeste dans le Phédon, où Socrate raconte le parcours qui l’aurait conduit à cette hypothèse
(96 a sq.). Dans sa jeunesse, il aurait été séduit par la démarche des physiologues, mais aurait
rapidement été déçu par le caractère incertain et imprécis de leurs explications, qui de plus se
contredisaient mutuellement. La découverte de la doctrine d’Anaxagore lui rend un peu
d’espoir, mais le déçoit elle aussi lorsqu’il l’étudie de plus près (cf. supra). Finalement, Socrate
décide d’en rabattre sur ce qu’il nomme sa « seconde navigation » (δεύτερος πλοῦς), qu’il
décrit en ces termes :

(…) j’en arrivai à être lassé de cet examen des choses existantes ; et il me sembla que je devais prendre
garde à ne pas subir le même accident que ceux qui observent et examinent une éclipse de soleil : certains
corrompent parfois complètement leurs yeux pour n’avoir pas regardé dans l’eau l’image (τὴν εἰκόνα) de
l’astre qu’ils étudient, ou n’avoir pas utilisé un moyen de ce genre. Et c’est à ce type d’accident que je
réfléchissais ; je me pris à craindre que mon âme ne devienne totalement aveugle à force de regarder les
choses avec mes yeux et d’essayer de les atteindre par chacun de mes sens. Voici alors ce qu’il me
sembla devoir faire : me réfugier du côté des raisonnements (εἰς τοὺς λόγους καταφυγόντα), et, à
l’intérieur de ces raisonnements, examiner la vérité des êtres (τῶν ὀντῶν τὴν ἀλήθειαν). Il se peut
d’ailleurs que, dans un sens, ma comparaison ne soit pas ressemblante : car je n’accorde pas du tout que
lorsqu’on examine les êtres dans des raisonnements (ἐν λόγοις), on les examine plus dans leurs images
(ἐν εἰκόσι) que lorsqu’on les examine dans des expériences directes (ἐν ἔργοις). Quoi qu’il en soit, c’est
dans cette direction que je pris mon élan. (Phédon, 99 e-100 a)3

La précision finale est évidemment essentielle : en effet, à l’inverse de ce qui se passe


pour le soleil, c’est précisément dans les logoi que l’on peut espérer découvrir la vérité des
êtres. En ce sens, l’expression « seconde navigation » ne doit pas nous tromper : il ne s’agit
nullement d’une solution de rechange adoptée à contrecœur, mais au contraire de l’entrée dans
le domaine où la connaissance devient seulement possible. Comme l’explique Socrate dans la
suite du texte, cette entrée consiste à commencer par faire l’hypothèse des Idées, c’est-à-dire à
poser que la seule véritable cause pour laquelle une chose est ce qu’elle est est qu’elle participe
à l’Idée correspondante. Par exemple, la cause de la beauté d’une chose belle, c’est la beauté
elle-même, à laquelle la chose participe – quelles que soient les modalités de cette participation
(présence, communauté, survenue…), dont Socrate affirme explicitement se désintéresser dans
ce contexte. Cette hypothèse a en effet l’avantage d’être la plus sûre de toutes : de fait, en
répondant de la sorte, on ne risque jamais de se tromper, puisqu’on se contente en quelque sorte
d’isoler le prédicat sur lequel porte l’interrogation. Socrate admet toutefois qu’elle peut
également paraître naïve. De fait, à celui qui, à la question « pourquoi cette chose est-elle
belle ? », répond « à cause de sa beauté (c’est-à-dire du fait qu’elle participe à la beauté) », on
est immédiatement tenté de riposter : « soit ; mais qu’est-ce que la beauté ? ». Mais tel est
précisément le but : circonscrire le lieu même de l’interrogation, afin de nous mettre dans les
conditions d’effectuer une recherche méthodique et réglée. L’hypothèse des Idées n’est en
aucun cas la solution du problème de la connaissance : elle est bien plutôt le point de départ de
l’activité même de la connaissance telle que Platon la redéfinit dans le prolongement de
Socrate. Tâchons à présent d’éclairer quelque peu la nature de celle-ci.

2
Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’ouvrage de M. Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essai sur les
Dialogues de Platon, Paris, Vrin/Les Belles Lettres, 1985, est fondamental.
3
Les traductions de ce dialogue sont issues de M. Dixsaut, Platon : Phédon, Paris, GF Flammarion, 1991, parfois
légèrement modifiées.
3) Connaissance et opinion

Dans le Ménon, Socrate déclare que s’il y a une seule chose qu’il prétendrait connaître,
c’est qu’il y a une différence entre la connaissance et l’opinion, même vraie ou droite (ὀρθὴ
δόξα) (98 b). Afin de faire saisir cette différence, Socrate propose une analogie avec la
différence entre une personne qui connaîtrait la route qui conduit à Larisse (ville de Thessalie,
au nord de la Grèce) pour s’y être déjà rendue elle-même et une autre qui aurait une opinion
correcte sur cette route sans pour autant l’avoir déjà empruntée elle-même. En d’autres termes,
la différence entre la science et l’opinion droite n’est pas une différence de contenu : ces deux
personnes seraient au contraire tout à fait d’accord sur la manière de se rendre à Larisse. Ce qui
les distingue, c’est la manière dont elles ont acquis ce contenu : la première, en ayant par elle-
même effectué toutes les étapes qui mènent au but, la seconde, en ayant été renseignée par
quelqu’un d’autre sur le chemin à prendre. Toutes deux arriveront à destination ; mais si la
science est néanmoins préférable à l’opinion vraie, c’est parce qu’elle seule est parfaitement
stable et ne risque pas d’être ébranlée à la première occasion. Supposons par exemple que ces
personnes, en route pour Larisse, rencontrent des passants qui leur disent qu’elles se trompent
et devraient bien plutôt emprunter un autre chemin. La première est capable de juger de la
véracité de ces indications, et, le cas échéant, de les rejeter comme erronées, sur la base de son
expérience passée qui l’a effectivement conduite à bon port. En revanche, la seconde n’a aucun
moyen de décider si ces passants ont raison ou si elle doit plutôt se fier à ce qu’elle croyait tout
d’abord. C’est exactement ce qui se produit dans le cas de l’opinion vraie : on peut très bien
avoir une opinion vraie sur ce qu’est la vertu et agir en la prenant comme guide, auquel cas les
actions que l’on accomplira seront tout aussi vertueuses que si elles résultaient de la science,
puis rencontrer un sophiste qui nous persuade que cette conception de la vertu est fausse et doit
être remplacée par une autre complètement opposée : celui qui agit sur la base de l’opinion
vraie plutôt que de la science n’a aucun moyen de se prémunir contre un tel risque. La science
est donc ce « lien » qui permet de maintenir en place les opinions vraies, lien qui consiste en un
« raisonnement causal » (αἰτίας λογισμός, 98 a), c’est-à-dire en un enchaînement rigoureux de
toutes les étapes qui mènent avec nécessité à la vérité. La science se définit donc par son
cheminement, sa méthode, et non par son contenu, qui peut être identique à celui de l’opinion
droite.
La différence entre la connaissance (γνῶσις, ἐπιστήμη) et l’opinion (δόξα) (vraie ou
fausse cette fois) est précisée à la fin du livre V de la République à partir d’une différence entre
leurs objets. Dans ce contexte, Socrate cherche à montrer qu’opinion et connaissance sont deux
capacités ou facultés (δυνάμεις) différentes. Or les capacités se distinguent sous deux rapports :
leur objet et ce qu’elles accomplissent. Deux capacités différentes portent sur des objets
différents et accomplissent des résultats différents. Il ne s’agit pas là de deux critères différents,
mais des deux faces d’un même critère : chaque capacité accomplit ce qu’elle accomplit parce
qu’elle porte sur l’objet sur lequel elle porte, et inversement. Par exemple, la vue est la capacité
de voir et porte sur le visible (les couleurs) ; elle se distingue de l’ouïe comme capacité
d’entendre qui porte sur l’audible (les sons). Le raisonnement de Socrate vise ensuite à montrer
que parce qu’elles accomplissent des choses différentes, l’opinion et la connaissance sont des
capacités différentes, et doivent donc nécessairement avoir des objets différents. De fait, alors
que la connaissance est infaillible, l’opinion peut être soit vraie soit fausse. Or la connaissance
porte sur ce qui est (ἐπὶ τῷ ὄντι). L’opinion ne peut donc porter sur ce qui est, puisqu’elle doit
avoir un objet différent de la connaissance. Elle ne peut toutefois pas non plus porter sur ce qui
n’est pas, car elle porte bien sur quelque chose, seule l’ignorance pouvant être rapportée à ce
qui n’est pas, c’est-à-dire à ce qui n’est rien. Intermédiaire entre l’ignorance et la connaissance,
l’opinion doit porter sur un objet intermédiaire entre ce qui est et ce qui n’est pas, à savoir
quelque chose qui à la fois est et n’est pas.
Qu’est-ce à dire ? Socrate l’explique un peu plus loin, lorsqu’il dit que les objets de
l’opinion correspondent à des choses qui à la fois sont et ne sont pas ce que l’on dit qu’elles
sont : par exemple, une chose dite belle est en réalité à la fois belle sous certains aspects et
laide sous d’autres aspects, de sorte qu’à strictement parler, elle est et n’est pas belle ; et il en
va de même pour toutes les choses qui sont dites justes, pieuses, doubles, grandes ou petites,
légères ou lourdes, etc. Ce passage montre que pour Platon, être, ce n’est jamais simplement
exister de manière indéterminée : c’est au contraire toujours être quelque chose, être déterminé
d’une certaine façon – et ce, même si le verbe « être » est employé seul, car il est alors toujours
susceptible d’être complété par un complément. Si les objets d’opinion à la fois sont et ne sont
pas, c’est au sens où ils ne sont jamais pleinement déterminés par une détermination
quelconque, car ils admettent toujours également la détermination opposée lorsqu’ils sont
envisagés sous un autre rapport. C’est pourquoi l’opinion n’est jamais exempte d’erreur : même
lorsqu’elle est vraie, elle est toujours également fausse dans une certaine mesure, puisque la
détermination qu’elle attribue au sujet ne lui appartient que sous un certain rapport. En
revanche, à la différence de ceux de l’opinion, les objets du savoir sont pleinement déterminés
en eux-mêmes : la justice en soi n’est que juste, la beauté en soi n’est que belle. Le savoir de
tels objets est donc nécessairement et parfaitement vrai, exempt d’erreur : ne laissant la place à
aucune part d’indétermination, ceux-ci excluent toute dimension aléatoire dans leur saisie.
Quant à ce qui est purement indéterminé, qui en ce sens n’est aucunement, il est absolument
impossible de le connaître en quelque mesure que ce soit.
Notons qu’on retrouve ici la corrélation entre la pensée et l’être qui était déjà soutenue
par Parménide, et que celui-ci caractérisait comme relevant du domaine de la vérité (ἀλήθεια)
par opposition à celui de l’opinion (δόξα). Cependant, il convient d’insister également sur
plusieurs différences importantes entre Platon et Parménide. Premièrement, alors que pour
Parménide l’être est absolument un, pour Platon il est multiple, puisqu’il est constitué de toutes
les Idées, c’est-à-dire de toutes les déterminations pensables. Deuxièmement, si Platon
considère lui aussi qu’à proprement parler, seul l’être est, en ce que pour lui seules les Idées
sont pleinement ce qu’elles sont, il considère néanmoins que le domaine de l’opinion (le monde
du devenir) n’est pas strictement celui du non-être, mais plutôt un intermédiaire entre l’être et
le non-être. En quel sens ? Au sens où, pour Platon comme pour Parménide, « être » signifie
« être déterminé » : si seules les Idées sont pleinement déterminées, les choses sensibles ne sont
pas pour autant absolument indéterminées, et donc ne sont pas rien, mais « un mélange d’être
et de non-être », puisqu’elles peuvent être caractérisées par des prédicats contradictoires (elles
sont et ne sont pas grandes, belles, bonnes, etc.). Corrélativement, Platon ne considère pas que
toute opinion soit nécessairement fausse : au contraire, comme nous venons de le voir dans le
Ménon, il y a pour lui des opinions vraies, qui décrivent adéquatement leur objet sous tel
rapport et à tel moment. Même si la vérité qu’elles peuvent atteindre n’est jamais absolue, mais
toujours relative à des circonstances données, elle se distingue néanmoins de la fausseté pure et
simple d’une opinion qui serait sans aucun rapport avec l’objet dont elle prétend rendre
compte.
Quel rapport y a-t-il entre la distinction entre opinion et connaissance du point de vue
de leur méthode et du point de vue de leur objet ? Afin de le comprendre, tournons-nous vers la
célèbre image de la ligne proposée par Socrate à la fin du livre VI de la République (509 d-
511 e). Socrate commence par nous demander de nous représenter une ligne coupée en deux
sections inégales, dont l’une correspond au visible (qui représente le sensible en général) et
l’autre à l’intelligible. La première est le royaume de l’opinion (δόξα), la seconde celui de la
connaissance (γνῶσις, ἐπιστήμη). Il nous demande ensuite de subdiviser chacune de ces deux
parties en deux parties inégales selon la même proportion. On obtient donc une ligne divisée en
quatre parties, les deux premières (qui représentent l’opinion) se trouvant eu égard aux deux
dernières (qui représentent la connaissance) dans le même rapport que la première avec la
deuxième et la troisième avec la quatrième. À chaque section de la ligne correspondent un
domaine d’objets et la faculté qui nous permet de les appréhender.
La première section du visible est le domaine des images (εἰκόνες) : ombres, reflets sur
les eaux, etc. Celles-ci sont saisies par une variété d’opinion que Socrate nomme εἰκασία, terme
qui signifie « conjecture », mais qui fait bien sentir son lien avec celui d’image (εἰκών) :
l’εἰκασία, c’est la faculté d’appréhender les images sensibles – images qui présentent par nature
une absence de précision et de netteté qui rend leur appréhension particulièrement incertaine.
La deuxième section du visible représente dès lors le domaine des modèles (sensibles) de ces
images, à savoir les objets naturels et fabriqués eux-mêmes. La faculté qui lui correspond
comporte déjà un degré de certitude supérieur : en saisissant de tels objets, nous ne nous
trouvons plus dans un état de pure conjecture, mais sommes convaincus que ce que nous
saisissons est telle ou telle chose. C’est ce que Platon appelle la conviction (πίστις), variété
supérieure d’opinion. Celle-ci demeure cependant une forme d’opinion, et en tant que telle elle
est intrinsèquement faillible : non seulement parce que nous pouvons nous tromper, mais
également parce que dans le sensible, rien n’est jamais parfaitement et exclusivement ce qu’il
paraît être.
Le rapport entre les deux sections supérieures de la ligne est analogue à celui entre les
deux sections inférieures : bien que leurs objets soient intelligibles, ceux qui relèvent de la
première sont les « ombres » ou les « images » de ceux qui relèvent de la seconde. Les
premiers correspondent notamment aux objets des mathématiques, les seconds sont les Idées
elles-mêmes, étudiées par la dialectique. Cette reconnaissance du statut intelligible des objets
mathématiques distingue la position de Platon de celle des premiers Pythagoriciens, dont nous
avons vu qu’ils situaient au contraire les mathématiques dans le sensible lui-même. Platon est
le premier à avoir explicitement reconnu que ce qu’étudient les sciences mathématiques n’est
nullement un objet sensible (ce cercle-ci, ce carré-ci), mais l’objet intelligible correspondant :
le cercle en soi, le carré en soi, etc. Mais pourquoi ces objets intelligibles tels que les
mathématiques les étudient sont-ils caractérisés, non comme des Idées au sens propre, mais
comme les « ombres » des Idées ? Parce que si leur objet est bien intelligible, elles ne
l’atteignent que par l’intermédiaire d’une image sensible, par exemple en traçant sur le sable ou
sur un papyrus la figure qui fait l’objet de leur démonstration. Il est clair que ce que vise ainsi
le géomètre, c’est bien la figure en soi et non la figure dessinée (un théorème vaut pour « tout
triangle en général », ou au moins pour « tout triangle rectangle isocèle », « tout triangle
équilatéral », etc.) ; cependant, il n’en reste pas moins qu’il n’est jamais en contact direct avec
la figure en soi, mais seulement avec la figure dessinée. Précisément pour cette raison, il n’en a
pas une connaissance pleine et entière : il la présuppose plus qu’il ne l’examine en elle-même.
Comme l’écrit Platon, cette figure, ainsi que les notions d’angle, de ligne, etc., demeurent pour
lui des « hypothèses » (littéralement des « sup-positions ») ininterrogées, et par là même
obscures. C’est pourquoi Platon nomme cette démarche « pensée intermédiaire » (διάνοια). Au
contraire, la dialectique consiste à s’interroger sur n’importe quelle notion en posant la question
τί ἐστι; (« qu’est-ce que ? ») et en l’éclairant à partir d’un principe « anhypothétique », c’est-à-
dire d’une notion qui soit quant à elle parfaitement claire en elle-même et pour les
interlocuteurs en présence. On identifie généralement ce principe anhypothétique à l’Idée du
bien dont parle Platon un peu plus tôt dans ce dialogue, mais en réalité, il peut s’agir de
n’importe quelle Idée, pour autant qu’elle soit effectivement mieux connue que la notion
examinée et pertinente dans le contexte de la recherche entreprise. Partant de ce principe, la
dialectique, « s’attachant à ce qui s’attache à ce principe, descend ainsi jusqu’au terme, sans du
tout faire usage d’aucun élément sensible ; c’est par les Idées elles-mêmes, passant à travers
elles pour n’atteindre qu’elles, qu’elle trouve son terme dans des Idées » (511 b-c). Bref, la
dialectique consiste à se confronter directement aux Idées elles-mêmes, sans passer par la
médiation d’images sensibles, dans le but d’en gagner une connaissance parfaite, également
nommée « intelligence » (νοῦς, νοήσις), et qui consiste à être capable de donner le logos de ce
qu’on examine – la réponse à la question « qu’est-ce que ? ». Nous reviendrons plus loin sur les
modalités précises de cette méthode.

