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L’ORIENT MUSULMAN & L’AFRIQUE

I. L’Afrique sans histoire ? Généalogie d’une méconnaissance (DIAPOS 1-34)

1. Déni d’historicité

Comme l’a si bien noté l’historien François Xavier Fauvelle, « longtemps pour l’Occident, L’Afrique fut sans
histoire. Loin que l’Homme africain, avec un grand H, souffre d’un défaut d’Histoire, avec un grand H, ce sont
plutôt nos sociétés contemporaines qui souffrent d’un déni de l’historicité des sociétés africaines ». Un déni qui
peut s’exprimer ouvertement aussi bien que de mille façons plus feutrées : dans les musées, par l’esthétisation des
objets africains ; dans les documentaires et les reportages, par la folklorisation des sociétés africaines ; dans les
propos de table qui se veulent les plus charitables, par la fétichisation des sagesses immémoriales. Un déni qui
s’exprime par la quasi-absence de l’Afrique dans nos cursus universitaires en histoire de l’art ou en histoire. (Avec
une exception cependant, l’Afrique et les arts « primitifs » sont parfois évoqués comme source d’inspiration de
l’art moderne (Picasso, Le Corbusier, Leiris). Un déni qui s’exprime aussi par le fait que lorsque l’Afrique est
autorisée à rentrer dans la maison « Histoire » ce sont toujours les situations de contact avec l’Europe qui
sont privilégiées (découverte, esclavage, colonie, indépendance), ignorant ainsi les nombreuses interactions
culturelles, commerciales, artistiques entre les sociétés africaines et les mondes extra-européens (dont le
monde islamique).

Pour congédier ces fantasmes, Fauvelle propose de prendre en compte l’exceptionnelle diversité sociale du
continent. Les quelque 2400 langues parlées en Afrique ; l’invention religieuse qui se manifeste dans les cultes
des divinités du terroir, des génies, des héros ou des ancêtres, qui n’ont cessé de transformer les religions non
monothéistes et d’habiter les christianismes et les islams africains; la complémentarité politique et économique
qui fait cohabiter urbanités marchandes et nomadisme pastoral ; ou encore le dynamisme technique - qu’il concerne
les matériaux lithiques, céramiques, métallurgiques, l’armement, l’outillage, les parures, le mobilier, l’architecture,
l’art - sont les fruits de forces créatrices qui constituent le ressort de l’histoire.

S’il n’est jamais superflu de rappeler que les sociétés africaines sont faites de la même étoffe historique que toutes
les sociétés, c’est parce que l’Afrique, bien que toujours déjà là, a vu sa coprésence au monde depuis longtemps
méconnue. On n’est pas historien de l’Afrique, archéologue, historienne de l’art, sans s’obliger, chaque fois que
l’on entreprend d’approfondir les connaissances, à remonter dans la généalogie de cette méconnaissance. Alors
remontons. Suivons Achille Mbembe quand il écrit que les expériences postcoloniales africaines devraient être (et
ne sont pourtant pas) le grand sujet d’observation de notre temps ; parce que ce qui s’y passe depuis la sortie de la
« grande nuit » coloniale, les ratés politiques comme les expériences sociales foisonnantes, sont le laboratoire de
notre avenir humain ; parce que la condition « nègre », cette forme de déshumanisation marchande qui
s’universalise, s’est d’abord exercée aux dépens des Africain ; parce que l’Afrique n’est pas en panne d’histoire
mais peut-être en avance sur ce qui vient. Remontons plus haut encore, au temps de la domination de l’Afrique
par des pouvoirs européens. Écoutons Jacques Berque (1910-1995), qui avait été contrôleur civil au Maroc sous
le régime du Protectorat. Tranchant les faux débats récurrents, déjà, au sujet des bilans positif ou négatif de la
colonisation, nul n’aura alors exprimé avec autant de clarté qu’elle fut à la fois un système de prédation
économique et un système qui construisait infrastructures et écoles ; que le colonialisme est une idéologie qui
cultive la nostalgie des sociétés qu’elle détruit.

Le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel, dans le premier tiers du XIXe siècle, et avant lui les
Lumières françaises et allemandes du XVIIIe siècle, avaient une philosophie de l’histoire qui ressemblait à celle de
la maison dans laquelle on entre ou pas. Par une grâce divine, l’Esprit de l’histoire s’était posé, tel un rayon de
soleil, sur des régions successives du monde. Il avait commencé, paraît-il, par l’Orient, puis s’était posé, à chaque
fois, sous une forme plus évoluée, moins infantile, sur l’Égypte, la Grèce, Rome, et à présent l’Europe occidentale,
en attendant l’élection d’une civilisation nouvelle. Maison, esprit ou lumière : la Providence change d’instrument.
Mais, au fond, il s’agit de la même conception que l’on pourrait dire « bourgeoise » de l’histoire : on la reçoit sans
mérite particulier, mais on n’ira pas en contester le principe, car c’est bien commode d’y rester au chaud.
Un point commun entre les philosophies insuffisantes d’hier et le déni péremptoire d’aujourd’hui est que
l’Afrique n’était déjà pas au programme. On ne peut pourtant pas dire que c’était faute d’avoir reconnu la
massivité du continent africain depuis les débuts de l’expansion européenne, au XVe siècle. Au contraire, même :
ce qui frappe, c’est que la philosophie de l’histoire dont se dote l’Occident moderne évite l’Afrique aussi sûrement
que les voyageurs contournent l’obstacle géographique africain sur la route de l’Orient. La carte du monde

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dessinée par le français Pierre Desceliers en 1550 constitue un excellent outil pour comprendre la manière dont les
Européens se représentaient l’Afrique au xVie siècle. S’ils ont une vision très floue de l’intérieur du continent, ils
disposent, grâce au commerce maritime, d’une connaissance précise de ses côtes. L’importance des échanges
commerciaux entre les deux continents contribue à l’enrichissement de la culture matérielle des cours européennes
au moment où s’y développe la mode des cabinets de curiosité. Les objets du quotidien, les ivoires sapi-portugais
et les textiles précieux du royaume du Congo y sont notamment très prisés, bien qu’ils soient plus appréciés pour
la virtuosité de leur facture que pour leur origine géographique. En effet, beaucoup de ces objets venus d’Afriques
ont d’abord catégorises comme « orientaux », « indiens » ou de « turqueries ».
Et ce n’est pas un hasard si l’Europe choisit de méconnaître les sociétés africaines au moment même où ses
compagnies marchandes se procurent dans des comptoirs côtiers d’Afrique les esclaves pour l’exploitation des
colonies d’Amérique. Ce sont ainsi près de 12 millions de femmes, d’hommes et d’enfants qui furent victimes
embarquées de cette traite atlantique, sans pouvoir compter les millions de personnes victimes indirectes de ce
commerce, tuées lors des razzias pratiquées par les sociétés africaines côtières dans leurs arrière-pays, ni les
millions de personnes nées en esclavage aux Amériques. Si la traite atlantique a une importance historique
singulière, ce n’est pas seulement parce que chaque expédition négrière ou presque a laissé des archives ; ce n’est
pas seulement non plus parce que l’économie du monde moderne est tributaire de la richesse engendrée par ce
commerce parmi les nations esclavagistes ; c’est parce que l’expérience de la traite par les esclaves africains,
transportés d’un continent à l’autre, réduits à la condition de marchandises, à la fois victimes et instruments de la
globalisation du monde, constitue le point à la fois central et aveugle de la modernité.
C’est dans ce dispositif de déshumanisation des ancêtres d’une partie d’entre nous, dispositif qui occupe au sens
propre, plusieurs siècles durant, le milieu du monde, que s’enracine la généalogie du déni. Déni du passé de
l’esclave, aboli en même temps que son individualité ; déni de sa faculté d’action dans l’histoire aussi bien
que dans la société. Car, à vrai dire, c’est la peur raciale, qui actionne les théories providentialistes de l’histoire.
Parler d’histoire des sociétés africaines, c’est rendre amorale l’esclavage.

2. Les sources écrites & orales

Les dyéli ou griots qui furent, dans le monde mandingue (Afrique de l’Ouest), les porte-parole des chefs de
lignages aristocratiques, étaient détenteurs de récits historiques et les rendaient disponibles les jours de sortie des
masques. Dans beaucoup de sociétés africaines, de tels récits sont l’affaire de spécialistes, qui les mémorisent et
les transmettent. Parce que ces récits sont mémorisés et transmis de façon stable, on les appelle « traditions
orales », et leurs détenteurs « traditionnistes ». De tels textes (car ce sont des textes) constituent une véritable
« littérature orale ». Déroutés devant le continent documentaire qu’est l’oralité, quelques-uns ont cédé à la naïveté
du néophyte pensant recueillir le passé lui-même, d’autres à l’ironie du sceptique qui n’y entend que fables. Les
historiens et historiennes de l’Afrique savent pourtant que ce matériau immatériel de l’histoire, ni plus ni moins
sujet à l’altération que des écrits soumis à la copie, se travaille comme tout autre matériau pour être commué en
documents.
La vivacité de l’oralité en Afrique ne doit cependant pas laisser croire à une absence de l’écrit. Les alphabets
libyco-berbères et tifinagh employés du Maghreb au Sahara, l’alphasyllabaire éthiopique, les écritures
hiéroglyphique, méroïtique, copte et grecque utilisées dans la vallée du Nil, le script arabe employé pour écrire
tant la langue arabe que le peul et l’haoussa en Afrique de l’Ouest, ou encore le swahili et le malgache en Afrique
orientale, témoignent d’une diversité et d’une très large distribution spatiale des systèmes d’écriture créés, adoptés
ou adaptés en Afrique au cours de l’histoire. Il est vrai, néanmoins, que les sociétés africaines qui ont employé
l’écrit l’ont souvent réservé à des usages dédicatoires, commémoratifs ou encore prophylactiques.
Plusieurs sociétés africaines ont cependant développé des cultures lettrées. La chrétienté érythréenne et
éthiopienne, enracinée depuis le IVe siècle sur les hauts plateaux de la Corne de l’Afrique, nous a transmis des
dizaines de milliers de manuscrits, produits dans les monastères ou à la cour royale, essentiellement des textes
bibliques traduits du grec, mais également des textes traduits de l’arabe et des histoires saintes produites
localement. Au Soudan voisin, la disparition de la chrétienté nubienne aux alentours du XVe siècle nous a peut-être
fait perdre un semblable corpus.
Dans les régions exposées à l’influence de l’islam, du Sahel à la côte swahilie, qui s’étire de la Somalie au
Mozambique et aux Comores, la production d’écrits ou la constitution de bibliothèques suit de quelques siècles
les premières inscriptions arabes. Au sein de ces mondes lettrés, l’essentiel de la littérature produite, copiée ou
acquise, concerne des œuvres religieuses ou juridiques. Cependant, émerge parfois une véritable écriture de
l’histoire. La chronique de Kilwa, en Tanzanie, au début du XVIe siècle, les chroniques du Kanem et du Borno
rédigées par l’imam de Birni Ngazargamu, dans le nord de l’actuel Nigéria, dans les années 1570 ; les chroniques

