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La question créole au XXIe siècle en Guyane

Partie II
Compléments sur l’afrocentrisme, la créolisation et la question de l’indépendance

Le présent écrit constitue la suite de ma réflexion sur la question créole, publiée dans la
seconde moitié de l'année 2023. Il s'agit d'apporter des compléments aux thèmes abordés
notamment sur l'afrocentrisme, la créolisation et l'état politique de la Guyane. Les critiques de
Paul-Aimé William, Guyanais et doctorant en histoire de l'art à l'École des hautes études en
sciences sociales, publiées sur son compte Facebook, sont prises en considération.

Je souligne dans un premier temps, le caractère essentialiste de l’Afrocentrisme, qui ne


distingue guère ce courant d’idées, de l’eurocentrisme et de son logos racialisant. Ensuite, la
seconde partie vise à mettre en lumière les caractéristiques du processus de créolisation sur le
plan théorique et dans les faits culturels, dans les Amériques et en Guyane. Il ne s’agit pas de
la créolisation telle qu’elle est appréhendée par les écrivains littéraires : c’est un phénomène
historique, engageant des processus d’ethnogenèses, d’ethnicisations et d’indigénisations.
Enfin, j’analyse la question du statut politique de la Guyane en montrant les limites de
l’indépendantisme.

I) Le problème de l’essentialisme racialiste de l’Afrocentrisme

La place accordée à l'Égypte antique chez les militants afrocentristes interroge. En quoi
une civilisation morte depuis 2343 ans, est-elle liée aux Créoles Guyanais dont l'ethnogenèse
débute au XVIIème siècle de notre ère, dans le Nord de l'Amérique du Sud ? La fixation sur
l'Égypte chez les afrocentristes témoigne de la prégnance du concept de « civilisation » chez
ces derniers, tel qu'il a été construit par la modernité occidentale, notamment par les Lumières.
Seules les cultures ayant bâti de grands édifices, disposant d'une écriture, d'un état impérial,
d'une maîtrise avancée de la technique, méritent des louanges. A l'inverse, le Twa d'Afrique
centrale et ses huttes semi-sphériques construites à partir de feuilles et de branches, est
déconsidéré. L'Inuit qui vit dans ses igloos et des produits de la pêche « n’est pas encore rentré
dans l'histoire », pour reprendre une formule devenue célèbre…
L’égyptomanie afrocentrée s’inscrit dans cette hiérarchisation des cultures humaines, en
dépit d’affirmations contraires. Au regard du mépris occidental à l’égard des cultures d’Afrique
Subsaharienne, les afrocentristes s’approprient la civilisation qui est (selon les critères
mentionnés ci-dessus) la « plus brillante » de tous les temps1. L’afrocentrisme ne déconstruit
pas la weltanschauung occidentale, en montrant son diffusionnisme et son ethnocentrisme, il le
renverse tout simplement, en faisant de l’Afrique le nexus de la civilisation et des « Noirs », les
légataires légitimes de toutes les cultures humaines. Ce postulat, séduisant pour les esprits en
quête de valorisation de soi, s’avère dans le fond dangereux.

L’Egypte antique : un empire colonial et impérial

Le caractère mimétique de l’afrocentrisme vis-à-vis de l’eurocentrisme est observable


quant à son regard sur le Soudan Antique. La mention des cultures et « civilisations » de cette
partie de l’Afrique est rare chez les militants afrocentrés. Il devient aisé de comprendre la raison
de ce manque d’enthousiasme, en analysant l’afrocentrisme comme une excroissance de
l’eurocentrisme, un produit de la modernité occidentale. La « nubiology » (le terme n’existe
même pas en français, c’est dire le désintérêt pour cette région) est une discipline vivant à
l’ombre de l’égyptologie, les nubiologistes se limitant à une poignée de chercheurs occidentaux
et soudanais. Cela démontre que les « kémites » sont tributaires de l'égyptologie, qui jouit d'un
prestige considérable en Occident. Et que dire du sort de nos « frères », les nubiens modernes
? Intéresse-t-il les afrocentristes ? Ayant perdu leur indépendance au Moyen-Age, ils vivent à
cheval entre l'Égypte et le Soudan. La Nubie historique a été détruite par le barrage d’Assouan,
œuvre industrielle et moderne capitale pour la République Arabe d’Egypte. Par contre les
archéologues occidentaux sont parvenus à sauver le temple d'Abou Simbel, temple bâti par
Ramses II, l'un des monarques conquérants les plus importants de l'antiquité.

En effet, à l'instar de ses prédécesseurs, il conquit son riche voisin du Sud, la Nubie, afin
de lui ravir ses richesses et de dominer ses habitants. Un schéma classique de conquête
coloniale, qui connaîtra un développement exceptionnel à partir de l'arrivée de Christophe
Colomb dans les Amériques en 1492. Cette réalité, les afrocentristes la dénature – comme à
leur habitude– auprès de leurs adeptes en faisant de ce dernier « un noir africain » ayant juste
repris la terre de ses ancêtres, qu’il bénit d’ailleurs dans ses prières…2

1
Le guadeloupéen Jean-Philippe Corvo alias Kalala Omotunde (1967-2022) et l'étasunien Ronald Lamar alias
Runoko Rashidi (1954-2021) sont des exemples d’afrocentristes faisant de l'Egypte ancienne, l'alpha et l'oméga
de toute civilisation, au travers de leur foisonnante documentation virtuelle.
2
https://lisapoyakama.org/ramessou-maryimana-ramses-ii-le-pharaon-et-loeuvre-gigantesque/
Ces contorsions et falsifications afrocentrées ne résistent toutefois pas aux données
scientifiques. Comme le montre Fábio Amorim Vieira, de l’Université Fédérale du Rio Grande
do Sul, la domination égyptienne se fondait et se justifiait par la transformation de l’autre en
agent du chaos, en un être inférieur, que « pharaon » devait soumettre avec la plus grande
fermeté. Commentant, le mur oriental de la tombe du pharaon Horemheb à Saqqara, l’historien
souligne que :

