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DE L’ALTÉRITÉ DANS LE ROMAN AFRICAIN

PAR

JOHN WALTER MAURY

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Graduate Department of French
University of Toronto

© Copyright by John Walter Maury 2001

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DE L’ALTÉRITÉ DANS LE ROMAN AFRICAIN

Doctor of Philosophy, 2001

John W. Maury

Graduate Department of French


University of Toronto

Nous nous proposons dans ce travail d’étudier l’altérité dans le roman africain en

examinant principalement le personnage et les institutions de l’Autre.

S’il est vrai que le personnage de l’Autre dans le texte demeure une figure

construite par une instance narrative, force est de constater que cet Autre dans le contexte

africain s’est formé essentiellement à partir d’une situation bien définie, à savoir

l’esclavage et la colonisation. Avant de considérer le discours romanesque proprement

dit, nous avons décidé de souligner la situation socio-historique qui l’a créé. Cette

approche à la fois globalisante et génétique veut comprendre les conditions qui ont

influencé, voire déterminé le discours romanesque en Afrique.

Alors que la vision ethnocentrique du monde a toujours essentialisé l’Autre comme

étant principalement “non-européen et non-blanc”, notre objectif est d’exposer la vision

autre de l’Autre. Ce travail veut donc combler le manque d’études systématiques sur la

question de l’altérité à partir d’une perspective autre qu’européenne. Ainsi, en nous

appuyant sur des romans africains, nous tenterons de dégager une synthèse du discours

des romanciers sur cette question.

En exploitant trois personnages archétypaux de l’Autre - l’enfant, l’épouse

blanche, le missionnaire - et trois institutions fondamentales - l’école, l’Église, la ville -

nous démontrons comment l’altérité dans le roman africain est construite dans une

dialectique du colonisateur/colonisé et du dominant/dominé. Une telle théorisation est

ii

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évidente dans les oeuvres de Mongo Beti, Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane, Albert

Memmi, V. Y. Mudimbé, Ferdinand Oyono, Ousmane Sembène et Aminata Sow Fall

qui constituent le noyau de notre corpus.

iii

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REMERCIEMENTS

Je tiens à l’honneur d’avoir été dirigé dans l’élaboration de cette thèse par le

professeur Frederick Case. Travailleur infatigable et généreux, il m’a apporté ses

réflexions pertinentes pendant toute la durée de ce travail. Son expertise reconnue dans

le domaine de la littérature africaine et antillaise m’a efficacement guidé dans mon étude.

Je remercie aussi très chaleureusement les deux autres membres de mon comité:

le professeur Parth Bhatt et le professeur Janet Paterson pour leur confiance et pour les

précieux conseils qu’ils m’ont dispensés tout au long de la rédaction de cette thèse.

J’ai beaucoup apprécié la contribution de Joyce Leung pour avoir patiemment lu

les ébauches de ce travail.

Enfin un grand merci à Linda Lamisong, Monique Lecerf et Marjorie Rolando

qui ont soutenu mes efforts durant toutes ces années.

J’aimerais dédier ce travail à Mina, Nabeel et Kamyla dont l’appui et la patience

m’ont été inestimables durant mes études.

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TABLE DES MATIÈRES

Page

INTRODUCTION........................................................................................... 1
CHAPITRE 1 : Les champs d ’investigation de Valtérité 11
Quelques considérations générales 19
Considérations théoriques de l’altérité 21
CHAPITRE 2 : Évolution du roman et évaluation de la critique 59
Prétexte et texte africains: les premiers lieux de l’altérité
Le roman en Afrique: produit de l’Autre 61
L’école coloniale: lieu d’apprentissage de la langue française 70
Écrire en langue étrangère.................................................................. 75
Approche généralisante de l’Europe envers la culture africaine 79
Évaluation de la critique du roman en Afrique 84
Critique envers les premiers africains 90
Évaluation des oeuvres africaines en fonction des canons étrangers
CHAPITRE 3 : Les micro-considérations de l ’altérité 122
Le personnage de l’Autre et l’altérité
L’enfant 131
L’épouse blanche 158
L’archétype du missionnaire et du prêtre africain 184
CHAPITRE 4: Les macro-considérations de l ’altérité 214
Les institutions
L’école 219
L’Église et la mission 235
La ville 252
CHAPITRE 5: Quelques jalons du postcolonialisme 273
L’Occidentalisme 275
L’Entre-deux 279
La parole de l’Autre 286

Perspective postcoloniale 288

Limites de la théorie postcoloniale 297

CONCLUSION 312

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1

INTRODUCTION

C’est parler d’évidence que de dire que l’altérité, sous une forme ou une autre, a toujours

occupé l’imaginaire et l’imagination de l’être. Cette réflexion n’apparaît pas tout

simplement en philosophie mais dans presque toutes les disciplines. Or, le contexte

présent du monde, caractérisé principalement par les phénomènes de mondialisation et de

migrations massives, a largement contribué à attiser le débat. L’Autre imaginé est devenu

plus proche. On le rencontre plus souvent. Qui est l’Autre? Comment dois-je me

comporter devant lui?

Alors que la vision ethnocentrique du monde a toujours essentialisé l’Autre comme étant

principalement “non-européen et non-blanc”, notre objectif dans cette thèse est d’exposer

la vision autre de l’Autre. Ce travail veut donc combler le manque d’études systématiques

sur la question de l’altérité à partir d’une perspective autre qu’européenne. Ainsi, en nous

appuyant sur des romans africains, nous tenterons de dégager une synthèse du discours

des romanciers sur cette question. Comment le romancier africain voit-il l’Autre? La

vision ethnocentrique du monde cèdera-t-elle la place à une vision afrocentrique où

l’Autre est l’Européen et le Blanc?

Le Corpus:

Notre corpus comprend essentiellement des oeuvres de certains auteurs africains qui sont

de cultures et de religions différentes. À titre d’exemple, Aminata Sow Fall et Ousmane

Sembène sont de culture musulmane, Mongo Beti est catholique et Albert Memmi est de

culture juive-berbère. Compte tenu de la complexité de cette problématique, nous

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voulons voir si les différences culturelles des romanciers influent sur la vision et la mise

en discours de l’altérité dans leurs oeuvres.

Les travaux d’Eric Landowski1 démontrent que l’altérité dans le texte littéraire est une

construction érigée par des moyens discursifs. Autrement dit, il serait erroné pour un

lecteur de considérer à priori, un personnage tel que l’étranger, le mendiant ou le fou - est

nécessairement un personnage de l’Autre. Pour l’auteur, le lecteur doit dégager les

signes disséminés dans le texte pour pouvoir conclure qu’un personnage est marqué par

l’altérité, pour le désigner comme Autre. Or, nous avons voulu nous situer avant le stade

d’examen de Landowski. Avant de considérer le discours romanesque proprement dit,

nous avons décidé de souligner la situation socio-historique qui l’a créé. Cette approche

à la fois globalisante et génétique veut comprendre les conditions qui ont influencé, voire

déterminé le discours romanesque en Afrique. Nous nous sommes donc situés au stade de

pré-construction. Il s’agit pour nous de mettre en relief les éléments clés qui ont défini le

climat intellectuel et littéraire de l’époque. Un premier constat: ‘l’altérité externe’ du

romancier africain et de son oeuvre sert de “pré-texte” à l’altérité interne du texte.

Comment parler du “personnage de l’Autre”, si on ignore que le roman africain est un

genre littéraire qui a été importé en Afrique à la suite de la colonisation, que le roman

témoigne de la transformation de l’oralité à l’écrit, que le romancier de par sa culture est

considéré lui-même comme Autre? Tout porte à croire que le contexte socio-historique

de la colonisation a largement contribué à la vision que les romanciers africains

présentent de l’Autre. “Le contexte colonial” utilisé à maintes reprises dans notre thèse

1 Eric Landowski, “Formes de l ’altérité et formes de vie”, Recherches Sémiotiques/Semiotic Inquiry,


volume 13, numéros 1-2, 1993, 69-93.

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renvoie non seulement à l’époque coloniale mais à toute allusion implicite à la

colonisation. Rien ne peut mieux illustrer ceci que certains romans de Sembène où le

colonisateur européen est absent. Cependant, le discours du personnage principal et ses

comportements démontrent clairement qu’en adoptant les manières du colonisateur, il se

met en marge de la communauté.

Notre étude est divisée en cinq chapitres. Dans le premier chapitre, “Champs

d’investigation de l’altérité” nous insistons sur les rapports que l’Afrique a tenus avec

l’Europe et le rôle que ceux-ci ont joué dans la conceptualisation même de l’altérité et de

l’Autre. Il est raisonnable de postuler qu’il existe un lien important entre colonisation et

altérité. Cela posé, nous voyons que la présence du colonisateur dans l’univers africain a

neutralisé toutes les distinctions que les Africains établissaient entre eux. Le colonisateur

ne tenait pas compte des différences entre les clans, les tribus, les enfants et les vieux, les

chefs et la population en général. Il n’existait que deux catégories de personnes:

colonisateurs et colonisés, Blancs et Noirs. Par les valeurs que le colonisateur incarnait, à

savoir, sa langue, l’utilisation abondante de l’écrit, la méfiance de l’oral et le rejet total de

tout ce qui est africain, le colonisateur s’est déclaré Autre et voulait qu’il soit ainsi

considéré par les habitants. En réfléchissant aux méthodes les plus pertinentes pour

aborder cette problématique dans le contexte du roman, nous sommes arrivés à la

conclusion qu’il fallait choisir des auteurs, penseurs et théoriciens qui ont axé leurs

analyses sur la situation locale. En orientant notre travail dans cette perspective, nous

avons voulu démontrer que la notion de l’Autre telle qu’elle apparaît dans les textes

africains, est ancrée dans le système colonial. À cet égard, on observe qu’à travers les

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écrits théoriques d’Albert Memmi, de Mudimbe et de Frantz Fanon pour ne mentionner

que trois auteurs, l’imaginaire collectif est nourri de schèmes coloniaux. Il résulte donc

nettement de leurs réflexions que quiconque entend étudier l’Autre dans le contexte

africain doit nécessairement tenir compte des structures mises en place par le système

colonial. Ces structures sont à la fois physiques - par exemple, les systèmes

administratifs - mais surtout mentales, telles que les croyances ou idéologies qui sont à la

base des comportements et des discours.

Afin de cerner le concept de l’altérité dans les textes littéraires, nous avons exploité la

notion du “personnage de l’Autre” tel qu’il est utilisé par Eric Landowski. La

multidimensionnalité de l’altérité est actualisée par le personnage de l’Autre dans ses

rapports avec le groupe de référence. Par sa parole et son comportement, le personnage

de l’Autre rend visible l’altérité. Selon le théoricien, la différence n’est pas synonyme

d’altérité. L ’altérité est perçue seulement quand la différence est actualisée. Cette

‘visibilisation’ ou sémantisation de la différence est donc le fondement de l’altérité:

Les différences pertinentes, celles sur la base desquelles se cristallisent les véritables

sentiments identitaires, ne sont jamais entièrement tracées d’avance: elles n’existent

que dans la mesure où les sujets les construisent et que sous la forme qu’ils leur

donnent.2

S’il est vrai qu’un texte romanesque peut construire différents genres d’altérité et qu’elles

ne sont pas fixées à priori, pourtant, à bien des égards, l’univers romanesque africain

semble diviser par une vision binaire de dominés/dominants, colonisés/colonisateurs et

2 Eric Landowski, Présences de l ’autre. Paris: Presses Universitaires de France, Paris, 1997, 25.

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Blancs/Noirs. Ainsi notre tâche est de tenter de réconcilier ces deux perspectives qui

semblent divergentes à première vue.

Le deuxième chapitre propose d’analyser deux importants “personnages” de l’Autre de

l’univers romanesque: l’écrivain et le critique littéraire. En retraçant les moments forts

du roman, nous soulignons comment le romancier lui-même peut être considéré comme

Autre. En effet, de par les rapports étroits qui le liaient au colonisateur, le romancier

“transformait” la société africaine de l’oralité à l’écrit. Dans un deuxième temps, nous

étudions la contribution du critique littéraire, surtout à ses débuts, au développement du

roman. Suivant le raisonnement précédent concernant le romancier, nous postulons que le

critique littéraire était également Autre. Cette partie de notre étude essaie de reconstruire

la naissance et l’évolution de genre “roman” en Afrique tout en illustrant comment ces

“personnages autres” ont été ‘inventés’ par le colonisateur. En nous appuyant sur divers

textes, nous démontrons que l’acte d’écrire un roman dans une société qui jusqu’ici a été

de tradition orale - constitue un processus d’altérisation. Autrement dit, l’écriture

romanesque pour les premiers romanciers était la preuve irréfutable de l’assimilation et

de l’acculturation. Selon ce même point de vue, aux yeux des colonisateurs, le roman

devenait le symbole par excellence de la réussite de l’aventure coloniale: les colonisés

pouvaient écrire comme des Français. Retraçant les moments forts de la critique littéraire

depuis la colonisation jusqu'aujourd’hui, nous examinerons le rôle amplificateur des

critiques littéraires et des universitaires africains dans leur but d’africaniser3 cette

discipline en s’éloignant du parrainage et du paternalisme européen.

3 R. Chemain and A. Chemain-Degrange, Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine.


Paris: Présence Africaine, 1979, 8.

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Avec les indépendances, on note la transformation du roman et de la critique. Cette

dernière a largement contribué a transformer le roman en un des principaux véhicules de

la contestation et de la revendication. Qui plus est, la prise en charge de la critique

littéraire par l’élite africaine a permis au lecteur de découvrir le réseau pluriel de textes

précédants et les discours environnants dont le texte romanesque est issu. C’est ainsi

qu’on peut mesurer la contribution de la critique par des Africains dans la formulation

implicite d’un système axiologique déterminé pour juger l’oeuvre en question. Ceci a

largement contribué à pousser les critiques à rejeter la vision eurocentrique au profit

d’une approche qui privilégie l’apport des réseaux interdisciplinaires qui sont implicites à

l’art africain.

Le chapitre trois est axé sur le personnage de l’Autre. De loin le plus long chapitre de

notre travail, “les micro-considérations de l’altérité” examinent les principales formes

que prend l’altérité chez le personnage romanesque. Tout écart est facilement repérable

entre le “groupe de référence” - et le personnage de l’Autre. L’exclusion est la marque la

plus manifeste de l’aspect “Autre”. Bien que nous ne puissions pas traiter tous les

personnages archétypaux “Autres” du roman qui sont exclus par le “groupe de

référence”, nous avons décidé d’en exploiter trois: l’enfant, l’épouse blanche et le

missionnaire.

Les personnages-enfants occupent une place importante dans le roman africain. En

s’opposant aux adultes qui constituent le groupe de référence, les enfants représentent

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un entre-deux, une double culture. Ils partagent souvent une vision qui se compose de

deux manières d’être, deux sensibilités - les valeurs occidentales et le monde traditionnel.

Constamment en mouvance, Camara dans L ’enfant noir4 est comme tiraillé entre les

“lieux africains”, plus particulièrement, la forge de son père et les lieux étrangers -

l’école et la ville.

Une autre figure de l’altérité qu’on retrouve souvent est celle de l’épouse blanche.

Généralement jeune et belle, elle est celle que le colonisateur ou l’Africain ramène au

pays. Dans le premier cas, elle est là pour accompagner son mari qui a une position

importante dans l’administration coloniale. Sans enfants et sans aucune responsabilité

professionnelle, son rôle est de servir son mari. Qui plus est, son incapacité de

comprendre ou de parler la langue du pays la met en marge de la société. Son mépris

pour tout ce qui est local, la pousse à se réfugier mentalement dans une France mythique.

Dans le deuxième cas, à savoir, l’épouse que l’Africain ramène au pays, la jeune femme

blanche refuse tout compromis. On a l’impression que cette attitude est dictée par une

certaine ontologie culturelle. Incapable de s’adapter aux mœurs locales, l’épouse mène

une vie de tensions. Son but premier est de repartir en métropole auprès de ses parents et

amis.

Le missionnaire et les prêtres africains sont ceux qui incarnent l’altérité de la façon la

plus marquée. D ’emblée soulignons que le prêtre africain est missionnaire en Afrique. Sa

mission est la même que celle du prêtre blanc qui arrive en Afrique pour transformer la

communauté selon l’Évangile. En effet, sa vision du monde dans le présent ainsi que

4 Camara Laye, L'enfant Noir. Paris: Pion, 1953.

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l’avenir dans l’au-delà s’opposent aux croyances traditionnelles et le rôle des ancêtres

dans les affaires quotidiennes des vivants.

Cependant 1‘altérité se manifeste de façon plus violente dans la confrontation entre

l’individu et les institutions. Il faudrait voir derrière l’institution un appareil colonial qui

ne reconnaît pas les structures qui étaient déjà en place à l’arrivée des Européens. Les

nouvelles institutions mènent ainsi une action commune en vue d’imposer des modes de

comportement sur la communauté. Dans les ‘macro-considérations de l’altérité’, nous

étudierons aussi trois motifs institutionnels les plus communs dans le roman africain:

l’école, la mission ou l’Église et la ville africaine. Telle que soulignée dans la partie

consacrée à l’enfant, l’école représente une institution clé dans la vie et l’avenir de

l’Afrique. Souvent perçue comme “l’école étrangère” ou “l’école des Blancs”,

l’institution est calquée sur le système européen, voire français. Le modèle

d’enseignement ainsi que les matières enseignées visent l’assimilation de l’enfant

africain. Ce dernier, coupé de sa grande famille abandonne les rites d’initiation

millénaires au profit de la “modernité” Dans cette même optique, l’école pousse l’enfant

à quitter son village pour s’établir d’abord en ville, puis en France.

Dans un nombre important de romans africains, la mission ou l’Église catholique

représente non seulement l’Occident chrétien mais une menace réelle pour la société

africaine et ses religions ancestrales. L’ultime mission de l’Église - la conversion des

Africains en catholiques - illustre l’attitude des Européens. La conversion - “le fait de

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passer d’une croyance considérée comme fausse à la vérité présumée”5 - démontre bien

l’écart qui existe entre l’Église et la communauté locale. Dans les analyses textuelles

détaillées, nous verrons comment par son comportement et son discours, l’Église prône

une conception du monde contraire à celle de l’Afrique.

Dans la dernière partie de ce chapitre, nous traiterons la ville comme une institution

‘autre’. S’il est vrai que la ville africaine a préexisté à la colonisation, il faudrait quand

même souligner qu’elle a été transformée radicalement par l’administration étrangère.

Symbole d’un réseau de forces coloniales qui contrôlent l’économie et la politique locale,

la ville est un espace étranger pour la plupart des personnages. Le départ de ces derniers

pour la ville est souvent un signe précurseur qui signifie l’éloignement de la communauté

et des valeurs africaines. Pour ceux qui y sont depuis longtemps, il n’est pas difficile de

constater le changement qui s’est opéré en eux. Poussés par l’individualisme, ils n ’ont

aucun égard pour leur communauté, surtout pour les nouveaux arrivants du village qui

ont besoin de leurs services.

On pourrait s’étonner de notre décision de consacrer le dernier chapitre de notre travail à

la théorie littéraire. Ceci fait suite aux difficultés d’appliquer une théorie littéraire à

l’analyse de romans africains. Par la force même des choses, on constate d’une part que

l’émergence du roman en Afrique a été causée par la colonisation. D ’autre part, son

itinéraire est marqué par la lutte contre les forces coloniales et néo-coloniales. Il est donc

nécessaire d ’évoquer un problème théorique et méthodologique: comment appliquer des

5 Dictionnaire alphabétique analogique de langue française.

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grilles de lecture et d’interprétations textuelles qui ne reconnaissent pas ces facteurs dans

la compréhension du texte africain?

Ce n’est que de façon rétrospective que nous avons entrepris de considérer l’approche

post-coloniale. Comment écrire une telle thèse et passer sous silence les bouleversements

que provoquent cette nouvelle critique et ce, surtout en raison de son impact sur les

littératures francophones en général? En effet, en dépit de ses balbutiements et de ses

contradictions, le post-colonialisme offre quelques pistes de lecture et d’analyse pour

aborder le roman africain. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on pourrait l’appliquer

dans sa totalité aux oeuvres romanesques. En reconnaissant le fait colonial et postulant

que le discours africain doit être considéré comme ‘autre’ et ‘subalterne’, le post­

colonialisme propose suffisamment d’éléments pour saisir le concept de l’altérité telle

qu’elle se dégage dans le roman. Puisque le sujet du roman africain est essentiellement

1’altérité, il importe de trouver un outillage qui nous permet de le saisir. En faisant un bref

tour des diverses voix dans le post-colonialisme, notre optique est de considérer quelques

pistes de lecture que cette approche propose.

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CHAPITRE 1

Les champs d’investigation de l’altérité

L ’étude de la problématique de l’altérité dans le roman africain soulève d’emblée un

problème: quelle est la définition de l’altérité que nous adopterons pour notre travail?

L ’importance de préciser notre position initiale réside davantage dans le besoin de

délimiter notre travail que celui de fournir une piste opératoire afin d’échapper à la

confusion qui entoure le terme. Ce n’est certes pas par coïncidence que l’altérité, l’Autre,

l’étranger et l’étrangeté sont devenus des sujets à la mode vers la fin du dernier millénaire

et au début du nouveau. Pour des raisons qui tiennent d’une part à la colonisation, à

l’indépendance des colonies, aux migrations massives post-coloniales, et aux

phénomènes de mondialisation, le contexte africain est un champ fécond pour la

recherche sur ce sujet.

Notre but est d’analyser les principales figures qu’assument le personnage de l’Autre

dans des romans africains de quelques écrivains qui, à première vue, ne partagent pas les

mêmes racines culturelles, religieuses, ethniques. Peut-on rapprocher Ousmane Sembène

et Cheikh Hamidou Kane, auteurs musulmans sénégalais, d’Albert Memmi Juif tunisien

de tradition berbère? En quoi la perception de l’altérité d’Aminata Sow Fall de tradition

musulmane est-elle différente d’un “auteur catholique” tel que Ferdinand Oyono ou d’un

ancien séminariste tel que V.Y. Mudimbe? Notre sélection d’œuvres a été dictée en

fonction non seulement des motifs qu’elles contiennent mais aussi en raison de leur

‘place’ dans la littérature africaine. Par exemple, alors que L ’enfant noir et L'aventure

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ambiguë1 sont considérés comme des classiques de la littérature africaine, Entre les eaux2

et L ’appel des arènes3 représentent la nouvelle génération d ’écrivains.

L’hypothèse principale avancée est que la problématique de 1’altérité telle que perçue et

représentée dans le roman africain emprunte certaines figures facilement reconnaissables

en dépit des différences fondamentales qui semblent distinguer les romanciers et

romancières. Vu que la colonisation/décolonisation fournit un tissu social à partir duquel

l’identification psychique s’est faite et se fait encore, la notion de l’altérité est une

tentative à la fois de comprendre, d’expliquer et d’interpréter la profonde crise identitaire

que traverse l’Afrique. Si l’effacement des frontières culturelles et nationales est rendu

plus subtil dans le contexte de la globalisation, nous assistons, en contrepoint, à une

recherche d’essence et d’authenticité des cultures chez de nombreux peuples:

Today, culture is understood as a pastiche or a collage, as a hybrid or a creole form.

There is much rhetoric involved. Our search for purity, homogeneity and boundedness

of cultures is no longer appropriate although there is a deeper longing everywhere for

primordial meanings.4

La quête de valeurs authentiques par le personnage principal dans un monde marqué par

la crise représente souvent celle du romancier lui-même.

1 Cheikh Hamidou Kane, L ’aventure ambiguë. Paris: Julliard, 1970.


2 V. Y. Mudimbe, Entre les eaux. Paris: Présence Africaine, 1973.
3 Aminata Sow Fall, L'appel des arènes. Dakar: Nouvelles Editions Africaines, 1982
4 Jürg Wassmann, introduction to Pacific answers to Western Hegem ony- Cultural practices o f identity
Construction. Oxford: Berg, 1998, 1-34.

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Si le terme “altérité” est apparu en français vers 12705, ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il

devient usuel en philosophie. Aujourd’hui, l’altérité est devenue un terme polysémique

par excellence. En conséquence si les définitions n’empruntent pas des désignations

généralisantes, elles sont souvent arbitraires, superficielles ou incomplètes, exigeant des

précisions, des mises en garde, des exemples, des notes explicatives ou des références au

quotidien. Vu qu’il est impossible de trouver une définition qui puisse être valable pour

toutes les cultures, le concept doit être constamment ré-articulé en fonction des assises

culturelles, idéologiques ou religieuses. Ce qui pourrait paraître comme étant

naturellement “Autre” dans une culture donnée ne l’est pas nécessairement dans une

autre.

De par la pluralité de significations que l’altérité embrasse, nous nous demandons s’il est

possible, voire souhaitable d’imposer une définition à un concept qui par la force des

choses est si dynamique. Or, loin d’être de simples variantes qui relèvent des frontières

culturelles ou géographiques, la dynamique de 1’altérité telle qu’elle est ressentie et vécue

par l’Être doit tenir compte de l’environnement d’où elle est issue. Par exemple, il est peu

pratique ou même illogique de justifier une étude de 1’altérité d’un groupe ethnique ou

culturel donné en utilisant des critères appartenant à un groupe différent. Aussi, notre

travail sur cette problématique dans le contexte africain veut-il non seulement faire écho

à la pensée africaine telle qu’elle est articulée par les philosophes, théoriciens, critiques et

intellectuels de l’Afrique mais ce faisant, il veut tenir compte de la diversité ethnique du

continent et des rapports conflictuels qui y sont présents.

5 Françoise Mies, De l ’autre, essai de typologie. Namur: Presses Universitaires de Namur, 1994, 6.

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Il est certain que Paltérité n’est ni une spécificité africaine ni une caractéristique propre

aux oeuvres romanesque de ce continent. A notre avis, tout roman se construit à priori, à

partir d’une structure de l’altérité. Il est peu probable de concevoir une oeuvre où cette

structure ne soit pas présente sous une forme quelconque. Un personnage du récit - pas

nécessairement le personnage principal - doit représenter, des “valeurs contraires” à

celles du reste des personnages ou de quelques personnages. C’est cette confrontation de

valeurs, au moyen de “personnages interposés” qui agit comme mécanisme central qui

fait naître, nourrit, domine et résolve l’intrigue. En d’autres termes, cette structure

d’altérité détermine l’orientation du personnel romanesque. Pour emprunter la

terminologie de Hamon6, on pourrait parler de “l’effet- d’altérité.” En d’autres termes, le

personnage de l’Autre dans le roman est essentiellement un ensemble de signes — traits

psychologiques, physiques, ou des deux qui servent à le qualifier et à le distinguer des

autres personnages du cadre romanesque. S’il est assez aisé de déterminer quel

personnage recueille le plus grand nombre de traits distinctifs, il est particulièrement

intéressant de confronter ces données à celles qui se rapportent à l’équilibre axiologique

de l’œuvre.

Ce qui ressort de ces annotations c’est que le personnage de l’Autre serait celui qui en fin

de compte aurait recueilli le plus grand nombre de signes ou de caractéristiques

“contraires” — qui sont pertinents au déroulement de l’intrigue:

Sur le premier plan, le ‘Soi’ et son ‘Autre’ devraient être conçus comme deux

unités interchangeables qui se font place dans un rapport de symétrie et d’égalités

6 Philippe Hamon, Le personnel du roman: le système des personnages dans les Rougon M acquart d 'E mile
Zola. Genève: Droz, 1983, 9.

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parfaites étant donné que tout individu est Sujet à part entière, à part égale avec

l’Autre - son semblable (Landowski, “Formes”, 69-93).

En nous inspirant de Landowski, nous postulons que F altérité dans le texte n’est pas un

concept essentialiste mais plutôt une construction textuelle au moyen de procédés

discursifs. En d’autres termes, en prenant par exemple une oeuvre dans laquelle tous les

personnages, à l’exception d’un seul, appartiennent à une ethnie, cela ne signifie pas pour

autant qu’automatiquement le personnage de l’ethnie minoritaire est le personnage de

l’Autre. L’essence ethnique n’est en aucun cas nécessairement une marque d’altérité.

Cependant, il importe de bien comprendre la charnière axiologique autour de laquelle

pivote le discours romanesque. Le personnage “minoritaire” peut soit partager les mêmes

valeurs soit avoir plus en commun avec le groupe majoritaire qu’un des membres de la

majorité ethnique. Tout en reconnaissant le principe de la “construction de l’Autre” dans

l’écriture et la possibilité d’un renversement de rôles, nous avançons l’hypothèse selon

laquelle le concept de l’altérité dans la pensée africaine et dans le roman africain, doit

être interprété dans la reconstitution d’une dialectique de deux systèmes socio-historiques

et culturels où les oppositions binaires telles que Europe/Afrique, colonisateurs/colonisés,

civilisation/sauvagerie, dominateurs/dominés, Blancs/Noirs, pour n’en mentionner que

quelques unes, se sont transformées en conscience collective.

L ’ère coloniale a instauré chez les Africains une nouvelle vision du soi et de l’Autre. Se

remettre constamment en question, s’efforcer de se définir et de se redéfinir, telle semble

être la principale démarche des écrivains africains. C’est la raison pour laquelle leurs

oeuvres offrent un riche champ d’investigations aux chercheurs qui désirent appréhender

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leur vision générale de l’Autre. S’il est vrai que ces réflexions ne sont pas propres à

l’Afrique, néanmoins il faut admettre que la confrontation de cette dernière avec l’Autre,

a eu lieu dans des conditions singulières, comme l’attestent d’ailleurs les théoriciens dont

les travaux seront analysés ultérieurement. L’esclavage trans- Atlantique, suivi de la

colonisation ont tous deux redéfini les protagonistes, à savoir les esclaves et les maîtres,

les colonisés et les colonisateurs, les autochtones et les étrangers.

Le système de classement des êtres humains inhérent à la l’idéologie coloniale a

transformé profondément la conscience collective africaine. Ceci est évident dans les

thèmes de prédilection des romanciers africains dont les oeuvres abondent en réflexions

sur l’identité, l’altérité et à l’aliénation. L’oeuvre est souvent synonyme d’une quête

ontologique et personnelle où les principaux personnages sont appelés à s’identifier par

rapport aux choix qui leur sont présentés. A qui vont-ils accorder leur allégiance? Dans

ce processus, l’altérité devient un lieu d’ancrage privilégié qui permet au romancier, au

narrateur et au lecteur, de construire, de déconstruire et de reconstruire les personnages.

Par contre, pour ces derniers, c’est leur moment de décision soit pour dénoncer le monde

ou pour l’intégrer. Reste que l’appréhension de 1’altérité est mise en écriture

principalement à travers le personnage romanesque de l’Autre.

Le lien entre altérité et personnage de l’Autre se situe d’abord au niveau de la

représentation. Au sein de l’univers romanesque, le personnage de l’Autre représente -

rend présent - un monde qui co-existe à côté de l’univers dominant. Dans un premier

temps, il n’est qu’un intrus. Aussi, seulement deux rôles s’offrent-ils à lui: en tant

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qu’ambassadeur potentiel ayant le pouvoir de se faire accueillir et accepter par le groupe

dominant ou se faire expulser du groupe car il est une menace à l’ordre social.

L’intégration et l’expulsion demeurent les choix les plus évidents du personnage. Par

exemple, Marie dans Agar1, est incapable de laisser la vision et les valeurs occidentales

alors qu’elle vit en Tunisie. Dès son apparition dans le texte, elle refuse obstinément tout

compromis avec la tradition juive de son mari. Bien que le personnage de l’Autre

apparaisse sous une multitude de formes et de fonctions au milieu de cadres empruntés

aux situations les plus diverses, son appartenance est sans ambiguïtés dans le roman; le

lecteur reconnaît son camp. La notion de représentation sous-tend une autre - celle de la

compréhension:

In order to represent something, one has to comprehend it first and then endeavour to

express this understanding or explanation in words or some other medium8.

Or ce qui importe ici, ce n’est pas tout simplement ce que le personnage de l’Autre

représente dans l’univers romanesque mais aussi comment cette représentation est

accomplie; c’est-à-dire le genre de rapports qu’il entretient avec les autres personnages.

A bien des égards, l’univers romanesque semble divisé par une vision binaire de la

problématique des différences selon laquelle l’Autre défend avec assiduité et passion son

droit à la différence au milieu même d’un environnement qui lui est farouchement hostile.

Le lecteur a souvent l’impression qu’il n’assiste qu’à la dernière étape d’un drame

intérieur chez le personnage principal. Cette crise est vécue comme étant antérieure aux

premiers mots du roman. On est ainsi convié à penser que l’oeuvre propose en quelque

7 Albert Memmi, Agar. Chastel: Correa Buchet, 1955.

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sorte une réponse au désordre social et culturel. En guise d’illustration, la communauté se

rallie - explicitement et implicitement - autour du jeune Nalla dans les arènes tandis

qu’elle condamne Diattou, la mère, à quitter le village (Sow Fall, L'appel). A notre avis,

cette crise sociale est doublement étrangère: elle vient à la fois d’un ailleurs, et d’une

autre époque: de l’Europe et de l’ère coloniale/post-coloniale. En fait, pour l’Afrique, la

colonisation représente une période charnière où le continent était contraint à “vivre”

avec l’Autre et à vivre autrement. C’est à ce débordement des séquelles de la colonisation

qu’assiste le lecteur. L’identité - revers de la médaille de 1’altérité - est menacée quand

elle doit faire face à l’Autre.

Sous le dynamisme des échanges culturels, il est tout à fait naturel que l’altérité “risque

de se perdre souvent dans un halo de significations" (Mies, De l ’autre, 7). Le terme, pour

le moment, jouit d’un réseau sémantique très large et parfois contradictoire. A la lumière

de ces conjonctures, il est donc impératif de trouver une perspective qui nous permette

non seulement de déblayer le terrain afin d’écarter certaines considérations mais surtout

d’en souligner d’autres qui s’avéreront cruciales pour nos analyses textuelles à venir.

Quelques considérations générales:

Il n’est pas possible de parler d’altérité sans une comparaison quelconque avec un

individu, un groupe de référence ou une société. Aussi, la perception de l’altérité

8 Gerald C. Cupchik, “Compréhension and Représentation in Everyday and Aesthetic Life”, Recherches
Sémiotiques/Semiotic Inquiry, vol. 14, nos. 1-2, 1994, 111-124.

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découle-t-elle d’un positionnement d’un personnage, d’un observateur, d’un narrateur ...

etc., vis-à-vis de son sujet. Autrement dit, l’altérité n’existe pas en soi car ce qui se

manifeste d’abord, c’est l’identité - ces traits qui nous permettent de cerner

ontologiquement un individu. Or, dire que quelqu’un est “Autre” signifie qu’il extériorise

soit des comportements soit des discours qui révèlent un intérieur différent. Mais être

différent, c’est fonctionner “par rapport à”. “L ’Autre” est donc contraint à se mesurer

selon les traits d’un autre personnage ou des autres personnages. L ’opposition entre un

processus d’identification et une quête de 1’altérité est fondamentale. Dans le premier cas,

c’est:

[...] l’opération mentale ou le mouvement affectif par lesquels on s’efforce de

ramener ou de réduire l’altérité de l’autre à ses propres mesures, ou à ses propres

normes, ou à se glisser, si l’on peut dire , dans la “peau” ou l’identité de l’autre.9

Il s’agit d’une perspective d’analyse où il y a “[un] effort d’interprétation [où] les

ressemblances sont davantage mises en valeur que les différences” (Margolin, “La

dialectique”, 57-78). Porter la question du rapport entre positionnement et identité/altérité

met en évidence le mouvement, car s’identifier à quelqu’un c’est se rapprocher de lui

dans une tentative de le comprendre afin de partager sa perception du monde.

L’altérité est conçue avec une intention inconsciente ou délibérée de repousser ou

d’attirer l’individu, en privilégiant chez lui certains traits que le “positionné” ne partage

pas. L’altérité est d’abord le constat d’une distanciation. Il reste de ce qu’on fera de cette

distanciation. Dire que quelqu’un est “Autre”, c’est reconnaître que cette distanciation

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est problématique. Soit l’Autre est repoussé ou exclu, soit il est fêté et adopté - en raison

de son écart. Si cet écart est perçu comme infranchissable, l’Autre est banni, déclaré

“étranger” en le maintenant à distance:

Étranger et étrangeté sont liés, avec une volonté d’exclusion, née souvent de fantasmes

insurmontables (Margolin, “La dialectique”, 57-78).

A titre d’exemple, dans nos analyses ultérieures nous surveillerons le mouvement du

personnage de l’Autre dans l’espace du roman: comment l’exclusion sociale ou la

marginalisation d’un personnage est traduite par un interdit formel ou subtil de fréquenter

certains espaces.

L’altérité instaure un nouveau dynamisme dans le texte romanesque. Elle est de prime

abord fonctionnelle parce qu’elle se présente en horizon d’attente, en orientant le lecteur

dans son acte de lecture. Ce dernier doit, par conséquent, accorder une attention

particulière aux clins d’oeil du narrateur car le personnage de l’Autre a tendance à

imposer son rythme et sa vision du monde aux autres personnages en les mettant en

valeur au moyen de sa différence. En tant qu’ambassadeur ou missionnaire de ce monde

“autre”, ce personnage est minitieusement examiné et suivi par le narrateur, les autres

personnages et le lecteur. Sa contribution dans le roman - ou ailleurs - est majeure car il

est tantôt le déstablisateur de l’ordre social, tantôt le rassembleur des différentes factions

du groupe:

9 J. C. Margolin, “La dialectique du même et de l ’autre à la Renaissance: identification, exclusion,


différentiation”, L 'Etranger: identité et altérité au temps de la renaissance. Paris: Klincksieck, 1996,

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L’actualité, souvent tragique, ne cesse de prouver combien la recherche, l’affirmation

et la contestation de l’identité, tant individuelle que collective, est un puissant moteur

de l’histoire, et une force génératrice d’Art et de Littérature.10

Considérations théoriques de l’altérité:

Dans le contexte de notre travail, le choix de théoriciens est fondamental pour penser la

problématique de l’Autre selon une optique africaine. Tout en reconnaissant les

immenses contributions dans ce domaine de Heidegger, Levinas et de Ricoeur, pour n’en

mentionner que quelques-uns, nous avons cru bon de nous inspirer surtout de critiques et

de théoriciens qui ont réfléchi sur la question de l’hégémonie occidentale. A cette fin,

nous exploiterons les travaux de Frantz Fanon, V. Y. Mudimbé, Albert Memmi et

d’Edward Said.

Quelle que soit la diversité des ressources théoriques sur lesquelles nous comptons, il est

impossible de réfléchir à une telle intérrogation sans évoquer l’immense contribution de

Frantz Fanon. Effectivement, on peut affirmer que Fanon, considéré comme précurseur,

entre autres, de Mudimbé et de Said - a produit de nombreuses études approfondies sur

les rapports que l’Africain entretient avec l’Autre. Dans son analyse de la situation

économique, politique et culturelle de l’Afrique des années 50, Fanon accuse les

Européens d’avoir provoqué une crise dans les colonies et ex-colonies. S’il est vrai que

de nombreux auteurs se sont penchés sur les conséquences de la colonisation en Afrique,

la contribution de Fanon est très distincte dans la mesure où ses études abondent en

57-78.
10 Milagros Ezquerro, avant-propos à Identité et altérité. Caen: Presses Universitaires de Caen, 1994, 7—9.

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observations personnelles des comportements entre Noirs et Blancs. Ceux-ci sont surtout

analysés au moyen d’outils scientifiques empruntés tantôt à la psychologie et tantôt à la

psychanalyse. L ’originalité de Fanon réside dans le fait qu’il dépeint les rapports

problématiques entre Noirs et Blancs et les situe au niveau de l’inconscient.

De ces remarques préliminaires, découle une première perspective de l’analyse

fanonienne de la situation du colonisé: ce dernier a été dans son être affecté par le

colonialisme à un niveau bien plus profond qu’on avait jusque là admis: “l ’analyse que

nous entreprenons est psychologique.”11 La colonisation en Afrique n’implique certes

pas de changements effectués uniquement au niveau politique ou administratif des

collectivités: elle est ressentie de prime abord comme une menace à la santé psychique de

l’individu. On peut donc dire - tout comme la décolonisation qu’elle - “[...] ne passe

jamais inaperçue, car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être.”12

Quoique tout changement puisse être positif, neutre ou négatif, celui du Noir est perçu

comme étant totalement néfaste, ce qui implique une invitation au rejet. Qui plus est,

Fanon expose la société africaine sous “l’occupation étrangère” comme un continent

frappé par une épidémie, ce qui nécessite donc une intervention rapide. Dans un premier

temps, les écrits de Fanon sont destinés à provoquer une prise de conscience mondiale,

surtout en France où ses textes ont été d’abord publiés. Dans un deuxième temps, pour

“les souffrants” - les victimes - l’auteur tente de provoquer une crise de conscience:

11 Frantz Fanon, Peau Noire M asques Blancs. Paris: Seuil, 1952,28.


12 Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Paris: Maspéro, 1961, 33.

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Mon patient souffre d’un complexe d’infériorité. Sa structure psychique risque de se

dissoudre. Il s’agit de l’en préserver et, peu à peu, de le libérer de ce désir inconscient

(Fanon, Peau Noire, 80).

Si la question de l’aliénation du Noir a été longuement abordée par les intellectuels

africains, son traitement par Fanon se complexifie davantage :

[Fanon] place cette aliénation du Noir colonisé non seulement sur le terrain

économique, comme l’a fait Marx, mais encore sur le terrain psychologique...[elle]

n’est pas seulement déterminée par la société coloniale mais encore par

l’épidermisation du complexe d’infériorité.13

C’est ainsi que ceci nous conduit à une dimension du diagnostic fanonien: le

colonialisme est perçu et interprété comme étant foncièrement racialisé et généralisé.

Autrement dit, pour l’auteur, l’entreprise coloniale en dépit des variations dans ses

applications, des différences de modalités - de ses origines, britanniques ou françaises,

des pays affectés - qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Algérie du Sénégal ou de la

Martinique, dans son essence et ses conséquences sur les populations indigènes demeure

fondamentalement la même:

Très concrètement, l’Europe s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières

premières des pays coloniaux: Amérique latine, Chine, Afrique (Fanon, Damnés, 59).

On voit au terme de cette remarque que la notion d’altérité chez Fanon, s’articule en

fonction de colonisé et colonisateur. Ce dernier est l’antagoniste du premier. S’il est vrai

que l’auteur profère des critiques vis-à-vis de la nouvelle bourgeoisie indigène de la

13 Richard-Gérard Gambou, “Aliénation et désaliénation chez Fanon”, L'actualité de Frantz Fanon, Actes
du colloque de Brazzaville (12 -16 décembre 1984). Paris: Karthala, 1986, 107-112.

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décolonisation, cette dernière n’est pas la première visée. Peut-être qu’une telle approche

caractérise la méthodologie fanonienne de la réfléxion:

Cette démarche procède par dépassements successifs d’oppositions sans cesse

renouvelées: un problème une fois posé, une première réponse est apportée [...]

jusqu’à ce qu’apparaisse une contradiction.14

En faisant un retour en arrière vers l’Afrique pré-coloniale, on constate que le continent

n’était pas un monde homogène. Or, le processus de la colonisation a fait peu de cas des

distinctions, si majeures soient elles, entre les groupes, tribus, clans, et autres catégories.

Par exemple, les différences entre les diverses communautés telles que la langue du

milieu étaient ignorées. Nous assistons aussi pour ainsi dire à la même perspective chez

Fanon qui radicalise l’altérité africaine. De par la position qu’il adopte, Fanon refuse de

diagnostiquer “chaque” présence coloniale. Par contre, il répond par une vision

périphérique et transversale du continent africain où F altérité est essentiellement ce qui

sépare l’Africain de l’Européen. A l’issu de ce parcours global et enveloppant, il n’est pas

surprenant de noter un effet de durcissement des positions des protagonistes. Ils sont

représentés comme des êtres incapables de sortir de leurs catégories raciales respectives:

Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur (Fanon, Peau Noire,

27).

On peut reformuler cette proposition autrement en affirmant que l’histoire de la

colonisation ne permet pas de terrain d’entente, d’un juste milieu où ces deux catégories

puissent trouver un compromis. Cette impasse est motivée dans un premier temps par

une certaine conviction des colonisateurs que l’altérité du Noir est extrême:

14 Michel Giraud, “Théorie et pratique dans la pensée politique de Frantz Fanon”, L'actualité de Frantz
Fanon. 219—226.

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Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que l’homme

Noir n’est pas un homme (Fanon, Peau Noire, 26).

Cette perspective saisissante de l’Européen condamne l’Africain à intérioriser son

altérité, le forçant ainsi à se mouvoir dans une “zone de non-être, une région

extraordinairement stérile et aride” (Fanon, Peau Noire, 26).

S’il est vrai que l’oeuvre de Fanon est nourrie d’expériences personnelles et celles vécues

par d’autres Noirs, nous y retrouvons également de nombreuses références empruntées à

la littérature où il est question d’une dégradation systématique de la personne africaine.

Toute caractéristique du Noir est doublement négativisée et reformulée en termes d’un

manque. Ainsi, la tradition orale africaine est perçue comme une “absence d’écriture”.

Dans ce même ordre d’idées, les diverses manifestations religieuses ou croyances

indigènes sont vues comme le symbole de cultes diaboliques. Face à un tel

positionnement, tout signe d’altérité africaine est appréhendé comme une menace, et doit

être par conséquent, éliminé. Ce manque de re-connaissance que l’Européen éprouve

pour l’Africain ou l’Antillais est principalement fondé sur le dénominateur de la race.

Dans Les damnés de la terre, Fanon identifie dans des termes directs cet “Autre “ de

l’Africain; il s’agit de l’étranger occidental:

Aux colonies, l’étranger venu d’ailleurs s’est imposé à l’aide de ses canons et de ses

machines. En dépit de la domestication réussie, le colon reste toujours un étranger.

[...] l’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble

pas aux autochtones, “les autres” (Fanon, Damnés, 9).

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Cette définition de l’Autre par Fanon, démontre l’importance qu’il accorde à la

composante spatiale de l’altérité. Durant la colonisation, l’Européen est “Autre”, parce

qu’il provient d’un ailleurs, un espace non-africain. Il est indéniable que l’espace n ’est

jamais une catégorie neutre dans la littérature: en fait, le personnage est souvent porteur

des valeurs de l’espace qu’il est censé représenter. C’est la raison pour laquelle le

personnage de Tailleurs est reçu avec une certaine méfiance, voire avec beaucoup de

crainte par les gens locaux. Sous cette angle, nous pouvons dire que la thématique de la

migration dans le texte littéraire sert de prétexte au narrateur pour exposer Taltérité.

En général, les personnages d’un texte littéraire peuvent être répartis en fonction de leurs

liens à un certain espace romanesque. D’emblée nous retrouvons des personnages qui

sont en parfaite harmonie avec le milieu de l’espace romanesque dans lequel ils évoluent.

Issus de ce lieu, leurs gestes et leurs pensées semblent défendre le statut quo car ils se

sentent menacés par tout changement si minime soit- il. A l’opposé de cette première

catégorie, les voyageurs immigrants ou étrangers tout en étant physiquement présents

dans l’espace des premiers sont associés à un ailleurs auquel de nombreuses allusions

sont faites. Il s’agit souvent de personnages distincts dans la mesure où ils se font repérer

soit par leurs apparences, (traits physiques, mode vestimentaire, la langue parlée ) soit par

leurs traits psychologiques ou par leur manière d’être. Ils sont caractérisés par un certain

malaise, voire une gaucherie évidente. Dans la plupart des cas, à leurs premières

apparitions, le lecteur sait à quoi s’attendre. Dépassés, ces personnages “évoluent”

rarement dans l’oeuvre. Incapables d’interrompre le cours des événements, les étrangers

repartent chez eux. Chez Fanon, l’Autre, TÉtranger, le Blanc ou l’Européen sont

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synonymes et les termes sont utilisés de façon interchangeable. L ’étranger est tenu

totalement responsable de la situation économique, politique, et culturelle de l’Afrique.