4) La réminiscence

Nous venons de voir qu’à proprement parler, il n’y a de connaissance que des Idées.
Mais comment cette connaissance est-elle possible et en quoi consiste-t-elle ?
Dans le dialogue qui porte son nom, Ménon oppose à Socrate un paradoxe qui lui
semble interdire toute recherche et que Socrate reformule de la manière suivante :

il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il connaît ni ce qu’il ne connaît pas ; en effet, ce qu’il
connaît, il ne le chercherait pas, puisqu’il le connaît et n’a donc pas besoin de le chercher ; mais ce qu’il
ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, car il ne saurait même pas ce qu’il devrait chercher.
(Ménon 80 e)4

C’est pour contrer cet argument que Socrate introduit le mythe de la réminiscence
(ἀνάμνησις). Il fait état d’une tradition rapportée par des prêtres et des prêtresses selon laquelle
l’âme est immortelle et passe par des cycles innombrables de morts et de renaissances. L’âme a
dès lors déjà tout expérimenté, tant dans l’Hadès (le monde de l’invisible) qu’ici-bas ; il n’y a
rien qu’elle n’ait appris à un moment de son existence passée, et si elle semble ne rien savoir
actuellement, c’est qu’elle a oublié tout ce qu’elle savait antérieurement. C’est pourquoi il est
en réalité tout à fait possible de chercher ce qu’on ne connaît pas : en effet, nous ne nous
trouvons pas dans une situation d’ignorance totale, mais dans une situation d’oubli d’un savoir
que nous devons essayer de nous remémorer. Or lorsque nous essayons de nous ressouvenir de
quelque chose que nous avons oublié, bien souvent, il nous suffit de nous rappeler d’un
élément pour que tout le reste suive presque immédiatement, car nos souvenirs sont reliés les
uns aux autres et forment des touts cohérents. Selon Socrate, il en va de même du savoir : il est
bien possible qu’en se remémorant une seule chose, on redécouvre toutes les autres – à
condition, ajoute-t-il, d’être courageux et de chercher sans craindre la fatigue. C’est en ce sens
que le fait de chercher et le fait d’apprendre peuvent être assimilés à une réminiscence.
Socrate présente explicitement ce qu’il vient de dire comme un mythe, en lequel il a
certes foi, mais sans pour autant prétendre qu’il correspond point par point à la vérité. On aurait
donc tort de chercher dans le Ménon une « théorie de la réminiscence » qui refléterait la
conception définitive de Platon. L’intérêt de ce mythe est avant tout d’offrir une explication de
la genèse du savoir qui permette d’échapper au paradoxe de Ménon et rende la recherche
possible, et même nécessaire, afin de découvrir des contenus nouveaux que nous ignorons pour
le moment. C’est très exactement ce que déclare Socrate un peu plus loin :

À vrai dire, il y a des points pour la défense desquels je ne m’acharnerais pas trop ; mais le fait que si
nous jugeons nécessaire de chercher ce que nous ne savons pas, nous serons meilleurs, plus courageux,
moins paresseux, que si nous considérions qu’il est impossible de le découvrir et qu’il n’est pas non plus
nécessaire de le chercher, ce fait, pour le défendre, je me battrais avec la dernière énergie, aussi fort que
j’en serais capable, et dans ce que je dis et dans ce que je fais ! (86 b-c)

On voit qu’il s’agit moins ici d’épistémologie que de morale : cette explication de la
genèse du savoir est préférable à celle présupposée par le paradoxe de Ménon, parce qu’elle
nous rend meilleurs et plus vertueux. La recherche est donc une valeur en soi, qu’elle aboutisse