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de Tombouctou, au XVIIe siècle ; celle de Gonja, dans le nord de l’actuel Ghana, au XVIIIe siècle ; celle de Kano,
dans le nord du Nigéria, au XIXe siècle ; sont toutes des récits historiques dus à des lettrés musulmans locaux.
Bertrand Hirsch a récemment souligné ce que ces récits historiques, si éloignés les uns des autres par le milieu
culturel dans lequel ils ont été produits, ont de commun : un semblable impératif d’enregistrement et de
préservation des mémoires en des temps de crise. Dans la Tombouctou du XVIIe siècle, les lettrés al-Saadî et Ibn
al-Mukhtâr savent – et de la sorte sauvent comme ils peuvent – l’histoire des formations politiques de la région.
S’ils évoquent la gloire du royaume Songhay, et avant lui du Mâli, et avant lui de Gao, c’est parce que la boucle
du fleuve Niger est désormais dominée par une élite militaire marocaine.
Cette conversation des sociétés et des savants ne s’est jamais interrompue. Les siècles du commerce européen avec
les régions littorales de l’Afrique s’accompagnent partout d’un intérêt presque strictement mercantile. La
production de connaissances devient alors asymétrique : certains regardent, d’autres sont regardés. Les sources
européennes du XVe au XIXe siècle nous restent cependant précieuses : leur confrontation aux traditions orales des
sociétés africaines est la méthode de prédilection des historiennes et historiens spécialistes de cette période.
La conquête de la presque totalité du continent africain par des pouvoirs étrangers à partir de la fin du XIXe siècle
aggrave encore ce déséquilibre. La colonisation déstabilise les sociétés, sape les cadres traditionnels de la
transmission du pouvoir et des savoirs. Elle donne au colonisateur le quasi-monopole de l’établissement du récit
historique. Collecte et interprétation des sources orales, éditions des sources écrites, fixation des jalons
géographiques et chronologiques du récit : tout ce que le philosophe congolais Valentin Mudimbé a appelé la
« bibliothèque coloniale » porte la marque de ce mouvement qui à la fois détruit et documente. Il y a dans les récits
historiques produits par des hommes qui sont en même temps administrateurs et savants une forme de
gouvernement du passé.
Il n’est pas difficile de voir comment ces récits font violence à l’histoire. Non moins que l’extraction des ressources
naturelles et de la force de travail, celle des matériaux utiles à la connaissance se fait grâce aux moyens coercitifs
de l’administration coloniale ; les expéditions scientifiques, telles que la mission Dakar-Djibouti conduite par
Marcel Griaule en 1931-1933, que l’historien Kwame Anthony Appiah a qualifiée de « speed-
dating anthropologique», sont des razzias sur un mobilier qui finira dans les musées d’Occident, et qui y restera
tant qu’il ne sera pas restitué – même restitué bien, c’est-à-dire accompagné de toutes les potentialités de récits qui
avaient été emportées en même temps qu’eux.
Quant aux fouilles, elles aussi pratiquées au bénéfice des musées du Nord, elles trouvent avec la baïonnette
l’instrument commode qui à la fois contraint les ouvriers récalcitrants et se substitue à la truelle de l’archéologue.
Non contente de produire des données, la violence pénètre dans la forme même du récit : les synthèses
comme Haut-Sénégal-Niger de Maurice Delafosse, parue en 1912, sont des narrations moyennes qui font fi des
différences de perspective et de temporalité entre l’écrit, l’oral et les matérialités ; elles retaillent les tesselles de
la mosaïque documentaire pour produire une image sans défaut, et pourtant fausse. Faudra-t-il brûler la
bibliothèque, le musée, l’archive coloniale ? Ce serait ignorer que ces monuments à la gloire de la colonisation
demeurent les conservatoires d’une documentation imparfaite mais indispensable ; ce serait nous affranchir avec
légèreté du travail de reconnaissance de la méconnaissance.

Pour en savoir plus : F.X. Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS éditions, 2022

II. L’Islam en Afrique (DIAPOS 35-53)

Dès le VIIIe siècle, l’Islam se diffuse en Afrique subsaharienne via les réseaux commerciaux (essentiellement avec
les marchands d’Afrique du Nord et le long des routes transsahariennes, voir section IV). De cet espace d’échanges
et de circulations se dessinent trois aires géographiques distinctes : la Corne de l’Afrique, l’aire swahilie ensuite
(avec les commerçants/voyageurs de l’océan Indien) et, l’Afrique de l’Ouest. Ces trois aires correspondent aux
zones de contacts les plus anciennes entre le monde arabo-musulman et l’Afrique.

Pour autant chacune de ces zones s’insèrent dans des processus d’islamisation et des réseaux d’échanges différents.
Chacun de ces territoires s’imprègne différemment de l’Islam, mais le plus souvent au contact des marchands
arabes puis sous l’influence des lettrés africains convertis à l’Islam. Il n’y a donc pas eu de conquêtes militaires
islamiques en Afrique subsaharienne (contrairement au Proche-Orient). Ce n’est qu’à partir du 18-19e s qu’on
assiste à la formation de mouvements de rebellions qui prennent des formes religieuses et qui s’insurgent contre
les pouvoirs africains monarchiques en place qu’ils accusent d’avoir collaboré avec les puissances européennes
dans le cadre du commerce des esclaves, permettant ainsi de lui donner une forme industrielle.

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1. Du commerce au Djihad

En premier lieu, il est indispensable de rappeler que notre connaissance des sociétés africaines précoloniales est
extrêmement lacunaire. Il est donc très difficile d’étudier de manière fine des questions aussi complexes que
l'expansion et l'appropriation de l'Islam. Malgré les progrès de l’archéologie et de l’étude croisée des sources
textuelles et orales, l'historien de l'Afrique médiévale et moderne est souvent contraint de travailler à partir de
traces très ténues, discontinues dans le temps et dans l'espace et fréquemment ambiguës.

Avant le 15e siècle nos principales sources relèvent de la géographie arabe. Peu nombreuses et de qualités très
variables selon les régions, elles peuvent aussi s'avérer trompeuses. Foncièrement situées, elles offrent parfois un
regard très islamo-centré et plus généralement porté depuis le nord (l'Afrique du Nord) ou le Moyen-Orient.

En outre elle se focalise sur les cours royales les villes et les élites. Aussi ont-elles tendance à décrire une
islamisation qui serait très homogène parfois même idéale, ou à l'inverse à multiplier les lieux communs sur les
infidèles africains et leurs pratiques barbares. Certains textes (comme celui du voyageur marocain Ibn Battûta, 14e
s.) offrent des témoignages remarquables mais ils demeurent rares et n'ouvrent généralement qu'une étroite fenêtre
sur les formes africaines de l'Islam. Les sources écrites à notre disposition s'étoffent à partir des 15e et 16e siècles
en raison de l'expansion européenne et indépendamment de l'essor de l'écrit dans certaines sociétés musulmanes
ou chrétiennes. Malgré cela des pratiques sociales demeurent très largement dans l'ombre avant le dix-neuvième
siècle.

A l'instar des récits arabes ou européens les sources africaines doivent être abordées avec prudence. Les origines
de l'islamisation ou des dynasties musulmanes se perdent bien souvent dans une espèce de brouillard de mythe en
réalité ces récits qu'ils évoquent les origines ou les développements postérieurs sont pour l'essentiel très dépendant
de leur contexte de production ils sont souvent élaborés à une époque où les sociétés locales subissent de profondes
transformations et en réaction à celle à celle-ci. Les élites anciennes en particulier peuvent alors être concurrencées
par de nouveaux pouvoirs et doivent défendre leur légitimité singulièrement dans le cadre de l'islam. Même les
célèbres chroniques de Tombouctou (Māli) rédigées au 17e siècle relèvent de cette stratégie. De plus elle se
concentre sur un milieu très spécifique, celui des lettrés.

Enfin l'archéologie nous apporte des éléments précieux néanmoins certains espaces demeurent encore très peu
fouillés (l'empire du Māli). D'autre part, l'archéologie est très loin de répondre à toutes nos questions notamment
sur la diversité des islams pratiqués localement. Ainsi la mise au jour d'une mosquée ne nous éclaire guère sur les
pratiques quotidiennes des croyants.

Faute de source, l'Afrique médiévale et moderne a été largement fantasmée par les érudits et les orientalistes du
19e siècle, les savants de l'époque coloniale et les historiens postindépendance. On y a vu longtemps l'influence de
civilisations « supérieures » particulièrement du monde arabe dans une approche relevant d'une histoire
diffusionniste.

Or, les sociétés africaines n'ont jamais été passives dans les liens établis avec le reste du monde. Les Africains ont
su adapter les innovations extérieures et les réinterpréter dans le cadre d'enjeux locaux. Ils ont également cherché
à attirer les partenaires extérieurs sans pour autant se soumettre passivement à leur domination. Enfin ils ont eux-
mêmes circulé, ouvert des routes, propagé des objets et des idées.

L'Afrique subsaharienne n'a pas été touchée par les conquêtes arabes. Pour l'essentiel, l'Islam s'y est propagé de
manière pacifique généralement dans le sillage des marchands et des savants bien que ponctuellement des
conquêtes et des actions plus énergiques menées par des pouvoirs locaux y ont aussi contribué. Nous connaissons
mal les processus d'adoption de l'islam à l'époque médiévale. Il est préférable d'ailleurs de parler d'adoption ou
d'appropriation de l'Islam plutôt que d'employer les termes de conversion. En effet le terme conversion suggère le
passage à une religion dont les frontières seraient strictement définies alors que l'adoption ou l'appropriation
suppose que l'Islam est incorporé à des pratiques et à une cosmologie préexistante. Les indices en Afrique mais
aussi en Asie montrent qu'il n'eut pas le plus souvent de rupture franche entre les traditions préislamiques et les
traditions islamiques. L'islam apparaît souvent en particulier pour l'Afrique de l'Ouest comme un ajout dans une
société donnée plutôt qu'une pratique rigoureuse et un corps de doctrine et de croyances qui se substituerait à
d'autres. Lorsque l'Islam arrive dans ces sociétés africaines polythéistes (multiplicité de divinités) ou animistes, il
n’est souvent perçu que comme « un ajout », une divinité supplémentaire plutôt que comme une pratique et un
corps de doctrines et de croyances qui se substitueraient à d'autres. Le changement n’interviendra qu’au 19e s avec

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la formation de mouvements religieux plus strictes qui chercheront à définir une identité et des pratiques
musulmanes plus nettes y compris sur les plans matériels et visuels.

L'islamisation n'est donc pas passive, ces sociétés choisissent d'adopter l'islam. Puis elles modèlent et adaptent
l'islam selon leurs intérêts propres en préservant des croyances et des pratiques religieuses ou sociales ou des
pratiques préislamiques qu'elles mélangent ou non à l'Islam. Par la suite ces pratiques issues d'hybridation
connaissent encore des évolutions dans le temps. En somme comme partout ailleurs dans le monde les islams en
Afrique ne sont ni homogènes ni statiques.

2. Diffusion de l'Islam en Afrique :

Premièrement, l'islam est un véhicule de globalisation accéléré ou facilité. Les conversions vont connecter les
sociétés africaines au reste du monde islamique (l'Afrique du Nord, le Proche-Orient, Asie, océan Indien). L’Islam
est par conséquent un vecteur d'intégration à des phénomènes et des réseaux beaucoup plus vastes, à des
communautés plus globales.

Ces réseaux sont d'abord commerciaux. Les échanges avec les marchands musulmans ont donné l'impulsion
initiale et par la suite on continuait à jouer un rôle de premier plan dans l'adoption de l'islam. L'adoption de l'islam
permit en effet de rapprocher des partenaires appartenant à des univers sociaux différent y compris des souverains
africains puisque ceci était étaient souvent des acteurs très importants du commerce. On sait que l'Islam est une
religion qui a été très souvent liée au commerce et qui a développé toute une idéologie et des outils pratiques utiles
aux commerçants, des codes des référentiels culturels communs, un système juridique en partie commun (très utile
pour réguler les litiges dans le commerce, une langue commune (l’arabe comme lingua franca).

Le contact avec le monde musulman propage également des codes culturels (littérature, sciences, calendrier de
l’Hégire) et une culture matérielle partagée qui intègre aussi bien les vêtements (tissus importés, turbans,
céramique), les références architecturales (la mosquée, le meshouar ou place publique), les références artistiques
(art du livre, calligraphie) que les habitudes alimentaires.

L’Islam répond aussi à des enjeux internes notamment de pouvoir. C'est un outil de légitimation. Des groupes
peuvent ainsi se définir comme dominants car ils maîtriseraient les codes et les modes de vie issus d'un monde
islamique plus vaste et souvent perçu comme plus prestigieux. L'Islam offre par conséquent un outillage
idéologique puissant pour les pouvoirs et les groupes sociaux dominants. Par exemple, il légitime une certaine
domination symbolique des communautés de marchands installés dans les villes de la cote swahilie (Mumbasa,
Gedi, Lamu) sur leurs voisins « païens » installés plus à l’intérieur du continent.

L’Islam légitime aussi les dynasties royales. Par sa vocation universaliste, il contribue à surplomber les divisions
internes à la société et les enracinements locaux. C'est donc un très bon instrument d'unification politique et social,
particulièrement dans des territoires peu homogènes où on a longtemps considéré qu'il n'y avait qu'un puzzle de
différentes ethnies. L’islam a été employé dans ce but d'unification par les souverains de deux royaumes importants
d’Afrique de l’Ouest : le royaume du Māli (12-14e s.) et celui du Songhay (14e-16e s.).

Enfin, l'adoption de l'Islam procurait une protection spirituelle complémentaire. De nombreux objets islamiques
(Corans, amulettes, versets coraniques inscrits) sont utilisés dans des rituels de protection (naissance, contre la
maladie, le malheur, les mauvaises récoltes, les sècheresses …). Ceci explique en partie la proximité entre les
souverains et les chefs spirituels musulmans. Ces derniers étaient là en réalité pour leur attirer la baraka c'est-à-
dire la bénédiction et la protection. Parallèlement une politique de mécénat à l'égard de ces chefs spirituels garantit
leur soutien. Ainsi le roi du Māli Mansa Musa a attiré à sa cour des savants musulmans d'Égypte et du Maghreb
pour en fait renforcer sa légitimité et sa protection.