Par son intervention esclavagiste et coloniale, il continue de provoquer l’aliénation du

Noir. Par conséquent, il doit repartir en Europe. Cette démarche n’est pas aussi simple

qu’il le paraît. En effet, cette situation n’est plus la même car la décolonisation est, pour

ainsi dire, un fait accompli pour les peuples africains. Or, si tel est le cas officiellement,

l’Afrique d’aujourd’hui continue à vivre les séquelles de la colonisation et de la

décolonisation. L’Europe continue de maintenir sa mainmise sur les ex-colonies sur tous

les plans. C’est ce constat qui a poussé Fanon à préconiser une lutte sur tous les fronts

contre l’infiltration européenne. Au demeurant, si la résistance européenne à une telle

action est tout à fait logique vu les intérêts qui découlent de sa présence en Afrique, les

autochtones doivent considérer toutes les mesures possibles - même la violence - pour

libérer l’Afrique.

Les damnés de la terre propose au lecteur une disposition spatiale issue de la rencontre

avec l’Autre. Si la forme évidente de l’espace envahi est celle de la séparation entre

indigènes et étrangers, il est, avant tout, question du contrôle spatial. Effectivement, c’est

le contrôle qu’ils détiennnent sur l’espace africain qui permet aux colonisateurs de le

diviser en zones noires et blanches. Un certain nombre d’indices nous laissent penser que

c’est l’entreprise coloniale qui fait naître et rend possible cette répartition géographique.

Qui plus est, la colonisation dans son inspiration et dans son accomplissement repose

essentiellement sur le contrôle de l’espace. Dans le contexte africain, la problématique de

1’altérité ne peut être séparée de la colonisation ou de la décolonisation, car par définition,

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elles sont liées toutes deux à la présence des Autres. En somme, colonisation et

esclavage constituent un processus “d’altérisation” au moyen duquel l’Africain devient

un “Autre”. Il faut dire que c’est l’altérité des peuples, d’abord par leur apparence

physique différente - couleur de la peau et physionomie, qui a servi de justification à la

colonisation. Dans les autres cas, on a plutôt parlé d’occupation et d’invasion étrangère.

En corollaire de la pratique coloniale réside un long parcours spatial par le colonisateur

afin de contrôler un espace étranger. La vision fanonienne de la colonisation, en tenant

compte de sa dimension historique est celle d’un univers activement spatialisé et coupé

en zones distinctes. Ces observations nous permettent de dire que pour Fanon, les

diverses subtilités impliquées, perçues ou ressenties dans l’Altérité sont exposées par

cette division de l’espace africain entre colonisateurs et colonisés. Les frontières sont

destinées à rappeler aux protagonistes qu’ils sont en fait “Autres” et que ce

cloisonnement physique n’est qu’un reflet des différences mentales et psychiques bien

plus importantes.

L’analyse par Fanon de l’altérité dans le contexte africain est aussi indissociable de la

dimension raciale. L’auteur établit à l’aide d’expériences personnelles et d’examens

psychologiques/psychiatriques de ses patients que chez le Blanc ou le Noir qui vit dans le

contexte de la colonisation, des frontières raciales et ontologiques existent au niveau de

l’Imaginaire. Les colonisateurs considèrent les colonisés comme “Autres”. Il convient de

souligner que cette altérité est perçue, vécue comme totalement inégalitaire. Le

colonisateur vit sa différence dans un complexe de supériorité tandis que le colonisé

éprouve son infériorité d’être aliéné:

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[...] l’indigène est déclaré imperméable à l’éthique; absence de valeurs mais aussi

négation de valeurs. Il est, osons l’avouer l’ennemi des valeurs (Fanon, Damnés, 10).

Cette problématique est appréhendée par le biais des espaces physiques de l’univers

colonial. Les espaces publics du monde colonial traduisent les caractéristiques tangibles

de la cohabitation de l’Afrique et de l’Europe. Il faut insister sur la dynamique de cette

cohabitation. Si celle-ci est possible dans de telles conditions, c’est que cette altérité est

sauvagement protégée par la mise en place de zones distinctes qui sont farouchement

gardées par les gendarmes. En fait, si le colonisateur a pu vivre en toute aise en Afrique,

c’est qu’il avait pu y établir des villes conformes à celles d’Europe. C’est dans ces villes

que chaque nouveau visiteur européen y était inséré à son arrivée en terre africaine. En

dépit de la proximité des quartiers d’exclusivité et d’hégémonie, le phénomène d ’échange

y est totalement absent. Par conséquent, le bazar ou le marché, lieux d’échange “où les

communautés s’y rencontrent et y rencontrent les étrangers venus du large” ne fait pas

partie du monde colonial. Il faudrait peut-être ajouter, que le marché ne signifie pas

uniquement l’échange de marchandises mais un processus où s’opère en même temps “le

négoce des marchandises et le négoce des identités.”15 Dans un certain sens, on peut dire

que l’étranger arrivant en Afrique n’éprouve aucun besoin de négocier son identité ou du

moins cette négociation a été très brève. L ’absence d’échanges commerciaux entre

Blancs et Noirs du monde colonial signifie entre autres la rigidité des rapports qui

unissent ces derniers car “entrer en négociation, c’est prendre un risque, risque de

15 Georges Matoré, L ’espace humain: l ’expression de l'espace dans la vie, la pensée et l'art
contemporains. Paris: Colombe, 1962, 52.

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désaccord, de rupture offensante.”16 Nul doute que toute négociation est d’abord fondée

sur la légitimité des partenaires. Or, vu que la colonisation est en elle-même illégitime sur

tous les plans, elle entrave sérieusement le processus de l’échange. L ’Européen qui a

envahi les pays africains en quête de ressources et de matières premières doit

nécessairement évoluer aux confins de sa communauté dans “sa” propriété protégée par

des fils de fer barbelés. Chez les dominés, nous assistons à une démarche contraire:

vouloir à tout prix transgresser les frontières physiques et psychologiques qui les

enferment. Dans un premier temps, le Noir envie le Blanc, son mode de vie et sa ville

“repue, paresseuse, son ventre plein de bonnes choses à l’état permanent” (Fanon,

Damnés, 2). Cependant ce mouvement vers l’intégration est aussitôt repoussé par les

colonisateurs, car pour eux, l’identité ne repose pas sur l’avoir ou le faire mais plutôt sur

la race. De la même façon, l’altérité engendrée par la colonisation est “essentialiste”.

Face à une telle position, en l’absence de toute négociation identitaire, les Noirs

réagissent en voulant “ coûte que coûte prouver au monde blanc, l’existence d’une

civilisation nègre” (Fanon, Peau Noire, 47). Il est incontestable que l’écriture du roman

africain peut être classée dans cet encadrement d’où cette obsession qu’on y trouve

avec la problématique du personnage de l’Autre et son univers dichotomique. C’est ce

que nous retrouvons chez Albert Memmi.

L’effet de contexte est un fait indéniable de la littérature africaine. Un simple examen des

titres de romans nous met sur la piste de la préoccupation identitaire des écrivains. Une

telle posture s’inspire, à notre avis, de cet impératif du devoir de la définition de soi dans

16 Jean Métrai, “Réflexions sur le cosmopolitisme des villes de la Méditerranée orientale 1850-1950”,
Chypre, hier et aujourd’hui entre Orient et Occident, Actes de Colloque tenu à Nicosie 1994, Université de

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un univers hostile, particulièrement au niveau culturel vis-à-vis de tout ce qui n’est pas

européen. Ce thème est évident dans les ouvrages d’Albert Memmi. Afin de ne pas laisser

d’ambiguités dans ses propos, Memmi rejoint Fanon en interpellant directement le

lecteur, par le biais de préfaces. Il voit l’Africain essentiellement comme dominé et

opprimé dans sa relation avec l'Autre. La problématique dans ses oeuvres théoriques et

romanesques demeure la même. Dès 1966, il révèle sa préoccupation: “un jour je finirais

par donner ce portrait général de l’opprimé.”17 Deux ans plus tard, il avoue que cette

tâche demeure toujours:

Ces diverses études sont des gammes pour ce grand livre sur l’oppression que

j ’annonce sans cesse, que je n’achèverais peut-être jamais.18

Ce trait fondamental de l’œuvre de Memmi est aussi présent chez de nombreux auteurs

africains qui tentent d’articuler à leur manière le portrait général de l’Africain - cet Autre

du colonisateur. Ce nouvel impératif catégorique relève de l’obligation de promouvoir et

de défendre une conception de la personne africaine. Nous partons de l’observation toute

simple que le romancier africain ne cesse de multiplier les situations dans lesquelles le

personnage de l’Autre est en conflit avec un certain ordre économique et social. Parmi les

divers systèmes présents dans l’univers romanesque, il est souvent question d’une prise

de position quelconque contre les valeurs africaines. Il semble donc que le narrateur est

résolu à bien indiquer au lecteur les enjeux. Ainsi le personnage est-il contraint à choisir

son bord. Par exemple, Marie dans Agar ne chancelle pas. Elle maintient sa position du

Chypre et Université de Lyon 2. Lyon: Maison de l ’Orient Méditerranéen, 1996, 69-74.


17 Memmi, Albert, Portrait du Colonisé précédé du Portrait du Colonisateur. Chastel: Correa Buchet,
1957, 11.
18 Memmi, Albert, préface à L'homme dominé, Paris: Gallimard, 1968.

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début jusqu’à la fin du roman, celle de ne pas accepter le monde de son mari et de la

communauté de ce dernier.

Bien que Memmi ne soit pas noir, son écriture - ses essais ainsi que ses romans - révèle

l’influence de la colonisation sur son être:

C’est avant tout aux conditions d’existence de l’indigène en pays colonisé et au

judaïsme en terre maghrébine qu’il faut faire référence lorsqu’on désire situer et

analyser l’oeuvre d’Albert Memmi.19

Né en 1920, en Tunisie, pendant le protectorat français, l’auteur a connu personnellement

la situation du colonisé en tant qu’autochtone vivant à la base de cette “pyramide de

tyranneaux” (Dugas, Albert Memmi, 11). Ce qui importe encore plus, c’est que les

autochtones du Maghreb comprennent deux communautés distinctes, à savoir la

communauté arabo-musulmane et les Juifs. Or, les rapports entre ces deux communautés

- environ 200,000 Juifs qui vivaient parmi les 12 millions de musulmans - étaient très

difficiles, surtout pour les premiers:

La conscience collective juive garde d’ailleurs trace de rapports d’infériorisation et de

sujétion, d’attitudes méprisantes ou xénophobes.. ,”(Dugas, Albert Memmi, 11-12).

En définitive, on peut dire que Memmi considère que son statut de colonisé fait partie

prenante de sa vie et de son oeuvre:

J’étais Tunisien et donc Colonisé. Je découvrais que peu d’aspects de ma vie et ma

personnalité n’avaient pas été affectés par cette donnée. Pas seulement ma pensée, mes

propres passions et ma conduite, mais aussi la conduite des autres à mon égard

(Memmi, Colonisé, 12).

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33

Inévitablement, une telle perception oriente les essais de Memmi. Cela nous amène à

nous interroger sur l’image qu’il peint du colonisé. Si le personnage de l’Autre dans le

texte romanesque est une construction, Memmi avance la thèse selon laquelle le colonisé

est au départ un être fabriqué par les circonstances socio-politiques qui découlent de la

colonisation:

La relation coloniale [. . .] enchaînait le colonisateur et le colonisé dans une espèce de

dépendance implacable, façonnait leurs traits respectifs et dictait leurs conduites

(Memmi, Colonisé, 13)

Ce “ drame” de la colonisation recèle les deux composantes principales: d’abord dans son

sens premier, celui d’une pièce théâtrale, d’un jeu où les acteurs - colonisateurs et

colonisés - évoluent selon un script écrit par les colonisateurs. Dans un deuxième temps,

ce drame est teinté par une dimension tragique au niveau ontologique pour ces deux

catégories de personnages. Dans le contexte socio-historique de la colonisation, cette

rencontre force les peuples à se définir uniquement en termes de “colonisés” ou de

“colonisateurs.” Dès lors, il apparaît que tous les critères, distinctions, différences ou

similarités entre les êtres sont anéantis au profit d’une seule catégorie. Autrement dit, la

colonisation pour Memmi est un processus “d’altérisation” car elle force les êtres à

trouver leur essence en vertu de leur appartenance raciale.

A titre d’exemple, pour Mordekhaï Alexandre Benillouche, le personnage principal de La

statue de sel,20 “ l’Autre est le Colonisateur. Il peut aussi être le Blanc, le non-Juif, ou

encore le riche, ou le mâle...”(Dugas, Albert Memmi, 19-20). Bien que la tendance

19 Dugas, Guy. A lbert Memmi, écrivain de la déchirure. Sherbrooke: Editions Naaman, 1984, 11.
20 Albert Memmi, La statue de sel, Paris: Gallimard, 1966.

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34

générale dans les oeuvres africaines caractérise l’étranger comme “Autre”, ce n’est pas

vrai dans tous les cas. Ceci confirme la nécessité de bien préciser comment la

construction de l’Autre s’effectue dans l’oeuvre. Pour le jeune Mordekhaï, vivre veut

dire faire l’expérience et/ou l’expresssion de sa différence raciale, ethnique et religieuse

au milieu de gens qui puisent leur identité en fonction d’autres traits marquants. Dans

bien des cas, la question de l’identité devient cruciale, car elle est intimement liée au

partage du pouvoir. A ce titre, nous pourrions prendre comme exemples les diverses

crises que le monde connaît actuellement: que ce soit en Inde où “la montée en puissance

de la droite nationaliste hindoue, dont l’une des stratégies [consiste] de mettre en cause

l’indianité des musulmans et des chrétiens du pays”21; au Kosovo où les musulmans sont

victimes ou au Québec avec sa forte tendance indépendantiste - ces “conflits” sont tous

marqués, par le désir soit d’accéder au pouvoir soit d’empêcher à un groupe quelconque

d’y accéder. Dans le cas d ’Alexandre Mordekhaï Bennillouche, cette situation équivaut à

une double privation de pouvoir, tout comme Albert Memmi. D ’abord en tant que

colonisé, puis en tant que Juif vivant parmi une communauté majoritairement

musulmane:

Toujours je me retrouverai Alexandre Mordekhaï, Alexandre Bennillouche, indigène

dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde

où triomphe l’Europe (Memmi, La statue, 109).

Il va sans dire que dans les grandes lignes, Memmi et Fanon adoptent la même position à

l’égard de la colonisation: ils sont tous deux convaincus que seule la décolonisation, voire

la révolte, peut amener le colonisé à se libérer. La notion de libération coloniale, bien

21 Assayag J., et Tarabout Gilles, Altérité et identité, Islam et Christianisme en Inde. Paris: L ’école des
hautes études en sciences sociales, Collection Pumsartha, 1997, 9.

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manifestement implique une prise en charge des structures du pays colonisé par les

indigènes et donc un arrêt à toute ingérence étrangère au niveau social, économique et

culturel. Cependant, pour ces deux prophètes de la décolonisation,22 il s’agit plutôt d’une

libération de l’être. Autrement dit, les chaînes de la colonisation forcent les colonisés -

consciemment ou non - à manifester un comportement étranger. Un tel comportement

découle de l’implication que la minorité colonisatrice détient le pouvoir. Etant donné que

ce pouvoir est non-négociable, le seul recours du colonisé est d’imiter les attitudes ou

comportements des détenteurs du pouvoir. A cet effet, on peut donc parler d’un manque

d’authenticité ou la présence d’un artifice chez le colonisé. Ce dernier veut à tout prix

adopter un comportement identique à celui du colonisateur:

Le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait siennes les

valeurs de la métropole (Fanon, Peau Noire, 13).

De manière quelque peu similaire aux dynamiques rapportées par Fanon, Memmi pousse

son analyse plus loin en affirmant qu’il s’agit d’un comportement qui caractérise non

seulement le colonisé, mais tout dominé:

[...] l’opprimé n’a pas que du ressentiment, d’abord envers son oppresseur. Il

l’admire, et l’aimerait, en effet, d’une sorte d’amour, s’il le pouvait (Memmi, Dominé,

15).

Cette métamorphose de la haine en amour chez le colonisé exprime l’aliénation de ce

dernier envers son être. Qui plus est, elle marque ce désir inconscient du Noir d’être

Autre, d’être semblable au non-semblable, au dominateur. On peut dire que pour Memmi,

la domination est la composante la plus manifeste de la colonisation. Cette domination est

subie par “tous les Opprimés [qui] se ressemblaient en quelque mesure” (Memmi,

22Jouve, Edmond, A lbert Memmi, prophète de la décolonisation. Paris: Sepeg International, 1993.

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36

Dominé, 54) car “ [...] n’importe quel homme dominé retrouve l’essentiel de sa condition

chez d’autres, malgré les particularités et les masques géographiquement et

historiquement les plus divers” (Memmi, Dominé, 103).

Il convient de rappeler brièvement que Césaire a lui aussi contribué à ce débat sur

l’avenir du colonisé dans une série de rapports dialectiques avec l’Autre. Si le Cahier

d ’un retour au pays natal expose la situation de l’homme noir dans des termes poétiques,

la critique du rôle qu’a joué l’Europe n’est pas pour autant moins sévère:

Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco

pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale23

Cette accusation des puissances coloniales se poursuit d’ailleurs dans Discours sur le

colonialisme 24 Même si les divers aspects de la colonisation ont suscité une variété de

réflexions chez Césaire, Memmi et Fanon, il n’en reste pas moins, qu’ils rendent tous

largement compte d’un nombre important de dynamiques qui affectent le colonisé dans

l’image que ce dernier se donne. Ces portraits de colonisés sont tous marqués par une

scission de l’identité. En d’autres termes, le colonisé est un être diminué, rendu presque

incapable de fonctionner comme il se le doit:

Nous voici loin de Césaire [...] Mais combien, du même coup, sommes nous proches

de Fanon et de sa révolte, celle-ci ayant d’abord pour origine l’oppression dont souffre

le colonisé dépossédé de sa propre culture. Ainsi, le droit à l’identité se double-t-il

d’un devoir de rupture (Jouve, Albert Memmi, 51-62).

23 Aimé Césaire, Cahier d ’un retour au pays natal. Paris: Présence Africaine, 1971, 24-25.
24 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme. Paris: Présence Africaine, 1955.

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37

Cette rupture s’avère nécessaire car dans la confrontation du colonisé avec l’Autre, ce

dernier provoque un bouleversement dans l’être même du premier. Dans un premier

temps, ceci est accompli au moyen d’un processus de négativisation à l’égard de tout

colonisé. Nous voyons là la cible des critiques: un comportement chez une personne

quelconque n’est jamais mis au compte de l’individu tout seul mais il est plutôt interprété

comme un trait marquant de toute la communauté des colonisés. Par conséquent, ces

traits sont alors utilisés par les colonisateurs pour caractériser les dominés. Il faut le dire:

c’est une question de pouvoir. Ce sont, en effet, les Autres - les colonisateurs européens

- qui identifient le colonisé:

[,..]il est le mal absolu. Élément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément

déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de

forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles (Fanon,

Damnés, 3).

Une telle caractérisation fait partie intégrante de la stratégie de justification de

l’occupation. Etant donné que dans la perspective du dominateur, toute “qualité concédée

[chez le colonisé] relève d’un manque psychologique ou éthique,” le colonisateur trouve

prétexte à son entreprise.

La rupture avec le colonisateur - telle est la prescription que Memmi propose au colonisé

afin de le guérir de son mal. Cette rupture est fondamentale si ce dernier veut retrouver

son identité véritable, et “ reconquérir son Soi”. Si le Soi peut être reconquis, ceci

implique qu’il peut être perdu ou égaré. Dès lors, il apparaît qu’un lien étroit existe entre

la culture et le psychisme “ ce doublet inséparable, [...qui] se génèrent, s’entretiennent et

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38

évoluent, mais pas toujours au même rythme.”25 Durant la période de la colonisation,

l’influence culturelle subie par les Africains, par le processus de “l’acculturation”,

“l’assimilation”, “l’européanisation” ou “l’occidentalisation” prend donc des dimensions

plus profondes. En effet, il ne s’agit plus d’un vernis culturel où les autochtones adoptent

tout simplement des comportements identiques aux Européens, mais tout en le faisant, les

Africains sont en train de transformer leur Soi, de se transformer. Selon Howard Mel,

Le soi d’un être, c’est sa nature intrinsèque. C’est la totalité des caractéristiques

internes propres à lui, qui le définit comme unique et qui le distingue du monde

extérieur - du tout autre16

Or, quand Memmi parle de la nécessité de reconquérir le soi, il renvoie non pas à un soi

individuel mais surtout à un soi collectif qui serait partagé par toute la communauté des

colonisés. Il n’y a aucun doute que la rencontre coloniale a été négative pour le colonisé

d’un point de vue culturel. En fait, “ le processus d’acculturation, à quelque type

sociologique qu’il corresponde, est intériorisé par le sujet comme un facteur de

désintégration de sa personnalité.”27 Dans le cas de l’Afrique, on peut affirmer qu’une

telle désintégration se manifeste sur l’ensemble de la communauté car “une telle crise

d’identité peut avoir [...] sur le groupe en situation acculturative, des effets

particulièrement néfastes: sentiment d’infériorité, mépris de soi, repliement sur soi,

angoisse, agressivité” (Selim, L ’identité culturelle, 61). Vu les variations significatives

auxquelles le Soi est souvent associé, nous avons intérêt à l’utiliser avec prudence. Selon

Robert Jaulin, le Soi signifie d’emblée, le “tout” qui est à la fois multiple:

25 Gounongbé Ari. La toile de Soi, culture colonisée et expressions d'identité. Paris: L ’Harmattan, 1995,
29.
26Howard C. Mel, “La périphérie biologique et le soi”, Soi et non-soi, , ed. Jean Bernard, Marcel Bessis and
Claude Debru. Paris: Seuil, 1990, 119-129.

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39

[...] il se réfère à des “champs” divers: le “tout” “métaphysique” ou de notre “âme”,

le tout “cosmique” ou de notre “communauté spirituelle et incarnée”, le tout

“économique” ou de notre univers matériel, le tout “ politique ” ou de notre groupe


r • • 28
national, partisan, etc., le tout “ résidentiel ”, etc.

Il est évident que pour Memmi, protéger son soi contre l’invasion coloniale, c’est se

défaire de la domination à tous les niveaux: économique, culturel, spirituel et

métaphysique pour que le dominé puisse retrouver son intégrité, son tout. Laisser une

partie de ce tout sous la domination de l’Autre, c’est risquer toute la personnalité même

de l’être:

Pour nous en tenir au point de vue pratique, il est clair que prétendre refouler son

origine, son histoire, sa culture pour intérioriser d’emblée le monde de l’autre, est le

moyen le plus sûr de s’exposer aux dissociations psychiques qui caractérisent les

maladies mentales (Selim, L ’identité culturelle, 13).

Il est donc impératif que l’être retrouve son identité. Il s’agit pour l’individu d’assumer

les valeurs et d’exhiber les comportements qui ont toujours fait partie de la communauté.

Dans le cas de l’Afrique, les barrières entre les ethnies, les pays, les nations sont

démolies en faveur de l’unité de la communauté africaine. Ce qui est impliqué dans cette

représentation fictive du monde, c’est que certains traits caractériels peuvent être

définitivement attribués à un groupe quelconque. S’il est impossible de les préciser au

début de l’œuvre romanesque, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit impossible de les

identifier. Ils sont plus facilement identifiables dans leur manifestation. C’est peut-être

pour cette raison que les situations quotidiennes se multiplient dans le roman africain.

27 Abou Selim, L ’identité culturelle, relations interethniques et problèmes d'acculturation. Paris:


Anthropos, 1981, 61.

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Puisqu’il est difficile d’inventorier une liste de traits attribuables à un groupe quelconque,

il est certes plus facile d’identifier un trait caractériel chez un personnage, de le démonter

afin de démontrer son mécanisme intérieur pour justifier, en fin de compte, son

appartenance au Soi ou à l’autre. Qui plus est, en raison des innombrables formes que

l’Autre est appelé à adopter ou à renier, il est plus simple de procéder au moyen d’une

mise en situation. Le Soi est contraint de s’affirmer uniquement quand il se sent

confronté:

En d’autres termes, le problème de l’identité ne surgit que là où apparaît la différence.

On n’a pas besoin de s’affirmer soi-même que face à l’autre et cette affirmation de

l’identité est d’abord une auto-défense, car la différence apparaît toujours, au premier

abord comme une menace (Jaulin, Gens du soi, 31).

Au terme de ces réflexions, il s’ensuit que le positionnement de l’Autre permet au soi à

mieux se situer. La question est de savoir pourquoi et de quel droit le soi occupe la

position qu’il occupe. Peut-être qu’en face de la présence/menace de l’Autre, la

différence est l’unique moyen de reconnaissance: identifier ce qu’on n’est pas, c’est

reconnaître ce qu’on est:

Tout être vivant se doit de défendre son intégrité. Dans ce but, il doit pouvoir

reconnaître ce qui lui est étranger, c’est à dire le non-soi.. 29

Devant le nombre de situations nouvelles, de comportements qui renvoient à des échelles

de valeurs différentes, le colonisé se met à défendre farouchement ces valeurs qui l’ont

toujours caractérisé, bref son identité:

28 Robert Jaulin, Gens du soi, gens de l ’autre. Paris: Union générale d’Editions, Paris, 1973, 20-21.
29 Jean Dausset, “La définition biologique du soi”, Soi et non-soi. 19-30.

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Le mot “identité” est indissociablement lié aux notions de légitimité, de revendication,

de mobilisation et de pouvoir politique. Si une identité existe, n’est-il pas légitime que

la communauté qui la partage revendique sa reconnaissance, se mobilise pour ce faire

et, d’un même pas, exclut ceux qui ne partagent pas cette identité.30

En dépit des variantes et des nuances dans les termes du soi et de l’identité, il est utile de

les substituer l’un par l’autre dans le contexte de cette analyse. Aussi, l’appel de Memmi

pour que le colonisé oeuvre pour une reconquête de son soi est en fait un appel à ce

dernier d’affirmer son identité, en pensées, paroles et actions. Le roman africain devient

le véhicule de l’affirmation de cette identité. En guise d’illustration, dans L ’appel des

arènes, le jeune héros refuse d’accepter les valeurs occidentales personnifiées par sa

mère, Diattou.

Même si l’identité est une “notion complexe et difficile à définir [qui] désigne aussi bien

ce qui perdure que ce qui distingue, ce qui rassemble, que ce qui sépare”31, il est

néanmoins utile d’élucider les origines de l’identité collective africaine. La difficulté

principale quant à la définition de l’identité réside, à notre avis, dans les diverses

composantes qui la constituent, dans ce réseau de traits ou d’attributs considérés comme

étant significatifs pour la collectivité ou l’individu. Cette dimension de constructivisme

est cruciale dans la vision que l’on fait soit de l’identité soit de l’altérité. Une fois que les

attributs de l’identité ont été soulignés, on parvient simultanément à cerner l’altérité. Il

n ’est pas inutile d’insister non plus qu’une démarche inverse mènerait aux mêmes

résultats. Par exemple, en Afrique l’attribut racial est Un facteur essentiel de

30 Christian De Montlibert, “L ’identitarisme”, Image de soi, image de l'autre, la France et l'Allemagne en


miroir. Strasbourg: Presses Universitaires de Strasbourg, 1994, 7-13.

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catégorisation, d’identification ou “d’altérisation”. Dès lors, ce processus de

catégorisation est soutenu par de divers discours politiques ou autres. Il importe donc,

pour les besoins de ce travail, de “déconstruire” l’identité ou le soi africain tel qu’il a été

établi par le discours colonial occidental.

De Montlibert distingue quatre catégories essentielles dans l’identité: un ensemble de

pratiques, un ensemble interrelationnel, un ensemble institutionnel et un ensemble

idéationnel (“L ’identitarisme”, 7-13). Cependant selon l’auteur, la première catégorie -

“un minimum de manières de réagir communes, les habitus” - peuvent difficilement

constituer un dénominateur commun. En effet, on peut constater que certaines pratiques

millénaires sont aujourd’hui soit menacées sinon disparues face au phénomène de la

globalisation. Peut-on dire dans de tels cas, que les peuples concernés n’existent plus?

Cela démontre que l’identité ne peut être construite que sur un ensemble de pratiques. A

cet effet, on peut citer l’exemple des Inuits qui abandonnent leur mode de vie

traditionnel. Cela ne veut pas dire pour autant, qu’ils n’existent plus.

Une des catégories la plus importante pour les besoins de notre étude est le deuxième

ensemble: ce “système d’intéractions où la présentation et l’image de soi renvoient à la

présentation et l’image de l’autre” (De Montlibert, “L’identitarisme”, 7-13). Dans cet

ensemble, l’auteur reconnaît le rôle fondamental que joue l’Autre dans la constitution de

l’identité : “l’identité sociale n’est pas seulement définie pour soi, mais aussi construite

pour et par l’autre.” A considérer les effets de l’Autre dans la construction identitaire, il

31 Freddy Raphaël, “Critique de la raison identitaire” dans Image de soi, image de l'autre. 191-197.

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serait logique d’admettre que “le soi ne peut pas se définir sans le non-soi.”32 On en

arrive à formuler une hypothèse selon laquelle plus puissante est la collectivité, plus

habile est-elle à définir son identité et celle de l’autre. Pour revenir au contexte colonial,

il faut insister sur les rapports de force entre colonisateurs et colonisés. Appuyés dans

leur entreprise coloniale au moyen de leur “ensemble institutionnel”, les Européens ont

vite “maîtrisé” les principales identités. Face à une telle démarche, les écrivains africains

ont utilisé leurs oeuvres - romans et textes théoriques - pour cerner et pour véhiculer

l’identité à son niveau “idéationnel”. Par ce mécanisme, le discours du narrateur se mêle

souvent à celui du personnage avec une charge idéologique, visant une prise de

conscience chez le lecteur. Entre autres, nous assistons à une tentative d’auto­

identification, sinon à une réflexion sur les motivations ou les justifications d’une telle

démarche. D ’emblée les références à des processus historiques se trouvent au centre de ce

discours qui vise à mettre en lumière, d’une part, les profonds changements qui ont pris

place dans la société africaine à la suite de l’intervention coloniale, et d’autre part,

l’urgence d’une action bien déterminée en vue de les combattre. C’est dans ce contexte

général que nous voulons examiner la contribution de Mudimbé.

Les réflexions de Mudimbé sont en quelque sorte similaires à celles d’Albert Memmi,

non seulement d’un point de vue thématique (le sujet de la colonisation et ses effets sur

l’ensemble des peuples africains reviennent dans leurs oeuvres comme un leitmotiv),

mais surtout par les moyens qu’ils utilisent pour provoquer, chez le lecteur, une prise de

conscience. Outre l’influence de leur “formation à l’occidental”, remarquons qu’ils sont

tous deux, à la fois romanciers et théoriciens. Qui plus est, ils semblent promouvoir un

32 Jean-Didier Vincent. “L ’autre fait-il la singularité de l’un - Discussion”, Soi et non-soi. 31-34.

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dialogue dynamique entre les ouvrages de fiction et leurs réflexions théoriques sur la

situation des autochtones africains.

Dans son étude sur Mudimbé, Bernard Mouralis situe l’auteur et son oeuvre comme étant

à “l’écart”, ce qui a sans doute contribué à produire “ l’effet Mudimbé”. Mouralis ne

cache pas son admiration pour ce dernier:

La personnalité de l’écrivain lui-même provoque, elle aussi, des réactions souvent

passionnées: une curiosité insatiable - véritable libido sciendi - qui touche à la

philosophie, l’anthroplogie, la psychanalyse, la linguistique, la théologie [...] font que

Mudimbé puisse apparaître selon le cas, comme un esprit résolument novateur, un

gourou ou un surdoué.33

Même si l’oeuvre de Mudimbé se revendique comme étant non-classique (Mouralis, V

Y. Mudimbé, 9), ce dernier ne laisse aucun doute concernant les prémisses de son

discours. Là réside, peut-être un élément essentiel du discours africain: une exigence,

voire une manie - inconsciente, chez certains - de se situer par rapport à la colonisation,

bien que formellement l’Afrique est indépendante:

Although in African history the colonial experience represents but a brief moment

from the perspective of today, this moment is still charged and controversial, since to

say the least, it signified a new historical form and the possibility of radically new

types of discourses on African traditions and cultures.34

33 Bernard Mouralis, V Y. Mudimbé ou le Discours, l ’É cart et l ’É criture. Paris: Présence Africaine, 1988,
9.
34V. Y. Mudimbé, The invention ofAfrica -Gnosis, Philosophy, and the Order o f knowledge. Bloomington
and Indianapolis: Indiana University Press, 1988, 1.

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On pourrait se demander ici si ce n’est pas effectivement cette “courte durée” de la

colonisation qui est à l’origine du problème. Autrement dit, les changements imposés par

les colonisateurs au niveau culturel, politique, économique n’auraient pas été perçus

comme étant si radicaux s’ils s’étaient échelonnés sur une plus longue période et donc

incorporés au mode de vie africain de façon graduelle.

L’originalité des analyses de Mudimbe repose, à notre avis sur son point de départ. Si de

nombreux auteurs se contentent de démontrer en quoi l’Européen est différent de

l’Africain, pour sa part, Mudimbe “démonte” l’Afrique. Sa thèse principale expliquée

dans The invention o f Africa et The idea o f Africa conteste les fondements “mythiques”

du continent. En fait, selon l’auteur, la connaissance, les idées, et les perceptions que la

plupart des gens - y compris les Africains eux-mêmes - ressentent au sujet de l’Afrique

ont été alimentées par une diversité de pensées et de croyances qui sont la conséquence

logique de la colonisation:

Whatever theory one accepts, the application remains the same, leading to what I have

called the colonizing structure responsible for producing marginal societies, cultures

and human beings (Mudimbe, The invention, 4).

Il ajoute un peu plus loin, afin de dissiper toute confusion ou ambiguïté:

Because of its colonializing structure, a dichotomizing System has emerged, and with

it a great number of current paradigmatic oppositions have developed: traditional

versus modem; oral versus written and printed; agrarian and customary communities

versus urban and industrialized civilizations; subsistence économies versus highly

productive societies (Mudimbe, The invention, 4).

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Il peut être éclairant à cet égard d’examiner la notion de “structure”, terme que l’on

retrouve souvent chez les écrivains africains dans leurs analyses de la colonisation:

Structure (XVIe S.), empr. au lat. Structura “ arrangement, disposition, construction”,

de struere “disposer en ordre, construire”, sens conservés en fr. dans de nombreux

domaines pour désigner l’agencement d’un ensemble, tout particulièrement d’un


35
ensemble complexe.

Or, comme le constate Georges Gurvitch, il n’est pas aisé de trouver une définition

simple pour le terme “structure”, de par la pluralité des connotations qu’elle évoque dans

le contexte des sciences sociales. Parmi les nombreux concepts qui sont mentionnés par

l’auteur, nous voulons en retenir l’aspect dynamique de “déstructuration et de

restructuration”36 ou de construction et de destruction de fondements sociaux. En outre, la

distinction que l’auteur fait ressortir entre organisations et structures sociales: “ les

organisations constituent seulement un pallier, un étagement de la réalité sociale, tandis

que les structures sociales sont pluridimensionnelles” (Gurvitch. Traité, 207).

Cette même distintion est reprise par Maurice Reuchlin :

On peut utiliser le terme système (ou configuration, ou organisation) pour désigner un

ensemble constitué seulement d’éléments [...] dont les relations soient observables.

On réserve alors le terme de structure à un ensemble incluant des éléments théoriques,

“latents”. Ces derniers éléments, et les relations qui s’établissent entre eux et avec les

observables d’après le modèle utilisé, confèrent seuls un intérêt théorique aux

observations faites sur les systèmes.37

35 E. Baumgartner et P. Ménard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française. Paris:


Librairie Générale Française, 1996.
36 G. Gurvitch, Traité de Sociologie. Paris: P.U.F., 1958. 206.
37 Maurice Reuchlin, Totalités, éléments, structures en psychologie. Paris: P. U. F., 1995, 21.

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En contextualisant ces propos, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle les structures

coloniales ne sont pas facilement identifiables car elles ne sont nullement désignées

comme telles dans les traités ou autres documents coloniaux. En prenant comme exemple

l’observation de Mudimbe - à savoir, que les structures coloniales donnent lieu à des

oppositions dichotomiques - on peut dire que les colonisateurs en Afrique n’œuvraient

pas consciemment à dévaloriser les valeurs africaines. Cependant, c’était la seule

conclusion logique à laquelle on pouvait arriver, en observant les comportements

quotidiens et collectifs des étrangers en Afrique. Autrement dit, l’émergence des

oppositions entre le mode de vie africain et celui de l’Européen s’est manifestée

uniquement en raison du système colonial. Pour revenir aux travaux de Mudimbe, ce

dernier insiste que si des disparités considérables sont perçues aujourd’hui entre Africains

et Européens, c’est qu’elles découlent, de prime abord des conjonctures historiques et

sociales: “ [MJarginality désignâtes the intermediate space between the so-called African

tradition and the projected modernity of colonialism” (Mudimbe, The invention, 5). C’est

en effet, cette marginalisation, soutenue entre autres par le discours anthropologique,

ethnologique et missionnaire qui a mené à cette invention de l’Afrique:

As approached and circumscribed here, this idea is a product of the West and was

conceived and conveyed through conflicting Systems of knowledge.38

Dans L ’autre face du royaume?9 l’auteur remet en question la validité des conclusions

“scientifiques” de la classification des races qui découlent d’analyses ethnologiques. Il le

fait, non pas en contestant les résultats par le biais des méthodologies utilisées, mais

plutôt en interrogeant les fondements même de la discipline:

38 V. Y. Mudimbé, préfacé to The idea o f Africa. Bloomington: Indiana University Press, Indiana, 1994.
39 V. Y. Mudimbé, L ’autre face du royaume. Dole: Presses Jurassiennes, 1973.

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48

Le problème essentiel posé par cette hypothèse moyenne est celui des limites

réciproques de la subjectivité et de l’objectivité. Autrement dit, celui de savoir

comment la sociologie ou l’ethnologie peut accepter une présence de l’idéologie tout

en répondant aux exigences de la scientificité. (Mudimbe, L ’autre face, 15-16).

L’enjeu est de taille: il n’est guère exagéré d’affirmer que l’anthropologie a été largement

responsable de la classification hiérarchique des races où les Noirs se retrouvent au bas

de l’échelle:

The subject of anthropology was, therefore, racist from the start and was not intended

to serve an African interest. Rather, it was intended to humiliate and insult Africans by

classifying them as primitive savage ‘Them/Other’ to the civilized European ‘We’.40

A cet égard, il est intéressant de noter que la remise en question de l’objectivité

scientifique de l’anthropologie et de l’ethnologie est devenue aujourd’hui une arme

privilégiée pour combattre le racisme:

Dans l’image que les sociétés coloniales ont construit d’autres groupes humains, la

science a été sollicitée, ou au moins invoquée. Elle l’a été à la fois pour collecter des

informations et pour les structurer. Et à ces deux étapes de la représentation de l’autre,

avec la caution de la science, l’anthropologie a accepté d’entrer dans un

questionnement qui n ’était pas initialement le sien et qui portait en lui des pièges.41

En poursuivant son étude sur les fondements structuraux de l’Afrique, Mudimbe analyse

minitieusement la relation entre les arts et la vision occidentale de l’Autre. Il examine la

représentation systématique des Européens, des Asiatiques et des Africains

40 Ifi Amadiume, ReinventingAfrica, Matriarchy, religion & culture, London: Zed Books Ltd., 1997, 2.

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49

respectivement dans l’art européen - dans les tableaux en particulier. Dans ces “textes”

qui doublent le discours des formes travaillées, l’Africain est tantôt représenté comme un

“danseur endiablé à la manière des démons ” tantôt comme un “serviteur ou suivante, en

tout cas esclave dont la noirceur permet régulièrement à la blancheur d’éclater, vive et

belle dans le cadre” (Mudimbe, L'autre face, 28). Dans le même ordre d’idées, l’auteur

étudie le rôle qu’ont joué les voyageurs européens - ainsi que les objets d’arts qu’ils

rapportaient en Europe - comme “architectes” ou “fondateurs” de l’Afrique. Il faut se

rappeler que les voyages vers l’Afrique, vers le début du XVIIIe siècle, à la suite de la

traite, s’amplifiaient. Dans ces circonstances, les objets d’art africains ont gagné une

signification tout à fait particulière:

In this atmosphère of intense and violent exchanges, feitiços became symbols of

African art. They were viewed as primitive, childish and nonsensical (Mudimbe, The

invention, 10).

Dans cette évaluation des objets d’art, il y a lieu de souligner qu’ils n’ont pas la même

valeur en Afrique qu’en Occident. Alors que des qualités purement esthétiques sont

conférées aux objets d’art en Europe, en revanche, en Afrique ils ne s’agissent que

d’objets pratiques, ustensiles utilisés dans le quotidien, par exemple - les calebasses.

Nous y retrouvons aussi les masques qui ont des fonctions rituelles.42 Ces objets

rapportés en Europe, une fois soumis à un examen esthétique “étranger”, sont qualifiés de

“primitifs”:

41 Jean Benoist, “Races et racisme: à propos de quelques entrechats de la science et de l’idéologie”, L Autre
et Nous “Scènes et Types”. 21-26.
42Marceau Rivière, Les chefs-d''oeuvre africains des collections privées françaises. Paris: Editions PHILBI,
1975, 9.

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50

In the eighteenth century and in the nineteenth, not to speak of preceeding centuries,

this “art” or, more precisely, the objects meant by the term “art” were generally

perceived as constituting a lower level of achievement [...] made visibly concretely

the déviation existing between the aesthetic and creativity of the West and the rest

(Mudimbe, The idea, 57-58).

De même, les expositions coloniales tenues un peu plus tard, dans certaines villes

françaises ont continué de véhiculer cette “image-objet” de l’Autre 43 Or, si Mudimbe

n’hésite pas à accuser l’Europe d’avoir utilisé des discours empruntés de diverses

disciplines pour dévaloriser les populations africaines et leurs cultures, l’auteur maintient

que les Africains ont tenté de refaire leur image et de recréer leur identité. Au regard des

faits historiques et sociaux, c’est un mouvement qui puise ses origines hors de l’Afrique:

[...] everyone would agree that the Indian criticism of colonialism, beginning in the

1920s, and the growing influence of Marxism from the 1930s onwards opened a new

era and made way for the possibility of new types of discourses [...] The most original

include the négritude movement, the fifth Pan-African Conférence and the création of

Présence Africaine (Mudimbe, The invention, 83).

L ’appui de Jean-Paul Sartre par le biais de son essai célèbre, Orphée Noire44 au

mouvement de la négritude d’Aimé Césaire, Léon Damas et Léopold Senghor a été

capital. Très schématiquement, on peut dire que la négritude préconise un retour aux

valeurs africaines précoloniales45 et s’oppose par la même démarche à la vision

occidentale de l’être et du monde. Si le mouvement de la négritude était littéraire à ses

43Voir la section intitulée “L ’Exhibition de rAutre”dans L'Autre et Nous “Scènes et Types”. 144-177.
44Jean-Paul Sartre, “Orphée Noire”, préface à L'Anthologie de Senghor, Paris: P.U.F., 1948.
45Léopold Sédar Senghor, Les fondements de l ’africanité ou négritude et arabité. Paris: Présence Africaine,
1967.

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51

débuts, le pan-africanisme menait un combat parallel au niveau politique et

économique.46 Le “Panafricanisme” a pris naissance à Boston en 1903. Avec W. E. B.

Dubois comme leader, c’était un regroupement de Noirs luttant pour leurs droits

fondamentaux, (Decraene, Panafricanisme, 6-7) au moyen de conférences

internationales. Cependant, c’est le Cinquième Congrès Panafricain de Manchester

permettant aux nationalistes africains de langue anglaise d’entrer en contact avec certains

représentants de l’Afrique française qui a poussé le mouvement à s’ancrer en Afrique.

Ceci a été rendu possible grâce aux nombreuses résolutions qui y ont été votées, à savoir;

la dénonciation des divisions territoriales de l’Afrique, l’analphabétisme et la sous-

alimentation. Abordé sous cette optique, le panafricanisme a provoqué une prise de

conscience chez les Africains au niveau collectif et national. Plus tard, certains dirigeants

de la négritude - Senghor et Césaire en particulier - allaient participer activement à la

politique, non seulement renouvelant ainsi la réflexion sur le devenir de l’Afrique mais en

offrant surtout une occasion en or aux Africains, de concrétiser leur vision dans la réalité

politique.

D ’après Mudimbe, dans cette configuration, l’Afrique se conçoit comme un processus de

transformation par lequel les Européens à travers l’entreprise coloniale - bénéficiant des

discours anthropologiques et ethnologiques, ainsi que la mission salvatrice chrétienne -

ont créé dans leur imaginaire, une population qui serait l’envers de la population

occidentale. Tout trait physique, toute manifestation culturelle, serait perçu comme

négatif. Qui plus est, la représentation de l’Afrique et des Africains dans l’art européen a

46Philippe Decraene, Le panafricanisme. Paris: P.U. F . , coll. Que sais-je, 1959, 6—7.

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52

largement contribué à vulgariser ces préjugés parmi la population européenne en général.

Cette représentation négative a été sans doute appesantie par les objets ramenés en

Europe à la suite de voyages. Face à une telle “attaque”, les Africains ont réagi à travers

des mouvements tels que la négritude et le panafricanisme. Aujourd’hui il semble

difficile de pouvoir saisir la portée réelle de la dialectique européenne et africaine de cette

Afrique tissée au moyen de discours anthropologique, ethnologique ou missionnaire,

combattue à son tour par la négritude exagérée. Sur la base de ce binôme, on arrive

naturellement à la conclusion que la représentation du personnage du Soi et de F Autre

dans les textes africains peut devenir problématique.

Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler que ce combat contre cette Afrique

inventée, n’est pas l’exclusivité des auteurs noirs et des pays subsaharariens. En fait

Edward Said, a été parmi les premiers à évoquer cette notion d’invention pour décrire la

perception de cet espace géographique. Nous soulignons ici le parallélisme entre ce

dernier et Mudimbe:

The Orient was almost a European invention, and had been since antiquity a place of

romance, exotic beings, haunting memories and landscapes, remarkable expériences.47

Dans Orientalism, The question o f Palestine48 et Covering Islam49, Edward Said pose

l’essentiel de sa thèse sur l’Orient, à savoir que “ Orientalism is a style of thought based

upon an ontological and epistemological distinction between “the Orient” and ( most of

the time ) “the Occident” (Said, Orientalism, 3). Par là, nous voyons que tout processus

47 Edward Said, Orientalism. New York: Panthéon Books, 1978, 1.


48 Edward Said, The Question o f Palestine: a political essay. New York: Times Books, 1979.
49 Edward Said, Covering Islam: how the media and the experts détermine how we see the rest ot the world.
New York: Panthéon Books, 1981.

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53

de distinction est un processus d’identification. On peut se demander si tout besoin

d’identification n’est pas motivé par la quête d’un pouvoir quelconque, si minime soit-il?

