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L’échec de la guerre

Nos sociétés occidentales modernes se targuent de vouloir construire un ordre mondial


permettant la paix, la prospérité, le dialogue entre les peuples et la préservation de la
planète. Mais en même temps, nous vivons une véritable dissonance cognitive constante,
faite d’armement de belligérants, de sanctions économiques et d’essentialisation de l’autre.
Chaque jour nous apporte son lot de discours belliqueux sur l’engagement militaire
nécessaire à l’établissement d’une paix et d’une sécurité durables et la protection des
libertés qui nous sont si chères.
Mais peut-on réellement sauver la planète et construire la paix en préparant la guerre et
en considérant que nos “ennemis” doivent être  détruits ? En plus d’être en contradiction
flagrante avec ce que nous nommons nos valeurs, la guerre n'a-t-elle pas montré ses limites
tout en faisant peser un énorme risque d’échec dans nos  intentions ?
Que ce soit en diplomatie, en politique ou en économie, le modèle guerrier ne
fonctionne plus dans le monde moderne. Dans la guerre moderne, tout le monde sort
vaincu.
Toute personne connaissant un peu d’histoire ne peut que douter de l’efficacité de la
guerre moderne comme solution à n’importe quel problème.
Les apologues de la guerre insistent sur le fait que la guerre répond au problème de la
défense de nos valeurs. Mais le sceptique, en réponse, demandera si au vu du coût (en vies, en
ressources, en matériel, en nourriture, en santé et inévitablement en liberté) de cette guerre,
même couronnée de succès, elle n’est pas finalement une défaite. La défense nationale par la
guerre implique nécessairement une part de défaite nationale. Ce paradoxe nous suit depuis
toujours : la militarisation pour la défense des libertés réduit la liberté de ceux qu’elle défend.
Il y a une incompatibilité fondamentale entre la guerre et la liberté.
Dans une guerre moderne, conduite avec des armements modernes et à une échelle
moderne, aucun camp ne peut limiter les dommages à “l’ennemi”, si tant est qu’il y ait un
ennemi. Ces guerres endommagent le monde. Nous savons maintenant suffisamment qu’il est
impossible d’endommager une partie du monde sans en endommager la totalité. Non
seulement la guerre moderne a rendu impossible la mort de “combattants” sans tuer des “non-
combattants”, mais elle a rendu impossible le dommage de l’ennemi sans le dommage à soi-
même.
Ainsi, l’inacceptabilité par les peuples de la guerre moderne est visible dans le déferlement
de propagande qui l’entoure. Les guerres modernes sont toujours menées pour en finir avec la
guerre ; elles sont toujours menées au nom de la paix. Nos armes les plus terribles ont
toujours été produites et conçues pour préserver et assurer la paix dans le monde. “Tout ce
que nous voulons, c’est la paix,” disent en coeur les gouvernements tout en accroissant
implacablement leur capacité à faire la guerre.
Alors qu’au siècle  dernier, nous avons mené deux guerres mondiales pour en finir
justement avec la guerre et de nombreuses autres pour prévenir la guerre et préserver la paix,
et par lesquelles les progrès scientifiques et technologiques ont rendu la guerre encore plus
terrible et incontrôlable, nous continuons, dans nos politiques, à n’avoir aucune considération
pour les moyens non-violents de défense nationale. Bien sûr, nous faisons beaucoup de
diplomatie et avons de nombreuses relations diplomatiques, mais par diplomatie nous
entendons invariablement des ultimatums pour la paix soutenus par la menace de la guerre. Il
est toujours entendu que nous nous tenons prêts à tuer ceux avec qui nous avons des
“négociations pacifiques”.
Mais notre siècle de guerre, de militarisme et de terreur politique a produit des défenseurs
de la paix de grande stature – et couronnés de succès, parmi lesquels Mohandas Gandhi,
Martin Luther King, Thich Nhat Hahn ou Nelson Mandela sont les meilleurs exemples. Les
succès considérables qu’ils ont obtenus témoignent de la possibilité, au milieu de la violence,
d’un désir authentique et puissant de paix et, plus important, une profonde détermination à
faire les sacrifices nécessaires. Mais si nous avions laissé faire nos gouvernements, ces
hommes et leurs immenses et authentiques accomplissements n’auraient jamais existé. Car
réussir la paix par des moyens pacifiques n’est pas encore notre but. Nous nous accrochons au