Il faut souligner que l'islamisation de l’Afrique n'est pas homogène contrairement à ce que suggèrent de nombreux
textes où certaines traces archéologiques. Elle diffère d'ailleurs selon les communautés, les périodes, les groupes
ou même les individus au sein d'une même communauté. Par exemple dans le Sahel médiéval, l'islam concerne
d'abord et avant tout le monde des marchands des cours royales, des villes grandes et petites, c'est le cas par
exemple dans les Royaumes du Māli et du Songhay. La très grande majorité des habitants du Sahel c'est-à-dire les
gens des campagnes ne connaîtront une islamisation approfondie qu'au cours du 18e et du 19e siècles. Avant le 19e
s., dans de nombreuses sociétés d'Afrique, l'Islam fut adopté par des groupes qui conservèrent leurs identités
culturelles et traditions préislamiques. Un grand nombre d'individus passèrent sous l'influence de l'islam sans que

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ne s'opèrent pour autant une rupture franche dans la vie quotidienne, dans la spiritualité ou dans la culture
matérielle. L'islam était alors considéré comme un pouvoir supérieur destiné d'abord à être pratiqué par les
détenteurs du pouvoir et les élites mais au nom de tous. Cependant il ne faut peut-être pas opposer trop franchement
la religion des élites à celle des catégories sociales inférieures. Dans de nombreux territoires, ces dernières se
perçoivent probablement comme musulmanes sans respecter nécessairement toutes les prescriptions religieuses,
tandis que les pouvoirs royaux conservent quant à eux des pratiques préislamiques et font preuve d'un très
grand pragmatisme en particulier dans les royaumes du Māli et du Songhay et usent une double légitimité
(islamique et préislamique). Par exemple, Ibn Battûta décrit 1353 le souverain du Māli qui le matin se montre
très respectueux des rituels de l'islam mais qui le soir participe à une cérémonie avec des personnages masqués
incarnant les esprits des ancêtres royaux.

III. PERIODISATION POUR L’AFRIQUE DE L’OUEST (DIAPOS 54-71)

• “PENETRATION” DE L’ISLAM EN AFRIQUE DE L’OUEST DES LE 8e s.

• LES GRANDS ROYAUMES MEDIEVAUX & POST-MEDIEVAUX DE L’AFRIQUE DE L’OUEST :


GHANA (8-11e s.), MALI (12-14e s.), SONGHAY (15-16e s.). Même si les marchands ont ouvert des routes
et expose les sociétés isolées/intérieures aux influences extérieures et notamment celle de l’Islam, ils ne
sont pas engagés dans la propagation de l’Islam. La conversion était l’œuvre d’hommes de
religion/savants. En ce qui concerne les aristocraties dirigeantes, on sait qu’elles ont eu une position duale
protégeant et utilisant les religieux musulmans et les prêtres traditionnels. Certains rois des grands
royaumes du Sahel ont développé un engagement plus fort vis-à-vis de l’Islam : Mansa Musa du Mali
(1280-1337, 10e empereur de l’empire du Mali) et Askya Muhammed de Songhay (Mali, Gao, 1443-
1538). En règle générale, les souverains ont adopté une position intermédiaire ou duale en se fondant sur
les deux traditions (islamique/locale) pour légitimer leur pouvoir.

Vers la fin du Moyen-Âge, certains savants musulmans vont se regrouper en communauté sous la
direction d’un cadi (juge/savant) et prendre leur distance vis-à-vis des pouvoirs royaux. Ces sociétés
religieuses et savantes se consacrent à la diffusion de l’alphabétisation et l’enseignement de l’Islam (via
toute une série de pratiques visant à transformer le corps humain en réceptacle du Coran : utilisation de
tablette de bois pour l’écriture, ingestion du texte coranique, gestuelle d’apprentissage, production de
manuscrits coraniques et d’amulettes recouvertes de versets coraniques et de signes « magiques ».

• ESCLAVAGE ET RÉSISTANCE EN AFRIQUE DE L’OUEST (1700-1890)

• APOGÉE DE L’IMPERIALISME FRANCAIS : AFRIQUE OCCIDENTALE COLONIALE (1890-1945) &


LA FABRIQUE DU PRIMITIVISME

Le moment où les puissances européennes se lancent à la conquête coloniale du continent africain correspond dans
le dernier tiers du xixe siècle à un vaste mouvement de création de musées ethnologiques en Europe. Se met alors
en place, au sud du Sahara, un système d’extraction culturelle qui en bien des points s’appuie sur le système
d’exploitation des ressources naturelles africaines. Un important réseau d’acteurs internationaux – aventuriers,
missionnaires, négociants, militaires, diplomates, agents coloniaux, personnel scientifique etc. – s’engage dans la
« collecte » parfois massive, parfois violente, d’objets aux typologies variées, de pièces utilisées dans la vie
quotidienne aux éléments monumentaux d’architecture en passant par des instruments de musiques, des insignes
royaux, des restes humains.

L’Africaniste Marcel Griaule (1898-1956) et sa compagne Germaine Dieterlen (1903-1999) étaient pétris de
culture antique. Ils se sont intéressés aux Dogons et aux Bambaras (peuples d’Afrique de l’Ouest) parce qu'ils
pensaient trouver en eux une population « vierge », animiste, qui leur rappelait la Grèce archaïque, et
la Théogonie d'Hésiode. Ils n'ont pas hésité à occulter la présence de l'Islam dans les mythes dogons, alors qu'ils
sont porteurs d'influences coraniques. Griaule lui-même a fait en sorte que tous les dignitaires du pays Dogon qui
représentaient l'empire toucouleur d'El Hadj Omar Tall (1794-1864) et ses descendants soient écartés au profit des
chefs rituels traditionnels. En 1967, Germaine Dieterlen était en train de préparer un documentaire avec Jean Rouch
sur le « sigui », un rituel d'inversion des genres censé avoir lieu tous les 60 ans. Or le pays Dogon comptait de

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nombreuses mosquées. Germaine Dieterlen demande qu'elles n'apparaissent pas dans le film. Les ethnologues ont
ainsi construit de toutes pièces une société dogon primitive, illettrée, dé-islamisée, dépolitisée et déhistorisée.
Et c'est cette image d’une Afrique primitive qui perdure aujourd’hui.

• DÉCOLONISATION ET NAISSANCE DES ÉTATS NATIONS (1945-)

IV. LES CULTURES DE LA COPIE EN ISLAM : LE HAJJ TRANSSAHARIEN ET LES VILLES


CARAVANIERES D’AFRIQUE DE L’OUEST (DIAPOS 108-158)

L’Islam est arrivé pour la première fois en Afrique de l’Ouest par les routes sahariennes au début des échanges
commerciaux avec le monde islamique et c’est par ces routes que les premiers pèlerins se sont rendus au Hajj
(pèlerinage à la Mecque). Ce le commerce de l’or, des esclaves et de l’ivoire qui a initialement amené les
commerçants musulmans d’Afrique du Nord en Afrique de l’Ouest. Tout au long de l'époque médiévale, les routes
sahariennes étaient fréquentées par d'immenses caravanes de chameaux transportant ces précieuses matières de
l’Afrique de l'Ouest vers l'Afrique du Nord et rapportant en retour d’autres marchandises (le cuivre, les tissus et
les chevaux). Ces caravanes de chameaux constituaient donc le moyen de circulation naturel des pèlerins africains
vers le monde islamique central, assurant infrastructure et sécurité. Même avec la fin de la grande époque des
caravanes commerciales sahariennes à partir du XVIe siècle – résultat de l’essor du commerce côtier européen
avec l’Afrique de l’Ouest, ainsi que du déclin du pouvoir des États d’Afrique du Nord et de l’Ouest contrôlant le
commerce transsaharien – ces routes du désert ont continué à jouer un rôle important dans le commerce et le
pèlerinage.

Le Hajj transsaharien est le plus souvent évoqué en relation avec ses pèlerins les plus célèbres, à savoir les
dirigeants des États et empires médiévaux d'Afrique de l'Ouest. Ces dirigeants ont joué un rôle déterminant dans
l'expansion de l'Islam et du Hajj au-delà des religieux et des commerçants vers une population plus large, et leurs
voyages à la Mecque ont joué un rôle important dans ce processus. Leurs voyages étaient non seulement importants
sur le plan historique, mais ils étaient également spectaculaires, impliquant des cortèges de milliers de fidèles,
ainsi qu'une richesse de produits à échanger, notamment de l'or et des esclaves.

Nous allons examiner quelques lieux du paysage ouest-africain qui étaient importants pour le Hajj : des villes qui
servaient de points de rassemblement pour les pèlerins et de points de départ pour le voyage à travers le Sahara.
Situés à la limite sud du désert, ces lieux avaient pour fonction première de servir de centres de commerce où
arrivaient et partaient les caravanes de chameaux et où se trouvaient des marchés riches et variés. Ils abritaient
également certaines des communautés musulmanes les plus fortes d’Afrique de l’Ouest. Si la fonction
commerciale de ces villes a fait l’objet de nombreux débats historiques et archéologiques, leur rôle au sein du
circuit du Hajj a été peu discuté.

Cette section contient deux parties : 1) un aperçu du commerce transsaharien et du Hajj en Afrique de l'Ouest 2)
une présentation de trois villes qui entretenaient un rapport particulièrement fort avec le pèlerinage et qui couvrent
ensemble l'époque de l'Islam d'avant le XXe siècle en Afrique de l'Ouest : Tadmekka, Tombouctou et
Chinguetti. Ce que je souhaite montrer, c’est que ces lieux n’étaient pas seulement des lieux physiques dans le
paysage destinés à aider/accueillir les pèlerins, mais qu’ils étaient également des lieux hautement symboliques au
sein du paysage conceptuel de l’Islam, liés en grande partie à leur association mentale et matérielle avec la Mecque.
Ce qui est également important à propos de ces lieux, que je souhaite souligner ici, c'est qu'en plus de leur
lien étroit avec le Hajj, ces villes fonctionnaient également comme des lieux de pèlerinage locaux,
reproduisant parfois certains aspects du pèlerinage à la Mecque.

1. Commerce et Hajj à travers le Sahara

Des documents historiques sur le commerce islamique à travers le Sahara sont connus à partir du Xe siècle, bien
que l'archéologie suggère que ce commerce remonte au moins au VIIIe siècle. Les marchands musulmans
d’Afrique du Nord identifiaient l’Afrique de l’Ouest comme une source d’or, d’esclaves et d’ivoire et ce sont
essentiellement ces trois produits qui alimentaient le commerce. Au cours de l'époque médiévale, le commerce de
ces précieuses ressources était contrôlé par une succession d'États ou « empires » d'Afrique de l'Ouest, notamment
le Ghana (VIIIe/IXe-XIe siècles), le Mali (XIIe-XIVe siècles) et Songhay (XVe siècle). – XVIe siècle). Dès le
début, un réseau de routes commerciales et de centres a été développé pour faciliter ce commerce, et au XVIe
siècle, des communautés marchands musulmans florissantes sont attestées dans toute l’Afrique de l’Ouest.

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La propagation de l’Islam a été essentielle à l’expansion du commerce, car le réseau culturel commun qu’il a fourni
constituait une aide significative au commerce. Au cours des premiers siècles du commerce, l’Islam était largement
limité aux villes commerçantes de la périphérie du désert et, ailleurs, aux communautés isolées de commerçants
et des religieux, au début juste des expatriés, mais très vite de nouveaux convertis sont également apparus. Les
documents historiques suggèrent que le Ghana, le royaume prééminent jusqu'au 11ème siècle, n'était que très
superficiellement musulman, et que les dirigeants eux-mêmes semblaient adhérer à leurs traditions autochtones.

Au moins au XIIIe siècle, il semble que même les dirigeants éminents des royaumes d’Afrique de l’Ouest les plus
éloignés du désert se convertissaient à l’islam. Au cours des XIIe et XIIIe siècles, l'Empire du Mali a pris de
l'importance, assumant et élargissant le pouvoir dont jouissait auparavant le Ghana. Au XIVe siècle, le dirigeant
le plus célèbre du Mali, Mansa Musa, était responsable d'une nouvelle politique d’islamisation. Cela est allé de
pair avec ce qui est largement considéré comme le début de « l'âge d'or » du commerce transsaharien, une époque
associée à l'essor du célèbre entrepôt commercial de Tombouctou. Au XVe siècle, la puissance du Mali est elle-
même usurpée par Songhay, qui deviendra le dernier des grands empires médiévaux d'Afrique de l'Ouest. Songhay
propage encore plus la parole de l’Islam, presque jusqu’aux frontières qu’elle connaît aujourd’hui. Au moment
des contacts directs des Européens avec l’Afrique de l’Ouest le long de la côte, à la fin du XVe siècle, l’islam
ouest-africain était vieux d’environ 700 ans et la région était étroitement liée au monde musulman dans son
ensemble.