4
Les traductions de ce dialogue sont issues de M. Canto, Platon : Ménon, Paris, GF Flammarion, 1993², parfois
légèrement modifiées.
ou non à un résultat ; mais pour entreprendre cette recherche, nous avons besoin de présupposer
la possibilité d’atteindre un résultat – d’où le mythe de la réminiscence.
Afin de montrer à Ménon en quoi consiste exactement la réminiscence, Socrate fait
appeler un jeune esclave de Ménon et lui soumet un problème mathématique dont ce dernier ne
connaît pas la solution, solution qu’il découvrira pourtant, après plusieurs essais et erreurs, au
terme de son entretien avec Socrate. Socrate en conclut que dans la mesure où personne ne lui a
enseigné ce savoir et que lui-même s’est contenté de l’interroger, l’esclave ne peut l’avoir
trouvé qu’en lui-même. Or le fait de recouvrer en soi-même un savoir n’est rien d’autre que se
le remémorer ; donc, la science s’acquiert non pas par l’enseignement, mais par la
réminiscence, réminiscence d’un savoir qu’on a déjà appris non pas dans cette vie, mais avant
notre naissance, et qu’on possède « de tout temps ».
Tout ce passage a souvent été critiqué comme manifestant une certaine mauvaise foi
dans le chef de Socrate : en effet, s’il est vrai qu’il se contente de poser des questions, on ne
peut nier que ces questions sont fortement orientées, et que le jeune esclave se contente la
plupart du temps d’y répondre par oui ou par non. Mais cela n’enlève rien à la démonstration :
ce qui compte, c’est que chaque étape est bel et bien effectuée par le jeune esclave lui-même,
qu’il la comprend en son for intérieur, et qu’il en saisit l’enchaînement rigoureux. Qu’il soit
guidé par Socrate ne change rien au fait que c’est bien lui qui effectue la démarche de bout en
bout. C’est cela qui différencie la réminiscence de l’enseignement : l’enseignement, tel du
moins qu’il a été compris jusqu’à présent et tel qu’il était conçu par les sophistes, consiste à
faire entrer « de force » dans l’âme de l’élève des opinions, des contenus, qui ne s’y trouvaient
pas auparavant ; la réminiscence consiste au contraire à découvrir de telles opinions par soi-
même et en soi-même, éventuellement grâce à une interrogation habilement conduite.
L’essentiel dans la réminiscence n’est pas l’origine qu’elle prête à la science (origine qui relève
explicitement du mythe), mais sa démarche, sa méthode ; et c’est pourquoi la seule manière de
montrer en quoi elle consiste est de la mettre en pratique dans un exemple concret, comme l’a
fait Socrate avec le jeune esclave.
La question de la réminiscence est reprise dans le Phédon, où Socrate la met pour la
première fois explicitement en rapport avec les Idées comme ses objets véritables. Socrate
commence par définir la réminiscence de manière très générale : celle-ci se produit « toutes les
fois que voyant une chose ou l’entendant, ou la saisissant par une sensation quelconque, non
seulement on perçoit cette chose, mais on conçoit en plus une autre chose, qui est objet non pas
du même, mais d’un autre savoir » (73 c). Cette définition ne vaut pas seulement pour le sens
« technique » de la réminiscence, comme le montrent les exemples choisis par Socrate pour
l’illustrer : il y a réminiscence lorsque, par exemple, voyant un objet, on se ressouvient de son
possesseur ; ou lorsque voyant l’un de deux amis, on pense à l’autre ; ou lorsque voyant le
portrait de quelqu’un, on pense à cette personne elle-même, ou bien à l’un de ses amis… Ainsi,
« la réminiscence s’opère aussi bien à partir de choses semblables qu’à partir de choses
dissemblables » (74 a). Mais si c’est à partir de choses semblables, il faut, pour qu’il y ait
réminiscence, que l’on soit conscient de la différence qu’il y a entre cette chose et celle à
laquelle elle est semblable et dont elle nous fait nous ressouvenir. Sans cette différence, il n’y
aurait pas réminiscence, puisque ce que l’on percevrait et ce dont on se « ressouviendrait »
(prétendument) seraient purement et simplement identiques. Or cette différence est une
déficience : il manque quelque chose à ce que nous percevons pour être ce dont il nous fait
nous ressouvenir – par exemple, il manque quelque chose au portrait pour être la personne
même dont il est le portrait.
Socrate applique ensuite ce schéma général à la différence entre sensible et intelligible.
Lorsque nous percevons deux bouts de bois et les disons égaux entre eux, nous savons bien
qu’en réalité, ils ne sont pas pleinement égaux : il y aura toujours moyen de découvrir entre eux
des différences, ne fût-ce que parce qu’ils ne sont pas numériquement identiques. Or si nous
pouvons dire cela, c’est que nous les comparons à l’égal en soi, que nous prenons comme
critère pour jauger les choses sensibles que nous nommons égales. Cet égal en soi n’est rien de
sensible : au contraire, toutes les choses sensibles sont en défaut par rapport à lui, étant
seulement égales à un certain point de vue et pas à d’autres. Il est purement intelligible, et ne
peut donc avoir été saisi par les sens. Certes, c’est à l’occasion de la saisie par les sens de
choses égales que nous concevons le savoir de l’égal en soi – et Socrate y insiste : cette
expérience prend toujours appui sur une perception sensible (cf. 75 a, et comparer Phèdre 249
b-c) – ; mais seulement en tant que cette saisie nous fait nous ressouvenir de celui-ci, dont la
connaissance devait donc déjà se trouver dans l’âme avant cette expérience. Or cette
expérience, de même que toute expérience sensible, a pu se produire dès notre naissance ; donc,
ce savoir était déjà présent en l’âme dès avant celle-ci, ce qui implique que notre âme préexiste
à son union avec le corps. Mais puisque nous avons à en reprendre possession à l’occasion de
perceptions, c’est que nous l’avons oublié à notre naissance. C’est en ce sens que la
connaissance, en tant qu’elle porte sur de telles réalités en soi (les Idées), est réminiscence.
À première vue, ce texte pourrait sembler présenter la connaissance comme la
possession d’un contenu qui serait enfoui au plus profond de notre âme et dont il s’agirait de
reprendre conscience. En réalité, tel n’est pas le cas, car en cet endroit du Phédon, la vie de
l’âme « avant » son union avec le corps signifie simplement l’activité de la pensée pure (voir
infra, section 7c). En ce sens, dire que la connaissance de l’égal en soi « précède » la
reconnaissance de deux bouts de bois comme étant égaux, c’est simplement dire qu’elle ne peut
être le fait que de l’âme seule, séparément du corps. Mais cette connaissance n’est pas un
contenu, elle est une activité ; s’en ressouvenir, c’est tout simplement réactiver cette capacité
de penser qui est présente en notre âme de toute éternité. La position de Platon est exprimée en
toute clarté et sans le moindre habillage mythique dans la République, qui comme nous l’avons
vu décrit la connaissance non comme la possession d’un contenu, mais comme une faculté
(δύναμις), à savoir la capacité de saisir les Idées dans leur pleine vérité, pour autant que nous
tournions notre âme vers l’intelligible plutôt que vers le sensible. Si la connaissance est
réminiscence, c’est parce que connaître, c’est (ré)activer cette capacité qui est présente en nous
de tout temps. Tel est le sens ultime de la réminiscence : la connaissance n’est pas la possession
d’un contenu, mais la capacité de poser et de penser les Idées, seuls objets susceptibles de lui
conférer la stabilité et l’infaillibilité qui doivent la caractériser. Cette capacité n’a pas à être
introduite « du dehors » dans notre âme, et elle n’est nullement acquise au cours de notre vie :
elle se trouve en nous dès notre naissance, bien qu’elle y soit la plupart du temps « endormie »
par le fait que nous ne l’utilisons pas et nous laissons submerger par les données des sens. Il
convient donc de la réveiller, et ce en détournant notre âme du sensible pour la diriger
progressivement vers l’intelligible. Tel est le but de l’éducation.

5) L’éducation

Étant donné cette conception de la connaissance comme faculté, il est clair que
l’éducation (παιδεία) ne peut consister à « faire entrer » la connaissance dans l’âme de celui qui
apprend, puisqu’il la possède déjà : elle consiste bien plutôt à orienter cette puissance
d’apprendre qui est depuis toujours en lui. Ce processus doit être accompli en plusieurs étapes,
correspondant aux différentes sections de la ligne dont il a été question plus haut, et qui sont
décrites dans le célèbre mythe de la caverne qui ouvre le livre VII de la République.
Socrate introduit ce mythe de la manière suivante :

Eh bien après cela, dis-je, compare notre nature, considérée sous le rapport de l’éducation et du manque
d’éducation, à la situation suivante. Voici des hommes dans une habitation souterraine en forme de
grotte, qui a son entrée en longueur, ouvrant à la lumière du jour l’ensemble de la grotte ; ils y sont depuis
leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder
que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à cause du lien, de tourner la tête ; leur parvient la lumière d’un
feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux ; et entre le feu et les hommes enchaînés, une route dans la
hauteur, le long de laquelle voici qu’un muret a été élevé, de la même façon que les démonstrateurs de
marionnettes disposent de cloisons qui les séparent des gens ; c’est par-dessus qu’ils montrent leurs
merveilles. – Je vois, dit-il. – Vois aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent des objets
fabriqués de toute sorte qui dépassent du mur, des statues d’hommes et d’autres êtres vivants, façonnées
en pierre, en bois, et en toutes matières ; parmi ces porteurs, comme il est normal, les uns parlent, et les
autres se taisent. – C’est une image étrange que tu décris là, dit-il, et d’étranges prisonniers. – Semblables
à nous, dis-je. (République VII, 514 a-515 a)5

La caverne représente le visible, les statues et les marionnettes correspondant aux


choses naturelles et fabriquées et leurs ombres aux ombres et reflets de celles-ci. Les
prisonniers se trouvent donc dans la position correspondant à l’εἰκασία. En disant que leur
situation est semblable à la nôtre, Socrate suggère que l’εἰκασία doit être comprise en un sens
plus large que la simple faculté d’appréhender des images visibles, car il est clair que nous ne
nous contentons pas au cours de notre vie d’observer des ombres et des reflets dans l’eau :
« image » doit être pris au sens de tout ce qui est le produit de l’imagination, qui place une
sorte de « filtre » entre nous et la réalité extérieure en nous faisant percevoir celle-ci autrement
qu’elle n’est. Un tel filtre est en particulier l’œuvre des poètes et des sophistes, et c’est sans
doute la raison pour laquelle Socrate insiste sur le fait que certains montreurs de marionnettes
accomplissent leur tâche en parlant. Quant aux statues et marionnettes, elles représentent les
objets naturels et fabriqués eux-mêmes, modèles des ombres et des reflets. Enfin, le feu qui
éclaire la caverne représente le soleil qui règne sur le monde visible.
Imaginons à présent que l’on détache l’un de ces prisonniers et qu’on le contraigne à se
lever immédiatement, à retourner la tête et à regarder vers la lumière : il est évident qu’il sera
tout à fait ébloui et ne discernera rien, et en déduira que les ombres qu’il voyait auparavant
étaient beaucoup plus claires et plus vraies que ce qu’il regarde à présent. Bien plus, si on le
forçait à regarder le feu lui-même, il serait tellement ébloui qu’il en aurait mal aux yeux. Si
ensuite on l’emmenait, toujours de force (il désirerait quant à lui à tout prix demeurer auprès
des ombres, où au moins il était capable de discerner quelque chose), à l’extérieur de la
caverne, sous la lumière du soleil, celle-ci l’éblouirait à tel point qu’il serait comme aveugle et
ne pourrait en aucune façon discerner ce qu’on lui dirait être le vrai. Cependant, à force
d’accoutumance, et à condition de procéder progressivement, il pourrait tout d’abord
commencer à y distinguer les ombres et les reflets des objets naturels qui peuplent l’espace
extérieur – ces derniers représentant bien entendu les Idées. Il se situerait alors au niveau de la
διάνοια, qui ne saisit encore de l’intelligible que ses ombres et ses reflets. Puis il pourrait enfin
examiner les choses elles-mêmes, par une vue directe, qui représente ici le mode
d’appréhension atteint par la dialectique. Enfin, s’entraînant d’abord la nuit sur les étoiles et la
lune, il pourrait préparer ses yeux jusqu’à les rendre finalement capables de soutenir la vision
du soleil lui-même – c’est-à-dire rendre son âme capable de contempler l’Idée du bien dans
toute sa plénitude, sommet de l’intelligible particulièrement difficile à voir, non pas en raison
de son obscurité, mais au contraire en raison de sa trop grande clarté. Un tel homme
comprendrait que l’éblouissement dont il souffrait au début n’était dû qu’à son manque de
préparation, et désormais il n’hésiterait plus une seconde à dire que ce qu’il voit à présent est
incomparablement plus clair et plus vrai que les ombres qu’il était contraint de regarder dans la
caverne.
Ainsi, le but de l’éducation est d’accoutumer progressivement l’âme de l’élève à la
lumière de l’intelligible (c’est-à-dire à la vérité) afin de la rendre capable de remonter jusqu’à

5
Les traductions de ce dialogue sont issues de P. Pachet, Platon : La République, Paris, Gallimard (coll. Folio
essais), 1993, parfois légèrement modifiées.
sa source (l’Idée du bien), et ce en l’orientant progressivement vers des objets « de plus en plus
lumineux », c’est-à-dire de plus en plus vrais et ayant de plus en plus d’être. Son problème
central n’est donc pas un problème de transmission, mais un problème d’orientation et de
direction : il s’agit de guider l’âme de celui qui apprend pour lui faire découvrir par elle-même
sa propre puissance d’apprendre et la manière de l’utiliser, afin de lui permettre finalement de
saisir l’Idée du bien, c’est-à-dire d’atteindre cette connaissance à laquelle tout homme aspire au
plus profond de lui-même. Ce processus est un processus de libération, puisqu’il nous délivre
de la soumission aux apparences qui fait de nous des esclaves des opinions extérieures ; mais il
n’est pas pour autant dépourvu d’une certaine part de violence, en ce qu’il consiste à nous
arracher à l’état de servilité somme toute confortable dans lequel nous nous trouvons de prime
abord. Tel est le rôle que Socrate joue à l’égard de ses interlocuteurs dans les Dialogues, et tel
est le rôle que les Dialogues sont appelés à jouer sur le lecteur qui les aborde dans la
disposition appropriée. Les apories auxquelles ils se voient confrontés font naître en eux
l’étonnement, ce sentiment dont Socrate dit dans le Théétète (155 d) qu’il se situe à l’origine de
la philosophie.
Quel type d’enseignement est capable de mener à cette fin ? Il faut qu’il conduise l’âme
de celui qui apprend du devenir à l’être, du sensible à l’intelligible. Or selon Socrate, rien n’est
plus apte à susciter ce passage que la perception contradictoire. En effet, si une chose nous
apparaît comme ayant à la fois une détermination et son contraire, nous sommes naturellement
portés à distinguer les points de vue sous lesquels elle a telle détermination plutôt que telle
autre, et une telle distinction consiste à isoler chacune de ces déterminations pour l’examiner
en elle-même. Par exemple, si un doigt nous paraît à la fois plus petit qu’un autre et plus grand
qu’un troisième, nous sommes immédiatement portés à distinguer les différents rapports sous
lesquels il nous paraît respectivement grand et petit. Ce faisant, nous décomposons notre
perception et y distinguons la grandeur, d’une part, et la petitesse, d’autre part, ce qui nous
permet de constater qu’il s’agit là de deux déterminations différentes et non d’une seule
détermination contradictoire. Mais pour ce faire, nous ne pouvons utiliser notre vue, puisque
c’est elle qui nous a révélé le même doigt comme étant à la fois plus grand et plus petit : nous
devons donc utiliser notre intelligence. La vue nous montre simplement un doigt unique qui est
à la fois grand et petit et semble donc contradictoire ; l’intelligence nous permet de distinguer
la grandeur et la petitesse comme deux choses distinctes, supprimant la contradiction
apparente. Ainsi, l’enseignement que nous cherchons sera celui qui étudie des déterminations
ne pouvant être examinées de manière suffisante par la vue ou quelque autre sens, mais qui
réclament la mise en œuvre de l’intelligence pour mener à un résultat dénué de contradiction.
Le reste du livre VII élabore un programme éducatif à partir de ce principe
fondamental. Une caractéristique essentielle de ce programme est d’être progressif : dans la
mesure où il doit accoutumer peu à peu notre âme à recevoir la lumière de l’intelligible (la
vérité) afin de remonter à sa source, il convient de procéder par étapes, sans vouloir se
consacrer immédiatement à la recherche de l’Idée du bien, sous peine d’être ébloui et de risquer
l’aveuglement définitif. Du point de vue du cheminement intellectuel, on peut distinguer deux
étapes principales dans cette progression, si l’on laisse de côté cette étape ultime qu’est la
« vision » de l’Idée du bien. La première est constituée par les sciences mathématiques, à
savoir dans l’ordre l’arithmétique (science du nombre), la géométrie plane, la stéréométrie
(géométrie des solides), l’astronomie (science des solides en mouvement) et la musique (au
sens de science harmonique). Selon Platon, ces sciences sont en effet les plus propres à nous
familiariser avec l’intelligible ainsi qu’avec l’amour de la vérité pour elle-même6. Cela suppose
toutefois qu’on les pratique d’une certaine manière, à savoir sans chercher à leur conférer une

