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Référence de cet article : Anselme GUEZO (2013), Histoire des togolais ou histoire du togo : les ambi-

guites de l’histoire nationale, Rev iv hist,22,76-90.

HISTOIRE DES TOGOLAIS OU HISTOIRE DU TOGO : LES


AMBIGUITES DE L’HISTOIRE NATIONALE
papppppa

Anselme GUEZO
Département d’Histoire et d’Archéologie
Université d’Abomey-Calavi
République du Bénin
guezo53@yahoo.fr

RESUME
Les historiens togolais viennent de publier, par les soins des Presses de l’Université de
Lomé, un ouvrage important, en plusieurs volumes, sur l’histoire de leur pays. Ce faisant,
ils peuvent être comptés parmi les rares historiens africains ayant déjà réussi un tel exploit.
Ce travail collectif, conduit de main de maître par le Professeur Nicoué Gayibor, présente de
nombreuses qualités. Mais, comme le suggère le titre de l’ouvrage, l’approche d’une histoire
par le bas, c’est-à-dire, une histoire des peuples du Togo peut, si on n’y prend garde, sacrifier
à l’exhaustivité, la question lançinante de la construction nationale. La présente revue attire
l’attention sur cette faiblesse de l’ouvrage et propose le réaménagement méthodologique
nécessaire pour une histoire du Togo.
Mots-clés : Historiens, Togo, Togolais, Peuples, Construction nationale, Réaménagement.

SUMMARY
Togolese historians have just published, at the Lomé University Press, an important book,
in two volumes, on the history of their country. By so doing, they can be counted among the
few African historians to have already achieved such a deed. This collective work, under the
leadership of Professor Nicoué Gayibor, offers many qualities. But, as it is suggested by the
title of the book, an approach of history from below, that is, a history of the peoples of Togo,
can easily, if care is not taken, sacrifice to exhaustiveness the all important question of nation
building. The present review article draws attention to this weakness in the book and proposes
the methodological reshuffle necessary for a history of Togo.
Keywords : Togo, Historians, Togolese, Peoples, Nation building, Reshuffle.

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INTRODUCTION
L’histoire nationale qui s’enseigne aujourd’hui dans toutes les facultés des lettres
et sciences humaines des universités africaines est une discipline aussi récente que
les nations d’Afrique. Elle est née du besoin pressant d’assurer à ces nations, au
lendemain de leur accession à la souveraineté nationale et internationale, de solides
fondations historiques. Cependant, malgré l’apparente évidence de son objet, l’histoire
nationale reste une discipline difficile à définir. Elle ne signifie pas toujours la même
chose pour tout le monde. Chez les Européens, comme chez leurs cousins améri-
cains, elle s’inscrit dans un projet ethnographique d’élaboration de connaissances
sur l’Autre1. De même chez les Africains, qu’ils appartiennent à la diaspora ou qu’ils
soient de l’intérieur, l’histoire nationale, dans son acception, a sensiblement évolué
dans le temps. Sa définition semble suivre de près les avatars de l’Etat-nation. Ainsi,
pendant l’euphorie des indépendances qui ont engendré un vaste engouement pour
l’histoire, étaient mis en évidence les facteurs d’unité entre les peuples d’Afrique et
la nécessité de mettre en valeur le rôle primordial joué par les héros de la résistance
contre l’invasion étrangère2. Mais, lorsque les contradictions, nées de la construction
nationale, ont fini par mettre à rude épreuve le consensus originel, entre les membres
de l’élite africaine, les historiens africains ont, à leur tour, commencé par moduler
leur perception de l’histoire nationale afin qu’elle reflète désormais l’évolution histo-
rique des différents groupes ethniques composant la nation. L’ Histoire des Togolais,
en trois tomes édités par le Professeur Nicoué L. Gayibor qui vient de paraître aux
Presses de l’UL illustre on ne peut plus clairement la seconde étape de cette mutation
sémantique3. La plupart des historiens ayant participé à ce projet appartiennent à
la deuxième génération d’historiens africains qui se contentent d’écrire l’histoire de
leurs groupes ethniques dans des espaces plus ou moins nationaux. Ils ont peut-être
des raisons objectives de le faire, la colonisation ayant souvent sacrifié l’étude des
petites entités au profit de l’histoire des royaumes précoloniaux. Mieux, ces historiens
parlent les langues de leurs milieux et sont donc mieux placés pour entreprendre des
enquêtes sur le terrain. Mais faudra-t-il pour autant renoncer à l’idéal d’une histoire
nationale globale? Pour la présente revue critique la réponse est évidemment non.
Non seulement il faut conserver l’approche globale des débuts de l’indépendance, il
est même impérieux de la renouveler en l’inscrivant dans une perspective diachronique
et en y intégrant le questionnement actuel sur le devenir des Etats-nations modernes
d’Afrique. Après un essai de définition de l’histoire nationale, dans une première
partie, l’article présente l’ouvrage, dans la deuxième partie, et attire l’attention des
lecteurs intéressés sur les implications théoriques et méthodologiques d’une histoire
des Togolais. Enfin, dans une troisième et dernière partie, est proposée l’alternative
1 Bien entendu il n’est pas question ici de l’enseignement de l’histoire des nations européennes ou
américaines mais des programmes d’histoire élaborés au profit des jeunes nations africaines qui sont
enseignés dans les universités européennes et américaines.
2 Cette première génération écrivait l’histoire sous le signe de l’anti-colonialisme et du nationalisme. Il fallait
prouver que l’Afrique avait une histoire non seulement ancienne, mais faite de brillantes civilisations. A
ce titre l’approche de l’histoire africaine se voulait globale en mettant l’accent sur les grands repères.
L’histoire politique était l’épine dorsale de cette histoire. Il fallait aussi et surtout penser à la construc-
tion de l’Etat-nation. Pour Joseph Ki-Zerbo, l’Histoire est le levier fondamental de la construction de
l’Etat-nation et surtout d’un Etat fort et prospère. L’historiographie anglophone, avec le Nigerian Dike,
le Ghanéen Adu Boahen, les Kenyans Ogot et Were, reprend elle-même le thème de Clio and Nation
Building in Africa.
3 Voir Gayibor, N.L. ed. Histoire des Togolais, 3 tomes, Presses de l’UB, Lomé, 1997

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d’une histoire du Togo, tout en soulignant, pour conclure, les présupposés théoriques
de cette approche contradictoire.