Comme dans d’autres parties du monde islamique, les musulmans d’Afrique de l’Ouest étaient tenus
d’entreprendre le Hajj à condition qu’ils en aient les moyens. Cependant, le voyage transsaharien du Hajj était
difficile. Le passage d'un côté à l'autre du Sahara pouvait durer de l'ordre de six à huit semaines, mais pour certains
pèlerins, le voyage du Hajj dans son ensemble, aller et retour, durait parfois jusqu'à deux ans car ils profitaient de
la possibilité de visiter d'autres régions du monde musulman. Il n’y a jamais eu d’itinéraire fixe pour le Hajj
transsaharien car la grande taille de l’Afrique de l’Ouest permettait et exigeait différents points de départ. Dans
l'ensemble, ceux-ci suivaient les itinéraires empruntés par les caravanes commerciales.

Jusqu'au 12ème siècle, les deux routes les plus importantes étaient peut-être la route allant du Maroc à l'ouest de
la Mauritanie, et la route du Sahara central traversant Ghadamès jusqu'à l'ouest de la Mauritanie. Plus tard, dans «
l'âge d'or » du commerce transsaharien (XIVe-XVIe siècle), la route la plus importante fut certainement celle qui
traverse Aïn Salah jusqu'à Tombouctou. Après la conquête et la destruction de Tombouctou à la fin du XVIe siècle
par les forces marocaines, la route la plus importante du Hajj saharien s'est ensuite déplacée plus à l'ouest, passant
par des villes telles que Chinguetti et Wadan.

Tout itinéraire emprunté était dangereux en raison des aléas du désert. Malgré cela, jusqu'à l'essor des caravanes
sahéliennes organisées, cette voie restait la voie la plus sûre vers La Mecque, car les grandes caravanes de
chameaux sahariennes assuraient une sécurité et une infrastructure fondamentales pour les pèlerins. Il ne faut pas
oublier non plus que contrairement à la route sahélienne, la route saharienne traversait certains des grands centres
islamiques d'Afrique du Nord, permettant au pèlerin de visiter non seulement le Hedjaz, mais aussi des lieux
importants comme Kairouan et Le Caire. Si la traversée du désert a sûrement dû constituer l'un des voyages du
Hajj les plus difficiles au monde, cette dureté n'a peut-être fait qu'ajouter au poids attaché à ce pèlerinage et au
statut attribué aux pèlerins de retour.

2. Études de cas : les cultures de la copie en Islam (I)

Tadmekka

« De Bugrat on va à Tiraqqa et de là à travers la plaine désertique jusqu'à Tadmakka, laquelle de toutes les villes
du monde est celle qui ressemble le plus à La Mecque. Son nom signifie « comme la Mecque ». C'est une grande
ville au milieu de montagnes et de ravins et elle est mieux construite que Ghana ou Kawkaw (Gao) Leurs rois
portent un turban rouge, une chemise jaune et un pantalon bleu. Leurs dinars sont en or pur sans aucun poinçon »
Al-Bakri, 1068.

La ville de Tadmekka est largement reconnue comme l'une des premières places commerciales importantes du
commerce transsaharien. La description d'Al-Bakri au XIe siècle est le récit le plus élogieux de son statut, en
particulier en ce qui concerne ses constructions et ses richesses en or. Les archives historiques de cette ville
s'étendent du Xe au XIVe siècle, indiquant son statut de centre commercial de grande importance pendant une
longue période. Des fouilles récentes menées par Sam Nixon dans les ruines de Tadmekka ont confirmé cette
image et ont fourni la preuve d'une ville ancienne. Ils ont en effet révélé une occupation profonde du site (5 mètres)

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datant du VIIIe au XIVe siècle, avec des preuves évidentes de structures bien construites, ainsi que de
marchandises commerciales nombreuses et variées, y compris des preuves de la production de monnaie d'or.

Tadmekka était également connue comme un centre important de l'Islam. L'archéologie de surface du site confirme
son fort caractère musulman, avec des mosquées, une musalla (une salle de prière en plein air) et de grands
cimetières musulmans. Tadmekka aurait donc non seulement fourni aux pèlerins l'infrastructure matérielle
nécessaire (l'hébergement et les marchés de provisions), mais elle aurait également fourni l'infrastructure
religieuse. Mansa Musa, roi du Mali au début du XIVe siècle quitta l'Afrique de l'Ouest pour la Mecque avec un
cortège de milliers de personnes, dont des esclaves et des courtisans. Il emporta également avec lui une énorme
richesse en or. La valeur de cette richesse en or était telle qu'on disait que lorsque les Maliens commençaient à la
dépenser au Caire, cela entraînait une dévaluation de l'étalon-or local qui allait durer des années. Le Hajj de Mansa
Musa a attiré l’attention du monde entier sur l’Afrique de l’Ouest comme jamais auparavant, symbolisé notamment
par l’inclusion de Mansa Musa dans l’Atlas Catalan. Même si Mansa Musa est le monarque du Hajj ouest-africain
le plus connu, un certain nombre de dirigeants (du Ghana et du Mali) ont voyagé avant lui mais semblent avoir
fait une arrivée moins sensationnelle en Afrique du Nord et à La Mecque. En plus d'être des personnages
historiques hauts en couleur, ces dirigeants étaient important pour le développement du Hajj, car non seulement
leurs voyages au Hajj ont incité davantage de musulmans à entreprendre le voyage, mais ils semblent également
avoir utilisé leur statut de Hajji pour des programmes d'islamisation plus larges.

L'aspect le plus intriguant du Tadmekka est certainement la signification de son nom, traduit par « ressemblant à
la Mecque », ou « comme la Mecque ». Cette comparaison explicite avec La Mecque a été faite pour la première
fois au XIe siècle par al-Bakri, mais le nom « Tadmekka » était connu au moins un siècle avant. Cet usage s'est
poursuivi jusqu'au XIVe siècle, lorsque la ville a été abandonnée. Si la comparaison des villes avec La Mecque
n'est pas propre à cette ville, la particularité du cas de Tadmekka est que cette comparaison avec La Mecque a en
réalité été adoptée pour le nom de la ville elle-même. Dans la langue berbère locale (le Tamasheq), ce nom peut
être décomposé en « Tad » = « ressemblance » et « Mekka » = la ville de La Mecque.

Si les traductions du nom « Tadmekka » données par les géographes arabes médiévaux et par les traditions orales
sont fascinantes, dans les années 1980, l'épigraphe Paulo F. de Moraes Farias a fait une découverte spectaculaire
d’inscriptions en arabe sur les ruines de Tadmekka offrant de nouvelles perspectives. Une inscription en particulier
indique « et il restera un marché conforme à La Mecque (ou avec un désir/aspiration ardente). L’inscription fait
partie d'une série d'inscriptions gravées dans les falaises surplombant la ville. L'inscription n'est pas datée mais
elle est entourée d'inscriptions datées du XIe siècle.

Essayer de comprendre dans quel sens Tadmekka était considérée comme « conforme à la Mecque » peut
commencer par prendre en compte sa situation geographique entre deux collines et surtout sa situation dans une
zone désertique. Deux aspects que l’on retrouve dans le paysage mecquois. Au-delà, la ville était évidemment un
centre commercial florissant comme La Mecque, avec une forte communauté islamique, comprenant des érudits.
Mais ici comme nous l’avons vu le lien avec la Mecque est « matérialisé » le nom de la ville et les inscriptions.
Ceci indique clairement un sentiment local extrêmement fort d'une association entre Tadmekka et La Mecque.

Évoquer ainsi le nom de La Mecque, c'était créer un lien continu entre ce poste lointain de l'Islam en Afrique de
l’Ouest et le monde islamique « central ». Il y avait évidemment un profond désir de se sentir connecté ici. Cela a
donné au lieu une identité qui a créé une image mentale extrêmement forte d’être lié au réseau du monde islamique.
Quelles que soient les motivations spécifiques à la création de ce lien conceptuel – qu’il est en effet difficile de
reconstruire avec certitude – ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que cela a conceptuellement
introduit le Hajj dans l’identité de cette ville africaine en tant que présence continue. Cela contribuait à faire de
Tadmekka un lieu incontournable pour les pèlerins pour commencer leur voyage. En plus de cette inscription
évoquée plus haut, il existe une série d'autres inscriptions sur le site, à la fois en arabe et en écriture berbère locale
qui sont autant de traces matérielles laissées par les pèlerins de passage à Tadmekka.

Ceci dit, pour beaucoup d’Africains de l’Ouest le Hajj était une perspective irréaliste. Pour ces personnes,
Tadmekka a certainement offert une autre possibilité, en tant que site important en soi, digne de pèlerinage et
comme substitut. Au début de l’ère islamique, Tadmekka constituait donc un point extrêmement important dans
le paysage ouest-africain pour les musulmans, comme point de départ logique pour le Hajj, mais presque
certainement aussi comme lieu de pèlerinage local. À partir du 14ème siècle, l'importance de Tadmekka a
apparemment commencé à décliner. L'un des facteurs contributifs a certainement été l'essor d'un nouveau centre
qui a assumé la fonction commerciale et religieuse de Tadmekka : Tombouctou.

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Pour en savoir plus sur Tadmekka, voir Sam Nixon, “Tadmekka. Archéologie d’une ville caravanière des
premiers temps du commerce transsaharien”, Afriques [Online], 04 | 2013
https://journals.openedition.org/afriques/1237

Tombouctou

La première référence connue à Tombouctou dans les documents historiques arabes date du 14ème siècle.
Tombouctou est devenue peut-être la plus grande de toutes les villes commerçantes du Sahara, en grande partie
parce qu'elle était la principale ville commerçante de l'Empire du Mali. C'est grâce à ses liens avec le commerce
de l'or malien que Tombouctou a acquis une réputation légendaire parmi les Européens, qui perdure encore
aujourd'hui. La majeure partie de Tombouctou médiévale est enfouie profondément sous la ville contemporaine.
D'après les sources historiques, il est clair que le commerce transsaharien a atteint de nouveaux sommets avec
l'essor de Tombouctou.

L'essor de la ville de Tombouctou a coïncidé avec le début de l'ère où les auteurs arabes fournissaient des récits
plus détaillés des dirigeants et des personnalités notables se lançant dans le Hajj. Le plus célèbre d’entre eux était
Mansa Musa (voir ci-dessus). Alors que la plupart des histoires liées à ces dirigeants racontent leurs activités à La
Mecque et ailleurs dans le monde islamique central, une partie tout aussi importante de leurs voyages au Hajj était
les activités qu'ils menaient à leur retour en Afrique de l'Ouest. L’un d’eux était l’augmentation de leurs efforts
pour propager l’Islam par notamment la construction de mosquées.

La première mosquée remarquable à commenter, la mosquée Djinguereber aurait été construite après le retour de
Mansa Musa du Hajj en 1324-1327. Il s'agit d'une très grande mosquée, comme le nom Djingeureber, qui signifie
« grande mosquée » le suggère. Le bâtiment présente une disposition fortement rectiligne dans laquelle des
parallèles peuvent être observés avec les mosquées d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

(DIAPOS 72-107) Un autre exemple frappant du lien entre l'architecture de la mosquée de Tombouctou et
le Hajj est la mosquée de Sankoré. Les origines exactes de cette mosquée ne sont pas connues, mais elle est
réputée plus ancienne que la mosquée de Djinguereber. Au fil du temps, le bâtiment a été considérablement
remanié. La reconstruction la plus importante dans le contexte du Hajj est celle entreprise par le cadi/juge-
savant el-qib après son retour du pèlerinage en 1581. Alors qu'il se préparait à quitter La Mecque à la fin
de son Hajj, il demanda la permission de mesurer la Ka'ba à l'aide d'une longueur de corde. À son retour
à Tombouctou, il l'aurait ensuite utilisée pour remodeler la mosquée de Sankoré. Les archéologues ont
constaté que les dimensions de la cour de Sankoré correspondent effectivement précisément aux dimensions
extérieures de la Ka‘ba. Il ne pouvait y avoir d'évocation plus claire de La Mecque que de se trouver dans
une cour conçue à l'aide d'une corde tendue autour de la Ka'ba. On pourrait entrer dans ce bâtiment,
entendre parler des traditions de sa construction et visualiser presque la Kaaba elle-même.

Si la reproduction des lieux saints chrétiens est bien documentée, peu de monuments islamiques
reproduisent la forme cubique de la Ka’ba, édifice central autour duquel les musulmans déambulent lors
du pèlerinage à la Mecque. Or, les sources textuelles mentionnent de nombreuses tentatives de reproduction
de ce lieu saint. Plutôt que de dupliquer la forme cubique, les architectes ont préféré évoquer la Ka’ba en
copiant certaines de ses mesures comme le nombre de coudées ou le nombre de portes. Les dimensions
apparaissent alors autant voire plus importantes que l’apparence visuelle. C’est le cas comme nous l’avons
vu de la mosquée de Sankoré au Mali, construite à partir d’un bout de corde ayant servi à mesurer les
dimensions exactes de la Ka’ba. Le fait de copier fidèlement les dimensions de l’édifice investit le monument
de la nature sacrée de la Mecque et rappelle le caractère obligatoire du pèlerinage, tout en servant
possiblement de substitut de la Ka’ba pour ceux ne pouvant se rendre à Jérusalem. Ces copies peuvent
également posséder un rôle didactique afin de préparer à l’avance les rites propres et complexes du
pèlerinage .