paradoxe sans espoir de faire la paix en faisant la guerre.
Ce qui revient à dire que nous nous voilons la face dans une hypocrisie totale ! Notre
opposition à la violence est sélective ou versatile selon les modes. Certains, qui approuvent la
nécessité d’un budget militaire monstrueux, déplorent néanmoins la “violence intérieure” et la
délinquance et pensent que notre société peut être pacifiée par le contrôle des armes, la
vidéosurveillance et des moyens policiers accrus. D’autres se disent contre la peine de mort,
mais favorables à la guerre contre le terrorisme ; favorables à la lutte contre les
discriminations mais soutiennent les embargos  tueurs d’enfants ou les bombardements de
populations entières.
L’absurdité morale sur laquelle nous avons érigé nos modèles de société est évidente. Nous
en sommes encore, en termes de politique étrangère, au niveau de la violence primitive, dans
laquelle chaque acte de violence est vengé par un autre acte de violence. Œil pour œil, dent
pour dent…
Ce que les justificateurs de guerre ignorent, c’est le fait – bien établi par l’histoire des
vendettas – que la violence nourrit la violence. Les actes de violence commis au nom de la
“justice”, ou en affirmation de “droits” ou pour “défendre la paix” n’arrêtent pas la violence.
Ils préparent et justifient leur continuation.
La superstition la plus dangereuse est l’idée que sanctionner brutalement la violence
présente peut prévenir la violence à venir. Mais si la violence est un mode d’action “juste”
pour une des parties, pourquoi ne serait-elle pas “juste” également pour l’autre partie ?
Comment une société qui justifie la guerre et l’agression militaire pourrait-elle être protégée
du terrorisme et du meurtre ? Si un gouvernement considère que certaines causes sont
suffisamment importantes pour justifier l’assassinat d’enfants, comment peut-il espérer
prévenir la contagion auprès de ces citoyens ou des populations   touchées ?
Si nous transposons ces petites absurdités à l'échelle des relations internationales, nous
produisons, sans surprise, des absurdités encore plus grandes. Qu’est-ce qui pourrait être plus
absurde que notre attitude moralement outragée face à des nations qui produisent exactement
les mêmes armes que celles que nous produisons ? La différence, selon nos dirigeants, c’est
que nous utiliserons ces armes vertueusement, alors que nos ennemis les utiliseront avec
malveillance – une proposition qui en cache en fait une autre beaucoup moins digne : nous les
utiliserons pour servir nos intérêts et eux les leurs.
Les guerres récentes menées par les occidentaux, ayant été des guerres “étrangères” et
“limitées”, elles ont été menées sous la supposition que peu voire aucun sacrifice personnel ne
serait nécessaire. Dans ces guerres “étrangères”, par procuration, nous n’éprouvons pas
directement les dommages que nous infligeons à l’ennemi. Nous en entendons parler ou les
voyons vaguement aux informations, mais nous ne sommes pas affectés. Ces guerres
“limitées”, “étrangères” nécessitent que certains de nos jeunes gens soient tués ou blessés et
que certaines familles connaissent le chagrin, mais ces victimes sont tellement diluées dans
nos populations qu’on ne les remarque même pas.
Par ailleurs, nous ne nous sentons pas impliqués. Nous payons nos impôts pour soutenir
l’effort de guerre, mais cela ne change rien à nos habitudes puisque nous payons aussi des
impôts pour soutenir notre défense en temps de “paix”. Il peut y avoir quelques pénuries ou
restrictions, mais elles n’affectent pas suffisamment notre mode de vie pour que nous nous
éveillons à la violence que nous infligeons aux autres. La guerre est même la grande panacée
et une immense opportunité pour nos grands groupes qui prospèrent en temps de guerre. La
deuxième guerre mondiale a interrompu la Grande Dépression des années 1930, et nous avons
développé et maintenu une économie de guerre – ou plus pertinemment une économie de
violence généralisée – depuis lors en y sacrifiant une bien plus grande richesse économique et
écologique, avec comme premières victimes désignées, les paysans et les travailleurs de
l’industrie.
La plupart des apologues de la guerre utilisent toujours, dans leurs discours, une
arithmétique ou une comptabilité de guerre. Ainsi dans les souffrances des deux dernières
guerres mondiales, nous entendons dire que nous avons “payé” le prix de notre liberté,