« Les images de tombeaux de Thèbes et Saqqara indiquent la nécessité de concevoir le rôle des étrangers dans la
société égyptienne. Si la composition de ces images contient des éléments stéréotypés qui expriment exagérément
la condition des étrangers, il est évocateur d’évaluer le contexte d’infériorité et de soumission, dans lequel la Nubie
est représentée dans l’iconographie égyptienne. Au-delà des aspects réels, ces images en tant que motifs
taxonomiques doivent être interprétées à l’aune des représentations de ses créateurs et non de celle du sujet
(Meskell 2004, 40; Anthony 2017, 99). En raison de la perspective montrée par ces scènes, il est clair que les élites
égyptiennes et les officiels ont affiché des éléments ethniques que lorsque les stéréotypes sur l’autre favorisèrent
la supériorité de l’Égypte (Smith 2015). » (traduction)

L’autre Nubien, ainsi que sa terre natale, faisaient l’objet d’une diabolisation de la part
du colonisateur égyptien, qui s’appuyait sur des répertoires religieux et magico-religieux,
comme l’explique Stuart Smith (2003,13) :

« Le lien obligatoire entre "misérable" et "Kush" a également activé la magie sympathique pour agir contre les
Nubiens (Evans-Pritchard 1940). Chaque fois que la phrase était écrite ou prononcée dans un contexte rituel, Kush
était magiquement "misérable" (Ritner 1993). La création d’un stéréotype ethnique nubien ne se limitait pas à la
dénomination. L’État pharaonique a créé une opposition fondamentale entre les Égyptiens civilisés et les étrangers
barbares en utilisant un topos élaboré, ou stéréotypé, qui est apparu dans les textes et les représentations (Loprieno
1988). » (traduction)

Il n’est pas utile de s’étendre sur la mise en esclavage des Nubiens, qui certes n’étaient
pas les seuls étrangers à subir ce sort, ni à être diabolisés, mais il est regrettable de voir les
afrocentristes niés cette réalité en affirmant que l’esclavage n’existait pas dans cette civilisation
et dans le reste de l’Afrique, malgré la multitude de données factuelles anciennes et
contemporaines, prouvant sa réalité3. Cela décrédibilise la thèse d’une conscience raciale dans
l’Afrique précoloniale, défendu par les militants les plus radicaux4.

Je termine sur la question de la « race ». M. Amzat Boukari, mentionné par Paul-Aimé


William, est peut-être qualifié pour parler de l'histoire du panafricanisme et de l'impact des
travaux de Diop durant la Décolonisation, mais il n'est pas spécialiste de l’Egypte antique. Le

3
Sur l’Egypte ancienne lire : Loprieno, Antonio, 2012, Slavery and Servitude. In Elizabeth Frood, Willeke
Wendrich (eds.), UCLA Encyclopedia of Egyptology, Los Angeles. Sur l’esclavage dans l’Afrique précoloniale,
l’école historique d’Ibadan au Nigéria, réalise depuis les années 60, de remarquables études sur le fait
esclavagiste de son origine à nos jours.
4
Le dernier opuscule de Stellio Capo-Chichi alias Kemi Seba (2023) est un exemple de ce logos racialisant,
faisant de la guerre des races le moteur de l’histoire.
mérite de Cheikh Anta Diop, est d'avoir replacé l'Egypte ancienne dans son contexte africain.
Toutefois, ses erreurs et manquements sont nombreux : son goût pour le diffusionnisme (une
posture perpétuée par ceux qui se réclament de lui) sa mauvaise traduction des témoignages des
grecs anciens, sa volonté d'aborder la question de la « race » des anciens égyptiens au travers
de disciplines qu'il ne maitrisait pas totalement, comme la linguistique (le wolof, sa langue
maternelle n'a rien à voir avec l'égyptien ancien, et Kemet ne signifie pas « pays des Noirs »)
ou encore son manque de rigueur scientifique dû à son idéologie panafricaine.

L'un des mensonges les plus navrants des afrocentristes est de faire croire à leurs lecteurs
et « abonnés » des réseaux sociaux, que Cheikh Anta Diop a vaincu les égyptologues
occidentaux durant la conférence du Caire de 1974. Rien de plus faux, il suffit de lire les actes
du colloque, consultables et téléchargeables en ligne (voir biblio en fin de texte), pour voir que
ses travaux furent l'objet de circonspections.

Aujourd’hui, la génétique et l’archéo-biologie nous donnent des éléments de réponses


nous permettant de sortir de la dichotomie « noir versus blanc ». Shomarka Keita, généticien et
anthropologue, qui critique dans ses conférences les raccourcis afrocentristes et eurocentristes,
refuse de parler de race en ce qui concerne l’Egypte ancienne. Il rappelle qu’à l’instar de l’Asie,
l’Afrique possède une variété de génotypes et de phénotypes (Keita, 2022:121) :

« Enfin, on peut noter que les Dravidiens et les Mélanésiens à peau foncée à noire, les Arabes bruns ou les Iraniens
(parfois avec divers mélanges), les Buriat à peau claire, les Indiens du Nord à peau claire, les Thaïlandais brun-
jaune et les Thaïlandais de couleur blanche à brune, les Chinois jaunes sont tous considérés comme des Asiatiques :
cette situation de plongeur ne semble pas avoir conduit à des discussions sur qui est "vraiment" asiatique. De
même, on peut dire à la lumière de ces observations qu’il n’y a pas une seule façon d’être africain. » (traduction)

Michele Buzon, bioarchéologiste à l’Université de Perdue, a étudié les crânes


d’Egyptiens et de Nubiens datant de la Nubie egyptienne au temps du Nouvel Empire. Des
différences morphologiques entre les deux populations y apparaissent :

« Les Égyptiens ont tendance à avoir des scores plus élevés de facteur 2 (taille du visage), tandis que les Nubiens
ont tendance à avoir des scores plus faibles. En outre, les Égyptiens ont tendance à avoir des scores inférieurs de
facteur 3 (largeur crânienne), tandis que les Nubiens ont tendance à avoir des scores plus élevés. […] Les régimes
alimentaires, l’état de santé et les conditions de vie des échantillons de l’étude sont tous assez similaires. Ceci
plaide contre la plasticité phénotypique comme explication des différences observées entre les crânes des groupes
ethniques égyptiens et nubiens (qui se rapportent principalement à la morphologie faciale) et suggère que ces
différences sont susceptibles d’avoir une base génétique. »