6
D’où la légende (en réalité tardive) selon laquelle aurait figuré à l’entrée de l’Académie l’inscription « Que nul
n’entre ici s’il n’est géomètre ». – Le cursus mathématique préconisé par Platon trouve sans doute sa source dans
le Pythagorisme, notamment chez Archytas de Tarente.
quelconque utilité pratique, sans non plus accorder aux données sensibles une autre fonction
que celle de tremplin vers des problèmes purement théoriques. Par exemple, l’astronomie à
poursuivre n’est pas celle qui chercherait à effectuer des observations empiriques les plus
précises possibles, mais celle qui, sur la base de certaines observations, chercherait à en rendre
compte de manière purement théorique et à y retrouver une régularité mathématique stricte, en
élaborant à cette fin des modèles de plus en plus perfectionnés. De même, la musique en
question n’est nullement la composition ou l’interprétation de mélodies, mais la recherche
portant sur les valeurs mathématiques des intervalles, leurs différents rapports entre eux,
l’étude des « harmonies » (correspondant en musique grecque à ce que nous appellerions
aujourd’hui les modes), etc.
Mais toutes ces études, qui correspondent à la section de la ligne nommée plus haut
διάνοια (pensée intermédiaire), constituent seulement un « prélude », une « gymnastique » de
l’esprit destinée à le rendre prêt à appréhender les Idées elles-mêmes dans leur réalité. Aussi
est-ce seulement après s’être entraîné dans tous ces savoirs et avoir été conduit à percevoir la
parenté qui existe entre eux que l’on sera en mesure d’aborder la dialectique proprement dite,
qui correspond à la dernière section de la ligne et se voit ici qualifiée de seule science véritable.
La République demeure toutefois avare de détails sur la nature et les espèces de la dialectique.
De manière générale, Platon fournit très peu de descriptions de cette science, et celles qu’il
fournit ne paraissent pas toujours concordantes. En revanche, il la pratique tout au long de ses
dialogues, et c’est sur cette pratique qu’il convient de se fonder pour tâcher d’en comprendre la
nature et l’unité.

6) La dialectique

Pour Platon, la dialectique n’est pas seulement une méthode, mais elle est une science,
et même la science suprême. Celle-ci prend toutefois différentes formes dans les Dialogues, qui
s’enchaînent selon une progression cohérente.
À l’origine, la dialectique – dont nous avons vu que Zénon d’Élée passait pour
l’inventeur – est simplement l’art de dialoguer (διαλέγεσθαι), c’est-à-dire d’interroger et de
répondre. Nous avons vu que chez Socrate tel qu’il était représenté dans les premiers dialogues
de Platon, cet art se manifestait essentiellement sous la forme de l’ἔλεγχος, méthode réfutative
par laquelle Socrate commençait par poser la question « qu’est-ce que ? » à ses interlocuteurs
(qu’est-ce que la vertu, le courage, la piété, etc. ?), bref une question portant sur l’essence de la
chose considérée, dans l’attente d’une définition de cette chose, puis réfutait ensuite les
réponses qui lui étaient proposées en montrant qu’elles contredisaient d’autres opinions
également soutenues par ces mêmes interlocuteurs. Cette démarche avait pour but de
débarrasser les âmes de toutes les opinions fausses qu’elles contenaient et qui les empêchaient
d’atteindre la vérité en commençant par les « faire accoucher » de ces opinions, c’est-à-dire par
faire exprimer celles-ci au grand jour. C’est en cela que consistait la « maïeutique », qui avait
donc une visée essentiellement négative ou critique.
Autant que nous puissions en juger, Socrate en restait à cette étape purement négative,
qui conduisait à la reconnaissance de sa propre ignorance. Cependant, nous avons vu également
que cette « ignorance socratique » était en même temps le principe d’un nouveau type de
connaissance, à savoir précisément la capacité de pratiquer cette méthode d’examen qu’est
l’ἔλεγχος. Platon va plus loin, en considérant que l’ἔλεγχος et la maïeutique ne sont que l’étape
préparatoire d’une étape positive qui va, quant à elle, nous permettre d’élaborer des définitions
qui ne seront plus l’expression de simples opinions, mais résulteront d’une démarche
véritablement scientifique. Cette étape positive présuppose l’étape négative, d’une part parce
que sa nécessité ne se fait sentir que lorsque nous avons pris conscience de notre ignorance, et
d’autre part parce qu’elle suppose que nous soyons débarrassés de toutes les opinions qui
risqueraient d’en entraver la libre progression. Elle est prise en charge par une nouvelle forme
de dialectique, à savoir la méthode de rassemblement (συναγωγή) et de division (διαίρεσις).
Bien qu’on en trouve déjà les prémices dans certains dialogues de jeunesse comme le Gorgias,
voire chez le Socrate historique lui-même, comme semble l’indiquer sa présence dans certains
passages des Mémorables de Xénophon, c’est seulement dans le Phèdre qu’elle est décrite dans
ces termes avant d’être pratiquée de différentes manières dans le Sophiste, le Politique et le
Philèbe. On peut y distinguer deux étapes principales :
(1) D’abord, on commence par poser le genre auquel appartient ce que l’on cherche à
définir. Par exemple, si l’on veut définir l’homme, on commence par poser le genre « animal »
auquel il appartient. Ce faisant, on confronte l’objet de notre recherche à tout ce qui appartient
au même genre que lui – en l’occurrence, à tous les animaux. C’est l’étape du rassemblement.
(2) Mais justement, l’homme n’est pas identique aux autres animaux. L’étape suivante
consistera dès lors à le différencier de tous les autres membres du genre auquel nous l’avons
attribué. Pour ce faire, il convient de diviser le genre de départ en différentes espèces – soit
deux, soit le nombre le plus proche possible de deux. Divisons par exemple les animaux en
animaux aquatiques et animaux terrestres. L’homme est évidemment un animal terrestre, mais
il n’est pas le seul : il est donc nécessaire de poursuivre la division, en distinguant par exemple
au sein des animaux terrestres les animaux volatiles et les animaux marcheurs, puis parmi les
marcheurs ceux qui ont des cornes et ceux qui n’en ont pas, puis parmi ces derniers ceux qui
peuvent se reproduire par croisement avec d’autres espèces (comme le cheval et l’âne) et ceux
qui ne le peuvent pas, enfin parmi ces derniers les quadrupèdes et les bipèdes. L’homme aura
ainsi été distingué de tous les autres animaux, et on obtiendra la définition suivante : l’homme
est un animal terrestre, marcheur, sans cornes, ne pouvant se reproduire par croisement et
bipède (cf. le Politique).
L’ensemble de ce procédé peut également être interprété comme une mise en œuvre de
la dialectique telle qu’elle est définie à la fin du livre VI de la République : on part d’une
hypothèse, à savoir l’objet de la recherche, dont on commence par reconnaître le caractère
hypothétique, c’est-à-dire insuffisamment connu des interlocuteurs en présence ; on remonte à
un principe anhypothétique, à savoir le genre, qui peut quant à lui être considéré à juste titre
comme bien connu des interlocuteurs en présence, en tout cas dans les circonstances actuelles ;
et partant de là, on redescend en passant d’Idée en Idée jusqu’au moment où l’on rejoint
l’hypothèse de départ, qui perd alors son caractère hypothétique et est en ce sens « détruite » –
c’est-à-dire qu’elle en vient à être effectivement connue. Pour Platon, ce procédé relève bien de
la science, dans la mesure où il repose uniquement sur la considération des Idées et non sur
celle de données sensibles. En effet, toutes les déterminations qu’il met en jeu (« animal »,
« aquatique », « terrestre », etc.) sont des déterminations intelligibles (personne n’a jamais vu
ni entendu l’animal, l’aquatique, le terrestre…), bref des Idées, que le dialecticien entrelace les
unes aux autres pour former des espèces de plus en plus complexes.
Un tel procédé suppose donc que les Idées ne soient pas des entités isolées les unes des
autres, mais puissent se « mélanger » et former des combinaisons les unes avec les autres. Les
conditions de ce processus sont étudiées dans le Sophiste. Dans ce dialogue, Platon montre en
effet que la pensée et le discours ne sont possibles que si les Idées (les déterminations
intelligibles) « communiquent » les unes avec les autres, non pas n’importe comment, mais
selon des règles qu’il revient au dialecticien de découvrir. C’est ainsi qu’il montre en
particulier que l’Idée (ici appelée genre) de l’« autre » peut se mélanger à toutes les autres, de
manière à former des entités complexes désignant « ce qui est autre que x », et qui peut
également être appelé « non-x ». Par exemple, le mélange de l’autre et du beau produira le
« non-beau », qui renvoie non seulement au laid, mais plus généralement à tout ce qui est autre
que le beau. Or, cette approche conduit Platon à commettre un « acte parricide » à l’égard de
Parménide (qu’il considère comme le père de la philosophie), en réfutant sa conception du non-
être. On se souvient que Parménide soutenait que le non-être n’est absolument rien, et en tant
que tel ne peut même pas être dit ni pensé. Cette affirmation faisait le beau jeu des sophistes,
qui se fondaient sur elle pour prétendre qu’il est impossible de dire quelque chose de faux,
puisque cela reviendrait à dire ce qui n’est pas, ce qui est impossible. Platon ne conteste pas
qu’il soit impossible de parler du non-être en ce sens « absolu », bien qu’il considère que le
simple fait de dire cela soit déjà contradictoire. Cependant, il montre qu’il est possible de
concevoir le non-être d’une manière non plus absolue, mais relative, et que cette manière de le
concevoir rend compréhensible la possibilité de l’erreur. Selon cette nouvelle conception, le
non-être n’est pas le contraire de l’être, c’est-à-dire le néant absolu, mais ce qui est autre que
l’être, de la même manière que le non-beau est ce qui est autre que le beau. Dès lors, tout être
est en même temps un non-être lorsqu’il est comparé à un autre être : pour prendre un exemple
de Platon, le mouvement n’est pas le repos, en ce sens qu’il est autre que le repos, et cela suffit
à en faire un non-être relativement à cet être qu’est le repos, sans pour autant en faire un non-
être absolu, car en lui-même, le mouvement est tout autant que le repos. Il faut donc dire, à
l’encontre de Parménide, que le non-être est et que l’être n’est pas. Or cela permet de
comprendre la possibilité de l’erreur : en effet, dire quelque chose de faux, c’est bien dire ce
qui n’est pas, non pas au sens de ce qui n’est absolument pas, mais au sens de ce qui est autre
que ce qui est. Par exemple, si je dis « Théétète vole » alors que Théétète est assis, je dis
quelque chose qui est autre que ce qui est, et en ce sens je dis ce qui n’est pas, bref je dis
quelque chose de faux. Contrairement à ce qu’affirment les sophistes, il est donc possible de se
tromper, et toute opinion n’est pas vraie.
Ultimement, c’est-à-dire lorsque l’âme s’y sera suffisamment préparée par l’examen des
autres Idées, la dialectique devra s’appliquer à l’Idée du bien elle-même, que Socrate décrit
dans la République comme « l’objet d’étude le plus important » (μέγιστον μάθημα) et dont il
affirme qu’elle est encore supérieure à toutes les autres Idées en dignité et en puissance. Il
compare en effet la fonction de l’Idée du bien dans le domaine intelligible à celle du soleil dans
le domaine visible : de même que le soleil est ce qui rend possible la vue par la lumière qu’il
dispense, de même l’Idée du bien est ce qui rend possible la connaissance par sa propre
« lumière », à savoir la vérité (ἀλήθεια). Bien plus, de même que le soleil, par son mouvement
régulier, est le principe du passage des saisons et donc du devenir, de même l’Idée du bien est
le principe de l’être, tout en étant elle-même « au-delà de l’être ». Se fondant notamment sur ce
passage, les néoplatoniciens feront du Bien une réalité encore supérieure aux Idées et à
l’intelligible, qu’ils assimileront à l’Un. Cette interprétation ne s’accorde pourtant pas au texte,
qui parle explicitement de l’Idée du bien et qui, loin de la situer au-delà de l’intelligible, en fait
ce qu’il y a de plus intelligible (tout comme le soleil est ce qu’il y a de plus visible). Bien plus,
Socrate affirme dans le livre VII de la République que cette connaissance est d’ordre
dialectique et consiste à « donner le logos » de l’Idée du bien, comme de toute autre Idée. Il
n’entreprend pas cet examen dans la République, mais dans un dialogue plus tardif, le Philèbe.
Dans ce dialogue, la question du bien est posée directement, et sans que soit oublié son
ancrage éthique : poser la question du bien, c’est se demander ce dont la possession est capable
de nous rendre heureux. Au terme d’une recherche particulièrement longue et difficile, Socrate
parvient à mettre au jour trois caractéristiques qui rendent bonne la vie bonne, de même que
toute autre chose bonne : la mesure, la beauté et la vérité, que l’on peut résumer sous le terme
de déterminité (le fait d’être déterminé et non le contenu de la détermination). Ainsi, ce qui fait
qu’une chose est bonne, c’est qu’elle est déterminée. Or nous avons vu que l’être devait
également s’entendre au sens d’être déterminé, et que c’était le caractère parfaitement
déterminé des Idées qui en faisait des objets de science possible. C’est en ce sens que l’Idée du
bien est la source de l’être et de la vérité, et donc de la connaissance. Mais en quoi cela les rend
elles bonnes ? Autrement dit, pourquoi l’Idée ultime est-elle l’Idée du bien ? Parce que le
bonheur parfait n’est accessible que par la philosophie, de sorte que les Idées, comme objets de
la connaissance parfaitement déterminés, sont bonnes au sens où le fait de les connaître est
capable de nous rendre heureux – comme le montre la vie de Socrate telle que Platon la
présente dans ses Dialogues. Ainsi, toutes les Idées en général sont bonnes parce qu’elles
partagent un certain nombre de caractéristiques formelles (la mesure, la beauté et la vérité) qui
permettent de les appeler « bonnes », en ce sens qu’elles permettent à celui qui les connaît de
mener une vie moralement bonne et d’atteindre le bonheur. En d’autres termes, c’est en tant
qu’elles sont véritablement et sont les conditions de la connaissance que les Idées sont
également les conditions de l’accession à une vie réellement bonne, c’est-à-dire heureuse. Bref,
seule la pensée des Idées, c’est-à-dire la philosophie, est susceptible de nous conduire au
bonheur. La manière dont cette thèse est démontrée dans le Philèbe est trop complexe pour être
abordée dans le cadre de ce cours. En revanche, il y a une autre voie pour déterminer les
conséquences éthiques de la pratique de la philosophie, qui passe par l’étude de l’âme. C’est
cette voie « courte » qui est suivie dans la République, et c’est également elle que nous allons
examiner à présent.

