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INTRODUCTION

Appelée à faire un usage inconditionnel de la raison dans l’analyse de la totalité du réel, la


réflexion philosophique se présente comme une démarche téléologique et axiologique portant sur
moult problématiques existentielles, voire métaphysiques1. Parmi celles-ci, les questions sur la
justice, le pieux, l’impie ne sont pas des moindres. Dans Euthyphron, Platon s’y est profondément
consacré. Il s’agit d’un de ses premiers ouvrages écrit pendant sa période de jeunesse (399-390), où il
opère une démonstration de l’ironie et de la maïeutique socratique. Peut-on véritablement, avec des
arguments rationnels, définir sans ambiguïté ce que sont la justice, la piété et l’impie? Est-t-il possible
de concilier philosophie et religion? Pour essayer de répondre à ces questions alléchantes, Platon
procède par un échange entre deux personnages où foisonnent quelques grands arguments de la
pensée antique. Dans l’optique de présenter fidèlement le contenu de cet ouvrage dialogué de Platon,
nous procéderons suivant une démarche trine. Celle-ci nous permettra succinctement et
respectivement, de clarifier quelques éléments liminaires, d’aborder les essais de définition du saint et
de l’impie ainsi que les pistes de leur réfutation, de soumettre le texte à une évaluation dialectique.
Ceci fait, nous pourrons alors nous prononcer dans une attitude de péroraison.

I- INDICATIONS LIMINAIRES A L’ANALYSE DE L’OUVRAGE


1- Auteur

De son vrai nom Aristoclès et né en 428 av. J.-C., Platon (pseudonyme) est fils d’une noble
famille d’Athènes. Il vit la période la plus sombre de l’histoire de cette cité. La guerre du
Péloponnèse, entre Sparte et Athènes, se termine en effet en 404 par l’écrasement et l’effondrement
d’Athènes. En 407, à vingt ans, c’est la rencontre avec Socrate, dont il sera l’élève pendant huit ans.
Révolté par la mise à mort (399) de son maître, injustement condamné par les Athéniens, Platon
quitte Athènes et se réfugie à Mégare. A trois reprises, il tente d’établir, en Sicile, des réformes
politiques et un gouvernement juste. Chaque fois, l’affaire tourne mal. C’est au retour de son premier
voyage en Sicile en 388 quand il a quarante ans, qu’il fonde l’Académie, école philosophique
organisée comme une université, dont le rayonnement sera considérable et qui poursuivra ses
activités jusqu’au VIème siècle ap. J.-C ; ( c’est en 526 que l’empereur chrétien Justinien fait fermer
l’Académie). Platon est mort à Athènes à l’âge de quatre-vingts ans. Il n’avait pu réaliser la cité
idéale de ses rêves mais avait toutefois rédigé des œuvres philosophiques considérables.

1
Gautier C., Hume et les savoirs de l'histoire, Vrin, Paris, 2005, p. 157.
2- présentation générale de l’ouvrage

Euthyphron est la troisième œuvre de Platon. Elle est née pendant la période de jeunesse de
celui-ci (399-390). En effet, Euthyphron est un devin hautement populaire dans la cité qui fait la
rencontre de Socrate au portique du roi. Va s’en suivre l’étalage du mobile de leur présence. Socrate
ira de la conception que s’est faite Euthyphron de la piété et de l’impiété pour faire pleuvoir ses
questions.

Un découpage de cette œuvre peut être proposé : Le prologue, qui aborde les deux affaires
judiciaires (Euthyphron et Socrate) et présente l’horizon du dialogue proprement philosophique;
l’aporie des définitions (5 d – 11 b : est pieux ce qui plaît aux dieux, est pieux ce qui plaît à tous les
dieux) ; la dernière hypothèse de définition (11 b – 16 a : être pieux, c’est être juste). Tout le débat
gravitera autour de la piété, l’impiété et la justice.

En ce qui concerne le rapport au temps, on remarque que le prologue d’Euthyphron se situe


juste avant l’assignation à comparaître. Dans Euthyphron, une procédure d’appel est encore possible,
non pas en aval du procès, mais en amont, car si Euthyphron dit vrai, s’il sait vraiment ce qu’est être
pieux, alors Socrate pourra s’appuyer sur lui pour accuser Mélitus qui devra retirer sa plainte.
L’indication temporelle est donc cruciale.

II- PRESENTATION THEMATIQUE DE L’OEUVRE


1- Prologue : 2a – 3e , l’affaire de Socrate.