Sur le plan de l’ADN, les études sont fort nombreuses. Les haplogroupes permettent
de situer les lignées patrilinéaires ou matrilinéaires de groupes humains. Depuis, de nombreux
test ont été effectués sur les personnages les plus importants de la période pharaonique.
Les membres de la 18ème dynastie sont génétiquement proches des populations
moyennes orientales et méditerranéennes aux travers des haplogroupes K, H, R1b, G, L. C’est
ainsi que le grand père de Toutankhamon, Yuya est porteur du G2, un haplogroupe très
prévalent chez les Druzes, peuples vivant dans l’actuel Levant.
Chez les membres de la 20ème dynastie, l'haplogroupe E1b1a est présent, notamment
chez Ramses III et son fils Pentawere. Cet haplogroupe se retrouve avec une plus grande
fréquence en Afrique de l'Ouest (80 %) et en Afrique centrale (60 %). (Gad, 2020)
En somme les origines des Egyptiens anciens sont variées, et il n'y a que les idéologues
qui seraient choqués d'apprendre ce fait-là : ne suffit-il pas après tout de regarder sur une carte
pour constater que l'Egypte est un territoire au carrefour de plusieurs aires culturelles ?
Je ne m’étendrais pas plus longtemps sur ce sujet, particulièrement sur des aspects qui
relèvent de thèmes et de disciplines que je ne maîtrise pas. Je ne peux que renvoyer aux travaux
des spécialistes, qui font l’objet de sophismes ad hominem et génétiques de la part de personnes
n’étant pas qualifiées pour débattre avec eux. Car les caciques de l'Afrocentrisme (ou
afrocentricité, cela importe peu, le fond est le même) sont pour les uns des personnes ayant
bénéficié du système des quotas du monde universitaire américain, tout en créant des
départements de recherche où l’on n’est peu regardant sur les faits scientifiques ; et les autres,
sont des détenteurs de licence en publicité, en littérature, des opérateurs touristiques et à l'heure
de la révolution 3.0, des influenceurs/influenceuses en quête de monétisation, leur permettant
d'arrondir leurs fins de mois et même de vivre de leur pseudo-science.
Les amateurs et passionnés d’histoire vulgarisant les travaux scientifiques auprès du
grand public sont respectables. Par contre, les idéologues qui falsifient l’histoire afin de servir
leur agenda politique et leurs intérêts-personnels, doivent être regardés avec circonspection.
Dans un pays comme le nôtre, cette idéologie peut s’avérer dangereuse ; le racialisme
afrocentriste jurant avec la réalité socioculturelle guyanaise.
C'est sous le prisme de la question identitaire que se situe mon approche de
l'afrocentrisme. J'adopte l'analyse de l'historien noir-étasunien Clarence E Walker (2004) qui
qualifie ce courant de « mythologie thérapeutique » et « réactionnaire ». L'emprise qu'exerce
l'afrocentrisme chez ces adeptes, les empêche de saisir les caractéristiques de la société d'où ils
sont issus. L’écrit de Paul-Aimé William est un cas d’école, faisant la part belle à de fausses
dichotomies. Il y a lieu donc de porter une attention particulière au processus de créolisation.

II) Comprendre la créolisation


Utilisation de Damas et des écrivains caribéens

Paul-Aimé William centre son argumentation sur Léon Gontran Damas et de


nombreux acteurs du mouvement de la Négritude et d'autres courants littéraires. De mon côté,
j'ai relevé l'une des manières dont Damas s'auto-identifiait dans l'un de ses très nombreux
poèmes. Mon utilisation de ce dernier fut courte et brève et s’inscrit dans une perspective
historique. Malgré l’admiration et le respect dû à notre poète Guyanais, on ne peut faire de ce
dernier la référence sur les questions identitaires. Je n’ai fait que montrer que ce père de la
Négritude, se distingue de ses collègues quant à son identification. Les chercheurs ayant
travaillé sur Damas le confirment : seul parmi « les trois pères de la Négritude » à avoir une
ascendance métissée, Damas ne négligea pas les autres héritages de son identité (Gisèle, 2009).
D'ailleurs, il y a une distinction à faire entre Damas le poète et Damas le citoyen engagé
politiquement (cela est valable pour l'ensemble des écrivains littéraires, leurs œuvres étant
parfois subjectives, imaginaires et imaginées). Le personnage apparaît au premier abord
complexe et nuancé, mais dans le fond, il demeure un Guyanais de son temps, considérant qu'il
n'y a pas de contradiction entre sa Guyanité, sa Négritude et son appartenance à la nation
française.
Cette pluralité identitaire, est exprimée chez lui à plusieurs reprises dans ces écrits non
poétiques. Damas a rédigé des années 30 aux années 40, des articles pour divers journaux et
revues, où il aborde des questions politiques liées à l'Empire colonial français. Ainsi dans la
revue Esprit, numéro 81, de juin 1939, dans un article intitulé « Misère noire » qui traite des
failles du système colonial français, Damas estime que :

« Le nègre des Antilles doit son statut spécial à l'intervention des masses françaises à deux reprises : 1794 et 1848.
Il est à remarquer et je suis heureux d'en rendre hommage à la race blanche que, chaque fois que les masses
françaises prennent elles-mêmes en mains la conduite de leur destin, pour un temps si court soit-il, elles n'ont
jamais manqué d'exiger l'égalité pour leurs frères de couleur. Le malheur est que l'Afrique, tard venue, n'a connu
que des périodes de domination, sans périodes de crise véritablement révolutionnaire. »

Dans les années 40, il publie une série d'articles dans le journal L'Effort, quotidien socialiste de
Clermont-Ferrand, soutenant le régime de Vichy. Dans le numéro 826, Damas fait les louanges
de l'Empire et de la France, dans une prose patriotique que n'aurait pas renié un Gaston
Monnerville :
« La France est la patrie de l'humain. L'humanisme appartient à l'essence même de son génie. C'est pour elle une
espèce de tradition nationale qui associe un souci de compréhension, de respect de l'égalité et d'épanouissement
de toutes les valeurs humaines. Cet humanisme, elle l'a transposé, ou essaya de le transposer partout où a pu
s'étendre son autorité ; si c'est une idéologie, c'en est une qui n'a rien d'oppressif et qui unit plus qu'elle ne divise.
C'est la seule idéologie acceptable à des peuples évolués, ou en passe d'évolution, qui, tout colonisés qu'ils soient,
n'en ont pas moins un passé historique acceptable […] Ce génie humaniste français et sa compréhension universelle
dans l'outre-mer est le meilleur ciment de l'unité morale de l'Empire. Car l'Empire n'est nullement le fait d'un
quelconque rassemblement accidentel et, bon gré mal gré, de populations à tendances centrifuges. L'Empire
français est un groupement de populations qui veulent vivre ensemble un même destin. »