I- L’HISTOIRE NATIONALE : UNE AUBERGE ESPAGNOLE


Il n’est pas tout à fait inexact de comparer, aujourd’hui, l’enseignement de l’histoire
nationale à une auberge espagnole où chacun trouve ce qu’il y apporte. En effet,
suivant les perspectives et les groupes d’intérêts, la définition de l’histoire nationale
varie considérablement. Dans le but d’éviter cet imbroglio conceptuel bien des histo-
riens africains proposent aux jeunes apprenants la définition, apparemment, limpide
d’histoire des peuples d’Afrique4. Mais ce n’est là qu’un pis-aller. Loin de clarifier le
débat, l’expression ‘peuples d’Afrique’ pose des problèmes inattendus dont la solution
ne peut provenir que d’une révolution méthodologique. En effet, si l’on se place dans
la longue tradition ethnographique, l’histoire des peuples d’Afrique reviendrait à éla-
borer et accumuler des connaissances sur ces peuples dans un cadre national. Mais
force est de reconnaître que cette élaboration ni cette accumulation de connaissances
ne sont innocentes. Au départ, elles se justifiaient par la recherche de l’efficacité
de l’administration coloniale et étaient destinées à une audience européenne. Par
conséquent, elles obéissaient à des règles précises de présentation des résultats de
cette recherche5.Avec l’entrée en jeu des historiens africains se pose, logiquement, la
question de savoir pour qui et dans quels intérêts s’accomplit désormais cette besogne.
Au fil des ans, le savoir ethnographique a affiné ses méthodes d’approche dut-il
rester fidèle à sa logique binaire6. Il s’agit de dépeindre toutes les civilisations mon-
diales en blanc et noir. Bien des historiens africains se sont déjà penchés sur les
ressorts émotionnels et psychologiques de ce complexe de supériorité qui tire sa
source des progrès matériels engendrés en Europe par la révolution industrielle7.
Mais si important que soit cet événement dans l’émergence d’une conscience de
l’identité européenne, à y regarder de près, il joua seulement le rôle de catalyse dans
un processus remontant loin dans le temps8. De manière générale, l’image véhiculée
par cette représentation du noir est entièrement négative, même si le mythe du bon
sauvage, répandu après la découverte des Amériques, semble apporter quelques
lueurs d’optimisme à ce tableau peu élogieux9. L’ethnographie est donc née de la
rencontre de l’autre par les Européens et, fondamentalement, s’emploie à assouvir
la soif de connaissance d’une audience européenne lettrée et de plus en plus friande
d’exotisme. Mais à ce besoin de curiosité s’ajoute la recherche effrénée de denrées
tout aussi exotiques, ce qui exige des descriptions de plus en plus précises, surtout à

4 Voir Anignikin Sylvain,’Le Concept d’Histoire Nationale : Dimensions Théoriques et Fonctions Pratiques’
in Afrika Zamani, Nouvelle série – No.1, Juillet 1993, pp.9-21
5 Voir par exemple, Diawara, M., de Moraes Farias, P.F., Spittler, G. ed. Heinrich Barth et l’Afrique, Rüdiger
Köppe Verlag Köln,2006.
6 Sur les fondements idéologiques du discours ethnographique voir Eboussi Boulanga, F. (1982) La
Crise du Muntu, Présence Africaine, Paris. Il peut paraître abusif d’entretenir ici une confusion entre
histoire et ethnographie. Mais non seulement les groupes ethniques ont été définis et décrits par les
administrateurs-ethnographes coloniaux le savoir sur lequel les historiens font aujourd’hui reposer leur
reconstruction a été largement accumulé par eux.
7 Voir Fage, J.D. ‘L’évolution de l’historiographie de l’Afrique’ in Histoire Générale de l’Afrique, Méthodo-
logie et Préhistoire Africaine, Ki-Zerbo J.ed. volII, 1989, 45-63.
8 Voir Medeiros F. de (1985) L’Occident et l’Afrique (XIII-XVe siècles), Karthala, 136-147.
9 Voir Fairchild, H.N. The Noble Savage (New York, 1928)

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la veille de la conquête coloniale. Cette tendance n’est d’ailleurs pas une innovation
européenne. On connaît l’engouement du monde classique et des Arabes pour les
descriptions géographiques10. Cependant, ce qui apparaît comme une survivance
pernicieuse de la pensée ethnographique est sa logique manichéenne, structurée
autour d’un certain nombre de concepts oppositionnels : blanc/noir, civilisé/sauvage,
science/magie, planification/spontanéité, culture/nature etc. Ces concepts ont la vie
dure et malgré l’aveu d’objectivité, prôné par les ethnologues européens, au nom
de méthodes prétendument sympathiques au point de vue africain, ils continuent de
sous-tendre la recherche scientifique sur l’Autre11.
L’histoire africaine est tributaire de cette pensée qui ne conçoit le changement
que par l’entremise du regard du maître. Ce dernier cherche à imposer sa vision du
monde par l’inclusion forcenée de l’esclave dans sa Civilisation. Point n’est besoin
de décrire dans cet article toutes les stratégies mises en œuvre pour atteindre cet
objectif, même après l’indépendance des pays africains. Ce n’est pas un fait du hasard
que l’introduction de l’histoire africaine comme discipline universitaire aussi bien en
Afrique qu’en Europe soit à l’initiative d’universitaires européens. En effet, l’apparition
soudaine de jeunes nations africaines sur la scène mondiale éveilla la curiosité d’un
public européen déjà stimulé par l’exotisme. Il fallait satisfaire cette demande en
produisant des ouvrages historiques sur les jeunes nations africaines. Dans le même
temps, il se révéla impérieux de plonger le regard au-delà de la période coloniale
si l’on veut comprendre et expliquer un certain nombre de phénomènes actuels qui
continuent de défrayer la chronique. D’où le recours aux vieux textes ethnographiques.
Au nom de la recherche de l’objectivité historique cette approche de l’histoire
est, viscéralement, hostile à tout recours à la tradition orale12. A quoi bon se servir
de la tradition orale, recueillie auprès des Africains, si l’objectif est de reconstruire
une histoire africaine conçue comme une copie conforme de l’Europe dans le sens
où elle se conçoit comme l’histoire des Européens en Afrique? D’où la persistance
des thèmes habituels de la supériorité de la race blanche dans les milieux dirigeants
européens, enrobés parfois, sous les dehors anodins des bienfaits de la colonisation
ou de l’enlisement atavique des Africains dans un temps éternel et répétitif13.
Mais malgré la présence en Amérique d’une importante communauté d’Africains-
Américains, l’objectif poursuivi par l’enseignement et la recherche en histoire africaine
n’est pas fondamentalement différent. La curiosité pour l’Afrique provient directement
de cette présence massive des Noirs au sein d’une société, majoritairement, blanche.
L’histoire des nations africaines, dans ce contexte, en plus de l’accumulation d’infor-
mation au profit de l’intelligence et des affaires, répond à la nécessité d’en savoir plus
sur le comportement des Noirs, dans le but de mieux endiguer leur comportement.
Nourries, parfois, des fantasmes de l’anthropologie physique du dix-neuvième siècle
cette production scientifique sur l’Afrique vise avant tout à justifier la situation présente
des Noirs par les atavismes hérités de leur origine africaine. A ces préoccupations
10 Voir Cooley, William Desborough (1841) The Negroland of the Arabs examined and explained ; or and
inquiry into the early history and geography of Central Africa, London : Arrowsmith ;
11 Voir Mudimbe, Yves V. (1988) The invention of Africa : gnosis, philosophy, and the order of knowledge.
Bloomington: Indiana University Press.
12 Voir Henige, D. Oral Historiography, London : 1982.
13 Voir le discours du Président français Nicolas Sarkozy aux étudiants de l’Université Cheik Anta Diop
de Dakar sur Internet, Afrik.com

