Vous êtes sur la page 1sur 15

1

Pr. AYISSI Lucien


Département de Philosophie
Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines
Université de Yaoundé I .
B.P. 13280 YAOUNDE
CAMEROUN
E-mail: layissi2000@yahoo.fr

LES ENJEUX DE LA RATIONALITE DANS LA PHILOSOPHIE DE


MARCIEN TOWA

INTRODUCTION : Avant d’être célébrée ou abominée par les Africains, la


rationalité ne leur a pas d’abord été reconnue. De la thèse de la prélogicité de la
mentalité nègre à celle de l’émotivité foncière du Noir qui en est l’avatar
théorique et idéologique, la rationalité du Nègre apparaît dans l’ordre du doute et
non dans celui des évidences. Les idéologues de l’impérialisme occidental
donnent la preuve de son défaut en Afrique noire soit par le non-respect , par les
Africains, des principes a priori et universels de raison, soit par l’infra-humanité
du Nègre rendue lisible à travers sa naturalité , sa sauvagerie et son amoralité. Ce
qui définirait l’infra-humanité du Nègre prouverait donc que ce dernier existe en
rupture totale de rationalité. Ces preuves a posteriori permettent à ces idéologues
d’affirmer l’occidentalité exclusive de la rationalité dont la philosophie et la
science sont les principales formes d’expression. L’ethnophilosophie, dans sa
réaction hâtive croit pouvoir corriger, sur la base de sa seule générosité, même
avec des concepts très inconsistants, cette idéologie exclusiviste et raciste. Voilà
pourquoi, dans sa « plaidoirie » (Eboussi , La Crise du Muntu, 7), elle oppose à la
négation des idéologues de l’impérialisme occidental, la sienne pour contester le
monopole de rationalité que l’Occident veut s’assurer. Mais qu’est-ce qui peut
donc être en jeu au terme de cette contradiction fondée sur le jeu de la
méconnaissance et de la reconnaissance de la rationalité des Africains ? Que peut
bien viser la revendication intempestive de la rationalité par les Africains ? Ce
sont là des questions auxquelles nous répondrons dans le cadre de la philosophie
de Marcien Towa, philosophe camerounais contemporain.

I-L’AFRIQUE FACE AU PROBLEME DE LA RATIONALITE

I.1 : LA THESE DE LA NEGATION ET DE L’EXCLUSION


Sur la question de la possibilité que l’Afrique manifeste la rationalité dans sa
double expression philosophique et technoscientifique, l’accord des esprits n’a pas
pu d’emblée, se réaliser. Dire que l’Afrique est capable de rationalité même en
violation complète ou partielle des principes de celle-ci, est tout à fait absurde.
Cela revient à dire qu’un être peut exister sans son fondement. Lucien Lévy-
Brühl, Emile Bréhier, Georges Gusdorf, Hegel ou Martin Heidegger que cite
Marcien Towa dans l’Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique
actuelle, établissent, chacun avec l’appareillage conceptuel qui lui est propre,
l’absence de rationalité en Afrique. Dans tous les cas, cette absence est moins le
fait d’une crise conjoncturelle que d’une crise structurelle de la raison.
2

L’irrationalité serait dans les structures mêmes de la mentalité et de la culture


nègres. C’est pourquoi cette mentalité serait prélogique et mystique, bref
étrangère à la rationalité. Celle-ci n’existerait que dans des sociétés de grandes
dimensions et structurée en Etats, contre l’instinct, le mythe et la nature.
L’instinct, le mythe comme la nature, imposent leur finitude à la pensée. En la
bornant systématiquement, ils aliènent complètement son pouvoir de se déployer
librement : l’instinct régit le monde animal défini par la spontanéité biologique et
les automatismes rigides. Du point de vue de l’instinct, on est encore dans l’ordre
de la nature, donc en défaut de la culture et de l’humain. Le mythe régit l’univers
du primitif. Un tel univers se fonde sur la tradition et les comportements répétitifs
et rituels ( Towa, Essai, 10-11). Si le primitif inaugure la culture par ses mythes
et, de ce fait, est supérieur à l’animal condamné dans et par la nature, les deux
demeurent encore en deçà de la rationalité qui exalte la pensée et l’absolutise
même. Ainsi, lorsque le Nègre, dans son infra-humanité, n’est pas dominé par la
nature et la sauvagerie, sa mentalité est déterminée par le mythe. Quel que soit le
cas, il est en marge de la rationalité, car la liberté qui en est le fondement, n’est
pas possible dans la servitude de la nature ni dans celle du mythe. La hiérarchie
qui s’établit entre le mythe et l’instinct traduit celle qui existe entre la raison et le
mythe. Par conséquent, le cours de l’évolution qui va de l’animalité à la rationalité
en passant par la primitivité, définit la supériorité respective de l’Occidental
civilisé sur le primitif et l’animal. Le primitif est d’autant plus proche de l’animal
– étant donné que leurs comportements sont irrationnels- qu’il est éloigné de
l’Occidental rationnel. La crise de la rationalité en Afrique n’est pas un accident
de l’histoire, mais l’expression de la carence d’une essence, celle, d’après Hegel
cité par Towa, (op. cit., 19) du
« pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente,
est enveloppé dans la couleur noire de la nuit. »

La vacuité qui caractériserait l’Afrique du point de vue de la rationalité implique


donc une double exclusion : il est exclu que l’Afrique appartienne à l’histoire
universelle et soit capable de philosophie et de technoscience, car la rationalité a
un lieu de genèse et un cadre géographique de déploiement bien définis. Elle naît
et se développe uniquement là où il existe la liberté de penser. La rationalité
philosophique, par exemple, commente Towa (op. cit., 17), « ne se rencontre que
là où fleurit la liberté politique dans l’Etat », c’est-à-dire en Occident.
C’est cette thèse à la fois négative de l’universalité de la rationalité et
exclusive des non-Occidentaux , et notamment des Africains, de l’histoire
universelle, que les ethnophilosophes critiquent. La thèse ethnophilosophique est
donc celle de la négation de cette négation.

