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Julien Bonhomme Anthropologue et/ou initié L’anthropologie gabonaise a l’épreuve du Bwiti Pagination de !dition papier : p. 207-226 « Que se passe-til lorsque I'anthropologie est prise en charge par les sociétés “exotiques” clles-mémes — par les sociétés dites exotiques 7 Que se passe-til, par exemple, lorsque des Africains entreprennent d’étudier leur propre société ou leur propre culture ? » (Hountondji, 1993 : 99). Cette question, posée par le philosophe béninois Paulin Hountondji, est loin tre purement shétorique. La discipline anthropologique est née en Occident au XIX siécle comme une science de Valtérité culturelle. Mais dans In seconde moitié du XX° sigcle, diverses anthropologies nationales émergent progressivement en Afrique et ailleurs 8 cété des anthropologies hégémoniques (nord-américaine, britannique, frangaise) (Ribeiro & Escobar, 2006). Or, ces anthropologies nationales se définissent moins par un rapport & Ialtérté que por une relation complexe & leur propre identité — les anthropologues afticains travallant ‘tes majoritairement sur leur propre pays. Cette « anthropologie chez soi » (Ouattara, 2004 ; Diawara 1985) place alors le chercheur dans la position délicate d”un insider-outsider,alliant proximité culturelle et distance sociale et devant trouver sur le terrain un juste équilibre entre engagement et 1a distanciation. Contemporain du patriement de V’anthropologie occidentale vers une « anthropologie du proche », ’émergence de cet « afticanisme du dedans » (Copans, 1991) n’en constitue pas pour autant un exact symétrique. Le statut singulier de Vanthropologie africaine doit en effet étre replacé dans Vhistoire du passé colonial de I’anthropologie africaniste. Danses années 1960, au moment de la décolonisation, anthropologic a fort mawvaise séputation au sein des nations souverainesd” Afrique : accusée du double péché de primitivisme et de colonialisme, elle est rejetée des nouvelles universités ou bien fondue dans des départements de sociologie (Nkwi 1998, 2006). L’anthropologie passéiste est ainsi écartée au profit d'une sociologie jugée plus modemiste, parce que pouvant contribuer activement au développement du pays. Ce n’estqu’a partirde lain desannées 1980 que Y’anthropologie renaitra de ses cendres sur le continent afticain : Yuniversité de Nairobi couvre un département d’anthropologie en 1985, celle de Yaoundé en 1993 ; la Pan African ‘Association of Anthropologists voit le jour en 1989. Rejeton de cette histoire, Ia jeune anthropologie nationale africaine se setrouve prise dons une tension structurelle ent dépendance et autonomic. Comme le dénonce P. Hountongji, elle reste souvent prisonniése d’une situation d’extraversion et de dépendance néocoloniale & Végard de 1'Occident : davantage Iue hors d'Afrique qu’en Afrique, la discipline a une tendance & Y'autoexotisme : lanthropologue africain aurnit ainsi appris, «A se segarder lui-méme avec les yeux des autres » (Hountondji, op. cit. : 106). Produit une division intemationale du travail scientifique inégale, I’ethnographie ofricaine survit en collectant des faits empiriques que T’anthropologie occidentale se séappropric en les insérant dans ses théories. Face A cette situation de dépendance de In périphérie face au centre, 'anthropologie afticaine est en quéte légitime d’autonomie. Conséquence directe de cette situation, I'anthropologie afticaine, et plus largement le champ intellectuel afticain, sont surdéterminés par un discours sur « V'identité dans sa double dimension politique et culturelle » (Mbembe, 2000). Expert és identité culturelle, I'anthropologue devient alors instrument d’un projet politique : le culturalisme anthropologique se setrouve au service de T'idéologic du nationalisme culturel (ie. 1a reprise des discours savants sur I'identité culturlie dans le cadre politique de In construction d’une identité nationale). De 18 les cvitiques récunrentes, par certains intellectuels africains, de leurs collegues accusés d’étre des intellectuels organiques liés au pouvoir (Eboussi-Boulaga, 1993), des « griots des ségimesen place » (Hountondji, 1977), Les anthropologies nationals afrcaines seraient ainsi consubstanticllement des anthropologies nationalistes (anthropologies of nation-building) par ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 ‘opposition aux anthropologies occidentales impésilistes (anthropologies of empire-building) = pour reprendse une distinction avancée par George Stocking (1982). L’anthropologie nationale au Gabon — sujet du présent asticle — ne fait pas exception A cette histoire des anthropologies afticaines. Lors de sa cxéation en 1970, Iuaiversité nationale du Gabon (sapidement sebaptisée université Omar-Bongo ou UOB) posséde des dépastements d'histoire (Gray, 1994) et de sociologie (Mbah, 1987 & 2002), mais pas aanthropologie, cette « science interdite » (Mayes, 1999). Ce nest qu'en 1997 qu'un dépastement d'anthropologie se cxée A parti d'une scission du Département de sociologie. Codisigg A ’origine par un aathropologue gabonais (formé en Frsace) et ancien ministre de a Culture — Jean-Eimile Mbot — et un anthropologue frangais (océaniste de formation) résident de tes longue date au Gabon ~ Raymond Mayer -, ce dépastement d’anthropologie offie un cycle uaiversitaixe complet, de la premitse année au doctorat’. Le département se double ua laboratose de secherche, avec I'intégration dans le gison de l'anthropologie du LUTO, stoucture intesdisciplinaire cxéée en 1983 par Michel Voltz, coopérant fraucais en poste au Gabon’. Le dépastement d’ Anthropologie de 1" UOB accueil ainsi aujourd'hui de nombreux érudiaats, ravaillant dans immense mnjosité sur des texans gabonais (mime sice n'est pas acessairement sur leur propre groupe ethnigue)’ Contribution modeste & une saciologie des « anthsopologies nationales », cet article esquisse rune analyse de la production du savoir anthropologique au Gabon. Afin d’éviter les considémtions top générales sur les anthropologies afficaines, voie pavée de pitges et de polémiques (néocoloniclisme, afroceatsisme, ete), je préfere m’en tenis A ce que les anthropologues ont toujours sule mieux faire : analyses se situation ethnogsaphique. L’zticle Sappuie ainsi sur la description d'un événement singulies: le sémiinaie « Bwiti du Gabon » organise par le LUTO du 8 au 13 mai 2000 a lunivessité Omar-Bongo. Ce séminaise fut consacxé au Bwiti, société intiatique oviginaire du Gabon central suais aujourd'hui xépandue das a majeuse pastie du pays, etdontle rite de passage impose I'absomption de ’hallucinogne ‘végétal iboga (tabemanthe iboga) (Femandez, 1982 ; Mary, 1999 ; Bonhomme, 2005). Ce fut une des premitzes occasions de pavler en public d'une tradition initiatique jusque- Bh entousée d'une chape de silence (du fait de Ia esainte ou de Ja diabolisation de la past des profanes et du sespect obstiné du secret de Ia past des initiés). Le séminaire, auguel jJassistai, fut une franche séussite, comme en témoigna la salle comble d'uaivessitaizes et d'étudiants autant que de cusieus et d"initiés du Bwiti, L’hypothése de cet article est que cet événement constitue use situation ethnogsphique pasticulitxement significative Certes, le séminae portait sur un théme qui ne ssusait sésumer a lui seul V'ensemble des champs d'investigation de l'anthropologie nationale. Sujet singuligvement « sensible », le Bwiti constitue néanmoins une soute é'épreuve sévélatsice & pasts de laquelle il est possible analyser I'anthvopologie gabonaise, sur le modéle des érudes de controverse proposées par la sociologie de la conaaissance L’anthropologie gabonaise en charge du « patrimoine identitaire national » Lenjeu principal — et paradoxal - du séminaise « Bwiti du Gabon » état de publicises une ‘undition initiatique seeséte. Méme si cela n'a pas encore été fait A ce jous, le collogue devait aboutir’ la publication des actes scientifiques ainsi que d'une « version pour la sensibilisaton du gyand public ». Dépassant audience académique, les anthropologues entendaient ainsi touches toute Ia société gabonaise. La couverture médiatique de I'événement a été Ala hauteur de cette ambition : articles dans le quotidien national, retransmission des interventions & Ja mdio et & la télévision. Cette diffusion du discouss anthropologique au-dela du cescle universitaire illus bien Ia fonction — explicitement affichée — du séminaive et, au-deld, de Yanthropologie gabonaise : inventaise et la valosisation d’un patsimoine cultusel national” Devant se démanquer de la sociologje dontelle est issue, la eune anthropologie gabonaise s'est encffet donnée pour tiche de dresser une « encyclopédie