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d’ordre pratique, il faut ajouter le sentiment de culpabilité que ressentent les Blancs
pour leur participation à la traite des nègres que leur rappelle quotidiennement la
présence massive des descendants d’esclaves. Ce sentiment de culpabilité les
amène à consacrer une attention disproportionnée à l’étude de la traite des esclaves
en comparaison avec les autres thèmes de l’histoire africaine.
De leur côté, les Africains-Américains ne parlent pas toujours le même langage
que les Africains restés sur le continent. Pour eux, la motivation profonde est la
quête d’identité dans une société à dominance blanche. Pour cette raison de survie,
la recherche des racines africaines doublée de la défense et l’illustration de cette
culture retrouvée, souvent idéalisée, paraît primordiale. Ceci les amène à focaliser
l’attention sur telle ou telle nation africaine, au mépris de la situation économique
souvent catastrophique prévalant dans ces pays. Ce comportement laisse aux
Africains continentaux un arrière goût amer de l’afro-centrisme qui ne viserait pas,
fondamentalement, à remettre en cause l’ordre du monde.
La dernière définition de l’histoire nationale, discutée par ce travail, est celle
proposée par les historiens africains, basés sur le continent, qui n’est pas non plus
sans ambiguïtés. Pour ces derniers, il s’agit de retracer l’évolution, dans le temps,
des jeunes nations africaines, de la période précoloniale à nos jours. Mais cela pose
d’énormes problèmes théoriques et méthodologiques. Les Etats-nations africains
sont très récents. Ils remontent seulement au dix-neuvième siècle où, à la conférence
de Berlin de 1884-85, les puissances européennes se sont partagé le continent en
différentes colonies françaises, anglaises, portugaises, allemandes, espagnoles et
italiennes. Ce découpage s’est effectué selon les convenances topographiques sans
tenir compte de l’espace géographique occupé par les entités politiques africaines.
Ce faisant, plusieurs peuples, en particulier ceux vivant à cheval de part et d’autre
d’une frontière, se sont vus séparés, de manière arbitraire, par une ligne géométrique
de démarcation.
De même, se retrouvent, par accident, sur le même territoire, des peuples qui se
connaissaient peu ou prou, dans le passé précolonial, ou mieux, qui avaient été hos-
tiles les uns aux autres. Comment donner à cet ensemble hétéroclite la conscience
d’une nation? La puissance coloniale, du fait de sa présence musclée et du fait de
l’exploitation subie par tout le monde, sans exception, a réussi, à son corps défendant,
à forger une conscience nationale marquée par l’unité d’action de l’élite dans la lutte
de libération. Mais, après l’indépendance, les données ont changé. Face aux difficultés
liées à la construction nationale, cette unité de façade s’est rapidement effritée. Com-
ment définir et enseigner l’histoire nationale dans un tel contexte? Plusieurs solutions
ont été expérimentées par la pratique quotidienne des historiens africains. En puisant
dans le stock de documents écrits accumulés depuis la colonisation il est possible de
retracer l’évolution de l’Etat-nation, au moins depuis ses origines coloniales jusqu’à
la période récente. C’est ce que les historiens africains ont baptisé histoire nationale
coloniale et postcoloniale.
Cette histoire peut, facilement, se déployer dans un temps linéaire et continu.
Quant à la longue période qui s’étend, au-delà de la césure coloniale, elle est plus
malaisée à maîtriser, en raison de la nature des sources et de la diversité des peuples
qui débordent, à l’occasion, l’espace géographique à eux assigné aujourd’hui. Pour

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contourner la difficulté, surtout au lendemain de l’indépendance, certains historiens
n’ont pas hésité à opérer un choix arbitraire. Il s’agit de n’enseigner que les grandes
figures de l’histoire africaine afin de donner aux générations montantes la conscience
d’appartenir à une longue lignée de bâtisseurs de la nation et pour qu’elles s’inspirent
de leur exemple dans les défis actuels. Cette conception globalisante de l’histoire
nationale, si pratique soit-elle, ne saurait satisfaire les attentes des historiens pro-
fessionnels qui la jugent un peu trop réductionniste, dans la mesure où elle fait l’éco-
nomie de l’évolution historique de ces Etats-nations, considérés comme des entités
éternelles dans le temps et l’espace. Parmi ces derniers, il en est qui préconisent
de survoler le foisonnement apparent des peuples d’Afrique afin de fonder leur unité
culturelle dans l’étude approfondie de l’Egypte ancienne, vers laquelle, selon eux,
convergerait toute la diversité culturelle du continent14.
Cette formule n’est pas non plus convaincante, d’autant plus qu’elle n’explique pas
l’état actuel des choses caractérisé par la diversité culturelle. De guerre lasse, certains
historiens africains abandonnent tout effort de synthèse et se contentent de meubler,
au petit bonheur la chance, ce vaste panorama indéfini et sans démarcation chronolo-
gique repérable, appelé, abusivement, histoire précoloniale15. Tantôt ils adoptent une
approche thématique et choisissent d’étudier des thèmes transversaux, communs à
tous les groupes ethniques, comme les migrations ou la traite des esclaves, à travers
un temps illimité. Tantôt ils concentrent, tout simplement, leur attention sur un royaume
ou une chefferie aux dépens de tous les autres afin d’illustrer, par l’exemple de son
fonctionnement, l’originalité des institutions politiques africaines. D’autres font l’effort
d’être moins sélectifs, en embrassant, comme dans le volume I de l’Histoire des
Togolais, l’évolution historique de tous les groupes ethniques composant la nation.
Mais ces évolutions historiques superposées ne sauraient tenir lieu d’une évolution
chronologique de l’espace géographique représenté par l’Etat-nation. En définitive,
en restant attaché à la périodisation traditionnelle de l’histoire africaine qui fait de
la colonisation l’événement repère ils ne peuvent projeter dans la longue durée des
séquences chronologiques valables à tous les peuples du continent.