Les « trois fleuves » prennent tout leur sens. Nous avons ici affaire à un Damas faisant
les louanges de la plus grande France, celle de l’empire colonial, dont le soleil ne se couche
jamais, et qui apporte la civilisation aux peuples en « passe d’évolution », terme moins
dépréciatif que « peuples barbares », « sauvages » ou « arriérés ». L’idée que la civilisation
française est le phare devant guider les civilisations des peuples non-européens, est toutefois
affirmée.
Il faut sans doute, prendre en compte le contexte de la Seconde Guerre mondiale :
l'Occupation, le nationalisme de Vichy, la nature autoritaire de ce régime, autant d'éléments qui
ont peut-être poussés Damas à déclamer un amour de l'Empire tranchant avec ses vers dans
Pigments où il « emmerde en gros caractères, colonisation, civilisation, assimilation et la
suite ». Mais son article de 1939 (avant la Guerre) témoigne de la réalité des sentiments
patriotiques chez Damas et durant sa tenure à la députation de la Guyane de 1948 à 1951, il n’a
jamais exprimé d’opposition à la départementalisation ; au contraire dans une interview
radiophonique, Damas affirma que c’est un bienfait que les Guyanais attendaient depuis
longtemps. Une opinion qui jure avec celle qu’il exprima dans Retour de Guyane, dix ans plus
tôt.
Paul-Aimé William souligne le fait que le préfixe afro fut utilisé dès le début du
XXème siècle. Toutefois, cela ne remet pas en cause le fond de mon propos : il a été propulsé
avec fulgurance à partir de 1988, par le leader noir étasunien Jesse Jackson. Cela est confirmé
dans The Journal of Blacks in Higher Education, qui montre que le terme fut généralisé par la
presse au moment où le révérend Jackson somma ses compatriotes à l’utiliser. Bien que des
intellectuels et des écrivains aient fait usage de ce terme, cela ne lui donna toutefois pas de
poids politique. En clair, la majorité l’ignora complètement jusqu’en 1988, aux Etats Unis.

Ensuite, il évoque les sœurs Nardal et leur concept d’Afro-latin. Ces dernières sont
toutefois sorties de l'ombre récemment : qu'elles aient utilisé le terme (d'ailleurs combien de
fois ? Et quel est le poids de la latinité, dans leur construction identitaire ? Ne s'agit-il pas de
l'expression d'un sentiment d'appartenance à la « civilisation » latine et française ? Cela ne serait
pas surprenant pour l'époque, à l'image de Damas) son impact sociétal reste infime. Et cela l'est
encore plus vrai pour la Guyane. L'usage du terme créole jouit d'un large usage depuis la genèse
de notre société qui est sans commune mesure avec le terme afro, qui est essentiellement
d’origine anglo-saxonne, reflet du binarisme racialiste de la société étasunienne.

Fusion des races et union des Guyanais

J’ai montré dans mon livre que l’idéologie de la fusion des races fut à la base des
discours identitaires dans la Guyane du XIXème siècle. Le logos racialiste n’a jamais pris une
importance significative dans la Guyane post-esclavagiste à la différence des autres territoires
de la région. La volonté d'unir les différentes composantes ethniques de la Guyane continue à
être exprimée dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans son essai sur le « Patois Guyanais »,
Auguste Horth écrit (1948 :11) :

« Les Guyanais constituent bien un peuple, en dépit de toutes les affirmations contraires ; fort petit peuple, sans
doute mais peuple tout de même. Kaléidoscope de presque toutes les races de la terre, abrégée de l'humanité, la
Guyane a réussi à fondre en une même âme, en un même principe spirituel tous ceux qui habitent son sol si
généreux »

On retrouve un positionnement analogue en 1978, au sein de l’organisation


indépendantiste et marxiste-léniniste Fo Nou Libéré La Guyane (FLNG), dans son rapport
culturel où est mentionné les héritages multiples des Créoles5 :

« Ainsi donc, si nous admettons pour valables certaines lois génétiques, une fraction de la race nouvelle que nous
constituons, forte potentiellement de nombreuses possibilités, se trouve, paradoxalement dans un état de débilité
apparente faute de pouvoir réaliser ses potentialités à travers une culture (un art de vivre) qui lui soit propre […]De
la cohabitation forcée des races naîtra une race nouvelle, composite à l'égard de laquelle tout va être entrepris pour
détruire ce qu'elle pourrait véhiculer d'extra-européen. C'est à ce stade que, l'esclavage étant déjà contesté, se
dessinent les grands traits du dessein d'assimilation […] Nos origines devraient nous rendre aptes à réaliser une
synthèse harmonieuse des valeurs essentielles des différentes cultures dont nous sommes - Amérique du Sud et
aux Antilles- les héritiers naturels, nous permettant ainsi de nous placer dans le courant universel. Mais nous
devons savoir que le moteur d'une telle réalisation doit être à la fois, notre volonté, notre capacité d'assimiler et de
synthétiser tous les éléments qui nous paraissent en même temps essentiels et adaptés à notre situation. Il s'agit, en
effet, non pas d'adopter sans discernement une culture née ailleurs, pour d'autres gens vivant une autre réalité et
orientés vers d'autres buts ; mais d'enrichir notre fond culturel, de faire en sorte que la fusion des cultures se fasse
à travers nous, telle qu'elle aurait dû se réaliser si le respect mutuel et l'amour avaient présidé à la rencontre des
diverses races de la planète. Pour cela, il conviendra, en premier lieu de nous doter des outils indispensables : une
langue, une philosophie, la capacité d’inventer, de combiner, de promouvoir avec détermination. C'est la seule
voie »

Les élus de la municipalité de Cayenne qui dans les années 80, ont érigé la statue des 3
peuples s’inscrivent dans l’idée de fusion. Les acteurs politiques et culturels font depuis le XIXe