des cultures » locales, A pasts d'une collecte organisée « en fonction de l'intéét des populations elles-mémes » (Mayes, op. cit.) Pasmi les missions officielles du LUTO figure ainsi la teaue annuelle dua « séminaise sus le ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 patrimoine identitaire national »”.L’anthropologie gabonaise tie done sa légitimité, aussi bien scientifique que politique, de sa participation active & Ia construction d'une identité nationale qui passe par T'invention et a promotion d'un patrimoine culture! commun’. Au Gabon, comme ailleurs en Afrique, cette contribution de I’anthropologie & 1a construction nationale ne se focalise pas sur la question de Iintégration de minorités marginales (comme avec les amérindiens ou les aborigenes australiens), mais plutét sur la question de 1a diversité ethnique de pays compte une quarantaine d’« ethnies ») et sur celle du sous-développement rural (aotamment par rapport & la macrocéphalie de Libreville)’. La constitution d°un patrimoine culture! commun doit ainsi servir 8 séconcilier idéalement diversité ethnique et citoyenneté nationale, modemité urbaine et traditions villageoises — projet qui illuste bien I'intication intime des sphéses politique et universitaire au Gabon” Mais cette entreprise de patrimonialisation culturelle doit également étre replacée dans le contexte de la construction d’un patrimoine « bantu » a1”échelle plus vaste du sous-continent Yanthropologie gabonaise est ainsi partie prenante du Centre international des civilisations bantu (CICIBA), cxéé en 1983 A I'initiative d’ Omar Bongo, bast & Libreville, et ayant pour but « la défense et 1a promotion de Ia culture bantu »''. Comme son nom V'indigue bien, le projet méme du CICIBA constitue une prise de position trés nette, & la fois scientifique et politique, dans le débat controversé pour déterminer si « bantu » désigne seulement une famille linguistique ou également une unité culturelle™. Or, plusieurs des organisateurs du séminaise du LUTO font eux-mémes partic des fondateurs historiques du CICIBA, et plus tard du département d” Anthropologie de !'UOB. Et leurs yeux, le Bwiti représente une pice esseatielle du patrimoine religieux bantu, prouvant ainsi importance culturelle du Gabon au sein de la sous-tégion : selon l'argumentaise, le séminaire vise ainsi A comprendre pourquoi con peut dire que « le Gabon est 1’ Afrique ce que le Tibet est A I"Asie, & savoir un centre spitituel initiation religieuse » Si elle avait été condamnée juste apres les indépendances au nom du développement et de In modernisation, V'anthropologic africaine parvient A retrouver une certaine légitimité cn sehabilitant les traditions culturelles mobilisées au service de Ia construction nationale. Fhisaat écho ce retounement historique, les participants du séminaise du LUTO se sont ainsi demandés sile Bwiti constituait un facteur de sous-développement ou de développement pour le Gabon, et ont finalement opté publiquement pour Ia seconde réponse. Et Tune des interventions porte précisément surle « Bwiti de développement ». L’anthropologie gabonaise ne se veut done pas un conservatoise passéiste de Ia culture villageoise, mais entend ccuvrer 8 Ia reactivation modeme des traditions dans le cadre élargi du développement national “Manifestation tangible de ce projet Ia semaine du séminaire s’estclose surune weillée de Bwiti dans un mbandja (case cérémonielle) construit pour occasion sur le campus, juste demiére le dépastement d’ Anthropologie. Selon les dires mémes des organisateurs, «c'est le Temple qui vient investir "Université ». Cette entreprise passe ainsi par un nécessaire « réenchantement de la tradition » (Mbembe, op. cit). L’argument écrit du séminaire du LUTO dépeint ainsi le Bwiti comme une « sagesse millénaire qui fait partie de notre patrimoine culturel ». Promue en ethnophilosophie & usage des jeunes générations, la tradition initiatique est « un facteur susceptible d’apporter un nouveau senséla vie » et, selon une étrange expression, de « garantir une survie pleine et harmonicuse » L’anthropologie gabonaise entend ainsi ériger le Bwiti en une sorte de religion nationale (alors méme que seule une toute petite minorité de Gabonais est effectivement initiée & Tune ou Y'autre des branches du Bwiti). L’une des interventions s'intitule d'ailleurs « Le