II- HISTOIRE DES TOGOLAIS : DES RELENTS ETHNOGRAPHIQUES


La décolonisation politique en Afrique n’a pas abouti à une décolonisation des
mentalités. Force est de reconnaître qu’à leur départ les puissances coloniales ont
pris soin de transmettre leur pouvoir politique à une élite aux ordres du fait de son
éducation extravertie. Les historiens africains ont convenu d’appeler néocolonia-
lisme cette forme de pouvoir colonial déguisé par élite africaine interposée16. Il n’est
donc pas étonnant que cette confiscation du pouvoir politique par la frange la plus
aliénée de la population africaine du point de vue culturel ne puisse pas produire une
rupture radicale d’avec le discours ethnographique. A sa place, ce qu’elle propose
aux Africains est juste une inversion des signes de ce discours tout en conservant
intacte sa logique binaire.

14 Voir Cheik Anta Diop, (1955) Nations nègres et culture, Editions Africaines, Paris
15 Voir Bagodo Obarè (2007) ‘Périodes précoloniales sans terminus a quo en historiographie africaine
récente (1965-2005) : approche archéologique’ communication au Ive congrès de l’Association des
Historiens Africains : Addis-Abéba, 22-25 mai 2007.
16 Voir Fanon, Frantz. Pour la révolution africaine, Paris : Maspero, 1964.

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Mais les nouveaux concepts mis en jeu dans les discours dominants en Afrique
ont cessé de mettre en confrontation l’Europe et l’Afrique pour revêtir une dimension
nationale. L’inversion de signes, au détriment de l’Europe, fut opérée dans la fièvre
de la lutte coloniale qui faisait feu de tout bois, y compris la barbarie supposée dont
fit preuve l’Occident tout au long de son histoire. Cette barbarie l’aurait déchue de
son piédestal et dissipé l’aura de sainteté qui entoure encore la personne du Blanc.
Une telle attitude se comprend, facilement, lorsqu’on la place dans l’optique de la
dialectique du maître et de l’esclave17. Au plan national, par contre, il est difficile de
justifier une inversion horizontale, c’est-à-dire entre les groupes ethniques. C’est
pourquoi, dans un premier temps, fut prôné le relativisme culturel qui mettait tout les
groupes ethniques sur le même pied d’égalité.
Mais derrière cette façade d’égalitarisme culturel et politique, se cache le jeu subtil
d’une hiérarchisation qui ne dit pas, ouvertement, son nom. Ainsi, jouant sur l’équa-
tion interne/externe est décrété que tout ce qui est entaché de culture européenne
est inauthentique et donc à bannir. Il découle, logiquement, de cette prémisse que
les groupes ethniques méridionaux ayant entretenu un contact prolongé avec les
Européens ont de ce fait une culture adultérée. Ils sont donc moins représentatifs
de l’Afrique que leurs confrères de l’intérieur, restés à l’abri de telles influences débi-
litantes. Par une curieuse amnésie intellectuelle ce type de raisonnement ignore,
à dessein, que l’intérieur du continent africain a été exposé pendant des siècles à
l’influence de l’Islam qui est une religion étrangère à l’Afrique, sans perdre, à leurs
yeux, sa supposée identité culturelle. Bien souvent ces positions idéologiques viennent
renforcer un rapport de force politique en faveur des groupes ethniques de l’intérieur.
Mais comment expliquer ce renversement de la vapeur en faveur du Nord qu’on
observe sur l’échiquier politique de presque tous les pays du Golfe du Bénin, depuis
la Côte d’Ivoire jusqu’au Nigeria ? Pendant longtemps, l’intégration économique
des peuples d’Afrique de l’Ouest par le marché s’est réalisée, à partir de l’intérieur
du continent. C’est ce qui explique l’émergence, à partir du XIeme siècle des grands
empires du Soudan nigérien. Cependant, après la bataille de Tondibi, en 1591, qui
est interprétée par certains historiens, comme une réaction des peuples d’Afrique du
Nord contre la ‘découverte’ des côtes africaines par les navigateurs portugais, cette
intégration économique par le marché a changé de cap pour prendre une direction
Sud-Nord. Du coup, les peuples méridionaux ou côtiers, jusque-là périphériques à
ces grands empires, furent en bonne position de prendre la direction de l’évolution
économique et politique du sous-continent. Or, une des conséquences de l’intégration
économique par le marché est le démantèlement progressif des solidarités primaires,
entretenues par les rapports lignagers, et leur remplacement à terme, par des soli-
darités nouvelles étayées par les rapports marchands.
Ceci représenterait un passage obligé car seul l’individu libre, détaché du groupe,
est capable de vendre sa force de travail. En Europe, ce résultat fut atteint, de manière
brutale, par l’accumulation primitive, caractérisée par l’expropriation forcée des
paysans et leur réduction en vagabonds ou ouvriers dans les industries naissantes,
localisées dans les villes. En Angleterre, plus précisément, où l’élevage prit le pas
sur l’agriculture ce processus fut enclenché par le mouvement des enclosures18. En
17 Voir Fanon, Frantz.Les Damnés de la Terre.Paris : Maspero, 1978.
18 Voir Wallerstein I.(1983) Le Capitalisme historique. Coll. Repères, Ed. La Découverte, Paris.