I .2 : LA NEGATION DE CETTE NEGATION

Il est aisé pour l’ethnophilosophie de saper les fondements de l’idéologie


de la négation et de l’exclusion en dilatant le concept de philosophie de manière à
le rendre coextensif à la culture (Ibid., 26-27). L’universalité de la culture
implique , dans ce cas, celle de la rationalité philosophique dont la culture est
comme la preuve a posteriori ou l’index. Ainsi, ce dont les idéologues de
l’impérialisme occidental voulaient s’assurer le monopole est requalifié par
Alassane N’daw et Basile Fouda, comme étant la propriété universelle du genre
humain. Si la culture est universelle, et est également un mode de rationalité, il
3

devient, par conséquent, aberrant et arbitraire de la refuser aux Nègres ou, ce qui
revient au même, d’en faire l’attribut essentiel et exclusif des Occidentaux. La
refuser aux Nègres, c’est se rendre suspect de racisme et d’ethnocentrisme.
Déduire l’universalité de la rationalité de celle de la culture, c’est prouver par le
fait même que l’Afrique n’est pas étrangère à la rationalité puisqu’elle a une
culture. Par ce procédé , fait remarquer Towa (op. cit., 27), « le but essentiel de
l’entreprise » ethnophilosophique est atteint. Il n’est plus besoin d’avoir à établir
l’existence de la rationalité philosophique négro-africaine.

Mais, la rationalité philosophique négro-africaine que l’ethnophilosophie


exhume du passé culturel africain pour l’« exhiber » à la face du monde, est
présentée comme étant spécifique. Ce qui l’oppose à la rationalité occidentale,
c’est que celle-ci est instrumentale. Fondée sur l’opposition de l’homme et de
l’univers, la rationalité philosophique occidentale « se caractérise par l’esprit
prométhéen, la volonté de dominer le monde » (Ibid.,28). Par contre, entre la
philosophie négro-africaine et le monde, existent des rapports symbiotiques car,
comme s’accordent à l’affirmer Alassane N’daw et Basile Fouda, l’Africain vit en
harmonie ou en communion avec un monde auquel il ne veut pas imposer son
empire. Voilà pourquoi, de l’avis de Basile Fouda que cite Towa dans son Essai
(loc. cit.), il ne s’est jamais préoccupé d’accumuler des biens matériels et s’est
toujours affranchi de «  la  dictature de l’argent ».

Présenter la rationalité philosophique négro-africaine comme étant


fonctionnellement différente de celle de l’Occident, c’est pour Towa, faire de
nécessité une vertu. Dans l’impossibilité d’« exhiber » une rationalité
philosophique ayant les mêmes principes que ceux de la philosophie occidentale,
les ethnophilosophes procèdent à la dilatation abusive du concept de philosophie
de manière à en faire facilement léquivalent du concept de culture, pour affirmer,
par conséquent, l’exceptionnalité de cette forme de rationalité. L’ethnophilosophie
est donc méthodologiquement et conceptuellement défectueuse . Elle prend le
philosophique pour le culturel et confond le procédé archéologique avec la
démarche philosophique. Par conséquent, affirme Towa (Ibid., 29) « déterrer une
philosophie, ce n’est pas encore philosopher ». La bienveillante complaisance
avec laquelle des ethnophilosophes comme Alassane N’daw et Basile Fouda
protègent la philosophie négro-africaine dans le temps au point d’exiger sa
transmission « à travers les âges comme un héritage à recevoir, à défendre et à
incarner pour atteindre l’existence authentique »(Ibid.,29) , est tout à fait
contraire à l’esprit philosophique qui, sans être malveillant, est profanateur et non
complaisant.

« La philosophie, affirme Towa, ne commence, qu’avec la


décision de soumettre l’héritage philosophique et culturel à une
critique sans complaisance. Pour le philosophe aucune donnée,
aucune idée si vénérable soit-elle, n’est recevable avant d’être
passée au crible de la pensée critique. En fait la philosophie est
essentiellement scarilège en ceci qu’elle se veut l’instance
normative suprême ayant seule droit de fixer ce qui doit ou non
être tenu pour sacré, et de ce fait abolit le sacré pour autant qu’il
veut s’imposer à l’homme du dehors. C’est pourquoi les grands
4

philosophes commencent par invalider ce qui était considéré


jusqu’à eux comme absolu. » (Ibid.,30)

Il est certain qu’en évoluant dans le sillage de la négritude,


l’ethnophilosophie aliène a priori l’efficacité de son entreprise idéologique dont la
fin est d’invalider la thèse de la négation de la rationalité négro-africaine et de
l’exclusion de l’Afrique de l’histoire universelle.

« Affirmer que les Africains ont une philosophie ou des


philosophies propres, mais en ramenant le sens du mot
philosophie à celui de « mythe », ce n’est nullement réfuter le
syllogisme raciste, c’est le confirmer bien plutôt, c’est reconnaître
que l’Africain a une mentalité prélogique, étrangère à la
raison. »(Towa, L’Idée,18)

La stérilité de l’ethnophilosophie due aux multiples défauts


méthodologiques et conceptuels, permet de jeter le doute sur la rationalité qu’elle
donne en spectacle. La résiliation de droit de l’ethnophilosophie nécessite que soit
résolu le problème de la réalité de la rationalité négro-africaine, en marge de la
facilité et du dogmatisme. C’est la condition d’une nouvelle orientation
philosophique en Afrique.