Comme pour Tadmekka, en visitant des lieux si liés à la tradition du Hajj, on visitait véritablement un lieu connecté
aux pôles religieux de l’Islam. Lorsque nous regardons Tombouctou aujourd’hui, nous voyons en réalité des
traditions vivantes de pèlerinage. Une cérémonie importante à souligner est celle liée à la rénovation des murs en
terre crue de ces bâtiments. L'architecture en terre crue, de par sa nature même, nécessite une rénovation/un
recrépissage des surfaces réguliers pour éviter son érosion. Des festivals se sont développés où les musulmans
participent à ce processus. Outre les locaux, des gens viennent de très loin pour participer à ce festival. On dit que
la participation à cette rénovation apporte au participant une baraka (bénédiction). L’accumulation de cette baraka
à travers une variété d’actes pieux serait en quelque sorte équivalente au voyage à La Mecque, ou du moins en

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serait un substitut significatif. Ce festival autour de la rénovation annuelle de la mosquée de Tombouctou nous
donne une idée de la manière dont ces bâtiments liés au Hajj ont été intégrés dans les schémas de pèlerinage local.

En 1592, Tombouctou fut partiellement détruite par les forces marocaines qui tentaient d'occuper la ville qui était
désormais au cœur du réseau commercial Songhay. L'objectif ultime était d'accéder aux sources d'or plus au sud
sur lesquelles reposait la richesse de Tombouctou, un objectif qui n'a finalement pas abouti. À la suite de cet
événement, le commerce saharien n’a plus jamais été le même, aggravé par le fait que les Européens faisaient
désormais du commerce de l’or et des esclaves sur la côte ouest-africaine, ce qui offrait de nouveaux marchés plus
compétitifs pour ces produits commerciaux essentiels. Cet événement a également conduit à un changement
immédiat et radical pour Tombouctou en tant que lieu central de l’Islam dans la région. Beaucoup de ses
communautés religieuses et de ses érudits ont été déplacés et un certain nombre de ses célèbres bibliothèques de
manuscrits islamiques ont été transférées au Maroc. La fonction de Tombouctou en tant que lieu saint n’a pas
complètement disparu, mais elle a été considérablement réduite. Cependant, la nécessité du Hajj persistait, ce qui
conduisit à l'essor d'autres centres, dont le plus important était Chinguetti (Shinqit). Suite à la disparition de
nombreuses bibliothèques et traditions manuscrites de Tombouctou après la conquête marocaine, Chinguetti fut
l'un des endroits les plus importants à hériter de ce rôle dans l'ouest du Soudan. Chaque maison de la ville possédait
une bibliothèque sous une forme ou une autre. Beaucoup de ces bibliothèques existent encore aujourd'hui, mais
leur importance a diminué depuis la fin du XIXe siècle suite aux changements dans les réseaux sahariens
provoqués par la présence coloniale dans la région. Parmi les manuscrits encore conservés à Chinguetti
aujourd'hui, on trouve ceux traitant de sujets comme la vie du Prophète, le Hadith du Prophète et les sciences
coraniques. Certains manuscrits contiennent même des représentations visuelles de La Mecque. Ces bibliothèques
ont en fait vu le jour dans une large mesure grâce au Hajj, lorsque les pèlerins de retour ont commencé à rapporter
des livres avec eux. Et ces bibliothèques et traditions manuscrites confèrent à la ville également une importance
supplémentaire.

3. Les cultures de la copie en Islam : d’autres exemples (II) DIAPOS 72-107 + 108-158)

L’étude de Tadmekka, Tombouktou et Sankoré avaient pour principal objectif de définir les objets porteurs
de dévotion, d’expliquer leur système de production et d’évoquer « le statut de la copie » dans le cadre de
la religion musulmane et la civilisation islamique. Comme nous l’avons vu à Sankoré, plutôt que de dupliquer
la forme cubique, les architectes ont préféré évoquer la Ka’ba en copiant certaines de ses mesures comme le
nombre de coudées ou le nombre de portes. Les dimensions apparaissent alors autant voire plus importantes que
l’apparence visuelle. Le contact physique avec le sol des sanctuaires sacrés transforme les matériaux les plus
banals. Si le cordon ayant servi à mesurer les dimensions de la Ka’ba revêt un caractère sacré, il en va de même
pour la poussière ramassée lors du nettoyage des sanctuaires. Grattée sur les murs ou récupérée sur le sol, la
poussière était ensuite moulée en forme de petits cônes ou en pastilles d’argile estampillés de mots et d’images
non figuratives. Comme le suggère l’historien de l’art F. Barry Flood, cette pratique, apparue à la période
médiévale, est de nos jours encore utilisée dans les lieux de pèlerinages musulmans, notamment chiites, et dérive
d’une pratique chrétienne datant de l’Antiquité tardive. Les usages des cônes et des jetons d’argile sont multiples :
souvenirs de pèlerinage, ils sont également investis d’une partie de l’aura sacrée du lieu. Certains sont par ailleurs
utilisés comme amulettes ou remèdes. En grattant les pastilles, la poudre obtenue est mélangée à de l’eau puis
ingérée en tant que médicaments. Ces objets sont réputés efficaces notamment en cas de morsures d’animaux
venimeux (serpent, scorpions) ou de maladies oculaires. Les lieux de pèlerinage transforment ainsi la matière
première en substance magique capable de guérir ou protéger le croyant.

Mais les jetons d’argile ou les cônes de poussières de la Kaaba ne sont pas les seuls éléments efficaces pour guérir
les maux. Dès le début du XIIe siècle sont produites des coupes en laiton ou en bronze destinées à ingérer de l’eau
à des fins curatives ou prophylactiques. Ces pièces, désignées sous le terme « coupes magico-médicinales », étaient
gravées de versets coraniques et de symboles magiques : soleils, lunes, ou encore figures du zodiaque. Le contact
de l’eau sur le métal active les inscriptions et les motifs gravés et donne au contenu de la coupe un pouvoir de
guérison à celui qui l’ingère. La datation et la provenance précises de ces coupes restent sujets à débats : certaines
pièces portent la date 580 de l’Hégire (1184) ; néanmoins, les variations iconographiques suggèrent une production
s’étalant sur plusieurs siècles. Ainsi, la présence d’une date unique symboliserait la reproduction à partir d’un
même modèle.

Ces coupes magico-médicinales, les cônes de poussières, la mosquée de Sankoré et le site de Tadmekka
illustrent en quoi le phénomène de copie est plus complexe que l’imitation formelle à laquelle le monde
occidental « moderne » est habitué. C’est ce qui fait tout l’intérêt de ce matériel ouest africain et islamique.

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D’un autre côté, Il est intéressant de constater à quel point les pratiques musulmanes et chrétiennes sont
similaires. En effet, la reproduction des mesures de lieux saints, la transformation d’objets banals en objets
sacrés par contact avec les sanctuaires ou l’ingestion de poussière à des fins curatives se retrouvent autant
dans le christianisme que dans l’islam. Les objets fabriqués à proximité des sanctuaires permettent au
pèlerin de ramener une partie de l’aura sacrée du site et de communiquer plus facilement avec le divin.

Pour en savoir plus sur les cultures de la copie en Islam, voir Finbarr Barry Flood, Technologie de dévotion dans
les arts de l’Islam, Paris, 2019, p. 29-73.

V. LES MASQUES ET LA MOSQUÉE : UN CAS D’HYBRIDITÉ RELIGIEUSE, POLITIQUE


ET MATÉRIELLE A LA COUR DU MALI (14e s.) DIAPOSITVES 159-174

Le voyageur marocain Ibn Battûta nous fait le récit de deux fêtes qui ont lieu sur une place, dans la capitale du
royaume du Māli, le 10 novembre 1352 et le 17 janvier 1353. Les deux fois, parce qu’il s’agit des fêtes canoniques
du calendrier musulman, c’est-à-dire celle du Sacrifice (Aïd al-Adha) et celle de la Rupture du jeûne (Aïd al-fitr),
l’ordonnancement précis commence au musallâ, la mosquée à ciel ouvert, où le sultan s’est rendu en procession
depuis son palais, accompagné des esclaves royaux, des dignitaires locaux et des résidents étrangers, arabes et
berbères. Après la prière rituelle et l’homélie en arabe, le prédicateur, le khatîb, descend de sa chaire et prononce
un discours au contenu séculier, qu’un interprète traduit simultanément en malinké. Ce discours fait l’éloge du
souverain et exhorte chacun de ses sujets musulmans à l’obéissance. Un tel discours est d’usage dans toutes les
mosquées les jours de prière publique, les vendredis, mais l’exercice est un peu plus délicat, convenons-en,
lorsqu’il a lieu en présence du souverain. Puis celui-ci sort du musallâ, traverse la grand-place et monte sur
le banbî, terme malinké qui désigne le trône. À présent, il n’est plus sultan mais mansa, titre royal mandingue. Le
public local s’est massé à l’entrée de la place, du côté opposé à celui du palais.
Arrive un personnage qui s’appelle Dûghâ. En s’accompagnant du balafon (instrument de musique) et tandis que
des acrobates effectuent des saltos et font tournoyer leurs sabres, il commence par chanter une louange à l’adresse
du roi, peut-être pour atténuer la rudesse de ce qui va suivre. Car tout à coup arrivent des personnes qui insèrent
le haut de leur corps dans des effigies faites de plumes, ornées de têtes à bec d’oiseau. Ces masques sont les
manifestations des ancêtres, momentanément revenus parmi les vivants pour jouer leur propre rôle. Ils se tiennent
ainsi, inquiétants, devant le souverain, et ils chantent. Pour Ibn Battûta, on a traduit cette fois du malinké vers
l’arabe. « On m’a rapporté, dit-il, que leur poésie est une sorte d’admonition dans laquelle ils disent au sultan que
sur ce banbî sur lequel il se trouve était assis tel roi qui avait accompli telles bonnes actions […]. “Fais donc toi
aussi du bien que l’on rappellera après toi.’’ Et le voyageur de nous apprendre « que cette manière de faire remonte
à l’ancien temps avant l’Islam et qu’ils y sont restés fidèles ».
Ces quelques scènes, qui se situent dans la capitale du Mâli sous le règne du roi Sulaymân, au milieu du 14e s.,
nous donnent l’occasion d’examiner un cas d’hybridité/ambivalence religieuse, politique et matérielle dans le
royaume du Mâli au 14e s. et ultérieurement puisque ces pratiques sont aussi attestées durant la période Songhay
(14-16e s.).

1. Un cadre matériel pour cette cérémonie : l’architecture soudano-sahélienne (Tombouctou,


Sankoré, Djenne)

Attardons-nous sur le décor de ce cérémonial. Il faut se figurer un palais, vraisemblablement construit en banco,
c’est-à-dire en gros pains de limon ou d’argile formées à la main. Ces constructions sont caractéristiques du style
architectural « soudano-sahélien » qui fait la célébrité des monuments de Tombouctou, Gao, ou encore Djenné,
parmi d’autres villes du Mali actuel.

Dans leur style soudano-sahélien, les mosquées de l’Ouest africain expriment, comme les habitations alentour, une
philosophie du temps et du vivant dans un langage qui traduit aussi cette cosmologie. Le matériau de ce langage
est la boue, c’est à dire le limon vivant. Le modèle qu’est la mosquée Sankoré de Tombouctou donne ainsi à voir
une philosophie pour laquelle l’œuvre créée ne prétend pas être éternelle : elle est l’expression non pas de la
monumentalité et de la permanence mais de l’éphémère, qui est la vie. La nécessité de réparer et de guérir
continuellement et périodiquement fait ainsi partie du bâtiment lui-même : les poutres apparentes en bois qui
sortent de ses murs en terre crue ont des fonctions de consolidation et de décoration, mais elles constituent
également comme un échafaudage permanent, qui facilite les réfections et les recrépissages périodiques.

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Le style architectural soudanais est donc une traduction visible de ce qui a été appelé plus haut la « personnalité »
ouest-africaine de l’Islam. L’existence d’un tel style distinctement ouest-africain remet en question le récit qui
voulait que la région ait reçu du Nord le modèle de ses mosquées. Selon ce récit orientaliste, ce serait un andalou
Abu Ishāq al-Sahilī, qui avait accompagné le Mansa Mūsā lors du voyage de retour de son célèbre pèlerinage à
La Mecque en 1324-1325, qui serait le démiurge étranger chargé par le souverain du Māli d’être l’architecte
officiel de l’empire. Abu Ishāq aurait ainsi créé le style qu’illustre la grande mosquée de Tombouctou, connue
sous le nom de Djingareyber. Aujourd’hui, les spécialistes s’accordent à dire que l’histoire urbaine de la région et
ce que l’on a appelé le style architectural soudanais sont la manifestation d’une traduction par les Sahéliens dans
le langage de leurs cultures de ce que doit être la « maison de Dieu ».

