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Méthod(e)s: African Review of Social Sciences

Methodology

ISSN: 2375-4745 (Print) 2375-4753 (Online) Journal homepage: http://www.tandfonline.com/loi/rmet20

Construire l’universel: un défi transculturel

Paulin J. Hountondji

To cite this article: Paulin J. Hountondji (2016) Construire l’universel: un défi transculturel,
Méthod(e)s: African Review of Social Sciences Methodology, 2:1-2, 155-168, DOI:
10.1080/23754745.2017.1354559

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Published online: 14 Dec 2017.

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MÉTHOD(E)S: AFRICAN REVIEW OF SOCIAL SCIENCES METHODOLOGY, 2017
VOL. 2, NOS. 1–2, 155–168
https://doi.org/10.1080/23754745.2017.1354559

DOSSIER THÉMATIQUE

Construire l’universel: un défi transculturel


Paulin J. Hountondji
Professeur émérite à l’Université Nationale du Bénin, Bénin

RÉSUMÉ MOTS-CLÉS
Il y a une manière de défendre les cultures opprimées qui ne leur Eurocentrisme; Cultures;
rend service qu’en apparence parce qu’elle revient, somme toute, Valeurs; relativisme;
à les enfermer dans leur particularité. Le plaidoyer habituel en Universalité;
ethnophilosophie;
faveur des cultures non occidentales tombe souvent dans ce
postmodernisme
piège. Il ne les valorise qu’au nom du droit à la différence, face
aux prétentions d’une civilisation occidentale qui revendique, à
travers quelques-uns de ses représentants les plus en vue, le
monopole de l’universel.
L’Europe est amnésique. Elle oublie trop souvent ce qu’elle doit aux
autres cultures. L’Europe au sens large, au sens où les Amériques
actuelles ne sont, d’une certaine façon, qu’une excroissance
historique du vieux continent, refoule dans son Inconscient les
innombrables emprunts culturels auxquels elle doit d’être
aujourd’hui ce qu’elle est. Oublieuse de ses origines et de ses racines,
oublieuse aussi de ses propres échecs, de ses désastres historiques et
de ses tâtonnements, elle ne trouve rien de mieux, pour décrire ses
réussites les plus spectaculaires, que de les présenter comme autant
de « miracles », ou plus simplement comme le miracle : miracle grec,
et par extension miracle européen, miracle occidental.
Mais autant l’Occident est oublieux, autant le tiers-mondisme est
équivoque. S’il dénonce à juste titre la fausse universalité des valeurs
occidentales, ce n’est pas pour y opposer une universalité vraie qui
viendrait d’ailleurs, mais pour conclure à la relativité de toutes les
cultures et de leurs systèmes de valeurs.
Face à cette double tentation, à mi-chemin entre l’universalisme
figé qui caractérise l’eurocentrisme et le relativisme forcené du
discours tiers-mondiste, on voudrait ici proposer une voie médiane:
celle qui voit dans l’universel non pas un acquis à prendre ou à
rejeter en bloc, mais une fin à promouvoir, l’horizon infini d’une
tâche commune à laquelle doivent œuvrer toutes les cultures du
monde.

ABSTRACT KEYWORDS
There is a way of defending oppressed cultures which does them a Eurocentrism; Cultures;
service in appearance only, because, overall, it amounts to confining Values; relativism;
them in their particularity. The usual plea for non-Western cultures Universality;
often falls into this trap. It values them only in the name of the right ethnophilosophy;
to be different, faced with the objectives of a Western civilization postmodernism

CONTACT Paulin J. Hountondji pjhountondji@yahoo.fr


Ce texte est une des conférences introductives à la 8ème journée mondiale de la philosophie organisée à Moscou et à Saint-
Pétersbourg, du 16 au 19 novembre 2009, par l’UNESCO et l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie.
Il reprend des éléments d’une leçon inaugurale prononcée à l’Université nationale du Bénin en mars 2005 et restée
inédite, ainsi que des éléments d’une communication orale présentée à l’Université Harvard le 4 novembre 2009, et
d’une communication présentée à l’Université du Ghana à Legon, Accra, en mars 2015.
© 2017 CODESRIA
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which claims, through some of its most prominent representatives, the


monopoly on the universal.
Europe is amnesic. It too often forgets what it owes to other cultures.
Europe in the broad sense, in the sense that present-day Americas are,
in a way, only a historical outgrowth of the old continent, represses in
its Unconscious the innumerable cultural borrowings to which it now
owes being what it is. Oblivious to its origins and roots, and also
forgetting its own failures, its historical disasters and its trials and
errors, Europe finds no better way to describe its most spectacular
successes than to present them as “miracles,” or more simply as the
miracle: Greek miracle, and by extension European miracle, Western
miracle.
But just as the West is forgetful, Third-Worldism is ambiguous. If it
rightly denounces the false universality of Western values, it is not to
pit it against a true universality that comes from else-where, but to
pronounce the relativity of all cultures and their systems of values.
Faced with this double temptation, halfway between the frozen
universalism that characterizes Eurocentrism and the relentless
relativism of Third-Worldism discourse, we would like to propose a
middle way here, one that sees the universal not as a benefit to take
or leave as a whole but as an end to be promoted, the endless
horizon of a common task at which all the cultures of the world must
work.