Comment pourrait-on justifier une classification, qu'il s’agisse d’individus ou de

collectivités si les résultats de cette classification - les statistiques - ne seront pas utilisés

ailleurs? De ce point de vue, le processus de distinction est l’étape première dans

l’entreprise de domination ou de lutte contre la domination. S’il est impératif d’identifier

l’ennemi, il importe donc d’abord de le classifier. Qui plus est, en partant du principe de

l’économie, il est évident qu’un processus de distinction ou d’identification,

paradoxalement, est à la fois complet et incomplet. En effet, toute tentative de procéder

par une liste exhaustive d’éléments identificateurs d’une catégorie quelconque est

impossible, voire inutile. A titre d’illustration, si un seul élément nous permet à coup sûr

d’identifier une certaine catégorie, nous n’aurions plus besoin de retenir d’autres

éléments. Cependant, le nombre d’éléments distinctifs objectivise la catégorie. Sans nous

attarder sur les innombrables éléments de la classification, on retrouve néanmoins qu’ils

reposent sur un dénominateur commun: la connaissance. Certes, la connaissance est le

facteur principal dans l’articulation de la différence: elle authentifie et justifie toute

classification. De cette présumée linéarité configurative - connaissance, classification,

identification - découlent le pouvoir et la domination. En analysant des extraits de

discours de Balfour sur l’Egypte, Said met en relief la dynamique qui existe entre la

connaissance et le droit de l’Occident d’assujettir les autres peuples par la colonisation:

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54

We know the civilization of Egypt better than we know the civilization of any other

country. We know it further back; we know it more intimately, we know more about

it.50

D ’où la relation évidente entre connaissance et pouvoir:

[...] knowledge of the subject races or Orientais is what makes their management

easy and profitable; knowledge gives power, more power requires more knowledge,

and so on in an increasingly profitable dialectic of information and control (Said,

Orientalism, 36).

Le postulat sous-jacent est qu’aussi longtemps que le colonisateur est en mesure de

connaître et de faire connaître l’Autre, plus facile devient l’entreprise coloniale de la

domination. Enfin, la domination légitimise et justifie la prise de parole par le

colonisateur au nom des colonisés, par l’Occident au nom de l’Orient, par l’Europe au

nom de l’Afrique Noire:

Still he [Balfour] does speak for them in the sense that what they might have to say,

were they to be asked and might they be able to answer, would somewhat uselessly

confirm what is évident: that they are a subject race, dominated by a race that knows

them and what is good for them better than what they could possibly know themselves

(Said, Orientalism, 35).

Et l’on voit déjà se dessiner ici la motivation des écrivains africains et “orientaux” pour

soutenir la guerre des indépendances menée sur le front de la connaissance et sur la scène

politique internationale. Bien que ces deux domaines soient intimement liés, la prise en

charge par les Africains de leur avenir politique devait être précédée par un certain

contrôle des “connaissances”qui se répandaient. Or, il était impossible de maîtriser la

50 cité dans Orientalism, 32.

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55

“propagande” occidentale qui produisait toute une gamme d’informations provenant de

“recherches scientifiques” sur l’Afrique et les Africains. Quels étaient les principaux

attributs de ces connaissances?

Point n’est besoin d’expliquer que la “connaissance” était la force motrice qui a donné

naissance à l’esclavage, au colonialisme et au racisme pour ne mentionner que trois

attitudes/actions des Européens vis-à-vis de l’Afrique, y compris l’Orient. La

connaissance était donc “responsable” de la perception occidentale selon laquelle

l’Africain est Autre. Pour Edward Said, l’Orient et l’orientalisme ont été sujets de la

pseudo-connaissance européenne:

In the system of knowledge about the Orient, the Orient is less a place than a topos, a

set of references, a congeries of characteristics, that seems to have its origin in a

quotation, or a fragment of a text, or a citation from someone’s work on the Orient, or

some bit of previous imagining, or an amalgam of ail these (Said, Orientalism, 177).

Mais, l’auteur pousse son analyse plus loin en dénonçant la motivation de la recherche

qui doit se conformer par “ [...] certain things, certain types of statement, certain types of

work have seemed for the Orientalist correct” donnant ainsi lieu à “ [...] a system of

représentations framed by a whole set of forces that brought the Orient into Western

learning, Western consciousness, and later, Western Empire” (Said, Orientalism,

202-203).

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56

Ainsi, nous pourrions continuer à énumérer les nombreuses sources de la connaissance

occidentale de l’Orient. Cependant ce qui nous intéresse davantage, c’est l’interprétation

de la perception de la différence chez l’Autre dans l’imaginaire collectif occidental:

Along with ail other peoples variously designated as backward, degenerate,

uncivilized, and retarded, the Orientais were viewed in a framework constructed out of

biological determinism and moral-political admonishment. The Oriental was linked to

[...] an identity best described as lamentably alien (Said, Orientalism, 207).

En conséquence, face à un discours colonialiste raciste émis dans une perspective

dialectique de la négativité, les Africains devaient répondre par un autre discours,

discours de l’Autre et discours sur l’Autre. Chez les intellectuels, cette double prise de

conscience a donné naisssance à des revues telles que Présence Africaine,51 Au

demeurant, la motivation des écrivains pour répandre leurs connaissances sur la société et

l’esthétique africaines est manifeste dans la structure, le langage et le discours des

oeuvres.

Rappelons, de prime abord, notre postulat de base; le traitement de 1’altérité dans le

roman africain bien que pluriforme, émane et continue de faire partie du combat de

l’Africain afin de restaurer son image. Le combat se situe à un niveau individuel et

collectif. Alors que pour l’Afrique Noire cette lutte est livrée par le discours du roman et

par l’entremise des revues littéraires, on note une démarche parallèle dans le roman

maghrébin d ’expression française. Le romancier maghrébin tente, lui aussi, de résister à

la propagande occidentale par une affirmation du soi “arabe”:

51 Nous verrons dans le prochain chapitre en plus de détails comment la naissance de Présence Africaine a
apporté un nouveau discours critique sur la le roman africain.

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57

Ainsi se trouve exacerbé chez l’écrivain maghrébin de langue française le problème de

l’identité, à la fois parce qu’il est un colonisé ou ex-colonisé et parce qu’il est un
52
écrivain, c’est-à-dire un homme de doute et de tension.

C’est sans nul doute à l’intérieur d’un tel quadrillage, que s’inscrit la démarche de

l’écrivain arabo-musulman, concernant l’avenir de son peuple qui est comme écrasé entre

deux cultures:

Il semble d ’ailleurs que, dans les romans de ces dernières années, la dénonciation

sociale et politique, sans vraiment disparaître, ait cédé la place à une réflexion plus

tournée vers des problèmes liés à la personnalité de chacun (Madelain, L ’errance, 58).

Ceci explique peut-être pourquoi nous y retrouvons de nombreuses scènes prises de la

réalité quotidienne ainsi qu’une insistance sur des pratiques et cérémonies religieuses

d’où une interprétation constante du Coran ou de la Torah. En fait, d’un point de vue

strictement structurel, il permet au lecteur d’identifier assez aisément le personnage de

P Autre.

Bien que la notion de l’altérité ne soit pas facilement saisissable, il ressort que dans le

roman, elle est d’abord une lecture du monde par le narrateur ou l’écrivain. Ce monde

qui oeuvre intérieurement vers l’harmonie et la cohérence est fondé sur une vision binaire

et dualiste qui opère selon un système de classement des personnages. C’est cette vision

qui fait l’Autre. Dans le cas des écrivains africains, en dépit des différences culturelles,

sociales, ethniques et autres, cette vision semble être motivée par des facteurs socio-

historiques. Fanon, Memmi, Mudimbe et Said reconnaissent l’effritement du tissu social

et culturel en Afrique. Leurs textes offrent des réflexions afin de ralentir cet effritement

52Jacques Madelain, L ’errance et l'itinéraire. Paris: Sindbad, 1983, 25.

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58

sinon de l’arrêter. De nombreuses autres voix ont aussi contribué au débat. Si leurs

travaux n’ont pas connu l’envergure de ceux des théoriciens sus-mentionnés, leur

influence n ’est pas négligeable. Le discours romanesque et le discours critique ont tous

deux oeuvré pour présenter une vision plus cohérente du monde africain. C ’est dans cette

optique que nous voulons examiner quelques jalons du cheminenent du roman africain et

de la critique littéraire africaine. Cette démarche vise à cerner leurs rôles respectifs dans

ce processus complexe de l’identification et de l’altérisation.

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59

Chapitre 2

Évolution du roman et évaluation de la critique.

Pré-texte et texte africains: les premiers lieux de l’altérité.

La situation de l’écrivain africain est incontestablement compliquée, surtout celle des

romanciers durant la période coloniale et des indépendances. Or, pour certains auteurs

cette situation ne s’est pas beaucoup transformée. Le concept d’une “écriture en pays

dominé” connaît une résonance de plus en plus large. Cette question fait l’objet de tout

une réflexion chez Patrick Chamoiseau. En quelque sorte, cette situation caractérise tout

romancier qui a connu la colonisation:

Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à

des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes? Comment écrire

quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie? Comment

écrire, dominé?1

Ces interrogations renvoient à un moment “pré-texte” ou à un “avant-texte”. Ce chapitre

vise à exposer quelques ressorts de la production littéraire africaine et de sa critique dans

le but de comprendre le discours romanesque. Adopter une telle démarche comporte de

sérieux risques car elle nous engage à nous positionner à un moment pré-textuel. Or,

analyser le pré-textuel serait se placer à l’encontre de la critique moderne, de faire “re­

naître” l’auteur. Si nous en faisons mention, c’est que certains romanciers n’hésitent pas à

en parler.

1 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé. Paris: Gallimard, 1997, 17.

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60

Les débuts de l’écriture romanesque en Afrique et la publication des oeuvres en Europe

demeurent des phénomènes complexes quand on examine les rapports qui existaient entre

les romanciers, les éditeurs et les colonisateurs. Ceci est à la base de la littérature

africaine qui est produite, lue et commentée. Dans ce même ordre d’idées on pourrait

discuter longuement de l’intervention de l’éditeur à travers ses corrections, coupures,

suggestions et exigences. Quels sont les critères utilisés pour la publication et quel est le

pouvoir de marchandage du romancier africain vis-à-vis des maisons de publications

étrangères? S’il n’est pas possible pour nous d’avoir des réponses précises, il faut

néanmoins en souligner les enjeux pour démontrer comment l’écrivain lui-même est en

quelque sorte “Autre” par rapport à son peuple2 et l’administration coloniale.

Ce n’est certes pas seulement aujourd’hui que ces interrogations sont soulevées. Dès

1967, lors d’une discussion sur le rôle de l’écrivain dans une Afrique moderne, Olympe

Bhêly-Quénum dénonçait ce cloisonnement de l’auteur africain:

Mais lorsqu’il [l’écrivain] attaque certaines réalités, l’écrivain doit entendre que

son texte ne vaut rien ou bien: “Monsieur, nous ne pouvons pas le publier.3

L ’intérêt d’une telle réflexion éclaire le traitement de la problématique de l’altérité du

genre romanesque africain. Si l’on réfléchit à la structure du roman africain, il faut

admettre que l’altérité n’est pas tout simplement un élément textuel parmi d’autres mais

qu’elle constitue la dynamique même de ce genre. Il serait vain de tenter d’élucider cette

notion sans tenir compte du parcours historique du roman en Afrique. Une recherche sur

2 Le romancier était “autre” dans la mesure où il écrivait dans une langue qui n ’était pas comprise par la
majorité de son peuple.
3 Olympe Bhêly-Quénum, “From the discussion”, The writer in modem africa. Uppsala: Almqvist &
Wilsels Boktrycheri Aktiebolag, 1968, 28.

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l’altérité et les modes de représentations de l’Autre dans le roman doit insister sur les

rapports - bien qu’ils apparaissent en filigrane - que l’Afrique a tenu avec les autres dans

un passé pas trop lointain.

Le roman en Afrique: produit de l’Autre.

Maints travaux ont insisté sur le fait que le roman était un genre inconnu dans l’Afrique

traditionnelle:

L’emprunt du système d’écriture et de la langue de l’ancien colonisateur peut

amener à penser que le romancier ouest-africain s’inscrit dans la tradition

romanesque occidentale et naturellement y trouve ses modèles.4

Introduit au cours de la “rencontre” avec l’Occident, le roman est directement lié à la

colonisation. S’il est vrai que l’écriture n’était pas totalement étrangère à l’Afrique, ce

n’est pas le cas pour le roman:

West african novelists, by an ironie twist of history have to make their literary

réputation in a language that takes its development as a literary language to King

Alfred and his Anglo-Saxons in the Sixth century A.D.5

Par rapport aux genres littéraires, le roman est récent faisant irruption sur la scène

littéraire africaine. Importé de l’Europe, il était non-existant dans les traditions africaines.

Bien que le genre romanesque africain ait bénéficié des souffles d’originalité qui sont

évidents chez certains auteurs, le modèle européen s’est imposé dès sa naissance. Dans

son étude, Mohamadou Kane en fait mention:

4 Amadou Koné, D es textes oraux au roman moderne: étude sur les avatars de la tradition orale dans le
roman ouest-africain. Frankfurt: Für Interkulturelle Kommunikation, 1993, 28.
5 Emmanuel N. Obiechina, “Language and the african novel”, Language and theme,Essays On African
literature. Washington DC: Howard University Press, 1990, 53.

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Rares sont les thèmes de la littérature africaine qui ne réflètent pas son orientation

européenne. L ’explication de cet état de choses est à chercher dans les conditions

de sa naissance et de son épanouissement et ces conditions n’ont subi que des

changements sans grande portée.6

Certes, les écrivains africains nourrissent leurs oeuvres de données qui sont propres à leur

espace géographique. S’il est vrai qu’un lecteur averti pourrait énumérer certains

éléments qui appartiennent au roman africain, il en reste que l’expérience de sa lecture

(dans la plupart des cas) n’est pas très différente de celle d’un roman français. Mais outre

ces correspondances avec le modèle français, le roman africain est issu de son

“affrontement” avec l’Autre par le biais de l’entreprise européenne en Afrique.

Dès le début des indépendances des pays africains, les écrivains dans un élan visant à se

renouer aux valeurs africaines authentiques dénoncent le rôle néfaste et destructeur de la

colonisation sur les cultures traditionnelles:

La colonisation est par essence mortelle à toute culture: elle nie l’initiative

politique qui est à la base de toute prospérité culturelle et de l’authenticité

spirituelle.7

On est tenté de dire que selon cette formule, il s’agit d’un aveu - déguisé, si l’on veut -

qui remet en question l’apport véritable du roman en tant que genre littéraire

nouvellement introduit en milieu africain. En fait, on pourrait se demander dans quelle

mesure le roman parvient-il à véhiculer les valeurs africaines? S’il n’est pas possible dans

les limites de notre travail de répondre à cette question, il importe quand même de la

6Mohamadou Kane, “L ’écrivain africain et son public”, Présence Africaine, no. 58, 2e trimestre, 1966,
14-17.

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poser. Comment un genre qui est censé “détruire” une culture peut-il avoir comme

principal objectif la restauration et le revalorisation de ces mêmes valeurs? Plus

significatif encore pour nous, c’est que ceci ne s’applique pas qu’au roman mais aussi

aux autres genres littéraires en Afrique écrits en français.

Dans un premier temps, l’acte individuel qu’est la lecture d’un roman et le pacte

implicite qui existe entre le romancier et le lecteur sont issus de la société individualiste.8

La période coloniale n’était pas tout simplement le remplacement d’un système

économique des États africains par un autre mais une transformation radicale des

structures sociales profondes qui étaient en place avant la colonisation:

La période coloniale [...] est aussi forcément une période de mutation sociale au

cours de laquelle, plongées dans la situation coloniale, les petites unités sociales

où prédominait la conscience clanique se dissolvent peu à peu sous l’effet des

transformations économiques.9

Au fur et à mesure que la société précoloniale qui était fondée sur la pratique de

l’agriculture, de la pêche, de la chasse et de l’artisanat s’orientait vers une économie

coloniale, nous assistons à une dégradation de la condition sociale des autochtones.

La suppression de la chefferie traditionnelle dans de nombreux pays africains au profit

des chefs nommés par l’administration coloniale provoquait un certain malaise chez les

Africains. Cette transformation fondamentale de la société africaine en économie

7 “Liminaire”, Présence Africaine, no. 3, 1955, 3.


8 Nous soulignons une distinction importante entre la tradition orale et la tradition de l ’écrit. Dans le
premier cas, la pratique se faisait en public: n’importe qui a le droit de contester ce qui est dit ou raconté.
Ce n’est pas le cas quand le romancier écrit un ouvrage car il travaille seul.

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mondiale a entraîné par la suite un changement dans la mentalité des Africains vis-à-vis

des produits occidentaux. On assistait entre autres, à un déclin des travaux ruraux. C’est

dans ce contexte que le livre, l’objet de lecture et d’appréciation solitaire a été introduit

en Afrique:

Du reste le roman est lié comme l’imprimerie à la prédominance d’une société

bourgeoise.10

Chez les Mbochi, par exemple, l’art oral n’était pas séparé des travaux quotidiens.

D ’après G. Calame-Griaule, la littérature orale,

[...] constitue un message transmis par un agent à l’intérieur d’un certain contexte

culturel et social par l’intermédiaire d’une langue et doit pour être reçu s’adresser

à un auditoire en possession du double code linguistique et culture.11

Il est important de retenir ici que la littérature traditionnelle nécessitait un auditoire pour

participer activement à la représentation textuelle. Par contre, l’expérience solitaire

d’écrire un roman renvoie à celle de l’activité solitaire qu’est la lecture de l’oeuvre. Ceci

implique pour l’écrivain (et donc, son lecteur) de longues heures d’isolement voire d’exil

personnel - ce qui constitue une caractéristique contraire à la performance orale.

L ’interaction cruciale de la représentation orale est absente dans la lecture du roman. Qui

plus est, une fois l’oeuvre publiée, à l’exception des critiques et quelques rares précisions

et entrevues du romancier, ce dernier s’efface complètement.

9 Nicolas Métégué N ’nah, Domination coloniale au Gabon: la résistance d ’un peuple, 1839-1960, Tome 1.
Paris: L ’Harmattan, 1981, 8.
10 Albert Gérard, “Le double problème de l'écrivain africain”, Littératures Africaines et Enseignement:
actes du colloque de Bordeaux, 15-17 mars 1984. Bordeaux: Presses Universitaires de Bordeaux, 1985,
161-170.
11 G. Calame-Griaule, introduction à Essais d ’ethnolinguistique. Paris: Maspéro, 1977, 24.

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65

Il existe un lien important entre la naissance du roman en Afrique et la transformation

économique de la société: un système lignager en économie monétaire. La notion d’un

contrat écrit tel qu’il est perçu en Europe a dévalué les accords oraux qui ont prévalu en

Afrique traditionnelle. Or, l’imposition de l’écrit au niveau de la nouvelle administration

coloniale a étendu la dévalorisation de l’oralité à tous les niveaux. L’avènement de

l’esprit d’entreprise et d’individualisme européens ont entraîné entre autres une

compartimentation de la société africaine.12 L’Africain qui s’est toujours identifié au sein

de la communauté par le biais de son lignage et de son clan s’est vu imposer une nouvelle

échelle de valeurs où le travail, dans le but d’acquérir des profits personnels, se situait au

stade supérieur. La colonisation était une entreprise économique pour l’Europe en vue

non seulement de trouver de nouvelles terres riches en matières premières mais

également la quête de nouveaux marchés afin d’écouler des produits européens qui ne

pouvaient être vendus sur les marchés locaux. L’obsession des Africains envers la

prolifération de produits fabriqués en Europe qui se trouvaient sur le marché local est

caricaturisée chez Dansou, “le fils du fétiche” qui cultive un goût particulier pour tout ce

qui ne vient pas du pays, “tricots, bérets, pagnes, lunettes, parfums.” 13 Cette nouvelle

demande a provoqué l’exode des milieux ruraux pour la nouvelle ville africaine.

L’avènement de l’écriture et le développement des civilisations urbaines ne s’appliquent

pas qu’au contexte africain. En effet, selon Jack Goody, c’est le cas un peu partout dans

le monde:

12 Gervais Havyarimana, Problématique de renaissance et évolution du roman africain de langue française


(1920-1980). Louvain-la-Neuve: Université catholique de Louvain, 1992, 102.
13 David Ananou, Le fils du fétiche. Paris: Nouvelles Editions Latines, 1955, 53.

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66

[If] language is inextricably associated with culture, it is writing that is linked

with civilization, with the culture of cities, with complex social formations.14

Le nouveau contrat européen - l’écrit - ne justifiait plus le long apprentissage

systématique des traditions, le passage du patrimoine familial et les connaissances d’une

génération à l’autre. Suivant cette orientation, le cas de l’Afrique se compléxifie

davantage car il s’agissait d’une écriture qui provenait non pas de milieux indigènes mais

de langues étrangères. Aussi le continent tout entier se trouvait doublement désavantagé:

en abandonnant le mode de production tributaire propre aux sociétés lignagières il

évoluait dans un mercantilisme colonial15 où prédominait un code écrit étranger.

Durant la période coloniale, l’acte d’écrire un roman soulève de nombreuses

contradictions ne serait-ce qu’en constatant que l’oeuvre écrite représentait un

“passeport”16 pour le romancier. Il s’agissait donc d’une entreprise personnelle et

“égoïste” car ce dernier savait que son oeuvre ne pouvait être comprise par la population

locale. La vision du monde engendrée par l’écriture est opposée à celle de la parole.

L’écriture romanesque pour les premiers romanciers était la preuve irréfutable de

l’assimilation et de l’acculturation, le symbole par excellence de la réussite de l’aventure

coloniale: l’Africain savait écrire comme un Français.

14 Jack Goody, The Interface between the writer and the oral. Cambridge: Cambridge University Press,
1987, 9.
15 Kabongo Ilunga, “La dynamique de l ’État post-colonial africain dans la dépendance”, La dépendance de
l Afrique et les moyens d ’y remédier, Actes de la 4e session du congrès international des études africaines,
Kinshasa, 12-16 décembre 1978. Paris: A.C.C. T. - Berger-Levrault, 1980, 254-262.
16 Grâce à son ouvrage, le romancier pouvait communiquer avec le monde européen. D ’ailleurs, le fait
d’écrire en français le mettait au rang des Européens.

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67

L ’imposition de l’écrit en Afrique dans le contexte de la colonisation nous rappelle

plusieurs faits. D ’abord, le passage de l’oral à l’écrit signale un changement au niveau

des détenteurs du pouvoir. Étant donné que “[...]toute société de tradition orale a ses

règles juridiques, ses légendes et ses mythes”17, les dignitaires de la communauté, chefs,

vieux, se voyaient confier la tâche de préserver ces traditions et la mémoire collective. Ils

sont également responsables de faire régner la justice. Or, dans une société de l’écrit,

cette hiérarchie sociale est remise en question. La préservation des faits devient la

pérogative non des vieux mais de ceux qui savent lire les langues européennes, capables

de comprendre et d’écrire des contrats. Cette transition du pouvoir est à l’origine de la

désintégration de la communauté africaine traditionnelle:

L’apparition de l’écriture est liée d’ordinaire à des mutations au cours desquels

des tribus et les clans viennent se fondre en des ensembles plus larges et

développer une société urbaine (Martin, Histoire, 84).

Une fois cette première étape franchie, ce nouveau système de communication s’étend

aux autres domaines et bouscule les mécanismes traditionnels. Cette interférence n ’est

que le début d’une transformation fondamentale car elle provoque “une rupture, une

redistribution des tâches et finalement la naissance de nouvelles formes de logique”

(Martin, Histoire, 84). On ne saurait trop insister sur le rôle “destructeur” de l’écrit car il

ne s’agit pas d’un simple parcours communicatif où l’oral accède automatiquement au

prochain échelon. L’écrit et l’oral font partie de deux systèmes qui se repoussent. Dans

le contexte africain, l’écrit était “hostile” aux valeurs traditionnelles. Comme “toute

écriture est liée à la forme de pensée de la civilisation qui l’a secrétée et à laquelle son

17 Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l'écrit. Paris: Pétrin, 1988, 84.

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68

sort est lié” (Martin, Histoire, 84), on se demande si l’imposition de l’écrit n ’était pas le
18
coup de grâce assené à la culture africaine traditionnelle.

Au regard du passage de l’oral à l’écrit sous un angle continental, l’examen du genre

romanesque permet de dégager une autre remarque. Par son orientation occidentale,

l’imposition de l’écrit en langues européennes a provoqué un certain nivellement quant

aux thèmes traités. La variété thématique caractérisant les récits traditionnels qui se sont

inspirés de la mémoire collective - pour être plus précis, des mémoires collectives, vu le

nombre d’ethnies en Afrique - était ‘annulée’. Il s’ensuit que le roman était devenu

l’arme privilégiée, voire l’arme de l’élite africaine pour combattre la colonisation. Les

différences ethniques sur lesquelles se fondaient certains récits oraux n’avaient plus leur

raison d’être dans cette nouvelle littérature. L’écrit, en introduisant ce nouvel “Autre”

était devenu une nouvelle grille de lecture et d’interprétation du monde où l’Autre n’était

que le colonisateur européen. L’élite africaine, formée par les Européens, seule détentrice

du pouvoir de l’écrit, qui luttait contre la domination coloniale a dicté une nouvelle vision

africaine du monde: celle d’un monde où tout était, pour ainsi dire, filtré en noir et blanc,

Noirs et Blancs. Tout problème, si minime soit-il était ramené au dénominateur commun

- la domination coloniale par une race d’hommes qui se distinguent d’abord par la

blancheur de la peau.

Il faut dire que le personnage de TAutre résulte du principe qu’il évolue aux confins d ’un

18 Nous tenons à souligner que nous parlons ici essentiellement de l ’écrit en français. Cependant il faut
aussi tenir compte de l ’écriture arabe et celle des langues africaines - telles que le wolof et le housa - en
caractères arabes.

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univers clos. Toute intrusion dans cet univers par un élément étranger quelconque a le

potentiel de faire basculer son équilibre précaire et la désignation des rôles respectifs des

membres du groupe. La présence du colonisateur, dans l’univers africain, a neutralisé

toutes les distinctions internes entre les diversités ethniques. Par les valeurs qu’il incarne

- sa langue, l’utilisation abondante de l’écrit, la méfiance de l’oral et le rejet total de tout

ce qui est africain - le colonisateur s’est déclaré Autre et voulait qu’il soit ainsi perçu.

Il convient dès lors de s’interroger sur le sens actuel de cette polarisation de la

problématique de l’Autre où l’univers romanesque est représenté comme étant scindé en

deux: le colonisateur et le colonisé. Du point de vue de l’Africain, le Blanc colonisateur

est Autre. Cependant l’inverse est également vrai. Remarquons que cette perspective ne

s’applique pas qu’au discours romanesque. En effet, c’était le reflet d’une vision

intériorisée, de l’image que tout Africain ayant connu la colonisation avait de lui-même.

Ses valeurs traditionnelles: ses croyances, ses langues, l’usage coutumier de l’oral, ses

habits, pour n’en mentionner que quelques éléments, étaient considérés comme

dévalorisants et inférieurs. Toute étude de l’histoire africaine doit reconnaître que la

rencontre avec l’Autre par l’intermédiaire de la colonisation est véritablement une ère

charnière. La proximité de ces deux univers, ces deux mondes distincts à l’intérieur d’un

même continent, voire du même pays représente le premier affrontement. Face à un cet

Autre, l’Africain était contraint de se redéfinir:

Aux colonies l’infrastructure économique est également une superstructure. La

cause est la conséquence: on est riche parce qu’on est blanc, on est blanc parce

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70

qu’on est riche [...] l’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle

qui ne ressemble pas aux autochtones, ‘les autres’ (Fanon, Damnés, 9).

Étant donné que la colonisation n’était à aucun moment conçue comme une entreprise

temporaire mais une conquête permanente, l’exigence d’une “entente” avec les

autochtones était essentielle à cette fin. Ce “pseudo-dialogue” que le colonisateurs

voulaient instaurer avec les Africains s’est manifesté à travers l’école coloniale, le centre

d’apprentissage de l’écrit:

La vérité est qu’ils ne voient plus les choses anciennes. Le Blanc leur apprend les

écrits, pas autre chose.19

Autre fait frappant, l’école française enseignait aux futurs romanciers la langue et la

culture françaises.

20
L’école coloniale: lieu d’apprentissage de la langue française.

Si l’on considère l’objectif principal de l’enseignement traditionnel, nous constatons

qu’il était avant tout d’apprendre à l’enfant africain sa place et son rôle au sein de la

communauté. A travers les histoires qui lui sont racontées, l’enfant devenait conscient

non seulement de son passé à travers les épisodes de lignage mais surtout de son avenir.

La notion d’appartenance à une famille, à une communauté, est d’une importance clé

dans la tradition africaine, ainsi que son sens du soi en tant qu’entité distincte de l’Autre.

Nous voyons donc que la colonisation avait à la fois un effet déstabilisant et créateur. En

bouleversant le système économique, elle a provoqué l’éclatement des collectivités, un

19 Badian Seydou. Sous L'orage. Paris: Présence Africaine, 1963, 40.

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exode massif de la population vers les villes et une redéfinition du rôle de l’individu au

sein de groupe. Ainsi l’apprentissage qui se transmettait oralement ne trouvait plus de

place au sein de ce nouvel “ordre” social. Dans leur souhait d’imposer le système

occidental, les colonisateurs ne sont pas arrivés à leur fin qu’à travers des tractations

pacifiques. Les invasions militaires par l’Europe étaient la norme. Dans L ’aventure

ambiguë, Cheikh Hamidou Kane dénonce l’intervention brutale:

Le matin de l’Occident en Afrique noire fut constellé de sourires, de coups de

canon et de verroteries brillantes (Kane, L'aventure, 64-65).

Cette victoire de l’Europe sur l’Afrique est souvent représentée par le modèle occidental

de l’apprentissage: l’école.

En prenant en main le développement intellectuel de l’enfant africain dès son jeune âge,

l’Europe à travers missionnaires et religieux, s’assurait définitivement de la

transformation de l’Afrique. D ’emblée, les colonisateurs n’ont pas tardé à diviser le

continent en deux univers distincts, diamétralement opposés (Fanon, Les damnés, 10). Le

monde blanc représentait entre autres, la richesse par les signes extérieurs tels que les

vêtements, la moto, la voiture...etc. Ce déséquilibre commercial entre les pays européens

et l’Afrique est évident dans de nombreuses études faites par l’ONU:

Whereas the advanced countries do about 80 percent of their trade among

themselves and only 20 percent with the underdeveloped contries, the countries of

the periphery do 80 percent of their trade with the advanced countries.21

20 Dans le chapitre 4, nous verrons dans plus de détails comment l ’école française représente une
‘institution de l’Autre’.
21 UNO, M éthodes et problèmes, p. 157-160 quoted by Samir Amin dans Accumulation on a world scale: a
critique otth e theory o f underdevelopment, Monthly Review Press, London, 1974, 67.

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72

On comprend alors comment la colonisation de l’Afrique a introduit une nouvelle

équation dans l’imaginaire africain: là où l’ascension sociale signifiait principalement

devenir chef du clan ou du village, la venue de l’Européen bouleverse l’équilibre social et

économique. Ce dernier est devenu l’idole, l’apogée de l’ascension sociale. Or, s’il n’était

pas possible de se transformer physiquement, de changer de race, de devenir blanc,

l’Africain le devenait du moins dans ses manières d’être. L ’instruction formelle, celle de

l’école coloniale devenait le moyen par lequel on accédait au stade supérieur du Blanc.

La scolarisation, la maîtrise de la langue française - l’écrit et l’oral - est à la base du

pouvoir de l’Autre, du “devenir” Autre.

S’il est vrai que l’établissement de l’école en tant qu’institution en Afrique avait pour but

principal d’imposer une nouvelle échelle de valeurs, elle présupposait parallèlement un

rejet des valeurs traditionnelles. Dans les nombreuses correspondances coloniales du

gouvernement français aux administrateurs, les objectifs de l’école sont très clairs.

L’éducation des masses africaines n’était pas une entreprise philanthropique mais le

fondement de l’exploitation économique des pays colonisés:

L’instruction des populations qui nous sont soumises est la condition nécessaire

de la prospérité de l’immense empire.22

Dans un premier temps, l’institution (dans le milieu musulman) se substituait à

l’influence des marabouts sur “la nombreuse clientèle enfantine.” C’est ainsi que

l’instruction devenait “le plus puissant moyen de civilisation et d’assimilation” (Lemé,

L ’enseignement, 6) dont disposait l’Europe. Même si au début l’éducation coloniale était

confiée aux administrateurs, aux commis qui ne connaissaient absolument rien en matière

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d’éducation, les objectifs étaient les mêmes. Ceci est évident dans les discours des

gouverneurs, en particulier celui de Jules Brévié en 1930:

Il faut des idées claires, un chemin bien tracé, un souci de réflexion et de


• • / 23
perfection, un programme méthodique, un regard jeté en avant.

Ces idées claires ont déjà été énoncées vers la fin du XIXe siècle. A titre d’exemple, le

gouverneur Faidherbe réitérait les grands principes de l’école. Afin de propager la langue

française, elle doit viser d’abord les fils des chefs afin de les transformer:

Donner aux fils des chefs des pays conquis une instruction plus soignée

susceptible d’en faire d’utiles et de dévoués instruments de notre culture (Lemé,

L ’enseignement, 11).

Nommées “École des Otages” (Lemé, L'enseignement, 5), ces institutions ne recevaient

que des fils de chefs et de notables car ce sont eux qui allaient servir d’intermédiaires

entre les colonisateurs et les populations afin de pouvoir transformer d’autres indigènes à

leur tour. L ’initiation des fils des chefs à la culture française avait un effet déstabilisateur

car les initiés devraient se montrer aussi savants que les marabouts. Papa Ibrahima Seck

dénonce le rôle destructeur et son ampleur massive sur la culture africaine. Si au début du

siècle l’instruction coloniale ne visait qu’une élite, peu après elle recrutait tous les

enfants:

Organe d’apprivoisement, instrument de civilisation. Tout ce qu’il y a de bambins

doit venir s’aligner sur ses bancs (Seck, La stratégie, 21).

Bien que la structure sociale en Afrique pré-coloniale varie de village en village,

néanmoins la substitution du marabout et des parents par l’institution de l’école marque

22 René Lemé, L ’enseignement en Afrique Occidentale Française. Paris: Crété, 1906, 6.


23 Cité par Papa Ibrahima Seck, La stratégie culturelle de la France en Afrique. Paris: L ’Harmattan, 21.

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un changement profond. Dans le cas du marabout, - “l’intermédiaire nécessaire entre le

fidèle et Dieu”24 - il guidait les fidèles dans leur pélérinage quotidien sur terre en

direction du ciel. En remettant en question l’autorité des marabouts, les jeunes scolarisés

secouaient “le pivot de la vie politique et économique villageoise” (Copans, Les

marabouts, 185). Non seulement le rôle des marabouts diminuait mais également celui

des langues traditionnelles d’instruction. Dans les divers traités concernant la politique

éducative dans les colonies, nous avons relevé l’insistence à propos de cette question:

When schools were established for Africans, instruction at ail levels in the French

colonies and at ail but the most elementary levels in the English colonies were

carried out in the colonial tongue.25

Suivant ce point de vue, l’implantation de l’école selon le modèle français serait un

instrument primordial dans l’instruction et la formation du futur romancier. En insistant

au début du siècle que le français soit la langue de communication, les colonisateurs

définissaient le cadre intellectuel et philosophique des futurs lettrés:

Nous nous en servons pour éveiller l’attention des indigènes, pour les exercer à

l’observation analytique des faits, pour les amener peu à peu à nos habitudes de

raisonnement (Lemé, L ’enseignement, 75).

Écrire en langue étrangère

Puisant de son expérience scolaire dans l’institution scolaire coloniale, Ngugi Wa

Thiongo démontre à quel point, l’usage des langues européennes était néfaste pour

24 Jean Copans, Les marabouts de l'arachide, la confrérie mouride et les paysans du Sénégal. Paris: Le
Sycomore, 1980, 174.
25 Bemth Lindfors, African Textualities: texts, pre-texts and contexts o f african literature. Trenton, NJ.:
World African Press, 1997, 123.

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75

l’enfant africain. Dénonçant entre autres, Senghor, Achebe, Okara - ceux qui justifient

l’utilisation des langues européennes comme médium d’expression de la littérature

africaine - l’auteur fait état du sentiment d’aliénation qu’il ressentait vis-à-vis de sa

culture, de sa langue et des siens durant ses années scolaires. Tandis que le village

africain est le symbole d’harmonie propice au développement de l’enfant, l’école

primaire durant l’ère coloniale était synonyme de dissonnance surtout de par l’usage

d’une langue anglaise qui était totalement étrangère du milieu où provenaient les élèves

africains:

And then I went to school, a colonial school, and this harmony was broken. The
26
language o f my éducation was no longer the language of my culture.

Dans le processus d’éradication de la langue maternelle de l’auteur, tout usage du Kikuyu

aux alentours de l’école était fortement découragé, voire puni. Les langues européennes

devenaient le moyen par lequel s’établissait la rupture entre l’enfant africain et sa culture.

D ’une part, l’utilisation exclusive de l’anglais et d’autre part, l’enseignement d’une

littérature importée en milieu scolaire constituaient un univers “autre” pour les futurs

romanciers. Mais sans doute faudrait-il situer le phénomène romanesque dans un contexte

plus vaste pour démontrer comment les oeuvres africaines ont subi la formation

coloniale. Ngal présente la problématique dans les termes suivants:

La science moderne croit par son rouleau compresseur avoir anéanti ces étages

qui ont tissé les fibres de notre moi par le travail des contes, des mythes et

légendes, des proverbes, des chants, des fables, des énigmes, des farces facéties.27

26Ngugi Wa Thiongo, Decolonising the mind: The politics o f language in african literature. London:
James Currey, 1986, 11.
27 Mbwil a Mpang Ngal, L ’errance. Yaoundé: Editions Clé, 1979, 11-12.

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Ce qui est plus suprenant, c’est que les romanciers continuent à leur tour, de puiser leurs

récits dans cet imaginaire reconstitué.

L’expression paradoxale qu’est l’écriture en langues européennes compléxifie une

problématique d’ailleurs pluridimensionnelle. Ceci s’avère très important quand nous

considérons que l’écrivain africain est le produit de l’assimilation et de l’acculturation.

Dans quelle mesure l’écrivain qui utilise une langue étrangère fait-il partie de sa

communauté linguistique indigène? En fait, le roman africain en langues européennes

représente l’aliénation d’un auteur à cheval entre deux mondes avec deux systèmes de

valeur. La situation contradictoire de l’écrivain africain parlant de son Moi intérieur et de

sa culture dans une langue autre que sa langue maternelle est souvent représentée par le

motif du voyage.

D ’une manière générale, le romancier est celui qui doit quitter l’Afrique par l’entremise

de l’école occidentale pour ensuite compléter ses études universitaires en France, en

Angleterre ou ailleurs. Mazisi Kunene dénonce cette double identité, voire cette perte

d’identité des Africains:

Je pense que presque tous ces écrivains qui paradent sur la scène mondiale

comme des génies ne sont que des abérrations produites par l’époque coloniale.28

Jacques Chevrier remarque que les premiers romans africains n’étaient pas issus de la

lutte contre la colonisation ou l’assimilation. Au contraire, selon le critique, ces ouvrages

étaient préfaciés par d’anciens administrateurs coloniaux. Il est aussi frappant de

28 Mazisi Kunene, “Interview du poète zoulou Mazisi Kunene,” interview de Michèle Noël, Afrique
littéraire et artistique, numéro 26, 1989, p. 23-28.

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constater que ces récits démontrent dans un certain sens une intériorisation de l’idéologie

occidentale. En opposant cette idéologie à la tradition, les premiers auteurs préconisaient

une transformation de la société africaine selon le modèle européen. Par exemple, une des

premières oeuvres fictionnelles, Les trois volontés de Malic servait à glorifier

l’intervention coloniale, surtout l’imposition d’une éducation formelle à la française.

Nous pouvons inclure également dans cette catégorie les oeuvres de René Maran, de

Bakary Diallo et de Paul Hazoumé. L ’écriture des premiers écrivains était comme un

“acte de sociabilité car l’écrivain entendait d’être reconnu et bénéficier d’un statut

privilégié”30 auprès des colonisateurs. Ainsi, selon Midiohouan, Batoula31 serait:

[...] la preuve que dans les colonies la littérature relevait du projet colonialiste

dans sa dimension idéologique, politique et institutionnelle (Midiohouan,

L ’idéologie, 65).

L’écriture permettait aux écrivains d’accéder au statut privilégié de l’Autre, faisant ainsi

partie de l’élite, d’une élite européenne. Pour l’essentiel, grâce à l’écriture l’élite africaine

se haussait au niveau de la classe dirigeante:

Aujourd’hui les élites africaines occidentalisées sont imbues de la prétendue

“perfection” de l’alphabet latin, et demeurent aveugles aux systèmes pourtant locaux

de communication dans le temps et dans l’espace, et de conservation des messages et

des textes qui ont été et sont encore en usage sur le continent africain.

C’est souligner finalement que seule une telle radicalisation des différences raciales

pouvait justifier l’envergure de l’entreprise coloniale. Toute reconnaissance que

29 Ahmadou Mapaté Diagne, Les trois volontés de Malic. Paris: Larose, 1920.
30 Guy Ossito Midiohouan, L ’idéologie dans la littérature négro-africaine d ’expression française. Paris:
L ’Harmattan, 1986, 65.
31 René Maran, Batouala. Paris: Albin Michel, 1921.

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C’est souligner finalement que seule une telle radicalisation des différences raciales

pouvait justifier l’envergure de l’entreprise coloniale. Toute reconnaissance que

l’Africain ait quelque rapprochement avec l’Européen aurait nui à l’action coloniale dans

les territoires occupés. L ’image stéréotypée d’une Afrique inculte et sauvage servait de

tremplin à la “culturalisation” et la domestication des peuples. À cette stratégie

d’approche massive de la marginalisation continentale se situe un mouvement collectif

contraire mené par les écrivains et les artistes visant à introduire un nouveau discours.

L ’analyse de la réplique de l’élite africaine par le biais d’une littérature engagée nous

permet de faire une première constatation: c’est sur cette base notamment que cette

écriture a été dictée et conçue. Le romancier était contraint à adopter une position précise

à partir des conditions sociales, économiques et politiques. N ’ayant pratiquement aucun

accès aux décisions administratives de son pays, la seule alternative de l’élite locale était

de prendre position contre l’administration coloniale. Les systèmes coloniaux -

économiques et administratifs - ont été le principe catalyseur de l’action de l’écrivain

noir. L’évolution de l’écriture africaine a été déterminée principalement par des facteurs

étrangers. En définitive, les Européens ont manipulé le mouvement littéraire en Afrique.

Si l’on compare tous les mécanismes à l’oeuvre dans la production littéraire africaine, on

est en droit d’accorder une réflexion critique sur l’autonomie de cette écriture. Il se

trouve que des milliers de textes romanesques africains partagent la marque de la

stigmate de la scolarité coloniale:

Dire par exemple que l’école nous a plus enseigné sur les pays occidentaux que

sur nos propres pays, qu’elle a fait de nous des étrangers [...] elle a ravalé nos

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79

langues, nos cultures, notre histoire, donc nous aliénés à la maîtrise de notre
• • 33
milieu physique, social, interculturel et historique.

L’approche généralisante de l’Europe envers la culture africaine

En adoptant une stratégie totalitaire dans le contexte culturel, le colonisateur a forcément

diminué la marge de manoeuvre de l’artiste et de l’écrivain autochtone. Etroitement lié à

cette démarche de l’élite africaine qui consiste à se faire entendre à l’étranger par le biais

du roman, réside le refus de l’Européen d’intégrer et d’accepter l’Africain comme un

“Même”. Nous avons vu que le processus de radicalisation des différences a engendré

celui de “l’altérisation”. Toute différence était exploitée et mise en valeur au profit de la

culture occidentale. L’analyse du discours occidental concernant l’Afrique permet de

confirmer le processus d’essentialisation réductrice dont ont été l’objet les Africains.

L ’autochtone africain, à la suite d’un matraquage répété, était transformé en anti­

européen naturel. Afin d ’opposer cette attaque, très tôt les écrivains africains ont

répliqué en opposant un autre mythe: celui d ’une Afrique où l’Autre était celui qui venait

de Tailleurs.

Dans un premier temps il s’agissait de peindre une Afrique qui était à l’antipode

européen, démarche qui sera concrétisée par le mouvement de la négritude:

Se revendiquer Noir, c’était avant tout tourner le dos aux valeurs de l’Occident,

apprises à l’école, à la technique, à la science, à la raison.34

33Rugagi Nizurugero, “Dépendance et créativité culturelle”, La dépendance de l ’A frique et les moyens d ’y


remédier. 545-555.

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80

L’irruption du personnage de l’Autre dans l’univers romanesque servait de prétexte pour

décrire et pour revaloriser les tranches de la vie africaine. Etant donné que le roman

africain visait avant tout le lecteur européen, la description du milieu occupe une place

privilégiée. Dans l’ensemble, les détails sur la vie quotidienne africaine visent à pallier

l’ignorance du lecteur européen: par exemple, la description de la case du père de Camara

dans L ’enfant noir permet au lecteur européen de se sentir dans un milieu familier.

Cette dépendance quasi-totale du romancier africain sur un lectorat européen se manifeste

au niveau des nombreuses communications sur l’identité des lecteurs de la littérature

africaine. Il est inutile d’insister que le livre est peu lu en Afrique, en dépit de

l’acccroissement de l’alphabétisation des populations africaines en langues européennes:

Jusqu’à présent, l’Afrique elle-même ne contribue toujours pas au succès de son

écrivain.35

La question “ pour qui écrit l’écrivain africain?” revient comme un leitmotiv dans tout

travail sérieux sur la littérature africaine. Déjà en 1967, Tchicaya U Tam’Si, le soulevait:

Si l’on dit que l’Afrique francophone représente 40 à 60 millions de lecteurs, je

voudrais dire que ce n’est pas vrai parce que seulement 2% 'a 3% de ces 40 à 60

millions sont alphabétisés. S’il y a 2 à 3% d’alphabétisés, je crois que les idées

révolutionnaires ne vont pas très loin, d’autant plus que dans ces 2 à 3% ,

beaucoup de gens ne s’intéressent pas à la littérature (“Discussion”, The writer,

30).

Mouloud Mammeri se résigne au même constat:

34 Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, Négritude et Humanisme. Paris: Le Seuil, 1964, 133.

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81

Mouloud Mammeri se résigne au même constat:

Donc nous sommes obligés d’écrire, hélas si vous le voulez, pour les étrangers,

pour vous Européens! (“Discussion”, Thewriter, 36)

En raison de l’analphabétisation en langues européennes de la population autochtone, le

romancier dépend dans une grande mesure du public métropolitain. Cependant la

difficulté de lire n’est pas due uniquement à la question de compréhension. Lire est une

activité luxueuse pour l’Africain moyen car le livre est inacessible par son coût: il ne peut

s’adonner à la lecture de romans car cela lui coûterait des semaines de salaire.

Contrairement à une performance orale où le griot ou l’artiste communique à de

nombreuses personnes à la fois, la lecture est essentiellement une expérience dialogique

entre un lecteur et un texte.

Cette dépendance sur les lecteurs étrangers culturellement et géographiquement, place le

romancier dans une situation ultra contradictoire. L ’obligation de répondre aux besoins

d’un lectorat étranger transforme le livre en objet de consommation qui doit tenir compte

des goûts du ‘client’. Le romancier, son roman, son éditeur et son public européen

forment un réseau où le lecteur - celui censé occuper la première place - est évacué.