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Afrique de l’Ouest, par contre, l’intégration économique par le marché n’a jamais été
conduite à son terme. Malgré l’intermède de la colonisation la propriété terrienne est
restée collective et entre les mains des producteurs immédiats, appelés, tout sim-
plement, à fournir désormais les denrées demandées par la métropole. Ceci tient,
en partie, à la spécificité de l’Afrique dont les sociétés ne sont pas passées par les
étapes cruciales de l’esclavagisme et de la féodalité et dont les terres par rapport à
l’Europe sont nettement inférieures en qualité.
Nous pouvons donc conclure de ce développement que la dichotomie Nord/Sud
est le fruit amer du mal développement qui remonte à la période coloniale. En raison
de l’extraversion de l’économie coloniale, qui ne favorise que les régions qui lui sont
profitables, les régions de l’intérieur sont presque toujours laissées pour compte.
Ce désintérêt du colonisateur s’est accentué par le fait que ces mêmes régions ont
opposé une résistance farouche et très efficace à l’installation de l’administration
coloniale. Une circonstance qui s’explique par la survivance en leur sein d’un fort
esprit de solidarité19. A l’opposé, les populations plus méridionales, déjà partiellement
intégrées au marché international, avant la colonisation, se sont montrées plus coo-
pératives vis-à-vis du pouvoir colonial et donc plus ouvertes à son influence20. Après
l’indépendance et l’introduction du gouvernement représentatif il est plus facile aux
acteurs politiques issus des régions septentrionales d’actionner la fibre sensible du
régionalisme et de la solidarité ethnique pour engranger les voix de leurs soi-disant
frères de sang.
Ils y sont souvent poussés par le colonisateur lui-même qui a très vite perçu comme
une aubaine l’opportunité de tirer les ficelles dans l’ombre, à son avantage. Mais
l’acteur politique ainsi porté au pouvoir, grâce à la solidarité ethnique, se trouve pris
en otage par ses frères de sang et ne peut plus poursuivre avec vigueur l’éradication
des rapports lignagers auxquels il doit sa propre ascension politique. D’où la stagnation
économique et le recours à des subterfuges comme la riche culture africaine qu’il faut
à tout prix sauvegarder. Comme si en se développant on ne reste plus soi-même.
Bien entendu, ce qui précède ne fait que planter le décor pour évaluer le contenu
de l’Histoire des Togolais, écrit par d’éminents historiens africains dont la majorité est
de nationalité togolaise. On ne peut que louer cette contribution importante, riche et
variée. L’ouvrage en deux volumes dont le deuxième volume plus imposant est com-
posé de deux tomes épais est dirigé de main de maître par le Professeur Gayibor dont
le travail assidu sur les peuples adja-éwé se passe de tout commentaire. Il est presque
sans fautes d’orthographe ni coquilles, une qualité plutôt exceptionnelle de nos jours.
Le document est à la fois de lecture facile et fascinant dans ses conclusions. Il nous
fait promener dans le dédale assombri d’une histoire tumultueuse qui débouche sur
la place de l’indépendance, lieu sacré où le destin semble nous interpeller : « Senti-
nelle, que dis-tu de la nuit? La nuit est longue, mais le jour vient. » Comme on peut
le constater l’approche dans le superbe deuxième volume est plutôt diachronique,
contrairement au premier beaucoup plus modeste. Cela tient à l’abondance et à la
richesse des sources mises à contribution pour rendre compte d’une histoire coloniale
mouvementée, portant les empreintes de trois nations européennes. Pour réaliser ce
19 Voir Moseley, Katharine Payne Indigenous and External Factors in Colonial Politics : Southern Dahomey
to 1939, Columbia University, Ph.D, 1975, pp.294-300
20 Ibid

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tour de force les auteurs ont dû défricher, méthodiquement, des documents en anglais,
français et allemand et maîtriser un minimum de trois langues africaines dont l’éwé
réduit à l’écriture depuis le début du XXeme siècle par les missionnaires allemands.
Cependant, là ne s’arrête pas le contraste entre les deux volumes. Si le deuxième
volume qui traite la période coloniale est l’œuvre collective de plusieurs historiens de
nationalités différentes, le premier volume couvrant la période précoloniale semble
provenir de la plume experte d’un seul historien. Pour enrichissante qu’elle soit la
multiplicité des auteurs pose un problème de style et de continuité dans le débit du
récit. Parfois le lecteur a nettement l’impression que le récit se reprend par endroits,
même si la répétition est une astuce bien connue des pédagogues. Curieusement,
cette organisation thématique du deuxième volume, malgré l’approche généralement
diachronique le rapproche du traitement synoptique des sources du premier volume.
En effet, pour être à même de couvrir tous les groupes ethniques dans leur évolution
il n’y a pas meilleure formule que de les prendre, palier par palier, à travers le temps,
depuis la préhistoire jusqu’à la veille de la colonisation. Si cette méthode livre au lec-
teur avisé une masse impressionnante de renseignements inédits sur les formations
politiques précoloniales de l’espace togolais elle dissimule le fil conducteur du récit.
Mais peut-être n’en existe-t-il aucun. L’objectif ici n’est pas de suivre une évolution
mais de présenter une série de tableaux synchroniques à des périodes différentes.
Mais on peut se demander le lien réel de ce récit avec la nation togolaise pour mériter
ce titre, d’autant plus que les formations politiques en question débordent largement
de part et d’autre des frontières actuelles. A mon sens ceci représente la faiblesse
majeure de ce travail magnifique.
Il y a une nuance subtile entre Histoire des Togolais et Histoire du Togo. En optant
pour le premier titre les auteurs ont voulu éviter toutes controverses ou polémiques
à tendance régionaliste. Mais de ce fait ils se sont embourbés dans des difficultés
théoriques et méthodologiques. Histoire des Togolais qui apparaît comme une ter-
minologie générale à la fois incolore et inodore selon les auteurs arrangerait toutes
les susceptibilités. Mais, à y regarder de près, cette option est une fuite en avant qui
camoufle, habilement, la question lancinante de la construction nationale. Ce faisant,
les auteurs tombent dans le piège du discours ethnographique qui a toujours adopté
une attitude conservatrice vis-à-vis de l’Etat-nation hérité du colonialisme. Or, les
Africains devaient s’approprier cet héritage et l’orienter selon les objectifs de leur
développement.
En effet, une histoire des Togolais voudrait bien dire une histoire des populations
du Togo, telles qu’elles ont été définies par le colonisateur qui leur a affublées, arbitrai-
rement, les différentes étiquettes ethniques. Comme le prouve largement le premier
volume ces carcans sont bien désuets et artificiels. Ils ne sauraient rendre compte de
la fluidité des appartenances ethniques avant la colonisation. A tous points de vue,
les groupes ethniques ne sont pas réductibles aux langues comme le colonisateur a
tendance à le faire croire. Les langues sont des moyens efficaces de communication
facilement assimilables par des groupes de populations étrangers les uns aux autres
mais obligés d’échanger par l’entremise du marché. Revenir à ces démarcations
artificielles comme base de rédaction d’une histoire nationale a tout l’air d’une option
rétrograde qui fait remonter à la mémoire les formules tendancieuses de peuplades
et de races africaines en vogue pendant la période coloniale.