1. L’eurocentrisme dans tous ses états


1.1. La ‘pilule’ Gobineau
Un discours est toujours un peu fonction de son destinataire. Le locuteur ou, s’il s’agit d’un
écrit, l’auteur, modèle toujours un peu son propos en fonction du cercle de ses interlocu-
teurs ou lecteurs, réels ou potentiels. Si vous êtes professeur de philosophie enseignant en
Afrique ou dans quelque autre région du Sud, il y a des choses que vous ne pouvez pas
dire, parce qu’elles vous apparaîtront clairement comme des sottises. Vous ne pouvez
pas, par exemple, reproduire tranquillement devant un public d’élèves ou d’étudiants
africains un discours qui les exclut, fût-il d’un auteur réputé sérieux. Vous ne pouvez
pas les traiter de sauvages ou de primitifs. Vous ne pouvez pas leur faire avaler la
pilule Gobineau ou la pilule Lévy-Bruhl. Vous pouvez toujours expliquer ces auteurs,
bien entendu, c’est même souhaitable que vous les expliquiez, car vos élèves
doivent savoir que de tels auteurs existent. Mais vous devez alors en proposer une
lecture critique, une lecture au second degré. Vous devez les déconstruire pour les
intégrer à un discours responsable qui, au lieu de pratiquer naïvement l’exclusion, en
ferait au contraire le véritable problème.
Qu’on y prenne garde, cependant : il n’y a pas que Gobineau ou Lévy-Bruhl. Eux ne cho-
quent plus vraiment, ils font plutôt sourire, comme tous les idéologues de la supériorité
blanche. Mais un auteur comme Hume? Un philosophe comme Kant? Un penseur
comme Hegel? Un savant comme Diderot? On pourrait composer à partir de certains de
leurs écrits, un énorme et génial sottisier. Un philosophe nigérian, le regretté Emmanuel
Eze, a publié voici une douzaine d’années une remarquable anthologie qui donne à
penser l’indigence théorique du mouvement des Lumières sur le problème de la race,
en rappelant des thèses franchement racistes d’auteurs qui passent habituellement
pour des humanistes et des esprits universels (Eze 1997a).
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1.2. Sottises de philosophes


Je ne m’amuserai pas à citer des exemples. Ils sont légion, depuis les trouvailles de Hume
sur « l’infériorité naturelle des Nègres par rapport aux Blancs », infériorité confirmée, selon
lui, par l’histoire récente et contemporaine,1 jusqu’à l’alchimie savante de Heidegger, pour
qui « la ‘philosophie’ est grecque dans son être même » c’est-à-dire qu’ « elle est, dans son être
originel, de telle nature que c’est d’abord le monde grec et seulement lui qu’elle a saisi en le
réclamant pour se déployer – elle » (Heidegger 1957, 15),2 en passant par les pseudo-con-
stats de Kant sur « les différentes races humaines »,3 la définition du Nègre donnée par
Diderot au volume 11 de l’Encyclopédie,4 les allégations de Hegel sur la non-historicité
du Noir, la plaisanterie de mauvais goût de Husserl sur le Papou (Husserl 1976, 372),5 et
bien d’autres divagations encore.
Dans son ouvrage remarquable sur Philosophy and an African culture, notre collègue
ghanéen Kwasi Wiredu cite le texte de Hume mentionné ci-dessus, puis commente: ‘L’Afri-
cain a besoin d’une maturité considérable pour être capable d’examiner de façon impar-
tiale le manque de respect de Hume pour les Nègres et ses vues philosophiques, de
manière à déplorer le premier et à apprécier et assimiler les secondes’ (Wiredu 1980,
49). Emmanuel Eze va plus loin, nous l’avons vu, en dénonçant, sur le mode militant, ce
qu’il appelle tout simplement le racisme des Lumières.6

1.3. Frontières invisibles


Je crois cependant plus productif de noter que ni les penseurs des Lumières, ni les autres
auteurs que nous venons de citer n’écrivaient pour les Africains et les Papous, pas plus
qu’ils n’écrivaient pour les non-blancs en général. Ils ne soupçonnaient pas que ces der-
niers les liraient un jour, et les excluaient d’emblée du cercle de discussion. Seule une
telle exclusion explique qu’ils puissent raconter à leur sujet n’importe quoi en restant
entre Occidentaux, bien au chaud, sans risque de susciter des protestations.
Althusser disait parfois avec humour, pour corriger un propos qu’il avait tenu la veille ou
quelques jours plus tôt : « J’ai dit une sottise ». En reprenant ce mot pour qualifier les aber-
rations de nos célèbres philosophes, on se met un peu à leur place en leur supposant de la
bonne foi et en les créditant d’une autocritique qu’ils auraient en effet peut-être formulée,
s’ils en avaient eu l’occasion. On plaide en quelque sorte l’ignorance, on sollicite l’indul-
gence, on dédramatise. Une telle dédramatisation est nécessaire si nous voulons continuer
à lire Kant, Hegel, Husserl, Marx et tous les autres, si nous ne voulons pas perdre le bénéfice
d’une assimilation critique de ce qu’il y a de meilleur dans la tradition occidentale, si nous
voulons exercer cette indispensable maturité à laquelle nous invite Wiredu.
Le discours militant a en effet ses limites, car il court le risque de jeter, comme on dit en
anglais, le bébé avec l’eau de bain. Au-delà du propos manifestement raciste, il faut donc
remonter à ce qui le rend possible : la délimitation trop étroite du cercle d’interlocution, les
frontières invisibles qui limitent à une culture ou à une race la communauté des parte-
naires et autres parties prenantes à une discussion savante, la fausse sécurité d’un discours
qui se croit à l’abri de toute contestation. En attirant ainsi l’attention sur la démarcation, le
tracé des frontières, la délimitation du cercle comme acte fondateur, on minimise la portée
de tels propos. On les considère davantage comme des erreurs que comme des fautes, on
y voit des sottises, des formes de divagation découlant d’une méconnaissance totale des
limites réelles de l’humanité pensante.
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En somme, les limites du savoir géographique de l’époque expliquent en partie les