L’influence du lectorat étranger sur le roman africain se situe à deux niveaux principaux:

la forme et le contenu. Il n’y a aucun doute que le roman africain est nourri de rapports

puisés des formes traditionnelles orales. En essayant de démontrer l’originalité ou la

spécificité des oeuvres, les critiques s’appuient entre autres sur ces sources. Le fait le plus

frappant c’est que les romanciers africains se disent participer à la mission de défendre

les intérêts et d’être le porte-parole des peuples africains. Ce faisant le narrateur occupe

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82

une place centrale dans l’oeuvre, guidant et orientant le lecteur dans ses conclusions.

C’est peut-être pour cette raison que l’autobiographie occupe une place si grande dans ce

genre. À l’exception de caractéristiques sus-mentionnées, il faut insister que le roman

africain ‘obéit’ aux canons esthétiques du roman français. Nous voyons ceci en analysant

les réactions des critiques français, par exemple à la parution des premières oeuvres. Ce

qui ressort de ces annotations c’est que le roman est publié s’il est conforme au modèle

français.

Le romancier africain se trouve dans une situation ambiguë. D ’une part il existe une

Afrique du quotidien que tout lecteur africain connaît. D ’autre part, l’écrivain doit

s’efforcer de proposer une Afrique qu’il pense devoir attribuer au lecteur européen

“inconnu”. Ceci explique la raison pour laquelle de nombreuses oeuvres africaines sont

empreintes de détails “exotiques”. Dans ce contexte, les oeuvres adoptent une thématique

qui doit “engager”, sinon plaire au lecteur potentiel. Ce qui explique l’envergure, voire

l’obsession de la problématique de l’Autre dans les textes. Chamoiseau révèle comment

ses livres sont marqués par la préoccupation avec l’Autre:

J’exprimais ce que je n’étais pas. Je ne percevais du monde qu’une construction

occidentale, déshabitée [...] Ces livres en moi ne s’étaient pas réveillés; ils

m’avaient écrasé. Cet écrasement avait été rendu inévitable par la fascination que

les terres du Centre exerçaient sur nous. C’était l’endroit de la culture, de l’esprit,

du progrès, du vrai, du bien, du beau (Chamoiseau, Écrire, 44-45).

Ainsi l’amour interracial, par extension les rapports entre partenaires de couples de races

différentes servent souvent à leurrer le lectorat européen. C’est cette même vision qui

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83

explique l’affrontement culturel qui prend des dimensions démesurées sous toutes les

formes imaginables: le voyage devient prétexte au personnage principal de parcourir le

monde en quête de confrontations.

Nous pouvons nous demander à ce stade à quelle culture appartient l’écrivain africain qui

choisit de communiquer ses préoccupations en utilisant la langue européenne? Dans

quelle mesure la vision de l’oeuvre est-elle authentiquement africaine? Étant donné que

la plupart des romanciers et des critiques africains vivent à l’étranger, ayant maîtrisé une

méthodologie occidentale, de nombreuses questions demeurent. À celles que nous avons

déjà posées, s’ajoute une autre: qui est le critique africain? Pour qui parle-t-il?

Interrogation qui semble à première vue innocente, elle résume en fait le discours

africain. Nous devons peut être admettre que “l’institution” qu’est devenue la littérature

africaine, personnifie dans une grande mesure les diverses manifestations de l’altérité à

l’intérieur du roman africain. Dans les pages suivantes, nous tenterons de dégager un

concensus au sujet de l’altérité africaine telle qu’elle est perçue entre autres par les

écrivains, critiques, et théoriciens qui ont réfléchi longuement à ces questions.

Evaluation de la critique du roman en Afrique

Dans l’esquisse du cadre général des oeuvres littéraires en Afrique, l’itinéraire du roman

depuis son introduction par les colonisateurs continue de susciter un grand intérêt chez

écrivains et critiques à la fois. En effet,

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84

[,..]le roman est, incontestablement, le genre de prédilection des écrivains

africains. Les plus célèbres parmi ces derniers sont, parmi la plupart, (d’abord) les

romanciers.36

De cette prédominance numérique du roman, il ressort que le nombre d’études qui lui

sont consacrées et son enseignement au niveau secondaire et universitaire suivent un

parcours similaire (Huannou, La critique, 43-44). Que ce soit en Amérique du Nord, en

Europe ou en Afrique, le roman africain figure davantage sur les programmes

universitaires que les autres genres. Les mêmes observations s’appliquent aux thèses et

autres travaux critiques traitant ce genre littéraire. Il est relativement aisé de comprendre

l’agencement entre la critique et le roman. Étant “le lieu de phénomènes de miroir et

d’abyme, où les rapports entre l’écrivain, le décrit et l’écriture sont une indication

permanente à la réflexion”37 le roman par son nombre et les diverses problématiques qu’il

traite continue son zigzag entre imaginaire, fiction et réalité. Il n’est pas donc étonnant

que dans ce réseau complexe de la littérature et le quotidien38, le roman africain suscite

un grand intérêt dans les milieux universitaires.

Le roman africain est un espace exceptionnel au milieu duquel le lecteur est convié à

participer à un jeu qui se déroule à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des couvertures

physiques du livre. Les intrigues ne renvoient pas à une temporalité figée, mais elles

s’étendent de la colonisation au présent.

36Adrien Huannou, La critique et l'enseignement de la littérature aux États-Unis d'Amérique. Paris:


L ’Harmattan, 1993, 45.
37Jean-Claude Blachère, NÉGRITUDES, Les écrivains d ’A frique noire et la langue française. Paris:
L ’Harmattan, 1993, 13.

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85

Le discours critique, bien que parasitaire du roman peut donner lieu à un deuxième

roman. Il n’est pas impossible par exemple d ’envisager un romancier qui écrirait un

deuxième roman pour répondre aux critiques contre son ouvrage précédent, à l’exemple

de Camara Laye, Édouard Glissant et Simone Schwarz-Bart.

Outre la contribution explicite de la critique littéraire pour tout travail de ce genre, nous

aimerions la placer dans l’encadrement de notre propos principal: celui de l’altérité.

Assurément, selon Marilia Amorin, “tout travail de recherche serait une traduction de

l’étrange vers la familier.”39 Ce mouvement doit être la motivation principale de la

critique romanesque: faciliter l’appropriation de l’oeuvre personnelle d’un écrivain pour

un lecteur qui se situe supposément hors de cette relation. On pourrait donc voir ici

quelques critères qui sépareraient les initiés des non-initiés. Notre hypothèse est que le

rapport critique/lecteur ne se passe pas uniquement par l’intermédiaire des textes -

critiques ou romanesques - mais surtout par les fonctions principales que les

protagonistes doivent assurer.

On peut identifier une première manifestation de l’altérité comme étant extratextuelle

dans la mesure ou le critique est contraint de produire un discours conforme à celui de

son groupe. En quelque sorte, le critique peut être considéré comme “Autre” en faisant

partie de ce “[...]groupe social jouissant localement d’une position économique, culturelle

ou politique dominante et qui se donne de soi-même une sorte d’image idéalisée, tende à

définir négativement l’altérité” (Landowski, “Formes”, 69-93). Ainsi, le roman devient

38 Pierre Van Den Heuvel, Parole mot silence, Pour une poétique de l'énonciation. Paris: José Corti,1985,
57.

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86

une rencontre paradoxale du critique et du lecteur tandis que le romancier est tenu à

l’écart bien qu’il soit par le biais de son texte souvent l’initiateur du débat.

Il convient de rappeler que les prémisses de la critique littéraire du XIXe siècle

demeurent encore valables aujourd’hui:

L’objet de la critique est de juger, de classer, d’expliquer les oeuvres de la

littérature.40

Circonscrire le rôle du critique en littératures africaines, c’est d’abord reconnaître la

participation subtile de l’écrivain lui-même à cette fonction:

Les romanciers négro-africains ne se contentent plus d’être de simples créateurs

d’oeuvres de fiction. Parallèlement au rôle amplificateur des critiques littéraires et

des universitaires négro-africains ils deviennent à leur tour des théoriciens du

roman et commencent à s’interroger sérieusement sur les conditions de possibilité

de leur propre pratique créatrice.41

La relation critique telle qu’elle était conçue dans une Afrique traditionnelle est

essentiellement une interaction publique et communautaire jouissant ainsi d’un statut qui

est différent de celui qui lui est réservé en Europe. S’il est vrai que préalablement il n’est

pas inutile de comparer le cheminement de la critique littéraire en Afrique à celui du

roman, il est à noter qu’il s’agissait d’un exercice fondamental de l’oralité:

39 Marilia Amorin, Dialogisme et altérité dans les sciences humaines. Paris: L ’Harmattan, 1996, 7.
40 Brunetière, cité par Saussure, Cours de linguistique générale. Paris: Payot, 1972, 37-38.
41 Nouréini Tidjani-Serpos, Aspects de la Critique Africaine: L'intellectuel négro-africain face au roman.
Tome 2, Yaoundé: Editions Nouvelles du Sud, 1996, 11.

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87

[...] cette critique est spontanée. Elle est intégrée dans la vie collective dans le

processus de contestation sociale et politique.42

La nécessité de faire part de son désaccord vis-à-vis d’une prise de décision quelconque

ou d’un certain état des choses donnait souvent lieu aux sessions de palabres publiques en

Afrique traditionnelle. D ’une façon générale, il demeure que les commentaires qui se

faisaient en public étaient le fondement des sociétés orales en devenant ainsi un forum

aux voix discordantes. La littérature ainsi que sa critique par les Africains ont préservé

certains aspects des palabres. Par exemple, elles sont toutes deux liées à une fonction

sociale:

La critique se présente comme une socio-critique: elle saisit les oeuvres comme

intimement liées à l’histoire des peuples noirs (Mateso, La littérature, 79).

Autrement dit, le critique utilise souvent le texte littéraire non en tant qu’oeuvre de

fiction mais comme document authentique qui décrit la société telle qu’elle est.

Cela ne veut pas impliquer pour autant que les conditions dans lesquelles s’opère

aujoud’hui l’échange entre les divers partenaires-romanciers, critiques, lecteurs sont les

mêmes que celles des palabres ou autres manifestations publiques. Nous sommes en

présence d’une critique qui suit une orientation différente de ses débuts. En effet, elle est

calquée sur

[...] la critique de la littérature coloniale des années 1870-1920. Cette critique

littéraire, à laquelle l’élite intellectuelle noire se référera par la suite, possède ses

lieux d’autorité, ses modèles, ses canons esthétiques (Mateso, La littérature, 81).

42 Locha Mateso, La littérature et sa critique. Paris: Karthala, 1986, 79.

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En dépit des maintes tentatives de la part d’écrivains et de théoriciens d‘africaniser43 la

critique, celle-ci est toujours maintenue dans un cadre étranger, “marquée par des

courants littéraires et idéologiques qui s’enracinent dans la colonisation et dans une

certaine vision littéraire que celle-ci a conditionnée” (Chemain, Panorama, 174). On

pourrait se demander dans quelle mesure ce désir chez les écrivains africains de vouloir

trouver une autre voie critique est justifié surtout si le roman lui-même continue à obéir

aux canons occidentaux? Dire qu’il faut trouver de nouvelles voies critiques, des

approches innovatrices et de nouvelles grilles de lecture sont non seulement de nobles

objectifs mais aussi nécessaires. Celles-ci sont indispensables, nous semble-t-il à l’heure

où nous assistons à une remise en question de la contribution entre autres de la littérature

et de son enseignement au niveau universitaire. Le besoin de rattacher la pratique de la

lecture individuelle et collective à la formation de l’être se fait de plus en plus pressant:

Le discours autour de l’oeuvre d’un intellectuel créateur par d’autres intellectuels

qui l’analysent, est d’abord un acte interne et circonscrit aux frontières de l’élite

intellectuelle (Tidjani-Serpos, Aspects, 154).

A notre avis, il faudrait humaniser la critique littéraire afin qu’elle puisse atteindre une

audience plus large. Il faudrait donc inventer une nouvelle critique dont le but principal

serait de démontrer que la pratique de la lecture, de la poésie, du roman, du théâtre n’est

pas un subterfuge qui tente de faire sortir le lecteur du réel mais plutôt un moyen pour

l’individu de mieux appréhender la réalité. D ’après Makouta-MBoukou, le critique doit

contribuer à une meilleure compréhension du texte:

43 R. Chemain, A. Chemain-Degrange, Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine.


Paris, Présence Africaine, 1979, 8.

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[,..]le critique a pour mission de reconstituer le message de l’oeuvre, de décrypter,

de le rendre plus clair à l’esprit faiblement muni de moyens intellectuels

nécessaires à sa saisie, c’est-à-dire, d’apprendre à lire au lecteur moyen, de lui

indiquer le chemin qui conduit à la pensée de l’auteur.44

Une telle perspective doit forcément faire dérailler la critique afin que celle-ci embrasse

les autres disciplines, quitte à devenir plus simple et plus courte. Les outils de

l’explication et de l’interprétation critiques utilisés par l’intelligensia littéraire doivent

être accessibles au lecteur moyen auquel on veut enseigner la lecture afin qu’il puisse à

son tour se servir de tels outils.

La théorie de la critique en Afrique telle qu’elle se rapporte à la société nous offre un

éclairage intéressant à ce propos. L’examen des fondements de la critique littéraire en

Afrique - surtout les tentatives de recontextualiser cette discipline au sein des sociétés

qui ont fonctionné jusqu’au début du siècle sur la parole orale - nous force à reconnaître

que les théoriciens africains doivent forcément s’éloigner du “colonialisme littéraire” s’ils

veulent contribuer au débat actuel à propos de l’étude des arts dans les programmes

scolaires et universitaires. Dans le cadre de cette réflexion, tout en empruntant l’itinéraire

historique de la critique de la littérature écrite en Afrique, en particulier le roman, nous

tenterons de définir les moments forts de son cheminement.

La critique envers les premiers romans africains.

44 Jean-Pierre Makouta-MBoukou, Introduction à l ’étude du roman négro-africain de langue française.


Dakar: Nouvelles Editions Africaines, 1980, 11.

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D ’une façon générale, on peut dire que la critique de la littérature africaine a débuté avec

certains tâtonnements vers les années vingt avec la parution du roman d’Ahmadou

Mapaté Diagne, Les trois volontés de Malic. Cette critique s’est manifestée au début par

le biais des préfaces écrites aux premiers romans par les colonisateurs. Ceci semble tout à

fait naturel quand nous considérons que ces derniers avaient non seulement introduit le

genre romanesque en Afrique mais aussi dans une démarche identique, transporté le

roman africain en Europe. Les conjonctures socio-économiques qui prévalaient en

Afrique à cette époque plus précisément celles dans lesquelles vivait le romancier,

jouaient un rôle crucial dans la publication. En fait, d’un point de vue strictement

économique, tout ouvrage littéraire africain durant la colonisation devait bénéficier du

soutien colonial pour être publié.

Par la suite on peut constater que la première manifestation de la critique littéraire en

Afrique est apparue sous la forme d’une plaidoirie officielle en faveur de l’oeuvre en

question. Toute l’attitude du critique peut être ainsi résumée: le romancier écrit bien en

dépit de son statut inférieur de nègre colonisé. Il s’agissait d’un commentaire

d’appréciation du romancier au lieu de son oeuvre. Les propos élogieux de Georges

Hardy, directeur honoraire de l’École coloniale envers Paul Hazoumé, auteur de

Doguicimi nous donnent une indication du type de critique littéraire dont il était question:

Si son teint ne trahissait pas son origine, vous le prendriez pour un Français de France;

tout, dans sa façon libre et gaie de s’exprimer, dans son allure courtoise; dans ses

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gestes aisés et mesurés, dans l’aimable ardeur qui émane de sa personne, est d’un

homme de chez nous [...] qu’on ne songe pas un instant à le traiter en étranger.45

Ce parrainnage ou ce paternalisme européen qui se manifestait dans cette première phase

de la critique africaine servait de lien entre le romancier africain et son lecteur européen.

On retrouve un net écho de ce comportement des colonisateurs envers les premiers

romanciers noirs de l’Afrique dans les préfaces des premiers romans. Cette entreprise

cadre bien avec la mission civilisatrice de l’Europe de vouloir transformer le continent à

son image. Qui plus est, les préfaces servent de témoignage à cette mission: l’Africain

peut écrire un roman. Encore une fois, Georges Hardy “intervient” dans sa préface dans

Les trois volontés de Malic, rappelant à ses concitoyens - car le roman leur est destiné -

le travail extraordinaire de la colonisation:

Dès que la France conquiert une colonie, elle travaille à l’enrichir et à civiliser les

habitants, elle y envoie des instituteurs, des maîtres-ouvriers. [L’auteur] est aussi

instruit que beaucoup d’Européens, et il aime bien la France, parce qu’elle a fait de lui

un homme.46

D ’abord, les premiers écrivains africains avaient démontré une profonde reconnaissance à

l’égard des parrains étrangers sachant que le succès de leurs oeuvres dépendaient de ces

derniers. On pourrait se demander si l’on ne devait pas parler de cette époque comme

celle de “l’invention” ou de la “création” des romanciers africains. On comprend mieux

cette hypothèse quand on examine, d’une part les circonstances qui ont accompagné la

publication des premières oeuvres africaines, et d’autre part, le rôle des préfaciers

européens. Face à la diversité des formes qu’ont pu prendre les interventions des

45 Georges Hardy, préfacé to Doguicimi, by Paul Hazoumé. Paris: G.-P. Maisonneuve et Larose, 1978.

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préfaciers, éditeurs, parrains, etc., certains ont remis en question l’appartenance de ces

oeuvres. Peut-on dire à coup sûr qu’un certain roman a été écrit par tel auteur?

En effet, dans au moins deux cas, ce sont eux [les préfaciers européens] qui ont suscité

l’oeuvre et ont participé dans une certaine mesure à sa rédaction (Tidjani-Serpos,

Aspects, 79).

C’est la raison pour laquelle Mohammadou Kane a provoqué un débat sur la légitimité de

Force-Bonté de Bakary Diallo. En examinant les circonstances qui ont entouré la

publication de l’oeuvre et celles du romancier lui-même, Kane suggère que le roman a

été vraisemblablement écrit par quelqu’un d’autre:

[...] rien ne disposait Dakary Diallo à écrire ce roman [...] Il a pu donner la première

mouture de son oeuvre qu’un autre aura réécrite et réorientée. Peut-être s’agit-il de J.

R. Bloch, de Lucie Couturier ou d’une tierce personne à l’insu des deux premières.47

Au regard de ces considérations, nous faisons remarquer que les réactions des critiques à

la parution de L ’enfant noir indiquent qu’il ne s’agissait pas d’un cas isolé mais de

pratiques courantes de l’époque. Pour certains ces pratiques étaient acceptables, pour

d’autres, révoltantes car elles portent atteinte aux fonctions fondamentales de l’écrivain.

Certainement, tout écrivain subit en quelque sorte les influences du milieu. Or, dans le

cas de Camara Laye, les critiques prétendent disposer sufïisament d’indices “suspects”

pour soulever des doutes à propos de la légitimité du roman. Le travail de relectures

multiples et de correction est certainement présent avant toute intention de publication.

Dans le cas d’un jeune romancier - Laye l’était à la parution de son roman - l’avis soit

des amis ou d’autres écrivains, était certes un atout:

46 Georges Hardy, préfacé to Les trois volontés de Malic, by Amadou Mapaté Diagne, Éditions Larousse,
Paris, 1920.

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Laye dit qu’il montrait toujours son manuscrit à des amis français afin qu’ils en

améliorent le style [...] il travailla le manuscrit et le réécrivit sept fois...sur l’avis de

Robert Poulet.48

Une meilleure compréhension du contexte littéraire nous permet d’avancer certaines

hypothèses pour expliquer les motivations de Camara Laye quant à son exploitation de

Robert Poulet. Peut-être que c’était le moyen pour l’écrivain africain de valoriser son

oeuvre. En s’abritant derrière “ l’avis” de son ami, Laye valorisait et authentifiait ainsi

son roman. Comme l’attestent les nombreuses critiques sur ce roman, personne n’a osé

l’accuser de médiocrité. Par contre, on ne saurait ignorer les commentaires critiques sur

son travail de réécriture car selon ces derniers, il ne s’agissait pas d’une simple correction

de coquilles. Ceci illustre bien la controverse autour de sa publication. Pour de nombreux

critiques de l’époque, le roman a dû être manipulé par son correcteur. En examinant le

portrait de l’enfant noir dans le roman et celui des enfants noirs vivant sous le régime

colonial, Mongo Beti se demande si ce n’est pas là que réside l’explication de la

réception extraordinaire de l’oeuvre en France:

Pour Mongo Beti, cette omission capitale est la raison pour laquelle la critique

française a réservé un accueil si chaleureux au roman de Camara Laye qui, du point de

vue africain, ne devrait s’analyser que comme un succédané de La Case de l ’oncle

Tom et de Paul et Virginie (King, The writings, 72).

Paradoxalement, la réussite de Camara Laye dans un milieu métropolitain met en

question son rôle en tant que romancier africain. A juger par la définition de Ngugi Wa

Thiongo, le romancier africain est forcément le porte-parole du peuple:

47 Mohammadou Kane, Roman et société, p. 56 cité par Tidjani-Serpos, Aspects. 79.


48 Adele King, The writings o f Camara Laye, p. 4, cité par Tidjani-Serpos, Aspects. 80.

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Le rôle de l’écrivain est d’être avec son peuple, d’exprimer ses espoirs les plus

profonds; son aspiration à la liberté, aune vie meilleure, plus digne de l’homme.49

De même Tidjani-Serpos définit la fonction principale de l’écrivain en milieu colonial

comme celle d’exposer le conflit qui oppose les colonisés aux colonisateurs. Suivant ces

deux critiques, la question qui se pose alors est la suivante: dans quelle mesure L ’enfant

noir rejoint-il ces critères? (King, The writings, 73). On ne saurait ignorer le fait que

Camara Laye n’était pas le seul à emprunter ce cheminement. Pour de nombreux

romanciers, afin d ’être publiés

[,..]il fallait l’appui des ‘patrons’ ou de ‘tuteurs’. C’était le cas pour Mapaté Diagne,

Georges Hardy, pour Bakary Diallo, Lucie Couturier, pour Ousmane Socé, Robert

Delavignette; pour Félix Couchoro, Maurice Satinaud...50

Il est évident que ce rôle de parrain qui accordait son appui au roman africain, qui le

vantait et le faisait vendre sur le marché européen n’a pas été l’unique rôle de l'Européen.

Bien qu’il soit difficile de trouver des travaux qui discuteraient de façon scientifique cette

“relation triangulaire qui unit l’écrivain, l’éditeur et le public”51, il est aisé de suggérer

que ces rapports se compléxifient dans le cas d’un romancier qui est principalement lu

par un public étranger. Ce n’est pas sans raison que de signaler que la démarche critique

est devenue plus accessible de nos jours. Cependant pour le romancier africain qui

écrivait essentiellement pour un public métropolitain, la critique littéraire était cruciale.

En effet, elle avait le même rôle que la publicité, dont le but était de “vendre” le roman.

49 Ngugi Wa Thiongo, cité par Dennissov Youri, “Motifs civiques dans la littérature de langue française”,
Regards russes sur les littératures francophones. Paris: L ’Harmattan, 1997, 121-136.
50 Guy Ossito Midiohouan, “Les premiers romanciers africains face à la critique coloniale: les préfaciers de
l ’Humanisme franco-africain ” , Annales, numéro 2, RLASH, Université de Bénin, p. 48, cité par Tidjani-
Serpos, Aspects, p. 81.
51 Jean-Marie Bonnet, La critique littéraire aux Etats-Unis d Amérique 1783-1837. Lyon: Presses
Universitaires de Lyon, 1982, 14.

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Au sein de la dynamique qui réunissait le romancier et son public, il faut remarquer que

l’intervention critique était sollicitée non par le romancier lui-même mais principalement

par l’éditeur. Par conséquent, l’authenticité d’une telle activité est mise en question. Ce

n’était ni une réflexion en profondeur qui exposait les faiblesses et les points forts de

l’oeuvre littéraire ni une invitation au lecteur à adopter une grille de lecture mais la mise

en branle d’un appareil de marketing dont l’unique but était d’influencer le public

français à acheter le roman. Ce modèle particulier d’intervention critique et éditoriale a

définitivement marqué l’itinéraire du roman en Afrique tant au niveau de la forme que

celui du contenu.

La critique littéraire en Afrique a vraisemblablement débuté avec la volonté des

colonisateurs de promouvoir les premières oeuvres africaines. Cette critique était

simultanée car elle accompagnait l’oeuvre par le biais de la préface. Étant préalablement

sollicitée par les éditeurs et les romanciers auprès des colonisateurs ou autres amis

français, elle s’est manifestée d’abord comme facile, superficielle et positive. Écrite par

des personnes qui étaient ni romanciers ni hommes/femmes de lettres, elle servait

primordialement comme une lettre de référence au romancier auprès du lecteur français.

Si le succès du romancier dépendait de la préface, donc des préfaciers, ces derniers l’ont

utilisé également comme instrument de marketing afin de “vendre” la colonisation auprès

des leurs en France.

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L ’élite universitaire en Afrique a été la première à dénoncer le double jeu des préfaciers.

D ’une manière générale, elle a reconnu que les “parrains” européens modifiaient

l’essence même du message africain:

[Les critiques africains] vont ainsi relever un certain nombre de faits qui tendent à

prouver que dès le départ, les préfaciers européens avaient essayé de récupérer le

discours de la fiction négro-africaine et de l’orienter vers un cul-de-sac littéraire

(Tidjani-Serpos, Aspects, 79).

Au cas où la préface mettrait en question l’entreprise coloniale en Afrique, les critiques

réagissent immédiatement démontrant à quel point la critique était manipulée par les

colonisateurs. “L ’affaireBatouala” (Midiohouan, L ’idéologie, 61) en est une illustration.

Lors de la parution du roman Batouala de René Maran en 1921, nous assistons à une

démarche singulière par la critique. Manifestement, ce roman a soulevé de vives réactions

d’une part et d’autre. Il est intéressant de noter que la critique était essentiellement

dirigée non pas contre le texte romanesque spécifiquement mais contre la préface, qui est

d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle le roman a obtenu le prix Goncourt.

Plaidoirie pour l’amélioration des conditions sous lesquelles vivaient les Noirs sous la

domination coloniale, la dénonciation était telle que le roman a été frappé d’interdiction

par les autorités dans les colonies. Qui plus est, Maran a été contraint d’abandonner “son

poste de fonctionnaire et d’interrompre ainsi sa carrière dans l’administration coloniale”

(Midiohouan, L ’idéologie, 60-61). Or, au coeur de ces débats, on sait que Maran n’était

pas contre la colonisation. A l’opposé, il se battait pour une politique coloniale pour que

les Africains soient complètement assimilés:

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La préface de Batouala visait à prôner une colonisation authentique qui transformerait

les nègres de l’Afrique Equatoriale en citoyens français, libres, égaux et fraternels

(Midiohouan, L ’idéologie, 63).

De ces positions contradictoires découle une ambiguïté qui s’étendait au-delà des

catégories raciales: le roman a été attaqué et apprécié à la fois par les Blancs et les Noirs.

À partir de ce fait, on est amené à réfléchir sur la fonction du roman en Afrique. Dans

quelle mesure peut-on dire qu’aujourd’hui cette fonction demeure la même? Si Batouala

a provoqué une telle polémique, cela n’implique pas que la plupart des romans africains

ont suivi cette voie. En fait ce qui dérangeait le plus dans tout le débat qui a entouré

Batouala, c’est le déséquilibre entre la position du romancier et celle de la préface: René

Maran était pour la colonisation, la préface de Batouala était contre. Les critiques

européens dénonçaient le roman comme une menace à la présence française en Afrique.

Évaluation des oeuvres africaines en fonction des canons étrangers.

Somme toute, la critique de la littérature africaine venant de l’Europe durant la

colonisation était négative. Confrontée au modèle occidental, l’oeuvre africaine souffrait

d’un manque. Pourtant ce phénomène ne s’est pas limité à la réception de la littérature

africaine en France. On constate une démarche identique chez les critiques américains

vers 1830, bien que le contexte soit différent:

En définitive ce qui scandalisait le critique, c’était l’immense liberté dont jouissait le

romancier. Tout le travail du critique consistait à réduire cette liberté subversive: il

entendait ainsi maintenir la primauté de la raison et tenir en bride l’imagination

(Midiohouan, L ’idéologie, 124).

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98

Dans cette nouvelle prise de conscience chez l’élite africaine, les préfaciers-colonisateurs

n’étaient plus sollicités par les romanciers africains. Ce “départ” des préfaciers se

traduisait par une non-ingérence quasi-totale dans les stratégies de lecture. Celles-ci ont

été prises en charge par l’application des grilles critiques traditionnelles par lesquelles les

romans sont évalués en fonction des canons occidentaux.

Préalablement, face aux romans français classiques, les romans coloniaux étaient souvent

repoussés dans un ghetto culturel et littéraire vu que la plupart des auteurs appartenaient à

un groupe hétérogène qui n’avaient en commun qu’un long séjour en Afrique et “une

activité professionnelle dans le cadre du système colonial.”52 Dans un autre groupe, se

retrouvaient des Africains qui faisaient l’éloge de la France et de son entreprise coloniale.

Par exemple, David Ananou considérait que l’intervention des “pays évolués qui

continuent d’accomplir de grandes oeuvres en Afrique” (Mouralis, Littérature, 100) était

tout à fait justifiée. Force-Bonté, Les trois volontés de Malic, Fils du fétiche pour ne

mentionner que trois ouvrages, font tous partie de cette catégorie - la démonstration

d’une foi inébralable dans l’entreprise coloniale (Havyarimana, Problématique, 101). Il

faut dire que les romanciers n’avaient de modèle pour leurs oeuvres que le roman

européen. En outre, le roman en tant que genre littéraire en Afrique a souvent “été

interprété par les critiques occidentaux comme répondant au désir d’imiter les modèles

littéraires d’Europe.”53 Autrement dit, le roman est une réussite s’il est conforme au

modèle français. À cela s’ajoute le fait que les romans africains étaient publiés en France

et lus par un public métropolitain qui dépendait à son tour de la critique européenne, on

52 Bernard, Mouralis, Littérature et développement. Paris: ACCT/Silex, 1984, 273.

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99

comprend pourquoi ces critiques “ ont eu tendance, comme il était prévisible, à juger les

oeuvres des auteurs africains en fonction des critères esthétiques prévalant dans leur

société” (Mouralis, Littérature, 135). Le raisonnement critique était doublement motivé.

D ’une part, presque toutes les analyses du roman démontrent une ignorance de

l’esthétique africaine par les critiques européens. D ’autre part, les romanciers africains

voulaient être évalués par les mêmes critères “universels” pour gagner le public

métropolitain. Passer le test universel, c’est prouver que l’oeuvre littéraire est à la

hauteur, qu’il est lisible, sinon fortement conseillée à être lue. Force nous est de constater,

que la critique occidentale tenait à établir des parallélismes entre les oeuvres européennes

et celles qui venaient d’ailleurs.. Selon cette optique si “ le jeune roman algérien [était]

une copie conventionnelle de tel ou tel roman européen célèbre, s’attachant à un modèle

stylistique de grande réputation”,54 c’est que les romanciers eux-mêmes, ne manquaient

pas de souligner les influences qu’ils avaient subies. Pour Kateb Yacine, on retrouvait

Rimbaud, Joyce, Faulkner; pour Mohamed Dib c’était Virginia Woolf tandis que pour

Mouloud Feraoun c’était tantôt Tolstoï, Dostoïevski tantôt Camus (Dkougachvili, “Aux

origines”, 29-41). La volonté d’établir ces rapports vise deux objectifs principaux: il

s’agit de démontrer que le romancier connaît les travaux cités et de suggérer que ses

oeuvres sont comparables à celles des romaciers européens. L’auteur africain se situait

donc dans la tradition de l’Autre. Ignorer cette composante de la critique c’est ouvrir la

porte à une interprétation biaisée du roman africain en prétendant que les Européens

contrôlaient entièrement l’appareil critique. Forcément, il y avait un “dialogue” entre

romanciers, éditeurs et critiques. Il n’y a aucun doute que le critique européen a exploité

53 Irina Nikiforova, “Naissance et métamorphoses du roman dans les littératures africaines d ’expression
française”, Regards russes. 85-87.

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100

la situation socio-culturelle de l’époque mais il faut tout de même se garder d’une

interprétation univoque: le romancier africain faisait partie de l’appareil critique. Quoi

qu’il en soit, on ne peut pas dire que cette vague d’écrits négatifs envers les oeuvres

africaines étaient justifiés. Or, les indépendances allaient insuffler une nouvelle

dynamique à la critique littéraire en Afrique. Afin d’appréhender la portée historique et

psychique des indépendances en Afrique, il est impératif de transposer cet événement

dans un contexte autre que celui du départ des colonisateurs du continent. Il est vrai que

les marques de ces derniers se feraient ressentir pendant longtemps, sinon pour toujours.

Diverses études sur les effets de la colonisation occidentale semblent aboutir aux

conclusions identiques: relativement parlant, la présence coloniale en Afrique ne

représente qu’une brève parenthèse historique qui a duré moins d’un siècle. Mais,

Le résultat est que moins d’un siècle de colonisation semble peser autant ou plus que

des siècles ou des millénaires d’histoire (Havyarimana, Problématique, 277).

Durant la période de renaissance qui a suivi les indépendances, l’écriture qui

n’appartenait qu’à l’élite est passée aux autres: “l’auteur d’élite cède la place à l’auteur

‘roturier’ s’adressant essentiellement au lecteur national.”55 De nouveaux écrivains

écrivant pour les nouveaux lecteurs; tel était le contexte socio-culturel du roman des

indépendances. L’écriture s’est métamorphosée en une aventure en soi au cours de

laquelle, romanciers et lecteurs se sont rencontrés pour la première fois autour “[...] des

livres, parfois sans qualités de styles particulières [avec] une grande portée sociale”

(Denissov, “Motifs, 121-136). Or, le critique - principalement occidentale - ne pouvait

54 Galina Djougachvili, “Aux origines du roman algérien d’expression française”, Regards russes. 29-41.

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101

pas reconnaître ces changements dans l’univers littéraire africain. Au lieu d’analyser ces

nouvelles données et d’en tenir compte dans leurs travaux d’analyse, les critiques

persistaient d’appliquer les mêmes grilles de lecture aux textes. Romans et romanciers

étaient évalués en fonction des canons universels:

“[...]le critique occidental, non seulement refuse de tenir compte de la distance qui le

sépare des cultures et des civilisations nègres [...] mais analyse tout texte négro-

africain en fonction de son propre contexte culturel.56

Vu de près, cet ensemble d’indications convergentes nous montre que la dénonciation par

la critique occidentale n ’a certes pas débuté avec le roman mais est issue du discours

colonial. En dépit de la politique officielle de la décolonisation prônée par les centres

métropolitains, l’attitude de l’Europe envers l’Afrique était essentiellement la même:

An important feature of colonial discourse is its dependence on the concept of fixity in

the ideological construction of otherness. Fixity, as the sign of cultural/historical/racial

différence in the discourse of colonialism, is a paradoxical mode of représentation.57

Avant de cerner les lieux privilégiés tenus par la critique occidentale dans les oeuvres

étrangères, il importe d’identifier les fondements qui justifieraient une telle prise de

position. Le postulat de base ici est relativement simple: passer un jugement quelconque

sous-entend trois possibilités: soit qu’on croit qu’on est en mesure de le faire bien que les

autres entretiennent des doutes vis-à-vis d ’une telle prise de position, soit que les autres

soutiennent notre prise de position bien qu’on ait soi-même des doutes à ce propos, et

55Youri Denissov, “Motifs civiques dans la littérature africaine de langue française”, Regards russes.
121-136.
56J. P. Makouta-Mboukou, Introduction à l ’étude du roman négro-africain de langue française. Dakar: Les
Nouvelles Editions Africaines, 1980, 9.
57 Homi Bhabha, The location o f culture. London/New York: Routledge, 1994, 66.

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102

dans le dernier cas c’est quand notre prise de position coïncide avec celle des autres. En

général, la prise de position occidentale aliénait les penseurs et écrivains africains:

[La critique occidentale] apprécie, consacre ou désavoue la démarche de nos créateurs.

L ’on est grand écrivain, grand peintre, grand sculpteur africain, par la volonté des

tenants de telle ou telle école de Paris ou de Londres, de Bruxelles ou de New York.58

Au coeur de ces débats, on se demande si ce premier “lieu privilégié” par la critique se

trouve paradoxalement non pas dans la littérature africaine, mais bien dans l’attitude du

critique lui-même. Son positionnement dès le départ est faussé: il se situe en tant que

supérieur jugeant les travaux des excolonisés - qu’il a formés - à l’image des siens. Il

faut remarquer ici combien ce rapport de colonisateurs et colonisés a influencé la

conception de l’art africain en général. Dans son étude sur le système éducatif en Afrique,

Fafunwa décrit comment on découvre tout un répertoire de termes péjoratifs à l’égard des

Africains dans les textes des colonisateurs:

Tribe, native, savage, primitive, jungle, pagan, heathen, vernacular, etc. [...] the people

to whom these labels are given reject the appelation, for they contend that the usage

stéréotypés and damns them.59

On pourrait à bon droit se demander comment le recours à une telle caractérisation peut

faire avancer le texte critique. L’objectivité du critique est sérieusement remise en

question. Il est incapable “de se taire, [de] s’effacer pour laisser parler le texte qu’il a à

interpréter.”60 Cette prédisposition aurait défini la rencontre entre textes africains et

critiques occidentaux: le texte ne servait que de prétexte pour faire véhiculer les discours

58 introduction, Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation, Actes du Colloque de
Yaoundé, 16-20 avril 1973. Paris: Présence Africaine, 1977, 17.
59 Babs A. Fafunwa, “African éducation and the problem of cultural identity”, Le critique africain. 64-79.

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anthropologiques sur l’Afrique et les peuples qui y vivaient. Dans Linguistique et

Colonialisme,61 Calvet démontre comment les champs sémantiques sont différents pour

décrire les mêmes réalités en Afrique et en Europe:

Il y a un phénomène très général au XVIIIe siècle : il s’agit dans divers domaines, de

conforter la modernité de l’Europe en l’opposant à la sauvagerie préhistorique du reste

du monde (Calvet, Linguistique, p. 30).

Dépendant de son origine géographique, l’être est tantôt civilisé, tantôt sauvage ayant soit

une langue ou un dialecte, au sein d’une civilisation ou d’un mode de vie vivant à la

campagne ou dans la brousse. Si ce vocabulaire constitue un point d’ancrage pour un

public essentiellement métropolitain, le texte est dévalorisé par cet exotisme.

À regarder de près certains propos de romanciers concernant la réaction des maisons

d’édition face à leurs manuscrits, on se rend vite compte que la critique “pré-édition” a

largement défini et persiste à définir aujourd’hui, l’itinéraire romanesque en Afrique. En

écoutant principalement les lecteurs potentiels, les éditeurs semblent obéir à certains

codes intratextuels liés aux critères de profit:

[L’auteur] est jugé par les éditeurs qui souvent se demandent pour des raisons de

rentabilité bien compréhensibles: “ce livre plaira-t-il aux lecteurs occidentaux?” “Qui

seront ses juges les plus autorisés? (Makouta-Mboukou, Introduction, 143)

Bien qu’il soit difficile de mesurer l’impact réel de l’attente des lecteurs occidentaux sur

la thématique et problématique du roman africain, on comprend comment les premiers

éditeurs, critiques et lecteurs se sont influencés mutuellement. Notre hypothèse est que

60Mbwil a Mpang Ngal, “L ’artiste africain: tradition, critique et liberté créatrice”, Le critique africain.
45-63.

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les premiers critiques ou préfaciers se situaient en tête de ces influences. C’est-à-dire

qu’ils étaient les premiers juges des écrits. Après maintes suggestions/corrections, ils les

montraient aux éditeurs. Ces derniers, guidés par le profit, imposaient certaines

thématiques aux auteurs africains. Selon Ngandu-Nkashama,“sous prétexte fallacieux de

corriger la grammaire”62, les éditeurs forçaient les romanciers à modifier l’essence des

textes. On pourrait donc se demander où se situe la part des éditeurs dans le choix des

thématiques romanesques? Le motif du lieu frontière qui permet aux deux univers -

africain et européen - de se rencontrer aurait été sans doute le choix des éditeurs.

Un autre aspect de la critique qui est souvent passé sous silence dans les analyses est

celui du rôle des concours littéraire. Bien qu’il s’agisse d’une intervention “ pré-édition”,

les consignes des organisateurs, et les conseils des rédacteurs des revues précisaient les

directives:

Lisez et relisez de nombreuses fois votre composition avant de la considérer comme

terminée. N ’employez que des mots réellement français et bannissez de vos textes

toute expression d’argot.63

Pour Blachère, l’attribution des prix littéraires a eu un effet néfaste sur la littérature en

Afrique. Dans leur quête de prix, les romanciers “construisaient” des oeuvres qui se

ressemblaient par le processus de “standardisation”. Cependant, il faut ajouter que les

critiques africains ont aussi contribué à la standardisation du roman. Faisant partie d’un

petit cercle restreint, les critiques institutionalisent leur fonction en se protégeant contre

l’écrivain et ses écrits:

61Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme. Paris: Petite Bibliothèque Payot, 1974.


62 Pius Ngandu-Nkashama, Écritures et discours littéraires, Paris: L ’Harmattan, Paris, 1989, 291.

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Rendre l’écrivain inoffensif, c’est d’abord surveiller qu’il n’offense pas l’institution.

L ’exercice de la critique repose[...] sur des notions de respect aux aînés et aux

maîtres, qui reproduisent la hiérarchie de l’école et de la vie sociale (Blachère,

Négritudes, 56).

En examinant les travaux des critiques, on se rend compte qu’ils étaient aussi sévères

contre leurs compatriotes-écrivains. Par exemple, Senghor ne manquait de mettre en

lumière sa supériorité culturelle et langagière quand il introduisait les romanciers

africains et leurs oeuvres, se comportant comme aîné:

Léopold Sédar Senghor a joué ce rôle de mentor pendant de nombreuses années; son

statut de personnalité officielle ne faisait que confirmer implicitement sa prééminence

(Blachère, Négritudes, 57).

Citant les travaux de L. Niang, I. Sourang, O. Bhêly-Quénum, M. Beti et A. Sadji,

Bachère décrit l’attitude des premiers critiques africains vis-à-vis des oeuvres de leurs

compatriotes non pas comme un élan d’encouragement et de soutien mais comme étant

principalement “une instance de répression [...] qui censure et étouffe” (Blachère,

Négritudes, 58-59). Peut-être que ce comportement est motivé par l’aliénation implicite

de la condition de tout colonisé. Faute d’une littérature écrite par les leurs, les critiques

africains formés à l’école et à l’université occidentales, comparaient les oeuvres du pays à

ceux d’auteurs étrangers. Quels sont les critères qui définissaient les critiques africains?

Leur culture - d’origine africaine? Leur formation - l’école occidentale? Bien qu’il ne

soit possible de traiter ces questions ici, il est quand même intéressant de noter que pour

être reconnu comme critique littéraire, il fallait le passage universitaire en Europe. Sur ce

point, il faut reconnaître que la critique littéraire en Afrique a subi de nombreuses

63 La voix du Congolais, no. 31, 1948, citée par Blachère, Négritudes, p. 53-54.

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transformations à la suite d’événements historiques et culturels. Les indépendances des

anciennes colonies ont provoqué un changement de direction de la critique en Afrique.

La critique littéraire par l’élite africaine.

Après les préfaces élogieuses qui accompagnaient les textes préalablement “corrigés” par

les colonisateurs ou autres “amis” français, la deuxième vague de la critique occidentale

envers le roman était foncièrement négative. L’Europe avait non seulement introduit le

roman aux Africains mais a encouragé ces derniers à s’en servir au détriment des autres

formes d’expression artistique orales. Avec les indépendances, le roman était devenu

l’un des principaux véhicules de la contestation et de la revendication. On y retrouvait

souvent un personnage écartelé contraint à vivre dans un univers fragmenté par la

colonisation. Si la nécessité d’attirer l’attention de l’opinion occidentale sur la situation

des peuples a poussé les romanciers à imiter le modèle européen, les indépendances ont

créé un nouvel espace culturel. Confronté à un tel changement social, l’écrivain a dû

rectifier son tir, devenant par ce geste, dépositaire de la conscience et de la mémoire de

son peuple.

Vu l’aspect militant et anticolonialiste qu’adoptait le roman, les maisons d’édition en

France ne voulaient plus publier les oeuvres africaines (Denissov, “Motifs”, 121-136).

Aussi, durant cette époque - la fin des années soixante - nous assistons à une

détermination chez les écrivains de publier leurs ouvrages localement. Plusieurs maison

d’édition ont donc vu le jour en Afrique, à savoir, les éditions CLE à Yaoundé et les

Nouvelles Editions Africaines à Dakar (Nikiforova, “Naissance”), les Éditions populaires

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de Mali pour les auteurs francophones et les Éditions de l ’Est à Nairobi pour les auteurs

anglophones (Denissov, “Motifs”, 121-136). Au niveau du contenu et de la forme, le

postulat de base était relativement simple: il fallait viser un autre destinataire. On voulait

toucher davantage les masses africaines au lieu du lecteur traditionnel occidental. Quelles

que soient les interactions données entre les divers pouvoirs en Afrique durant les

indépendances - certains n’hésiteraient pas à parler de post-colonialisme. Suivant la

fonction primaire de l’écriture historique qui est celle de servir de témoignage, le roman

réécrivait l’histoire du colonialisme.

La création des maisons d’édition africaines marquait la prise de conscience chez l’élite

noire que toute liberté culturelle implique la libération de l’appareil de publication et de

diffusion littéraire. Cependant, ce n’était qu’une première étape. L’intention de prendre

en charge le discours critique était aussi évidente dans les revues telles que La Race

Nègre et Légitime Défense en 1923 et L Étudiant Noir (1935) qui cherchaient à exposer

et à célébrer les valeurs nègres.

La revue Présence Africaine serait le principal moteur de cette nouvelle critique en

permettant aux intellectuels africains de s’exprimer entre ses pages. Dans le vaste

mouvement de la reconstruction du continent des indépendances, on assiste à

l’organisation de colloques et de conférences dont l’objectif était de définir et de redéfinir

les rôles des différents partenaires de la communauté. Le Deuxième Congrès des

Écrivains et Artistes Noirs tenu à Rome en 1959 a relancé le débat sur la notion de

“peuples sans culture” (Havyarimana, Problématique, p. 56). La démarche de Présence

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Africaine était de lutter contre toute tentative de néocolonisation en encourageant les

citoyens des pays indépendants d’oeuvrer pour la promotion de leurs cultures. Parue pour

la première fois en 1947, Présence Africaine visait à faire connaître l’Afrique et ses

valeurs au monde occidental:

Les buts de la revue étaient clairs: anti-colonialiste et anti-raciste forcenée, elle se

proposait de dresser l’inventaire complet des richesses de la culture noire, d’en assurer

la défense et l’illustration64

Pour Mudimbe, Présence Africaine constitue la voix de l’altérité au milieu des pays

Occidentaux:

The Présence Africaine of Alioune Diop, is from its inception, a manifesto and a

program. It wishes to bring in the very centre of the French power and culture what

was being negated in the colonies, that is the dignity of otherness.65

Afin de restaurer le Noir, il était urgent de répondre au discours colonial en empruntant

diverses approches et plusieurs disciplines. Il est inutile d’insister sur le fait que que la

négation de l’homme Noir a été accomplie au moyen de l’anthropologie, de la biologie,

de la culture, de l’histoire et de l’art. Donc, dans un premier temps, il a fallu réécrire

l’histoire africaine:

History in Présence Africaine is a science in a pursuit of an objective truth, but also a

literary activity that recounts the past as it did indeed take place.66

La revue continuait à promouvoir la civilisation et les cultures africaines en s’assurant

que les actes des colloques et des conférences soient publiés et que les débats puissent

64 Djibo Habi, “Les valeurs culturelles négro-africaines”, Mélanges - Présence Africaine 1947-1967. Paris:
Présence Africaine, 1967, 83-93.
65 V. Y. Mudimbé, introduction to The surreptitious speech - Présence Africaine and the Politics o f
otherness, 1947-1987. Chicago: The University o f Chicago Press, 1992, XVII-XXVI.