Bwiti comme ereuset d'une culture gabonaise, pour une langue nationale ». Cette patrimonialisation nationale des faits cultuels est pourtant une tiche problématique. Le Bwiti est organisé en communautés initiatiques locales, autonomes et généralement sivales. Pendant le séminaire, nombre d’initiés ont ainsi défendu le posticularisme de leur Bwiti contre toute tentative de nationalisation. D’autres Vont revendiqué comme un patrimoine ethnique plutét que national : le Bwiti « origine! » et « suthentique » des Mitsogo on des Gapinzi du Gabon central (d°oit provient cette tradition initiatique), par opposition au Bwiti « synerétique » ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 10 des Fang ou au Bwiti cosrompn et vénal de telle aute ethnie. Ces contestations multiples moatrent qu’en définitive, Vintitulé méme du séminaise « Le Bwiti du Gaboa » est moins une formule consensuelle qu’un pasi os€ : une soste d’énoncé pesformatif sésumaat le projet du nationalisme cultusel de l'anthropologie gabonaise ‘Mais Ja construction dun patrimoine culture! seprésente également un enjeu international. L’anthsopologic est en effet un protagoniste incontoumnable dans le processus de valosisation de « savoirs endogénes » (Hountondji, 1994) reconnus et encourages par certaines institutions intemationales (UNESCO, OMS ainsi que diverses organisations non gouvemnementales) comme des facteurs de développement. Au prisme du discours anthropologique, les nganga (devins-guérisseurs) devieaneat ainsi des « uadipsaticiens » et le Bwiti une « médecine ‘waditionnelle », acteurs et institutions pouvant alors étre revétus d’une Iégitimité nationale et intemnatiouale”. Dans ce contexte globalisé, la valosisation anthropologique du Bwiti implique également de sécis enjeux économiques ou touristiques, notamment & travers de possibles usages thérapeutiques, voire pharmaceutiques, de Iiboga (hallucinogéne végétal utilisé lors de initiation )*. Une joumée du séminaire estd’ailleurs consacrée Ades exposés sur ia culture expérimentale de I'iboga en pépinitxe ou Ia psychophamacologie de Pibogaine (principal alcaloide actif de Iiboga). Le pharmacologue et pharmacien Jean-Noél Gassita, président A honneur du séminaise (et ancien directeur du LUTO), annonce ainsi que « Iiboga peut aider Je Gabon & décoller franchement ». La plante sacrée, et & travers elle 1a culture, pourraient penmette d'initier un nouveau cycle vertueux de développement économique, succédant & ceux du bois, du minernietdu pétole : on annonce ainsi que « le toisiéme suillénaise sera celui deY'iboga ». L’eunuiest que la flose est ua « patrimoine de I’bumsanite », seule une application thérapeutique précise pouvant faire Vobjet d'un brevet exploitable économiquemeat. O: Howard Lotsof, un ancien toxicomane américain reconverti en prosélyte de I'iboga, a dé post plusieurs brevets sur les usages potentiellement antiaddictifs de I'ibogaine, doublant les Gabonais et senforgant le sessentiment contre Ja biopisatesie occidentale". Un intervenaat cexhoste ainsi les Gabonais & protéges ce patsimoine national qu’est le Bwiti « avant que les ‘Amézicains ne nous le prennent ». La teaue du séminaixe coincide de fait avec ’émergence rpide d'un tousisme initiatique de YBusope et de I’ Amésique du Nord vers le Gabon. Ce tousisme d’inspization new-age s’appuie sur des ouvrages (Ravalec et al, 2004 ; Laval-Feantet, 2005) ow des sites intemet vantant les anérites de I iboga"*. Parnes acteurs de ce réseau transnational en voie d’organisation,on peut ‘wouver un Finagais expatrié au Gaboa qui initie des étmaagess contactés par internet ou encore ‘ua Neanga gabonais désormais installé en Fraace et organisant des séminaises de découveste surle Bwitien s€gion parisieane et des voyages initiatiques au Gabon. Etilestsignificatif que plusieurs d’eatie ces « passeurs » ont pasticipé ou assisté au séminaise du LUTO, Le « Bwiti du Gabon », oscillant ente patrimoine ethnique, patrimoine national, patrimoine bantu et patvimoine de Phumanité, se setrouve ainsi au centre de tentatives d’appropsiation conflictuelles. C’estdonc dansle contexte globalisé d'une « géopolitique du savoir» (Mignolo, 2000) qu’il faut replaces Je projet de I'anthropologie gaboaaise de patrimonialisation des « savoiss indigenes ». L’anthropologie gabonaise contestée par ses « informateurs » Le progmmme