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Le philosophe allemand Nietzsche dont l’antipathie pour la pratique historique
est bien connue qualifie cette activité de pseudo-scientifique. Nietzsche estime que
l’histoire est un exercice intellectuel qui inhibe la créativité dont les hommes ont
constamment besoin pour inventer leur avenir. Il affirme qu’en réduisant l’homme à
un simple épigone dans une longue évolution l’histoire ralentit son élan inventif. Ce
constat l’amène à distinguer trois catégories de pratiques historiques : l’histoire-mo-
nument, l’histoire-relique et l’histoire critique. Selon lui pour que la science historique
sorte de l’ornière et retrouve ses lettres de noblesse il est impérieux qu’elle assume
une dimension critique. Si tant est que l’histoire-monument et l’histoire-relique sont
toutes deux tournées vers le passé, l’histoire critique regarde vers l’avenir. Elle est
la science des bâtisseurs du futur.
Pour cela elle est conspuée, de par le monde, par les classes dirigeantes qui
sont les gardiennes de la tradition et partant du statu quo21. Si nous nous référons à
cette classification de Nietzsche il est loisible d’affirmer que l’Histoire des Togolais
est une histoire-monument. Elle s’efforce par tous les moyens de ménager l’amour
propre de tous les groupes ethniques en compétition dans le cadre de l’Etat-nation
togolais pour des ressources limitées. Mais trop de précaution enlève à la science
tout son mordant. Pour une autre raison les auteurs de cet ouvrage se sont maintenus
dans une logique ethnographique. Bien qu’ils aient souligné toutes les applications
pratiques de cet ouvrage dans le sens de rédaction de manuels d’enseignement à
l’intention des jeunes Togolais il semble qu’ils poursuivent toujours la chimère d’une
audience européenne
Récemment, lors d’une leçon inaugurale, donnée par un philosophe africain,
à l’Université de Bayreuth, en Allemagne, ce dernier a essayé de définir les deux
acceptions sémantiques de la terminologie ‘connaissance de l’Afrique’. La ‘connais-
sance de l’Afrique’ selon cet auteur a une première connotation passive et voudrait
signifier connaissance sur les Africains. Dans sa deuxième acception, ‘connaissance
de l’Afrique’ suggère une connaissance produite par les Africains. Par conséquent
elle prend une signification active22. A bien des égards Histoire des Togolais est
encore une connaissance sur les Africains. On n’y voit pas clairement le projet de
construction d’une nation togolaise. Or selon le mot de Wittgenstein, en matière de
reconstruction historique, l’essentiel n’est pas tant l’accumulation de renseignements
inédits que la manière dont les renseignements, déjà connus, sont remaniés selon
une perspective nouvelle. En clair, ce qui manque à l’ouvrage est un canevas évolutif
précis selon lequel les informations recueillies sur tous les groupes ethniques du Togo
seraient rangées dans un ordre chronologique retraçant leur cheminement politique
depuis la chefferie villageoise jusqu’à la nation togolaise, en passant par les formes
d’intégration politique représentées par le roi forgeron et le roi marchand.

21 Voir Nietzshe, F . The Use and Abuse of History, translated from the German by Adrian Collin, New
York, The Liberal Arts Press, 1949.
22 Leçon inaugurale prononcée par le Professeur Paulin J. Hountondji à l’occasion de l’inauguration du
BIGSAS, Bayreuth International School for African Studies.

Anselme GUEZO (2013), Histoire des togolais ou histoire du togo : les ambiguites de l’histoire
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III- HISTOIRE DU TOGO : DE LA PROSPECTIVE A LA RETROSPECTIVE
L’idée que se fait le commun des mortels de l’historien est celle d’un homme dont
le regard est irrémédiablement rivé sur le passé et qui, par conséquent, est dépassé
par les événements. Nous savons depuis Benedetto Croce qu’il n’en est rien. Comme
nous l’enseigne ce grand historien italien toute histoire est de l’histoire contemporaine.
Le regard que porte l’historien sur le passé est forcément coloré par les préoccupa-
tions quotidiennes de ses contemporains. Pour paraphraser Albert Camus, l’historien
comme l’homme de lettres, est inséré dans le temps. C’est pourquoi une histoire du
Togo ne saurait perdre de vue la situation présente du pays ainsi que les inquiétudes
et les aspirations des Togolais pour leur avenir. En définitive, une histoire du Togo
pourrait se traduire par une histoire de la nation togolaise dont l’édification est projetée
dans l’avenir mais qui tire sa source du passé.
Le Togo comme tous les autres pays d’Afrique est confronté à la crise de l’Etat-
nation d’essence jacobine dont la faillite est patente sur tous les plans. Nous savons
que cette situation provient de l’inadéquation des institutions importées vis-à-vis de
la culture africaine. Ces institutions ne sont pas générées par l’évolution interne des
sociétés africaines mais furent imposées par la force par les différentes puissances
colonisatrices. De ce fait, elles n’ont pas été assimilées par les Africains. L’Etat-nation
se comporte comme un corps étranger qui n’a pas réussi à intégrer politiquement
et économiquement les populations disparates rassemblées sur son territoire. Les
Etats-nations africains ont été conçus avant tout comme des structures allogènes
au service d’intérêts étrangers. C’est pour cela qu’ils sont de plus en plus contestés
par les populations africaines.
En raison de la détérioration des termes de l’échange qui met à rude épreuve la
survie d’un monde paysan très endetté la pauvreté se répand à un rythme effréné dans
les campagnes et engendre un flux migratoire en direction des villes. Cependant, les
villes elles-mêmes sont la proie de la stagnation économique. En l’absence de toute
industrie, ces dernières sont prises d’assaut par le secteur informel où s’engouffre la
foule des chômeurs et des sans-emploi. A plusieurs reprises, les institutions finan-
cières internationales, comme la Banque Mondiale et le FMI, sont intervenues pour
proposer un certain nombre de solutions au marasme économique. L’ensemble de
ces mesures connues sous l’appellation d’ajustement structurel a fini par révéler ses
limites23. A ces problèmes communs à tous les Etats-nations africains, avec la nuance
que pour certains comme le Togo l’exportation de ressources minières a joué un rôle
plus important, s’ajoutent ceux qui sont particuliers au pays comme par exemple le
monolithisme politique que subirent les Togolais pendant plusieurs décennies.
Face à la faillite de l’Etat-nation certains intellectuels préconisent l’abandon pur
et simple du modèle jacobin et le repli sur soi pour marquer une pause et s’inspirer
de valeurs authentiquement africaines. Une telle solution a tout l’air d’une fuite en
avant. Bien au contraire, il faut poursuivre la réforme de l’Etat-nation, en lui assurant
des bases autocentrées. Autrement dit, faire en sorte que l’Etat-nation fonctionne en
le remettant sur ses pieds. Pour y parvenir il faudrait que les Africains commencent
par produire pour eux-mêmes. En définitive, ce train de réformes ne peut porter des
23 Pour plus de détails sur ces questions voir Anselme Guézo ‘Nationalités, Etats-nations et intégration
régionale en Afrique de l’Ouest au XXe siècle’ in Igué O.John ed. Les Etats-nations face à l’intégration
régionale en Afrique de l’Ouest – Le cas du Bénin, Karthala, Paris, 2006, pp.93-117.