« Pour ouvrir la voie à un développement philosophique en


Afrique, dit Towa, il faut que , résolument, nous nous
détournions de
l’ethnophilosophie, aussi bien de sa problématique que de
ses méthodes. »(Ibid.,35)

Mais comment pouvoir parler de la réalité de la rationalité africaine sans, par le


fait même, ethno-philosopher ? Se poser cette question, revient à s’interroger les
conditions de possibilité d’un discours qui, tout en portant sur la réalité de la
rationalité négro-africaine, ne dérive pas dans l’ethnophilosophie.

I.3 : LA REALITE DE LA RATIONALITE NEGRO-AFRICAINE

Dans L’Idée d’une philosophie négro-africaine, Marcien Towa, procède à


une rigoureuse analyse de la culture africaine pour pouvoir répondre à la question
de savoir si celle-ci était étrangère ou pas à la rationalité et, plus précisément, à la
rationalité philosophique. Pour éviter l’écueil ethnophilosophique, Towa ne prend
pas d’emblée la culture pour la preuve a posteriori de la rationalité philosophique,
puisqu’il existe des cultures anti-philosophiques, celles qui, précisément, à la
rationalité philosophique. Pour éviter l’écueil ethnophilosophique, Towa ne prend
pas d’emblée la culture pour la preuve a posteriori de la rationalité philosophique
puisqu’il existe des cultures anti-philosophiques, celles qui précisément,
manifestent une farouche hostilité envers la raison ou qui ont une aversion quasi-
insurmontable à l’égard du doute. C’est le cas, d’après le philosophe camerounais,
de la culture des Hébreux qui, telle qu’elle existe dans l’Ancien et le Nouveau
Testaments, s’avère tout à fait hostile au déploiement de la raison et, par
conséquent, à l’existence de la philosophie. Les cultures qui organisent la vacance
de la raison et proscrivent l’existence de la philosophie, sont obscurantistes.
5

Prévalent dans de telles cultures, le dogmatisme et le despotisme liberticides et


homicides. Répondre à la question de savoir si la rationalité philosophique négro-
africaine est une réalité, exige qu’on ait déjà répondu à celle de savoir si la culture
traditionnelle africaine est hostile à la raison ou au libre exercice de la pensée.
L’examen de la culture africaine à travers l’analyse des contes, notamment les
cycles de Kulu-la-tortue, de l’Araignée-toilière, du lièvre, etc., telle que la
littérature orale nous les présente, autorise Towa (cf. L’Idée, p.38) à affirmer que
la pensée traditionnelle africaine absolutise la raison puisqu’elle ne place rien au-
dessus d’elle. Le Livre du connaître des modes d’existence de Rê, l’un des
brillants textes philosophiques que les Noirs de la vallée du Nil nous ont laissé,
atteste que la culture des peuples noirs n’est pas hostile à l’existence de la raison
(Ibid., 26-27). Bien plus, pour la tradition culturelle africaine, personne ne
capitalise absolument la raison. La finitude de la raison ou de l’intelligence
individuelle impose la nécessaire synergie intellectuelle, la recherche collective
de la vérité par l’organisation des débats ouverts. Par conséquent, la pensée
traditionnelle africaine oppose un refus catégorique à la révélation prophétique,
car elle n’accorde pas le monopole de la raison et la perfection éthique à un être
quelconque, quel qu’il soit, pris individuellement. La conséquence de cela, selon
Towa, est que la pensée traditionnelle africaine s’oppose au dogmatisme et au
despotisme, principales entraves au déploiement de la rationalité philosophique.
Pour Towa (op.cit.,44), ces éléments permettent d’affirmer

« l’existence d’une tradition philosophique africaine


profonde remontant à la plus haute antiquité qui soit. »

La rationalité négro-africaine est donc une réalité. Mais l’exceptionnalité


reconnue à cette réalité par l’ethnophilosophie est illusoire, car la rationalité
négro-africaine comporte les mêmes exigences que la rationalité occidentale dans
la mesure où elle est l’antithèse du dogmatisme et du despotisme. Sur le plan
philosophique, elle consiste en la critique sans complaisance des données,
quelque sacrées ou majestueuses qu’elles soient. Ainsi, celle des recherches
visant à affirmer facilement le caractère foncièrement irrationnel et religieux du
Nègre sont fausses parce qu’idéologiquement motivées, à l’instar des thèses
qu’on soutient en faveur de l’originalité de la rationalité philosophique négro-
africaine. La rationalité que l’ethnophilosophie donne en spectacle est fermée sur
elle-même, compte tenu de son irréductible singularité. C’est pour cela que
l’ethnophilosophie protège jalousement sa différence ou son être distinctif. Par
contre, la rationalité que promeut Towa est ouverte. Mais ce dont il fait la
promotion en Afrique n’est pas quelque chose d’étranger à ce continent, puisque
celui-ci

« aurait connu, depuis la plus haute antiquité, la pratique


du débat sur l’essentiel, c’est-à-dire la
philosophie.»(Ibid..,71)

Les enjeux dont les thèses sus-mentionnées sont assorties méritent d’être
clairement établis.
6

II- LES ENJEUX DU DEBAT SUR LA RATIONALITE NEGRO-


AFRICAINE

Il est possible d’en distinguer trois : l’enjeu de l’idéologie de


l’impérialisme occidental, l’enjeu de l’ethnophilosophie et celui de la conception
de Towa.