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continuer au-delà des conférenciers et des intervenants. C’est ainsi que le Festival

Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1966 bénéficiait d’une couverture immense par

Présence Africaine. D ’emblée, elle précise les enjeux:

Le festival n’avait pas pour seule mission de révéler des formes esthétiques. Il avait

aussi mission d’éveiller une nouvelle conscience dans le peuple noir - ( et pas

seulement chez les élites) (Havyarimana, Problématique, p. 59).

La plupart des rencontres internationales devenaient des forums pour permettre aux élites

de déterminer les fonctions respectives des divers “architectes”de la nouvelle Afrique.

Parmi les premiers “bâtisseurs”, on retrouvait les écrivains et les artistes. Or, le colloque

de Yaoundé en 1973 reconnaît que les discours de l’écrivain et de l’artiste transmis à

travers leurs oeuvres ne représentent qu’une fraction d ’un système complexe de

communication au sein duquel l’interprétation du critique est irremplaçable. Si l’on croit

les intervenants du Colloque de Yaoundé, la libération culturelle ne peut qu’emprunter la

voie critique. La condition fondamentale de ce processus exige une distanciation du

discours critique prôné par les institutions métropolitaines:

[...] la création d’une association permanente de critiques et d’écrivains africains ayant

son siège en Afrique soutenue par les différents ministres de la culture, détourneraient

nos regards de Paris, de Londres, de Bruxelles...qui continuent à nous apprendre

comment, que, pourquoi lire!67

Avant de traiter en plus de détails la démarche du critique africain, notons que le titre du

colloque - le critique et son peuple comme producteur de civilisation - est très révélateur.

66 Bogumil Jewsiewicki, “Présence Africaine as Historiography: Historicity of Societies and Specificity o f


Black African Culture”, The Surreptitious Speech. 95-117.
67Mbwil a Mpang Ngal, “L ’artiste africain: tradition, critique et liberté créatrice”, Le critique africain.
45-63.

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Bien que plusieurs interventions aient porté sur la sculpture et autres formes d’art

d’Afrique, la plupart étaient consacrées aux oeuvres littéraires. La divergence entre le

critique occidental et son homologue réside essentiellement dans les rapports qu’ils

entretiennent respectivement avec le peuple. Dans le deuxième cas, le critique dépend de

son peuple pour toute production réelle. En étant d’abord du peuple lui-même, le critique

accomplit une tâche qui ne prend de sens que si elle est liée aux masses:

La fonction critique[...] était exercée conjointement par le réalisateur de l’oeuvre et le

groupe qui en quelque sorte, commande cette oeuvre et en réglemente l’usage. L’idée

d’un critique distinct du peuple et du réalisateur reste donc une idée véritablement

“importée”.68

C’est peut-être ici où demeure le caractère fondamental de la critique africaine. Issue du

peuple, elle suit un mouvement circulaire en empruntant la voix du critique pour

retourner au peuple. Ce dynamisme implique qu’il est inconcevable que les écrits sur les

romans ou autres oeuvres d’art soient destinés à une élite. Plusieurs communications au

colloque de Yaoundé ont été axées principalement sur la nécessité de ré-inclure le peuple

au sein de l’activité critique. Déjà en 1970, Melone signalait l’apport de la communauté

aux travaux littéraires:

Le peuple de l’Afrique traditionnelle a toujours exercée sur les productions littéraires

et artistiques un contrôle et une influence féconde [. ..]69

L ’enjeu se complique quand on se rend compte qu’on a affaire à un peuple

majoritairement illettré en langues européennes. Or ces langues servaient de véhicule aux

romanciers et critiques. Pour Pathé Daigne, il importe donc de redéfinir le domaine de la

68Issiaka-Prosper Laleye, “L ’oeuvre d ’“Art” : Dialectique de l ’incamation”, Le critique africain. 23-37.

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littérature africaine70 afin de reconnaître que d’une part, la littérature écrite en langues

européennes ne représentent qu’une partie d’un vaste continuum créatif et d’autre part

qu’elle est la seule littérature qui est étudiée:

Or, c’est par référence à cette seule tradition littéraire [...] grâce à des langues

minoritaires d’emprunt que se définissent d’habitude le critique et la critique (Diagne,

“La critique”, 429-440).

Suggérer que les critiques de cette nouvelle littérature puisse l’analyser par le biais d ’une

vision entièrement eurocentrique signifie qu’on ignore les réseaux interdisciplinaires qui

sont implicites à l’art africain. De même, pour que les critiques soient en mesure de

comprendre et d’expliquer les textes africains, ils doivent abandonner leur vision étroite

afin de “viser à une herméneutique totalisante regroupant une multiplicité de

perspectives, d’approches et de points de vue variés mais qui convergent vers une analyse
71
et une explication aussi complètes et satisfaisantes que possible de l’oeuvre littéraire.”

Parmi ces approches multiples, il convient de ne pas séparer la littérature orale de la

littérature écrite. S’il est certain que la colonisation a provoqué une brèche au niveau

psychique de l’être, il existe néanmoins un lien entre les diverses manifestations

littéraires ou performances publiques de l’art en langues africaines et les “oeuvres” en

langues européennes. Distinguer une production orale d’une oeuvre écrite constitue la

première phase critique de la forme. Or, pour parler aux m asses, il faut que le critique

utilise un ‘langage'commun, compris par le destinataire.

69Thomas Melone, “Le critique littéraire et les problèmes du langage”, Présence Africaine, numéro 73,
premier trimestre, 1970, 3-19.
70Pathé Diagne, “La critique littéraire africaine”, Le critique africain. 429-440.
71 Lucien Laverdière, L Africain et le missionnaire, Paris: Bellarmin, 1987, 37.

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112

En accentuant les divers rapports entre, par exemple, le roman et la littérature

traditionnelle orale, les “illettrés” sont invités à participer. La critique par les Africains

permet au lecteur de découvrir certaines relations internes de la société locale. Les détails

ne sont point catégorisés en tant qu’éléments exotiques qui sont insérés dans le texte en

vue de créer une ambiance pour le lecteur métropolitain. Par contre, ils représentent des

outils importants pour la compréhension et l’interprétation textuelle. Une telle approche

privilégie l’analyse de ces manifestations de l’altérité textuelle au lieu de les écarter sous

la terminologie de l’exotisme. Citons un exemple concret pour illustrer ce point. Dans

son étude, Tidjani-Serpos démontre comment un roman au titre si significatif, Sans Tam-

Tam72 n’arrive pas à susciter des analyses en profondeur, qui tiennent comptent de

l’esthétique africaine. Commentant les travaux de R. Chemain et A. Chemain- Degrange,

l’auteur écrit dans un premier temps:

Mais il nous semble qu’ils ont fait une lecture thématique de Sans Tam-Tam à travers

les structures épistolaires du XIX siècle sans se pencher sur l’aspect stylistique de

l’oeuvre (Tidjani-Serpos, Aspects, p. 234).

On discerne de nombreux points de convergence dans les travaux des critiques africains:

à l’endroit de leurs homologues occidentaux, ils soulignent non seulement les failles de

leurs études, mais proposent une explication quant à l’origine de celles-ci. Quelle que soit

la direction que prennent ces travaux, on peut l’interpréter comme une impossibilité sinon

une situation difficile pour celui qui n’a pas “vécu” en Afrique de comprendre ou

d’expliquer certains motifs qu’on retrouve dans l’art et la littérature. Ce sera donc, la

deuxième tâche de l’intellectuel négro-africain: proposer une relecture du texte africain à

la communauté autochtone à partir des motifs ignorés par la critique “occidentale”. C’est

72 Henri Lopes, Sans Tam Tarn, Yaoundé: CLE, 1977.

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une orientation différente dans la mesure où elle utilise comme tremplin non pas la

création littéraire initiale, c’est-à-dire le texte romanesque mais le texte critique. Ayant

accompli sa première tâche, le critique propose une autre lecture en tenant compte des

considérations ignorées. C’est ainsi, par exemple que Tidjani-Serpos procède en

explorant les multiples rapports impliqués par le tam-tam dans la culture africaine. Étant

un des premiers modes de communication des gens d’Afrique, le tam-tam permettait aux

gens de se faire entendre, de se comprendre aussi bien que de cacher le message à

certains vu que le battement n’est compris que par les initiés:

C’est à travers ce débat d’abord centré sur Toralité et l’écriture, ensuite sur le statut de

l’orature et de la littérature qu’Henri Lopes nous convie à comprendre l’esthétique qui

anime Sans Tam-Tam (Tidjani-Serpos, Aspects, 235).

Il ne faut cependant pas commettre l’erreur de croire que les critiques africains

représentent une homogénéité absolue. Parfois la volonté chez certains d’associer à tout

prix le romancier et son oeuvre peut mener à une mauvaise voie. Dans Aspects de la

critique africaine, l’auteur démontre comment les critiques africains n’ont pas su

reconnaître la littérarité de Sans Tam-Tam à cause de l’activisme d’Henri Lopes dans les

milieux estudiantins en France (Tidjani-Serpos, Aspects, 235). Plus loin, le critique situe

le principal enjeu dans la relation qui unit l’oral à l’écrit:

Cette oralité [qui] est plus riche que la ‘culture’ dont certains diplômés sont porteurs,

cette oralité dont les potentialités créatrices se sont étiolées chez l’intellectuel à cause

de l’intrusion de l’écriture...

Assurément, de façon générale on peut avancer que la critique littéraire africaine est

motivée par deux axes majeurs qui se rejoignent: relever les failles des analyses

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eurocentriques et proposer des perspectives afrocentriques. Le critique s’impose en tant

que correcteur des inexactitudes historiques et défenseur d’un discours fidèle à

l’esthétique africaine. On reconnaît bien entendu ici, un parallèle aux réactions des

intellectuels africains contre les discours anthropologiques et ethnologiques sur les

peuples d’Afrique. À titre d’illustration, considérons la réaction des Africains envers La

Philosophie Bantoue73 de Placide Tempels. Publié en 1949, cet ouvrage avait comme

objectif principal de démontrer à l’Europe que la philosophie existe en Afrique. Par

extension, le traité visait à prouver que les Africains, et donc la population noire sont au

même niveau d’évolution que les autres races. Ce qui aurait dû bien sûr, réjouir les Noirs.

Or, les intellectuels africains ont vite réagi pour et contre l’ouvrage. Après Fabien

Eboussi-Boulaga,74 c’était au tour de Paulin Hountondji de rejeter fortement l’étude de

Tempels en tant qu’un:

[...jdiscours d’un Européen à d’autres Européens, La Philosophie bantoue, prenait

place dans un débat théorique étranger auquel les Bantous eux-mêmes n’avaient

aucune part.75

En reconnaissant d’emblée que le missionnaire Tempels a été le premier à réfléchir sur

cette question, on voit qu’Alexis Kagame par le biais de ce mécanisme, démontre que les

nombreuses études de l’élite africaine sont issues non pas de la condition de l’homme

noir en général mais de travaux antérieurs effectués par des étrangers:

Il est presque certain que s’il n’avait pas soulevé ce problème [...] notre thèse aurait

porté sur un autre sujet.76

73 R. P. Placide Tempels, La philosophie Bantoue. Paris: Présence Africaine. 1949.


74 Fabien Eboussi-Boulaga, “ Le Bantou problématique”, Présence Africaine, no. 66, deuxième trimestre,
1968, 3-40.
75 Paulin Hountondji, “Histoire d’un mythe”, Présence Africaine, no. 91, troisième trimestre, 3-13.

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115

Aussitôt, il se démarque de ce travail en plaçant les motifs sur un autre plan:

Nous estimons [cependant]que la méthode de notre Pionnier était déficiente et que le

titre de son ouvrage n’avait pas de relation avec son contenu (Kagame, Comparée, p.

7).

On voit par cette utilisation des travaux antérieurs, Kagame manifeste une des premières

fonctions du critique africain: celle de correcteur. Rétablir les conditions qui existaient

avant la domination est en quelque sorte la condition de l’être dominé. Ceci se fait

généralement au moyen d’une redéfinition des termes et concepts utilisés par ceux qui

sont ou qui étaient au pouvoir. Ainsi, l’auteur précise la signification qu’il attache aux

termes “civilisation” et “culture” à partir d’une orientation afrocentrique. Cet aspect de la

critique négro-afficaine nous paraît extrêmement important car la conclusion de cette

approche est évidente:

Ceux qui les [principes déjà établis]formulaient à partir de la rive européenne ont

abouti, en effet, à la conclusion de peuples non-civilisés [...] en nous plaçant sur la rive

nous devons démontrer comment [...] d’une génération à l’autre, jusqu’à nous, étaient

des civilisés (Kagame, Comparée, 47-48).

D ’un point de vue discursif, l’ouvrage de Tempels abonde en termes tels que “Noirs”,

“primitifs”, “non-civilisés”, “nègres” et autres mots péjoratifs pour décrire les Africains

et leur culture. Par ce processus, Tempels nous présente une vision externe et “autre” de

l’Afrique. Par contre, La Philosophie Bantu Comparée, adopte une vision interne avec

des expressions d ’inclusivité telles que “notre langue” - ce qui suggère que l’auteur fait

partie de la communauté qu’il décrit. Les fondements de la civilisation bantoue sont

présentés dans le style neutre de la doxa. A l’opposé de Tempels, Kagame se positionne

76 Alexis Kagame, La Philosophie Bantu Comparée. Paris: Présence Africaine, 1976, 7.

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116

en tant que membre et participant de la vie quotidienne de cette culture. En traitant par

exemple le ‘principe vital’, le lecteur a l’impression que l’auteur s’adresse aux siens et

par conséquent n’a pas besoin d’explication initiale pour comprendre ce que signifie

principe vital:

Notons que du vivant de l’homme, son principe vital ne porte aucun nom (Kagame,

Comparée, 249).

Cette prise de position découle de la “nouvelle”critique qui accorde une vision interne de

la culture que l’auteur décrit.

S’inspirant du principe selon lequel certaines composantes de la réalité africaine telle

qu’elle est présentée dans les textes échappent aux critiques occidentaux, l’élite noire

dénoncera les inexactitudes et incompétences de ces derniers. Dans certains numéros de

Présence Africaine, nous avons relevé plusieurs types d’études dont le but est de

présenter certains aspects définis de cette réalité. Un examen à cet effet de titres d’articles

indique clairement cet objectif: “Esquisse d’une réflexion de quelques éléments de

‘philosophie’ w olof’77 - se donne comme but principal de comprendre “[...] les

définitions les concepts philosophiques vécus dans notre pratique socio-culturelle.”

Suivant cette orientation, la revue est devenue aujourd’hui le premier forum de l’élite

africaine et de sa diaspora pour dénoncer l’encadrement terminologique du discours

occidental sur l’Afrique et les peuples noirs en général. Par exemple, dans “Science et

langage en Afrique” Théophile Obenga expose comment les termes tels que ‘primitif,

‘non-civilisé’, ‘tribu’, ‘traditionnel’ et autres, qu’on retrouve dans quasiment toutes les

77 BabacarD. Sine, “Esquisse d’une réflexion autour de quelques éléments de ‘philosophie’ w o lo f”,
Présence africaine, no. 91, troisième trimestre, 1974, 26-40.

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études sur l’Afrique sont dévalorisants. Selon l’auteur, il importe que les intellectuels

africains examinent l’usage qu’ils font de cette terminologie dégradante:

Un certain vocabulaire employé par les africanistes pour décrire les civilisations

négro-africaines risque de s’imposer définitivement. Il est par conséquent le devoir

des Africains d’examiner ce langage et de dire s’il correspond ou non à quelquechose

de scientifique.78

Un peu plus loin, il fait ressortir la distinction fondamentale entre l’Africaniste, un non-

Africain qui étudie la civilisation d’Afrique et le chercheur africain. Cette précision est

capitale, car les létudes africanistes révèlent l’utilisation d’une langue dévalorisante:

Ceux qui, parmi les africanistes emploient le terme “primitifs”, trouvé “commode”

pour qualifier les peuples nègres d’Afrique ainsi que leurs productions culturelles, se

trouvent évidemment en marge de tout travail sérieux, scientifique. Ils font ainsi tout

juste preuve de mauvaise foi (Obenga, “Science”, 148-149).

Si la critique littéraire par l’élite locale a généralement soutenu, défendu et expliqué

les oeuvres africaines, notons qu’elle était parfois sévère à leur égard.

Autre aspect de la littérature africaine qui a été totalement ignoré par les critiques

occidentaux est celui de l’Islam. Composante essentielle de l’imaginaire africain - de

l’Afrique Noire ainsi que du Maghreb, la religion et la culture islamiques reviennent

comme un leitmotiv dans le roman. Dans sa préface de Faces o f Islam in African

literature,19 Kenneth Harrow situe la place de la religion musulmane dans les écrits:

78Théophile Obenga, “Science et langage en Afrique”, Présence africaine, no. 92, quatrième trimestre,
1974, 148-159.
79
Kenneth W. Harrow, Faces o f Islam in African literature. Portsmouth: Heinemann Educational Books,
Inc, 1991.

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118

There is a vast body of literature in Affica that is of Islamic inspiration or that deals in

a substantial way with islamic beliefs, cultural practices, or social patterns [...] the bulk

of scholarship on African literature deals with contemporary fiction, poetry and drama,

most of which is Europhone.

Or, selon l’auteur, cet important matériau culturel du roman est ignoré par les critiques

europhones qui n’ont aucune compétence dans ce domaine:

The Western, New critical approach to African literature, as well as the général

ignorance in the West concerning Islamic beliefs and traditions, may have been

responsible for this unforgiveable lacuna (Harrow, Faces, préfacé).

Dans ce cas précis, les Africains tentent de rémédier au vide laissé par la critique

européenne dans leur traitement de la culture et de la religion dans le roman. Bien que

l’influence de l’Islam dans l’imaginaire africain soit cruciale, il faut aussi tenir compte de

l’impact des religions traditionnelles. En puisant des exemples tantôt dans Toralité tantôt

dans les textes en langues africaines, les critiques africains traitent les textes littéraires

non pas sous le signe de la rupture mais sous celui de la continuité. Contrairement à

l’approche occidentale, le critique africain tente d’intégrer les textes romanesques à un

cadre spatio-temporel qui s’étend au-delà de l’ère coloniale. Les textes oraux servent de

pré-textes au roman. Ceci est un élément important dans notre étude car notre corpus

exploite les divers matériaux culturels et religieux dans le but de dégager un schéma

commun de l’altérité. En quoi les oeuvres d’Ousmane Sembène et d’Aminata Sow Fall -

qui sont tous deux musulmans de culture - sont -elles différentes de celles d’Albert

Memmi et de Mongo Beti - qui sont de culture juive et catholique respectivement?

Comment appréhendent-ils cette problématique? Notre hypothèse est que ces

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119

romanciers qui appartiennent aux traditions religieuses et culturelles distinctes, sont

confrontés aux mêmes questions ayant trait à l’identité et à l’altérité. La culture et la

religion doivent être considérées comme des structures qui fournissent à leurs membriétés

respectives des modes de pensées et comportements. L ’identité serait en quelque sorte

tout comportement qui obéit au croyances religieuses ou culturelles. Dans ce même

esprit, l’obéissance à d’autres croyances est synonyme d’altérité. Mais il est intéressant

d’observer que la colonisation, par la mise en place d’une superstructure démolit les

distinctions entre les divers groupes ou peuples de l’Afrique. Dans cette perspective, on

comprend mieux la raison pour laquelle les romanciers africains ont identifié le

colonisateur européen comme Autre. La superstructure coloniale était si radicale dans son

idéologie et son agir que les structures internes sont remises en question, voire menacées.

C’est ce que nous proposons d’analyser dans les deux prochains chapitres en regardant de

près quelques romans.

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120

Chapitre 3
Les micro-considérations de l’altérité

Le personnage de Vautre et l ’altérité

L’interrogation sur la question de l’altérité emprunte aujourd’hui des perspectives les

plus diverses: sociologique, anthropologique, psychologique, littéraire pour n’en

mentionner que quelques-unes. Par son ampleur et son actualité, ce questionnement est

mis en évidence par une imposante production intellectuelle sous la forme de livres,

d’articles et de conférences sur le sujet. La plupart des études s’accordent à dire que cet

intérêt découle des mutations sociales, à savoir les migrations à l’échelle globale, les

voyages touristiques, l’impact de la technologie sur les médias et le phénomène de la

mondialisation du marché. Face au changement du marché, la dynamique entre

l’économie et le culturel est mis en relief par l’existence d’un blocage culturel1:

Aujourd’hui, le vrai problème est d’opérer dans une société par le rythme de

l’innovation, le déblocage des problèmes socio-économiques, c’est-à-dire des

problèmes culturels au sens large.2

Pour d’autres, cette interrogation de 1’altérité et de ‘l’autre culturel’ découle d’un constat

d’échec. En dépit, voire à cause des grandes transformations dans le domaine de la

technologie, l’Autre démontre de plus en plus la nature de son être. Qui plus est, la

longue présence de l’Europe en Afrique et ailleurs dans le monde, l’Autre qui ‘vient’ de

l’étranger remet en question les institutions:

1 Ignacio Ramonet, “Le déblocage culturel”, Europrospective, Le monde vu d ’E urope. Paris: Economica,
1989, 95-108.
2 Simon Nora, “Quelle prospective aujourd’hui ?”, Prospectives 2005. Paris: Economica, 1987 cité par
Ignacio Ramonet, “Le déblocage culturel”.

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évolution des systèmes technologiques s’est tellement accélérée que

mentalités et institutions “décrochent” littéralement et que, dans ce vide, germent

des incertitudes, les interrogations, les inquiétudes, les angoisses et les

régressions.3

Nous devons souligner une autre composante de cette liste fertile en implications: celle

de la prédominance des droits de la personne au sein des conflits personnels et

institutionnels. Certes, il s’agit là d’un effet de migration où les nouveaux arrivants sont

confrontés aux situations inaccoutumées dans la communauté d’accueil. Remarquons que

cette migration s’opère plutôt à sens unique: les habitants des “pays en voie de

développement” qui s’établissent soit en Europe soit en Amérique du Nord. Ces

migrations en masse donnent lieu à de nombreuses situations où les questions de

discrimination - à tort ou à raison - reviennent sans cesse. Ces cas de discrimination -

traitement différent fondé sur la différence perçue ou réelle d’une personne - sont par

conséquent examinés afin de conclure si la personne a été exclue en raison de son altérité

ou non. Dans la plupart des cas, le nouvel arrivant qui se trouve dans une situation

d’exode et de déracinement revendique à la fois son droit à la différence et aux privilèges

des natifs. Autrement dit, le nouvel arrivant se considérant et en étant considéré comme

autre, se voit contraint de négocier son identité.

Ainsi nous voyons qu’en sciences humaines, les études traitant la question de l’altérité se

sont multipliées. Dans le domaine littéraire, le texte est soumis à des grilles de lecture

qui explorent les relations entre les différents éléments textuels par le biais de nouveaux

3 Serge Lier, “Les mouvements tectoniques de la culture”, Europrospectives, Le monde vu dEurope. 135—
144.

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discours tels que l’interculturel et le postcolonialisme. Si ces approches ont beaucoup

contribué à la compréhension du texte, par contre, elles se sont souvent additionnés pour

opacifier les démarches suivies dans ce domaine. Ceci est dû en raison de la définition

que le chercheur accorde à l’altérité, comparable à “ l’auberge espagnole où chacun y

trouve ce qu’il apporte” (Mies, L ’“Autre”, 7). Puisque le champ que l’altérité couvre est

si immense, toute tentative de l’appréhender exige dès le départ un concept opératoire.

Nous avons vu dans les deux premiers chapitres que le contexte africain colonial a

“inventé” un Autre qui appartient à une race différente. Cette catégorisation construite sur

la notion de race entraîne d’autres distinctions, à savoir la classe sociale et le rôle que les

individus sont censés occuper dans la société. Pour notre approche, nous voulons donc

privilégier les rapports entre les personnages blancs et noirs et les structures qui en

découlent. Choisir une telle approche signifie que certains aspects de la problématique

seront analysés en détail alors que d’autres seront ignorés.

Notre démarche consiste à circonscrire le champ d’investigation en examinant les micro

et les macros-considérations de 1’altérité telles qu’elles se manifestent dans le roman

africain. Dans les micro-considérations4, nous entendons les diverses formes que prend

4“On ne devrait pas [...]oublier, du point de vue de la méthode, la distinction suivante , mise en valeur par
certains sociologues, entre micro et macro-dimension dans leur explication des mécanismes cachés par
lesquels les systèmes établis récupèrent les résultats des efforts isolés et individuels. Ces auteurs montrent
que le retentissement d ’une action sur le plan social , le sens qu’elle y prend effectivement ne dépend
jamais uniquement de l ’intention des acteurs. [...] si sur le plan personnel, les attitudes peuvent être d ’un
sens cohérent avec le message chrétien, et même être perçues comme telles” par des bénéficiaires
éventuels, “ le sens global de cette action prend une coloration très différente, dès que l ’on considère le
type de relations que cela établit avec le système économique et avec le type de rapports sociaux existant
dans l ’ensemble social ”[...] à l ’analyse apparaissent deux niveaux de perception de sens. Le premier micro-
dimensionnel est le “niveau de la vie quotidienne” de l ’agir “immédiat”, de ce q u i, dans le comportement
des acteurs sociaux, est “directement perceptible et donc maîtrisable”, comme ces comportements eux-
mêmes. [...] Quant au second niveau, macro-dimensionnel, il concerne [...] les structures qui informent
socialement ou culturellement “la globalité structurale” de l ’ensemble social.” O. Bimwenyi-Kweshi,
Discours théologique négro-africain. Paris: Présence Africaine, 1981, 82-85.

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l’altérité au niveau de l’individu. À l’opposé des “macros-considérations” (que nous

analyserons dans le prochain chapitre), la catégorie “micro” situe les formes de l’altérité à

un niveau personnel, c’est-à-dire comment le personnage se ressent ou réagit vis-à-vis de

l’Autre. Selon ce même point de vue, il importe d’examiner pourquoi un personnage se

considère Autre. À notre avis, dans le texte littéraire toute manifestation d’altérité peut

être répartie dans ces deux catégories: les micros et les macros-considérations.

Pour passer du général au particulier dans la notion de l’altérité, on est obligé d ’examiner

les êtres. Autrement dit, il est difficile de parler de l’altérité si on n’est pas en présence de

signes comportementaux ou apparents chez l’individu. Dans le roman, le flou de

1’altérité se dissipe et le concept devient plus concret quand nous considérons les

personnages. C’est à travers les discours, les pensées et les comportements que les

personnages dévoilent et expriment à la fois leur identité et leur altérité. Par exemple, on

peut dire qu’un personnage démontre son altérité s’il s’oppose aux valeurs des autres

personnages. Le personnage de l ’autre, ce dernier est le représentant symbolique d’un

univers qui est radicalement différent des autres personnages de l’oeuvre. Étant en dehors

du cercle représentatif des autres personnages, l’autre romanesque fait fonction de fenêtre

discursive qui permet au lecteur de prendre connaissance des lieux d’ancrage de l’altérité.

C’est grâce au personnage de l ’autre que le lecteur parvient à saisir l’altérité en réduisant

considérablement la distance qui sépare le général du particulier. Dans le roman, le

personnage de l ’autre est l’incarnation de l’altérité. Généralement, dans une oeuvre

romanesque, ce personnage est facilement identifiable soit dans son agir soit par son

pâtir, tantôt par un manque, tantôt par un surplus. La situation de manque ou d’abondance

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est une condition sine qua non qui est pertinente à tout personnage qui se veut autre. Elle

est souvent traduite par une intériorisation au niveau ontologique du personnage. Dans un

premier temps, cette condition sert également à l’isoler des autres personnages - nommé

le groupe de référence. Cependant, le repérage du personnage de l’autre dans une oeuvre

romanesque exige un outillage précis. Pour Janet Paterson, il est impératif que le lecteur

procède de façon systématique et ne se laisse pas emporter par une catégorisation

simpliste:

Tout lecteur par exemple qui prend pour acquis que l’autre fictif appartient

nécessairement à une catégorie regroupant les figures telles que celles de

l’Étranger, l’Amérindien, le fou, le nomade, le criminel reste en deçà de la

subtilité du concept, de la variété et du potentiel de ses actualisations.5

Par contre, pour l’auteure l’identification du personnage de l’autre doit absolument

emprunter “les stratégies discursives opératoires” qui sont en évidence dans le texte.

C’est là une notion qui a été suggérée par Eric Landowski, à savoir que le personnage de

l’autre dans le roman serait une construction. Si selon Philippe Hamon, le personnage est

un “réseau de signes”, on pourrait affirmer que le réseau de signes de l’autre est marqué

par un ou plusieurs traits distinctifs qui le “différencient” des autres personnages.

L’altérité par son essence, implique la différence. Or, cela ne veut dire pour autant que la

différence est synonyme d’altérité. Par extension toute manifestation d’une différence

quelconque chez un personnage ne le désigne pas forcément comme personnage de

l’autre. Néanmoins, il convient de préciser que cette distinction sémantique ne fait pas

l’unanimité chez les théoriciens:

5Janet Paterson, “Pour une poétique du personnage de l ’autre” Texte, numéros 23/24. 1998, 9 9 - 117.

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Si le personnage de l’autre ne peut se définir en soi, mais uniquement en rapport

avec une unité plus grande dont il représente un écart, il pose toujours un défi

conceptuel. A la base de ce défi réside la nécessité de distinguer entre la notion de

différence et altérité (distinction sur laquelle les chercheurs ne sont pas d’accord -

voir Ricoeur et Régine Robin) (Paterson, “Pour une poétique”, 99-117).

Il résulte de cette perspective que toute définition de 1’altérité serait arbitraire. Pour Eric

Landowski, la différence se transforme en altérité quand la première est à la base de

l’exclusion du personnage par le groupe de référence. Si la différence entre les

personnages dans une oeuvre littéraire comme dans la réalité va de soi, cette distinction

s’impose pour comprendre la subtilité de l’étude de l’altérité et celle du personnage de

l’autre romanesque. En d’autres termes, pour Landowski la différence chez le

personnage peut-être définie comme altérité si elle est “pertinente”. Notons-le, cette

pertinence est mesurée en termes de ségrégation et d’exclusion:

De toute évidence, le groupe de référence, généralement le groupe dominant, fixe

l’inventaire des traits différentiels qui serviront à construire les ‘figures de

l’Autre’; construction qui produit souvent des systèmes de ségrégation. (Paterson,

“Pour une poétique”, 99-117).

Dans un premier temps, il convient d’identifier les caractéristiques du groupe de

référence qui s’opposent à celles de 1’ autre. Ces différences peuvent être maximales ou

minimales. Un autre élément à ajouter, est que 1’altérité dans une oeuvre littéraire n ’est

pas statique. En effet, elle progresse au fur et à mesure dans le roman. Pour emprunter un

terme qui ne fait pas l’unanimité parmi les critiques, le “développement” du roman

représente soit un mouvement vers l’exclusion ou l’assimilation. En d’autres termes, le

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dévoilement d’un personnage implique que ce dernier se rapproche ou s’éloigne des

autres personnages ou du groupe de référence. S’il est vrai que l’exclusion est

certainement la marque la plus repérable de 1’altérité, le terme est lui-même

problématique, comme le souligne d’ailleurs Landowski (Landowski, “Formes”, 69-93).

Que signifie l’exclusion d’un personnage par le groupe de référence? Est-elle absolue,

c’est-à-dire, le groupe de référence isole l’autre dans toutes ses activités? Nous préférons

l’expression “différence pertinente” qui est plus facilement identifiable que l’exclusion.

D ’un point de vue global, la différence est pertinente quand elle devient un élément

significatif dans l’oeuvre. Une des caractéristiques communes de ce dispositif est qu’il

peut y avoir plus d’un personnage de l’autre dans le même roman. Selon cette

perspective, il importe de définir comment le groupe de référence est construit et

reconstruit en fonction du pouvoir. Par exemple, un personnage peut-être désigné “autre”

parce qu’il est exclu par le groupe de référence au début du roman. Cependant, en

s’opposant au groupe, il parvient à l’influencer et le force à adopter ses valeurs d’où une

redéfinition de l’identité du groupe. Par conséquent, les “radicaux” du groupe deviennent

à leur tour “autres”. Il est donc question de la “force” et du “mouvement” de l’altérité.

Si l’altérité est maximale ou minimale, il peut aussi y avoir une “ mise en chantier” des

personnages où l’exclusion n’est pas donnée d’avance. Adopter un tel outillage comme

grille de lecture est très utile. Or, à notre avis, les analyses judicieuses et éclairantes de

Landowski en insistant sur la nécessité de contenir l’univers romanesque et ses

personnages, ne tiennent pas compte du contexte socio-historique de l’oeuvre. Tout en

appuyant nos analyses sur les travaux de Landowski, nous proposons un travail de

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synthèse: en utilisant d’abord les foisonnants matériaux analytiques de Landowski et en

faisant également appel aux ressources documentaires externes, à savoir le discours de

l’Afrique et celui sur l’Afrique. Au fond, les questions posées sont les suivantes: Y a-t-il

une Afrique de l’altérité? Y a-t-il une altérité de l’Afrique? Comment sont-elles articulées

dans le roman africain?

Nous croyons que, tout en étant soumis aux structures internes du texte par le biais du

“groupe de référence”, le personnage de l’autre dans le roman africain semble sortir d’un

discours idéologique qui dépasse les frontières du texte. En effet , l’altérité semble être

manipulée par des discours idéologiques qui au premier abord ne sont pas évidents. Nous

ferons donc appel à l’intertextualité, ces liens évidents et apparents aux textes ou aux

discours qui nourrissent la problématique. Si nous n’avons aucun doute quant à

l’existence du “groupe de référence,” pour “créer” le personnage de l’autre, nous

insisterons aussi sur ces “textes de référence” qui nourrissent le roman africain. Il serait

faux de penser que ces deux perspectives d’analyse sont en collision. En fait, elles se

complémentent et comblent les lacunes de l’autre.

Nous avons vu dans les chapitres précédents que le lecteur, le romancier et le critique

sont tous partenaires implicites dans la composition du texte ainsi que dans sa lecture. Il

est difficile de déterminer à coup sûr qui se situe à l’origine de cette relation, ce qui fait

que nous avons tendance de l’appréhender non pas dans la linéarité mais plutôt en tant

qu’un réseau au sein duquel chaque élément est à la fois fin et commencement. Nous

constatons que l’altérité telle qu’elle apparaît dans de nombreux romans africains est

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nourrie par une interrogation qui relève d’un paradigme principal de l’identité et de

l’appartenance. Les romans coloniaux ont largement contribué à fixer une représentation

du nègre dans l’imaginaire métropolitain. De même, cet imaginaire peuplé de nègres a

engendré à son tour d’autres romans coloniaux.

Over time[...]Africans and Africa became représentative of extreme “otherness”

[...] a primary symbol that Europeans and white Americans used to express

différence. Even black Americans found Africa’s différence useful at times.6

Le titre de notre travail pourrait avec raison prêter à confusion, d’où la nécessité de bien

préciser le contexte dans lequel nous l’avons ainsi formulé. On ne peut enfermer l’altérité

africaine, même si ce n’est que dans le roman, dans quatre ou cinq catégories de

personnages archétypes. Si l’essentialisation du continent africain a toujours servi aux

intérêts coloniaux et esclavagistes, il n’est pas question pour nous d’avoir recours à la

même stratégie. . Car ce processus a eu un effet réducteur et a systématiquement joué au

détriment des peuples qui y habitent. La vision d’une Afrique homogène (Heim,

Mistaking, p. 3) caractérisée entre autres, par la pauvreté, les scandales politiques y

compris les meurtres des dirigeants, la famine et les guerres tribales continue d’être

véhiculée par les médias:

6 CurtisKeim, Mistaking Africa, Curiosities and Inventions ofthe American Mind. Boulder, (Colorado):
Westview Press, 1999, 10-11.

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Mais le Rwanda n ’est pas le tout de l’Afrique, comme la Bosnie n ’est pas le tout

de l’Europe. Il nous faut connaître et comprendre la géopolitique actuelle d ’un

continent diversifié, et mettre fin à l’abus du singulier s’agissant de l’Afrique 7

Paradoxalement, une première étape pour comprendre l’Afrique serait de retenir sa

diversité. Cependant une deuxième question se pose: comment donc saisir l’imaginaire de

cette immense population à travers les quelques textes qui sont représentés par notre

corpus? Avant de procéder, il serait abusif de dire que tout roman africain serait une thèse

ou antithèse d’un certain discours, colonial ou autre. Ce que nous proposons donc, c’est

d’étudier la problématique de l’altérité à partir de trois figures archétypales du

personnage de l’autre: l’enfant, le missionnaire et l’épouse blanche. En effet, ces

archétypes représentent des enjeux de pouvoir, des conflits et véhiculent d’importants

discours sur l’altérité.

L’enfant
Les jugements portant sur les Africains et leurs cultures par les Européens ne manquent

pas. Cependant ceux qui nous intéressent pour les besoins de notre analyse, c’est

l’existence de discours qui ont prévalu pendant longtemps dans l’imaginaire européen:

l’homme africain aurait un âge mental équivalent de celui d’un enfant européen. Ce n’est

qu’une composante qui allait contribuer à établir l’appelation du “continent noir” dans

l’imaginaire européen:

Everywhere Westerners looked in Africa, they found depravity. Or, they found

peoples who had never advanced beyond the stage achieved by European

7 Jean-Louis Roy, Une nouvelle A friq u e -À l ’aube du X X le siècle. Montréal: Éditions Hurtubise HMH
Ltée, 1999, 11.

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130

children. They had only rudimentary ability to speak language, form

governments, create art, and, indeed think (Keim, Mistaking, 27).

Un tel point de vue n’était pas seulement populaire en Europe qui avait des liens avec

l’Afrique grâce à l’esclavage et à la colonisation mais aussi chez certains leaders

américains. C ’est ainsi qu’en 1909, lors d’un safari en Afrique, Roosevelt envoyait cette

dépêche aux journaux américains:

[...] like ail savages and most children [Africans] have their limitations, and in

dealing with them firmness is even more necessary than kindness (Keim,

Mistaking, 39).
o

La croyance selon laquelle les Africains étaient semblables aux enfants puise ses

origines à partir de la théorie de l’évolution selon laquelle les habitants de l’Afrique se

situent à un niveau d’évolution inférieur aux Européens:

The logic o f évolution assumed that Africans were mentally équivalent to children

and therefore could not produce art, religion language, writing, literature, or

political structures that were as advanced as those of the West (Keim, Mistaking,

42).

Liées probablement aux questions relevant de l’avenir de l’Afrique, les oeuvres

romanesques semblent accorder une place principale aux personnages-enfants. Ils

s’opposent au groupe de référence des adultes et font preuve d’une lucidité exemplaire.

Ce fait se comprend aisément vu la païdologie propre à l’Afrique. Tout en reconnaissant,

8 Ouvrons une brève parenthèse ici pour signaler qu’on retrouve cette croyance non seulement chez les
Européens, mais aussi chez certains auteurs noirs à l ’exemple de René Maran, “l ’Écrivain nègre de langue
française”. Le lecteur découvre, disséminés dans ses romans, des parallélismes entre les personnages
adultes et les enfants. Maran expose dans ses oeuvres des personnages africains qui sont diamétralement
opposés aux rôles qui leur sont conférés traditionellement: “The same points are made, the same portrait is
repeated, throughout Maran’s African novels: we see those “big black children”, “spoiled, wallowing in the

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la diversité profonde qui existe sur le continent, il est quand même possible “de dégager

certaines lignes directives qui caractérisent la présence au monde de l’enfant africain.”9

Il faut peut-être remonter à L ’enfant Noir de Camara Laye pour voir l’enfant africain

comme un archétype. Ce dernier est souvent dans les oeuvres africaines “le produit

d’une tension entre deux sensibilités, deux visions, deux manières d’être, de saisir le

monde.”10 Dans ce roman de Laye, par exemple, le jeune personnage est constamment

bombardé par un certain nombre de choix. Alors que les adultes semblent avoir déjà

choisi leur voie, le lecteur assiste à la transformation de l’enfant. La fin du roman donne

une indication précise quant au choix définitif du personnage - ce dernier, adopte

pleinement soit les valeurs occidentales soit la vision du monde traditionnel. S’il est vrai

que, l’exclusion du personnage-enfant n’est jamais totale, son altérité est par contre

déterminée par le fait qu’il est incapable de s’intégrer totalement à un groupe de

référence. Ceci nous permet de faire deux observations. D ’abord, le personnage de l’autre

de l’enfant, assume son altérité en s’opposant non pas à un groupe de référence, mais aux

groupes de référence. Personnage ambigu, l’enfant circule aisément entre les deux

univers qui lui sont offerts. C’est ainsi que Nalla (Sow Fall, L ’appel) est capable d’être à

la fois en classe et dans les arènes. De même, l’enfant noir, confronté aux déplacements

perpétuels s’interroge sur son appartenance:

Et c’était vrai que je rêvais: ma vie n’était pas ici... et elle n’était pas non plus

dans la forge paternelle. Mais où était ma vie? [...] “L’école...l’école ..., pensais-

je; est-ce que j ’aime tant l’école?” (Laye, L 'enfant, 69)

filth, living on waste products, in squalor” acting incoherently, immaturely, like savages that they are. Femi
Ojo-Ade, René Maran, The Black Frenchman. Washington: Three Continents Press, 1984, 120.
9 Pierre Emy, L'enfant dans la pensée traditionnelle de l ’A frique noire. Paris: L ’Harmattan, 1990, 8.

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Le parallèle ne s’arrête toutefois pas là. En effet, les nombreux déplacements du

personnage à travers l’espace: de la forge du père à Argentueil, en passant par la

circoncision dans la brousse et à Tindican, village de la mère, l’enfant ne parvient pas

à s’approprier un espace:

- Tu es content de partir? me demanda Marie, quand l’avion ne fut plus loin de

Dakar.

- Je ne sais pas, dis-je. Je ne crois pas (Laye, L ’enfant, 255).

Ce mode d’approche - les arrêts dans ces différents espaces - semble conditionner la

quête identitaire du personnage enfant. Ce va-et-vient confère un statut spécial au

personnage qui est comme condamné à occuper des espaces doubles ou des frontières. En

mouvance perpétuelle, l’enfant est incapable de s’enraciner dans un lieu quelconque. Au

fur et à mesure que le personnage grandit, il découvre de nouveaux espaces qui

représentent des valeurs tout à fait contraires. S’il est vrai que la dernière destination de

l’enfant est à Paris, on ne sait pourtant pas si ce sera une destination finale:

“Sûrement je reviendrais!” Je demeurai longtemps sans bouger, les bras croisés,

étroitement croisés pour mieux comprimer ma poitrine...(Laye, L'enfant, 256).

C’est en effet cette ambiguïté identitaire qui distingue le personnage de l’autre aux deux

groupes de référence, de la mère et du père, de Kouroussa et de Conakry/Paris.

L ’éducation de l’enfant en milieu traditionnel africain, tente d’enlever chez ce dernier

cette ambiguïté naturelle: d’où l’importance de la culture comme instrument dans la

formation de l’être:

10 Jacques Bourgeacq, L'Enfant Noir de Camara Laye, sous le signe de l ’éternel retour. Sherbrooke:
Naaman, 1984, 7.

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133

L’enfant apparaît comme donc comme un être ambigu: sa plénitude même le

replie sur lui-même, le rend inapte à la vie sociale [...]il faut tailler une brèche

dans cet édifice tout d’une pièce. Il faut entamer cette plénitude d’être, la

mutiler[...] et l’ouvrir aux autres.11

Quand le personnage de l’enfant est exploité dans le texte romanesque africain,

l’ambiguïté pluridimensionnelle de ce dernier devient la marque centrale de son altérité.

C’est ainsi qu’il s’oppose aux autres groupes de référence. Tantôt caractérisé par la

plénitude de son potentiel, tantôt par son manque d’expérience, l’enfant comme

personnage de l’autre est souvent un “personnage en chantier.” Autrement dit, son altérité

se révèle au fur et à mesure que le roman progresse. Le lecteur se demande comment et

pourquoi l’enfant prendrait-il position pour un groupe de personnages au lieu d’un autre.

D ’une part symbole de la lignée ancestrale et des générations passées, et d’autre part,

l’espoir de changement et de progrès, l’enfant africain dans le roman est écartelé entre

deux tensions majeures: traditions africaines ou assimilation occidentale. Quant aux

autres personnages, ils sont eux aussi contraints de défendre leurs positions respectives.

C’est ce que nous voyons dans L'appel des arènes.

Dans ce roman d’Aminata Sow Fall, l’univers est scindé en deux groupes de

personnages: d’une part, Ndiogou et Diattou, les parents du jeune Nalla et d’autre part le

reste des personnages. Quant à Nalla, personnage autre, il est comme pris entre les deux

camps qui s’affrontent pour son adhésion. Dès le début du texte, Diattou la mère et son

mari, insistent pour que leur fils reçoive une éducation à l’occidentale. En effet, il

11 Pierre Emy, L'enfant dans la pensée traditionnelle de l'Afrique noire. Paris: L ’Harmattan, 1990, 74.

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semblerait que le séjour universitaire en Europe de Ndiogou l’a radicalement transformé.

A leur retour, les parents ont immédiatement pris en main l’éducation de leur fils:

Puis ses parents étaient rentrés d’Europe et l’avaient arraché à Marne Fari. “Elle

nous a gâté l’enfant. Elle ignore que le monde a évolué et que l’on ne doit pas

élever un enfant de cette manière (Sow Fall, L'appel, 68).

La transformation chez Diattou, la mère de Nalla est très significative. D ’abord, elle se

manifeste au niveau du nom. Lors de son passage en Occident, elle demande à sa mère de

ne plus utiliser Diattou:

Sur les lettres que tu m’adresses, tu mettras Madame Toutou Bari; quand certains

noms sont difficiles à prononcer, les facteurs d’ici jettent le courrier (Sow Fall,

L'appel, 95).

Il s’agit là d’un détail important auquel le narrateur accorde une place prépondérante dans

son texte. Outre les liens évidents avec le caractère docile du toutou (chien, dans le

langage des enfants) en référence à “l’obéissance” de Diattou aux influences

occidentales, tout changement de nom en Afrique a des ramifications sérieuses. Loin de

se limiter à une pratique universelle, “la signification anthropologique du nom personnel

va au-delà de la simple désignation, extérieure de l’individu”12 l’imposition du nom à un

enfant par le groupe familial “ lui confère une identité, le reconnaît comme membre et se

donne un moyen pour avoir prise sur lui” (Erny, L'enfant et son milieu, 32). Aussi en

demandant à sa mère de s’adresser à elle comme Madame Toutou Bari, Diattou démontre

sa rupture avec ses racines de la société africaine. On mesure très précisément ce clivage

qui s’est établi entre Diattou et la communauté lors de sa première visite à sa mère après

son retour de l’Europe:

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[...] elle avait débarqué en mini-jupe. Son accoutrement et ses cheveux coupés ras

avaient scandalisé les villageois. La stupeur n’était pas encore passée qu’elle osa

se promener dehors en pantalon, cigarette au coin des lèvres (Sow Fall, L'appel,

131).