7) La question de l’âme

a. Définition

Pour Platon comme pour tous les philosophes grecs, l’âme (ψυχή) est le principe de vie
de tous les êtres vivants. Or la vie se caractérise essentiellement par le mouvement, et plus
précisément par le mouvement dont le principe est interne à l’être qui se meut. L’âme est donc
un principe de mouvement ; elle est même l’origine de tout mouvement dans le monde, comme
y insiste le Phèdre. On retrouve ici un écho au problème de l’origine du mouvement tel qu’il
avait été posé pour la première fois par Anaxagore. Mais comment l’âme peut-elle jouer ce
rôle ? Pour Platon, cela n’est possible que si l’âme est elle-même un mouvement, mais un
mouvement d’un type très particulier, à savoir un mouvement « automoteur ». C’est pourquoi,
dans le Phèdre et le livre X des Lois, il définit l’âme comme « un mouvement qui se meut lui-
même ». Cette définition fondamentale comporte deux parties.
D’une part, elle identifie l’âme non pas à une chose, mais à un mouvement. De quel type
de mouvement s’agit-il ? Non pas d’un mouvement physique (mouvement selon le lieu,
croissance et décroissance, etc.), car il est clair que ce genre de mouvement affecte beaucoup
moins l’âme que le corps. Les mouvements propres à l’âme sont bien plutôt des mouvements
psychiques, tels que « vouloir, examiner, prendre soin, délibérer, opiner correctement ou
faussement, se réjouissant ou étant peinée, étant confiante ou craintive, haïssant ou chérissant,
et tous les mouvements apparentés à ceux-là » (Lois, X, 897 a). Dire que l’âme est un
mouvement, c’est non pas en faire le « support » qui se cacherait « derrière » ces mouvements,
mais l’identifier purement à eux. L’âme n’est rien d’autre que les mouvements qui la
parcourent.
D’autre part, ce mouvement qu’est l’âme est un mouvement qui se meut lui-même. Cela
revient à dire que les mouvements de l’âme ne sont jamais causés par autre chose, mais
trouvent toujours leur principe dans l’âme elle-même. Certes, un désir, par exemple, porte
généralement sur un objet autre que lui ; mais selon Platon, on ne peut pas dire que la cause du
désir soit cet objet : la véritable cause du désir se trouve dans l’âme de celui qui désire. Il en va
de même pour tous les autres mouvements psychiques. Ce point est fondamental, car il signifie
qu’il est dès lors possible de maîtriser ces mouvements psychiques qui nous agitent, puisque
leur principe se trouve non pas hors de nous, mais dans notre âme, c’est-à-dire en nous-mêmes.
b. Tripartition

Est-il possible de « mettre de l’ordre » dans ces mouvements psychiques en les


rassemblant sous certaines espèces ? Dans le livre IV de la République, Platon distingue trois
espèces de ce type, qu’il nomme des parties de l’âme. L’âme est donc tripartite. Les parties de
l’âme ne doivent pas être confondues avec les parties d’une chose : elles sont plutôt des espèces
de mouvements psychiques qui partagent des traits communs.
Afin de mettre en évidence cette tripartition, Socrate s’appuie sur deux principes :
- Une version du principe de non-contradiction, selon laquelle il est impossible qu’une seule
et même chose fasse ou subisse en même temps des contraires sous le même rapport et
relativement à la même chose. L’action ou la passion qui intéresse Socrate dans ce contexte
est le désir : une même chose ne peut à la fois désirer et ne pas désirer (voire repousser) la
même chose en même temps et sous le même rapport, de sorte que si nous observons un
conflit entre tendances contraires en nous, il faut en conclure que ces tendances relèvent
d’instances différentes.
- Un principe que l’on peut nommer « principe de la détermination corrélative des
corrélatifs », selon lequel tout terme relatif à un autre est déterminé exactement dans la
même mesure que son corrélatif (par exemple, le grand est relatif au petit, le deux fois plus
grand relatif au deux fois plus petit, etc.). Ici encore, ce qui intéresse Socrate dans le présent
contexte est l’application de ce principe au désir : si, fondamentalement, tout désir est désir
du bien, il n’en reste pas moins que chaque désir particulier a un objet qui lui est propre, et
qu’à ce niveau, il peut y avoir des conflits entre désirs.
À partir de ces deux principes, Socrate met en évidence l’existence de conflits entre
désirs de trois types différents, qui lui permettent de distinguer trois parties de l’âme :
(1) la partie désirante (τὸ ἐπιθυμητικόν) rassemble tous les désirs liés au corps
(nourriture, sexe, etc.) ;
(2) la partie ardente (τὸ θυμοειδές) rassemble tous les emportements et les élans liés à
l’ardeur (indignation, colère, exaltation, etc.) ;
(3) la partie rationnelle (τὸ λογιστικόν) rassemble tous les mouvements propres à
l’exercice de la rationalité (raisonnement, calcul, etc.).
Bien souvent, ces parties sont en conflit les unes avec les autres. Nous sommes alors
tiraillés entre des tendances opposées dont l’une prend le dessus sur l’autre : par exemple,
lorsque nous désirons manger tel ou tel mets, mais nous retenons parce que nous savons qu’il
risque de nuire à notre santé (victoire de la partie rationnelle sur la partie désirante) ; ou lorsque
nous savons que nous ferions mieux de nous taire, mais ne pouvons nous empêcher de laisser
éclater notre colère (victoire de la partie ardente sur la partie rationnelle) ; ou encore lorsque
nous nous indignons de certains désirs qui sont en nous et parvenons à les réfréner (victoire de
la partie ardente sur la partie désirante), ou au contraire nous laissons malgré tout submerger
par eux (victoire de la partie désirante sur la partie ardente). Notre âme est ainsi le théâtre d’un
déchirement incessant, que Platon représente dans le Phèdre en la comparant à un attelage ailé
dont les deux chevaux tirent dans des directions différentes, ballottant le cocher (la partie
rationnelle) en un sens puis en l’autre selon que la partie désirante ou la partie ardente a le
dessus. Comment échapper à cette situation douloureuse ?
Pour Platon, la seule manière d’y parvenir est d’établir le commandement de la partie
rationnelle sur les deux autres (c’est-à-dire des mouvements de la partie rationnelle sur les
mouvements des deux autres). Ce commandement ne doit pas être tyrannique : il ne s’agit pas
de s’opposer systématiquement aux mouvements des autres parties, mais bien plutôt de les
maintenir dans certaines limites afin d’assurer la coexistence harmonieuse des trois parties.
Dans ces conditions, l’âme est à la fois sage, parce que la partie rationnelle connaît ce qui est
l’intérêt de chacun et de l’âme dans sa totalité, courageuse, parce que la partie ardente est
capable de préserver ce qui a été prescrit par la raison comme étant à craindre ou à ne pas
craindre malgré les plaisirs et les peines qu’elle ressent, tempérante, parce que ses différentes
parties sont d’accord pour que la partie rationnelle dirige, et juste, parce que chaque partie s’y
trouve à sa place et reçoit la part qui lui convient. Les quatre vertus cardinales que sont la
justice, la tempérance, le courage et la sagesse y sont donc présentes et s’impliquent
mutuellement. L’homme dont l’âme est ainsi organisée est dès lors vertueux, et il est également
heureux puisque son âme est harmonieuse et n’est plus déchirée par des conflits internes.
Mais afin que le commandement de la partie rationnelle soit possible, encore faut-il que
cette dernière soit suffisamment forte. C’est précisément à son renforcement qu’est destiné tout
l’entraînement intellectuel qui a été décrit ci-dessus, constitué par les mathématiques d’abord et
la dialectique ensuite. On comprend dès lors pourquoi cette formation intellectuelle a des
conséquences éthiques fondamentales, puisque c’est seulement en passant par elle – et donc en
devenant philosophe – que l’on peut espérer le bonheur dans cette vie. Mais elle a également
des conséquences sur le destin de notre âme après notre mort, puisque d’après Platon, notre
âme est immortelle.

c. Immortalité

L’immortalité de l’âme est déjà évoquée dans l’Apologie de Socrate, le Ménon et le