II.1- LES ENJEUX DE L’IDEOLOGIE DE L’IMPERIALISME


OCCIDENTAL

Les enjeux de l’idéologie de l’impérialisme occidental sont d’ ordre


métaphysique, idéologique et politique :

II.1.a : L’ENJEU METAPHYSIQUE


Ce qui est en jeu ici, c’est l’exclusion du Nègre de l’humanité. Etant
donné que c’est la rationalité qui est le genre spécifique, l’essence de l’homme, un
être qui ne la manifeste pas est dans l’infra-humanité. C’est le cas des êtres dont la
mentalité est régie par l’instinct ou par le mythe. Le déterminisme de l’instinct et
du mythe est nécessairement liberticide. La servitude dans laquelle la mentalité
mythique condamne le primitif en général et le Nègre en particulier, est la preuve
a posteriori de son défaut d’humanité. Son essence n’étant pas celle des hommes,
il n’a pas droit à la dignité qui revient à ceux qui manifestent leur humanité à
travers leur raison et leur liberté.

« Puisque c’est la liberté qui confère des droits à


l’homme, les peuples privés de liberté sont aussi sans
droits et tombent au rang de la chose sans
valeur. »(Essai,21) .

Si la chose avait un droit, le sien serait d’être dominé, utilisé ou exploité.


La domination du prélogique apparaît, dans ce cas, comme une domination de
droit, celle qui devrait s’exercer sur les mentalités prélogiques pour corriger les
tares de celles-ci et leur permettre d’accéder à la rationalité et don, à l’humanité.

II.1.b : L’ENJEU IDEOLOGIQUE ET POLITIQUE

En tant qu’elle est la légitimation théorique de l’impérialisme occidental,


la thèse de l’occidentalité exclusive de la rationalité, ainsi que celle de la
prélogicité et de l’infra-humanité du Nègre, est idéologiquement et politiquement
intéressée. Il s’agit, selon Towa, d’ « une véritable idéologie de l’impérialisme
occidental.»(Ibid.,22) finalisée sur la garantie de domination et d’exploitation
absolues de ceux dont la mentalité est qualifiée de prélogique. La correction de
l’infériorité de ceux qui sont encore en défaut complet de rationalité et
d’humanité, impose la nécessité de les civiliser. Comme le besoin de civilisation
n’est pas spontanément ressenti par les Nègres primitifs, il ne convient donc pas
d’attendre qu’ils acceptent délibérément la civilisation subséquente de la
rationalité. Il est plutôt nécessaire et légitime de la leur imposer par le biais de la
domination ou de la colonisation. Ici, la domination est présentée comme la
condition de réalisation de la civilisation quand, en réalité, c’est la civilisation qui
sert de prétexte à la réalisation de la domination.
7

II.2- LES ENJEUX DE LA RATIONALITE POUR


L’ETHNOPHILOSOPHIE

L’affirmation de la réalité de la rationalité négro-africaine n’a pas


seulement pour fin l’extension, en faveur de l’Afrique, du cadre géographique du
déploiement de la rationalité, tel que défini par les idéologues de l’impérialisme
occidental. Cette affirmation correspond à des enjeux bien précis parmi lesquels,
l’enjeu d’ordre ontologique et axiologique, l’enjeu idéologique et politique.

II.2.a : L’ENJEU D’ORDRE ONTOLOGIQUE ET AXIOLOGIQUE

La preuve de l’existence de la rationalité négro-africaine par la culture africaine


est subordonnée à la requalification de l’être du Nègre que l’idéologie de
l’impérialisme dévaluait considérablement. Puisque la rationalité est la valeur
essentielle de l’homme, le Nègre a une valeur humaine parce qu’il manifeste la
rationalité. L’être du Nègre est donc digne de respect (Ibid.,26,35-36) et a droit à
«l’initiative historique »(Ibid.,36). La particularité culturelle de cet être implique
la spécificité de sa valeur et la protection de son caractère distinctif. En somme, la
preuve de la rationalité des négro-africains par la culture est le principal
instrument de la stratégie ethnophilosophique de recouvrement de la valeur
ontologique du Nègre. 

II.2.b : L’ENJEU IDEOLOGIQUE ET POLITIQUE

La thèse de la particularité de la rationalité négro-africaine fonde «la


revendication d’un destin séparé, autonome » (Ibid.,38). L’affirmation par
l’ehtnophilosophie du droit de jouissance de cette différence par les Nègres, est
l’expression du refus de la domination occidentale dont le prétexte est la volonté
de corriger la prélogicité ou la primitivité des Nègres.
De l’idéologie de l’impérialisme occidental à l’ethnophilosophie, on passe
assurément d’une idéologie de la domination à celle du refus de la domination. La
seconde apporte, au moyen de la culture nègre, la preuve de l’existence de ce dont
le défaut justifie la domination occidentale.  

II.3 : LES ENJEUX DE LA RATIONALITE DANS LA PHILOSOPHIE DE


MARCIEN TOWA

Pour l’Afrique, la meilleure manière de reconquérir son humanité, c’est,


selon Towa, de maîtriser ce qui a permis à l’Occident d’aliéner cette humanité.
Pour sortir de la sujétion de l’Occident, il faut subvertir la culture africaine et
s’approprier le secret de la puissance occidentale. Dans la philosophie de Towa,
les enjeux de la rationalité sont essentiellement d’ordre politique et économique.