On pourrait objecter que Nalla ne pouvait que très difficilement être qualifié de

personnage “autre” car ses parents, Diattou en particulier, se présentent comme ceux qui

font preuve d’appropriation de l’altérité à travers tout un réseau de signes contraires qui

les poussent hors de la communauté. Dans un certain sens c’est vrai, car Diattou

s’oppose à la société traditionnelle de sa mère et du griot Mapaté. Elle fait partie de ceux

qui “emportés par les vagues des cultures qui déferlent sur l’Afrique depuis l’époque

coloniale [pensent que] les activités des Noirs sont des résidus de la tradition ancestrale

condamnés à disparaître sous l’influence, de l’évolution européenne.”13 Or, dans le roman

d’Aminata Sow Fall, le groupe de référence serait non pas la communauté mais plutôt les

parents de Nalla. Ce dernier s’oppose à eux en insistant sur une éducation qui “[est] à la

fois enracinement dans les valeurs ancestrales de la civilisation et une ouverture aux

valeurs des autres civilisations; mais une ouverture défaite de tout complexe

d’infériorité” (Mungala, “Education africaine”, 131-138). Dans un premier temps, Nalla

en dépit de l’insistance de ses parents et de la volonté de Monsieur Niang, refuse de

s’appliquer à l’apprentissage de la grammaire française pour se réfugier mentalement

dans les arènes:

12 Pierre Emy, L'enfant et son milieu en Afrique noire. Paris: L ’Harmattan, 1987, 32.
13 A. S. Mungala, “Education africaine et identité”, African Education and Identity, proceedings o f the 5*
Session o f the International Congress of African Studies held in Ibadan, December, 1985. Kent: Hans Zell
Publishers, Kent, 131-138.

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Monsieur Niang a pris congé sans se douter qu’à l’appel du tam-tam, Nalla a

rejoint les arènes, emportant tout en lui, sauf son petit corps engourdi, sa tête

ronde moutonnée et ses yeux vides d’expression (Sow Fall, L'appel, 15).

L’altérité chez Nalla, se révèle non pas par le rejet absolu de l’école selon le modèle

occidental mais en revendiquant une instruction fondée sur les apports des deux sources.

Aussi, quand les chants de lutte des arènes sont utilisés pour l’analyse des verbes, (Sow

Fall, L ’appel, 91) Nalla se plie volontiers aux instructions de Monsieur Niang. En

quelque sorte, on peut dire que Nalla représente le juste milieu. S’il s’oppose à ses

parents, c’est parce qu’il croit que les apports de l’instruction traditionnelle sont aussi

importants que l’apprentissage selon la volonté de ses parents. Nous voyons donc un

personnage qui fait un va-et-vient constant entre la classe/la maison paternelle et les

arènes. L’opposition spatiale revêt une signification essentielle dans le roman. Alors que

Diattou et Ndiogou préfèrent les lieux clos, à savoir la salle de classe, la maison, la Land

Rover, le jardin de papa, l’hôpital, la maternité, et les salons, Nalla choisit les lieux

ouverts. Ainsi, les arènes, cet “immense terrain entouré d’une palissade de bambous”

(Sow Fall, L ’appel, 27) dans le quartier Montagne était devenu pour lui un lieu de

prédilection. Le lieu clos de l’univers familial qui est symbole de prison pour Nalla est

souligné par la clôture qui entoure la propriété:

Un jour, Nalla jouait tout seul avec un ballon chez lui. C’était pendant les grandes

vacances scolaires. La ballon était passé par-dessus la clôture. Nalla était sorti

pour la récupérer (Sow Fall, L'appel, 31).

C’est en dehors de la maison et de la propriété familiale que Nalla fera son initiation et

son apprentissage. Alors que les parents de l’enfant insistent sur une formation

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académique fondée essentiellement sur le modèle occidental, à savoir que l’instruction est

prise en charge par des professionnels tel que M. Niang, Nalla se distancie de cette

approche. Dans un premier temps, il se lie d’amitié avec André, le vendeur du

“conkom”. Ce dernier sera son instructeur principal qui lui fait connaître la communauté

et le Saaluum, où il y fait bon vivre:

Et chaque matin, à la même heure, Nalla attendait André; et André arrivait, et le

match de football repreneait et finissait, et la conversation recommençait,

transportant Nalla là-bas, dans le Saaluum, parmi les cultivateurs paisibles (Sow

Fall, L'appel, 35).

C’est encore André qui lui fera découvrir cet autre monde, cet espace communautaire

contraire à la maison de Nalla où les voisins ne sont pas les bienvenus:

[...jcette vaste maison composée de cases au toit de chaume [...]où toutes sortes de

visiteurs y affluaient à longueur de journée (Sow Fall, L'appel, 38).

C’est dans cet endroit que Nalla fera connaissance des lutteurs. Après la mort d’André, ce

sera au tour de Malaw Lô de prendre en charge l’instruction du jeune garçon. Nous

voyons donc que Nalla recherche un apprentissage diamétralement opposé à celui

suggéré de ses parents. Voyant que tout lien avec son lignage a été rompu par Diattou, sa

mère, les arènes et les lutteurs deviennent pour Nalla, la communauté de substitution, au

sein duquel il sera instruit. Cette approche est fidèle aux objectifs visés par les valeurs

africaines:

L’individu baigne dans une atmosphère remplie de fêtes, d’initiations, de rites

religieux liés aux rythmes cosmiques, de sacrifices de possessions, de prières, de

paroles saintes et de mythes proclamés (Erny, L'enfant dans la pensée, 133).

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Bien que Nalla ne soit pas exclu par le groupe, nous voyons qu’il est personnage autre en

s’opposant à ses parents et à leurs valeurs. Diattou et Ndiogou prennent un profil à

valeur archétypique dans la mesure où ils représentent ceux qui rejettent toutes les

valeurs traditionnelles de l’Afrique au profit d’une vision individualiste occidentale.

Nalla, est lucide. Tout en apprenant, les nouvelles façons d’être introduites par la

colonisation, il veut aussi connaître sa communauté et sa culture. Il réussit dans sa

mission en convainquant son père de le laisser poursuivre cet apprentissagesingulier:

Ton ami est un grand champion...Je t ’accompagnerai dorénavantaux arènes et tu

feras tes devoirs avec moi. Veux-tu?

Oui, papa! (Sow Fall, L'appel, 156).

Nous voyons que Nalla parvient à influencer et à imposer sa vision du monde sur son

père. S’il est autre au début du récit, en insistant sur son désir de connaître les arènes, il

fait basculer le pouvoir de son côté alors que sa mère Diattou, se retouve seule.

Dans Une vie de boy14 qui n’est autre que le journal de Toundi, le jeune “boy” nous

révèle son “être autre” dans ses rapports avec les Blancs colonisateurs vivant en Afrique.

En voulant éviter le fouet de son père, le jeune Toundi décide de partir vivre avec un

prêtre catholique-missionnaire:

Nous rentrions à la Mission catholique Saint-Pierre de Dangan [...] J’allais

connaître la ville et les Blancs et vivre comme eux (Oyono, Une vie, 20).

Dans un premier temps, Toundi rompt avec sa famille et la tradition. Cette rupture est

d’autant plus significative car elle se passe avant son initiation - moment crucial dans la

14 Ferdinand Oyono, Une vie de boy. Paris: René Julliard, 1956.

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vie de tout adolescent africain. L ’action de Toundi prend tout son sens parce que ce

dernier se dissocie non seulement de ses ancêtres mais surtout de sa race:

Au village, on dit de moi que j ’ai été la cause de la mort de mon père parce que je

m’étais réfugié chez un prêtre blanc à la veille de mon initiation où je devais faire

connaissance avec le fameux serpent qui veille sur tous ceux de notre race

(Oyono, Une vie, 14).

En rejetant les ressources mobilisées représentées par le serpent, Toundi remet en

question son identité et son appartenance à la race. Il semblerait donc que face à la

catégorie raciale, tout autre élément est occulté, voire ignoré dans l’articulation de

l’altérité. D ’ailleurs la trahison de Toundi sera rendue plus exceptionnelle quand il se fait

baptiser et change son nom en Joseph. Il convient en outre de rappeler que l’enfant

devenu chrétien, sera reconnu par le fait qu‘il n’a pas été circoncis. Si Une vie de boy

offre au lecteur peu d’indices sur la vie traditionnelle en Afrique, il explicite par contre,

l’adaptation de l’enfant noir dans un milieu catholique et étranger. La vie chez les Blancs

devient ainsi un climat propice pour le narrateur de mettre en relief le caractère oppressif

de la colonisation, plus particulièrement celui des missionnaires. Il convient d’ajouter que

la façon que le lecteur prend connaissance du journal de Toundi est tout à fait singulier.

En effet le narrateur prend possession du journal au moment où son auteur est sur le point

de mourir. Ainsi en confiant au narrateur et au lecteur ses impressions d’enfance, Toundi

nous présente les faits dans leur immédiateté. Dès les premières lignes du journal, Toundi

identifie le groupe de référence en établissant l’opposition qui le sépare en tant que Noir

des Blancs-étrangers vivant en Afrique. Cette opposition se situe au niveau de la

communication orale et écrite :

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Maintenant que le révérend père Gilbert m’a dit que je sais lire et écrire

couramment, je vais pouvoir tenir comme lui un journal. Je ne sais quel plaisir

cache cette manière de Blanc, mais essayons toujours (Oyono, Une vie, 13).

Les catégories usuelles de l’oralité et de l’écriture, distinctions respectives entre l’Afrique

et l’Europe sont interprétées par Toundi comme substances identitaires de la race. Selon

cette interprétration, l’écriture serait “une manière de Blanc.” Ce jeu narratorial entre

l’expérience de la lecture et de l’écriture pour Toundi et, la lecture (pour nous lecteurs et

lectrices) d'Une vie de boy est voulue. S’il est vrai que l’expérience de la lecture est

personnelle, force est d’observer que Toundi tente de transmettre l’aliénation profonde

qu’il ressent dans la compagnie des missionnaires blancs.

L’altérité dans le cas de Toundi est réciproque. En effet, Toundi se considère ‘autre’ par

rapport aux Blancs et ces derniers ne l’acceptent pas comme un des leurs en dépit des

nombreuses transformations qu’il a subies. Tout comme Nalla, Toundi est à cheval entre

les deux cultures. A la mort du père Gilbert, Toundi devient le boy du commandant. La

première rencontre entre Toundi et le commandant, illustre à quel point le discours

colonialiste définissait la relation entre Blancs et Noirs:

- Pourquoi n’es-tu pas voleur?

- Tu es un garçon propre, dit-il en me détaillant avec attention. Tu n’as pas de

chiques, ton short est propre, tu n’as pas de gale...

- Tu es intelligent ....je peux compter sur petit Joseph, n’est-ce pas? (Oyono, Une vie,

31-34)

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Nous retrouvons ici le discours colonialiste où les différences entre les Blancs et les Noirs

sont conceptualisées en termes d’ensemble d’oppositions binaires hiérarchisées: les

dichotomies honnêteté/malhonnêteté, propreté/souillure, l’absence de gale/maladies les

plus variées, l’intelligence/stupidité représentent des catégories où sont valorisées les

Blancs. La négation sert de base à l’idée que le Blanc se fait de l’identité nègre - une

identité radicalement différente de la leur - devenant ainsi le fondement à l’exclusion

chez les prêtres. Cette altérité de Toundi est soulignée au début même du journal:

Il me présente à tous les Blancs qui viennent à la Mission comme son chef-

d’oeuvre. Je suis son boy, un boy qui sait lire et écrire, servir la messe, dresser le

couvert, balayer la chambre, faire son lit...(Oyono, Une vie, 22)

Pour le prêtre Gilbert, en dépit de son “progrès”, “Toundi n’est rien d’autre qu’un objet

dont il faut s’en servir”.15 Les rapports que les colonisateurs entretiennent avec les

autochtones sont inégalitaires et les considérations d’ordre racial motivent les positions

du prêtre Gilbert, du Commandant et de toute la communauté blanche. Si Toundi est

toujours repoussé par les Blancs parce qu’il est nègre, néanmoins il faudrait ajouter qu’il

est aussi perçu comme autre par les siens, du fait qu’il a manqué son initiation surtout la

circoncision. Ceci est évident quand il passe la nuit avec Sophie, la maîtresse noire de

l’ingénieur:

- Toi, tu es un drôle d’homme...Tu es enfermé dans une case avec une femme ...et

tu dis que ta bouche est fatiguée! Quand je raconterai cela, personne ne me croira

(Oyono, Une vie, 67-68).

15 Raymond O. Elaho, “La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet et Une vie de Boy de Ferdinand Oyono", Afrique
littéraire et Artistique, 1976, numéro 39, 13-19.

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Il paraît aussi intéressant de montrer que Toundi construit son identité en imitant les

Blancs croyant qu’il deviendra comme eux:

Je serai le boy du chef des Blancs: le chien du roi et le roi des chiens. (Oyono,

Une vie, 31)

Nous remarquerons que l’identité - l’altérité de Toundi constitue le principal centre

d’intérêt du texte. En vertu de ce principe, Toundi est considéré comme Autre, par les

Blancs, les siens et lui-même. C’est à ce carrefour identitaire problématique qu‘il paraît

possible d’évaluer le personnage principal comme l’Autre. Cependant il est Autre, parce

qu’il est ni tout à fait nègre ni Blanc. Incirconcis, tout comme les Blancs, comprenant à la

fois le Ndjem - sa langue maternelle et le français, Toundi vit la colonisation sur le mode

d’un déchirement intérieur. Il en découle que sa position lui permet de comprendre les

deux univers, tout comme Nalla. A cet égard, on peut considérer le séjour de Toundi chez

le Commandant, comme une initiation16 qui mène à la lucidité. Dès lors, il devient

possible pour l’enfant de faire “une découverte progressive du Blanc [...] qui

s’accompagne d’une discrète mais très efficace remise en question des valeurs du monde

occidental”17 Si, sous un autre angle, on peut dire que Toundi n’est pas le seul à

connaître la relation de Madame Decazy avec M. Moreau, néanmoins le jeune garçon

reçoit l’ultime punition de par sa “position” en tant que boy.

La “position” de Toundi peut-être résumée comme celle d’une double culture. A l’opposé

des autres personnages noirs vivant ou travaillant chez les colonisateurs tels Baklu le

blanchisseur qui “parle mal français” (Oyono, Une vie, 94), le cuisinier du commandant,

16 Nwabueze Joe Obinaju, “Quête et initiation dans Une Vie de Boy”, Neohelicon XXII/2, 1995, 155-169.
17 Jacques Chévrier, Une Vie de Boy, Oyono, Paris: Hatier, 1977, 54.

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Kalisia la nouvelle “boy de chambre”, Sophie - l’amante de l’ingénieur, Toundi

démontre une certaine assimilation dans la culture occidentale-coloniale. Si aux yeux des

Blancs, l’assimilation de Toundi est positive, elle constitue en même temps une menace à

l’ordre social de la colonie:

Vous voyez, il n’ose pas nous regarder[...] Il est dangereux. C’est comme ça chez les

indigènes. Quand ils n’osent plus vous regarder, c’est qu’ils ont une idée bien arrêtée

dans leur tête de bois (Oyono, Une vie, 123).

La confrontation de Toundi avec l’ordre colonial qui est synonyme de menace nous aide

à démythifier la croyance populaire à savoir que le Noir n’était qu’un enfant comme

illustré dans les conversations des Blancs de Dangan:

Chacun, pour le contredire, raconta sa petite histoire personnelle avec un indigène

pour conclure que le nègre n’est qu’un enfant ou un couillon (Oyono, Une vie, 82).

Ce sont ces enjeux à la fois pratiques et interprétatifs qu’Oyono met en évidence lorsqu’il

construit le personnage de l’autre dans Toundi. Remarquons d’emblée que la mention du

“boy”introduit déjà une problématique biaisée, qui confirme l’exploitation injustifiée de

l’aspect enfantin chez tout Noir adulte. Toute transaction équitable entre Blancs et Noirs

est ainsi sérieusement compromise, voire rendue impossible, par cette vision occidentale

du monde. Ces interrogations renvoient à des réflexions qui sont fondées et qui servent de

fondement à l’articulation de 1’altérité dans le discours romanesque. C’est souvent à

travers le personnage de l’enfant que le romancier africain révèle d’importants aspects de

l’altérité telle qu’elle est perçue et vécue par ceux et celles qui ont connu les deux

principales cultures. La lucidité du personnage enfant est le résultat de la navette qu’il fait

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dans sa quête identitaire. Personnage principal qui a bénéficié d’une scolarisation dans la

plupart des cas, son parcours et son émerveillement sont intériorisés par le lecteur.

Il faut dire que la problématique du personnage de l’autre en tant que construction est

évidente non seulement dans Mission Terminée, mais dans la plupart des oeuvres de

Mongo Beti. Dans Mission Terminée1*, le jeune Jean-Marie Medza se voit confier la

tâche d’aller chercher la femme de Niam (un cousin éloigné) au village de Kala. Cette

entreprise se transforme en mission personnelle quand le jeune héros découvre qu’il est

incapable de vivre au sein de la société “traditionnelle.” Par conséquent, il se révolte

contre l’autorité paternelle et celle du groupe en choisissant de partir. S’il est vrai que le

romancier exploite les oppositions telles que modernité/tradition, Blancs/Noirs ...etc, il se

démarque pourtant de la plupart des romanciers africains de son époque en réactualisant

ces schémas de diverses façons. Aussi, l’univers romanesque de Beti expose d’autres

conflits internes au groupe. En effet, pour Bernard Mouralis, Beti repousse le discours

ethnologique, qui n’est en somme “qu’un discours illusoire et mystifiant parce qu’il

consiste à enfermer les Africains dans une différence essentielle qui sert à les caractériser

par rapport aux Européens.” 19 Or, s’il est impossible d’ignorer les diverses implications

de l’implantation de l’école européenne dans les communautés africaines et par extension

la présence des étrangers, Mission Terminée expose davantage la prise de conscience de

l’altérité chez un personnage. En dépit de son long apprentissage à l’école, Jean-Marie ne

se rend pas compte de son identité différente des siens. Son voyage au village natal et à

Kala, lui donne une occasion de se comparer aux autres. On assiste dès lors à une

18 Mongo Beti, Mission terminée. Paris: Corrêa, 1957.


19 Bernard Mouralis, “Mongo Beti, Le savoir et la fiction”, Présence Francophone, no. 42, 1993, 25-38.

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profonde transformation chez le personnage principal. En suivant le personnage, on est

tenté d’interroger certaines réflexions liées au concept de l’altérité. Jean-Marie est-il autre

au début du roman ou le devient-il? Le processus de transformation auquel assiste le

lecteur n’est-il donc pas la révélation d’une altérité latente du personnage? C’est peut-être

à ce niveau que la notion de “construction de l’altérité” se joue: l’identité différente du

personnage est dévoilée par le biais d’ajouts de signes contraires. Jean-Marie n’est pas

tout à fait autre au début du roman mais il le devient graduellement grâce à ses rapports

avec les autres. Il est impératif de noter que le dévoilement du personnage de l’Autre se

fait simultanément par le dévoilement des autres personnages - on découvre que Jean-

Marie est différent des autres par les comportements de ces derniers. Les écarts et la

différence apparaissent comme une mesure concrète de l’altérité.

Dans un premier temps, le personnage principal apparaît comme différent des autres à

cause de sa scolarisation. Étant principalement perçu comme un “produit” de l’école,

Jean-Marie inspire l’adoration et la fascination chez les gens de son village natal. Il est

élevé à un niveau mythique d’où son élection presque unamine par la communauté pour

se charger de cette mission :

Tes diplômes, ton instruction, ta connaissance des choses des Blancs[...] Qu’il te

suffirait d’adresser une lettre écrite en français au chef de la subdivision la plus

proche, pour faire mettre en prison qui tu voudras ou pour lui faire obtenir

n ’importe quelle faveur (Beti, Mission, 31).

Or ce sentiment d’étrangeté s’accentue davantage quand Jean-Marie Medza se retrouve

au village de Kala. Aussitôt arrivé à destination, le jeune garçon ne manque pas de

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révéler sa surprise de se retrouver dans “un bien curieux pays” (Beti, Mission, 49) qui ne

ressemble pas au sien:

Juste à l’entrée du village, se déroulait un spectacle saisissant non tant par son

décor que par la rude sauvagerie qui en agitait tous les acteur s[.. .]j ’étais

stupéfait....(Beti, Mission, 39-41)

S’il est vrai que le terme “sauvagerie” renvoie à un discours essentiellement colonialiste

et raciste, tel que véhiculé par les Européens pour qualifier les pratiques et coutumes

africaines, dans le récit, il représente l’écart qui existe entre l’univers de l’observateur et

celui de l’observé. Jean-Marie se sent autre - mais non d’une altérité symétrique: il s’agit

d’un autre supérieur: “Il n’y a pas de symétrie entre voir et être vu [,..]”20 s’applique ici

au personnage narrateur principal. Il se sent étranger dans cet univers de luttes sauvages:

Cette dissymétrie radicale entre l’identité et l’altérité, l’étranger, plus que tout

autre, l’actualise [...] L’étranger sait que le monde ne lui appartient pas.21

Fondé sur des impressions physiques, ce sentiment de supériorité situe le personnage

principal comme supérieur par rapport aux habitants de Kala. Parallèlement, les

villageois éprouvent un sentiment d’infériorité vis-à-vis du nouvel arrivant. Or, ces

impressions seront modifiées au fil du récit. Pour le jeune garçon, Kala devient une école

où il est exposé aux moeurs traditionnelles. Par contre, ce qui le distingue des autres,

c’est qu’il est à la fois citadin et scolarisé. Il convient de noter qu’en effet, le personnage

est le seul scolarisé dans le roman. Ces différences sont indispensables au traitement

20 Mondher Kilani, L ’invention de l ’autre, Essais sur le discours anthropologique. Dijon-Quetigny: Payot
Lausanne, 1994, 73.
21 Simon Harel, “L ’étranger en personne”, L'étranger dans tous ses états, Enjeux culturels et littéraires.
Montréal: XYZ, 1992, 9-26.

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préférentiel qu’il reçoit des habitants de Kala. Dans un premier temps, les gens

remarquent qu’il est un “étranger” de par ses habits :

- Dis donc, tu as vu comment il est habillé? Je te jure que c’est un gars de la

ville...

- Je te crois que c’est un gars de la ville. Regarde donc ce vélo (Beti, Mission,

45).

La comparaison des attitudes des habitants de Kala et de ceux de Jean-Marie sont

révélateurs car les observations mutuelles démontrent la reconnaissance de la différence.

A ces différences dans l’aspect extérieur, les gens de Kala sont d’autant plus portés à

associer des différences psychologiques et par extension des “cultures” différentes à

Jean-Marie. Cet écart s’élargit avec la composante scolaire chez Jean-Marie. A l’opposé

de Jean-Marie qui est complètement ignorant de son cousin qui vit à Kala, ce dernier

informe les autres du village de ses qualifications:

Regardez bien ce garçon, continua-t-il dans notre langue; c’est mon cher petit

cousin. Il est entré à l’école dès sa tendre enfance [...] Il a reçu tous les diplômes

que vos petites caboches peuvent imaginer [...] Pourtant, regardez-le bien, c’est un

enfant (Beti, Mission, 52).

Le lien entre scolarisation et ville a toujours été un rappel du parcours de l’école comme

une institution ancrée dans le passé colonial en Afrique:

Ici interviennent les différences fondamentales qui opposent les grandes villes aux

campagnes. Les liens étroits qui historiquement ont uni les processus

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d’urbanisation et de scolarisation ont été décrits [...] plus un enfant s’élève dans

les degrés du système d’enseignement, plus il s’urbanise.22

Tandis que les habitants de Kala sont fascinés par Jean-Marie et sa formation scolaire, il

se rend compte de son manque de savoir du milieu villageois: ainsi Mission Terminée fait

partie de ces romans africains qui continuent le débat sur l’implantation de l’école selon

le modèle occidental en Afrique:

L’école s’est établie en Afrique selon les modalités très diverses: elle fut acceptée,

tolérée ou refusée selon les régions, les ethnies ou les pays (Lange, L'école, 15).

Si la confrontation entre Jean-Marie et les habitants se situe dans une dialectique de

ville/village, scolarisé/non-scolarisé, en revanche, le romancier refuse de limiter ses

réflexions à une “opposition binaire, partisane [...] devant des représentations

stéréotypées de l’école ‘adulée’ ou de l’école ‘diabolisée’” (Lange, L ’école, 19). Le

lecteur découvre un univers au sein duquel le personnage principal a de la peine à se

reconnaître:

En réalité, le héros ne cesse de se sentir différent des autres car il ne possède pas

le fonds commun de la formation traditionnelle.23

C’est ainsi qu’il se sent complètement dépaysé par les événements à Kala. A titre

d’exemple on peut relever plusieurs épisodes où le garçon est incapable de comprendre la

signification de certains événements: non seulement, il ne comprend pas les danses du

pays, mais aussi il “ne reconnaît pas la signification du rythme et ne se doute pas qu’on

est en train de le marier à Edima” (Brière, “Résistance” 181-199).

22 Marie-France Lange, L'école au Togo, processus de scolarisation e t institution de l'école en Afrique.


Paris: Kathalla, 1998, 218.
23 Éloise Brière, “Résistance à l ’acculturation dans l’oeuvre de Mongo Beti”, Revue canadienne des études
africaines, vol. 15, no. 1, 1981, 181-199.

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Si l’on examine le statut de Jean-Marie, on constate que sa formation scolaire ne mène

pas à meilleure compréhension des “illettrés” de Kala et de leurs coutumes. Selon cette

perspective, l’instruction scolaire installe un manque profond. Ainsi compris, le passage

de Jean-Marie à l’école signifie que l’enfant n’a pas pu apprendre ce qui est considéré

comme instruction fondamentale à la survie de l’individu dans les villages africains.

Si le séjour de Jean-Marie à l’école ne lui permet pas de fonctionner pleinement dans la

communauté de Kala, nous voyons, par contre, qu’il s’entend très bien avec les jeunes

non-scolarisés. En revanche, il refuse d’accepter l’autorité patriarchale représentée par

plusieurs figures. La rencontre entre Jean-Marie et les villageois nous conduit à examiner

le conflit de générations: le jeune garçon ne peut pas s’entendre avec les vieux. Il faut

quand même ajouter que si la révolte est présente en filigrane dès les premières pages du

roman, elle ne se matérialise qu’à travers l’exil final du personnage.

La jeunesse de Jean-Marie est évoquée pour la première fois lors du voyage en car

d’Ongola au village. Devant les interrogations de Jean-Marie qui ne comprenait pourquoi

le chauffeur du car n’est pas resté au Congo, Kritikos lui dira:

- Il n ’y a pas de quoi rire, petit. Tu devrais plutôt pleurer. Sais-tu une chose? Eh

bien, moi, je suis resté des années au Congo belge[...]Tu ne peux pas comprendre,

tu es trop jeune.. .(Beti, Mission, 6).

Cette incompréhension est due au manque de maturité de l’enfant. Il s’agit là d’une

thématique qu’on retrouve dans de nombreuses oeuvres africaines. Au fil du récit, ce

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présumé manque chez l’enfant se transforme en lucidité alors que les vieux vivent dans

un état de cécité psychologique et mentale. Par le biais de la résistance ou de la révolte,

le personnage enfant entre en conflit avec le système qui est réglementé par les aînés.

C’est ce que l’on observe dans Mission Terminée: en s’opposant à l’autorité partriarcale

qui représente la continuité de la tradition, Jean-Marie se “construit” en tant que

personnage de l’autre. Trois figures principales servent de source d’autorité patriarchale

dans le récit: Bikokolo, le chef de Kala et le père de Jean-Marie.

L ’autorité paternelle est d’abord évoquée par Niam pour obliger le jeune garçon à

entreprendre cette mission. Face aux protestations véhémentes de Jean-Marie et de tante

Amou, Niam souligne le devoir du fils d’obéir au père, et ce en dépit de l’absence de ce

dernier:

Cette femme n’est pas seulement la mienne, c’est notre femme à tous[...]Et si ton

père était là, il serait le premier à t ’ordonner de te rendre chez ces gens (Beti,

Mission, 26).

Le même argument est utilisé par Bikokolo le patriarche du village. Devant l’opposition

de tante Amou, Bikokolo insiste sur le fait que l’enfant retrouve “en [sa] personneun

père qui le chérit encore plus que lui-même” (Beti, Mission, p. 32) pendant l’absence de

son père biologique. Tout en reconnaissant que Jean-Marie est encore jeune, Bikokolo

insiste pour qu’il aille à Kala:

- Ma fille, de quoi t ’inquiètes-tu donc? [...] Il est jeune, ce petit Medza, et qui en

douterait? C’est presque un bébé[...] Je n’en doute pas qu’il n’en soit capable de

toute façon... (Beti, Mission, 28)

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Pour les patriarches dans le récit, le bien de la communauté prime sur celui de l’individu,

en particulier sur celui de Jean-Marie. C’est dans cette perspective que le jeune garçon

devient Autre dans le roman. Alors que tout le monde est préoccupé par le bien

communautaire, il défend son droit à l’individualisme. Nous voyons donc que Mongo

Béti se situe en porte à faux à de nombreux romanciers de son époque en soulignant

l’exploitation des jeunes au profit des aînés. Afin de protéger son intégrité, le jeune est

contraint de se révolter. Selon Bogumil Jewsiewicki, la dialectique du moi et de l’Autre

dans les récits africains met en relief non seulement le Blanc mais aussi les autres

éléments qui sont de la communauté, voire des proches:

Mais l’Autre, c’est surtout un parent, un autre moi, celui qui dans la pratique

actuelle de la parenté est le soutien obligé mais qui menace l’intégrité du moi.24

Nous voyons dès le début du roman que le parcours de vie de Jean-Marie est dicté par les

vieux au moyen de stratagèmes bien réfléchis. Par exemple, l’instruction scolaire lui est

imposé par son père:

Il m ’avait livré à l’école, aussi jeune qu’il se peut. Ma mère avait protesté, ce qui

lui avait valu une correction, la pauvre! (Beti, Mission, 230)

La relation au père - “une vingtaine d’années de terreur à peu près constante”- résume

bien la menace ontologique que représente le père dans la vie du garçon. Ce dernier

s’efforce de se construire une identité. Dans ses travaux sur la construction de l’identité

personnelle, Guy Bajoit examine les liens entre “les trois dimensions de l’identité

personnelle [...], l’identité engagée, l’identité désirée et l’identité assignée.”25 Mission

Terminée permet en quelque sorte au héros “de se parler à lui-même, de forger un récit

24 Bogumil Jewsiewicki, “La mémoire”, Les afriquespolitiques. Paris: La découverte, 1991, 59-69.

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par lequel il plaide sa cause devant lui-même, il s’explique ce qui lui est arrivé, ce qu’il a

fait, ce que les autres lui ont fait” (Bajoit, “Notes”, 69-84). L ’identité personnelle de

Jean-Marie demeure problématique tout au long du récit. Il arrive très difficilement à

s’affirmer. Avant son départ pour Kala, il est évident que Jean-Marie a une “identité

assignée” par son père par l’intermédiaire de l’école:

Mon père n’avait eu de cesse que je ne passasse d’une classe à l’autre, sans en

redoubler aucune [...] Certificat d’études primaires, brevet élémentaire, premier

bachot... (Beti, Mission, 230)

Devant le désir des parents de voir leurs enfants acquérir une éducation, ces derniers à

l’instar de Jean-Marie, perdaient leur humanité:

Les pères menaient leurs enfants à l’école, comme on pousse des troupeaux vers

un abattoir[,..]Et ce sont nos parents qui nous poussaient. Pourquoi cet

acharnement? (Beti, Mission, 231)

Selon cette optique, l’école était perçue par l’enfant comme une imposition du père. Dans

de nombreux pays africains, durant les années qui ont précédé les indépendances, toute

une génération d’enfants ont connu l’univers scolaire qui était “sans ressemblance avec le

leur” (Beti, Mission, 231) en raison des parents qui le voulaient pour leurs enfants. Pour

Jean-Marie, pendant toute sa vie, il a cédé au désir de son père pour qui il éprouve de la

haine. Or, en refusant d’obéir à son père, l’enfant affirme son identité personnelle. Qui

plus e s t, cette désobéissance se manifeste par une révolte contre l’école du père:

25 Guy Bajoit, “Notes sur la construction de l ’identité personnelle”, Recherches Sociologiques, Volume
XXX, no. 2, 1999, 69-84.

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D ’abord, je ne veux plus aller au collège, je ne veux plus me présenter à aucun

examen [...] je ne veux plus que l’on me batte, et l’on ne me battra plus. C’est

bien fini maintenant, est-ce clair? (Beti, Mission, 245)

La révolte se transforme en exil, qui a le sens d’une coupure entre deux mondes

incompatibles. Menacé dans son être, le personnage de l’autre est incapable de vivre

parmi les siens. Aucun espace ne semble favoriser son épanouissement sauf la solitude.

Or son exil à la fin du roman n’est pas uniquement la révolte contre le père, mais aussi

contre le chef du village de Kala qui a profité de son ignorance pour lui “imposer”

Edima. Cependant en dépit de son amour pour la jeune femme, Jean-Marie refuse de la

prendre comme sa femme:

Edima est aujourd’hui la femme de mon frère. Je ne sais pas comment cela s’est

passé puisque je ne suis plus jamais retourné chez moi (Beti, Mission, 253).

Sans doute faut-il revenir sur la rupture de Jean-Marie avec son milieu familial et

traditionnel. Si le jeune garçon scolarisé est un personnage marginalisé qui est souvent

présent dans le roman africain, on aurait néanmoins tort de réduire l’altérité de Jean-

Marie au dénominateur de la scolarisation et ceci pour deux raisons principales. D ’abord,

le personnage retournera à l’école pour terminer son bachot. Ensuite, sa révolte est

principalement dirigée contre les vieux. En dépit de tout ce qui le sépare de son cousin

Zambo, il vivra avec ce dernier qui ne “peut pas rester seul avec les vieux” (Beti,

Mission, 249). En choisissant, “l’errance à travers les êtres, les idées, les pays et les

choses” Jean-Marie démontre son désir de remettre en question l’obéissance aveugle à la

tradition, plus particulièrement le statut du patriarche dans la communauté. Mais nous

manquons de recul si nous disons que le personnage principal choisit l’exil à cause de son

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altérité. L’exil constitue en lui-même une recherche de l’altérité par le garçon. Il veut

vivre autrement que ses parents et sa communauté. Le fonctionnement de l’altérité met en

jeu des processus très complexes chez le personnage: d’une part, on sait que son père

veut que son fils soit autre, qu’il ait une bonne éducation afin de ne pas suivre son frère.

D ’autre part, nous sentons que Jean-Marie veut être Autre lui-aussi sans pour autant

partager la vision du père. Vu qu’il vit au sein d’une communauté patriarcale, Jean-Marie

doit s’exiler afin de vivre autrement:

C’est d’ailleurs le sens de son exil à la fin du roman: toujours en voie

d’acculturation mais jamais pleinement acculturé, il ne peut s’insérer dans aucune

société (Brière, “Résistance”, 181-199).

L ’étude de trois principaux personnages enfants dans trois récits nous a permis de mettre

en relief les enjeux de l’implantation de l’école selon les normes occidentales et de la

mission religieuse dans des communautés africaines. S’il convient de ne pas avoir une

vision unilatérale de la colonisation, les relations entre parents et enfants, par contre,

mettent en jeu des processus très complexes où l’école est perçue par les parents comme

moyen de grimper l’échelle sociale et économique. A ussi, elle est imposée sur les jeunes

enfants qui n’ont quasiment aucun mot à dire sauf l’obéissance. Face à deux visions du

monde diamétralement opposées, les enfants sont souvent sous pression pour réussir soit

dans les deux - comme Jean-Marie, soit de rejeter totalement l’une d’entre elles - comme

chez Nalla. Dès lors une confrontation à l’expérience s’impose car l’enfant est en mesure

de choisir la voie de son devenir. Or, dans une société où les enfants sont considérés

comme “les enfants de la communauté”, ils n’ont pas droit à la parole et au partage du

pouvoir. Face aux multiples exigences des parents ou autres sources de pouvoir, telles

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que les missionnaires et colonisateurs, Nalla, Toundi et Jean-Marie s’accaparent du

pouvoir par le biais de la désobéissance, de la révolte ou de l’exil. Un facteur

fondamental est à l’oeuvre dans le texte: celui du pouvoir. En effet, l’altérité devient plus

problématique quand elle n’est pas uniquement une variante de la différence mais quand

elle redéfinit les rapports de forces entre le groupe de référence et le personnage de

l’autre. Dans certains cas, elle est plus saisissable quand elle redistribue le pouvoir entre

les personnages, entre dominés et dominants. Dans cette perspective, Nalla, Toundi et

Jean Marie Medza remettent en question les sources d’autorité et de pouvoir. C’est peut-

être dans ce contexte que l’on pourrait faire intervenir la notion de pertinence. La

différence est pertinente - altérité - quand elle permet au personnage de l’autre de

reconstruire les modèles du pouvoir. Pour vérifier et appronfondir ces hypothèses, nous

étudierons le rôle de l’épouse blanche en milieu africain pour nous rendre compte

comment elle représente un dispositif riche en signifiants dans ce jeu de pouvoir, souvent

par le biais de l’exclusion et de l’inclusion.

L’épouse blanche

Nous avons vu dans la partie précédente que l’image de l’enfant telle qu’elle est

véhiculée dans les oeuvres africaines se présente souvent comme celle d’un jeune garçon

noir qui est pris entre deux cultures. Ayant bénéficié d’une part, d’une instruction

traditionnelle par l’entremise des rites d’initiation entouré par la communauté et, d’autre

part, d’une formation académique suivant le modèle occidental, l’enfant devient un

aliéné. Marqué par le déracinement culturel, il est contraint de négocier son identité

ambiguë. Personnage focalisateur, son cheminement coïncide souvent avec celui du récit

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dans lequel il est porteur du message narratorial. Dans bien des cas, sa formation a été

imposée par ses parents. Sa lucidité s’oppose à l’étroitesse d’esprit de ces derniers, contre

qui il se révolte. Or, l’archétype de l’épouse blanche dans le roman africain offre au

lecteur une vision de l’altérité différente de celle qui est présentée par l’enfant noir.

Généralement parlant, la Blanche du roman africain est de prime abord épouse. En effet,

réduite au rôle de “l’épouse de tel personnage”, la femme blanche se retrouve en Afrique

“par alliance” : soit elle a suivi son mari blanc qui occupe un poste dans l’administration,

soit elle est “ l’étrangère” que le Noir ramène au pays. Telle est la toile de fond de

plusieurs romans africains où le personnage est doublement marginalisé: d’abord par la

population locale qui le perçoit comme un être d’une autre race mais également par sa

propre communauté. En effet, le fait d’appartenir à une infime minorité de femmes vivant

en Afrique dont la “contribution” au foyer est minimale représente un dilemne

ontologique pour l’épouse étrangère. Au terme de ce double traitement, la mise à l’écart

de la femme blanche, ressort avec une clarté évidente. Il est difficile d ’ignorer cet aspect

de la condition féminine des épouses blanches car elle se rattache au fondement même de

la colonisation. En somme, les faits historiques démontrent que la colonisation était

surtout une entreprise dirigée par les hommes et contre les hommes.

À titre d’exemple, l’échange entre l’administrateur Vidal et le Révérend Père Supérieur

Drumont dans Le pauvre Christ de Bomba souligne la contradiction que représente la

présence de la jeune fille blanche dans un tel environnement. Notons le ton qu’adopte

l’administrateur pour expliquer la raison pour laquelle sa fiancée n’est pas à ses côtés:

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- Elle est donc malade, qu’elle ne puisse venir en Afrique?

- Vous la voyez en Afrique, vous-même bien portante? (Beti, Pauvre Christ, 276)

De plus, quand elles étaient présentes, les femmes avaient peu à dire, voire rien dans des

décisions concernant la conquête des terres:

The historiés of both the colonized and the colonizer have been written ffom the

maie point of view - women are peripheral if they appear at ail.27

Si l’histoire écrite de la colonisation met en jeu des hommes blancs et noirs, c’est que la

réalité coloniale telle qu’elle apparaît dans les divers écrits de femmes suggère qu’il

s’agissait d’un univers profondément masculin. Les travaux de Helen Callaway révèlent

que la femme européenne vivant en pays colonisé, appartenait à une “sousculture.”

L ’atmosphère coloniale est pressentie comme étant hostile envers les femmes

européennes:

[...] the Colonial Service was a maie institution in ail its aspects: its ‘masculine’

ideology, its military organisation and processes, its rituals of power and

hierarchy, its strong boundaries between the sexes.28

L’auteure démontre par ailleurs, que la présence de l’Européenne en Afrique est

indissociable de celle de son mari qui était “en mission”:

The analysis of gender relations within this impérial culture shows the restrictions

on women’s lives, as wives dépendent on their husbands’ rank, as professionnal

women in subordinate positions (Callaway, Gender, 4).

26 Mongo Beti, Le pauvre Christ de Bomba. Paris: Robert Laffont, 1956.


27 Oyèrônké Oyewùmi, The invention o f women, making an African sense o f western gender discourses.
Minnesota: U niversityof Minnesota Press, 1997,121.
28 Helen Callaway, Gender, Culture and Empire, European Women in Colonial Nigeria. Oxford:
Macmillan Press, 1987, 7.

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Vu l’importance de l’aspect économique d’un système dans lequel uniquement les

hommes étaient impliqués, la femme blanche était repoussée aux confins des échanges.

La non-participation de la femme blanche dans l’activité économique qui est “l’identité

centrale de l’individu”29 - dépasse évidemment les limites de notre étude. Cependant, il

convient d’observer que l’exclusion de la femme blanche dans les activités économiques

était la norme dans le projet colonial. Suzy, l’épouse du commandant dans Une vie de boy

et, Marie, l’épouse d’un jeune médecin tunisien dans Agar nous serviront d’exemples

pour faire un portrait de ce personnage de l’Autre.

Il ne fait pas de doute que le premier problème à considérer est celui du statut identitaire

de l’épouse étrangère en Afrique. On peut suggérer qu’elle s’inscrit dans une double

aliénation - elle est différente dans sa différence, autre dans son altérité. Pour Callaway,

la situation des femmes européennes sous l’empire colonial est à comprendre surtout en

relation à un système de pouvoir masculin:

[...] women’s documents [...] reveal [...] the stories of women attempting to give

meaning and connection to their lives in a foreign world where they often felt

themselves to be doubly alien (Callaway, Gender, 3).

Vu ses rapports limités avec les autres personnages de l’oeuvre, l’épouse du colonisateur

dans Une Vie de Boy éprouve beaucoup de difficultés à communiquer avec les

Camérounais. Nous verrons dans les pages suivantes, trois aspects de l’altérité féminine

blanche: l’arrivée de l’épouse en milieu africain, son incompétence linguistique suite à

29 Sophia Mappa, “Rationalité instrumentale, replis identitaires et exclusion/intégration”, Les deux


sources de l 'exclusion - économies et replis identitaires. Paris: Karthala, 1993, 7-55.

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son manque de contacts avec les indigènes et les problèmes auxquels elle fait face pour

s’adapter à la culture africaine, en dépit de son alliance.

Si nous avons beaucoup insisté sur l’élément de la colonisation dans nos analyses de

l’altérité dans les oeuvres romanesques, c’est pour bien contextualiser les rapports entre

les divers groupes de personnages. Dans un système de valeurs défini par un commerce à

sens unique entre puissances coloniales et pays colonisés, la différence première réside au

niveau de l’avoir. Dans ce nouveau contexte socio-économique, il apparaît dès lors que

l’assujetissement des pays colonisés instaure une nouvelle définition de 1’altérité qui est

articulée, semble-t-il, en fonction de dominants et dominés:

Ce qu’il est essentiel de voir, c’est que des collectivités entières peuvent se

refermer sur elles-mêmes et ne plus voir dans l’autre, dans l’étranger, qu’un

adversaire à soumettre économiquement, à exploiter psychiquement et à rejeter

socialement (Mappa, “Rationalité”, 7-55).

On pourrait démontrer que cette attitude était bien à l’oeuvre dans la plupart des pays

colonisés ainsi que dans Une vie de boy. Les étrangers européens vivant en Afrique

pendant l’ère coloniale se constituaient souvent en communauté séparée des autochtones.

La présence d’une série de structures permettait aux étrangers de vivre quasiment à

l’écart des Africains. Cet ordre social et économique a dicté dans une grande mesure,

même jusqu’à présent, la nature des rapports qui pouvaient exister entre colonisés et

colonisateurs. Par exemple, nous voyons qu’il y avait peu de lieux où les deux

communautés se rencontraient dans un esprit d’échange et de partage authentiques.

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L’arrivée de l’épouse du commandant est le premier indice de l’altérité du personnage -

celle de l’extra-territorialité. Elle est une irruption marquée dans l’univers spatio-

temporel d ’Une Vie de boy alors que peu de détails sont révélés au sujet du séjour des

autres personnages européens. La mobilité sociale apparaît comme corollaire de la

mobilité géographique: du fait d’être au milieu d’une population noire, les Blancs se

voient conférer un statut supérieur. Il est à noter que cette supériorité n’est pas

négociable: du moins pas dans le roman. Être blanc dans un milieu colonial implique que

l’on est supérieur à la population indigène. Cette formule est généralement acceptée par

les deux communautés. Dès son arrivée, nous voyons par exemple, que l’épouse

s’identifie aisément à son nouveau rôle de maîtresse et d’être appartenant à une race

supérieure:

- Soyons sérieux, reprit-elle. Tu sais que la sagesse recommande à chacun de

garder sa place... Tu es boy, mon mari est commandant... personne n’y peut rien

(Oyono, Une vie, 89).

Citation remarquable qui illustre bien que, selon Suzy, la classe sociale est implicitement

déterminée par l’appartenance raciale. Elle fait appel à de vieux stéréotypes coloniaux

pour revendiquer “sa” place et sa classe.

Il se pose évidemment la question de la place des autres étrangers dans le roman. Il

semblerait qu’il n’existe pratiquement aucun problème d’adaptation pour la communauté

d’étrangers. Il n’y a pas de sentiment de dépaysement ou de malaise quelconque

occasionnée par ce séjour - volontaire ou imposé - en Afrique. Personne ne se plaint soit

des conditions de vie, soit des manques par rapport à leurs pays d’origine. A l’exception

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du commandant, on ignore depuis quand les étrangers sont au pays. Il est frappant de

noter les analogies qui réunissent Toundi et Suzy, personnages qui sont tous deux

“autres”. L’arrivée de Toundi chez le commandant est suivie de près par celle de la

femme. Alors que le jeune garçon quitte sa communauté pour se réfugier chez les

missionnaires, la jeune femme quitte son pays pour rejoindre son mari en Afrique. Si le

récit commence avec l’arrivée de Toundi chez les missionnaires, de même l’arrivée de la

femme du commandant détermine la fin du récit. Il ne fait donc guère de doute qu’ils

partagent tous deux la proximité et un destin commun.