du séminaize seflétait fidelement Ia logique scientifique de Ianthropologie classique, notamment Ia distinction entre discours savant et discours indigene. Chaque journée devait en effet etre divisée en deux : une matinée consacsée aux exposés théosiques des professeurs (anthropologues, mais aussi peychologues, sociologues, historiens, linguistes, Dotanistes — presque tous gabonais — et un apsts-midi consacré aux « ateliess » ot des « informateuss > initiés vienneat se confier & ua public encourngé pas les organisateurs & les «csibles de questions ». La premiéze journée du séminaize a suffi 8 faise voles en éclats cette sage séparation : les informateurs de I'aprés-midi refusent de liver leur savoir secret ; Ies initiés interviennent dés le matin pour contester les professeurs ; certains participants sont Ala fois professeurs et initiés ; le public prend les uns ct les autres partic. Au final, la majorité ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 B “ des interventions aura moins porté sur le Bwiti lu-méme que sur les ségles problématiques de énonciation : non pas « qu’est-ce que le Bwiti 7» mais plutét « comment peut-onen pasler > et « qui peut en parler 2 ». Ces controverses houleuses autour du statut du discours donnent a voir de fagon exemplaire Ia place qu’occupe I'anthropologie nationale dans un champ de savoirs parcourn de tensions et de remises en question. Les controverses entre professeurs et initiés se cristallisent d’abord sur ’opposition entre un savoir académique public et un savoir inititique secret. Au coeur de toutes les interactions initintiques, Ie secret vaut en effet moins par son contenu sémantique que par sa fonction selationnelle :'instauration d’une frontiére ente initiés et profanes, est Adie entre ceux qui savent mais ne peuvent parler et ceux qui ne savent pas et n’ont done rien & dire". La volonté des anthropologues gabonais de « lever le voile » sur le Bwiti place donc les initiés devant un double-bind inédit: il leur faut « divulguer leur savoir tout en sespectant le secret ». Les positions oscillent alors entre ésotéristes et exotéristes. Alors que les seconds voient dans le séminaise une source possible de profit symbolique, les premiers opposeat leur silence obstin€ ‘aux questions des anthropologues : « On ne peut pas dévoiler le secret. Deja, on en dit trop ici, Je sisque la folie ou Ia mort ». Se taire est une fagon de réaffirmer I'importance du secret et le pouvoir qu'il confére (Jamin, 1977), La sésistance peut posfois se fire plus hostile : un professeur est pris A partic A ’entrée de 'UOB, accusé de vouloir « violer » Ia tradition et ses secrets. Crest donc a tentative de publicisation et d’appropriation du Bwiti par V’anthropologie gabonaise pour en faire un patrimoine national qui est ici en question. Le « savoir » sur le Bwiti est en effet un enjeu de pouvoir pour les anthropologues comme pour les initiés. Les débats toument ainsi autour des prétentions de Ianthropologie & constituer le Bwiti en objet de connaissance ~ sachant qu’il n'y a nomalement pas d’autre savoir sur le Bwiti que le savoir des initiés eux-mémes. La légitimit€ méme du discours anthropologigue se trouve frontalement critique : « Ici, quand les anthropologues patient, ils ne disent sien d"important. 1 faut initiation pour vniment comprendse ». En refusant de jouer les informateurs dociles, les initiés contestent les normes de 1a pratique anthropologique, notamment les relations de pouvoir constitutives de Ia situation d’inteslocution (1°« intesrogatoire » de Yinformateu). Is porviennent méme & retoumeria situation & leur avantage & travers a soigneuse mise en scéne de leur parole pendant le séminaire : insignes de 1a parole initiatique (chasse-mouches & la, sain, plume de perroquet au front), formulesrituelles de salutation et "approbation, discours, cn langue vemaculaire accompagné par la harpe ngombi et ponctué par des chants. Tous ces marqueurs distinctifs permettent de faire valoir la pasole initiatique face & la parole profane (Gisqualifiée et pasfois huée par I'assemblée), y compris celle des anthropologues. Le discours anthropologique se trouve également contesté jusque sur son propre terrain. Eminemment synerétique, le discours des initiés passe en effet par une séappropriation anarchique de bribes du savoir scientifique (séférences