II.3.a : L’ENJEU POLITIQUE

L’enjeu politique de la rationalité correspond, chez Towa


(Essai,56 ;L’Idée,54) à un dessein politique qui est la liberté de l’Afrique.
8

«Ce qui constitue notre dessein essentiel, dit Towa,, c’est


la liberté, c’est-à-dire, une Afrique auto-centrée et
puissante, ayant en elle-même le centre de conception et
de décision pour toutes les sphères de son existence :
politique, économique, spirituelle, une Afrique appliquant
le même principe de liberté dans toutes les formes de
relations inter-humaines, une Afrique enfin oeuvrant
pour le triomphe du même idéal dans le monde, si nous ne
convenons d’un tel dessein, c’est lui aussi qui doit être
notre fil d’Ariane dans notre quête du secret de
l’Europe. » 

La réalisation du dessein identifié nécessite d’abord la révolution de la


culture nègre. Une telle révolution ne peut être opérée que si les Nègres détruisent
les idoles traditionnelles. La révolution exigible est un véritable iconoclasme sans
lequel il ne leur sera pas possible d’assimiler l’esprit ou le secret du pouvoir de
domination qu’elle exerce sur eux (Ibid..,52)

« Notre liberté, c’est-à-dire l’affirmation de notre


humanité dans le monde actuel passe par l’identification
et la maîtrise du principe de la puissance européenne, car
si nous ne nous approprions pas ce principe, si nous ne
devenons pas puissants comme l’Europe, jamais nous ne
pourrons sérieusement secouer le joug de l’impérialisme
européen. Par là nous sommes conduits à adopter une
attitude positive, une attitude d’ouverture à l’égard de la
civilisation européenne justement pour nous libérer de la
domination européenne. »(Ibid.,55-56)

L’histoire des peuples qui durent affronter la puissance occidentale leur a


imposé le dilemme cornélien consistant à choisir entre la protection de leur
essence propre et la destruction iconoclaste de celle-ci au profit de l’autre. Qu’il
s’agisse de la destruction de la tradition mystique des Slaves par les
révolutionnaires russes qui firent des emprunts à la Philosophie des Lumières, ou
de la résiliation des principes du confucianisme chinois par le Mouvement du
Quatre Mai qu’il serait convenable d’appeler l’Aufklärung chinois, c’est par
l’iconoclasme que les peuples ont pu restaurer leur dignité face à l’Occident, et
condamnèrent désormais à l’échec, son impérialisme tendanciel. La révolution
nécessaire à la libération de l’Afrique impose à celle-ci une aliénation stratégique.
Cette aliénation n’est le « mimétisme irréfléchi » du maître actuel du monde. Elle
consiste plutôt pour l’Afrique, à perdre son essence par l’exorcisme du culte de la
différence ou par la répression de la tendance à l’idolâtrie de son être distinctif.
Par rapport à la tradition, Towa propose sa sublation ou, ce qui revient au même,
qu’on adopte vis-à-vis d’elle une attitude dialectique.

« Notre opinion, affirme-t-il, est que nous devons


exorciser la hantise de l’originalité et de la différence,
c’est-à-dire, de la tradition , non pas en la condamnant et
en la rejetant en bloc, mais en la jugeant après l’avoir
étudiée et examinée avec soin »(Ibid.,66)
9

l’objectif de l’aliénation stratégique est que l’Afrique se rende maître et


possesseur de la technoscience occidentale (Ibid.,55) si elle veut se libérer du joug
du système mondial de domination, car pour Towa, la maîtrise de la rationalité
technoscientifique assure à ceux qui l’ont la domination efficace sur autrui.

« Ceux qui ont la supériorité sur le plan de la connaissance et du


contrôle des phénomènes naturels établiront leur domination sur
les autres. Il faut comprendre que la science et la technologie
modernes fournissent des moyens de domination ou de libération
autrement plus sûrs que les soi-disant pouvoirs surnaturels des
personnages de la mythologie biblique qui ne sont que des
fantasmes de la mentalité magico-religieuse des
Hébreux. »(Ibid.,58)

II.3.b : L’ENJEU ECONOMIQUE

L’autonomie politique, garantie par la puissance qu’assure la rationalité


technoscientifique, implique également le développement économique. Towa fait
également dépendre la prospérité de l’Afrique de la maîtrise de la technoscience.
La liberté avec laquelle l’Afrique pourra s’assumer sur le plan politique sera la
même que celle qu’elle exercera dans la gestion de ses problèmes économiques. Il
ne lui sera donc plus imposé des programmes économiques étrangers à ses propres
aspirations. Que ce soit dans l’Essai ou dans L’Idée, l’optimisme
technoscientifique de Towa est évident dans la mesure où ce philosophe fonde
l’autonomie politique, économique et spirituelle de l’Afrique sur la maîtrise de la
technoscience.

III- LES ENJEUX DE LA RATIONALITE DANS L’INTERVALLE DE


L’OPTIMISME ET DU PESSIMISME TECHNOSCIENTIFIQUES

L’optimisme et le pessimisme technoscientifiques résultent de ce que Gilbert


Hottois (cf. Le Paradigme bioéthique,34) appelle « l’évaluation anthropologiste
de la technoscience ». Selon qu’on juge que la technoscience est la condition de
promotion ou d’aliénation de l’humain, on est prédisposé à l’optimisme ou au
pessimisme technoscientifiques. C’est la définition des contours du débat sur les
enjeux de la rationalité technoscientifique en Afrique qui peut permettre de
comprendre l’ambivalence de l’évaluation anthropologiste de la technoscience
dans l’intervalle de l’optimisme et du pessimisme respectifs de ceux qui, comme
Towa et Hountondji, pensent que la maîtrise de la technoscience par l’Afrique est
garante de sa libération et de son développement, et ceux pour qui la fétichisation
de la technoscience par ce continent est complice de sa domination et de son
aliénation.
10

III.1 : L’OPTIMISME TECHNOSCIENTIFIQUE DE TOWA ET DE


HOUNTONDJI

La thèse selon laquelle l’Afrique ne peut se libérer de l’impérialisme


occidental et se développer économiquement que si elle parvient à domestiquer la
technoscience justiciable de la puissance, est commune à Marcien Towa et à
Paulin Hountondji. Dans les deux cas, Towa et Hountondji préconisent comme
solution au double problème de libération et de développement de l’Afrique, la
maîtrise de la technoscience.