5
FLNG,n°1, septembre 1978, quatrième année, pp. 1-5
siècle, une analyse objective de la réalité sociétale du territoire, en y voyant un kaléidoscope
pour reprendre la formule de Horth. Ils n’ont pas eu besoin d’être influencés par la « démocratie
raciale » d’Amérique Latine, qui fut surtout une récupération politicienne du métissage, pour
nier la réalité des pratiques racistes dans cet espace géopolitique.
Mon approche de la question créole s’inscrit dans cette démarche, à la différence que je
n’adhère pas à l’assimilationnisme et au régionalisme des générations d’antan. Ainsi, nul besoin
d’être influencé par les fondateurs du courant de la Créolité. Je n’ai d’ailleurs jamais lu leur
« célèbre » manifeste, ni les écrits de Glissant. Je connais les grandes lignes de leurs idées au
travers des travaux qui ont été consacré à ces écrivains. Il n'y a rien d'innovant sur le plan de
l'observation de la pluriculturalité des peuples américains dans leurs écrits, comme le cas
Guyanais le montre.
Au Brésil, Manoel Bonfim (1868-1932) valorisa le caractère métissé du pays en
s’attaquant au racisme scientifique du début du XXe siècle, qui tentait de mettre sur le compte
de la composition multiraciale du pays, son retard industriel (Kettner 2010). Gilberto Freyre
releva quant à lui le rôle primordial des noirs dans la construction nationale brésilienne
(Oliviera, 2009). A Cuba, le cas de Fernando Ortiz mérite d’être souligné. Ce penseur, inventeur
du terme « afro-cubain » (une nouvelle preuve que ce préfixe ne provient pas des intéressés ;
pourquoi ne parle-on jamais d’euro-cubain, euro-brésiliens, euro-américains etc?) analysait la
société cubaine au travers d’une grille d’analyse racialiste, notamment sur la question de
l’hérédité des caractères. Mais il fit repentance de ses premiers écrits et devint l’un des plus
ardents défenseurs de la culture noire cubaine. Son engagement politique le mena à considérer
que la construction de la Cubanité devait prendre en considération les traditions culturelles
noires. Ortiz, élabora le concept de « transculturation » comme alternative à celui d’«
acculturation » qui:
«soulignait le fait formel du contact culturel entre deux peuples et supposait implicitement l’inégalité et la supériorité des
colonisateurs par l’imposition de leur propre culture, l’anthropologue cubain fait valoir les aspects dynamiques de la
transculturation […] De la même manière que le métissage entre deux géniteurs donne naissance à un individu qui diffère de
ces derniers tout en étant doté de leurs caractéristiques respectives, dans le cas de la transculturation, le mélange entre deux
organismes sociaux s’accompagne d’échanges qui affectent ces organismes sociaux et produisent une réalité totalement
nouvelle et différente. » (Ortiz García Carmen, 2019 : 12)

En définitive, les penseurs Guyanais cités se sont inscrits dans cette démarche.

Les inconvénients des fausses dichotomies

Le premier écrit eut pour objectif de mettre en lumière la complémentarité entre


autochtonie et créolisation. Depuis, la lecture de travaux d’historiens, d’anthropologues et de
sociologues, renforce cette prise de position. La plupart d’entre eux, estiment que les théories
d’écrivains comme Edouard Glissant ne rendent pas compte pas du contexte sociohistorique
dans lequel ces sociétés virent le jour. Comme l’écrit Christine Chivallon (2013,3) « la
créolisation n’est pas conçue comme un perpétuel processus de transformation ».
Au travers de ses travaux, Jacqueline Knörr conceptualise la créolisation comme un
processus d’ethnicisation et d’indigénisation (Knörr, 2008: 5-6) :

« D’autre part, les individus et les groupes participant à la créolisation subissent un processus d’ethnicisation et
d’indigénisation. Ils développent progressivement une nouvelle identité collective - dont l’intensité ethnique peut
varier en fonction des conditions sociales locales - qui est de plus en plus mentionnée en termes de racines
communes et d’une (nouvelle) maison commune (Heimat) […]La créolisation est un processus dans lequel des
personnes ethniquement diverses deviennent indigènes et développent une nouvelle identité collective portant (à
des degrés divers) référence ethnique. La créolisation n’est pas un processus sans fin d’intégration et
d’incorporation qui produit toujours de l’altérité. » (traduction)

Raquel Romberg, anthropologue et folkloriste porto-ricaine, travaillant sur la Brujeria,


religion populaire de Porto-Rico, élabore une grille d’analyse similaire pour étudier
l’émergence des pratiques religieuses qu’elle nomme ritual piracy. S'appuyant sur les travaux
de Nigel Bolland qui relèvent les lacunes des analyses voulant voir dans la créolisation un
processus binaire de rapports entre oppresseurs et oppressés, Romberg rejette l'idée selon
laquelle les religions créoles utilisent les symboles catholiques comme des voiles masquant les
divinités africaines. Pour la chercheuse, il y a réinterprétation de la religion du colonisateur
(Romberg, 2005 : 204) :

« Le catholicisme que l’on retrouve dans le Vodou, le Candomblé et la Santeria n’était pas seulement un écran
œcuménique destiné à cacher le culte des divinités africaines de la persécution officielle, comme certains
spécialistes du syncrétisme l’ont suggéré. C’était plutôt la religion des colonisateurs révisée, transformée et
appropriée par les peuples opprimés pour exploiter son pouvoir dans leurs univers de discours. De cette façon,
affirme Andrew Apter (1991:254), les esclaves ont pris possession du catholicisme et ainsi ont repris possession
d’eux-mêmes au travers de cet acte. » (traduction)

Il faut analyser les faits culturels créoles-guyanais au travers de grilles de lecture


similaires et ne pas mettre en opposition les organes du même corps, comme le fait M. William.

Sur le plan des danses et musiques traditionnelles créoles, on retrouve aussi une
créolisation musicale. Marie-Françoise Pindard, docteur en ethnomusicologie, montre dans sa
thèse que le Léròl a de nombreuses similitudes avec les danses françaises comme le branlou du
Tarn et Garonne et surtout la boulangère (une variante du Léròl, porte d’ailleurs ce nom). Les
échelles mélodiques du chant Voum Makata s’apparentent à « un mode majeur du système tonal
occidental » (Pindard, 2016 : 108). Le Kanmougoué et le Grajé ont une forte empreinte
africaine, bien que pour le dernier, Pindard voit une influence du Burian des Agudas ou les
« Afro-Brésiliens » du Bénin, population dont la culture est métissée (ibid, 107).