Gorgias, mais seulement sous la forme d’un espoir que Socrate défend à l’aide de mythes.
Dans le Phédon, Platon franchit un pas supplémentaire, puisque pour la première fois dans
l’histoire de la philosophie, il prétend démontrer l’immortalité de l’âme7. Le Phédon est un
dialogue très complexe dont l’interprétation est loin d’être aisée, notamment parce qu’il joue
sans cesse sur le sens des mots « vie » et « mort », couple qui désigne tantôt respectivement
l’union et la séparation de l’âme et du corps, tantôt la vie même de la pensée et son extinction,
la difficulté étant que la vie au second sens suppose la mort au premier sens, et inversement la
vie au premier sens implique la mort au second sens. C’est pourquoi Socrate y soutient que
« philosopher, c’est apprendre à mourir » (μελέτη θανάτου) : la mort doit ici s’entendre au sens
de la séparation de l’âme et du corps, à laquelle nous prépare la philosophie comme activité de
la pensée pure séparée des sens (et donc du corps) et tournée vers les Idées. Il n’y a dès lors
rien de morbide dans cette formule : au contraire, la mort ainsi définie est la condition de ce qui
pour Platon est la vie véritable, à savoir la pensée.
Plusieurs arguments en faveur de l’immortalité de l’âme sont avancés dans le Phédon.
Le premier s’appuie sur le fait que les choses contraires proviennent toujours de leurs
contraires : une chose ne peut devenir plus grande que si elle était auparavant plus petite, plus
faible que si elle était préalablement plus forte, plus rapide que si elle était préalablement plus
lente. Notons bien que ce qui devient est ici la chose – le « sujet » ou le « substrat », dira
Aristote – qui reçoit les prédicats contraires, et non ces prédicats eux-mêmes. Or « vivre » est
le contraire de « être mort ». Ce qui en vient à vivre doit donc venir de ce qui était mort, tout
comme la mort ne peut survenir qu’à ce qui était vivant. Il faut par conséquent admettre qu’il y
a un « substrat » qui reçoit alternativement les prédicats « mort » et « vivant », substrat qui
préexiste à la naissance et persiste après la mort et n’est autre que l’âme. (Insistons sur le fait
qu’ici, la mort signifie l’état de l’âme séparée du corps et la vie son union avec le corps.) Il faut
donc en conclure que naître, c’est en fait « revivre », processus par lequel l’âme s’incarne à
nouveau dans un corps. Les âmes peuvent donc subsister indépendamment de leur union avec
le corps. Cette subsistance ne peut toutefois être décrite comme une vie, et en ce sens, on ne
7
On trouve également d’autres démonstrations de l’immortalité de l’âme dans la République et le Phèdre, que
nous laisserons ici de côté.
peut encore parler à ce stade d’une immortalité de l’âme, puisque l’âme qui subsiste hors du
corps est précisément morte. Socrate ne décrit pas davantage le statut de ces âmes mortes ; il se
contente d’ajouter qu’il faut supposer qu’elles se rendent alors « dans l’Hadès » en attendant
leur prochaine incarnation. On reconnaît ici une allusion à la doctrine pythagoricienne de la
transmigration de l’âme.
À l’appui de cette thèse sont ensuite évoquées deux idées fondamentales : d’une part, la
réminiscence, qui suppose que notre âme existe avant même notre naissance (à comprendre
toujours au sens de l’union de l’âme et du corps), et d’autre part, le fait que l’âme, du moins
l’âme qui se tourne vers les Idées dans son amour de la connaissance, est plus semblable à ces
réalités intelligibles qu’aux choses sensibles, et doit donc avoir des caractéristiques proches de
celles de ces réalités, à savoir la simplicité (absence de la composition qui est une cause
possible de corruption), l’identité à soi-même, l’immortalité et même la divinité : elle-même
doit avoir une durée au moins supérieure à celle du corps, et dès lors subsister après son union
avec celui-ci, et ce d’autant plus qu’elle a pratiqué la philosophie « droitement » pendant sa vie.
Sous couvert d’arguments en faveur de l’immortalité de l’âme, ces compléments visent en
réalité essentiellement à expliciter ce que signifie l’existence de l’âme hors du corps, « avant »
la naissance ou « après » la mort, à savoir cette activité de la pensée pure qu’est la philosophie
comme mode de connaissance des Idées. C’est cette activité qui va, dans la suite, être appelée
« vie de l’âme », qu’il convient dès lors de distinguer de ce qui était entendu par « vie » jusqu’à
présent, qui caractérisait non pas l’âme elle-même, mais l’union entre l’âme et le corps. Cette
vie de l’âme est en réalité l’envers de la mort entendue comme séparation de l’âme et du corps
et la présuppose.
Cette nouvelle définition de la vie va émerger suite aux objections de Simmias et
surtout de Cébès, qui fait remarquer que même si l’on admet que l’âme a un mode d’existence
plus durable que le corps, rien ne prouve qu’elle est effectivement immortelle : elle pourrait
très bien se corrompre définitivement après un certain nombre d’incarnations, et peut-être
justement au terme de l’incarnation présente. Selon cette objection, la mort n’est plus définie
comme la séparation de l’âme et du corps, mais bien plutôt comme « une destruction de
l’âme » (91 d). Ce que Socrate doit dès lors démontrer à présent, ce n’est plus seulement que
l’âme a une existence indépendante et plus durable que le corps, mais encore qu’elle est
caractérisée par une vie qui lui est propre (plutôt qu’elle ne caractérise son union avec le corps)
et est par nature immortelle.
C’est dans ce contexte qu’il raconte son intérêt passé pour les recherches des
physiologues et la déception qui s’ensuivit, qui le conduisit à sa « seconde navigation », à
savoir cette hypothèse « naïve » qui est celle des Idées. Dans ce cadre, il introduit une précision
concernant ces dernières : non seulement l’Idée considérée en elle-même ne peut jamais
devenir contraire à elle-même, mais il en va de même pour le prédicat qu’elle confère à ce qui
en participe. Par exemple, ce n’est pas seulement la grandeur en soi qui ne peut jamais être
petite, mais également la grandeur d’une chose grande : certes, une chose grande peut
également être petite sous un autre rapport, mais c’est qu’elle participe alors également à la
petitesse ; sa grandeur, quant à elle, ne peut être que grande. En d’autres termes, ce n’est pas
sous le même rapport qu’une même chose peut être à la fois grande et petite : elle est grande
sous le rapport de sa participation à la grandeur, et petite sous le rapport de sa participation à la
petitesse. Ce qui est soumis au devenir, ce n’est donc pas le prédicat lui-même, mais la chose
qui a ce prédicat, dans la mesure où elle ne s’identifie pas purement et simplement à celui-ci,
mais le reçoit seulement provisoirement et sous un certain rapport. Il n’y a par conséquent
aucune contradiction entre cette affirmation et celle avancée plus tôt dans le dialogue selon
laquelle les choses contraires viennent toujours des contraires, car les choses en question
étaient alors les « substrats » des prédicats et non les prédicats eux-mêmes. Devenir, c’est
précisément acquérir un prédicat qu’on ne possédait pas antérieurement, ou perdre un prédicat
qu’on possédait antérieurement ; mais le prédicat, lui, ne devient pas.
Cette précision étant faite, Socrate ajoute un élément supplémentaire : certaines choses,
bien que ne s’identifiant pas avec un prédicat donné, sont pourtant définies par la possession de
celui-ci de telle sorte qu’elles ne peuvent le perdre sans perdre leur identité propre, et donc soit
périr, soit « se retirer ». Par exemple, la neige est intrinsèquement froide et ne peut en aucun
cas être chaude, de sorte que si le chaud s’en approche, soit elle se retire, soit elle périt ; ou
encore, le trois est intrinsèquement impair et ne peut en aucun cas être pair. Dans de tels cas, le
prédicat n’est pas présent dans ces choses comme dans un substrat : il fait partie de leur
essence. Le froid fait partie de l’essence de la neige, ce qui revient à dire que la neige est une
certaine espèce de froid, tout comme le trois est une certaine espèce d’impair. Il en va de même
de l’âme selon Socrate : l’âme est principe de vie ; la vie n’est donc pas présente en elle comme
un prédicat dans un substrat, mais elle fait partie de son essence : l’âme est une certaine espèce
de vie, à savoir cette vie qui est principe de la vie du composé qu’est l’homme ou l’animal
entier (cf. supra, section a, la définition de l’âme comme mouvement automoteur). Dès lors,
l’âme ne peut jamais recevoir la mort comme contraire de la vie : lorsque celle-ci s’approche,
l’âme ne peut que périr ou se retirer. Mais dans ce cas – et dans ce cas seulement –, la première
branche de l’alternative n’est pas recevable, puisque ne pas pouvoir recevoir la mort, c’est
précisément ne pas pouvoir périr. Lorsque vient la mort, l’âme doit donc « se retirer ».
Où se retire-t-elle ? Dans l’Hadès, répond Socrate. Mais il faut bien voir que celui-ci
représente avant tout le royaume de la pensée pure : ce qui résulte de tout ce qui précède, c’est
que le retrait de l’âme hors du corps est avant tout sa concentration en elle-même, qui a été
identifiée plus tôt avec la philosophie dans sa relation avec les Idées. C’est pour cette raison
que Socrate clôt chaque argument en faveur de l’immortalité de l’âme par un appel à pratiquer
la philosophie et donc la justice : pratiquer la philosophie, c’est certes en un sens « être mort »,
mais c’est surtout être pleinement vivant, renforcer ce principe de vie qu’est notre âme,
s’identifier de plus en plus à elle, et en ce sens devenir immortel, puisqu’elle l’est elle-même.
La véritable immortalité est donc accessible dès maintenant, à condition de se consacrer le plus
complètement possible à la philosophie.
Toutefois, une telle représentation de la vie « après » la mort demeure très abstraite, et
en ce sens sans doute insatisfaisante pour les interlocuteurs de Socrate et nombre de lecteurs.
C’est pourquoi Platon la complète par une série de mythes eschatologiques (ἔσχατος = dernier,
ultime, extrême) qui concluent les dialogues où est évoqué l’espoir en une vie après la mort, à
savoir le Gorgias, le Phédon et la République (on peut aussi rattacher dans une certaine mesure
le mythe du Phèdre à cette catégorie). S’il s’exprime alors en termes mythiques, explicitement
reconnus comme tels, c’est afin de présenter l’enseignement qu’il nous livre comme l’objet
d’une croyance, certes légitime et raisonnable, mais qui n’en demeure pas moins une croyance.
La fonction de ces mythes est protreptique : il s’agit d’exhorter les hommes à pratiquer la
justice et la philosophie. Nous retrouvons ici une fonction du mythe proche de celle que nous
avons déjà repérée dans Les Travaux et les jours d’Hésiode et dans le poème d’Empédocle. En
l’occurrence, ces mythes sont des mythes de jugement : ils nous présentent les âmes comme
devant comparaître après leur sortie du corps devant un tribunal de juges divins qui déterminent
leur sort à venir en fonction de leur comportement dans leur vie précédente, à savoir soit des
punitions extrêmement sévères, soit au contraire des récompenses merveilleuses que Socrate se
garde bien de décrire. Le mythe d’Er qui conclut la République est plus complexe : en effet, il
nous décrit comment, après ces périodes de récompense ou de punition, les âmes sont amenées
à faire le choix de leur prochaine incarnation, et comment la plupart sont déterminées dans ce
choix par leur expérience immédiatement passée. Paradoxalement, ce sont les âmes qui
viennent d’être punies qui sont les plus prudentes, tandis que celles qui ont été récompensées
ne sont pas conscientes des risques qu’elles courent en choisissant une vie tyrannique ou
dissolue. Seuls les philosophes feront toujours le bon choix, parce qu’eux seuls savent que la
justice n’est pas à choisir pour des motifs extérieurs ou négatifs (éviter les punitions), mais en
raison de sa valeur intrinsèque, comme étant seule susceptible de les conduire au bonheur
véritable. En ce sens, seuls les philosophes choisissent la vie que tous veulent véritablement –
étant entendu que nul ne veut le mal et son propre malheur –, parce qu’eux seuls sont capables
de faire la différence entre l’apparence du bien et sa réalité. Cela revient à dire que la
récompense ultime de la philosophie, c’est la liberté comme capacité à atteindre ce que l’on
veut vraiment8.