propos inacceptables de nos philosophes. Cela ne les dédouane pas tout à fait, il est
vrai, puisqu’aux mêmes époques, et en faisant un meilleur usage des connaissances géo-
graphiques alors disponibles, d’autres auteurs, souvent plus obscurs, ont eu des appréci-
ations totalement différentes.7 Plus troublant encore, malgré tout ce qu’on sait aujourd’hui
des autres cultures et des autres civilisations, malgré les enseignements de l’histoire, de la
géographie et de l’anthropologie contemporaines, on retrouve le même type de propos
sous la plume d’auteurs réputés intelligents.8 Cela veut dire que les lacunes du savoir exi-
stant n’expliquent jamais tout, et que chaque auteur reste responsable, quoi qu’on dise, de
l’usage qu’il fait du legs scientifique de son époque et de la manière dont il délimite, sur
cette base, son espace d’interlocution.9
Je tiens cependant qu’en ce qui nous concerne, en tant que lecteurs, nous n’avons pas
intérêt à nous émouvoir outre mesure de ce genre de discours. Etant nous-mêmes cons-
cients de ce que nous valons, notre premier souci doit être, non de condamner, encore
moins de condamner de façon passionnelle, mais d’expliquer ces discours qui nous
mettent en cause ; et notre démarche, de tracer ici et maintenant, autour de nous, dans
notre milieu et à partir de notre milieu, des espaces d’interlocution qui nous incluent au
lieu de nous exclure, et qui s’élargissent de proche en proche, par cercles concentriques,
aux dimensions du monde.
Les Africains n’ont donc pas tort de dénoncer, à l’occasion, le racisme et l’ostracisme à
l’œuvre chez quelques-uns parmi les plus grands.10 Les non-Occidentaux n’ont pas tort de
traquer, chez des auteurs qu’on croyait au-dessus de tout soupçon, les préjugés les plus
triviaux. Ils peuvent, à l’occasion, s’appuyer dans leur démarche sur d’autres auteurs qui,
de l’intérieur de la forteresse occidentale, demeurent leurs alliés objectifs.
Les ‘études postcoloniales’, très en vogue aujourd’hui parmi les Anglo-Saxons, se sont
fait une spécialité de cette chasse au lièvre. C’est utile, voire nécessaire. Mais ce n’est pas
suffisant. Car ce discours se tient encore à l’intérieur du cercle d’interlocution occidental,
dominant depuis des siècles. La tâche essentielle aujourd’hui est au contraire de créer
d’autres cercles, de tracer, de délimiter, de démarquer ou, le cas échéant, de renforcer
en Afrique et ailleurs, d’autres espaces autonomes, d’autres territoires qui deviennent
des lieux de recherche et d’invention capables d’échanger, sur un même pied d’égalité,
avec la culture aujourd’hui dominante. En d’autres termes, il faut inventer une autre
forme de mondialisation qui ne se réduise pas à un Centre unique dictant ses volontés
à de multiples périphéries, mais qui soit l’œuvre commune d’une pluralité de centres
négociant les uns avec les autres sur un même pied d’égalité, pour la construction d’un
monde de partage, d’un monde plus juste et plus humain.

2. La tentation relativiste
2.1. Richard Rorty à Porto-Novo
Le relativisme est une tentation. Une tentation ancienne, une tentation permanente de
l’esprit humain, mais une tentation à laquelle il est possible et, me semble-t-il, nécessaire
de résister. Je ne puis m’empêcher d’évoquer une conférence prononcée au Centre afri-
cain des hautes études à Porto-Novo, au Bénin, en septembre 2002, par le regretté
Richard Rorty sous le titre : « Grandeur universaliste, profondeur romantique, ruse pragma-
tiste ».11 Rorty constate à juste titre que, depuis près de vingt-cinq siècles, la question du
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relativisme est au cœur du débat philosophique. La philosophie tout entière, comme


projet intellectuel, est née, justement, de la réaction de Platon contre la thèse célèbre
de Protagoras : « l’homme est la mesure de toutes choses ». Platon ne pouvait admettre,
en somme, que l’on dise : « à chacun sa vérité », ou « à chaque peuple sa vérité ». La phi-
losophie est née de son effort pour réfuter ces positions relativistes. Rorty ne croit pas le
moins du monde que cette réfutation ait réussi, et, ramant à contre-courant de toute la
tradition philosophique occidentale, se déclare ouvertement partisan de Protagoras :
Vingt-quatre siècles plus tard, on nous met toujours en garde contre la tentation du relati-
visme – en nous exhortant, pour le bien de la civilisation à venir, à nous ranger du côté de
Platon. Convaincu cependant qu’il n’y a rien de tel, pour corriger les pratiques humaines,
qu’un propos imaginatif qui suggère des pratiques humaines alternatives, je me range,
pour ma part, du côté de Protagoras.

Je n’entrerai pas ici dans une discussion serrée des thèses de Rorty, bien connues
depuis la publication, en 1979, de Philosophy and the mirror of nature.12 J’ajouterai seule-
ment qu’à Porto-Novo, ces thèses ont été reprises et précisées. Le débat qui a suivi n’a mal-
heureusement pas été, je crois, à la hauteur de l’événement, tant il est vrai qu’au Bénin et
en Afrique francophone, Richard Rorty, l’un des porte-parole les plus cohérents et les plus
visibles du pragmatisme américain contemporain, était et est toujours très peu connu.