En ce qui concerne l’habitat créole, M. William remarque que l’on oublie les « cases
nègres » au détriment des « cases coloniales » qu’il estime être les demeures des maîtres. Cette
remarque est intéressante. Evoquant les lendemains de la liquidation du système esclavagiste,
Serge Patient avait déjà souligné l’originalité des karbé et la nécessité de valoriser cet habitat
(Patient, 1958 : 83) :
« Livrées à « elles-mêmes », les populations rurales furent effectivement amenées à inventer des solutions
originales aux problèmes qu'elles avaient à résoudre. L'architecture des carbets nous en donnerait, au besoin, une
preuve éclatante. Le paysan guyanais, ou si l'on préfère, le « Nèg-bitation », montre, dans la construction de sa
demeure, qu'il a eu l'intelligence du milieu dans lequel il vit. C'est ainsi qu'il s'assure l'isolement thermique par des
lattes de bambous tressées recouvertes d'argile. Et qu'on n'allègue pas ici l'empirisme des primitifs. Je dis que dans
cette forme d'habitat, comme d'ailleurs dans la langue creole, le mode d'exploitation collective des terres - le «
mayuri » ~ et plus généralement, dans le folklore guyanais, on peut aisément reconnaître l'embryon d'une forme
de civilisation originale dont le système colonial empêche le libre épanouissement. »

Patient se trompe sur l’origine du karbé, le nom étant d’origine tupi-guarani (le terme
mayuri, est lui aussi d’origine amérindienne). La pauvreté des travaux sur les architectures
guyanaises ne permet pas de déterminer les différences entre karbé amérindien et karbé créole,
que décèle l’auteur. Ce qu’il faut toutefois retenir dans l’observation de l’auteur, c’est l’idée
d’inventions de pratiques culturelles nouvelles in situ –il ne s’agit pas d’un continuum de faits
culturels africains – et de l’émergence de ce qu’il nomme, une « civilisation originale », ayant
plusieurs racines, où comme il l’a écrit ailleurs (voir mon premier texte, où je cite Serge Patient)
« la perpétuelle dialectique entre les éléments de notre multiple héritage ».
A l’aune de ce postulat, il n’est pas pertinent d’opposer les différentes architectures
créoles et guyanaises. La « maison créole » fait partie de notre héritage, elle est constituée de
matériaux locaux tels que les bois comme le Griffon, le Wacapou ou encore l’Angélique. Selon
Anthony Lordelot (2022 : 21) le climat local poussa « les architectes à avoir une approche
bioclimatique, car s’adapter à cet environnement et ce climat était une obligation ». Que ces
architectes aient été des colons « blancs » ne changent pas le fait que ces maisons furent bâties
par des mains non-blanches (des noirs et les différentes catégories métisses).
On ne saura peut-être jamais le degré de contribution de ces « subalternes » pour
reprendre la formule de Bhabha, à la création de ces habitats, en vertu de la nature de la
créolisation, qui ne peut être caractérisée sous l’unique prisme de relations verticales entre
maîtres et esclaves. D’ailleurs comme l’a montré Ivette Machado (2022) dans son étude sur la
période de l’occupation portugaise de 1809 à 1817, le chef-lieu est déjà à cette époque, une ville
métisse où un certain nombre de libres de couleur vivent dans un confort non-négligeable, y
compris les femmes, qui disposent de revenus les mettant à l’abri du besoin. La contribution de
cette catégorie de personnes – certes mise en infériorité sociale par rapport aux blancs – à
l’avènement des maisons créoles est sans aucun doute importante.
La théorie du continuum doit même être nuancée pour des populations ayant conservé
des traits culturels africains. Les populations noir-marrones furent influencées par la
technologie fluviale amérindienne et à partir de cette dernière créèrent leurs propres pirogues à
l’aide des outils du monde colonial. Les peuples amérindiens finirent par adopter cette nouvelle
technique de fabrication (Moomou, 2011 : 287).
Des phénomènes similaires se retrouvent ailleurs, notamment au Brésil, où des religions
fondées par des Noirs, comme le Santo Daime dans la région d’Acre, ou la Jurema sagrada du
Nordeste, fusionnent les pratiques chamaniques autour de l’ayahuasca et de la plante jurema,
avec les rites catholiques et africains.
Paul-Aimé William ne peut donc pas penser que la consommation de Wassai, ou pinot
(probablement, une appellation française) pourrait être chez les Créoles Guyanais,la
continuation de pratiques africaines, en affirmant que cette plante n’a fait que remplacer les
fruits de palmiers africains. On le voit avec le Wara, un fruit amazonien avec lequel les ancêtres
des Créoles Guyanais ont créé un plat unique, le Bouyon Wara, dont la préparation témoigne
de la fusion d’éléments africains et américains. Finalement, un plat qui n’est ni africain, ni
amérindien mais créole guyanais.

III) Considérations politiques

Le problème de nombreux Guyanais et particulièrement de ceux luttant pour


l’indépendance, se situe pour les uns dans une mauvaise appréhension de l’histoire de notre
pays, et pour les autres d’un refus d’admettre la réalité de cette histoire. Il en découle une
assimilation du cas guyanais, aux autres territoires dominés que ce soit les pays d’Afrique ou
l’espace Nord-Américain et son racisme systémique à l’égard des noirs-étasuniens. Et quelle
est cette réalité historique ?
La Guyane devient une colonie de citoyens français à partir de 1848, voire dès 1833,
avec la mise en place d'un jeu politique et l'extension de droits civiques et politiques à la classe
des libres de couleur, mulâtres comme noirs. Dès lors, cette colonie s'inscrit dans le champ
politique de la nation française. Un désir d’émancipation s’est exprimé en 1897, par les
républicains progressistes d’Henri Ursleur et leur projet d’autonomie coloniale. Bien que ce
dernier ait évoqué les différences de mœurs, parmi les justifications de la revendication
autonomiste, ce projet s’inscrit dans l’idéologie du progrès industriel, technocratique et
capitaliste, qui triomphe au XIXe siècle et la civilisation occidentale demeurait la référence
culturelle, chose normale pour ce temps.
La départementalisation arrive en 1946, et malgré les critiques émises par le duo
Jadfard/Damas, les deux hommes acceptèrent ce fait comme accomplis et nécessaires pour le
« développement » de la Guyane. On connaît la suite : émergence de la mouvance
anticolonialiste avec l’UEG/UPG, puis régionaliste avec Justin Catayée, qui contestent le statut
départemental, selon leurs cadres idéologiques respectifs. Mais les projets d’autonomie et
d’indépendance ne furent jamais populaires, comme l’a montré le referendum de 2010.
En somme nous n’avons pas affaire à un mode de domination coloniale binaire et
vertical, du colon/colonisé en Guyane – d’ailleurs les chercheurs remettent en question ce
schéma dualiste y compris dans les colonies de conquête du XIXème siècle –, contrairement à
ce qu’affirme les indépendantistes les plus radicaux, qui ont pour modèle la Décolonisation des
années 50/70.
Federica Morelli (2010 : 82) montre les limites des catégories post-coloniales dans
l’appréhension des rapports entre les Créoles Hispaniques et la puissance coloniale :