III.1.a : L’OPTIMISME TECHNOSCIENTIFIQUE DE TOWA

Pour Towa, comme il a été démontré plus haut, c’est la technoscience qui
garantit la puissance et la prospérité de l’Occident. Il faut, par conséquent, que
l’Afrique se l’approprie pour qu’elle soit autonome, c’est-à-dire se donne à elle-
même les normes de sa politique et de son économie. Comme solution au
problème de la double hétéronomie politique et économique actuelle de
l’Afrique, Towa propose aux Africains une aventure prométhéenne, celle qui
consiste précisément à se rendre, pour parodier Descartes, « comme maîtres et
possesseurs » de la technoscience occidentale . Dominée et possédée par les
Africains, la technoscience assurera à ces derniers, pense Towa la libération de
l’empire politique et économique dont ils sont encore l’objet, et rendra désormais
l’Afrique imperméable à toute domination et réfractaire à toute aliénation
possibles.

III.1.b : L’OPTIMISME SCIENTIFIQUE DE HOUNTONDJI

Dans Sur la « philosophie africaine », Paulin Hountondji exprime


également son optimisme scientifique lorsqu’il pense que la rationalité
scientifique peut nous doter « de la puissance que nous cherchons »(op. cit.,246).
Un tel optimisme est si considérable chez le philosophe béninois qu’il motive son
épistémologisme : étant donné que la philosophie ne donne pas directement sur la
puissance dont l’Afrique actuelle a tant besoin, il est nécessaire, selon Hountondji,
qu’elle se contente d’assurer l’essor et le développement de la science. Il est
impératif qu’elle cherche à « savoir comment elle doit aider au développement de
la science. »(Loc. cit.) C’est dans cette perspective que doit s’orienter
l’enseignement des disciplines philosophiques en Afrique. Pour donc favoriser
l’essor de la pensée scientifique dans l’Afrique actuelle, il est indispensable que
soient enseignées, selon Hountondji (loc. cit),

« la logique, l’histoire des sciences, l’épistémologie,


l’histoire des techniques, etc., sans préjudice, bien
entendu de l’indispensable enquête sur l’histoire de la
philosophie. »

Dans cet épistémologisme, la philosophie ne donne la preuve de sa valeur


et de son sérieux que lorsqu’elle s’assigne pour tâche de promouvoir la rationalité
scientifique. Elle n’a de sens que lorsqu’elle assure efficacement l’essor et le
développement de la science .
11

C’est cet optimisme technoscientiifique commun à Towa et à Hountondji qui est


remis en cause par certains penseurs africains qui, adoptant servilement le
pessimisme théorique de certains membres de l’Ecole Francfort, critiquent la
rationalité technoscientifique parce qu’elle serait instrumentale, donc dangereuse.
La forme exacerbée de cette critique est remarquable dans la phobie
technoscientifique de Pius Ondoua.

III .2 : LA PHOBIE TECHNOSCIENTIFIQUE DU NEO-


IRRATIONALISME AFRICAIN : LE CAS DE PIUS ONDOUA

III.2.a :LA CRITTIQUE DE L’OPTIMISME TECHNOSCIENTIQUE DE


TOWA ET DE HOUNTONDJI PAR PIUS ONDOUA

Pius Ondoua, la figure emblématique du néo-irrationalisme africain,


dénonce, dans sa phobie de la rationalité technoscientifique, ce qu’il appelle chez
Towa et Hountondji, le « fétichisme de la science ».Ce qu’Ondoua critique, chez
Towa et Hountondji, dans sa thèse de doctorat d’Etat en philosophie
intitulée :Positivité scientifique et positivisme idéologique, sous-titrée Une analyse
épistémo-politique du fétichisme de la science, c’est l’absence d’examen de la
technoscience, de sa logique, du type de rationalité dont elle participe et qui existe
exclusivement en tant qu’elle prétend capitaliser « tout le possible de la
rationalité ». Pour lui, la technoscience que Towa et Hountondji récupèrent après
l’avoir hypostasiée, est déjà impure compte tenu de sa détermination génétique et
de sa fonctionnalité idéologique et politique. La volonté de récupération de ce
modèle pourtant aliéné et aliénant, est motivée par la croyance à sa neutralité et
donc, à sa plasticité. La poly-détermination de la technoscience hypothèque sa
réorientabilité et aliène sa plasticité. On ne saurait, pense Ondoua (op. cit.,308),
libérer avec l’instrument qui a été conçu pour la domination.

« Qu’espérer donc, se demande-t-il, de la mobilisation


actuelle de la communauté internationale, désireuse de
faire passer la technoscience, d’instrument de
domination/oppression en instrument révolutionnaire
pour la libération et le développement ? A notre avis, pas
grand chose. »(Positivité scientifique et Positivisme
idéologique,308)

Il est donc naïf de croire que le transfert de la technoscience peut être


assortie de la libération et de la puissance recherchées. Un tel transfert qui est loin
d’être neutre (Ibid.), ne saurait jamais être systématique, car affirme Pius Ondoua
(op. cit., 309),

« les pays du Centre ne mettraient point à la disposition


des pays dominés, toutes les techniques possibles,
monopole oblige ! »

Bien plus, le transfert de la technoscience reproduirait à terme le système


dominant dans son intégralité (Ibid.,307), les « rapports sociaux de production en
vigueur au Centre, lieu de genèse de la technoscience »(Ibid.,308), «ainsi que les
représentations idéologiques concomitantes, pour le maintien du système de ses
12

intérêts propres. »(Loc. cit.) Pour Ondoua, la volonté de récupérer la


technoscience est, en réalité , une volonté d’identification, celle exprimée dans le
désir commun à Towa et à Houtondji de voir l’Afrique aussi libre et développée
que l’Occident son maître. 