2.2. Le postmodernisme
Ce qui est vrai du pragmatisme l’est aussi de ce qu’on appelle aujourd’hui le postmoder-
nisme. Comme tout le monde, je me suis longtemps demandé moi aussi ce que pouvait
bien signifier ce mot. Qu’y a-t-il, en effet, après la modernité? Le mot n’a visiblement aucun
sens si on entend seulement par modernité l’époque moderne, au sens d’une périodisa-
tion historique. Car après la modernité, ce serait encore la modernité. Tout s’éclaire, par
contre, si l’on entend par modernité un projet de société, ou encore une figure idéologi-
que déterminée. Ce projet, cette figure idéologique se caractérisent en l’occurrence par la
croyance au progrès, la croyance à l’universalité des valeurs et des normes effectivement
proclamées par la culture européenne, l’érection de cette culture en modèle de toute
culture humaine en général. C’est par rapport à la modernité ainsi comprise que Jean-Fran-
çois Lyotard publiait en 1979 La condition postmoderne (1979). Depuis lors, l’expression a
fait une carrière fulgurante, en France et surtout hors de France, notamment aux Etats-
Unis. On appellera donc postmodernisme la reconnaissance de l’échec de la modernité
en tant que projet, et de toutes les croyances fondatrices de ce projet, à savoir l’universa-
lisme, le progressisme, le rationalisme, pour n’en citer que quelques-unes.13
Dans sa communication au colloque de Porto-Novo, Ioanna Kuçuradi, alors présidente
de la Fédération Internationale des Sociétés de Philosophie (FISP), a, de façon très péda-
gogique, distingué le débat occidental sur la modernité, qui traduit une réaction contre
la valorisation excessive de la modernité en tant que vision du monde, et le vieux débat
sur la modernisation, qui se déroule dans les pays non occidentaux depuis le début du XXe
siècle au moins (Kuçuradi 2003). Hors d’Occident, la « modernisation » a toujours été con-
sidérée comme un bien. Le seul débat aujourd’hui est de savoir si cette modernisation doit
être encore comprise comme synonyme d’occidentalisation, ou s’il est possible d’inventer,
en cette matière, des stratégies originales. Les deux débats ne se recouvrent donc pas, sauf
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à reconnaître une convergence de fait entre le souci du Tiers-Monde de se « désocciden-


taliser » et le souci de l’Occident d’aujourd’hui d’inventer une alternative à sa propre
modernité.
De façon très pédagogique aussi, Ioanna Kuçuradi a montré comment on en est arrivé à
parler des rationalités, au pluriel, et comment l’histoire de ce pluriel renvoie au débat entre
modernisme et postmodernisme. La désaffection à l’égard de la raison, au singulier, est
une réaction parfaitement compréhensible contre une conception excessivement étri-
quée de la raison, et en particulier contre l’idéologie positiviste et scientiste véhiculée
par un texte célèbre publié voici maintenant quatre-vingt sept ans, le Manifeste du
Cercle de Vienne (Wiener Kreis, von Hans Hahn, Otto Neurath und Rudolf Carnap 1929,
trad. Soulez 2000).14 Le credo de l’empirisme logique professé par ce cercle ne pouvait
convaincre durablement. Le champ du connaissable ne se réduit pas, en effet, à la
nature physique. Le monde des valeurs et tous les domaines de l’activité humaine méri-
tent aussi d’être explorés. Résultat: comme on a eu tendance à voir dans ce Manifeste l’ex-
pression la plus accomplie du rationalisme occidental, on a très vite cédé à la tentation
d’affirmer qu’il existe d’autres rationalités que celle de l’Occident.

3. L’universalité comme projet


3.1. Une exigence universelle
Point n’était besoin, cependant, d’aller jusque là. Il suffisait de reconnaître qu’à l’intérieur
même de la rationalité occidentale, le néo-positivisme logique n’était qu’une manière
parmi d’autres de comprendre la science, ses objectifs et ses ambitions. Loin d’être,
comme le prétendait le cercle de Vienne, la conception scientifique du monde, l’empir-
isme logique n’était qu’une conception de la science parmi d’autres, une compréhension
parmi d’autres de la rationalité en général, à l’intérieur même de la culture occidentale. Il
n’y avait donc pas lieu de récuser la rationalité occidentale, encore moins la rationalité en
général, mais une conception étriquée de la rationalité qui a prévalu à un moment donné
en Occident.
Dans sa conférence de Porto-Novo, Rorty, après avoir fait sienne la distinction de
Habermas entre une raison centrée sur le sujet (subject-centered reason) et une raison
communicationnelle (communicative reason), après avoir ainsi indiqué sa propre préfér-
ence pour une conception de la raison comme construction sociale, évoquait un désac-
cord profond entre lui et l’auteur du Discours philosophique de la modernité (Habermas
1985). Il ne comprenait pas, en effet, qu’après avoir si clairement opté pour une con-
ception communicationnelle de la raison, Habermas puisse encore considérer la validité
universelle comme un but légitime de la recherche. En retenant cet idéal de validité
universelle, ce dernier faisait, selon lui, une concession regrettable à l’universalisme pla-
tonicien et restait prisonnier de cette conception individualiste de la raison qu’il récusait
par ailleurs. Rorty répondait ainsi à Habermas qui lui avait reproché de faire le jeu du
relativisme, voire du romantisme.
Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ce débat. Mais si Rorty avait raison, son propre
discours n’aurait aucun titre à nous convaincre et n’aurait de sens que pour lui-même.
Habermas est donc forcément plus cohérent, comme jadis Socrate contre Protagoras.
Que la raison soit une construction sociale davantage qu’une faculté individuelle, n’y
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change rien : la discussion n’est possible que si, dans le jeu de l’argumentation et de la
contre-argumentation (the game of giving and asking for reasons), les interlocuteurs, de
part et d’autre, regardent vers un même horizon et élèvent, les-uns et les-autres, une
même prétention à la vérité.
J’aimerais cependant ajouter ceci : cette exigence de validité, cette prétention à dire le
vrai, cette recherche de l’universalité ne constituent nullement des caractéristiques spéci-
fiques de la culture occidentale. La distinction entre le vrai et le faux se dit dans toutes les
langues du monde. La valorisation du vrai et le refus du mensonge comme de l’erreur,
l’exigence de véracité et d’universalité traversent les frontières des différentes cultures.
L’exigence d’universalité est elle-même universelle. L’universalité est perçue partout
comme une valeur, une norme qui doit régir partout et toujours nos pratiques discursives.
Que cette norme reste un idéal asymptotique jamais atteint, ne suffit pas pour l’invalider.
L’échec prescrit au contraire une tâche précise : recommencer sans cesse, poursuivre inlas-
sablement cet idéal en reconnaissant, à chaque étape, les limites du savoir que l’on croit
universel, et pourquoi, comment, dans quelle direction il doit être corrigé.