« De manière spécifique, le binaire conceptuel « colonisateur/colonisé », qui a caractérisé le débat


postcolonial, semble inadéquat pour comprendre la position cruciale et ambiguë des créoles hispano-américains à
l’intérieur de l’ordre géopolitique de l’impérialisme moderne. Souvent, la transposition de la théorie postcoloniale
sur les sociétés coloniales américaines a eu l’effet de mystifier les tendances anti-impériales des discours
essentiellement coloniaux »

Le sociologue porto-ricain Ramón Grosfoguel, l’une des figures du groupe


modernité/colonialité, que personne n’oserait qualifier de réactionnaire servant les intérêts
« colonialistes », (sa proximité avec le régime chaviste du Venezuela est connue et assumée par
Grosfoguel) fustige le binarisme et les fausses dichotomies de la mouvance indépendantiste
porto-ricaine. Dans un ouvrage collectif, réunissant des sociologues, historiens, et
anthropologues originaires de l’île, Grosfoguel appelle à un dépassement de la dichotomie
indépendantiste/colonialiste. Les analyses faites par ces chercheurs de « Boriqua » peuvent
faire l’objet d’un parallèle avec le cas Guyanais, tant les similitudes entre les deux territoires
sont nombreuses, ce qui démontre que nous vivons bien dans une société américaine.
Dans l’introduction, les auteurs observent que l’invasion étasunienne de cette colonie
espagnole dans le contexte de la Guerre Hispano-américaine (1898) fut acceptée par les classes
populaires de ce pays. Bien que la conquête nord-américaine fut le fruit de considérations
géostratégiques, elle se renforça d’une part, par le jeu du développementalisme, les « Gringos »
ayant industrialisé l’économie de l’île et d’autre part, au travers de l’attribution de droits
politiques et démocratiques aux habitants, le tout garanti par le statut particulier de Porto-Rico,
celui l’« d’Etat-Associé ».
Venons à l'article de Ramón Grosfoguel. C'est ici que l'on peut apprécier les
ressemblances entre Porto Rico et la Guyane. Pour cette figure des études décoloniales, les
anticolonialistes portoricains restent sourds aux raisons réelles du rejet de l'indépendance chez
les habitants de l’île (Grosfoguel,1997 :57) :

« Historiquement, les discours nationalistes ont avancé plusieurs explications pour expliquer l’échec du
mouvement indépendantiste. Certains discours affirment que les dirigeants colonialistes traditionnels ont
développé une campagne pour désinformer et instiller la peur de l’indépendance, certains blâment « l'ignorance »
du peuple portoricain, et d’autres encore pointent vers la colonisation culturelle / idéologique, ou l’assimilation
aux États-Unis comme coupable. Même si nous donnons à ces arguments le bénéfice du doute, l’échec du
mouvement indépendantiste ne peut se réduire à un problème d'aliénation » (traduction)

L’indépendance n’est nulle garantie de souveraineté, de justice sociale, d’équité et de


bien-être économique, dans un monde façonné par la mondialisation des biens et des
marchandises comme le démontre Grosfoguel (id, 80-81) :

« Sur les épaules de qui tomberaient les sacrifices nécessaires à la reconstruction économique d’un État
indépendant ? Quels salaires et traitements seraient réduits pour que les industries locales et transnationales
puissent soutenir la concurrence dans l’économie mondiale ? Qui serait touché par la réduction de l’aide de l’État
? Évidemment, le sacrifice ne sera pas fait par les avocats, les marchands, les médecins et les professeurs, à la tête
du mouvement indépendantiste, mais par les classes populaires. Le rejet de ce scénario implique-t-il une mentalité
« colonisée » ? […] Un État-nation portoricain indépendant devra paupériser sa population pour être compétitif
dans l’économie mondiale capitaliste, en réduisant le salaire minimum et les transferts gouvernementaux aux
individus, en se soumettant aux politiques néolibérales du Fonds monétaire International pour subventionner les
déficits commerciaux et de balance des paiements, et en réduisant les contrôles environnementaux. Ainsi, étant
donné l’impossibilité dans la conjoncture historique actuelle, d’offrir un projet pro-indépendance supérieur à celui
des autres options de statut à ce moment de l’histoire, les forces progressistes au sein du mouvement pro-
indépendance ont trois alternatives. Tout d’abord, elles peuvent continuer à soutenir le projet d’indépendance, tout
en parlant ouvertement aux gens des sacrifices nécessaires et des risques d’une transition vers un État indépendant.
Deuxièmement, elles peuvent abandonner le projet d'indépendance et soutenir l'une des deux possibilités de statut
restantes, en se soumettant à leur projet conservateur. Troisièmement, ils peuvent cesser de comprendre la question
du statut en termes essentialistes ou comme une « question de principe ». Au lieu de cela, le mouvement pourrait
lutter pour une « démocratisation de la démocratie » dans tous les domaines de la vie quotidienne, faire pression
sur les autres partis pour développer des programmes progressistes, et aborder pragmatiquement la question du
statut, en cherchant le meilleur (ou le moins pire) dans une optique sociale, écologiste et démocratique […] La
réification de la question de statut empêche l’émergence de politiques radicales alternatives. (traduction)

Ramón Grosfoguel renchérit dans Recolonization or Decolonization? (2008). Il estime