III.2.b : LA CRITIQUE DU PESSIMISME TECHNOSCIENTIFIQUE


D’ONDOUA

La technoscience étant un instrument du système mondial de domination,


puisqu’il y a toujours fusion selon Ondoua , de la rationalité technoscientifique
avec la domination et l’oppression à l’échelle mondiale, faut-il donc résilier le
principe de l’humanisme de l’optimisme technoscientifique de Towa et de
Hountondji ?
A cette question Pius Ondoua répond de façon hypocrite lorsqu’il tente vainement
de masquer sa phobie de la technoscience en proposant une solution magique en
lieu et place d’une réponse philosophique. Cette solution magique consiste à
désidéologiser la rationalité et ses produits. Si la raison et la science qu’elle
produit sont en soi barbares, idéologiques ou idéologisées, quelles peuvent être les
chances de succès d’une opération de désidéologisation ou d’hominisation de la
raison et de la technoscience ? Avec quel organon cette vivisection idéologique à
effectuer pourra-t-elle s’opérer dans la perspective de la réalisation du « maximum
d’humain » ?
A son dangereux pessimisme technoscientifique, Pius Ondoua ajoute à sa
superstition lorsqu’il donne à ses préférences l’efficacité qu’elles ne sauraient
jamais avoir. Sa superstition, notamment dans sa critique du prétendu «fétichisme
de la science » chez Towa et Hountondji, consiste également à donner à la raison
et à la science, la personnalité des êtres essentiellement maléfiques. La science,
croit-il, peut cependant être humanisée au cours d’une séance d’exorcisme dont il
ne définit pourtant pas les modalités rituelles. C’est cette abominable
ontologisation et diabolisation de la science qui explique le pessimisme
technoscientifique de sa prétendue « épistémo-politique ». Le défaut conceptuel de
celle-ci est qu’elle a la magie de prendre le synthétique pour l’analytique : à la
question de savoir ce qu’est la science, elle répond très improprement en disant
qu’elle est barbare et idéologique. En lieu et place de la réponse analytique
attendue, celle consistant à dire d’abord l’essence formelle de la science, Ondoua
donne une réponse synthétique qui n’est qu’une prédication extérieure à l’être
même de la science. Si la barbarie et l’idéologie ne sont pas les prédicats
ontologiques de la science, l’abomination et la diabolisation de celle-ci par le
pessimisme technoscientifique dont l’« épistémo-politique » n’est qu’un avatar
conjoncturel, perd toute légitimité. Ondoua n’a pas compris que l’idéologie et la
barbarie qu’il dénonce sont moins le fait de la technoscience que les conséquences
de son instrumentalisation par les politiques et les gestionnaires des complexes
militaro-industriels, comme le montrent bien V.Borissov et Georges Menaheim,
respectivement dans Le Pentagone et la science (1975) et La science et le militaire
(1976). Le jugement de la technoscience ne doit donc dépendre ni de sa structure
ni de son essence, mais de l’usage que l’homme en fait. Disons avec Jean Laloup
et Jean Nélis (Hommes et machines, 249), mais à l’adresse du pessimisme
technoscientifique d’un Ondoua, qu’il s’agit moins d’ « éthiciser » la
technoscience que d’
13

« éduquer l’homme à une authentique conception de la


personne et de la société ; c’est lui qui doit se soumettre à
une conception morale inspirée du droit naturel ou de la
religion : ainsi formé, il sera capable d’user des
instruments remarquables que l’invention technique lui a
donnés. Ainsi, dans les mains d’un enfant cruel, le jouet
le plus anodin peut servir au mal et dans les mains d’un
enfant bien élevé, le jouet le plus dangereux peut
demeurer inoffensif. »

La technoscience que dénonce l’avocat de l’ «épistémo-politique », c’est


celle qui est déjà pervertie par la volonté de domination et d’exploitation de
l’homme. Il y a, par conséquent, dans les représentations d’Ondoua une
regrettable confusion des coupables. Bien plus, Ondoua s’est bien ravitaillé
conceptuellement auprès de la Théorie Critique telle qu’elle inspire
idéologiquement l’Ecole de Francfort et dont son «épistémo-politique » n’est
qu’un relais tropical, dans l’ignorance totale de son fondement psychologique : la
Raison existe dans les représentations de Max Horkheimer et de Wiesengrund
Adorno avec toute la personnalité d’un Hitler, d’un Mussolini ou d’un Staline,
aliénant l’individualité (celle des Juifs, par exemple ) et imposant partout
l’identité à la différence, l’homogénéité à l’hétérogénéité. Conçue sur le modèle
d’un tyran, la Raison est vouée à la condamnation. C’est donc le délire de
domination qui motive surtout l’abomination et la diabolisation de la Raison par
les partisans de la Théorie Critique 
Le pessimisme technoscientifique d’Ondoua est la forme maquillée de
l’irrationalisme qui se pare de bonnes intentions humanistes. Ce néo-
irrationalisme prétend également se constituer en une nouvelle philosophie
africaine dont la finalité est la critique de l’abosolutisation de la rationalité
instrumentale bourgeoise. La téléologie de cette critique est, prétend-il, «éthico-
axiologique », car elle vise à redonner à l’homme sa liberté de créer un avenir
humain. La critique qu’Ondoua adresse au « néo-irrationalisme » peut faire
illusion. En réalité, il n’échappe pas aux inconséquences qu’il dénonce dans le
« néo-irrationalisme ». En dénonçant la violence et la domination dont la
technoscience serait assortie, Ondoua emboîte le pas au « néo-irrationalisme »
constitué des courants anti-scientifiques et anti-rationalistes contemporains pour
lesquels la technoscience existe toujours en rupture de sagesse et de progrès .
Sa thèse consiste en la simple réédition idéologique d’une platitude bien connue.
Cette platitude est le lieu commun où la négritude et l’ethno-philosophie se
recoupent. Elle consiste en somme, à abominer le différent pour se préserver
contre la différence et espérer pouvoir sauver par là son identité. Craindre que la
technoscience ne produise de profondes mutations et de considérables destructions
culturelles dans la Périphérie (Ondoua, op. cit., 307), c’est traduire, à la suite des
partisans de la négritude et de l’ethnophilosophie qui n’en est qu’un succédané
idéologique, la peur du différent et la volonté de préserver son être distinctif ou
son originalité.
L’impropriété de la critique de la technoscience par Ondoua est garantie
dans la mesure où il se fonde sur le psychologique (la peur du différent, la phobie
de la domination) pour disqualifier la technoscience comme solution aux
problèmes de libération et de développement de l’Afrique en particulier, et de la
Périphérie en général. La lecture de la technoscience par Pius Ondoua est moins
14