3.2. La critique de l’ethnophilosophie


Pour ma part, je n’aurais jamais formulé ma critique de l’ethnophilosophie si j’avais cru un
seul instant qu’on pouvait dire : « A chaque peuple sa philosophie ». L’ethnophilosophie
est ce chapitre particulier de l’ethnologie (ou, comme on dirait de préférence aujourd’hui,
de l’anthropologie culturelle) qui se fait fort d’étudier les systèmes de pensée des peuples
dits primitifs ou semi-primitifs, en considérant ces systèmes de pensée comme autant de
« philosophies ».
J’ai d’abord employé ce mot dans un article publié dans Diogène en 1970 (Hountondji
1970).15 De façon tout à fait indépendante, mon collègue camerounais Marcien TOWA
l’employait peu après, avec le même sens critique et péjoratif, dans un petit livre publié
à Yaoundé (Towa 1971). J’ai eu l’occasion de montrer, dans un article paru en 1998
dans une revue alors dirigée par Abiola Irele (Hountondji 1998), que ni Towa, ni moi-
même n’étions les auteurs de ce néologisme, puisqu’on le trouvait déjà, au début des
années 1940, dans le titre même de la thèse de Kwame Nkrumah à l’Université de Penn-
sylvanie à Philadelphie, thèse jamais soutenue jusqu’à son départ pour l’Angleterre en
1945, mais dont une première mouture existe bel et bien sous le titre : Mind and
Thought in primitive Society: a Study in Ethno-philosophy with special Reference to the
Akan Peoples of the Gold Coast, West Africa.16
Toutefois, on observera que Nkrumah, loin de mettre en cause le projet d’une ethnophi-
losophie, le prend en charge au contraire et entend y apporter sa contribution. Marcien
Towa, au contraire, dénonce la méthode hybride utilisée par les ethno-philosophes,
méthode qui n’est ni tout à fait ethnologique, ni tout à fait philosophique, mais qui
prétend être les deux. Pour ma part, au-delà de cette confusion des méthodes, j’étais davan-
tage frappé par les présuppositions théoriques au fondement d’une telle entreprise. Je récu-
sais, en ce sens, le préjugé unanimiste qui reconduisait, à sa façon, le mythe de l’unanimité
primitive selon lequel, dans les sociétés dites « inférieures », tout le monde serait d’accord
avec tout le monde. Je préconisais au contraire une vision pluraliste des sociétés, de
toutes les sociétés humaines, y compris les plus réduites. Les divergences étaient, à mes
yeux, plus intéressantes à étudier que les convergences. Et s’il y avait réellement
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convergence, on avait tout intérêt à examiner comment celle-ci s’était développée au sein
de la société, au lieu d’admettre d’emblée qu’elle avait toujours existé, de toute éternité.
Je ne reviendrai pas sur le long débat suscité par cette critique. Je m’en suis longue-
ment expliqué dans divers articles, et plus encore dans un ouvrage traduit en américain
par mon collègue sierra-léonais, le regretté John Conteh-Morgan (Hountondji 1997).

3.3. La question de l’écriture


Il convient cependant de rappeler les enjeux essentiels, et toujours actuels, de ce débat qui
a été parfois, on s’en souvient, passionnel. D’abord, j’ai dû inlassablement m’employer à
dissiper un malentendu récurrent : la critique de l’ethnophilosophie n’a jamais cherché
à nier l’existence d’une pensée africaine aussi ancienne, aussi cohérente que celle de l’Oc-
cident. Bien au contraire, elle a voulu, d’une part, en réaction contre les tendances simpli-
ficatrices et réductrices de l’ethnologie, appeler l’attention sur le caractère pluriel,
contradictoire, évolutif de cette pensée, le dynamisme des traditions intellectuelles de
l’Afrique précoloniale. Mais elle a aussi voulu, d’autre part, rappeler que toute pensée
n’est pas forcément philosophique, et que la philosophie est une forme de pensée
parmi d’autres, une forme de pensée qu’il faut distinguer, par exemple, de la pensée
mythique ou religieuse. Ce qui caractérise cette forme de pensée, c’est justement le
projet d’un dévoilement à l’infini du vrai, du juste, du beau, et un refus de l’enfermement
intellectuel. L’enfermement dans la culture d’origine, pour pathétique qu’il soit, n’est pas
meilleur que les autres formes d’enfermement. La critique de l’ethnophilosophie invite à
entretenir avec sa propre culture, comme avec toutes les autres cultures, un rapport cri-
tique et libre.
Cet appel à la liberté, cette insistance sur la responsabilité intellectuelle de chacun n’ont
pas toujours été compris et en ont même irrité plus d’un : par exemple, nos collègues ivoir-
iens Koffi Niamkey (1976) et Abdou Touré (1976), mon collègue et ami sénégalais Pathé
Diagne (1980) et nos collègues béninois Olabiyi J. YAÏ (1978) et François C. Dossou
(1994). C’est que nous nous placions dans des perspectives radicalement différentes.
Leur but principal était une sorte de « défense et illustration » des cultures d’Afrique
noire, longtemps dénigrées par l’idéologie coloniale. Ma préoccupation était, par contre,
au-delà de cette nécessaire réhabilitation, de faire en sorte que nous nous tournions
vers nous-mêmes et posions franchement la question : que faire ? Que faire ici et mainte-
nant, non pour les autres, mais d’abord pour nous-mêmes, non pour corriger ou embellir
notre propre image injustement ternie par l’histoire, mais pour mieux nous projeter dans
l’avenir, en réglant au mieux nos contradictions internes pour construire plus efficacement
avec les autres et à égalité avec eux, un monde meilleur ?
Symptomatique de cette différence de perspective est la rude discussion sur la question
de l’écriture. Pour avoir reconnu les limites de l’oralité et le pouvoir de l’écriture de libérer
l’esprit des contraintes de la mémorisation pour le rendre davantage disponible pour le
travail critique, pour avoir ainsi souligné l’importance de l’écriture pour la formation et
la consolidation d’une tradition philosophique, je me suis vu reprocher « une conception
bancaire de la philosophie » (Niamkey) ou un « fétichisme de l’écriture » (François
C. Dossou). Mais en fait, la question n’était plus pour moi de prendre ou de ne pas
prendre au sérieux la littérature orale. La question était plutôt, une fois reconnue l’impor-
tance de la littérature orale, de savoir si nous devions nous en contenter ou si nous
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devions, au contraire, la préserver, l’enregistrer, la capitaliser grâce à l’écriture et aux tech-