que la volonté d’intégration complète de Porto-Rico au sein de la nation étasunienne, dans le
cadre de la transformation de l’île en état fédéral à part entière, est l’option la plus souhaitable
dans une perspective « décoloniale ». En effet, pour lui, l’émergence d’une République
indépendante ne constituera qu’une entreprise néocoloniale, faisant le jeu des intérêts
impérialistes qui profiteront d’une main d’œuvre bon marché, mise à sa disposition par une élite
bourgeoise au pouvoir et qui obéira aux recommandations d’entités internationales comme le
FMI et la Banque Mondiale.
La transformation de Porto-Rico en état fédéral, peut s’avérer, selon lui propice dans le
contexte de la montée démographique de la population hispanique aux Etats-Unis. Un « état
fédéral portoricain radical » pourra s’avérer être un rouage important de subversion de
l’impérialisme (Grosfoguel,2008 : 4-5) :
« Dans ce scénario, avec d’autres intellectuels, j’ai soutenu depuis les années 1990 l’idée d’un "État radical"
comme projet politique s’inscrivant dans la lutte pour la décolonisation de l’empire (contre la suprématie blanche,
le patriarcat, l’impérialisme et le capitalisme) de l’intérieur, en alliance avec les minorités discriminées qui
constitueront une majorité démographique d’ici quelques décennies. La lutte pour l’égalité citoyenne pour les
Portoricains n’est pas seulement un mouvement des droits civiques, mais aussi une étape importante dans la bataille
pour la décolonisation de l’empire, à l’intérieur du "ventre de la bête" (comme dirait José Marti). L’incorporation
de Porto Rico en tant qu’état de l’Union représenterait un élément clé des luttes pour la décolonisation et la
transformation radicale de l’empire au 21ème siècle. Ce serait le premier État latino-américain dans un contexte
où les populations blanches anglo-américaines deviennent une minorité démographique dans leur propre pays […]
Dans leur rejet de la république néocoloniale associée ou indépendante et leur lutte pour l’égalité de la citoyenneté,
les Portoricains expriment un potentiel décolonial qui va dans une direction très différente de la tradition latino-
américaine consistant à assimiler la "décolonisation" à "l’indépendance." Les Portoricains sont très conscients des
limites coloniales de l’indépendance dans notre région. Il suffit de jeter un coup d’œil aux inégalités existant entre
les Caraïbes indépendantes et non dépendantes pour se faire une idée de la façon dont la république indépendante
néocoloniale est la pire forme de colonialisme à l’heure actuelle. »

Théotonio Dos Santos (1936-2018), l’un des pères de la « théorie de la


dépendance » identifie, parmi les causes de l’état de dépendance de l’ère latino-américaine, la
participation active et volontaire de pans entiers de ces sociétés dans la relation de la
dépendance (Dos Santos, 1969 : 64-65)
Un troisième aspect qui est essentiel pour la compréhension de la dépendance est celui qui se réfère à l'articulation
nécessaire entre les intérêts dominants dans les centres hégémoniques et les intérêts dominants dans les sociétés
dépendantes. La domination « externe » est impraticable par principe. La domination est possible seulement
lorsqu'elle trouve un appui dans les secteurs nationaux qui en tirent bénéfice. C'est pourquoi il est nécessaire de
rompre avec le concept d'aliénation qui a prétendu trouver dans nos élites une espèce d'annexation d'elles-mêmes
en regardant sa propre réalité avec les yeux d'une réalité d'autrui […]En montrant la correspondance nécessaire
entre les intérêts de la domination et les intérêts des « dominateurs dominés » (c'est de là que vient le caractère
spécifique des classes dominantes des pays dépendants), nous montrons que, malgré les conflits internes qui
existent entre ces intérêts dominants, ce sont des intérêts fondamentalement communs. Le concept d'aliénation
conduit à une falsification de la réalité et il devient nécessaire de le remplacer par le concept de « compromission
» entre les différents composants internationaux et nationaux de la situation de dépendance.

Mutatis mutandis, la question des rapports Guyane/ France pourrait être abordée sous
cet angle.
L’analyse de Grosfoguel sur Porto-Rico permet de comprendre que cette
« compromission » évoqué par Dos Santos (« collaboration » chez Ranajit Guha) s’étend sur
l’ensemble des couches de la population. Dans le cas guyanais, proche de « Boriqua », le
citoyen juge que l’intégration de la Guyane au sein de la nation française, lui garantit un cadre
de vie supérieur à celui des nations voisines. Ce sentiment est renforcé par la phénomène
migratoire : comme nous le savons tous, aujourd'hui les populations étrangères forment la
majorité des personnes vivantes en Guyane. L'impact du capitalisme néolibéral et des
indépendances non préparées sur le long terme ont ouvert la voie à des régimes politiques
corrompus ou tyranniques, tous ces facteurs-là, poussèrent ces personnes à migrer vers notre
pays, un département français leur offrant un cadre de vie, n'existant pas chez elles.
Il n’est dès lors, pas étonnant que l’idée de l’accession de la Guyane à l’indépendance
soit fortement décrédibilisée. Grosfoguel observe un rejet similaire sur son île, car « l’extension
des droits démocratiques à la colonie, priva les nationalistes d’un soutien des classes ouvrières
à l’idée d’indépendance » (Grosfoguel,1997 :63). Même en Europe, les Ecossais rejetèrent
l’indépendance en 2014, en raison des menaces pesant sur leur modèle social.
Il y a donc lieu de comprendre, que le désir de rester au sein de la « République » n’est
pas le fruit de l’aliénation, ou « du complexe de Stocklhom », une théorie que les spécialistes
considèrent d’ailleurs, comme peu crédible.
En somme, les anticolonialistes guyanais saisissent mal le poids de l’histoire post-
esclavagiste, qui a vu l’émergence d’un pouvoir local, intégré dans la modernité occidentale,
avec tout ce que cela implique comme représentations et paradigmes.
Il y a aussi chez ces derniers une lecture non-partiale du concept de « décolonisation »,
qui est traduit comme l’accession à l’indépendance. Ce n’est pas la définition donnée par
l’ONU. Selon la résolution 1541 (XV) de l’Assemblée générale, adoptée en 1960, un territoire
est considéré comme pleinement autonome quand il est : a) devenu État indépendant et
souverain ; b) s’est librement associé à un État indépendant ; c) s’est intégré à un État souverain.
La quatrième partie de ma réflexion sur la question créole intitulée « De la nécessité
d’un pouvoir organiciste guyanais » s’inscrit dans une démarche analogue à celle de Grosfoguel
(je ne partage pas forcément la vision du monde de ce dernier). Il s’agit de liquider le système
politico-électoraliste mis en place en 1849, soit six mois après l’abolition de l’esclavage. C’est
un système parasitique où l’acte de vote constitue un système de potlatch abâtardi, où l’acteur
politique obtient des suffrages en échange de « dons » pouvant prendre des formes multiples,
telles les promesses d’emplois et autres faveurs que l’on connait tous… Certains électeurs
prennent eux-mêmes l’initiative d’engager cette relation de clientèle.
Il est capital de créer une gestion des affaires de la cité servant les intérêts des Guyanais
et élevant la personnalité guyanaise. Le système actuel est en dernière instance, la plus grande
menace à la survie du peuple, et ni l’autonomie développementaliste, ni l’indépendantisme
utopiste ne constituent des alternatives à même de répondre à ce défi.

Boris Lama
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