8) Le problème politique

Selon Platon, ce n’est pas seulement le salut individuel qui suppose la philosophie, mais
aussi le salut de la collectivité. À la fin du mythe de la caverne, Socrate raconte ce qui arriverait
à l’homme qui serait sorti de la caverne et aurait progressivement accoutumé son regard aux
objets qui se trouvaient à l’extérieur jusqu’à s’être rendu capable de contempler le soleil lui-
même, si on l’obligeait à redescendre dans l’obscurité de la caverne. De prime abord, il serait à
nouveau comme aveugle, tant les choses qu’il examinerait à présent seraient dépourvues de
clarté. Dans ces conditions, les autres prisonniers ne manqueraient pas de se moquer de lui, et
de penser que le séjour qu’il a effectué à l’extérieur lui a irrémédiablement abîmé la vue,
incapables qu’ils seraient de comprendre que les troubles de la vue peuvent être dus à deux
causes opposées : le passage de l’obscurité à la lumière et le passage de la lumière à l’obscurité.
Et s’il insistait pour les détacher et pour les emmener là-haut, ceux-ci iraient finalement sans
doute jusqu’à le tuer pour rester où ils sont. Tel est le destin du philosophe : lorsqu’il doit à
nouveau se confronter aux apparences de ce qui est juste ou beau, c’est-à-dire aux opinions des
hommes, que ce soit au tribunal ou en quelque autre lieu, il peut facilement prêter à rire, tant
les enjeux qui y sont débattus lui semblent manquer de consistance par rapport à la réalité
même de ces notions à laquelle son âme est accoutumée ; et si, voulant aider ses semblables à
quitter leur condition servile pour contempler la lumière elle-même, il devient trop insistant, il
risque finalement d’être condamné à mort, comme c’est arrivé à Socrate.
Ce mythe montre combien Platon est pessimiste quant à la possibilité d’une
transformation de la cité par la philosophie. Pourtant, il estime qu’une telle transformation est
nécessaire pour réaliser une société juste et heureuse, comme l’affirme Socrate dans un passage
célèbre de la République :

Si l’on n’arrive pas, dis-je, ou bien à ce que les philosophes règnent dans les cités, ou bien à ce que ceux
qui à présent sont nommés rois et hommes puissants philosophent de manière authentique et satisfaisante,
et que coïncident l’un avec l’autre pouvoir politique et philosophie ; et à ce que les nombreuses natures
de ceux qui à présent se dirigent séparément vers l’une ou l’autre carrière en soient empêchées par la
contrainte, il n’y aura pas, mon ami Glaucon, de cesse aux maux des cités, ni non plus, il me semble, du
genre humain. (République V, 473 c-d)

En effet, selon Platon, on peut établir une analogie entre la cité et l’âme humaine : de même
que cette dernière se divise en trois parties, on peut discerner trois classes d’hommes dans la
cité, à savoir respectivement les producteurs (correspondant à la partie désirante), les guerriers
(correspondant à la partie ardente) et les philosophes (correspondant à la partie rationnelle). Le
plus souvent, ces classes sont en conflit, chacune des deux premières voulant exercer le pouvoir
sur les deux autres. De là naissent les différents types de régimes qui caractérisent nos cités,
analogues aux types d’hommes qui les suscitent – timocratie (règne de l’honneur) lorsque les
8
Pour une réévaluation du statut de la liberté chez Platon, voir R. Muller, La doctrine platonicienne de la liberté,
Paris, Vrin, 1997.
intérêts de la partie ardente dominent, oligarchie, démocratie et tyrannie lorsque les désirs de la
partie désirante prennent le dessus, selon le type de désirs concernés : les désirs nécessaires
seulement (oligarchie : règne de quelques privilégiés), tous les désirs, nécessaires ou non,
traités à égalité (démocratie : règne de l’ensemble du peuple), ou les désirs contraires aux lois
(tyrannie : règne d’un individu fondé sur l’arbitraire de ses propres désirs) – et qui selon Platon
sont tous injustes, parce que leurs dirigeants n’y gouvernent qu’en fonction de leur intérêt
propre ou de celui de leur classe. C’est pourquoi, de manière comparable à ce qui se passe dans
le cas de l’âme individuelle, la cité ne pourra être juste et heureuse que lorsque les philosophes
régneront sur tous les autres hommes. Ce faisant, ils ne chercheront pas à écraser ces derniers à
leur propre profit, mais au contraire à réaliser une cité au sein de laquelle les différents types
d’hommes cohabiteront harmonieusement. Socrate insiste : le but n’est pas qu’une classe soit
particulièrement heureuse, mais bien que l’ensemble de la cité le soit, c’est-à-dire chacun de
ses citoyens ; et cela, selon lui, seuls les philosophes peuvent y veiller. Lorsqu’ils gouvernent,
la cité dans son ensemble manifeste les quatre vertus principales : ses dirigeants sont sages, ses
guerriers courageux en tant qu’ils suivent les recommandations des premiers, et l’ensemble de
la cité est à la fois modéré (parce qu’y règne un accord sur l’autorité des dirigeants) et juste. La
justice peut en effet être définie comme le fait d’accomplir sa fonction propre, c’est-à-dire la
tâche pour laquelle on est « naturellement fait » et dans l’accomplissement de laquelle on
trouve dès lors son bonheur. Une cité est juste lorsque chacun accomplit sa fonction propre : ce
faisant, non seulement il peut atteindre son bonheur personnel, mais il est utile à la cité. Quant
à la tâche du gouvernement, elle doit selon Platon être réservée aux philosophes, qui sont les
seuls à pouvoir l’exercer en ayant en vue le bonheur de la cité entière et non leur propre
bonheur individuel seulement.
Une telle cité suppose une série de réformes radicales, notamment l’instauration pour
les gardiens (les guerriers et les philosophes) d’une communauté des biens, des femmes et des
enfants, afin de supprimer toutes les sources de jalousies et de privilèges liés à la richesse et à
la famille, ainsi qu’une réorganisation complète de l’éducation des futurs citoyens. Concernant
le premier point, mentionnons également une autre mesure révolutionnaire prise par Platon, à
savoir l’égalité de traitement des deux sexes, fondée sur l’idée selon laquelle la différence des
sexes n’a aucun rapport avec la différence des fonctions que peuvent accomplir les citoyens
dans la cité. Tout en concédant à la mentalité grecque de l’époque que les femmes sont
globalement inférieures aux hommes, Platon soutient que rien n’empêche que certaines d’entre
elles soient supérieures à de nombreux hommes sur différents plans, y compris celui du
commandement, de sorte qu’il faut admettre la possibilité – scandaleuse aux yeux des Grecs –
que des femmes en viennent à occuper des fonctions de direction dans la cité. Le programme
éducatif proposé par Platon est lui aussi révolutionnaire à plusieurs égards. Pour commencer, il
est organisé par l’état et, au moins dans sa première partie, il s’adresse à tous les citoyens, quels
que soient leur classe et leur sexe. Par ailleurs, son contenu est également très nouveau. Il
comprend deux parties. Tout d’abord, jusqu’à l’âge de vingt ans, une éducation fondée sur la
gymnastique et la musique (qui désigne ici non pas la science harmonique, mais la pratique
musicale au sens large, comprenant la danse et la poésie), cette dernière se voyant expurgée par
les interlocuteurs du dialogue de tout ce qu’elle pourrait contenir de moralement répréhensible,
l’idée étant que les poètes sont, avec les sophistes, les principaux artisans de ces « ombres »
(idées reçues, préjugés, conceptions erronées) qui nous retiennent prisonniers dans la caverne.
Ensuite, une éducation intellectuelle qui correspond à la sortie de la caverne et à la partie
supérieure de la ligne décrite plus haut, constituée des différentes disciplines mathématiques
(pendant dix ans, de la vingtième à la trentième année) et de la dialectique (pendant cinq ans,
de la trentième à la trente-cinquième année). Le but politique de cette éducation est double :
d’une part, il s’agit de former des philosophes qui vont pouvoir diriger la cité une fois que leur
tour viendra ; d’autre part, il s’agit d’empêcher les élèves moins doués (qui échouent lors des
différentes épreuves auxquelles ils sont soumis) d’accéder au pouvoir et de les réorienter vers
les occupations pour lesquelles ils sont plus aptes. L’accession au pouvoir, toutefois, suppose
encore que ceux qui auront franchi toutes les épreuves précédentes et seront parvenus à l’âge de
trente-cinq ans au terme du parcours éducatif « retournent dans la caverne » (c’est-à-dire dans
le monde de l’empirie) pendant une période de quinze ans et participent aux différentes
activités de direction subordonnées (à la guerre par exemple) « pour qu’en matière
d’expérience (ἐμπειρίᾳ) non plus ils n’aient pas de retard sur les autres » (VII, 539 e). Ce n’est
qu’au terme de ce parcours, donc à l’âge de cinquante ans, que « ceux d’entre eux qui seront
restés intacts et auront excellé de toutes les manières et en tout point, dans l’action et dans le
savoir » (VII, 540 a), devront ressortir de la caverne pour remonter jusqu’au terme de
l’intelligible, à savoir l’Idée du bien ; et c’est seulement après cela qu’ils pourront être jugés
dignes d’exercer les fonctions suprêmes dans la cité.
Mais comment la réalisation d’une telle cité, dite « idéale », est-elle possible ? Deux
problèmes se posent : d’une part, les philosophes véritables n’ont aucune envie de gouverner la
cité, leur désir se portant sur la connaissance et non sur le pouvoir, ce dernier ne pouvant à
leurs yeux être qu’une entrave à l’exercice libre et intensif de leur intelligence ; d’autre part, les
autres hommes n’ont aucune envie de se laisser gouverner par des philosophes. Platon répond
au premier problème de deux manières différentes, selon que l’on considère la situation qui
peut conduire à l’institution de la cité idéale ou celle qui se présente au sein même de cette cité.
Tout d’abord, s’il est vrai que les philosophes n’ont aucun désir d’exercer le pouvoir, qui leur
apparaît comme une contrainte pénible, ils préféreront toutefois cette situation à ce malheur
beaucoup plus grand qui consiste à être gouverné par de moins compétents et de plus injustes
qu’eux. Ensuite, dans le cadre de la cité idéale, c’est l’éducation qu’ils auront reçue qui leur
aura permis de devenir philosophes ; étant eux-mêmes justes, ils ne peuvent dès lors refuser de
« rembourser leur dette » en consacrant quelques années de leur vie à la direction de leur cité.
Concernant le deuxième problème, Platon considère que la situation dans laquelle nous vivons
est tellement désespérante que l’on peut supposer qu’un jour, les autres hommes, à cours de
ressource, comprendront qu’elle ne peut plus durer et iront trouver d’eux-mêmes les
philosophes pour leur demander leur aide, à la manière dont le malade est finalement contraint
à se rendre chez le médecin, à condition toutefois qu’on leur explique ce qu’est un vrai
philosophe et qu’on le distingue d’un sophiste. Il s’agit là d’une conception « providentialiste »
du gouvernant dont on sait combien elle peut être dangereuse ; mais dans le chef de Platon, elle
vise surtout à montrer que ce n’est que lorsque l’on fera appel à lui que le philosophe se
décidera à intervenir dans la cité, ce qu’il préférerait pour sa part éviter autant que possible.
La philosophie politique de Platon, et en particulier le thème du « philosophe-roi », ont
eu une grande influence dans la suite de l’histoire, mais lui ont également valu des critiques
féroces, surtout au vingtième siècle où l’on a vu dans sa philosophie politique l’ancêtre des
totalitarismes hitlérien et stalinien (Karl Popper). Si l’on définit le totalitarisme par la
coïncidence entre autoritarisme et idéologie, il est difficile de nier que le système politique de
la République entre dans cette catégorie, même s’il faut tempérer la notion d’autoritarisme par
le fait que la cité idéale, en tant que modérée, est caractérisée par un accord entre tous les
citoyens quant au fait que les gardiens doivent gouverner. Il convient toutefois de ne pas perdre
de vue qu’il existe différentes formes de totalitarismes. Or il est certainement injuste de
rapprocher l’état platonicien des régimes précités, dans la mesure où ceux-ci répondent bien
plutôt à la définition platonicienne de la tyrannie, et que Platon s’est toujours battu contre la
tyrannie qui représentait à ses yeux l’abomination suprême. Certes, Platon n’est pas adepte de
la démocratie, qu’il critique très sévèrement. Mais s’il la critique, c’est précisément parce que,
fondée sur la persuasion et l’apparence, elle risque toujours selon lui d’être récupérée par des
êtres injustes ne visant que leur propre profit et ainsi de dégénérer en tyrannie (voir les analyses
des livres VIII et IX de la République). C’est pour cette raison qu’il propose bien plutôt une
« aristocratie » (ἄριστος = le meilleur) d’un genre très particulier, dans laquelle les
« meilleurs » qui gouvernent sont non pas les membres de grandes familles riches et puissantes,
mais des philosophes caractérisés par leur intelligence et leur justice supérieures. Le système de
Platon est, en réalité, « paternaliste » : son intention profonde est le bien de tous les citoyens,
mais celle-ci s’accompagne d’un manque de confiance en la capacité de ces derniers à atteindre
ce but par eux-mêmes et, par conséquent, se traduit par la concentration du pouvoir entre les
mains d’individus – les philosophes – censés être plus à même de les y conduire9. Plus encore
que certaines mesures particulières à nos yeux choquantes, mais qui, replacées dans leur
contexte, apparaissent plutôt comme des adaptations de pratiques qui existaient déjà dans les
cités de son temps et auxquelles Platon se contente de donner une direction nouvelle, c’est sans
doute ce dernier point que l’on peut avant tout reprocher à sa philosophie politique, dans la
mesure où il rend possibles des dérives extrêmement dangereuses lorsque les individus en
question sont malintentionnés ou, tout simplement, commettent des erreurs. Dans le Politique,
Platon affirme que le véritable politique, détenteur de la « science royale », doit être supérieur
aux lois elles-mêmes et ne pas s’y soumettre, dans la mesure où les lois, par leur généralité, ne
peuvent prévoir l’infinie variété des cas concrets susceptibles de se présenter – tout en insistant
sur le fait qu’en l’absence de cette science, le politique (qui n’est alors plus véritable) doit
comme n’importe quel autre citoyen se soumettre aux lois, même si leur application peut
sembler injuste dans tel ou tel cas particulier, car un ordre mauvais vaut mieux que le règne de
l’arbitraire. La question se pose néanmoins : le véritable politique platonicien, c’est-à-dire le
philosophe parfait, infaillible, parfaitement juste, bon et altruiste, est-il autre chose qu’un idéal
à jamais inaccessible ? À la décharge de Platon, il faut reconnaître que celui-ci ne se fait
aucune illusion sur ce point : au contraire, toute la République vise à montrer la rareté de ce
qu’il appelle le « naturel philosophe » et la facilité avec laquelle il risque de se corrompre, d’où
la nécessité de le faire passer par tout un parcours éducatif semé d’embûches avant de lui
confier les rênes de la cité. Dans ce cas, la cité qu’il préconise est-elle véritablement
réalisable ? Interrogé par Glaucon à ce sujet, Socrate répond que cette question n’est pas
réellement pertinente : seul compte le fait qu’une telle cité n’est en tout cas pas théoriquement
impossible, que rien ne l’empêche a priori d’être réalisée, même si, de fait, elle ne l’est jamais.
En effet, cette cité a avant tout été construite comme un modèle (παράδειγμα) sur lequel nous
devons tenter de régler notre action individuelle et collective, et si elle n’existe nulle part sur la
terre, elle existe au moins « dans le ciel » – entendons : dans les logoi (les raisonnements),
comme un idéal accessible à notre intelligence. En ce sens, la cité idéale est une « utopie » (de
οὐ-τόπος, « non-lieu »), ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut avoir d’efficacité réelle en tant
que modèle de l’action.