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fruits s’il n’est soutenu par un élan régional. Cela veut dire qu’édifier l’Etat-nation
togolais reviendrait à édifier toute la région de l’Afrique Occidentale. Cette brève
digression prospective permet de mieux baliser le chemin qui mène à l’histoire du
Togo. Comme on le voit, cette histoire ne saurait éviter le piège de la téléologie qui
est, dans le présent contexte, un moindre mal que l’approche ethnographique, toutes
proportions gardées. En effet, les Africains modernes n’ont d’autre choix que de faire
de l’Etat-nation hérité de la colonisation une greffe réussie.
Comme le dieu Janus la rétrospective pour les Africains présente un double visage.
Elle choisit comme point d’observation la croisée des chemins où l’Europe et l’Afrique
se sont rencontrées. Ainsi la rétrospective plonge son regard dans le lointain passé
européen pour refaire le long cheminement qui aboutit à l’émergence des nations
européennes. Mais en même temps qu’elle interroge l’histoire européenne elle sonde
sa propre histoire pour suivre la lente évolution des sociétés africaines, une évolution
à laquelle la conquête coloniale vint mettre un terme brutal. En principe, c’est cette
évolution autonome que doivent reprendre les Africains, après l’intermède colonial.
Concrètement, la dimension externe de la rétrospective doit embrasser du regard les
conditions ayant présidé à la naissance des plus vieilles nations européennes comme
la France et l’Angleterre. Un tel exercice n’a d’autre objectif que de dessiller les yeux
des Africains en leur montrant que la nation n’est pas un donné mais la réalisation
d’une idée dont il faut procéder à la déconstruction pour libérer l’imagination africaine.
Pour ce qui concerne ces deux nations européennes le processus remonte au Moyen
Age lorsque, progressivement, elles se sont forgé une identité géographique en se
détachant de structures continentales inopérantes et lointaines comme le Saint Empire
Romain et la Papauté.
A l’origine de ce processus d’individualisation des deux nations on retrouve la
bataille de Bouvines en 1214. Comme on le sait, la défaite de Jean Sans Terre, à la
bataille de Bouvines, et son affaiblissement politique consécutif donnèrent aux barons
et aux représentants du clergé et de la ville de Londres l’occasion de lui imposer en
1215 la Grande Charte qui scella la fin de l’autocratie monarchique. Dès lors, le par-
lement imposa son autonomie. Ce document fut la source d’inspiration des acteurs
politiques ayant mis en place la centralisation de l’administration monarchique. De
son côté, Philippe Auguste qui est sorti vainqueur de Bouvines eut toute la latitude
de pousser à la roue le processus de centralisation administrative qui tire sa source
de la suprématie territoriale du pouvoir monarchique24. Cette évolution interne des
états fut étayée par le développement du commerce maritime, l’essor des villes et la
réduction à l’écriture des langues nationales que les juristes utilisent de plus en plus
à la place du latin dans leur effort d’harmonisation des différents droits coutumiers.
Mais si nous regardons vers la France et l’Angleterre nous ne devons pas non plus
oublier l’Allemagne dont la marche vers la modernité qui s’inspire d’un modèle étranger
a des ressemblances avec l’évolution en Afrique25. Enfin, l’unification économique de
ces espaces nationaux a reçu un coup d’accélérateur avec l’expansion européenne
et le développement du capitalisme, base de la révolution industrielle.

24 Voir Pirenne Jacques, The Tides of History, vol : From the Expansion of Islam to the Treaties of
Westphalia, translated from the French by Lovett Edwards, George Allen and Unwin Ltd, 1963, pp.146-
153.
25 Voir Thomson David (1973) Europe Since Napoleon, Longman, London, p.45.

Anselme GUEZO (2013), Histoire des togolais ou histoire du togo : les ambiguites de l’histoire
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La dimension interne de la rétrospective se propose de retracer les grandes
étapes de l’évolution politique et économique des peuples d’Afrique depuis les bal-
butiements technologiques de la préhistoire et de la protohistoire jusqu’à l’émergence
des royaumes précoloniaux. De toute évidence, une telle approche ne peut qu’être
comparative. Elle prend appui sur les traits communs à toutes les sociétés africaines
qui sont au même stade de développement dans leur évolution. De cette manière, est
résolue la difficulté de la projection de la nation au-delà de la colonisation. Il s’agit,
par exemple, de faire ressortir l’antériorité des structures de parenté matrilinéaires
dont les survivances sont encore palpables dans bien des sociétés contemporaines
d’Afrique. En effet, les premières techniques de production, depuis le ramassage
jusqu’à la domestication des premières plantes comestibles, en passant par la
découverte de la poterie et de la cuisson des aliments, ont été le fait des femmes.
La femme jouait encore un rôle prédominant dans les sociétés africaines au stade
de plantage-bouturage. Cependant, avec la diffusion de la céréaliculture qui exige un
plus grand contrôle des forces de production et de reproduction le rôle social de la
femme fut, graduellement, relégué au second plan26. On peut suivre tous ces déve-
loppements à partir de la riche moisson de renseignements sur toutes les populations
du Togo contenue dans le premier volume de cet ouvrage. Après le tournant décisif
de la céréaliculture les relations de parenté patrilinéaires commencent par prendre
partout le dessus
Le patriarche devient la clé de voûte de la société, à la fois un intermédiaire avec le
monde des ancêtres et un médiateur avisé dans les relations avec d’autres sociétés.
C’est lui qui, par son autorité politique et religieuse, garantit la pérennité des unités de
production représentées par les différentes branches de la famille élargie. Mais il est
également une figure de proue dans la reproduction de ces groupes, à travers son
rôle d’intermédiation dans les échanges matrimoniaux27. Lorsque plusieurs groupes
lignagers s’installent dans une même localité apparaît le village dirigé par un chef
choisi au sein de la famille qui la première occupa le terroir. La chefferie villageoise
fonctionne comme une institution gérontocratique dont le dirigeant n’est qu’un primus
inter pares. Il est assisté dans la gestion au quotidien des affaires du village par un
collège de chefs de lignages. La chefferie villageoise est la forme d’organisation
politique la plus répandue sur le continent.
Cependant, il est rare que son fonctionnement soit libre de toutes contradictions.
En temps de crise intervient généralement un médiateur étranger qui finit par fonder
la première dynastie, à la suite de son mariage avec une femme du cru. C’est là un
modèle très répandu en Afrique qui pose le problème du rôle joué par les individus
dans l’histoire du continent. Mais au-delà de leur rôle, ce qui est en jeu est la capacité
des sociétés africaines à susciter des individualités, en raison de la provenance étran-
gère de ces personnages. En histoire africaine, ces personnages légendaires sont
souvent assimilés à des forgerons ou à des chasseurs doués de pouvoirs surnaturels.
Le premier volume nous renseigne abondamment sur le rôle joué par les forgerons
dans l’émergence des royaumes du Togo. Sans doute les forgerons et les chasseurs
qui utilisent les techniques de la violence basées sur la maîtrise de la métallurgie du
fer sont-ils bien placés pour assumer une autorité politique. Ils s’organisent d’habitude
26 Voir Vansina Jan (2004) How Societies are born – Governance in West Central Africa before 1600,
University of Virginia press, Charlottesville and London.
27 Voir Meillassoux Claude, Femmes, Greniers et Capitaux, François Maspero, Paris 1977, pp.45-49.