L’expression « assignation à comparaître pour raison d’Etat » est sans doute à éclaircir au
moyen du rappel des chefs d’accusation, à savoir l’impiété et la corruption de la jeunesse. Ces deux
chefs d’accusation sont-ils distingués ? L’impiété, dans le texte, explique la corruption de la jeunesse,
d’où l’existence d’une liaison essentielle entre les deux. Un rapport à la tradition est ici à envisager,
dans la mesure où le fait de ne pas croire aux anciens dieux pourrait être considéré comme source de
corruption de la jeunesse. L’expression « faut-il qu’il soit savant ! » témoigne d’une grande dose
d’ironie de la part de Socrate à l’encontre de Mélitus. Effectivement, une personne jeune dit savoir
comment corrompre la jeunesse, or Socrate, qui est vieux, sait cela encore moins que toute autre
forme de savoir. Bien comprise, l’attitude de Mélitus est assez radicale, car elle implique la mise en
danger de l’idée de la cité comme famille par l’introduction d’une nouveauté qui remettrait en cause
la croyance en la valeur des anciens. Ce qui est extraordinaire, c’est que c’est quelqu’un d’assez jeune
qui affirme cela.
Le procès de Socrate serait politique, avec pour simple prétexte la corruption de la jeunesse,
car Socrate était mêlé malgré lui à l’affaire de Critias. Dans ces conditions, il serait possible
d’interpréter Euthyphron en plaçant l’accent sur la dimension politique : la perspective religieuse ne
surviendrait que sur fond d’interrogation politique. Mais précisons alors que la politique est
également pensée en termes d’éducation : il y a un rôle politique du philosophe à la fois sur la
religion et sur l’éducation.

- L’affaire d’Euthyphron 3e – 4e

Il s’agit de la présentation par Euthyphron des raisons qui l’amènent à accuser son propre père
de meurtre. L’accusation effectuée par Euthyphron s’oppose à la conscience religieuse grecque de
l’époque. Pareille attitude suscite un étonnement considérable, et l’on peut même parler de scandale.
Socrate lui-même considère cette démarche inhabituelle comme scandaleuse, tandis qu’Euthyphron
se gausse des remous qu’il provoque. La tradition brutalement mise en question est celle selon
laquelle le père a un absolu pouvoir sur son fils. Dans ces conditions, celui qui va à l’encontre de
l’évidence du sentiment familial ne peut apparaître que comme une anomalie, car la piété filiale est
tenue pour inestimable. Euthyphron passe donc pour fou, mais c’est au nom d’une science religieuse
qu’il fonde son attitude. Sa folie est selon lui un résultat incontestable de son savoir mantique en sa
qualité de devin. Ce passage met l’intention entre parenthèses au sens où, ce n’est pas l’intention de
faire le mal qui compte, mais son existence objective, qu’il convient expressément de combattre.

- Position du problème 4 e – 5 d

Il apparaît dans ce passage que, grâce au savoir d’Euthyphron, Socrate pourrait faire appel du
procès en accusant l’accusateur. Et l’interrogation dialectique débute effectivement en 5 c – d avec la
question « qu’est-ce que le saint et l’impie ? »

2- Premier essai de définition 5 d – 6 e

Euthyphron comprend la demande de Socrate en termes d’égalité devant la loi humaine et


divine. Quiconque, quel qu’il soit, s’étant rendu coupable d’un sacrilège, voilà l’impie selon
Euthyphron. Etre saint implique de le poursuivre tandis que l’admettre c’est être impie. Autrement
dit, être saint signifie être soi-même en conformité avec la loi et poursuivre ceux qui s’en écartent. Ce
passage illustre donc ce que l’on pourrait appeler une dérive dans la conception de l’égalité de tous
devant la loi. Et, précisément, Euthyphron brûle de faire un cours de théologie à Socrate, qui écarte
cette tentative ou cette prétention (6 c : « quand nous aurons du temps »).
3- deuxième essai de définition : 7 a – 9 b

La définition selon laquelle « est pieux ce qui plaît aux dieux » est testée. En quel sens y a-t-il
progrès vis-à-vis de la première définition ? Il s’agit d’une tentative de trouver une caractéristique
unique que l’on rencontrerait dans tous les actes saints. Formellement, il s’agit bien d’une définition,
qui se prête à la discussion. La question est donc de savoir si la définition est exacte, or elle ne l’est
pas. Comment s’élabore la réfutation ? La réfutation utilisée par Socrate consiste dans la mise en
contradiction de la thèse avec elle-même. Le principe de contradiction fait échouer la définition
d’Euthyphron, mais celui-ci résiste.