Sur le plan morphologique, ces mosquées se distinguent de celles du reste du monde islamique. En revanche, ce
style d’architecture par ses formes, matériaux et techniques s’inscrit dans une tradition locale et peut être comparé
à l’architecture villageoise traditionnelle de la région et à celle d’un grand nombre de temples animistes construits
dans une vaste aire géographique correspondant à la plaine dans laquelle le fleuve Niger dépose annuellement ses
alluvions.

Certaines constructions ou reconstructions de mosquées (la mosquée de Sankoré que fit reconstruite un
juge en 1583, Māli) étaient entreprises à l'aide d'un précieux souvenir que les pèlerins érudits rapporté de
la Mecque. Il s’agissait le plus souvent d’une longueur de corde ou de ficelle qui était utilisée pour prendre
les mesures de la Kaaba. Ces petites reliques métriques (également connues dans le monde chrétien)
permettaient non seulement de reproduire les mesures exactes de la Kaaba sur un site religieux africain
situé à des kilomètres du pôle de l’Islam, mais aussi de véhiculer une partie de l'aura sacrée du sanctuaire
de la Mecque. Ces technologies de dévotion rappellent le rôle fondamental du pèlerinage à la Mecque (hajj)
dans la circulation des objets/idées et la mise en connexion entre les sociétés africaines et le monde islamique.
(diapositives 78-111)

2. Cérémonial & économie de la parole

Revenons au récit d’Ibn Battûta qui nous offre une description précise du cérémonial à la cour du Māli. Trois cents
esclaves, des archers et des lanciers, sortent du palais et viennent se ranger sur la place extérieure qu’il appelle le
mechouar, terme arabe qui désigne la place de parade située devant les palais royaux. Cette place paraît être
ceinturée d’un mur : sur un côté, il y a donc la salle à coupole, et sur le côté opposé une entrée donnant sur la rue
bordée d’arbres. Les esclaves royaux prennent place en deux rangées de part et d’autre de la place, les lanciers
debout au deuxième rang, les archers accroupis au premier rang. On fait venir deux chevaux « scellés et bridés »
ainsi que deux béliers, dont Ibn Battûta nous dit qu’ils servent, d’après les Mâliens, à éloigner le mauvais œil.
Des émirs, des officiers civils, ainsi que les dignitaires musulmans de la ville, arrivent alors sur la place et
s’asseyent devant les archers. Pendant ce temps, à l’extérieur du mechouar, d’autres les chefs ou officiers
militaires, à cheval, chacun portant son carquois dans le dos et son arc à la main, se sont rangés de part et d’autre
de la rue, chacun derrière ses hommes, cavaliers ou bien fantassins, qui portent tous des arcs, des lances, des
trompettes en défense d’éléphant et des tambours en calebasse.

Dans un chapitre du Rhinocéros d’or, l’historien François Xavier Fauvelle a reconstitué le déroulement de ces
audiences de justice et a proposé d’y voir une économie politique de la parole assez singulière. Le sultan – il s’agit
de Sulaymân, frère de Mûsâ – se tient seul dans le bâtiment à coupole ; il y est entré depuis son palais. À l’extérieur,
sur la place, sous les fenêtres de la salle à coupole, se tient un vice-sultan (un substitut du sultan dans certaines
fonctions ou occasions, un gouverneur, un ministre exerçant temporairement la direction des affaires du
gouvernement). Dans le cas présent, cet homme semble être autant l’adjoint du roi dans l’exercice de ses
prérogatives judiciaires que l’incarnation physique du roi dissimulé aux regards. On peut le désigner, au sens
absolument littéral, comme le porte-parole.

À l’autre bout de la place, à la porte qui la sépare de la rue, se tient un autre personnage, qui s’appelle Dûghâ, et
qu’Ibn Battûta désigne comme l’interprète. C’est cet homme qui, au temps du séjour d’Ibn Battûta, traduit du
malinké à l’arabe et de l’arabe au malinké au service du roi. Pour le moment, sa fonction est autre : c’est plutôt
celle de maître des requêtes et de traducteur de la parole publique du roi. Écoutons bien, car Ibn Battûta nous
explique comment les audiences se passent : « Quiconque désire parler au sultan doit parler à Dûghâ, lequel parle
à l’homme debout [sous les fenêtres de la salle à coupole], lequel parle au sultan. » L’implication de ce dispositif,
c’est le caractère public de l’émission des requêtes faites au sultan et des réponses données par le sultan. La parole

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est d’abord énoncée dans la rue, puis criée au travers de la place, puis chuchotée au travers de la fenêtre,
avant que la réponse à la requête n’effectue le parcours inverse. Le peuple est ainsi l’observateur de la
justice demandée et rendue. Les esclaves royaux et les dignitaires musulmans en sont les témoins et les clercs.
Le mechouar, la place publique située entre le palais et la rue, est à la fois la chambre d’écho et la chambre
d’enregistrement de la justice royale à la cour du Mâli.

Certaines fois, sans que l’on sache ce qui distingue ces occasions des précédentes, le sultan rend la justice non pas
dans la salle à coupole, mais sur la place publique, au vu de tout le monde. Il siège alors sur une estrade à trois
gradins appelée banbî dans le texte arabe d’Ibn Battûta (il s’agit d’un terme malinké), à l’ombre d’un arbre. Pour
l’occasion, l’estrade est tapissée de soie, on y a placé des coussins, et elle est surmontée d’un grand parasol de soie
en forme de dôme au sommet duquel est fixé un oiseau en or. Notons que ce type de parasol de cérémonie est aussi
utilisé dans les parades de l’Orient musulman, en particulier sous les souverains mamluks d’Égypte (15e s.). Le
sultan, vêtu d’une tunique rouge, arc à la main et carquois dans le dos, sort du palais et marche avec gravité, suivi
par les trois cents esclaves. Il s’installe sur le trône/banbî.

Le discours d’une sauterelle

Alors revenons à Ibn Battûta. Le jour de l’audience extérieure à laquelle Ibn Battûta dit avoir assisté, le plaignant
était musulman. On fait entrer le plaignant à l’intérieur du mechouar afin qu’il s’adresse directement au sultan.

Ce jour-là, l’homme qui s’avance pour émettre sa plainte est un un jurisconsulte ou expert en droit islamique. Il
vient d’une région lointaine. Ibn Battûta dit à son sujet « un de leurs jurisconsultes », c’est donc que l’homme en
question est un Noir. En outre il s’exprime dans une langue qu’Ibn Battûta ne comprend pas, sans doute le malinké,
raison pour laquelle il se tourne vers son voisin, un Berbère installé depuis assez longtemps dans la région pour
lui traduire ce qui s’est dit. Cela suggère que le plaignant, un Mâlien musulman a été recruté par sa communauté
villageoise pour porter une requête à la capitale.

Voici ce que cet homme raconte : des sauterelles se sont abattues sur la région et ont détruit les cultures. Les
villageois ont envoyé un homme droit pour évaluer les dégâts, lequel ne put s’empêcher de s’exclamer : « Comme
ces sauterelles sont nombreuses ! » À quoi l’une des sauterelles répondit : « En ce pays, l’injustice domine. Allah
nous a envoyées pour en détruire les cultures. » C’est ce message indirect que le jurisconsulte est venu rapporter
devant le sultan. Sur quoi le cadi de la capitale, se lève et confirme. On peut supposer qu’il apporte une
authentification du caractère juridiquement conforme de la plainte – ce qui était peut-être rendu nécessaire du fait
que le propos rapporté était celui d’une sauterelle, et d’autre part que la sauterelle avait impliqué Allah lui-même
dans son propos. Le cadi ayant approuvé, le sultan approuve à son tour, se tourne vers les officiers civils et leur
dit : « Je suis innocent de toute injustice. Quiconque d’entre vous [il s’adresse aux officiers civils] a été injuste, je
l’ai châtié ; quiconque a connu un homme injuste et ne m’en a pas informé, [que] les péchés de cet homme injuste
retombent sur sa tête ! Dieu lui demandera des comptes et l’interrogera. » « Après ces paroles », nous dit Ibn
Battûta, « les officiers ôtèrent leurs turbans et se déclarèrent innocents de toute injustice ».

Constatons qu’ici s’ouvre une petite fenêtre sur le fonctionnement administratif de l’empire : des détenteurs
d’office dans des provinces qui peuvent être lointaines sont responsables devant le sultan de l’exercice de la justice,
et le sultan constitue le recours judiciaire ultime. Remarquons aussi l’interaction aggravante entre
calamite environnementale et injustice sociale : les villageois auraient été d’accord pour dire qu’il n’y a de fatalité,
dans le cas des ravages causés à leurs récoltes par les sauterelles, que parce qu’il y a inaction publique (et ils
seraient d’accord pour le dire aujourd’hui encore devant les effets du réchauffement climatique).

Admirons également l’économie de la parole dans ce cas particulier – une économie sans doute moins protocolaire
cette fois que commandée par l’intérêt des villageois et l’astuce de tous les intermédiaires : il faut en effet se faire
entendre du sultan pour obtenir justice, mais quand même pas au prix de l’accuser ouvertement d’injustice. Dès
lors, quoi de mieux qu’une citation dans une citation dans une citation, qui permet de se faire entendre en se
« couvrant », un peu à la façon dont un journaliste d’aujourd’hui, au lieu de poser une question franche à une
femme ou un homme politique, lui demande : « que répondez-vous à ceux qui disent que... ? », même quand
personne n’a jamais rien dit de tel. Quoi de mieux qu’un cadi musulman qui devant le sultan authentifie la parole
d’un juriste lui aussi musulman venu d’un village lointain pour transmettre une critique radicale du gouvernement
du prince, critique qu’une sauterelle prétendant agir sous les ordres de Dieu aura transmise à un vieil homme
sage ? Il y a une intelligence sociale remarquable dans cet emboîtement de la parole, mais elle s’avère
cependant insuffisante : le sultan, on l’a vu, s’estime irréprochable, admoneste ses officiers, qui à leur tour
s’estiment irréprochables. Et les choses ont l’air d’en rester là, c’est-à-dire les paysans aux prises avec les
conséquences à la fois d’une récolte perdue et d’un gouvernement injuste.

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Jours de fêtes à la capitale du Mâli

« J’ai assisté au Mâli à deux fêtes. » Cette fois c’est Ibn Battûta qui parle et cela se passe toujours à la capitale,
dans un décor matériel que nous avons déjà évoqué (architecture en banco, place publique, objets de prestige :
parasol, soie, armes de parade). Les deux fêtes en question sont les deux principales occasions rituelles du
calendrier islamique, à savoir la Fête de la Rupture du Jeûne (ʿĪd al-fiṭr) et la Fête du Sacrifice (‘Īd al-aḍḥā). Ces
indications nous permettent de dater précisément ces événements, qui eurent lieu respectivement les 10 novembre
1352 et 17 janvier 1353.

On est sans doute un peu avant midi. Une procession sort de l’enceinte du palais. Tout le monde porte « de beaux
vêtements blancs ». Viennent d’abord des dignitaires musulmans récitant la shahâda, la profession de foi
musulmane (« Il n’y a de dieu qu’Allah et Muhammad est son prophète »), suivis, si l’on comprend bien la
description, par des hommes qui portent des étendards de soie rouge ; vient ensuite le sultan à cheval. Une tente
est dressée sur le mechouar. Le sultan y entre pour se préparer à la prière. Après la prière vient le sermon, la
khutba, prononcée du haut de la chaire par le prédicateur. La prière et le sermon ont été prononcés en arabe à
l’attention des musulmans locaux et de la communauté étrangère (marchands d’Afrique du Nord).

D’ordinaire, après la prière publique du vendredi ou celle des deux aïds, les fidèles musulmans rentrent chez eux.
Mais à la capitale du Mâli dans ces années 1350, lors des deux grandes fêtes musulmanes, d’autres cérémonies
commençaient. On est toujours sur le mechouar, mais Sulaymân s’est déplacé vers le banbî, l’estrade/trône sur
laquelle il s’est assis à l’ombre du gros arbre. Les dignitaires musulmans ont suivi, y compris le prédicateur qui
vient de diriger la prière et le cadi de la ville ; ils ont rejoint les officiers et sont tous assis, nous dit Ibn Battûta,
« selon l’usage », ce qui doit signifier que, comme pour les audiences, ils sont assis par terre devant le banbî en
formant des rangées parallèles se faisant face. Les esclaves royaux sont présents, probablement debout derrière les
personnes assises. Ces jours-là, nous dit Ibn Battûta, ils ont « des armes magnifiques : carquois d’or et d’argent,
massues de cristal ». Des émirs, toujours des détenteurs d’office à la cour, « se tiennent debout au-dessus du sultan
et chassent les mouches ». Le spectacle va pouvoir commencer.