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en corps de métier conservant les secrets de leur corporation dans des fraternités
ou couvents installés au cœur de la forêt. Ces fraternités sont déjà des institutions
supra-lignagères. Elles peuvent donc plus facilement apporter une solution à la crise
engendrée par le fonctionnement des lignages. La royauté apparaît comme une
institution qui surgit des entrailles de la parenté qu’elle s’évertue à démanteler. Pour
atteindre cet objectif elle ne recule devant rien, pas même la manipulation idéologique.
Les monarchies du léopard ou celles du python très répandues sur le continent son
peut-être des écoles idéologiques. Les exemples tirés des sociétés précoloniales du
Togo peuvent servir d’illustrations à ce phénomène.
Mais c’est l’expansion du marché, par l’accumulation exceptionnelle de la richesse,
qui représente le facteur de dissolution le plus efficace des rapports lignagers. Le
roi marchand représente, à coup sûr, une étape supérieure à celle du roi forgeron.
Heinrich Barth a observé que dans les monarchies du sahel les forgerons jouent le
rôle de premiers ministres dans les cours visitées par lui28. Ce qui suppose qu’ils
ont été supplantés dans l’exercice du pouvoir suprême par le roi marchand. Dans
l’ancien Danxome, le Migan ou premier ministre est toujours choisi dans une famille
de forgerons. Dans le même royaume le roi n’est plus désigné comme chef, c’est-à-
dire en Fongbe Gan, un mot qui pourrait signifier aussi fer, Gan’. Le roi prend le nom
d’AXOSU ou AKOXOSU, c’est-à-dire celui qui paie la dette du clan. Ce qui suppose
que l’émergence de cette institution est intimement liée à la nécessité d’un médiateur
dans les échanges marchands.
La conquête coloniale s’inscrit parfaitement dans cette logique de dissolution
des rapports lignagers. Elle aurait pu être un facteur d’accélération de ce processus
si elle n’avait été une entreprise vouée à l’exploitation au profit de la métropole. En
effet, pour être définitive la dissolution des rapports lignagers devait passer par une
réforme de la propriété foncière, une décision que ni l’état colonial ni son héritier
postcolonial n’eurent le courage de prendre. La colonisation n’a pas non plus réussi
à radicalement inverser l’évolution historique cyclique de ces sociétés pour les enga-
ger dans un développement linéaire et continu. Elle réussit à maintenir le statu quo
en encourageant l’élite dirigeante à s’adonner à des dépenses somptuaires. Dans
la colonie du Dahomey, voisine du Togo, consigne fut donnée aux administrateurs
coloniaux, de rehausser le statut des chefs de cantons en les gratifiant de moyens
financiers pour assouvir leur soif de somptuosité. Ils furent les premiers à importer des
véhicules de prestige dans la colonie29. Il n’est pas surprenant que leurs successeurs
postcoloniaux veuillent leur emboîter le pas.

CONCLUSION
Comme partie intégrante de l’histoire africaine l’histoire nationale qui s’enseigne
aujourd’hui dans toutes les universités du continent est une discipline récente qui
cherche encore ses marques. Pour cela, les historiens ne s’accordent pas sur son
contenu. Si pour les Européens et les Américains elle s’inscrit en droite ligne dans
la tradition ethnographique et continue de fonctionner comme une courroie de trans-
mission de renseignements stratégiques sur le continent africain, pour les Africains
28 Voir Heinrich Barth cité par Davidson Basil, The Lost Cities of Africa, revised edition, little, Brown and
Company, Boston, New York, Toronto, London, 1987, p.67.
29 Voir Moseley, Katharine Payne op.cit pp.423-434

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elle se veut un forum de production de connaissance par eux-mêmes. Ces deux
perspectives se livrent une lutte acharnée dans le splendide ouvrage récemment
publié sur l’histoire des Togolais. Après une revue critique de l’ouvrage qui est une
véritable tour de force compte tenu de la masse d’information brassée par ses auteurs,
à majorité togolais, l’article démontre que ces derniers ne se sont pas franchement
démarqués de la logique binaire sous-tendant la démarche ethnographique. Ceci
ressort clairement du titre de l’ouvrage qui suggère l’intention d’amalgamer les diffé-
rentes histoires ethniques. Ce choix idéologique n’est certainement pas innocent. Il
dénote l’abandon postcolonial du projet d’édification de la nation, cher aux pères de
l’indépendance, au profit de la compétition pour le contrôle de l’appareil d’Etat hérité
du colonisateur. L’article démontre que les Africains n’ont d’autre alternative que de
reprendre ce projet dans un cadre régional en remettant sur leurs pieds les états-
nations africains qui fonctionnent aujourd’hui comme des mécanismes d’exploitation
des masses au service du capital. C’est dans cette perspective qu’une histoire du
Togo prend tout son sens. Pour terminer, l’article énonce les conditions d’une telle
approche de même que ses préalables théoriques et méthodologiques.

Remerciements
Aux collègues historiens togolais pour le don au Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université
d’Abomey-Calavi (République du Bénin) des trois tomes de Histoire des Togolais. Depuis, une nouvelle
édition a été publiée par Karthala sans changer fondamentalement le contenu de l’ouvrage. Cette revue
reste donc valable malgré son caractère un peu daté.

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