comme si cette liberté avait été “achetée” par le sang des combattants et des soldats. Je suis
parfaitement conscient de ce que veulent dire de tels arguments. Je sais que j’ai, comme
beaucoup d’autres, bénéficié des sacrifices douloureux faits par d’autres, et je ne veux pas, par
ces mots, paraître ingrat. Cependant, je me considère comme un patriote moi-même et je sais
que le temps est peut-être venu pour nous tous de faire des sacrifices extrêmes pour protéger
notre liberté – comme ont pu aussi le faire en leur temps Gandhi, King ou Mandela.
Mais, je demeure tout de même sceptique, voire suspicieux face à ce genre de comptabilité.
Pour une raison : cela se fait nécessairement par le fait de tirer profit de la mort. Et je pense
que nous devrions faire très attention à ne pas trop facilement accepter ou trop facilement être
reconnaissant pour les sacrifices consentis par d’autres, spécialement si nous n’en avons
consenti nous-mêmes aucun. Et aussi pour une autre raison : bien que nos dirigeants de guerre
présument qu’il existe un prix acceptable, il n’a jamais été défini, préalablement, quel était le
niveau de ce prix. Le prix acceptable s’avère être en fait celui qui est payé au final.
Il est facile de voir la similitude entre cette comptabilité du prix de la guerre et notre
comptabilité habituelle du “prix du progrès”. Il semble être entendu que quoi qu’il en ait coûté
(ou quoi qu’il en coûtera) pour ce que l’on appelle “progrès”, est un prix acceptable. Si ce prix
implique la diminution de notre liberté individuelle et l’accroissement de l’opacité
gouvernementale, c’est le prix à payer. Si cela implique la diminution radicale du nombre de
petites entreprises et la destruction quasi systématique des populations et exploitations rurales,
c’est le prix à payer. Si cela implique la dévastation de régions entières par l’industrie
minière, c’est le prix à payer. Si cela implique que toute la richesse mondiale soit détenue par
une minorité toujours plus étroite au détriment de populations toujours plus pauvres, c’est le
prix à payer…
Mais ayons l’honnêteté de reconnaître que ce que nous appelons “économie” ou “libre
marché” est de moins en moins distinguable de la guerre. Pendant près de cinquante ans, nous
avons été préoccupés par l’extension planétaire du communisme. Et maintenant, avec –
jusqu’à présent en tous cas – beaucoup moins d’inquiétude, nous voyons l’extension
planétaire du capitalisme financier. Bien que ces moyens soient plus doux – jusqu’à présent –
que ceux du communisme, ce nouveau capitalisme internationalisé peut s’avérer beaucoup
plus destructeur des cultures et communautés humaines, des libertés et de la nature. Sa
tendance est, autant que le communisme, la domination et le contrôle total. Face à cette
conquête, ratifiée et autorisée par les nouveaux accords internationaux de commerce et de
libre échange, aucune région et aucune communauté dans le monde ne peut se considérer
comme préservée d’un quelconque pillage. De plus en plus de personnes de par le monde en
prennent conscience et disent que toute forme de conquête mondiale est mauvaise, quelle
qu’en soit la nature.
Et ils vont même plus loin. Ils considèrent que toute conquête au niveau local est aussi
mauvaise, et où qu’elles aient lieu, de nombreuses personnes s’unissent pour s’y opposer.
Ainsi nous voyons de plus en plus de personnes s’opposer, fermement et parfois même avec
violence à toutes sortes d’expropriations faites pour le soi-disant intérêt général, et agissent
pour préserver qui les paysages de leur région, qui les communautés qui y habitent, qui le
tissu économique dont ils sont les acteurs, de la prédation par une bureaucratie économique ou
politique déshumanisée. 
Avoir une économie belliqueuse, dont le but est la conquête et qui détruit pratiquement tout
ce dont elle dépend, ne donnant aucune valeur à la santé de l’environnement, des hommes ou
des communautés, n’est-il pas une totale absurdité ? Il est encore plus absurde de constater
que cette économie, tellement liée par certains aspects à l’industrie et aux programmes
militaires, entre en conflits directs avec notre but affirmé de défense de nos libertés, et de la
paix.
La seule chose totalement raisonnable et saine devrait être que le gigantesque programme
de défense nationale devrait être fondé avant tout sur le principe de l’indépendance nationale