niques qui l’accompagnent, et plus généralement, tirer le meilleur parti possible de ce phé-
nomène qui se déroule depuis plusieurs décennies sous nos yeux: le passage à l’écriture et,
liée à ce passage, une mutation culturelle sans précédent.
Les travaux récents de Mamoussé Diagne mettent fin à cette discussion (Diagne 2006,
2007). Le philosophe sénégalais ne se contente pas d’énoncer des hypothèses sur la
portée et les limites de l’oralité. Il se penche positivement, et avec amour, sur les pro-
verbes, les contes, les mythes, les légendes, et cette richesse insoupçonnée de la littérature
orale africaine, pour en analyser les styles et les procédés avec la patience du linguiste, la
profondeur de l’anthropologue et la rigueur du philosophe. Ainsi peut-il identifier
d’emblée un procédé-type du discours oral : la dramatisation de l’idée, la mise en scène
qui fonctionne comme une « ruse de la raison orale » pour conjurer la menace permanente
de l’oubli. Plus généralement, Mamoussé Diagne entreprend d’examiner le fonctionne-
ment réel des cultures orales, et ce qu’on pourrait appeler « la logique de l’oralité », par
analogie avec cette « logique de l’écriture » si brillamment décrite par l’anthropologue brit-
annique Goody (1986). C’est seulement après coup qu’il revient, au terme de son parcours,
et comme dans un soupir, sur la question tant débattue de l’existence d’une « philosophie »
dans l’Afrique traditionnelle. Il y revient juste pour constater à quel point cette question
était mal posée, et pourquoi une philosophie stricto sensu eût été simplement impossible
dans une civilisation de l’oralité qui regorge, par contre, d’autres richesses et fonctionne
selon d’autres modalités que la civilisation occidentale, qui a produit historiquement ce
qu’il est convenu d’appeler la philosophie.
Le passage à l’écriture, il est vrai, n’a jamais eu pour effet d’abolir ou de rendre caducs
l’oralité, la parole vive, le dialogue et l’échange verbal. Il n’a jamais mis fin à la tradition
orale qui continue de se développer selon ses propres règles et de dérouler une histoire spé-
cifique, en Afrique comme ailleurs. Si la science comme projet, et avec elle la philosophie et
toutes les disciplines théoriques prennent corps, forcément, dans l’élément de l’écrit, tout
savoir a néanmoins besoin de se discuter, de se consolider à travers un examen sans con-
cession entre pairs, et une fois consolidé, ne peut se survivre et se développer qu’à être
enseigné, transmis, approprié par les disciples et autres apprenants - autant d’opérations
qui se déroulent dans l’élément de l’oralité. L’écrit n’est rien sans la parole qui le lit, le cite
ou le commente à haute et intelligible voix, la parole qui le porte et le valorise.
Jack Goody a bien perçu et minutieusement décrit cette extrême complexité entre
l’oralité et l’écriture (Goody 1987). Il y a plus, cependant. Le développement inattendu
de l’informatique et des nouveaux modes de communication qu’elle induit, notamment
par Internet, a fait dire qu’on assiste aujourd’hui à un puissant retour à l’oralité et au dével-
oppement d’une « oralité secondaire », pour reprendre la belle expression de Walter J. Ong
(1982).17 Toutefois, l’oralité secondaire est encore une forme d’écriture. Le passage à
l’Internet et l’appropriation, en Afrique, des nouvelles technologies d’information et de
communication ne dispensent pas d’un passage préalable à l’écriture et de la profonde
mutation qu’il suppose dans notre civilisation de l’oralité.

3.4. Une double réforme


La question essentielle, somme toute, est de savoir ce que nous voulons faire de notre
présent et de notre avenir. Que nous le voulions ou non, nous avons déjà effectué, ou
164 P. J. HOUNTONDJI