9 c – 11 e : Rectification de la deuxième définition

Le pieux est pieux en vertu d’une qualité inhérente à son être. L’hypothèse-définition selon laquelle «
être pieux = être aimé des dieux », renvoie à l’amour, qui d’emblée peut se décliner à l’actif ou au
passif, alors que la piété ne relève ni de l’un ni de l’autre de ces modes. Insistons sur le fait que « être
aimé » désigne un état passif. Les différents exemples qui suivent mettent en jeu un agent et un
patient. L’agent est alors cause de l’état affecté. Ce passage est d’emblée d’une extrême complexité.
Si l’on prend l’exemple de la chose vue : est-ce parce qu’elle est dans l’état d’être vue qu’elle est vue,
ou est-ce parce qu’il y a un agent qui voit qu’elle est vue ? On applique ce raisonnement par analogie
à l’amour en 10 c : être aimé est quelque chose qui nous arrive ou nous affecte et dont la cause nous
est extérieure. Je suis aimé car quelqu’un m’aime et non parce que je suis en l’état d’être aimé

Troisième moment : application à la piété. Quelle est la cause de l’amour des dieux pour l’homme
saint? Elle ne réside pas dans « l’état d’être saint » c’est le fait d’être saint qui est cause de cet état
éventuel (être aimé des dieux). La piété n’a donc pas comme agent et cause l’amour que les dieux
portent à l’homme pieux. L’essence du saint ne peut être que le saint. Ce n’est pas l’intelligence
logique qui fait défaut à Euthyphron, qui est pleinement capable de saisir un enchaînement
propositionnel, mais il lui manque le pouvoir de juger, c’est-à-dire de discriminer, de distinguer, de
discerner l’essence (ousia) de l’accident (pathos).

4- troisième essai de définition, et épilogue 11 e – 16 a

Si l’on considère 12 e - 13 a, le mouvement est le suivant : être juste envers les dieux signifie
être pieux ; être juste envers les hommes signifie être juste. Ceci débouche sur la définition de ce que
signifie être juste envers les dieux , à savoir le souci et le soin des dieux. Mais alors, comme le dit
Socrate, il manque encore quelque chose : les soins à l’égard des dieux sont-ils les mêmes que les
soins que l’on prodigue à quelqu’un d’autre ? La notion de soin suppose un art ou un savoir-faire. La
piété se manifeste par le service ou l’office comme art de prendre soin des dieux. Mais soigne-t-on les
dieux comme on soigne les animaux ? L’art de service en vue d’une fin qui est l’amélioration de
l’objet ou de l’être auquel cet art est destiné. Le premier critère avancé est l’utilité ; le deuxième
critère proposé est que la piété rend meilleur (13 c). Autrement dit, il n’y a pas que l’utilité, il y a
aussi le Bien. Pour autant, on ne peut soigner les dieux comme on soigne un chien, d’où la nécessité
d’insister sur la notion de « service » des dieux (les services que les esclaves rendent à leur maître).
Mais servir, c’est aider à accomplir une tâche or quel est la grande œuvre produite par les dieux (13 d
– e) ? Le cosmos, c’est-à-dire le monde comme ordre, harmonie, et beauté. Euthyphron ne comprend
pas l’Idée comme régime ontologique séparé de l’événement (au sens littéral de « ce qui arrive »)
mais, à ce stade de l’enquête, on est dans le sensible dont il faut tirer par induction une sorte de loi
générale. 14 c: à propos de la piété comme science des sacrifices et des prières, il convient d’observer
que faire des prières est humainement compréhensible, car le moins parfait peut demander au plus
parfait ce dont il manque. Mais faire des sacrifices, c’est offrir des présents aux dieux, ce qui est
proprement incompréhensible, car le plus parfait ne manque pas de ce qu’on pourrait lui donner. Tout
ce que nous avons provient des dieux. Qu’est-ce qui a pu conduire Euthyphron à une telle
hypothèse ? Sans aucun doute, la réciprocité du « donnant – donnant », c’est-à-dire l’intuition d’un
nécessaire équilibre des échanges. Mais cela ne peut fonctionner ainsi avec les dieux, et même
l’amitié humaine ne peut s’expliquer dans un équilibre comptable des échanges. À rebours de la
simple technique commerciale d’échange présentée par Euthyphron, il s’agit de payer le tribut que
l’on doit à l’être. C’est ici que l’image de la justice comme tribunal prend son sens. Ce passage invite
à penser un autre point important, celui de la liberté, qui ne consiste pas à fuir le service d’un maître
bon ou le service du Bien. Le serviteur n’est pas l’esclave au sens négatif de l’aliénation ou du mépris
de l’humanité en soi, mais il est l’esclave au sens où il n’est pas propriétaire de lui-même. L’être ne
nous appartient pas. Dans l’ordre de la crainte et du respect, on ne dit rien de Dieu. Le dernier mot
d’Euthyphron place davantage l’accent sur l’espérance que sur la croyance. Plus généralement, le
concept le plus important pour réfléchir sur la religion n’est-il pas l’espérance, plus que la croyance
(Euthyphron croit simplement, de manière anthropomorphique) ? Dans la dernière réplique de
Socrate, les termes « espoir » (15 e) et « avenir » (16 a) semblent brosser le portrait de l’espérance
comme ouverture au temps. Selon cette perspective, il nous appartiendrait de fonder un certain type
de relation qui rende possible d’espérer la possibilité d’avoir toujours le temps devant soi pour œuvrer
à s’améliorer.