9) Le problème de la participation du sensible à l’intelligible et la cosmologie

La philosophie de Platon telle que nous venons de l’exposer est très éloignée de la
pensée de la plupart des présocratiques que nous avons étudiés plus haut, tant par son style que
par les problèmes qui y sont abordés. En particulier, l’intérêt de Platon, déjà préparé en cela par
les sophistes et Socrate, s’est nettement déplacé de la physique et de la cosmologie vers la
question de la connaissance et l’éthique. Cela ne veut toutefois pas dire que la cosmologie n’ait
plus aucune place chez Platon ; au contraire, il lui consacre un dialogue entier : le Timée. Mais
bien que bien que ce dialogue ait eu un impact historique immense, il a chez lui un statut
clairement subordonné, fonction du problème que la cosmologie est destinée à résoudre.

9
Pour une claire mise au point sur cette question, voir C.C.W. Taylor, « Plato’s totalitarianism », repris dans G.
Fine (éd.), Plato. 2 : Ethics, Politics, Religion, and the Soul, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 280-296.
Ce problème est celui de la participation du sensible à l’intelligible. En effet, nous
avons vu que pour Platon, il n’y a de science que de l’intelligible (des Idées), tandis que
relativement au sensible, il n’y a qu’opinion. Cependant, nous n’en continuons pas moins à
vivre dans le monde sensible, et nous ne pouvons pas ne pas vouloir que la connaissance que
nous atteignons en étudiant les Idées nous offre une certaine prise sur ce monde. Cela suppose
toutefois qu’il existe un certain rapport entre le sensible et l’intelligible – par exemple, entre
cette chose grande et le grand en soi, ou entre cette chose belle et le beau en soi. C’est ce
rapport qu’on appelle participation : le sensible doit participer à l’intelligible, la chose belle
n’est belle qu’en tant qu’elle participe à la beauté en soi. Comment penser ce rapport ? Par
définition, il échappe tant à la science qu’à la sensation, puisque celles-ci concernent
respectivement (et exclusivement) l’intelligible et le sensible, tandis qu’il s’agit à présent de
penser la relation entre les deux. Dans le Parménide, Platon montre que toute tentative de
rendre compte de ce rapport par le biais de raisonnements ne peut qu’échouer, parce qu’elle
sera contrainte de faire usage d’images sensibles et par là même de se mouvoir sur le plan de la
dianoia, qui ne peut atteindre les Idées elles-mêmes, mais seulement leur ombre. Penser la
relation entre des réalités hétérogènes comme le sont le sensible et l’intelligible suppose
nécessairement qu’on les homogénéise, et, par là même, qu’on les déforme. Or un tel procédé
n’est légitime que pour autant que l’on reste conscient de cette déformation. C’est pourquoi
Platon traite ce problème par le biais d’un mythe, discours par nature déformant et qui se
présente comme tel. Tel est l’objet du Timée, qui, en rassemblant le sensible et l’intelligible au
sein d’une narration unique, permet de penser leur rapport.
Le Timée raconte l’histoire de la création du monde et de tout ce qu’il contient. Cette
création est le fait d’un dieu bienveillant, le Démiurge (δημιουργός = artisan, producteur).
Celui-ci prend pour modèles de sa création les Idées, qui lui préexistent, et organise à partir de
celles-ci et des mathématiques l’ensemble de la réalité. Il commence par fabriquer l’Âme du
monde, principe de tout mouvement dans l’univers, et en particulier du cours régulier des
astres. Il organise ensuite le corps du monde, qui est en réalité le « reflet » des Idées dans un
« matériau » très particulier, à savoir l’espace (χώρα). Ce dernier est le substrat ultime qui fait
la différence entre les Idées prises en elles-mêmes et les choses sensibles en tant qu’elles ne
reçoivent les Idées que provisoirement, à titre de prédicats. Puis, avec l’aide de dieux
auxiliaires, le Démiurge se tourne vers les êtres vivants qui appartiennent au monde, et termine
avec l’homme. Son but est toujours de réaliser les choses de la meilleure manière possible ;
mais il est limité par la Nécessité (ἀνάγκη), « cause errante » qui l’oblige à composer avec
certaines lois qui ne dépendent pas de lui. Les hommes peuvent en tout cas être assurés que le
monde dans lequel ils vivent est le meilleur qu’il ait été possible de réaliser, parce qu’il est le
produit d’un dieu absolument bon qui s’est de plus fondé sur le meilleur modèle qui soit, à
savoir les Idées. La conclusion du dialogue est d’ailleurs que l’homme lui-même et le monde
qui l’entoure ont été organisés à la seule fin de rendre la philosophie possible ; nous n’avons
donc aucune excuse pour ne pas la pratiquer.
Le Timée est expressément présenté comme un mythe, quoique comme un mythe
vraisemblable (εἰκὼς μῦθος). Or, comme nous l’avons vu plus haut, un mythe se caractérise par
une distorsion entre ce qu’il dit littéralement et ce qu’il veut dire, et doit être redressé pour
livrer son sens véritable. En l’occurrence, il est peu probable qu’il faille comprendre ce récit de
création littéralement : au contraire, Platon considère sans doute que le monde est inengendré et
existe de toute éternité, et ne raconte ce mythe qu’à des fins pédagogiques, pour rendre compte
de l’organisation éternelle du monde selon les Idées – tout comme le géomètre peut être amené
à construire une figure pour mieux la comprendre ou pour effectuer une démonstration, tout en
considérant par ailleurs que cette figure est éternelle et n’est certainement pas née dans le
temps. C’est du moins de cette manière que l’ont compris les disciples immédiats de Platon – à
l’exception notable d’Aristote. Dans ces conditions, la figure du Démiurge ne doit elle non plus
pas être comprise littéralement, mais bien plutôt comme un nouveau schème, destiné à rendre
compte d’un nouveau problème. En effet, le problème auquel Platon cherche à répondre en
racontant ce mythe n’est plus celui de la structure du monde et de la hiérarchie des dieux
(schème de la parenté), ni celui du savoir (schème du chemin), ni celui du mélange et de la
séparation des éléments (schème de l’amour et de la haine), mais bien plutôt celui de la
participation du sensible à l’intelligible et de la providence divine (organisation du monde par
Dieu selon le principe du meilleur). Le schème du Démiurge ou de l’artisan est le plus apte à
remplir cette tâche, parce qu’un artisan commence par poser l’Idée de ce qu’il cherche à
réaliser et s’efforce ensuite d’organiser la matière qu’il travaille de manière à lui conférer une
forme aussi ressemblante que possible à cet idéal.
Il est en tout cas certain que ce qui est dit dans le Timée n’a pas le statut de science aux
yeux de Platon. En effet, pour ce dernier, la science est la dialectique, qui ne traite qu’avec les
Idées, et ce n’est pas ce que fait le Timée, qui pour cette raison est un mythe. Platon le présente
d’ailleurs explicitement comme un jeu destiné à offrir un délassement au dialecticien qui a
passé sa vie à étudier les Idées (59 c-d). Ce mythe a toutefois également un rôle moral et
politique : en effet, l’œuvre du Démiurge peut être considérée comme le modèle de l’action du
véritable politique (le philosophe), qui lui aussi doit organiser un chaos (social et politique) en
se réglant sur sa connaissance du bien et des Idées. Il n’en demeure pas moins que pour Platon,
ni la physique et la cosmologie ni le problème de la participation du sensible à l’intelligible ne
peuvent faire l’objet d’une enquête philosophique au sens strict. Cela lui sera reproché par
Aristote, qui d’une part critiquera Platon de n’avoir offert qu’une solution mythique au
problème de la participation du sensible à l’intelligible, problème qu’il considérera pour sa part
comme absolument central, et d’autre part cherchera à établir une science du monde en devenir,
bref à instituer la physique comme science.

10) Le destin de l’Académie

Après la mort de Platon, c’est son neveu SPEUSIPPE qui lui succède à la tête de
l’Académie (de 347 à 339), lui-même suivi par XÉNOCRATE (de 339 à 314) puis par POLÉMON
(de 314 à 276). Sous leur direction, on observe trois tendances principales au sein de
l’Académie :
1) un développement de l’intérêt pour les mathématiques et un rapprochement entre le
platonisme et le pythagorisme, qui donnera lieu plus tard au courant appelé « néo-
pythagorisme » ;
2) un renforcement de l’intérêt pour la physique, qui suscite une activité intense
d’interprétation du Timée tendant à le « démythifier », notamment en identifiant le Démiurge à
l’Âme du monde, annonçant ainsi par certains aspects le panthéisme stoïcien (Zénon de Kition,
le fondateur du stoïcisme, a suivi l’enseignement de Polémon dans sa jeunesse) ;
3) une conception de plus en plus « rigoriste » de l’éthique, qui ici encore annonce le
stoïcisme sur certains points fondamentaux.
À Polémon succède, pour très peu de temps (sans doute de 276 à 273), un certain
CRATÈS (à ne pas confondre avec le cynique du même nom), puis ARCÉSILAS (de 273 à 242),
initiateur de ce qu’on appellera la « Nouvelle Académie » (par opposition à l’« Ancienne
Académie » de ses prédécesseurs). Celui-ci fait en effet opérer un tournant décisif à
l’Académie, en cherchant à la faire renouer avec son inspiration socratique et aporétique contre
le dogmatisme des philosophies contemporaines (principalement le stoïcisme). Nous en
reparlerons lorsque nous aborderons le scepticisme.
Mais le membre le plus célèbre de l’Académie est sans conteste Aristote, vers lequel
nous allons à présent nous tourner.
Lectures conseillées

Commencer par les dialogues conseillés ci-dessus pour Socrate et les sophistes, plus faciles
d’accès (du moins en première lecture) et souvent assez courts, auxquels on ajoutera le Ménon, dialogue
très important qui, en plus du mythe de la réminiscence, offre un bon résumé de nombreux problèmes
abordés dans les autres dialogues du même groupe. On peut poursuivre par les dialogues dits « de
maturité », en particulier Phédon, le Banquet et le Phèdre, ainsi que la République, dialogue tout à fait
fondamental et qui développe pratiquement tous les aspects de la pensée platonicienne. Plus difficiles,
mais également essentiels : le Théétète et le Sophiste.
Pour tous ces dialogues, on peut utiliser les nouvelles traductions en GF Flammarion (reprises
sans les notes en un gros volume édité sous la direction de L. Brisson chez Flammarion) ou celles de la
Bibliothèque de la Pléiade (par L. Robin et J. Moreau), ainsi que les éditions et traductions publiées aux
Belles Lettres dans la collection « Budé » (Collection des Universités de France) pour les dialogues de
maturité et de vieillesse (certaines de ces dernières traductions sont reprises chez Gallimard dans la
collection « Tel »). Une nouvelle collection de poche est également en cours de publication aux éditions
Vrin. Pour la République, voir l’excellente traduction de P. Pachet dans la collection Folio/Essais (Paris,
Gallimard, 1993).
Parmi les nombreuses présentations d’ensemble de Platon en français, recommandons tout
particulièrement celle de M. Dixsaut, Platon. Le Désir de comprendre, Paris, Vrin, 2003, qui reprend
sous une forme plus accessible l’interprétation qu’elle développe dans son ouvrage Le Naturel
philosophe cité en note ci-dessus.

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