sommes en train d’effectuer, pour le meilleur et pour le pire, ce passage à l’écriture. Dans ce
contexte nouveau, nous ferions bien de nous approprier effectivement, de manière lucide
et responsable, ce qu’il y a de meilleur dans les cultures étrangères avec lesquelles nous
avons été mis en contact, et dans le même temps, de nous réapproprier méthodiquement,
avec discernement et esprit de responsabilité, ce qu’il y a de meilleur dans nos propres
cultures, dans nos traditions ancestrales.
Au-delà de la philosophie, ce que nous devons acclimater et développer pour notre
propre compte, de manière autonome, c’est la science elle-même comme tâche infinie.
Husserl voyait dans l’exécution de cette tâche la vocation spécifique de « l’humanité eur-
opéenne ». ‘Européenne’ est de trop: une telle restriction n’est possible qu’aussi longtemps
qu’on se refuse à effectuer le passage à l’interculturel. Il faut désenclaver l’idée d’humanité,
désenclaver l’humanité elle-même. Il faut, comme disait Frantz Fanon, « lâcher l’homme ».
L’exigence d’universalité, nous l’avons vu, n’est le monopole d’aucune culture. Nous con-
statons cependant que, par un concours de circonstances qui reste à expliquer, l’Occident
a réussi à ce jour, mieux que toute autre civilisation, à transformer cette exigence en projet
historique.18 Rien ne nous empêche aujourd’hui, en Afrique, de faire de même. Non pour
imiter l’Europe et l’Amérique, ou pour nous occidentaliser en quelque autre façon, mais par
amour pour nous-mêmes, et pour gérer efficacement les immenses défis auxquels nous
sommes confrontés.
Cette nécessaire réforme du savoir doit s’accompagner d’une réforme des mœurs et
des pratiques sociales. Car il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder autour de nous, dans
notre environnement proche et lointain, pour voir l’intolérable : le triomphe, partout, de
l’injustice la plus criarde, le cynisme et l’arrogance de quelques-uns parmi ceux et celles
qui devraient le plus contribuer à consolider l’état de droit, mais qui se comportent, objec-
tivement, en fossoyeurs de l’état de droit, l’immoralité patente de ceux que l’on prenait
naïvement pour les gardiens de la morale, la barbarie la plus abjecte au cœur de la civilis-
ation et, pour parachever le tableau, le chambardement général des valeurs, la mystifica-
tion suprême qui mélange tout, et fait tenir pour la beauté même, des actions et des
choses d’une prodigieuse laideur.
Sur ce plan aussi, il faut aujourd’hui se battre pour faire triompher le bon sens. Il faut
combattre toutes les formes du relativisme éthique et politique qui prétendent justifier
l’injustifiable, combattre, au passage, certaines pratiques iniques de nos tribunaux et de
tout notre appareil judiciaire. La beauté est encore à naître, assurément, comme dit le
romancier ghanéen (Armah 1968). La beauté n’est réalisée nulle part. Mais si nous pou-
vions au moins balayer devant nos portes et y assurer un minimum de propreté, ce
serait déjà un acquis considérable. Et la beauté, forcément, finira par éclore.

4. Pour conclure
Construire l’universel n’est pas tâche facile. Il nous faut prendre au sérieux des auteurs
comme Rorty, prendre au sérieux Protagoras dont il se réclame, suivant en cela l’exemple
de Platon qui, justement, loin de banaliser les arguments du grand sophiste, en était au
contraire troublé parce qu’il les savait, à leur manière, irréfutables. Mais d’un autre côté,
nous ne pouvons accepter l’enfermement auquel conduisent fatalement les positions rela-
tivistes. Nous ne pouvons accepter, à plus forte raison, les propos obscènes de quelques-
uns parmi les meilleurs apôtres de l’universalisme qui, à l’occasion, s’enferment eux aussi,
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sans s’en rendre compte, dans l’espace clos de leur culture ou de leur race. Il faut ouvrir
portes et fenêtres, et respirer le grand air du large.
L’ethnophilosophie, telle qu’elle s’est développée en Afrique, a conduit à un enferme-
ment du même genre, à un essoufflement de la pensée. Pour libérer l’intellect et imposer
l’ouverture, en Afrique comme ailleurs, il faut, après avoir intégré la leçon de modestie et
d’humanisme de Protagoras, reprendre son souffle, malgré tout, pour tâcher de construire
l’universel.
Enfin il faut libérer la conscience des voix intéressées qui l’étouffent et retrouver, sous
l’épaisse couche des mensonges sédimentés, derrière le charabia des arguties juridiques et
par-delà les astuces scélérates des tribunaux, par-delà les « jonctions de dossier » (sic) qui
autorisent, au nom de la loi, les amalgames les plus criminels et les détentions les plus arbi-
traires, le sens authentique du beau, du juste et du vrai.

Notes
1. Dans une note au bas d’un article de 1748 sur ‘Les caractères nationaux’, Hume écrit en
substance:

Je soupçonne volontiers les Nègres, et en général toutes les autres espèces d’hommes
(…) d’être naturellement inférieurs aux Blancs. Il n’y a jamais eu de nation civilisée, ni
même d’individu éminent dans le domaine de l’action ou de la spéculation, qui ne
fût de couleur blanche. (…) Il y a des esclaves noirs dispersés dans toute l’Europe,
chez qui personne n’a jamais découvert le moindre signe d’ingéniosité (…). En Jamaï-
que, il est vrai, on cite le cas d’un Nègre qui serait un homme intelligent et cultivé; mais il
est probable qu’on l’admire pour des exploits superficiels, comme un perroquet qui pro-
noncerait distinctement quelques mots. (cité par Eze, 1997a: 33. Je traduis)
2. Bien qu’il soit signé Heidegger, la logique de ce texte ne va guère plus loin que celle des méde-
cins de Molière (l’opium fait dormir parce qu’il possède une vertu dormitive …), ou celle des
alchimistes qui expliquaient la combustion par l’évaporation d’une substance mystérieuse, le
phlogistique.
3. Dans un essai paru en 1775 sous le titre ‘Des différentes races humaines’, Kant affirme, sur le
mode du constat, que tous les Nègres sentent mauvais. Tenant ce phénomène pour acquis, il
entend l’expliquer en faisant intervenir des notions qui en disent long sur la science de
l’époque: particules de fer dans le sang, dont l’excès serait compensé par un dégagement
d’acide phosphorique dans la substance rétiforme, etc.
4. Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres hommes par tous
les traits de leur visage; des nez larges et plats, de grosses lèvres, et de la laine au lieu de
cheveux, paroissent constituer une nouvelle espèce d’hommes. Si l’on s’éloigne de
l’équateur vers le pôle antarctique, le noir s’éclaircit, mais la laideur demeure: on
trouve ce vilain peuple qui habite la pointe méridionale de l’Afrique.
5. L’homme est un animal raisonnable, et en ce sens vaste, le Papou est aussi un homme,
et non un animal (…). Mais de même que l’homme, et le Papou lui-même, représentent
un nouveau degré dans l’animalité, précisément celui qui s’oppose à la bête, de même
la raison philosophique représente un nouveau degré dans l’humanité et dans sa raison.
6. Eze, on le voit, ne s’embarrasse pas de nuances. La position de Wiredu est plus équilibrée. Pour
peu que s’exerce cette ‘maturité’ préconisée par le philosophe ghanéen, on reconnaîtra
l’apport considérable du mouvement des Lumières dans la pensée occidentale. On reconnaî-
tra aussi, sur cette question controversée de la race et de l’humanité non européenne, les con-
tradictions internes et l’évolution du mouvement des Lumières.
166 P. J. HOUNTONDJI