III- EVALUATION

Précisément, Euthyphron est un texte qui ne cesse de considérer différentes relations entre
notions (religion et justice, religion et vérité, etc.). L’apport d’Euthyphron est multiple. Euthyphron
montre de surcroît une relation originaire entre l’interrogation philosophique et la question de la
religion. La piété y est prise comme objet, dans l’ordre de la distinction eusebeia (ce que l’on pourrait
appeler « la bonne crainte religieuse ») / hosiotès (piété, sainteté). Il convient en effet de distinguer la
philosophie religieuse, qui implique une certaine connivence avec son objet, de la philosophie de la
religion qui requiert une neutralité en quête d’objectivité, cette disposition ayant pour socle une
position d’extériorité. Une dernière remarque est effectuée sur asebeia (l’impiété) : elle est l’un des
chefs d’accusation qui pèse contre Socrate, et l’on s’attend à ce que Platon prenne ses distances vis-
à-vis d’elle, mais on en trouve un curieux écho dans les Lois, où il est précisé que l’on peut être
condamné à mort pour asebeia. Il n’y a pas pour autant de contradiction entre les Lois et Euthyphron,
car l’investigation n’est tout simplement conduite à partir du même point de vue initial (celui de la
religion d’Etat ou de la piété d’Etat dans les Lois) ou de la même règle méthodologique (dans les
Lois, on ne part pas de l’Idée, mais du réel, que l’on tente de rectifier petit à petit). Voilà ce que
démontre Platon dans Euthyphron : être saint avec les dieux, c’est être juste avec le tout. Autrement
dit, la justice avec le « tout autre » réclame de le considérer comme « tout autre ». Euthyphron est
bien la démonstration de la thèse selon laquelle on ne peut rien dire de la piété si on n’en fait pas une
essence. Il convient donc de poser des Idées, ce qui est une opération toute simple (au sens où l’Idée
est posée, et non découverte comme un fondement). Dans cette perspective, ousia désigne un devenir
vers l’être, et non un archétype constitué. Rappelons que, contre la réification de la distinction monde
sensible / monde intelligible, Platon ne nie pas le devenir, pas plus qu’il ne le confond avec le non-
être. Dans Euthyphron, l’ousia n’est pas présupposée. Elle est utilisée dans l’ordre d’une nécessité
conditionnelle par laquelle, si l’on veut dire quelque chose de la piété, alors elle doit être « quelque
chose » (ousia). La piété ne présuppose donc pas un acte de foi (au sens d’une foi religieuse). S’agit-il
alors d’une foi pratique, que l’on pourrait résumer à l’aide de la formule « tout se passe comme si » ?
Il est vrai que la piété est une volonté qui ressemble de très près à une foi, mais Platon ne présuppose
pas : il propose de poser car c’est le plus simple.

IV) Recension.

Quatrième de couverture : « L’Euthyphron appartient à l’histoire de la philosophie, mais il a aussi une


place particulière dans l’histoire de la philosophie de la religion. Avec ce Dialogue, la religion se
constitue comme problème philosophique en même temps que la philosophie constitue son mode
propre de questionnement. L’interrogation sur la piété, en effet, est menée du point de vue de ce qu’il
en est de son Idée, ce qui conduit à déprécier la forme de vie religieuse que représente l’eusebeia et
généralement toutes celles qui ne sont pas capables de se justifier. Mais cette recherche qui porte sur
la piété comme Idée n’est pas seulement un des premiers exemples, dans l’œuvre de Platon, de
recherche éidétique. Parce que la philosophie se découvre en un sens originairement pieuse (comme
mouvement de recherche d’un principe où l’Idée et la Valeur tendent à s’identifier), la vraie piété
nous apprend, à sa manière, ce qu’est la vraie philosophie. D’où le caractère ambigu des rapports
entre philosophie et religion, faits de mise à distance critique et de proximité compréhensive. La
possibilité de tenir ensemble ces deux dimensions est sans doute le problème le plus fondamental de
la philosophie de la religion, mais la plupart des philosophies optent pour l’une ou l’autre de façon
tranchée. Une des caractéristiques de l’Euthyphron est de maintenir les deux aspects : d’une part une
philosophie critique de la religion comprise comme eusebeia (piété dévote), d’autre part, une
philosophie religieuse, entendue comme pensée de l’hosiotès (d’un juste sentiment du divin, d’une
vraie piété). »

IV- DEFINITION DES CONCEPTS

Les concepts : le pur (accident de la piété), l impur, la juste, la question de lidos.

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