Dans la logique de l’analyse du personnage, regardons de près, l’arrivée de la jeune

épouse femme à Dangan, le village de Toundi. Le lecteur apprend l’arrivée de Suzy en

même temps que le commandant et Toundi. En général, la notion de l’arrivée est un

événement clé bien démarqué dans le roman africain. Nous la retrouverons d’ailleurs un

peu plus tard dans Agar. Si Ton se reporte à la structure du journal de Toundi dans

laquelle le point de vue unique d’un personnage prédomine dans son rapport singulier à

l’événement, le lecteur a l’impression de se retrouver dans des oeuvres de passage qui se

situent à la frontière du temps et de l’espace. Pour le jeune garçon, cette arrivée modifie

radicalement ses rapports avec les autres. Curieusement, le boy s’interroge sur l’aspect

physique et caractériel de Suzy avant même son apparition:

Je me demande comment peut-être la femme du commandant? Est-elle aussi

trapue et aussi mauvaise tête mais bon coeur comme le commandant? Je la

voudrais belle, plus belle que toutes les femmes qui vont au cercle européen

(Oyono, Une vie, 73).

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Le personnage principal est bouleversé par l’arrivée de la jeune femme après qu’elle lui a

serré la main. Ironiquement, la réaction de Toundi offre un bon exemple de la

mythification de la femme blanche par les Noirs. Pour Toundi, toucher la jeune femme

équivaut à un acte sacré, semblable au culte des idoles dans le catholicisme. Par cet acte

purificatoire, le boy est comme lavé de sa souillure. Toundi établit donc une séparation

entre eux, accordant à la jeune femme un statut de déesse:

J’ai serré la main de ma reine. J’ai senti que je vivais. Désormais ma main est

sacrée, elle ne connaîtra pas les basses régions de mon corps. Ma main appartient

à ma reine aux cheveux couleur d’ébène, aux yeux d’antilope, à la peau rose et

blanche comme ivoire (Oyono, Une vie, 74).

Si l’on tient à la citation ci-dessus, les aspects typologiques et caractériels sont

indissociables. La femme blanche est définie par un ensemble de traits externes aussi bien

qu’internes. La vue de la femme blanche provoque immédiatement une hiérarchie sociale

dans la conscience de Toundi. Si 1’altérité de l’épouse du commandant repose sur

plusieurs piliers disséminés dans le texte, tout vise à démontrer que d’emblée c’est une

altérité voulue et recherchée par le narrateur: Toundi veut qu’elle se distingue des autres

femmes, qu’elle soit “Autre.” Nous avons ici un bon exemple de la “fascination” que

peut exercer l’Autre (Landowski, “Formes”, 69-93).

Dans un deuxième temps, l’altérité de la jeune femme découle du regard que porte les

Africains sur son corps. Elle est “autre” parce qu’elle est nouvelle et différente des autres

femmes européennes de par sa beauté physique. Nous retrouvons là un trait fondamental

de la relation entre les gens du pays et des étrangers: il s’agit d’une relation superficielle

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qui se limite au niveau du regard. Si “ le regard est au coeur de toutes nos activités, [et]

s’inscrit dans toute relation avec autrui” 30, force est de reconnaître que le regard est

inadéquat dans la recherche de relations authentiques. Or, pour la communauté locale - à

l’exception de ceux et celles qui sont affectés directement au service des colonisateurs -

le regard constitue le seul lien qui les met en rapport avec ces derniers. Aussi, la beauté

physique de Suzy devient-elle une des marques importantes qui confèrent à la jeune

femme le statut de personnage de l’Autre. Vu les marges de manoeuvre limitées des

autres personnages africains et l’angle narratorial étroit de Toundi, le lecteur a beaucoup

de difficultés à se faire un portrait caractériel de Suzy. De par ses fonctions de “boy”,

Toundi est le seul personnage apte à décrire la jeune femme. Le boy, étant à proximité de

l’épouse du commandant, jusqu’à la chambre à coucher - nous permet donc de mieux la

suivre. Par contre, les autres femmes ne bénéficient pas de ce regard singulier. Elles

apparaissent toujours en groupe soit pour les rencontres du cercle soit durant les visites

au commandant ou à sa femme. Il ressort que la visibilité, voire la survisibilité du

personnage est un des fondements principaux du discours narratif sur le personnage de

l’Autre. La survisibilité de Suzy est mise en contraste par l’invisibilité des autres femmes

blanches dans le roman. En ce sens, les autres femmes de la communauté sont éclipsées

dans leur groupe social. Elles ne sont ni vues, ni analysées en tant qu’actrices sociales ou

comme entité socialement construite. A l’opposé, nous notons des mécanismes de

survisibilisation pour exposer Suzy. Particularisée, chacun de ses gestes est suivi et

catégorisé sur le plan axiologique. Le recours constant à une échelle de valeurs pour juger

les actes d’un personnage est fort révélateur d’une pratique qui relève de la construction.

30 Anne Sauvageot, Voirs et Savoirs, Esquisse d ’ une sociologie du regard. Paris: P.U. F., 1994, 7.

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Il faudrait voir d’autres aspects de cette altérité. Il faut reconnaître qu’une dynamique doit

être présente pour la construction du personnage de l’autre. Nous avons déjà relévé

l’aspect de la proximité. Qui dit autre, implique nécessairement un frottement, une

interaction - attirance ou malaise- entre deux instances. On note aussi la présence d’une

voix - qui tente d’expliciter cette tension en désignant T Autre”. Dans ce même

contexte, la notion de pré-construction occupe une large place dans l’articulation de

l’altérité. Notre hypothèse de départ se confirme lors de nos analyses textuelles: le

discours de l’altérité dans le contexte africain fait intervenir nécessairement le fait

colonial. Dans ses conséquences, le fait colonial est irréversible sur l’être, le colonisateur

tout comme le colonisé. Dès son arrivée, Suzy se croit et se dit ‘Autre’. Cette vision

hiérarchique de Suzy ne peut être expliquée que par l’idéologie dominante. Elle sert de

pré-texte, octroyant à la jeune épouse, le statut de l’autre. D ’ailleurs, ce statut n’est point

contesté par la population. S’il est vrai que le texte construit l’altérité du personnage par

des procédés discursifs, de même le schème de la colonisation sert de pré-construction à

cette notion.

Dans un deuxième temps, on constate que l’altérité de Suzy est issue principalement

d’une dynamique du regard sur le corps: regard de l’Africain - celui de Toundi, en

particulier - sur le corps de l’étrangère. Selon Carmen Val Juliân, un des points de

départ du colonialisme repose sur le regard:

Toute colonisation passe par ce regard comptable sur l’autre et ses richesses.31

31 Carmen Val Juliân, “Les relations géographiques des Indes au XVIe siècle, ou l ’altérité américaine en
questions”, Constructions des Identités en Espagne et en Amérique latine. Paris: L ’Harmattan, 1996,
29-42.

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Suivant une “rhétorique du regard, [où] il n’est pas possible de tout voir”32, le personnage

de l’Autre se forme sous et par le regard de celui qui a la parole. Être Autre, c’est non

seulement être vu, mais aussi être sujet de conversation ou de réflexion. En voyant

Suzy, Toundi se met à parler d’elle. D ’abord, la présence de Suzy, est esentiellement la

présence d’un corps différent: par sa jeunesse, sa beauté, et la couleur de la peau:

[...] s’il faut comprendre l’homme comme être-en situation-dans-le-monde, c’est

d’abord comme corps-en-situation qu’il nous apparaît, avec ses structures propres

et ses modes d’être concrets.33

Pour les hommes indigènes, c’est ainsi qu’est conçue leur “relation” avec l’épouse. Suzy

est uniquement, pour eux, un corps féminin qui reçoit un investissement mythique et

devient le produit de leurs fantasmes. Si elle est non-accessible à la communauté

d’indigènes de par sa supériorité mythique, elle est, par contre, une proie à conquérir pour

les Blancs:

Quant aux hommes, Madame semblait être pour eux une apparition. Ils en avaient

oublié les bonnes manières qu’ils prodiguent à leurs femmes dans les rues de

Dangan pour les reporter sur Madame (Oyono, Une vie, 77).

Il faut dire que cette obsession pour le corps féminin, s’inscrit dans un discours qui

dépasse les oeuvres littéraires ou des arts. Pour Oyewùmi, le corps est le fondement de

l’ordre social:

32 Sévérine Rey, La catégorie de “genre "en Anthropologie, émergence et construction discursive.


Lausanne: Université de Lausanne, 1994, 65.
33 Bernard Munono Muyembe, Le regard et le visage, de l ’altérité chez Jean-Paul Sartre et Emmanuel
Levinas. Berne: Peter Lang, 1991, 35.

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[...] the body is the bedrock on which the social order is founded, the body is

always in view and on view. As such, it invites a gaze, a gaze of différence, a

gaze of differentiation[...] (Oyewùmi, The invention, 2)

Nous irons plus loin, en précisant que le corps définit également le système colonial dans

sa globalité. L’ordre socio-économique est fondé sur l’appartenance raciale: être Noir,

c’est appartenir au groupe de dominés tandis qu’être Blanc, c’est être dominant:

Women, primitives, Jews, Africans, the poor, and ail those who qualified for the

label “différent” in varying historical epochs have been considered to be

embodied[...] They are the Other, and the Other is a body (Oyewùmi, The

invention, 3)

C’est ce que nous voyons dans le texte d’Oyono. L’autre pour Toundi et les Africains est

essentiellement un corps, voire un corps masculin ou féminin qui symbolise la différence

et la hiérarchie. Fait saillant, en découvrant accidentellement que son maître n’était pas

circoncis, nous assistons à un changement d’attitude chez Toundi. En dépit, du code strict

qui régit les rapports entre les principaux protagonistes, cet événement est intéressant à

bien des égards. Pour le jeune garçon, ce détail corporel remet en question le respect qu’il

accorde aux étrangers:

Cette découverte m’a beaucoup soulagé...Cela a tué quelque chose en moi...Je

sens que le commandant ne me fait plus peur (Oyono, Une vie, 44).

C’est en vertu de ce même principe que Sophie, la maîtresse de l’ingénieur réfléchit à

haute voix de ce qui la sépare des Blanches. Assise sur une caisse à l’arrière du pick-up,

elle n’arrive pas à comprendre pourquoi l’ingénieur ne veut pas qu’elle soit près de lui.

Aussi, son interrogation passe par le corps:

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Qu’est-ce qu’elles ont de plus que moi? Je me demande ce qu’elles ont de plus

que moi?[...] Mon derrière est aussi fragile que celui de leurs femmes qu’ils font

monter dans la cabine (Oyono, Une vie, 59-60)

En examinant attentivement Suzy, Toundi et les autres personnages indigènes tentent de

comprendre le rapport entre la différence corporelle et l’hiérarchie sociale de la personne.

La présence de la femme blanche en milieu africain s’articule principalement autour de

son physique. À l’unanimité, elle est marginalisée par le “ tout-Dangan blanc” (Oyono,

1969, 76) ainsi que par les gens du pays. Son altérité est réduite à son acceptation ethno-

géographique. Elle est le centre d’attraction du groupe européen. Cependant alors qu’elle

provoque une certaine admiration chez les hommes, les femmes “n’arrivaient pas à

dissimuler complètement l’amertume qu’elles ressentaient de se trouver éclipsées”

(Oyono, 1969, 76). À l’exception de la beauté physique et de la jeunesse de la femme du

commandant, très peu la distingue des autres femmes blanches de la communauté. On

pourrait donc se demander si le processus de l’altérisation n’est pas la voie par laquelle

tout groupe cherche à retrouver son équilibre. Par exemple, dans ce texte, l’épouse est

observée en raison de son arrivée au sein du groupe. Ainsi, elle change la dynamique des

rapports ambigus que les femmes entretiennent avec les hommes. Il ne serait d’ailleurs

pas inopportun de concevoir que ce bouleversement se produit par le manque d’activités

ou d’occupations du monde féminin blanc. Alors que les hommes sont en Afrique pour

accomplir chacun une tâche administrative - M. Salvain est directeur de l’école officielle

de Dangan, Gosier-d’Oiseau, chef de la police, M. Fernand, le “désinfecteur de Dangan”

- pour n’en mentionner que quelques-uns, les épouses n’ont pratiquement pas de fonction

dans le monde colonial. Puisqu’elles ne participent pas à la division du travail de leurs

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maris, les épouses se trouvent hors de cette “relation de complémentarité, de réciprocité,

de coopération”34 qui caractérise les rapports entre les hommes et les femmes indigènes.

A y regarder de près, une remarque du même ordre pourrait se faire alors à propos d’une

distinction essentielle de l’épouse blanche et des femmes du pays: la fonction de mère.

Lié à la notion d’inactivité, notons l’absence d’enfants blancs dans les familles

européennes. Dans le roman, aucune allusion n’est faite aux Blanches dans leur rôle de

mère. L ’implantation des familles européennes - y compris les jeunes enfants - était

incompatible avec le projet colonial. La colonie - “la brousse”, l’Afrique sauvage n’était

certes pas un lieu pour élever des enfants.

L’importance relative accordée aux principes de la nouveauté et de la jeunesse que

représentent la jeune épouse du commandant par les deux communautés dans Une vie de

boy, nous permet de caractériser cet univers colonial. Pour les étrangers, la présence de

Suzy bouleverse l’ordre quotidien. Alors que les hommes de la communauté blanche la

désirent, pour les habitants locaux, elle est le mythe le plus universel de la femme

blanche en Afrique. Elle inspire à la fois la fascination et la crainte. Par exemple, le

vieux cuisinier met en garde Toundi, en ces termes:

Tu vas te créer des ennuis en parlant tout le temps avec Madame avec ton sourire

en coin...Tu sais quand un Blanc devient poli avec un indigène, c’est mauvais

signe (Oyono, Une vie, 121).

Toundi croyait voir en elle un renversement positif de son statut. Or, tel n’est pas le cas.

34 Paola Tabet, La construction sociale de l'inégalité des sexes: des outils et des corps. Paris: L ’Harmattan,
1998, 9.

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Une deuxième constatation s’impose: l’épouse du commandant est incapable de

fonctionner pleinement dans ce pays par son manque de compétence langagière. A

l’opposé des hommes qui sont contraints d’établir des rapports avec la population locale

de par la nature de leurs fonctions, les Blanches n’ont aucune raison à apprendre la

langue du pays. D ’autre part, l’épouse blanche ne fait aucun travail de ménage car elles

ont chacune un boy, un cuisinier et d’autres travailleurs indigènes qui accomplissent tous

les divers travaux domestiques. Nous voyons que Suzy, à l’instar de ses concitoyennes, a

une équipe “d’indigènes” à son service: Toundi, le boy; Baklu, le washman; le cuisinier

et le garde. Lors de sa première sortie en ville, nous constatons que Suzy est incapable de

comprendre les commentaires des gens à son passage:

- Boy, que disent les passants? ( Oyono, Une vie, 86)

Rien n ’illustre mieux les rapports entre Madame et la population locale que lors de la

dispute avec son mari. Au cours de la confrontation avec son mari, ce dernier lui

reproche de l’avoir trompé avec M. Moreau. Si l’infidélité de Suzy était connue de toute

la communauté autochtone, elle l’ignorait:

“Ngovina ya ngal a ves zut bisalak a be metua.”! Sais-tu ce que cela veut dire?

Bien-sûr que non! Tu as toujours méprisé les dialectes indigènes (Oyono, Une vie,

153).

A l’opposé de sa femme, le commandant a compris ce que tout le monde murmurait à son

passage, à savoir, que sa femme le trompait. Nous avons vu que dans le roman africain,

le blanc ou la blanche s’inscrit dans une dynamique incessante de mise en relations et ils

deviennent par conséquent un lieu d’investissement fertile de l’altérité. Si on ne peut

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prendre pour acquis que le Blanc ou la Blanche est automatiquement le personnage de

l’autre, cependant ils forment assurément des éléments pré-constructifs de cette l’altérité.

Nous avons démontré que Toundi, cet “oeil du sorcier qui voit et qui sait” (Oyono, Une

vie, 156) dont la vision prédomine l’oeuvre, choisit “l’Autre”: Suzy Decazy, la jeune et

belle épouse du commandant. Elle est celle qui est regardée par tous les autres. Objet de

fascination pour Toundi au début du roman, elle devient aussitôt une menace. Pourtant,

elle constitue une véritable altérité dans la mesure où elle se démarque de tout le monde

par son identité, ses comportements ainsi que l’attitude des autres à son égard.

L’histoire d’Agar traite cette problématique à partir d’une perspective différente. Si nous

retrouvons le motif de l’épouse blanche, par contre, Marie est celle qui est ramenée

d’Europe à la suite de son alliance. Lors de ses études de médecine à Paris, le narrateur -

un jeune docteur - a épousé Marie, une amie qu’il a rencontrée à l’université. Or, les

études terminées, accompagné de sa femme, il retourne à la ville natale pour s’y installer.

On pourrait établir plusieurs parallélismes entre le journal de Toundi et Agar.

Dans un premier temps, nous insisterons sur le motif de l’arrivée de la jeune femme à

Tunis. Le début du roman coincide avec la rentrée du bateau, à bord duquel se trouvent

les personnages principaux dans le port. Ce premier voyage réel de Marie représente un

franchisssement réel d’un milieu vers l’autre. Les trois références à l’espace

géographique - Allemagne, Alsace et Afrique - de cette première page annoncent déjà en

filigrane les enjeux de ce voyage. En outre, le jeune homme dont la vision nous est

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imposée, rappelle à Marie qu’elle est en train de s’aventurer dans un espace nouveau,

voire un univers inconnu , dans le sens premier du terme:

- Ce n ’est pas le soleil d’Alsace! Nous sommes en Afrique maintenant, tu vas-

être malade (Memmi, Agar, 1).

Ce mouvement dans l’espace est d’ailleurs souligné par la position corporelle de Marie

qui est “appuyée au bastingage.” Le bastingage, espace accompagnateur et de

communication met en évidence la place charnière qu’occupe dans cette oeuvre cette

arrivée. Alors que toute arrivée évoque un parcours spatial, dans ce récit, par le biais

d’une complicité narrateur/auteur, elle symbolise un voyage de l’Autre: Marie. Le jeune

médecin tunisien nous livre ses inquiétudes:

Comment allait-elle juger les miens? Si différents d’elle par les moeurs, la

religion, la langue ....(Memmi, Agar, 3)

Pour le narrateur, une nette opposition s’établit entre “les miens” et “mon épouse”, les

relations de naissance et celles de l’alliance, ceux du passé et celle d’avenir. En ce qui a

trait “aux miens”, nous remarquons ici la volonté du narrateur de préciser qui en font

partie. Il ne s’agit pas que des parents ou amis, mais de tous ceux qui au sein de ce pays

ou ville partagent la même religion, la même langue et les mêmes moeurs. Si aucune

référence n’est faite à la race spécifiquement, par contre le concept de moeurs est

indissociable de celui de la culture. Les “moeurs”: “façon d’agir déterminée par l’usage”

et “humeur” selon le dictionnaire étymologique, situent les enjeux de l’altérité à un

niveau ambigu. En effet, les repères sociaux qui sont sous-entendus par le terme,

englobent tout ce qui relève des comportements ou manières d’être et de faire de la

communauté. Ces comportements supposent toutes les pratiques généralement

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acceptables par la collectivité. Cela ne signifie pas pour autant que les moeurs doivent se

constituer comme une catégorie homogène et cohérente. En fait, elles rassemblent toute

la complexité d’être de la collectivité. C’est ce qui fait la spécificité, voire l’identité du

groupe. Comme nous le verrons un peu plus tard en détail dans nos analyses, Agar offre

au lecteur une description de ces moeurs comme s’il s’agissait d’instruire à la fois Marie

et le lecteur. Le “rite”de la glace en est un bon exemple: alors que la glace provient du

réfrigérateur en Europe, tel n’est pas le cas à Tunis où il est coutumier d’acheter un gros

morceau de glace à la glacière (Memmi, Agar, 29-30) pour la briser en petits morceaux

par la suite.

Si le narrateur établit dès la première page du roman une opposition tranchée entre deux

univers, très vite cet affrontement dépasse le cadre personnel. Une relation désormais

indissociable s’instaure entre la vision de la femme européenne et la culture dont elle est

issue. Aussi, les conflits prennent-ils des proportions qui se situent au niveau “macro”, à

savoir, dans une perspective communautaire et raciale. Il ne s’agit plus “d’elle” et des

“miens” mais plutôt, des “siens” et des “miens”. Cette dichotomie est véhiculée à travers

de nombreux signes disséminés tout au long du récit. Aussitôt arrivée chez les parents de

son mari, elle décline leur invitation à goûter aux gâteaux qui lui sont présentés. Ce refus

est aussitôt interprété par le narrateur comme un premier rejet de sa culture au profit de la

la sienne:

Mon père présenta le plat de gâteaux à ma femme...

- Non merci...je préfère boire.

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Elle avait très faim, je le savais, mais elle attendait le café au lait, traditionnel

chez les siens (Memmi, Agar, 30).

Alors que pour le narrateur, Tunis est certes un lieu connu; pour Marie, son étrangeté se

manifeste au niveau physique. En effet, l’environnement de la ville provoque chez elle de

la répugnance. Les scènes typiques de la ville, les odeurs coutumières qui s’y dégagent,

les bruits quotidiens deviennent des éléments de répulsion pour le personnage. Lors d’une

promenade dans le quartier avec son mari, la réaction de Marie est significative:

- Elle est bien jolie cette place, n’est-ce pas? lui demandai-je.

- Jolie? pittoresque plutôt, un peu...provinciale (Memmi, Agar, 47-48).

De même, l’odeur qui émane du bouquet de jasmin, offert par son époux, lui est

insupportable:

- Décidément, me dit-elle, je ne peux supporter cette odeur, elle me donne mal à

la tête (Memmi, Agar, 47).

Or, cette description des réactions sensorielles de Marie deviennent des marqueurs de

1’altérité parce-qu’elles constituent une déviance par rapport à Tordre des choses, à tel

point qu’ils provoquent Tétonnement et la déception chez le mari.

D ’une rapide analyse des réactions outrées de Marie vis-à-vis du rythme de la ville, se

dégagent les interrogations suivantes: dans quelle mesure son sentiment de l’esthétique

est-il différent de celui des gens du pays? Est-elle capable d’accepter ou d’intégrer les

valeurs, dans le sens premier du terme, de cette communauté d’alliance? Ces deux

questions touchent à l’essentiel, Taltérité de Marie: elle se dit incapable de fonctionner,

voire d’être, dans ce milieu. Le problème se pose ici uniquement en termes de répulsion

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physique et sensorielle. On ne peut pas dire qu’il y a chez elle un esprit d’ouverture à

l’égard des autres. L ’illustration de son intolérance se manifeste dans son regard sur la

ville et la culture du pays: tout la répugne. Il ne fait nul doute qu’elle est projetée dans un

monde qui porte atteinte au plus profond de son être. Elle ne s’inscrit pas dans cette

“culture esthétique moderne [qui] offre la possibilité d’un nouvel universalisme [et qui]

suscite l’empathie et l’identification avec l’Autre.”35 Sa culture est celle de l’intolérance.

Si au départ, l’étrangeté de la ville se manifeste à un niveau physique, elle s’étend

graduellement aux gens et aux traditions. La question dominante qui court à travers le

récit est comment Marie survivra-t-elle dans cette communauté juive à Tunis. Très vite,

on se rend compte qu’elle ne négocie pas son identité: catholique-française, elle le restera

jusqu’à la fin du récit. Qui plus est, ce sentiment de malaise qu’elle éprouve passe de

l’extérieur à l’intérieur du corps. Autrement dit, nous avons l’impression d’assister à

l’étranglement du personnage par cet environnement hostile:

Elle souffrait de la chaleur et du froid, de l’humidité et de la lumière éclatante qui

l’éblouissait, du bruit incessant des radios, des odeurs toujours présentes [...] les

portes et les fenêtres qui ferment mal[...] l’exubérance des joies et des peines

(Memmi, Agar, 68).

Lors des célébrations pascales en communauté, la jeune épouse confie à son mari

qu’elle se sent malade au milieu de festivités:

- Je ne peux plus, je ne peux plus supporter ces soirées (Memmi, Agar, 53).

35Preben Kaarsholm, “Le développement de la culture et les contradictions de la modernisation dans le tiers
monde: le cas du Zimbabwe”, La culture: otage du développement? Paris: L’Harmattan, 1994, 118-148.

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Or, cette démarche qui sous-tend cette impossibilité de vivre ne tient pas uniquement du

fait que Marie appartient à une autre religion mais surtout à une autre culture. Dans cette

optique, elle vit sa nouvelle expérience par un filtre idéologique, classifiant ainsi la

culture tunisienne selon la hiérarchie classique de sorte que les cris des enfants

deviennent “vulgarité” et les cérémonies pascales, de la “barbarie.” Elle s’obstine à tout

refuser de la culture de son mari: l’environnement physique et psychologique:

Like biblical Hagar, the narrator’s wife is the “stranger”who could never adapt to

the “tribe”and its archaic traditions.36

L’analyse qui précède a porté principalement sur l’altérité de Marie telle qu’elle se

positionne par rapport à la communauté de son mari. En se disant “autre” elle décide de

vivre dans la solitude, à l’exclusion de la communauté. Sur le plan pratique, le jeune

couple est contraint à vivre hors de la ville, coupé de la famille et du clan. Il serait erroné

de croire cependant que l’altérité de Marie découle uniquement de son attitude à l’égard

de la communauté. À observer l’attitude de la communauté à l’égard de Marie, il est

manifeste que la collectivité rejette Marie comme ne faisant pas partie des leurs. On

remarque ici l’inversion à laquelle fait preuve cette collectivité. L’identité de Marie est

davantage évaluée à partir des critères religieux:

- Après tout, c’est tant mieux que tu n’aies pas fait de mariage religieux (Memmi,

Agar, 73).

Quoique ces mots soient adressés à son fils, nous sommes persuadés cependant que la

mère implique aussi Marie. Provient de cette phrase une perception de Marie qui résume

bien l’attitude de la communauté vis-à-vis de la jeune femme: quelle que soit la relation

36 Isaac Yetiv, “Ethics and esthetics in Memmi’s Le Scorpion ” dans Interdisciplinary dimensions ofAfrican
literature, editedby Anyidiho et al. Washington: Three Continents Press, 1985, 35-41.

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ultime qui existe entre les protagonistes, la jeune française n’a pas connu le rite de

passage au judaïsme. Elle demeurera donc païenne pour la collectivité. De ce point de

vue, ce qui importe, ce n’est pas ce qu’elle est mais ce qu’elle n’est pas: elle n’est pas

juive. Elle reste donc marginalisée au sein d’une communauté lourdement stéréotypée

par ses activités familiales, sociales, religieuses et son intransigeance doctrinale.

Au risque de paraître contredire certains propos antérieurs, il faut bien comprendre

comment cette communauté marginalise Marie. Nous avons vu que dès les premières

pages du récit, le narrateur désigne sa communauté comme les “miens” - ceux qui

partagent la religion juive et qui habitent Tunis. Or, Marie est désignée “autre” par le

narrateur et par la communauté de ce dernier. Du discours narratorial émerge

l’observation suivante: le narrateur adopte tantôt le regard de sa femme, tantôt celui de la

communauté à tel point qu’on ne sait pas vraiment de quel côté il se place de façon

définitive. Si la communauté toute entière la voit comme “étrangère”, on n’assiste pas à

un débat quelconque sur le statut de la jeune femme. Par contre, on ne manquera pas de

remarquer qu’il y a deux principales instances d’énonciation qui désignent le personnage

comme “Autre”: la mère du narrateur et les chefs religieux.

Face à l’opposition farouche de Marie à l’égard de la tradition religieuse juive, nous

assistons à une rupture entre le couple et la famille du narrateur. D ’ailleurs, ce clivage

devient plus sérieux devant le refus de Marie d’accéder aux requêtes de son mari.

Voulant continuer “la grande chaîne”, ce dernier veut que son fils soit circoncis et porte

le nom de son père. Cependant, si le père se résigne avec tristesse devant la décision de

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son fils, telle n’est pas le cas pour la mère qui persiste à visiter son petit-fils en dépit du

rejet de sa bru:

Ni la froideur ni l’agacement parfois manifeste de Marie ne purent décourager ma

mère. Ces visites étaient son devoir et son droit (Memmi, Agar, 112).

Et c’est ainsi qu’elle devient la voix de la communauté, agissant comme intermédiaire

entre les chefs religieux et son fils. Porte-parole de la conscience et de la vision

collective, elle est l’ambassadrice auprès de la famille de son fils. C’est au cours d’une

de ses visites, profitant de l’absence temporaire de Marie qu’elle demande à son fils ce

qu’ils avaient décidé en ce qui concerne l’avenir de leur fils:

Baissant la voix, créant une complicité qui me mettait aussitôt mal à l’aise, elle

me demandait des nouvelles de notre affaire: qu’avais-je décidé pour la

circoncision? (Memmi, Agar, 117)

Infatigable, elle multiplie ses visites afin d ’avertir son fils pour que ce dernier et son bébé

ne soient pas marginalisés.

L’application des lois du judaïsme expose un autre aspect de 1’altérité de Marie. Si

jusqu’ici la jeune femme a résisté aux pressions du clan dans le processus d’insertion, tel

n ’est pas le cas quand surgit la question de l’héritage du fils selon la loi. En e ffe t, la loi

devient le dernier paramètre qui fige le statut de Marie par personne interposée. En

s’attaquant à la reconnaissance légitime du fils, l’institution remet en question la

légitimité du mariage et par extension le droit du narrateur d’avoir épousé une Française,

une païenne. Qui plus est, elle refuse de régulariser la situation du jeune par un mariage

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religieux. Aussi, Maître Taïeb, le président de la communauté définit-il le statut de Marie

dans les termes suivants:

- La communauté ne peut, sans garanties, accepter dans son sein, une

étrangère[...] la communauté, mon cher, la communauté, c’est notre mère

(Memmi, Agar, 133)

À la différence de Marie et de la communauté, le narrateur a une identité plurielle, tantôt

s’opposant à sa femme pour se ranger du côté de la famille, tantôt exprimant sa révolte

devant l’exclusion de sa femme par la communauté.

L’espace devient un révélateur de tensions du personnage: alors que la communauté est

ancrée dans un lieu centralisé défini à Tunis, et Marie se retire en “banlieue”, le narrateur

est en perpétuel mouvement. L ’opposition de surface est renforcée par une opposition

symbolique d’une hiérarchie verticale: après la naissance de son fils, elle se réfugie

auprès de lui dans sa chambre au premier étage. L’espace intérieur féminisé de la maison,

lieu refuge précaire pour le couple et leur fils est en contraste avec le bureau du conseiller

communiste, le cabinet du Maître Taïeb et le bureau du grand rabbin. Ces trois lieux

masculinisés représentent la voix de la communauté.

Dans le roman, l’espace est scindé selon une norme culturelle. Cette dichotomie évidente

entre Marie et la communauté est vécue au niveau d’un cadre spatial distinct. Si Suzy

Decary n’a pas besoin d’évoquer son lieu d’origine, c’est que les personnages noirs le

savent: son espace d’origine est reconnu par tous et toutes. Hors, dans le cas de Marie,

l’Alsace est absente de la conscience des personnages locaux. D ’ailleurs, le père du

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narrateur est heureux d’apprendre que son fils ne part plus. Il y a donc une nécessité pour

Marie d’évoquer son pays. S’opposant au Tunis “barbare”, l’Alsace représente la

civilisation et la culture non-juive. L ’identification à l’Alsace et à la France est

étroitement imbriquée dans la réalité quotidienne de Marie. C’est la principale raison

qu’elle avance pour refuser de faire circoncire son fils qui retournera au pays. On est très

loin ici de ses considérations pour la vie que son fils incirconcis mènerait en Tunisie.

Le fait reste que Marie et son fils continuent à vivre à Tunis. Il semble légitime dès lors

que l’identité du personnage soit déterminée non pas en fonction d ’un ailleurs, mais à

partir du vécu présent. C’est donc dans ces lieux fermés des bureaux que l’identité

présente et avenir est déterminée. En dépit des protestaions du narrateur, le grand rabbin

refuse de régulariser la situation de l’étrangère. La communauté ne veut pas:

Nous ne pouvons pas[...] Les familles se sont plaintes[...] Et d’ailleurs de plus,

nous avons décidé de ne plus accepter d’étrangères (Memmi, Agar, 139-140).

Ces lignes semblent résumer pour l’essentiel ce qu’on pourrait appeler le discours

idéologique de la communauté sur l’identité de Marie. Circonscrite dans une

définition quelconque ou analysée à partir des faits, la notion de l’identité est

forcément tributaire de la différence. Le refus de la communauté de tolérer la

“différente” ou “l’indifférente” Marie, découle d’un processus d’essentialisation à la

fois de l’identité de l’épouse ainsi que la sienne. Une telle stratégie s’inscrit dans une

optique qui vise à réhabiliter le Juif:

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180

Si donc par ces stratégies le Juif répond à la condition créée par l’Autre, il arrive à

renverser le rapport dominant-dominé, instaure une réciprocité, interroge l’Autre


37
et en fait à son tour le lieu d’une condition face à la sienne.

Certes, le refus du grand rabbin pousse Marie à s’interroger.. Un relevé global de

références démontrent que l’épouse blanche dans le roman africain est entraînée souvent

dans des procédures de marquage et d’exclusion. Marie se retrouve seule à la fin du récit,

repoussée par la communauté et par son mari. Le dernier échange du couple démontre à

quel point l’exclusion est totale et finale:

- Et pourtant, dit-elle, tu m’as épousée.

- Oui, je t ’ai épousée.. .mais tu n’as jamais été ma femme (Memmi, Agar, 189).

Suzy dans Une vie de Boy et Marie dans Agar se ressemblent: épouses blanches, elles

s’adaptent mal à la réalité culturelle de l’Afrique. Tout en évitant des déductions

simplistes, il faut reconnaître que l’épouse blanche dans le roman africain est souvent le

personnage de l’autre. Partant peut-être d’un stéréotype, Oyono et Memmi procèdent de

façon classique pour fabriquer le personnage: la nouvelle-arrivée rejette avec mépris la

culture du pays. Le motif commun de ce rapprochement est d’autant plus fondé qu’il

existe une analogie frappante entre Marie et Suzy. Jeunes et belles, elles refusent de se

“souiller” par l’acculturation. Elles se réfugient - mentalement - en Alsace et la France,

cet Occident chrétien, le lieu de cette culture supérieure. Or, réagissant au mépris, le

groupe de référence condamne le personnage à vivre sa culture occidentale en tant

qu’exclue. Assurément, une autre caractéristique de la femme réside dans son incapacité

37 Avner Perez, “Sartre, Memmi et Fanon”, Présence Francophone, no. 35, 1989, 82-115.

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de comprendre la langue du pays. Son histoire est racontée comme celle d’un devenir

individuel qui est entièrement fondé dans sa relation avec le groupe de référence. Pour

elle, il n ’y a qu’une vie: vivre autrement dans sa différence. Cependant pour le groupe de

référence, la différence est intolérable car il y va de la survie. Une vie de boy et Agar

nous fournissent suffisamment d’éléments pour en faire une lecture idéologique. Les

métaphores associées à l’épouse blanche permettent au lecteur de formuler certaines

hypothèses concernant le projet narratif des romanciers africains. L ’étrangère fait son

entrée dans le texte pour confirmer son altérité. Elle subit une série de transformations

qui aboutit à la solitude et à la séparation. L’un des traits essentiels de son identité est la

garde farouche des frontières culturelles. Projetée au centre de la communauté, par le

biais d ’une double volonté individuelle et communautaire, physiquement et

ontologiquement, elle est marginalisée et rejetée.

L’archétype du missionnaire et du prêtre africain

Cette partie du chapitre est le troisième volet d’une réfléxion sur les archétypes du

personnage de l’Autre dans le roman africain. Les analyses précédentes ont porté

respectivement sur l’enfant noir et l’épouse blanche qui sont tous deux représentés

comme vivant en marge de la société africaine. L ’enfant est comme “coincé” par la

vision traditionnaliste du monde ou la perspective trop “moderne” de ses parents. Dans

le cas de l’épouse blanche, elle est celle que l’Africain ramène au pays à la suite de son

séjour en France ou la femme qui rejoint son mari colonisateur. Dans cette dernière

situation, selon Rita Cruise O’Brien, la présence de la femme blanche était perçue non

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comme un atout mais un obstacle à la colonisation, plus particulièrement aux tâches de

son mari:

Although the presence of women was encouraged, they remained an

acknowledged problem, their inactivity, boredom and dépréssions, always a

potential disturbance to their husbands’ work.38

Qu’il s’agisse de l’enfant ou de l’épouse blanche, leur désignation en tant que personnage

de l’Autre provient soit de la communauté soit d’eux-mêmes. Si Une vie de boy nous a

permis d’identifier les fils discursifs qui transforment Toundi et Suzy en “Autres”, il y a

manifestement dans le roman un autre personnage archétypal qui souscrirait à la même

catégorie. En esquisse, le missionnaire, le père Gilbert, celui qui “allait de case en case

pour solliciter des adhésions à la nouvelle religion” (Oyono, Une vie, p. 14) est par

excellence, celui qui est “Autre.” Qui plus est, il est relativement aisé de faire coïncider

sa présence en Afrique avec la reconnaissance de son altérité: représentant de Dieu -

l’autre ultime - le missionnaire est un envoyé divin dont la mission première consiste à

transformer les gens du pays en leur faisant adopter son idéologie et sa vision du monde.

La représentation du missionnaire et de son oeuvre salvatrice dans la fiction romanesque

fournit au lecteur un terrain d’observation surprenant, pour la mise à l’épreuve du

discours littéraire sur la problématisation de l’autre. Bien qu’il y ait plus de trois cents

ouvrages africains39 où il est question de missionnaire, nous avons décidé d’exploiter

Entre les eaux40 de Vumbi Yoka Mudimbe et Le pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti.

38 Rita Croise O ’Brien, White Society in Black Africa: The French o f Sénégal. Evanston: Northwestern
University Press, 1972, 57.
39 Lucien Laverdière, L'Africain e t le missionnaire. Montréal: Bellannin,1987, 48.
40 Vumbi Yoka Mudimbe, Entre les eaux. Paris: Présence Africaine, 1973.

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Même si les termes “missionnaire” et “mission” sont d’un usage courant, leurs

implications ne sont pas aussi claires qu’elles le paraissent. Certaines notions qui sont

suggérées par ces termes sont souvent contraires aux usages courants. Dans Envoyés du

Père, l’auteur examine une de ces implications “fâcheuses”:

Les rapports de fait entre les missionnaires et les puissances coloniales, leur

dépendance trop visible à l’égard de leur pays d’origine ont pu provoquer des

confusions dommageables [...] les infidèles étant tenus à tort ou à raison pour des

êtres inférieurs.41

En fait ce qui est vraiment “dommageable” dans cette citation, c’est que l’auteur en

utilisant l’expression “à tort ou à raison” ne condamne pas cette démarche du

missionnaire qui voit l’infidèle en tant qu’être inférieur. Sans aucun bénéfice d’une

lecture de la totalité des objectifs des missions, on peut facilement deviner comment la

présence du missionnaire chrétien dans le milieu africain, s’inscrit dans une interrogation

sur l’identité et l’altérité des populations ciblées. Pour Anthony Gittins, il n’y a

absolument aucun doute quant à l’objectif initial du missionnaire dans la propagation de

l’Évangile:

Let there be no fudging of the issue; the gospel is about changing people.42

Il demeure que la mission principale est de convertir les Africains en apôtres de Jésus-

Christ. Chez l’Africain non-chrétien, un tel scénario présuppose un rejet total des

croyances traditionnelles au profit d’un mouvement vers le Christ et son Église. Il

s’ensuit que l’inclusion des prêtres indigènes dans cette tâche était une considération

41 L. M. Dewailly, Envoyés du Père. Paris: Editions de L ’Orante, 1960, 39.


42 Anthony J. Gittins, Gifts and Stranger, Meeting o f the Challenge o f the Inculturation. Mahwah: Paulist
Press, 1989, 9.

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cmciale pour la mission catholique. L ’inauguration du Séminaire de la “Société des

Missions Étrangères” en 1663 à Paris, définissait d’emblée sa visée première:

To hasten the conversion of the heathen, not only by proclaiming the Gospel to

them, but above ail by preparing [...] and raising to ecclesiastical orders those of

the new Christians or of their children..43

Selon cette stratégie qui consiste à former un clergé davantage indigène pour faire passer

le message chrétien, il y a eu accord dans le contexte d’un paradigme classique dans

lequel missionnaires et prêtres africains se partagaient la même vision et la même tâche:

celle de de promouvoir le christianisme parmi les Africains. D’ailleurs, la formation des

Missions Africaines en 1856, revendiquait une plus grande responsabilité de la population

locale au sein de l’Église catholique en Afrique:

Tournez donc un peu vos efforts sur ces purs Noirs qui doivent former le principal

de notre Mission. Il y a plus d’avenir de ce côté...44

Cet extrait d’une lettre du Père Planque destinée à ses confrères, leur rappelait

l’importance décisive qu’occupe l’intégration des communautés africaines dans la

mission. Cette orientation de l’implantation catholique en Afrique nous aide à

comprendre le parallélisme entre missionnaires européens et prêtres africains.

À l’opposé des autres figures archétypales qu’on a examinées, le missionnaire dans le

roman africain s’inspire indéniablement de la présence d’évangélistes, prêtres, pasteurs et

autres religieux en Afrique. L’ouvrage L ’Africain et le missionnaire suggère que c’est à

43 cité par Stephen Neill, A history o f Christian Missions. 1964. Reprint: Harmondsworth: Penguin Books,
1966, 180.
44 cité par Christiane Roussé-Grosseau, Mission catholique et choc des modèles culturels en Afrique. Paris:
L ’Harmattan, 1992, 124.

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partir du contexte colonial qu’il convient d’examiner le discours de l’élite africaine sur le

rôle des missions et des missionnaires en Afrique:

Dans le cas de nombreux romans camerounais, ivoiriens et congolais, par

exemple, j ’ai pu identifier de façon très précise le ou les missionnaires qui ont

servi de modèle au romancier ( Laverdière, L'Africain, 41).

S’il est vrai que toute analyse littéraire peut se passer de tels liens, nous voudrions nous

interroger ici sur la signification de la “mission chrétienne” dans le contexte d’une

problématique de la différence et de l’altérité.

Toute conversion repose sur deux principes fondamentaux: la reconnaissance que l’être

ciblé est “Autre” et, que cet “Autre” est soit inférieur soit moins privilégié que le “soi”.

Aujourd’hui, en dépit d’une remise en question des croyances anciennes, plus

particulièrement de la religion, force est de constater que les objectifs de Tévangélisation

sont les mêmes. Un “document pour la préparation de l’Assemblée spéciale pour

l’Afrique du Synode des Evêques” démontre que la transformation intérieure des peuples

est encore visée:

L’évangélisation vise au changement intérieur, à une authentique conversion par

la puissance du message proclamé.45

Que signifie cette conversion? Cet acte implique un double mouvement: arrêt et

recommencement. Dans le cas des Africains, la conversion se traduit d’abord par un rejet

des traditions et croyances ancestrales au profit des rites et coutumes chrétiens. Telle est

45Secrétariat Général du Synode des Evêques, L 'É glise en Afrique e t sa mission évangélisatrice vers l ’an
2000, “Vous serez mes tém oins”. Kinshasa: Editions Saint Paul Afrique, 1993, 3.

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l’orientation majeure d’une croyance qui exige de prime abord une reconnaissance

initiale de la différence des peuples:

Christian mission constantly has to wrestle with the question of handling the

“other,” dealing with the issue of différence and ministering to people of diverse

background.46

En somme, le succès des missionnaires peut se résumer à l’effacement quasi-total de la

différence chez les non-croyants. Aux interrogations de Mark C. Taylor47, l’Église

chrétienne répond affirmativement: la différence religieuse doit être anéantie afin que le

Christ puisse régner comme souverain dans “le coeur des êtres”.

Or, il est indispensable d’ajouter une autre dimension au travail ‘évangélique’ des

missionnaires en Afrique: leurs rôles au sein du mouvement de la colonisation. En effet,

il faut être attentif au fait que la mission en Afrique a été l’objet de critiques sévères non

seulement par les Africains mais également par les missionnaires.48 La plupart des

critiques dénoncent la collusion entre les missionnaires et le gouvernement colonial en

place. Comme le note E. M. Uka:

46 Jacob S. Dhammaraj, Colonialism and Christian mission: postcolonial reflections. Delhi: Cambridge
Press, 1993, 1.
47 Dans Altarity, (University o f Chicago Press, Chicago, 1987, xxi) Mark C. Taylor pose plusieurs
questions à propos de la problématique de la différence dans le contexte courant: Is différence tolerable? re
others encouraged to express and cultivate their différences? Or is différence intolérable? Are others who
are différent to be converted, integrated, dominated, excluded or repressed?
48 Paul Rutayisire, La Christianisation du Rwanda (1900-1945), Fribourg: Editions Universitaires Fribourg
Suisse, 1987, 9.

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The missionnaries were part of a larger program of European colonization of

Africa. Their activities cannot be properly appraised unless seen in the light of

their connection with the European trader, diplomat and settler 49

C’est en vertu de ces relations complexes que le missionnaire devient si significatif dans

le roman africain. Ce qui est plus frappant c’est l’étonnant foisonnement de rapports entre

romanciers et catholicisme. En général, l’élite africaine issue de la colonisation et des

années des indépendances avait suivi la même formation que les missionnaires. Il est à

noter que Mudimbe et Beti étaient sont tous deux des anciens séminaristes (Laverdière,

L ’A fricain, 48). Précisons que le prêtre africain était missionnaire.

Dans son travail consacré aux missionnaires, Laverdière répertorie une multitude de

travaux dont se chargeaient les chefs religieux catholiques. Entre autres, le missionnaire

était médecin, juge, planteur et commerçant. Or, nous constatons qu’il y a une

cristallisation des tâches du personnage dans le roman. Une telle cristallisation polarise le

personnage en le caricaturisant davantage. Au cours de ce travail, nous nous limiterons à

analyser trois principaux aspects de son altérité, à savoir son sentiment de rupture, sa

vision ethnocentrique du monde et son échec. Paradoxalement, ces traits sont partagés

par la plupart des personnages missionnaires qu’ils soient blancs ou noirs.

Il n’est certainement pas excessif de voir dans le missionnaire un “étranger”. Le

missionnaire qui partait en mission se préparait certes, à vivre dans un milieu hostile et

49 E. M. Uka, Missionnaries go home? A Sociological Interprétation o f an African Response to Christian


M issions. Berne: Peter Lang, 1989, 21.

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différent du sien. Est-il besoin de rappeler que, la notion de “pré-construction” évoquée

plus tôt s’applique au personnage du prêtre-missionnaire?50

En dépit du fait qu’il soit Noir et Africain vivant en Afrique, Pierre Landu, personnage

principal é'Entre les eaux, a beaucoup de peine à réconcilier son rôle de prêtre catholique

auprès des siens qui sont en lutte contre le pouvoir central. Dès les premières pages du

roman on découvre un personnage hybride réfléchissant sur son identité. Face aux

pressions venant de l’intérieur de lui-même, le vicaire quitte sa paroisse pour rejoindre un

groupe de rebelles au maquis. La distance qui le sépare de sa paroisse lui permet de

mieux voir la contradiction que représentaient sa foi chrétienne, son apostolat, son

baptême. D ’abord, il se définit comme “autre” par rapport aux autres missionnaires et

chefs religieux catholiques. Bien qu’il partage avec eux la même mission, il établit

immédiatement un lien entre christianisme et colonialisme. Sa conversion, sinon celle de

son père au catholicisme est vécue comme celle d’une rupture, voire un acte de trahison

vis-à- vis des croyances ancestrales:

Le christianisme, leur religion. J ’ai dû spontanément trahir mes origines pour me

sentir à l’aise dans un système qu’ignorait mon grand-père. Ils ont importé cette

Foi, avec tout le reste. Mon père y a cru, s’est fait baptiser, m’a fait baptiser

(Mudimbe, Les eaux, 22).