ou même régionale. Une nation déterminée à se défendre et à défendre ses libertés devrait être
préparée et continuer à se préparer à vivre de ses propres ressources, du travail et des
compétences de son propre peuple. Or nous faisons exactement le contraire. Ce que nous
faisons est de gaspiller, de la manière la plus prodigue qui soit, toutes nos ressources
naturelles et humaines.
Aujourd’hui, face à la finitude et au déclin des ressources et énergies fossiles, nous n’avons
aucune politique énergétique à proposer, pas plus qu’une politique de préservation des
ressources existantes ou de développement d’une alternative énergétique sûre et propre. De
plus face à l’accroissement de la population qu’il va falloir nourrir, nous n’avons
pratiquement aucune politique de préservation de l’environnement et en particulier des sols ou
de juste rétribution des principaux producteurs que sont les petits paysans des pays en voie de
développement. Notre politique agricole se borne à l’utilisation et au gaspillage de tout ce que
nous avons, tout en devenant dépendants de manière croissante des importations de produits
alimentaires, d’énergie, de technologie et de main d’œuvre.
Voici seulement deux exemples de notre indifférence générale à nos propres besoins
élémentaires. Partant, nous établissons une contradiction assurément dangereuse entre notre
nationalisme militant et notre adoption de l’idéologie du “libre marché” international.
Comment pouvons-nous sortir de cette absurdité ?
Je ne pense pas qu’il existe une réponse simple. Évidemment, nous serions moins dans
l’absurdité si nous prenions davantage soin des choses. Nous serions moins dans l’absurdité si
nous fondions nos politiques publiques sur une prise en compte honnête de nos besoins et de
la difficulté de la situation dans laquelle nous nous trouvons, plutôt que sur des conceptions
simplistes et fantasques de nos désirs. Nous serions moins dans l’absurdité si nos dirigeants
prenaient en compte avec bonne foi les alternatives à la violence qui ont fait leurs preuves.
Il serait facile de le faire, mais nous sommes disposés, un peu par culture et un peu par
nature, à résoudre nos problèmes par la violence et même à y trouver notre compte. Et ce,
même si nous reconnaissons maintenant tous, plus ou moins, que le droit de vivre, d’être libre
et en paix n’est garanti par aucun acte de violence. Ses droits ne peuvent être garantis que par
notre volonté que tous les autres devraient aussi pouvoir vivre, être libres et en paix – et notre
volonté de dédier notre vie à rendre cela possible. Être incapable d’une telle volonté revient
finalement à nous résigner à l’absurdité dans laquelle nous nous trouvons, et ce même – si
vous êtes comme moi – vous n’êtes pas certain d’en être véritablement capable…
Finalement, voici la question que j’ai été amené à me poser, question que le désastre de la
guerre moderne nous force à nous poser : combien d’enfants et de populations devant mourir
sous les bombes ou par la faim sommes-nous prêts à accepter afin d’être libres, prospères et
(supposément au moins) en paix ? À cette question ma réponse personnelle est : aucun. S’il
vous plait, ne tuez aucun enfant pour mon bien ou en mon nom !
Si c’est aussi votre réponse, alors nous sommes loin de pouvoir nous reposer. Assurément
nous devons nous sentir taraudés par encore plus de questions urgentes, personnelles et
intimidantes… Mais peut-être aussi commençons-nous à nous sentir li-
-bres, osant faire face, au moins en nous-mêmes et pour nous-mêmes, aux plus grands
défis qui ne se soient jamais présentés à nous et à la vision la plus complète du progrès
humain, le meilleur conseil, et le moins suivi, formé il y a 2 500 ans par le   Bouddha :

« C’est l’esprit d’un homme, non son ennemi ou son adversaire, qui l’attire
dans les mauvaises voies.

« Soyez tendre avec les jeunes, ayez de la compassion pour les personnes
âgées, ayez de l’empathie pour ceux qui ont des difficultés et soyez tolérant avec
les faibles et les méchants. À un moment dans votre vie vous aurez été tout cela.

« Ayez de la compassion pour tous les êtres, riches ou pauvres, amis ou


ennemis ; chacun a ses souffrances. Certains souffrent trop, d’autres trop peu.
Enseignez cette triple vérité à tous : un cœur généreux, un discours aimable, une
vie de service et de compassion sont les choses qui renouvellent l’humanité. »

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