7. La critique la plus forte et la plus rigoureuse de Hume a été faite justement par un de ses con-
temporains beaucoup plus jeune, il est vrai, mais qui ne disposait pas d’autres repères géogra-
phiques que lui. Dans An Essay on the Nature and Immutability of Truth, in Opposition to
Sophistry and Skepticism (1770), James Beattie rappelle entre autres choses, l’étonnante civilis-
ation des Aztèques et des Incas, déjà parfaitement connue à cette époque. Bien que l’histoire
africaine fût encore mal connue, il montre, sur la base des faits alors avérés et d’une réflexion
de simple bon sens, l’absurdité de la démarche de Hume. Voir Eze, op. cit.: 34–37
8. Des intellectuels noirs se sont beaucoup émus aux Etats-Unis, dans les années 90, d’un
ouvrage qui prétendait établir ‘scientifiquement’ les différences de quotient intellectuel et
de ‘capacité cognitive’ entre les races (Herrnstein and Murray, The Bell Curve, 1994). Peut-
être aurait-on dû plus simplement noter l’indigence de la question même à laquelle ces
auteurs prétendaient répondre et faire apparaître, avec un détachement total, la logique
cachée de ce type de discours ainsi que les conditions de son succès dans l’Amérique des
années quatre-vingt dix.
9. Raewyn Connell observe à juste titre que ces frontières, que je qualifie ici d’invisibles, étaient
dans une large mesure parfaitement visibles dans le monde colonial, et qu’on gagnerait à exam-
iner l’histoire objective des tracés successifs de l’espace d’interlocution. Un tel examen serait en
effet du plus grand intérêt, comme le montrent les travaux remarquables de Connell (2007) elle-
même. L’histoire, cependant, n’explique pas tout – pas plus l’histoire politique que l’histoire des
épistèmè. Des auteurs portés par la même histoire et placés dans le même contexte peuvent
penser différemment. Ils engagent, ce faisant, leur responsabilité personnelle.
10. On lira avec intérêt, entre autres textes d’excellente facture, Amadi Aly Dieng (1978) et Eze
(1997b), le chapitre ‘The Color of Reason: the Idea of “Race” in Kant’s Anthropology’.
11. Cette conférence a été publiée dans Diogène (Paris), n° 202, avril-mai 2003, Paris, P.U.F., 152–
167, avec une sélection d’autres communications du même colloque, puis dans Hountondji
2007.
12. Rorty 1979.
13. Le livre de LYOTARD est ici pris pour repère pour avoir joué le rôle que l’on sait dans la récep-
tion du mot « postmodernisme » et la conceptualisation du concept en France à la fin des
années soixante-dix. Mais le mot a d’abord désigné un courant esthétique manifeste en archi-
tecture et dans d’autres disciplines artistiques. Comme courant de pensée, il a servi à désigner
aux Etats-Unis ce qu’on appelait aussi la ‘French Theory’ incluant notamment Foucault,
Derrida, Deleuze.
14. Wissenschaftliche Weltauffassung: Der Wiener Kreis, von Hans Hahn, Otto Neurath und Rudolf
Carnap. Wien: Artur Wolf Verlag, 1929. Traduction française: Antonia Soulez (sous la direction
de), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits: Carnap – Hahn – Neurath – Schlick – Waismann
– Wittgenstein. Coll. Philosophes d’aujourd’hui, Paris, P.U.F. 2000.
15. Cet article devait devenir le premier chapitre de Sur la « philosophie africaine », op.cit.
16. Ce manuscrit était répertorié, à l’époque, aux Archives nationales du Ghana sous la cote P. 129/
63–64. Je ne suis pas sûr qu’il y existe encore, mais je dois à l’extrême amabilité de William
ABRAHAM, philosophe ghanéen de l’Université de Californie à San Francisco, et l’un des
plus proches collaborateurs de Nkrumah, d’en détenir aujourd’hui un exemplaire.
17. On lira aussi avec intérêt Pierre Macherey, « Compte rendu de Walter J. Ong, ’Oralité et écri-
ture’ », publié le 10 septembre 2014 sur Internet, https://philolarge.hypotheses.org/1492 (con-
sulté le 1/02/2017), et Pierre-Emmanuel Brugeron, « L’oralité secondaire », publié sur Internet
le 27 octobre 2014: www.implications-philosophiques.org/actualite/loralite-secondaire (con-
sulté le 1/02/2017).
18. Sur ce plan, il faut donner acte à Max Weber de son constat sur la singularité du destin de
l’Europe, sans céder pour autant à la tentation d’un commentaire de type essentialiste qui pro-
jetterait, derrière les faits, une essence imaginaire de la civilisation occidentale. Il faut, tout en
prenant acte des faits, reconnaître avec Lévi-Strauss le rôle des accidents historiques et des
concours de circonstances imprévisibles dans la genèse et le développement de ces faits.
Cf. Max Weber (1964), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Avant-propos; Georges
Charbonnier (1969), Entretiens avec Lévi-Strauss.
MÉTHOD(E)S: AFRICAN REVIEW OF SOCIAL SCIENCES METHODOLOGY 167

Disclosure statement
No potential conflict of interest was reported by the authors.

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