anthropologiques, philosophiques, paychologiques, neurobiologiques), souvent fortement matinées d’ésotérisme occidental (oeférences & 1’Atlantide, & la télépathie, aux dieux extratemesties)". Cette capacité & intervenir directement surle terrain académique s’explique par le fait que les initiés presents ‘au séminaire forment avant-garde intellectuelle et wrbaine du Bwiti”. Nombre de ces « informateurs » appesticnnent en effet & une catégorie émergente d’acteurs intermédiaires du champ anthropologique, habitués & graviter autour de Vuniversité, du Centre culture! frongais (organisateur de nombreux événements culturels et scientifiques) ou encore du musée des Arts et Traditions”. Hybrides modemes entre I’anthropologue diplémeé et ’ancien informateur indigéne, ces médiateurs semi-professionnels ont su tier pouti d’une proximité gfogmaphique, mais aussi socioculturelle, avec Vuniversité, en se seconvertissant pasfois, en entrepreneurs culturels, partenaires ou fondateurs d°ONG locales, voire en animateurs de radio. Ces nouvelles competences leur conférent alors une certaine légitimité dans Je champ académique. Ainsi, malgré quelques tentatives de rectification savante pendant Je séminaire, les universitaires n’arviveront pas 4 séoffimmer clairement la frontiére entre professeurs et initiés. Cette confusion des statuts et des savoirs offie finalement loccasion un saisissont retoumement opéré par des initiés qui n’hésitent pas se proclamer les seuls ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 16 uw 18 « vrais anthropologues » et faire du Bwiti la seule vésitable « science de Phomme »". C'est donc bien Ia revendication du monopole de Ja vétit€ qui est ici en jeu : I'« école de brousse » contre univers Mais les anthropologues ont en séalité eux-mémes encoumgé leur mise en cause. Les uaivessitaises proclament en effet haut et fost que les initiés sont leurs « collegues ». Is célébrent Ia figure mythique du villageois ct ses traditions ancestmles. Un orateur commence méme son intervention en déclamat : « Nous sommes universitaires avec les plus hauts diplémes, mais nous sommes analphabétes par rapport aux maitres bwitistes ». Cette posture ambigué illustre bien le couble-bind dans lequel les anthsopologues sont également pris”. Son nationalisme cultusel conduit I'anthropologie gabouaise & survalosiser le « savoir ‘waditionnel », dans une double stratégie de construction d'une identité nationale et de démaucation face & ’hégémonie occidentale. La promotion publique du « Bwiti du Gabon » participe ainsi de 'idée d'une « science africaine » pouvant faire pendant & la science occidentale et eagendres une « renaissance afticaine »”. Mais!’anthsopologie, hésitiéve disecte de cette science occidentale colonial, s'expose alors & te contestée en setous par ce savoir aéotsaditionnel qu’elle coutribue poustant & promouvois En définitive, te séminaire « Bwiti du Gabon » du LUTO a constitué une véritable mise cen scéae publique de 'aathropologie nationale et de ses enjeus. D illuste de manitre cexemplaise que Ia mission principale de lanthsopologie gabouaise conceme la construction ct Ia valorisation dun patrimoine cultwel commun ~ exjeu qui lui pesmet de ae plus éxe considésée comme un obstacle mais au costinise comme ua soutien dans Ventreprise politique de construction nationale, Le fait que le theme du séminaixe de l'année 2000 ait en outre été ua sujet particulitvement seasible permet de faixe d’autant mieux sessostis les controvesses ‘autour de la constitution d’un savoir aathropologique national sur les twaditions cultuselles. Les changes entse anthropologues et initiés sur le Bwiti sonten effet structués par une oscillation cate des statégies de coopération ou de sésistance. Leuss sapports sont ainsi pris dans une tension ambivaleate entre l'opposition (antagonisme du savoir anthsopologique public et du savoir initiatique secret) eta légitimation mutuelle (La constitution et a définition xéciproques du savoir anthsopologique et des « savoirs traditionnels »). Mais les échanges pasfois virulents cate les divers acteurs du séminaixe metteat également en jeu la légitimité et 'autonomie du champ académique, notamment face au champ initintique et religieux. Les statégies de contestation ou d’appropriation de T'anthsopologie par les initiés gabonais nous invitent alors & s€fléchir sur les fondements mémes de Ia discipline anthropologique. L’anthsopologie sepose classiquement sus une séparntion entre les anthsopologues et leurs informateurs, le discours savant et le discours indigene, es lieux de 1a production conceptuetle et les lieux de 1a production factuetle, bref entte I'université et le terrain. Or, la situation gabonaise témoigne d'une superposition, ou en tout cas d’un rapprochement, entre ces deux poles de Ia production du savoir anthropologique. Comme un pasticipant du séminaise Ya justemeat fait eemarquer : « La sépasation n'est pas facile &faixe » entse des uaiversitaixes qui sont également initi¢s (el, justement, I'anthropologue A initiative de ce séminaire annuel) et indociles informateurs initi¢s qui se proclament anthropologues. Ce trouble épistémologique nous montie ainsi ce quoi I'anthropologie doit nécessaixement se confroater lossqu’elle re peut plus ét un discours savant tenu sus une population sans voix. Le monologisme de Vanthropologie hégémonique qui pasle au nom des indigenes céde alors la place & ua dialogisme plus ouvert : 'ethnogsaphe n'a plus affaise A des « informateuss » mais & des inteslocuteurs capables de parier en leur nom propre, de revendiquer, de contedie et méme de se tise obstinément. L’exemple du sminaise « Bwiti du Gabon » montre toutefois qu'on ne sausait se contentes d'une célébration postmodeme béate de cette tansformation provocation stimulante & entichir et renouveler le discours anthropologique, I'hétéroglossic peut également se sévéler pauticulitrement inconfortable lorsqu’elle aboutit A miner la legitimité et Yautonomie de Ia discipline. Cette mise &1’épreuve de l'anthropologie nationale gabousise par le Bwiti suscite en définitive des intesvogations épistémologiques propses A noumis une « anthsopologie reflexive » (Scholte, 1969 ; Ghasatian, 2002) en quéte de séinveation permanente ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 Je tiens & remercier Raymond Mayer pour ses précieuses informations ainsi que Paul Nchoji Nkwi pour m‘avoir gracieusement transmis son article depuis le Cameroun. Je remercie également les memibres du LUTO (Laboratoire universitaire de la tradition orale) et du LABAN (Laboratoire d’anthropologie), ainsi que les participants du séminaire « Bwiti du Gabon » & Vuniversité Omar-Bongo. Bibliographic ABDEL GHAFFAR M. A., 1982. « The State of Anthiopology ia Sudaa », Etinos, 47(1): 64-80, ASHFORTH A.,2005. Witcher, Violence, end Democracy ix South Africa. Chicago, The Univesity of Chicago Pres. BARTH F., 1975. Ritual end Knowledge among the Baktaman af New Guinea. 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Ceta ait, let anthropotogies « impésialistes » du Nowd ont elles aussi pasticipe & la construction des ‘dentités nationales (Bianckxext, 2001), 23 La premiése these de doctomt deliviée pas 'UOB a été souteaue en 2005 par unanthvopologue : Paulin Kinto (2005) ‘Joursal des anthropologuee, 110-117 [2007 4 Use seconde strucrue universe le LABAN, est née d°une scission du LUTO en 2004 5 La premitre année univestitae d'anthropologie 4 1"UOB compte envison 200 érudiants, tle evele coniplet en reunit envison 350, 6 Cete state gie de patrimonialisation nationale expligue fe exhortations des psticipant du séminalse a « gabonlser» es echesches sure Bwitjusque- majoritarement menées par des chescheurs éuangess (fnngais et anricains). Ceterevendication coast égulemeat une cstgue diece de Yextaversion de Manthropologie afscaine : les autbopologues africans sefuient d'eue tutes pa leu collegues cccideataus comme de tiple infornateurs 7 Le sémianise « Bwiti du Gabon » a sins succédé & « Modes taditionsels de gestion des ccosysttmes » (1998), « Clans, lgnages et villages comme mémoise sociale du Gabon » (1999) et a précédé tes « Technologies anciennes et attematives du Gabon » (2001) « Pyzmées d*Afsque centile » (2002), « Les ginades figures gabonaises » (2004) ou encore « L'eeole gnbouaise et ton patsinioine culture» (2005) 8 Faceote ls deux tesmes pulsque cette entepsise ne se stsume pasa uae pure invention (dans a mess cuellesappuie sur des uadition cultuelies préesstates) amis quelle constitu cependant pus qu’ use simple promotion (dons la mesure ot ele requalifi es fais sociocultures pour ls éiger en éléments

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