philosophique que psychanalytique : soupçonner les motivations idéologiques de


la technoscience, ce n’est pas seulement donner dans l’anthropomorphisme ; c’est
aussi se dérober au devoir de dire ce qu’elle est d’abord. C’est s’abstenir d’en
faire une théorie rigoureuse. C’est enfin courir le risque d’affirmer avec beaucoup
d’aplomb, mais sans garantie de certitude, ce qui pourrait la fonder ou ce qu’elle
pourrait cacher ou viser. A travers cette psychanalyse de fortune qui fait le lit d’un
pessimisme théorique et d’une technophobie injustifiés, Pius Ondoua prend le
terrain conceptuellement déjà balisé par les autres pour un nouvel itinéraire
philosophique. L’hygiène philosophique indispensable à la libération et au
développement de l’Afrique exige que le pessimisme technoscientifique
d’Ondoua soit traité comme une idéologique nocive, donc à éviter absolument.
La phobie de la technoscience d’Ondoua n’est d’ailleurs pas inédite. Elle a
seulement le mérite de raviver celles qui, motivées par l’apparition des techniques
inhumaines (chambres à gaz, fours crématoires, guillotine, armes de destruction
massive, euthanasie, inoculation des maladies, stérilisation systématique, etc.),
avaient déjà suscité le débat sur la valeur humaine de la technoscience.

CONCLUSION : La volonté de particulariser la rationalité commune à


l’idéologie de l’impérialisme occidental et à l’ethnophilosophie est dénoncée par
Marcien Towa. Une rationalité qui est marginale par rapport à l’universel qu’elle
a pourtant toujours en vue, est suspecte. Dans le cas de l’idéologie de
l’impérialisme occidental, l’affirmation de l’occidentalité exclusive de la
rationalité a une finalité idéologique et politique, celle qui consiste à exclure de
l’humanité et de l’histoire universelle, ceux dont la mentalité est qualifiée de
prélogique, afin que leur domination et leur exploitation soient légitimes.
L’imposition aujourd’hui des Programmes d’Ajustement Structurel aux pays du
Tiers-Monde n’est pas très différente de la mission civilisatrice dont le fondement
idéologique était la thèse de la prélogicité des primitifs. Ceux dont les strucutrues
économiques nécessitent l’ajustement rationnel, seraient ceux dont l’infériorité
des structures mentales les prédisposent à la prélogicité. L’affirmation hâtive, par
l’ethnophilosophie, de l’existence d’une rationalité négro-africaine propre, a pour
visées le recouvrement de la « dignité anthropologique » du Nègre et la jouissance
par ce dernier du droit à l’« initiative historique ». Le Nègre est un homme ; il
manifeste une rationalité philosophique parce qu’il a une culture. Il doit donc
avoir totalement accès à la jouissance de la dignité et de la liberté, principale
créance métaphysique de l’homme. Le débat sur la rationalité que certains
privatisent et que d’autres exhibent, a des enjeux très importants. La privatisation
ethnocentrique comme l’exhibition puérile de la rationalité par l’idéologie de
l’impérialisme occidental et l’ethnophilosophie, a des enjeux politiques et
économiques : la négation de l’humanité de l’autre sous prétexte qu’il est en
défaut de rationalité, vise sa domination et son exploitation. L’exhibition d’une
rationalité sui generis vise, au-delà de la démonstration de l’humanité à prouver,
la protection de celle-ci contre la domination et l’instrumentalisation d’autrui.
Towa estime qu’il est nécessaire pour les Africains de faire d’abord l’étiologie
rigoureuse de leur condition actuelle en prenant également en compte les causes
de leur défaite historique face à l’Occident. Une telle évaluation explique son
optimisme technoscientifique et impose à l’Afrique une attitude prométhéenne
qui, mal interprétée, pourrait être suspecte d’occidentolâtrie. Elle consiste à
s’approprier la rationalité technoscientifique occidentale pour se libérer
15

efficacement de la domination occidentale et actualiser pleinement l’humanité des


Africains dans le temps et dans l’espace.

Bibliographie
Towa (M.), Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle,
Yaoundé, 3è édition, Clé, 1981.
 L’Idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979.
Hountondji (P.), Sur la « philosophie africaine »,Paris, Maspero, 1977.
Eboussi Boulaga (F.), La crise du Muntu, Paris, Présence Africaine, 1977.
Ondoua (P.), Positivité scientifique et Positivisme idéologique. Une analyse
épistémo-politique du fétichisme de la science, Thèse de doctorat d’Etat en
philosophie, Toulouse, 1989.
Laloup (J.) et Nélis (J.), Hommes et machines. Initiation à l’humanisme technique,
Paris, Casterman, 1953.
Hottois (G.), Le Paradigme bioéthique, Bruxelles, Editions de Boeck Université,
1990.
Menaheim (G.), La science et le militaire, Paris, Seuil, 1976.
Borissov (V.), Le Pentagone et la science, Moscou, Editions le Progrès, 1977.

Vous aimerez peut-être aussi