Arrive alors Dûghâ, qu’Ibn Battûta désigne toujours comme l’interprète ; il arrive « avec ses quatre épouses et ses
femmes esclaves qui sont environ une centaine » :« Elles portent de beaux habits et sont coiffées de bandeaux d’or
et d’argent, garnis de pommes d’or et d’argent. On installe pour Dûghâ [cela se passe probablement devant
l’estrade entre les deux rangées de personnes qui constituent le public] un siège sur lequel il s’assied. Il joue d’un
instrument de musique fait de roseaux, sous lesquels se trouvent des petites courges [on reconnaît un balafon]. Il
chante des vers à la louange du sultan, dont il évoque les expéditions et les hauts faits.

Alors que Dûghâ a fini sa partie, vont entrer en scène les jeli/griots, nous dit Ibn Battûta. Ceux-ci s’apprêtent à se
livrer à un genre de performances sensiblement différent de celui auquel nous avons prêté attention jusqu’ici :

« Le jour de la Fête, quand Dûghâ a fini ses jeux, les poètes viennent. On les appelle djûla [...], singulier djâlî
[c’est le terme malinké jeli, « griot »]. Chacun d’eux entre dans le creux d’une figure faite avec des plumes,
ressemblant à (l’oiseau appelé) shikshâk, sur laquelle est disposée une tête en bois munie d’un bec rouge,
exactement comme la tête du shikshâk. Ils se tiennent devant le sultan dans cet accoutrement ridicule et récitent
leurs vers. On m’a rapporté que leur poésie est une sorte d’admonition/critique, dans laquelle ils disent au sultan
que sur ce trône sur lequel il se trouve, était assis tel roi qui avait accompli telles bonnes actions, qu’il y avait eu
Untel, qui avait fait telles actions : “Fais donc toi (aussi) du bien qu’on rappellera après toi.” Ensuite, le chef des
poètes [il s’agit peut-être là de Dûghâ, mais peut-être pas, car il n’est pas nommé] gravit les marches du
banbî/trône, place sa tête dans le giron du sultan ; puis il monte au plus haut (degré) du banbî/trône et met sa tête
sur l’épaule droite du sultan, puis sur l’épaule gauche, en parlant dans leur langue. Ensuite il descend. On m’a
informé que cette manière de faire remonte à l’ancien temps avant l’islam, et qu’ils y sont restés fidèles ».

Une part de ce qui vient de se passer nous est familière : les critiques lancées par les poètes sont insérées dans un
discours qui évoque les actions des prédécesseurs du souverain en exercice. Dès lors, elles illustrent une sorte de
« contrat » moral et mémoriel entre le souverain et les poètes en vue de la préservation de la mémoire du premier
par la parole des seconds, pourvu que le premier soit à la hauteur de la réputation de ses ancêtres.

Qui est déguisé en oiseau ?

Revenons un peu en arrière. Ce qu’a fait Dûghâ dans sa partie du spectacle, c’est de tresser les louanges de
Sulaymân. C’est un travail de griot, un travail pour la postérité. Bien sûr, il n’est jamais acquis que la postérité

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retiendra les louanges faites aujourd’hui : le contrat moral et mémoriel qui lie le griot à son seigneur est un pari
sur l’avenir. À première vue, on pourrait donc dire qu’il y a complémentarité entre les deux parties du spectacle,
puisqu’en somme Dûghâ et les jeli qui arrivent ensuite nous donnent l’impression de s’être répartis le travail
mémoriel : au premier (Dûghâ) la mémoire de Sulaymân, aux seconds (les jeli) la mémoire des prédécesseurs de
Sulaymân.

Mais nous n’avons pas répondu à la question de savoir qui étaient ces griots/jeli, pour qui ils étaient présents et au
nom de qui. Dûghâ est la parole de l’action de Sulaymân. C’est donc au public présent que s’adresse Dûghâ en
laissant Sulaymân juger (et rétribuer généreusement) la conformité de sa parole. La performance à laquelle se
livrent les jeli qui arrivent ensuite est autre : c’est à Sulaymân qu’ils s’adressent, en prenant le public à témoin de
la justesse de leurs évocations héroïques et de la pugnacité de leurs critiques.

Bref, Dûghâ et les jeli, complémentaires ou non, ne sont pas venus pour faire le même travail. Dûghâ est attaché
à la personne de Sulaymân et jouit en retour d’un prestige et de marques de considération proportionnées à la
puissance de son seigneur. Par ailleurs, Dûghâ possède des caractères tout à fait singuliers : il parle arabe (il est
même possible qu’il chante en arabe car Ibn Battûta ne nous dit pas qu’il n’a pas compris ce que chantait
Dûghâ), il est sans doute musulman (nous avons appris qu’il avait quatre épouses) et il est riche.

Les jeli qui arrivent ensuite sont d’un autre type ; ils ressemblent davantage à certains traditionnistes
contemporains, ne serait-ce que parce qu’ils sont là pour narrer au public des morceaux choisis du passé. Qu’ils
placent dans ces morceaux choisis des critiques adressées au présent sultan n’est pas non plus étranger à la forme
du panégyrique, et n’exclut pas (au contraire) de terminer par des marques d’hommage au souverain. Mais, à
nouveau, se pose la question : qui rend hommage au souverain en montant les degrés du banbî/trône, en plaçant sa
tête d’abord dans le giron du sultan, puis sur son épaule droite, puis sur son épaule gauche ? Il s’agit très
vraissemblablement du chef des jeli qui viennent de se livrer à une performance dansée et masquée. Cet homme
qui prête hommage au sultan est le chef des danseurs traditionnels masqués qui, déguisés en oiseau, venaient
d’évoquer les prédécesseurs de Sulaymân en lui adressant au passage quelques avertissements.

Il est probable qu’à l’instar d’Ibn Battûta les musulmans présents à la capitale du Mâli en ces jours de
festival n’aient vu dans ce spectacle qu’une pantomime/spectacle ridicule ou insolite. Cependant, même
obscurcie et en quelque sorte protégée par le ridicule ou l’insolite, la dimension religieuse de cette parade
de masques ne peut plus nous échapper. Pour beaucoup d’entre nous, un « masque » africain n’est qu’un
objet de musée placé derrière une vitrine et doté d’un cartel qui le rattache à une société donnée, voire une
« ethnie », c’est-à-dire un groupe d’individus anonymes que nous aimons à penser clos sur lui-même ; un
objet dépourvu de mouvement, d’auteur et d’origine précise ; un objet esthétisé qui laisse supposer au
visiteur ou à la visiteuse l’existence d’une pensée abstraite, sans individualité et vaguement animiste.

Cette conception muséale et figée est très éloignée des usages rituels et du « fonctionnement » tout à fait
concret de ces objets. Claude Lévi-Strauss avait déjà plaidé, au sujet des masques amérindiens de la côte
Pacifique nord, pour une analyse de ces objets à l’égal de manifestations sociales appréhendables non
seulement au travers de ces figurations divines, mais aussi des récits, des chants, des danses qui les
accompagnent. Un masque, écrit l’anthropologue Jean-Paul Colleyn à propos cette fois de l’Afrique de
l’Ouest, est certes un objet, en l’occurrence « une coiffe couvrant le visage » et une partie du corps, mais
c’est aussi « une personne incarnant un être métaphysique ». Le danseur qui porte un masque « ne se
déguise pas en un dieu, pas plus qu’il ne prétend être le dieu ; il fournit au dieu le moyen de s’exprimer ».

Les cultes à masques sont très présents en Afrique de l’Ouest, même s’ils ont beaucoup régressé depuis
deux siècles, à la faveur des mouvements islamiques réformateurs du XIXe siècle, de la colonisation et de
l’évolution accélérée des pratiques sociales dans les sociétés africaines contemporaines. Dans l’aire culturelle
mandingue, les cultes à masques ont été souvent associés aux Bambara, étiquette qui ne désigne pas une ethnie
individualisable mais la partie majoritaire de la société mandingue la plus superficiellement ou la plus tardivement
islamisée, ou du moins perçue comme géographiquement et socialement périphérique par rapport aux Malinké
(plus islamisés). On pourrait presque dire que l’apothéose des masques bambara avant leur déclin final a
correspondu avec l’âge d’or d’une ethnographie à la française incarnée par Marcel Griaule et ses élèves. En même
temps que les travaux de cette école, en phase avec la pratique administrative coloniale, ont vu dans les Bambara
un groupe ethnique circonscrit et homogène, ils ont contribué à ériger les cultes à masques en une religion
ésotérique dotée d’une cosmogonie, de mystères, d’un clergé et de règles canoniques (Ce fameux « Primitivisme »
à la française cher aux anthropologues et aux africanistes).

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La réalité est plutôt celle d’une variété de cultes organisés en diverses « sociétés d’initiation » ou
« fraternités » qui peuvent avoir des distributions géographiques assez large, ces cultes ne connaissant pas
les frontières ethniques. Ils ont pour noms, par exemple, le Ntomo ou le Koma, pour ne citer que les deux
plus connus dans la littérature académique. Un autre de ces cultes, le Kònò, représenté dans le triangle
Bamako-Ségou-Sikasso, le cœur de l’aire bambara, comptait encore à lui seul, dans cette région,
un millier de sanctuaires dans les années 1950. Chacun de ces cultes, en chaque lieu où il est présent, possède
ses prêtres et ses sanctuaires (qui peuvent être bâtis ou qui peuvent être des bosquets sacrés) ; ses propres
modes de recrutement (généralement par initiation) ; ses propres instruments de musiques, chants et
prières ; bien sûr ses propres masques ; et enfin ses propres occasions rituelles (par exemple cérémonies
propitiatoires pour les récoltes, funérailles d’un membre, admission des initiés) à l’occasion desquelles les
masques sortent et se livrent à des danses, publiques ou non. Moments privilégiés où les êtres invisibles se
rendent visibles parmi les vivants pour leur transmettre un message à la fois effrayant et festif, les sorties
des masques sont rares, comme le sont toutes les manifestations divines.

Qui sont ces divinités ? Elles peuvent être des déités du terroir, c’est-à-dire connues pour habiter ou hanter un
rocher, un arbre, un carrefour ou un cours d’eau ; elles peuvent appartenir à cette variété d’êtres surnaturels qu’on
appelle en Islam djinn ou « génies » ; elles peuvent encore être différentes sortes d’esprits ayant la capacité
d’exercer une tutelle sur les vivants, par exemple des ancêtres. Dans tous les cas, le culte vise à se rendre ces
divinités favorables ou à les empêcher de nuire ; parfois, le culte offre une protection contre des actes de sorcellerie.
Le Ntomo est par exemple une association destinée aux enfants non encore circoncis ; son masque principal est un
masque anthropomorphe à cornes, orné de cauris ; sa sortie annuelle prend place au moment de la récolte du millet.
Le Tyiwara est un culte en même temps qu’une association d’entraide agricole ; son masque est celui de l’animal
mythique qui introduisit l’agriculture parmi les humains : il a les traits composites de l’antilope hypotrague ou de
l’oryx, du pangolin, de l’oryctérope, du caméléon, et ce masque s’accompagne d’une grande cape de rafia qui
enveloppe le corps du danseur. Maurice Delafosse a publié une saisissante photographie datant d’il y a un siècle
représentant une sortie de masques tyiwara. Non moins saisissante est une seconde photographie prise en 1986
dans un village bambara au Mali par la photographe Catherine de Clippel qui a accompagné l’anthropologue Jean-
Paul Colleyn ; on y voit les mêmes masques tyiwara en action. Le Korè ou Koro est une société d’initiation des
garçons qui deviennent ainsi chasseurs ; il s’accompagne d’un culte dont les masques sont ceux du lion, du singe,
de la hyène. Enfin, le Komo est une société secrète souvent contrôlée par les forgerons ; son masque principal,
effrayant, comporte un bois sculpté en forme de grande mâchoire, des cornes d’antilope, des défenses de
phacochère, des épines de porc-épic, des plumes d’oiseaux de proie ; le masque danse la nuit pour les initiés mais
il peut sortir en plein jour pour régler des problèmes attribués à la sorcellerie.

Certains des masques employés dans des cultes actuels ou subactuels au Mali comportent des éléments empruntés
à des oiseaux ; certains masques figurent eux-mêmes des têtes d’oiseaux, à l’instar du masque appelé dugaba
appartenant au culte Ntomo, qui représente un vautour. L’exemplaire qui appartient au Musée du Quai Branly à
Paris possède une sorte de huppe sur la tête.

Il est difficile de déterminer si c’est un tel oiseau qu’Ibn Battûta a reconnu et désigné sous le nom de shikshâk. Ce
nom désignait donc sans doute d’une espèce présente au Maroc ou connue dans le monde arabe, et non l’espèce
animale représentée par ce masque pour la société mâlienne de l’époque.

Nous ne saurons donc pas quelle figure avaient exactement les masques apparus parmi la foule ce jour-là, des
masques qui ont dansé et qui se sont adressés à Sulaymân en évoquant ses prédécesseurs sur le trône. Certes, le
vautour est une manifestation animale présente dans certains cultes du Mali actuel. Il est néanmoins fort possible
que d’autres cultes à masques figurant d’autres oiseaux aient existé dans les mêmes régions par le passé. De fait,
en élargissant la focale à des régions un peu plus éloignées de la haute vallée du Niger, on relève que d’autres
espèces d’oiseaux, tel le calao, sont souvent représentées parmi les masques. Le calao, volatile qui mesure jusqu’à
un mètre de hauteur et pèse jusqu’à une trentaine de kilos, est carnivore et vit au sol. Son aire de répartition actuelle
s’étend depuis les savanes ouest-africaines jusqu’aux hauts plateaux éthiopiens. Certaines variétés possèdent
précisément un long bec rouge. On rencontre des figurations du calao chez les Sénoufo (Mali, Burkina Faso, Côte
d’ivoire), dont certaines très grandes effigies sculptées sont des masques occasionnellement portés sur la tête lors
de danses, qui présentent à la fois des attributs féminins et un bec de calao tenant lieu d’organe masculin ; ou
encore chez les Bwa et les Gurunsi (Burkina Faso, Mali, Ghana). Les deux photographies précédentes présentent
respectivement un masque de calao à bec rouge provenant de la société Bobo du Burkina Faso et un autre masque
provenant également du Burkina Faso : un bec de calao surmonte la face du masque (percée d’yeux), en bois et
fibres végétales, qui faisait partie du costume du danseur. C’est peut-être un dispositif de ce type qu’a vu Ibn
Battûta. Chez les Dogons (centre sud du Mali), on ne connaît pas de masque de calao mais, parmi de nombreux
masques animaux, d’autres masques d’oiseaux ont été en activité dans un passé récent, tel le masque kanaga qui

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représente une outarde au bec et aux pattes rouges. D’après Marcel Griaule, qui a livré une étude sur les masques
dogons, plusieurs récits locaux voient dans ce masque la manifestation d’un oiseau tué par un chasseur ou la
figuration d’un djinn (terme islamique désignant un esprit). Griaule donne une belle représentation dessinée du
masque kanaga qu’il a observé dans le village dogon de Sanga.

Ce tour d’horizon aura servi à jalonner ce que Ibn Battûta aurait pu avoir vu. Mais revenons à un
enseignement minimaliste : les masques dont parle Ibn Battûta étaient, ce jour-là, des divinités, et ce sont
ces divinités qui ont parlé par le moyen des masques. Pourquoi sont-elles apparues sous forme d’oiseau à
bec rouge, qu’il s’agisse d’un vautour ou d’un calao ou d’un autre oiseau ? On ne peut pas le dire. On peut
simplement suggérer que ces esprits oiseaux étaient l’incarnation temporaire de prédécesseurs de Sulaymân
héroïsés ou ancestralisés, c’est-à-dire considérés comme des mânes, des esprits revenants capables d’exercer
protection ou nuisance. Ce sont eux, ces esprits, qui rappellent au sultan qu’ils ont été avant lui assis sur ce
banbî ; ce sont encore eux qui lui lancent, un peu menaçants (leur admonestation est rapportée par Ibn
Batûta) : « Fais donc toi (aussi) du bien qu’on rappellera après toi. »

Les cultes des masques côtoient l’Islam

On a souvent envie de penser que les pratiques religieuses « traditionnelles » telles que les danses masquées sont
des reliques, un peu miraculeusement parvenues jusqu’à nous, d’une religion première qui aurait été celle des
sociétés de la région avant l’essor de l’islam. Or, les croyances et performances qui font intervenir des divinités
autres que le Dieu unique des musulmans (ou des chrétiens dans d’autres régions d’Afrique) ont sans doute
toujours été diversifiées, dynamiques, et pour ainsi dire permissives à l’égard de divinités nouvelles (fussent-elles
le Dieu des musulmans ou des chrétiens), pourvu que ces divinités nouvelles prouvent leur efficacité dans le monde
quotidien. Car l’efficacité religieuse est une chose bien concrète quand il s’agit de protection (par exemple
contre les calamités telles que les sauterelles ou la sécheresse) ou de bienfaits (par exemple la pluie, la crue
du fleuve, les récoltes favorables, l’abondance, la santé, les naissances).

De ce point de vue, parce qu’un ouléma (savant musulman) a pu contribuer par ses prières à faire venir la
pluie, parce qu’un faqîh a pu porter à la capitale une plainte relative à des sauterelles, le Dieu des
musulmans a pu être jugé efficace et s’insérer dans les cultes traditionnels – en somme être invoqué de façon
aussi traditionnelle que les autres divinités. Les cultes à masques, dès lors, ne doivent peut-être pas être
considérés comme les reliques d’une religion ayant résisté ou survécu aux vagues successives d’islamisation,
mais comme des cultes ayant voisiné depuis des siècles avec l’islam et qui sont donc le produit de ce
voisinage. Le politologue Clémens Zobel, qui a travaillé sur le culte Komo, à l’ouest de Bamako, dans les
années 1990, a montré que le resserrement du culte sur la protection des enfants lors de la circoncision, la
limitation des divinités à une classe de djinn, le privilège accordé à des traditions faisant remonter l’origine
du Komo à l’Arabie, étaient en quelque sorte le résultat d’une adaptation des représentations et des
pratiques magico-religieuses du culte à un cadre idéologique compatible avec l’islam.

Le degré de cette compatibilité est bien sûr lui-même sujet à une histoire. Il dépend des normes adoptées
par les musulmans à l’égard des autres cultes, normes changeantes au fil du temps. À quelques décennies de
distance, les observations permises dans les années 1990 sur la compatibilité religieuse des cultes traditionnels
avec l’islam ne seraient plus les mêmes aujourd’hui, étant donné l’essor, dans cette région, d’un islam radical qui
a déclaré la guerre sainte contre des croyances et des pratiques jugées hétérodoxes. Ce contexte accélère un
mouvement de fond entamé avec les grands djihads ouest-africains du XIXe siècle (ex : El-Hajj Umar Tall et
l’empire toucouleur), avant lesquels l’islam était une religion très minotaire en Afrique de l’Ouest, peut-être
même une religion dont la présence avait régressé par rapport à sa présence médiévale. Les cultes traditionnels et
l’islam ont donc entretenu des rapports qui, à plusieurs reprises au cours des siècles, se sont resserrés ou desserrés.
Voilà une raison suffisante pour observer avec intérêt ce qui se joue entre les masques et la mosquée sur la place
de parade située devant le palais de Sulaymân, en quelques occasions festives au cours des années 1350.

Ce n’est pas un mince paradoxe que d’observer que les sorties des masques avaient lieu les mêmes jours
que les fêtes musulmanes qui marquaient, respectivement, la fin du jeûne du mois de ramadan et la
commémoration du sacrifice d’Abraham. Ce ne peut pas être le fruit du hasard. Une façon d’aborder ce
paradoxe est de considérer les pratiques religieuses à la cour du Mâli sous l’angle du syncrétisme ou de
l’ hybridité. Après tout, comme on vient de le voir, les cultes des masques ont toujours été tolérants à l’égard de
l’islam. Après tout également, hormis lors de flambées puritaines, les musulmans se sont souvent accommodés de
divinités mineures (des djinns, des ancêtres, des déités du terroir) et de figures d’intercesseurs. Après tout enfin,
l’islam sahélien du XIVe siècle, minoritaire et qui n’avait pas le secours d’une Loi imposée par la contrainte armée

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ou par la puissance de l’État, n’avait pas tellement d’autre choix que de tolérer et surtout de profiter du spectacle
des masques.

René Bravmann, dans son ouvrage Islam and Tribal Art in West Africa, aborde la question de l’attitude des
musulmans ouest-africains à l’égard de formes multiples d’art figuratifs, notamment les masques, que la
norme juridique de leur religion est censée proscrire. En réalité, son propos va bien au-delà et touche aux
modalités d’interaction religieuse entre islam et cultes traditionnels au cours de l’histoire. Tout en
soulignant le dédain affiché par les musulmans à l’égard des pratiques les plus ostensiblement « païennes »,
Bravmann brosse le panorama des formes multiples de cohabitation religieuse, aux niveaux des croyances
individuelles, des pratiques médicinales, de la régulation des maux de la société, des rituels agraires et
d’autres festivals, ou encore des institutions. Il défend en somme une conception d’un paysage religieux
ouest-africain globalement plus pragmatique que normatif, dans lequel l’islam aurait acquis des manières
d’être accommodantes, voire tolérantes. Voilà ce qui aurait été à l’œuvre lors de la cérémonie des masques
survenue à la capitale du Mâli.

D’un point de vue théorique, on peut cependant s’interroger dans ce cas précis sur l’utilité ou la justesse
des notions telles que l’hybridité ou le syncrétisme. En effet, le sentiment qui ressort de ce spectacle est que
deux cultes, deux séries d’acteurs, sont entrés en scène à tour de rôle, justement pour n’avoir pas à jouer le jeu de
l’accommodement, des évitements auxquels oblige la cohabitation. Il faudrait, pour tout à fait s’en convaincre,
avoir observé le public. Un public qui lui aussi était dédoublé : au centre et autour du parterre où ont lieu les
danses, sont assis les dignitaires musulmans, les résidents étrangers et les officiers civils, sans doute musulmans
pour la plupart ; et tout autour, soit sur le mechouar/place soit à l’extérieur, se sont massés les spectateurs
et spectatrices qui chantent à l’unisson des masques et qui rient en entendant les « esprits à corps d’oiseau »
apostropher leur roi. On parlera plutôt de « dualité religieuse, culturelle et matérielle » ou d’ambivalence.

Mansa et sultan

Dans ce capharnaüm visuel et sonore, il est pourtant un point vers lequel converge l’attention des acteurs, dans
lequel se superposent les deux publics, et où se croisent les deux religiosités : c’est Sulaymân lui-même, assis sur
le banbî sous un parasol de soie. La position de Sulaymân illustre le fait qu’il ne pouvait être question de
compromis entre ses appartenances religieuses, parce que celles-ci constituaient les deux sources de sa légitimité.
Sulaymân ne pouvait pas être un peu moins que pleinement musulman aux yeux des musulmans, ni un peu moins
que pleinement croyant dans le culte qui faisait parler les masques, aux yeux des adeptes des divinités masquées.
Il fallait qu’il fût absolument l’un et l’autre. Il fallait aussi, et justement pour ne pas courir le risque du compromis,
qu’il le fût en même temps. Sulaymân, comme avant lui Mûsâ et comme après lui les autres Abubakrides, avait
pour obligation d’être à la fois tout à fait musulman et tout à fait garant des cultes traditionnels, sans avoir à choisir
ou à mitiger ses affiliations et ses rôles, et sans être non plus placé dans la situation d’avoir à justifier son
ambivalence politique et religieuse.

À première vue, la remarquable séquence des célébrations à laquelle nous avons assisté peut nous
apparaître comme un « clash des religions » ; elle est en réalité une illustration de ce que la juxtaposition
religieuse à la capitale du Mâli n’était nullement le résultat d’un syncrétisme mais le résultat désiré d’une
ambivalence permettant l’expression entière de deux religiosités/cultures matérielles, toutes deux
nécessaires à l’exercice du pouvoir. Et inversement : une ambivalence permettant la pleine expression d’un
pouvoir qui seul pouvait assurer aux adeptes des deux religions une sorte de coprésence – contradictoire
quoique sans conflit, favorisant à coup sûr le commerce religieux, pourquoi pas le prosélytisme, mais
interdisant les revendications d’exclusivité. C’est à cette condition que, les jours de fêtes musulmanes et de
festivals des masques, le peuple et son mansa renouvelaient leur pacte mutuel sous l’égide des ancêtres et
des divinités traditionnelles, tandis que les musulmans et leur sultan renouvelaient leur foi dans le dieu
unique. Le roi est mansa parce qu’il est reconnu comme interlocuteur privilégié des divinités traditionnelles
(en l’occurrence héros et ancêtres) qui assurent, par son intermédiaire – ou n’assurent pas s’il s’avère être
un mauvais mansa – la prospérité, l’éloignement des sauterelles et des sècheresses. Le roi est sultan parce
que les musulmans reconnaissent à la mosquée, devant Dieu, son autorité de prince temporel.

Cette dualité religieuse et matérielle nous oblige à penser en même temps des appartenances a
priori incompatibles, qu’elles soient religieuses, culturelles ou identitaires, et à descendre, pour les
comprendre, à l’intérieur des logiques qui les font cohabiter.
Pour en savoir plus, voir F. X. Fauvelle, Les masques et la mosquée. L’empire du Mali (XIII-XIVe s.), CNRS
éditions, 2022

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