Pour le narrateur, il s’agit primordialement d’une foi qui vient de Tailleurs et qui a été

imposée avec violence sur la famille. Cependant, cette nouvelle chrétienneté ne

représente que le sommet de l’iceberg des valeurs. Non seulement il est question d’un

50 Cette position “autre”du missionnaire est reconnue. Christiane Roussé-Grosseau la décrit dans les termes
suivants: “ Vivant ainsi au milieu d ’un peuple si différent de ce qu’il a connu, si “étrange”, le missionnaire

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effacement d’une partie importante de la mémoire collective et de la mémoire des

ancêtres mais aussi de la “contagion”. Pour le non-chrétien, la conversion est plus qu’un

changement de croyances spirituelles. Si nous adoptons la définition de culture comme

“l’ensemble des valeurs, comportements et institutions d’un groupe humain qui est

appris, partagé et transmis socialement”51, il est impossible de ne pas voir la mission

comme un projet culturel.

Dans Entre les eaux, la conversion religieuse de la famille Landu n’est qu’une stratégie

de survie. Elle est décrite comme la seule garantie pour l’avenir des Landu. En d’autres

mots, survivre était synonyme d’oubli forcé. Le prêtre justifie la conversion de son père

au catholicisme dans les termes suivants:

Pouvait-il avoir un autre choix? Surtout dans cet ordre colonial où le christianisme

justifiait le pouvoir politique, et où celui-ci, en retour, la Foi? Y avait-il un autre

moyen de survivre sinon de plier, d’accepter la religion du maître? (Mudimbe, Les

eaux, 22)

Ainsi, on peut affirmer que la christianisation était vécue par le jeune Landu sous un

mode radical de l’aliénation, traduite initialement par un rejet forcé des croyances des

ancêtres. Le catholicisme de Pierre Landu, voire son sacerdoce est une contradiction: son

statut en tant que Noir est au service d’une croyance qui puise ses origines dans une

vision ethnocentrique du monde. Son choix de devenir prêtre est synonyme d’un

déracinement violent de son milieu culturel, social et communautaire. Il est clair que pour

le personnage, une différence fondamentale existe entre le message de l’Évangile et la

se sent seul, sans personne de sa race qui lui parle un langage familier.” Mission catholique, 119,
51 Roy Preiswerk, Dominique Perrot, Ethnocentrisme et Histoire. Paris: Anthropos, 1975, 35.

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façon dont ce message est transmis par l’Église chrétienne. Pour Pierre, son

appartenance raciale est un obstacle à la propagation de l’Évangile. À cet égard, la

conversation qu’il a avec son ami, le père Howard est très révélatrice. Se défendant d’être

un traître, il répond:

- Mon Père, n’est-ce pas plutôt l’Occident que je trahis? Est-ce encore une

trahison? N ’ai-je pas le droit de me dissocier du christianisme qui a trahi

l’Évangile?

- Vous êtes prêtre, Pierre.

- Pardon, mon père, je suis un prêtre noir (Mudimbe, Les eaux, 18).

Ce débat est au coeur du clergé africain: comment être à la fois catholique et Africain?52

Surtout quand on examine la relation entre colonisation et évangélisation. Il semble qu’on

peut affirmer que la christianisation des peuples a beaucoup emprunté des moyens

destructeurs des colonisateurs:

L’évangélisation a usé des méthodes coloniales, c’est à dire imposées par la

contrainte, faisant régner la peur, et détruisant chez l’interlocuteur son identité

propre et sa fierté (Kabasele-Lumbala, Le christianisme, 44).

Ces premières observations confirment le principe fondamental de la hiérarchisation des

religions selon l’acte de l’évangélisation. Pire, les religions ancestrales africaines sont

rejetées comme étant l’oeuvre de Satan. Pour Antoinette, la rebelle du maquis, en

épousant le catholicisme, le jeune Landu ne peut qu’avoir trahi sa race. Pour elle, cette

52 Dans Le Christianisme e t l'Afrique, François Kabasele-Lumbala, pose la problématique dans les termes
suivants: “A quoi sert-il à un Africain, conscient de son identité, de ses continuités et de ses solidarités
historiques, d’être chrétien? ” Karthala, Paris, 1993, 13. Ka Mana, Christ d ’A frique: enjeux éthiques de la
fo i africaine en Jésus-Christ, Karthala, Paris, 1994, 7, pose cette question “ l'Évangile tel qu’il nous fut
annoncé par les étrangers constitue-t-il une force politique de libération ou un pouvoir d’aliénation
profonde?”

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religion ne transmet pas le message divin mais celui des Blancs. Aussi, se convertir en

catholique équivaut à une perte de l’identité africaine, à un manque. Pour ne prendre

qu’un exemple, elle repousse le prêtre, en le désignant comme autre:

Vous êtes tous pareils, vous les catholiques. Toujours ce complexe injustifié de

supériorité qui vous fait considérer comme pitoyable tout ce qui n ’est pas

catholique. Dis donc, Pierre, tu es vraiment un Noir, toi? (Mudimbe, Les eaux, 30)

Alors que son rôle de prêtre le hisse au rang des oppresseurs, sa foi de catholique le

classe parmi les aliénés. En ce qui concerne les rebelles, Pierre est un étranger, non pas

parce qu’il est prêtre, mais surtout parce qu’il est catholique. Des préoccupations

similaires commandent le point de vue de La Poubelle, Bidoulle ou le chef des rebelles.

D ’ailleurs, le prêtre-rebelle constate aussi que cette nouvelle orientation de sa vie vers la

religion catholique, qui l’a amené au séminaire de Rome représente un éloignement, voire

une rupture avec sa race. Il s’est ainsi éloigné de ses parents, ancêtres, coutumes et

croyances. Il s’était transformé en quelqu’un d’autre. Bien qu’il soit lui-même conscient

de son aise à se mouvoir dans ce nouvel univers religieux, il constate que moralement, le

catholicisme n’est pas un atout pour le Noir:

Non. Je ne vois aucun argument convaincant qui pousserait un Africain à opter

pour le catholicisme autrement que par la force conditionnante (Mudimbe, Les

eaux, 30).

L’opposition “catholique/Africain” qui est suggérée dans cet ouvrage, est le filament le

plus important dans la construction de l’identité. L’on assiste à un changement des

repères ontologiques chez le personnage. En devenant prêtre, Pierre Landu reconnaît

qu’il renie en quelque sorte son “africanité”. Partisans de la croyance selon laquelle “ on

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ne peut à la fois être un bon Africain et un bon chrétien”, les parents de Pierre ne cachent

pas leur mépris pour la soutane qu’il porte:

- Mon fils tu nous as trahis (Mudimbe, Les eaux, 95).

Si nous partons du principe selon lequel “toute famille construit et transmet ses

conceptions du familier et de l’étranger”53, en devenant prêtre, Pierre échoue dans cette

tâche première. Il se lie à l’étranger et rejette la famille.

La rupture est d’ailleurs plus dramatique dans le voeu de chasteté du prêtre catholique.

Non seulement Pierre Landu a rompu les liens avec ses ancêtres mais il met en danger la

lignée et le nom du père. En optant pour le célibat il n’est “qu’un déshérité de la nature et

de la fortune, un chaste, un maudit” (Mudimbe, Les eaux, 176) refusant ainsi d’être “le

chaînon dans une continuité physiologique”, échouant dans son “devoir primordial envers

les ancêtres qu’est la transmission de la vie”.54

Dans ce contexte nouveau créé par la substitution de nouvelles valeurs coloniales et

europénnes, le prêtre doit forcément s’identifier aux valeurs étrangères. Ainsi, pendant

son séjour dans le maquis, Pierre Landu n’arrive pas à oublier sa formation au séminaire

à Rome. Il entend la voix de ses maîtres catholiques qui s’étaient chargés de le

transformer selon le modèle chrétien:

53 Robert Steichen, “La recomposition familiale: contexte et concepts”, Les familles recomposées et leurs
enfants. Louvain: Academia, 1995, 37-38.
54 Alphonse P. Van Eetvelde, L'homme et sa vision du monde dans la société traditionnelle négro-
africaine. Louvain: Academia Bruylant, 1998, 124-125.

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La voix exaltée de Monseigneur Sanguinetti étouffant pieusement: Dieu est en

vous, et vous êtes des Dieux. Songez à saint Paul. En effet ...Vous êtes le Christ

(Mudimbe, Les eaux, 3).

Tels sont les principes généraux de la conversion de tout Africain vers le catholicisme. A

force de vouloir copier les autres, Landu se rend compte qu’il était devenu Autre. En

parcourant son itinéraire spirituel il se rend compte que sa nouvelle foi est factice. Il

avoue qu’il n’est pas arrivé à percevoir la voix divine en dépit de ses efforts. On ne peut

abstraire l’évangélisation du combat contre les croyances africaines. Le prêtre Landu se

retrouve en situation de rupture avec son peuple, mais surtout envers lui-même.

L’expression “envers lui-même” souligne la dichotomie qui existe entre le visible et

l’invisible. Le visible - la soutane, le bréviaire, le chapelet - font partie de cette image du

prêtre catholique. Ils renvoient à l’invisible: la foi de celui qui les porte. Toutefois, dans

le cas de Pierre Landu, l’aspect extérieur du personnage est en collision avec ses

sentiments intérieurs, d’où l’obligation de se débarrasser de ces éléments externes. Ici

nous voyons tout de suite que ce déchirement du personnage fait suite à son adhésion au

catholicisme:

Évangéliser un peuple, c’est en quelque sorte le bouleverser en provoquant des

ruptures dans sa façon de vivre et d’appréhender le réel (Karamaga, L 'Évangile,

93).

Dans cette perspective, c’est de prime abord, un constat personnel. Landu se rend compte

de sa situation bien avant son arrivée au maquis. Quoiqu’en présence du Père Howard

qui partage la même mission, il ne peut s’empêcher d’observer le gouffre qui les sépare:

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Je pensais, il a la sûreté des seigneurs. D ’une race qui n’est pas la mienne: celle

des bâtisseurs d’empires [...] les compatriotes de Howard et les miens. Les uns

maîtres, les autres serfs. Le christianisme, leur religion (Mudimbe, Les eaux,

19-21).

Il est évident que le prêtre Landu perçoit son altérité non pas à un niveau personnel, mais

collectif. Il ne peut s’accommoder de cette nouvelle croyance en raison de la tension

créée par sa culture africaine. Aussi, est-il contraint de revoir son étonnant cheminement

à l’autre bord. Plusieurs facteurs expliquent le pourquoi de sa nouvelle foi:

J’étais dans la citadelle depuis mon enfance[...] Au séminaire on nous a rempli la

tête avec des Documents Pontificaux. Une encyclopédie. Elle comprenait une

pensée catholique sur tout; le foot-ball et le cinéma, le cyclisme et la

politique...(Mudimbe, Les eaux, 19-31)

Le déplacement physique du jeune Landu à Rome s’est traduit par une imposition des

références culturelles et religieuses non africaines, qu’on pourrait facilement qualifier de

lavage de cerveau au moyen duquel l’univers mental du personnage s’est reconstitué de

schèmes étrangers. La mémoire des ancêtres a été substituée par “les dernières

découvertes scientifiques et les extrapolations philologiques sur le latin de Cicéron ou

l’esthétique de Heidegger” (Mudimbe, Les eaux, 19). Il s’agit d’un personnage

complètement remodelé conforme à l’Européen: la musique classique de Mozart, de

Vivaldi et de Bach, l’art de Botticelli, de Gentile Bellini sont devenus son cadre de

référence. C’est dans ce cadre symbolique qu’il convient de comprendre l’altérité du

personnage. Les références donnent au lecteur l’impression d’un collage par dessus la

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conscience collective africaine. Si profondément dans son être, Landu se dit africain,

pour les autres il ne l’est pas.

D ’abord, pour le père Howard, la démarche de Landu - sa lutte aux côtés des rebelles du

maquis - s’avère incompatible avec son apostolat. Il avoue qu’il ne peut comprendre

cette révolte contre l’Église catholique. Toujours selon Howard, étant devenu prêtre,

Landu n’a pas le droit moral de “s’engager d’un côté ou d’un autre.” De même, pour les

rebelles, l’adhésion du prêtre à leur groupe provoque une certaine méfiance. Lors de la

première attaque des rebelles sur Kanga, Landu découvre qu’il est avant tout prêtre. Il est

rempli de compassion en apercevant un soldat qui rampait, couvert de sang:

Il pense que je vais le tuer, me dis-je. Je me penchai.

- Je suis prêtre...je suis prêtre[...] Tout s’enchaînait. Les Écritures venaient à mon

secours: Les voies de Dieu sont insondables. Usque ad summum. Je pris mon fusil

, visai, les yeux ouverts, et tirai en plein visage (Mudimbe, Les eaux, 36-37).

Le drame de Landu c’est qu’il est un aliéné à de nombreux niveaux - autre par rapport au

clergé, autre par rapport à ses amis du maquis, vis-à-vis de ses parents, et de lui-même.

Centrale au sens où elle définit le statut de Landu dans le roman, la rupture est l’état

permanent dans lequel le personnage vit. Initié à la fois aux rites chrétiens et ancestraux

pendant son enfance, le prêtre oscille perpétuellement entre les deux courants religieux.

Il n’est parfaitement à l’aise, ni en tant que prêtre de la paroisse, ni en tant que rebelle au

maquis, ni en tant que célibataire, ni en tant qu’époux. S’il est vrai qu’il est “entre les

eaux”, il est un noeud de contradictions. Adulte, il désire maintenant revivre les rites

ancestraux qui l’avaient dégoûté (Mudimbe, Les eaux, p. 81), prêtre, il se révolte contre

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son statut “d’intellectuel colonisé”, rebelle-marxiste, il contemple quotidiennement son

crucifix, “ symbole de ma Foi [qu’il a] caché pudiquement dans les branchages”

(Mudimbe, Les eaux, 4). Marqué par une insatisfaction ontologique, Pierre Landu est un

personnage en désir. Il doute du maintenant. En dépit de ses tentatives de vivre

fidèlement les différentes causes, on continue de douter de son honnêteté. De son état de

prêtre, son collègue lui demande s’il n’était pas marxiste (Mudimbe, Les eaux, 82), alors

que durant son séjour au maquis, il envoie une lettre à l’Évêque dénonçant les tendances

totalitaires de ses “camarades” rebelles. C’est ainsi qu’il est condamné à vivre à l’écart

de tous. Bien qu’il réintègre le monastère à la fin du roman, on continue de douter de son

appartenance. On en revient encore une fois à la genèse de cette crise identitaire du

personnage: Landu est “Autre” parce qu’il est incapable d’intégrer les deux aspects de sa

formation. A l’opposé des autres personnages du roman, qui ont, semble-t-il, résolu leur

dilemme en choisissant définitivement, à quel bord ils appartiennent, Pierre Landu

maintient son ambiguïté. En outre, ce positionnement “d’entre-deux”, ne lui donne pas de

paix intérieure. Le personnage résume bien pour le lecteur, la condition de tout

intellectuel africain. Être à cheval entre les deux cultures, “prêtre-noir”, il n’arrive pas à

réconcilier ces deux parties de son identité, contraint à occuper seul un espace où il est ni

l’un ni l’autre et tout en étant l’un et l’autre.

Il serait vain de chercher à dégager un profil moyen du personnage du prêtre missionnaire

dans le roman africain en utilisant Pierre Landu comme modèle. Cette idée d ’un

personnage à cheval entre deux cultures religieuses, en situation permanente de malaise

s’inscrit dans une problématique personnelle chez Mudimbe. Chez Mongo Beti, le

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personnage du missionnaire est appelé à se charger d’une fonction discursive importante:

celle d’inviter le lecteur à réfléchir sur la notion de la personne telle qu’elle est perçue en

Afrique. Pour Marc Augé, le travail du missionnaire et du colonisateur est de remettre en

question le rapport entre l’être et la société, bref la notion africaine de la personne:

Il n’est pas étonnant que les politiques de colonisation [...]et au plan idéologique

la subversion chrétienne, aient pour conséquence, sinon pour b u t, de changer à la

fois l’individu et la société, le rapport de l’un à l’autre, et par là la conception

même de la personne.55

L’oeuvre de Mongo Beti met en discours tout un inventaire de personnages missionnaires

qui “ont imposé leur religion de Blancs par la violence, qui régnent par la peur et la

contrainte et qui se servent de la religion comme d’un moyen de domination,

d’exploitation et d’oppression de faibles et des démunis” (Laverdière, L'Africain, 315). Il

n’y aucun doute que dans l’oeuvre de Beti, le missionnaire a une image négative. Le

pauvre Christ de Bomba, Ville cruelle, Remember Ruben56 pour ne citer que trois

ouvrages, démontrent la préoccupation de l’auteur par la présence des missionnaires

catholiques en Afrique. Le Révérend Père Supérieur Drumont - R.P.S. pour les

personnages du pauvre Christ de Bomba, nous servira d’illustration pour analyser le

mécanisme de la construction de ce personnage de l’Autre.

Dans les analyses précédentes, nous avons vu que le comportement de l’individu est

souvent un marqueur de l’altérité du personnage. Des signes extérieurs chez le

55 Marc Augé, “Sorciers Noirs et diables noirs” La notion de personne en Afrique Noire. Paris: CNRS,
1973, 519-527.
56 II y en a d ’autres, tels Le roi miraculé, Main basse sur le Cameroun, La ruine presque cocasse d ’un
polichinelle.

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personnage renvoient souvent à un lieu d’origine ou à une culture différente du principal

espace qui est évoqué dans le roman. Par exemple, dans le roman africain, cet espace est

souvent un village ou région en Afrique. En tout état de cause, le comportement du

personnage émane des croyances et des valeurs chez la personne. L’humeur ou l’état

d’esprit de chaque personnage envers les événements du roman correspond aux diverses

échelles de valeurs qui sont suggérées par le texte. Tout rejet ou attirance quelconque est

significatif car il permet au lecteur de mieux situer le personnage.

Immanquablement, le personnage de l’autre découle de l’écart qui existe entre les valeurs

personnelles et collectives. Cependant cette interrogation n’est pas uniquement le travail

du lecteur. Les autres personnages font aussi leur évaluation, d’où l’importance de la

perspective du personnel romanesque. Un écart maximum souligne à la fois une mise à

distance et un rapprochement: écart de l’échelle collective de valeurs équivaut à un

mouvement vers d’autres valeurs et de croyances. Tout roman est essentiellement un

espace de valeurs en conflit. Par exemple, dans l’oeuvre de Mongo Beti, les valeurs

africaines sont remises en question par les missionnaires étrangers. Le réfèrent religieux

et culturel dans le roman nous permet de situer chaque personnage par rapport à l’échelle

de valeurs collectives ou personnelles. A ce propos, le comportement du R.P.S. est une

indication de la perception de celui-ci. Tout art occidental est hautement valorisé au

détriment de ce qui est africain. Alors que Pierre Landu rêve de Rome et de la musique

classique dans le maquis, notons l’attitude d’intolérance du R.P.S. vis- à-vis de la

musique des tam-tams à Évindi:

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Le R.P.S. n’a pas hésité; il s’est précipité sur les xylophones rangées un peu à

l’écart; il les a mis en miettes. Ensuite, il s’en est pris aux tam-tams; mais ils sont

plus difficiles à briser (Beti, Le pauvre, 98).

Cet incident permet de montrer l’impossibilité du père catholique de faire partie de la

communauté. Il s’agit non seulement d’une dévalorisation de la musique et de la danse

africaines, mais surtout d’une intolérance, d’un rejet total des moeurs et croyances du

pays par le R.P.S. Nous retrouvons ici le problème déjà évoqué de la capacité du

missionnaire de comprendre le fonctionnement de cette société et de saisir la signification

de la fête africaine. La réaction du R.P.S. à la musique africaine est la manifestation

concrète de son altérité:

[...] dans toutes les sociétés, la musique permet à ses membres de constater qu’ils

appartiennent à la même communauté, l’expérience musicale collective définit ou

met en relief ses repères et ses valeurs.57

Cet acte inadmissible du R.P.S. le sépare de cette communauté qu’il est censé

évangéliser. Il faut dire que le R.P.S. est révolté contre les habitants d’Évindi parce qu’ils

sont en train de danser “le premier vendredi du mois, parce que Jésus-Christ...” (Beti, Le

pauvre, 100).

Nous retrouvons ici une notion importante de l’altérité: le désordre. À la supposition que

“l’ordre de l’étranger est dés-ordre,”58 nous voyons que ceci n’est pas vraiment le cas

dans le texte. En effet, c’est le R.P.S., étranger de son état, qui perçoit comme “désordre”

la tradition de la danse et de la musique africaine qui bouleversent sa foi et ses croyances.

57 Anne-Marie Green, “Y-a-t-il une place pour la musique en sociologie?”, La musique au regard des
sciences humaines et des sciences sociales. Paris: L ’Harmattan, 1997, vol. 2, 30-58.

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L ’attitude du prêtre Drumont correspond à une vision ethnocentrique59 et catholique du

monde dans laquelle il est défendu de se détendre et de s’amuser le premier vendredi du

mois à cause de la crucifixion. Pourtant, la musique et la danse n’ont pas le même statut

en Afrique qu’en Europe:

Alors que nous avons l’habitude de considérer la musique comme un plaisir

gratuit [...] pour d’autres sociétés [...] elle s’intégre toujours à un ensemble de

doctrines, de croyances et de pratiques qui s’éclairent mutuellement et dont la

cohérence constitue l’identité d’un peuple et la marque de sa civilisation.60

En dépit de l’avertissement de Mathieu, “ce ne sont pas les nôtres qui dansent; ce sont les

autres, les païens”61, le prêtre ne veut rien entendre, d’où la violente réaction des

habitants d’Evindi, en particulier celle du chef. Or, pour les gens d ’Evindi, la danse fait

partie de leur identité. Cette croyance est explicite durant l’intervention d’un villageois:

Mais qu’est-ce que nous ferions mon père, si nous ne dansions plus. Vous autres,

vous avez des automobiles, des avions, des trains....Nous n’avons que cela,

danser! Qu’est-ce que nous ferions à la place? (Beti, Le pauvre, 102).

58Claus-Dieter Rath, “Fascination et exclusion de l ’Étrangcr”, Le familier. 27-38.


59 “L ’ethnocentrisme est défini comme l ’attitude d’un groupe consistant à s’accorder une place centrale par
rapport aux autres groupes, à valoriser positivement ses réalisations et particularismes, et menant à un
comportement projectif à l ’égard des hors-groupes qui sont interprétés à travers le mode de pensée de l ’en-
groupe.” (Preiswerk/Perrot, Ethnocentrisme, 49)
60 Laurent Aubert, “Monde en musique, tableaux d ’une exposition”, Mondes en musique, Genève: Musée
d’ethnographie, 1991, 7-9 .
61 Bien qu’il ne soit pas précisé dans le roman les raisons pour lesquelles les habitants chantent et dansent,
cette fête vraisemblablement s’inscrit dans une tradition du culte des ancêtres. “Dans les sociétés
traditionnelles, le Culte des Ancêtres ainsi que les prières que l ’on adressait aux Esprits étaient toujours
accompagnés de musique et de danses qui avaient une fonction très importante dans la vie religieuse et
sociale. C’est ainsi que la naissance, les cérémonies d’initiation des jeunes, le mariage, la préparation à la
guerre, la récitation des mythes et des épopées, les récoltes, la chasse et la pêche, les funérailles, l ’initaition
aux sociétés secrètes, les cultes des Divinités et des Ancêtres, la guérison des maladies par l ’exorcisme des
Mauvais Esprits étaient toujours accompagnés de musique et de danse.” Zecki Ergas, La 3e métamorphose
de l'Afrique Noire. Genève: Editions Médecine et Hygiène, 1977, 26.

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Le comportement du prêtre est “étrange” dans le sens qu’ils sont incapables de le

comprendre. Ainsi, ils refusent de reconnaître la vision du prêtre catholique et définissent

leur identité, en s’opposant aux doctrines catholiques:

Jésus-Christ, Jésus-Christ, est-ce que je le connais, moi? Est-ce que je viens te

causer de mes ancêtres, moi? [...] Si seulement tu savais combien je m’en moque

de ton Jésus-Christ... (Beti, Le pauvre, 101)

La désignation de traits identitaires de la communauté est établie par le chef du village en

opposition à la croyance en Jésus-Christ, du prêtre. Ainsi, la croyance dans les ancêtres

est évoquée par le chef comme le fondement de la communauté. A la différence du

chrétien qui a reçu l’Évangile, celui qui s’est “lié par un pacte relationnel à Jésus-

Christ”62, nombreux sont les Africains qui croient dans une relation avec les ancêtres. Le

rôle d’intermédiaire que Jésus-Christ joue entre les individus sur terre et Dieu le père,

selon la vision chrétienne, est pris en charge dans la religion traditionnelle africaine par

les ancêtres.63 En effet, ces derniers “forment une communauté; celui qui est le plus

proche des vivants est celui qui s’intéresse le plus à leur sort; il est un échelon

intermédiaire entre eux et les plus anciens.”64 Les habitants d’Évindi désignent le prêtre

comme “autre” en se basant sur deux composantes de sa personne: sa croyance

chrétienne et sa race. Pour les villageois, doctrine religieuse et race sont synonymes. S’ils

refusent d’écouter les explications du prêtre, c’est parce que son appartenance raciale le

disqualifie d’être capable de les comprendre:

62 André Karamaga, L 'Evangile en Afrique, ruptures et continuité. Morges: Cabédita, 1990, 217.
63 Signalons l ’existence d’une nouvelle théologie chrétienne fondée sur certains apports africains qui
considère le Christ comme un ancêtre, “Ce Seigneur ressuscité est au milieu de nous comme nos ancêtres
défunts vivant en communion avec nous, mais le Christ ressuscité vit au milieu de nous de manière plus
éminente encore. Car c ’est désormais de lui que nos ancêtres défunts reçoivent la vie transformée et sont ce
qu’ils sont.” cité par Kabasele-Lumbala, Le christianisme et l Afrique. Paris: Karthala, 1993, 100.

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Oh! toi, tu es un Blanc, Père (Beti, Le pauvre, 103).

La marque de la race prime sur toute autre catégorie identitaire. Dans la dynamique

relationnelle Blancs/Noirs, elle est un écart infranchissable qui distingue les personnages,

dicte leurs corportements et oriente leurs visions. Pour les villageois, être Blanc, a une

connotation négative: c’est le symbole d’une contamination idéologique et spirituelle.

Dans une volonté de s’imposer, le Blanc est perçu comme imbattable. Lors de la

confrontation entre le Père Drumont et le chef du village d’Evindi, un vieux du village

essaie de calmer ce dernier:

Écoute-moi, fils, écoute-moi donc. Est-ce que tu oublies que tu as affaire à un

Blanc? Est-ce que tu oublies, fils? Que veux-tu, il n’oserait pas nous provoquer

ainsi s’il ne se sentait pas appuyé par tous ses frères (Beti, Le pauvre, 100).

Si la différence raciale est une marque visible de l’identité, les implications sont plus

profondes. Pour les habitants du village, être Blanc, c’est appartenir à une race

supérieure. Ce constat est partagé par beaucoup d’Africains. Pour François Kabasele-

Lumbala, cette prise de conscience a eu lieu très tôt:

Ma rencontre avec l’Occident a été marquante et décisive. Elle a commencé dès le

moment où j ’ai pris conscience que j ’étais Noir, appartenant à un peuple sous-

estimé, déconsidéré et bafoué, en retard technique sur l’Europe....(Kabasele-

Lumbala, Le christianisme, 11)

L’épisode des tam-tams met en relief une autre composante de l’altérité de Drumont: son

statut de pouvoir. Dès son arrivée à Evindi, il demande au jeune catéchiste de faire cesser

la fête dans les termes suivants: “Va leur dire que je ne peux supporter ça. Je veux qu’ils

64 Alphonse P. Van Eetvelde, L ‘homme et sa vision du monde dans la société traditionnelle négro-
africaine. Louvain-la-Neuve: Academia Bruylant, 1998, 339.

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me fichent la paix. Ils n’auront qu’à recommencer demain après mon départ si ça leur

chante, mais je ne veux pas de ça tant que je serai ici.” Ces mots révèlent l’autorité que le

prêtre ressent à l’égard des habitants. L ’affrontement et l’humiliation, entre autres,

caractérisaient les rapports entre les Blancs et les Africains durant la colonisation.65 Dans

le but de dominer les gens du pays, il existe de nombreux cas ou incidents au cours

desquels les Noirs étaient humiliés. Nous retrouvons, par exemple, comment le révérend

père Gilbert traitait son boy, Toundi. D ’ailleurs, il le mentionne dans son journal:

J’ai jeté un coup d’oeil dans le journal de mon bienfaiteur et maître...J’ai retrouvé

ce coup de pied que me donna le père Gilbert[...] J’en ai senti à nouveau une

brûlure aux fesses (Oyono, Une vie, 13).

De même, le père Vandermayer, l’adjoint du père est reconnu pour sa violence envers les

boys et les fidèles de la paroisse:

Il a la manie de battre les chrétiennes adultères, les indigènes bien sûr...Il les fait

mettre nues dans son bureau ....(Oyono, Une vie, 24).

Nous voyons qu’être Autre pour les missionnaires signifie être supérieur et meilleur que

les Africains en général. Tout écart par rapport à l’échelle de valeurs de la mission

catholique doit être anéanti. De nature éminément diverse, les sévices infligés par les

missionnaires n’étaient dirigés qu’à l’encontre des gens locaux. Aussi, aucune action

n’était prise par l’Église contre les infidélités de la femme du commandant dans Une vie

65 Dans son ouvrage, Le Christianisme et l ’A frique, Kabasele-Lumbala, cite un incident donc il a été
témoin.En 1956 lors d ’une réunion publique pour le dépistage de la maladie du sommeil, un médecin belge,
apercevant un homme en train de converser bruyamment avec un groupe, “ Il fit venir l ’homme devant
toute la foule, et lui ordonna de se mettre à genoux. L ’infirmier qui aidait le médecin lui souffla tout bas
qu’il s ’agissait d’un chef coutumier. Le médecin répondit que c ’était tant mieux. Loin de se raviser et
s ’énervant davantage , il administra au chef coutumier une gifle sonore. Celui-ci comprit que l ’affaire
tournait au drame, et, pour éviter que son village ne subît les sévices de l ’administration coloniale, il se mit
toute de suite à genoux.” En racontant l ’incident à son père, ce dernier lui répondit: “Les Blancs étaient les
vrais chefs, et, que devant eux, tous les Noirs passaient pour des enfants.” 11-12.

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de boy. Par contre, le père Drumont fait frapper Catherine à cause de sa liaison avec

Zacharie, le cuisinier:

Le cathéchiste faisait claquer sa longue baguette de rotin sur les fesses de

Catherine et Catherine se tordait et pleurait, se frottait le derrière ....(Beti, Le

pauvre, 226).

S’il est vrai que pendant longtemps, le missionnaire a été le “sorcier blanc, capable de

déchaîner les forces du bien et du mal” (Laverdière, L ’Africain, 155), dans les ouvrages

analysés, il y a peu de rapports entre le pouvoir et la position spirituelle du missionnaire.

Autrement dit, s’il est puissant, sa puissance ne découle pas directement du statut de

missionnaire ou de prêtre mais du fait qu’il est blanc. Cette marque identitaire le met

automatiquement parmi les autres Blancs, les administrateurs du pouvoir colonial qui

sont également craints par la population indigène. Dans ce même ordre d’idées, le Blanc

est considéré comme quelqu’un qu’on ne doit pas frapper ou tuer. Toute violence envers

la personne d’un Blanc entraîne des conséquences désastreuses pour le pays. Cette

caractéristique Autre du prêtre est soulignée lors de son passage à Zibi. Armé d’une

lance, un habitant veut tuer le R.P.S. Notons la réaction des autres:

Arrête-toi! ...N’oublie pas que tous les Blancs ont un fusil avec eux. Arrête-

toi...Gare au fusil. [...] J’ai surtout compris qu’ils lui reprochaient de vouloir

provoquer de sanglantes représailles sur le pays en tuant un Blanc (Beti, Le

pauvre, 170).

Ce schéma fait apparaître une construction séquentielle de l’altérité du prêtre dans

laquelle son statut d’homme de Dieu n’y compte pas: il est Autre parce qu’il est puissant;

il est puissant parce qu’il est Blanc.

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Dans une perspective qui favorise le rapport entre l’altérité et pouvoir, on conçoit

aisément que le prêtre puisse être le personnage de l’Autre, par excellence. Surtout, si la

différence raciale est un fondement de la domination comme dans Le pauvre Christ de

Bomba. En effet, le fonctionnement quotidien de cette société camerounaise telle qu’elle

est évoquée dans cet ouvrage est basé sur le principe de la différence raciale. On

comprend dès lors pourquoi cet élément occupe une place si fondamentale dans la

conscience collective des villageois. Pour les personnages romanesques évoqués dans ce

contexte socio-historique, l’altérité n’est pas une notion philosophique multiforme, mais

une condition permanente de leur vécu quotidien de la domination. C’est dans ces

attitudes qu’il faut chercher à expliquer les réactions généralisantes des villageois vis-à-

vis de tout Blanc:

Ce lien est évident là où le pouvoir se manifeste directement comme étranger, à

savoir là où l’on sert de certains “symboles de différence” pour légitimer une

prétention au pouvoir.66

Toute analyse de Taltérité doit immanquablement faire intervenir l’élément du pouvoir

qui est “un fait de relation inévitable.”67 De façon générale on peut avancer l’hypothèse

suivante: l’exercice du pouvoir dissipe toute ambiguité qui entoure l’altérité à travers le

passage au niveau de l’être à l’avoir. Par exemple, dire que le Blanc est un être supérieur

dans le roman pose de nombreuses interrogations. Cependant, le pouvoir du Blanc se

manifeste de façon concrète dans le roman. Bien qu’il ne fasse pas partie de

l’administration coloniale, le R.P.S. se croit permis de frapper les Noirs, alors

66 E. Boesen et al, introduction à Regards sur le Borgou. Paris: L ’Harmattan, 1998, 11-20.

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qu’inversement ces derniers n’osent pas le toucher. Dans Une vie de boy, les personnages

noirs sont frappés par les prêtres catholiques et les administrateurs coloniaux. Au

demeurant, les rencontres au cercle européen réunissent tous les Blancs et les Blanches de

la région, y compris les missionnaires et le pasteur américain. La collaboration entre

L’Église et l’administration coloniale pour opprimer la population locale est évidente

dans le roman de Beti.

Dans un autre ordre d’idées, il faut établir le lien entre le pouvoir et le manque de savoir.

Nous avons vu qu’essentiellement le prêtre est doté de certains pouvoirs parce qu’il ne

fait pas partie de la communauté. Alors que ce pouvoir découle directement de sa

situation d’étranger, cette étrangeté l’empêche de comprendre véritablement le

fonctionnement interne du groupe. Ceci est mis en évidence en analysant le

comportement du cuisinier Zacharie lors de la tournée du R.P.S. A l’insu de ce dernier,


/•o

le cuisinier continue sa relation avec Catherine, une des femmes de la sixa . Après le

scandale au cours duquel les comportements de Zacharie et de Catherine sont dénoncés,

le cuisinier n ’hésite à confronter le père Drumont en lui demandant des explications en ce

qui concerne la fessée qu’il a fait infliger à Catherine:

- Père, pourquoi donc as-tu fait rosser cette femme? [,..]Tu as tort, mon Père;

j ’ignore comment les Blancs s’y prennent; les Noirs, eux, quand leur femme a un

67 Marcel Bol de Bal, “Mutation du pouvoir patriarcal”, Puissance et Impuissance de l'État. Paris: Karthala,
1996, 93-118.
68 La sixa est une “création” de la mission. Dans le but initial d’empêcher les jeunes filles d ’avoir des
relations sexuelles pré-maritales, la mission accueillait les filles pour une période de six mois à deux ans
avant le mariage. Cependant, au lieu de bénéficier d’une formation religieuse, elles faisaient divers travaux
sans rémunération aucune pour la mission.

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nouveau né, s’en écartent pendant un an, c’est ainsi chez nous, je n’y peux rien

(Beti, Le pauvre, 231).

De même, le R.P.S. ignore que Raphaël, catéchiste affecté à la mission de Bomba,

exploite non seulement toutes les femmes de la sixa mais également d’autres femmes. En

dépit de la lutte qu’il a menée contre la polygamie et l’abstinence sexuelle pré-maritale

pendant vingt ans, il avoue qu’il a échoué:

- Comment faire admettre sincèrement le principe de la monogamie à un homme

d’ici? La pureté sexuelle, l’abstinence sexuelle leur sont totalement inconnues

(Beti, Le pauvre, 231).

Cependant l’échec de la mission du Père doit être mis dans un contexte plus large que les

pratiques sexuelles des Noirs. Les révélations de Catherine et de Marguerite font

découvrir au Père Drumont comment le cathéchiste Raphaël forçait les femmes de la sixa

à se prostituer. Lors d’une conversation avec Vidal, l’administrateur colonial, il livre à ce

dernier un résumé de sa vie en terre africaine:

Monsieur Vidal, vous connaissez encore mal ce peuple: on ne le comprend pas

facilement. [...] Je suis enfermé dans ma race européenne, dans ma peau blanche...

(Beti, Le pauvre, 267)

Pour les personnages africains dans le roman, le message et le messager ne font qu’un:

l’Évangile est blanche. Le discours du R.P.S. est exclusivisé par les villageois comme

celui “d’un Blanc, d’un étranger imbu de sa supériorité, paternaliste et parfois raciste, qui

méconnaît ou méprise les valeurs traditionnelles” (Laverdière, L ’A fricain, 356). Il faut

voir deux mouvements dans la construction de l’altérité du R.P.S. Il est désigné comme

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“autre” par la communauté, d’emblée. Cependant, il essaie de combattre cette accusation

en disant qu’il est injuste de le considérer ainsi, de par son dévouement à la mission:

Les Blancs, ça ne me regarde pas. Ils sont mauvais, les Blancs, ils iront en enfer

comme tous les hommes mauvais (Beti, Le pauvre, 102).

Or, après le scandale à la mission, il se rend compte qu’en dépit des vingt ans passés à

Bomba, il n’a pas pu comprendre “cette race”(Beti, Le pauvre, 320). En les désignant

ainsi, le prêtre se distancie des habitants de Bomba en établissant un écart infranchissable

entre eux et lui. Pour le personnage de l’autre, le retour au pays natal est la marque

suprême de son non-appartenance à cette communauté et l’impossibilité de l’intégrer. Le

départ volontaire met en relief le rapport de forces entre le R.P.S. et les gens du pays. Ici,

l’exclusion ne se passe pas par l’expulsion. En contrepoint, le R.P.S. part de son propre

gré:

Je rentre en Europe, je retourne dans mon pays ![...] Avant de vous quitter, peut-

être pour toujours, je voudrais vous dire des quantités de choses: seulement je

crains que vous ne les compreniez pas (Beti, Le pauvre, 359).

La démarche du R.P.S. nous invite à modifier la perception que nous avons de l’étranger.

S’il est vrai que l’étranger est souvent placé “dans un au-delà, dans le règne de la non-

culture, de la malhonnêté, de l’infidélité, du déshonneur, de l’infamie” (Rath,

“Fascination”, 27-38), dans cette oeuvre, le R.P.S., catégorise les autres comme

“étrangers”. Ceci est possible parce qu’il est le “Christ” de Bomba, il a la parole, il “est”

la parole. Personne ne peut donc le comprendre car il détient le pouvoir et il est la source

même de l’identité française. Ce faisant, il se “guérit” (Rath, “Fascination”, 27-38) de

l’étrangeté de Bomba.

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209

On ne saurait négliger le rôle déterminant des mécanismes de construction de l’altérité.

Fondamentalement, elle est bâtie autour de la parole. L’altérité est de prime abord

discours. Qui parle? Au terme de nos analyses nous espérons avoir suffisamment établi ce

lien entre la parole et l’altérité. Cependant, l’apparente symétrie d’un parallélisme entre

parole et l’altérité ne doit pas nous abuser outre mesure: elle est révélatrice surtout du

pouvoir des personnages.

En dépit, de leurs différences raciales, Pierre Landu et le Révérend Père Supérieur

Drumont ont tous deux la même mission: l’évangélisation de la population locale. Le

personnage principal d ’E ntre les eaux, oscille entre les deux pulsions qui forment son

être. Sa formation de prêtre catholique l’a placé dans un état de déséquilibre fondamental.

Son aliénation est d’autant plus évidente quand il vit au milieu de sa communauté

d’origine. La mission catholique en Afrique trahit les principales doctrines chrétiennes en

collaborant avec le gouvernement au lieu de défendre les plus démunis. Aussi, Pierre

Landu se rend compte des deux tendances contradictoires qui forment son être, voire les

deux êtres de sa personne: le prêtre catholique et l’Africain. Il n’est plus tout à fait à

l’aise ni dans le maquis africain ni au monastère à Rome. Dans le cas du R.P.S., son

départ est une preuve de son incapacité de vivre en Afrique au milieu des Africains.

Cependant, il n’y a pas de remise en cause de son identité, il n’est pas expulsé au dehors

par la communauté de Bomba car son départ est volontaire. C’est ainsi que se termine le

passage du père Drumont: échec de la mission et échec du missionnaire. En fait, il faut

explicitement reconnaître qu’il a une démesure du dégoût chez Drumont pour les

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210

croyances et les gens du pays. Comme Pierre Landu, le R.P.S. reconnaît que la présence

de l’Église catholique en Afrique fait le jeu du pouvoir colonial. Un contexte à la fois

idéologique et social, la mission quelle qu’ait pu être la réalité des enjeux qui l’ont

poussée à s’installer en Afrique, se révèle à nous comme un topos. Tous ces croisements

de thèmes n’ont rien de particulièrement original: les agissements des missionnaires, de

la femme blanche et de l’enfant appartiennent au répertoire habituel de l’écriture du

roman africain. Il est de toute évidence difficile, sinon impossible de réunir tous les

aspects de 1’altérité qui sont représentés par ces trois archétypes. Cette compléxité est

peut-être à mettre en rapport avec les diverses significations69 qui sont suggérées par la

notion l’altérité elle-même. On remarquera avant tout la similitude des trajectoires et des

lieux dans lesquelles évoluent les personnages de “l’autre” : cette espèce d’hésitation

entre l’Afrique et l’Europe, les religions ancestrales et le christianisme. Nous sommes

donc très certainement en présence d’une attitude qui correspond à ce que nous pouvons

appréhender comme étant la problématique du roman africain. Cependant, il faut se

rendre à l’évidence: cette problématique n’est pas uniquement traitée par le biais de

personnages archétypaux à l’exemple de l’enfant, de l’épouse blanche ou du

missionnaire. A cet égard, nous retrouvons tout un discours sur l’altérité en analysant les

institutions ou autres présences d’une certaine vision contraire. Dans le prochain chapitre

nous examinerons quelques considérations de l’altérité qui sont ancrées dans des lieux

autres que les personnages. L’enjeu est clair et il est d’importance: il s’agit de déterminer

comment le terrain de l’altérité dans le roman est balisé par les institutions.

69 Voir à ce sujet le travail de Robert Steichen, “Figures de l ’altérité: Les autres et l ’autre”, Le fam ilier et

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211

l ’étranger, 39-57.

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212

Chapitre 4
Les macro-considérations de l’altérité: les institutions.

Ce chapitre repose sur la thèse que certaines institutions sont présentées dans le roman

africain comme un réseau complexe et croissant de l’altérité. Faisant partie de l’appareil

colonial pour imposer des changements sur les peuples colonisés, les institutions sont

souvent représentées comme des établissements rigides contre lesquels le protagoniste

doit se battre, forçant ce dernier à se définir en précisant les valeurs qui l’identifient.

L ’institution est discours et idéologie. Si on établit un rapport entre le destin des

personnages et les institutions, l’on ne peut manquer d’observer les différentes idéologies

qui en découlent. Présente sous des formes variées, l’institution est obligatoirement le

reflet d’une vision du monde1, soit celle de la “communauté locale” soit celle de la

“communauté étrangère”. Notations frappantes, les institutions deviennent des véhicules

de changements qui influent sur le comportement des personnages romanesques. S’il sort

du cadre du présent travail d’examiner toutes les institutions mentionnées, nous

voudrions au moins voir de près celles qui sont les plus pertinentes. En vue de mieux

situer les articulations essentielles et étudier les traits les plus communs de l’altérité

institutionnelle, nous consacrerons notre étude à trois principales “institutions”: l’école, la

mission, la ville. Cependant, il faut reconnaître que ce choix ne relève pas de l’arbitraire

car toutes considérations faites, elles demeurent les plus présentes dans le texte

romanesque africain.

'Lucien Goldmann explique cette expression en termes de “perspective cohérente et unitaire sur les
relations de l ’homme avec ses semblables et avec l ’univers.” “Thèse sur l ’emploi de vision du monde en
histoire de la philosophie”, L'homme et l'histoire, Actes du Vie congrès des Sociétés de philosophie de
langue française. Paris: Presses Universitaires de France, 1952, 399-403.

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213

L ’architecture de l’institution se présente souvent sous la forme d’une organisation ou

d’un groupe de personnages avec un mode de fonctionnement précis. La rupture entre les

établissements et la population en général témoigne de la différence entre deux visions du

monde. Avec des “étrangers” comme dirigeants, les institutions semblent fonctionner

selon de “nouvelles” pratiques. Bien que leur statut ne fasse pas l’unanimité chez le

personnel romanesque, elles sont définies néanmoins comme des organisations de

puissance économique et de pouvoir politique. Il semble raisonnable de considérer

d’emblée que la plupart des institutions - cet “ensemble des structures politiques et

sociales établies par la loi ou la coutume et qui régissent un État”2, celles qui sont

considérées comme “étrangères” - ont été imposées en Afrique à la suite de la

colonisation. Toutefois, il n’est pas indifférent de noter que la ville - tout comme

“l’école” - a préexisté la colonisation. En effet, la ville africaine n’est pas une ‘invention’

coloniale mais plutôt une réappropriation par les étrangers. Les villes africaines ont été

transformées à l’image des villes européennes, devenant des centres de pouvoir

administratif et politique.

Force est de poser le rapport entre les institutions, le personnage principal et le rôle

stratégique de ce dernier dans la mise en place du discours de l’altérité. Souvent son

itinéraire est celui d’une lutte contre l’institution et les principes qu’elle défend. Dans

d’autres cas, le protagoniste embrasse l’établissement en question et s’érige en “autre”.

Par exemple, nous voyons que Toundi, Nalla et Pierre Landu sont en guerre contre

l’administration coloniale et les missionnaires, le système scolaire et l’Eglise catholique.

2 Trésor de la langue française.

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En contrepoint, El Hadji dans Xala3 est un farouche défenseur des commerçants. Il

faudrait considérer l’institution comme un système qui possède les moyens d’imposer sur

la population des règles de conduite. Parallèlement, tous ceux qui refusent de s’y plier

deviennent des rebelles, des fauteurs de trouble, des “autres”.

Nous voulons explorer dans cette partie de notre étude comment le refus passif ou actif

du personnage à l’intégration institutionnelle “construit” une dynamique de la différence

qui mène à l’altérité. Par intégration, nous voulons définir cet acte qui mène le

personnage romanesque à adopter un nouveau mode de vie tel que préconisé par les

institutions. Nous utilisons ici le terme “intégration” comme synonyme d’assimilation ou

d’acculturation. Il apparaît évident que les “structures fondamentales de l’organisation

sociale”4 que sont les institutions, ont été le principal moyen utilisé par les colonisateurs

pour “assimiler” les Africains. Observées à la lumière des textes littéraires, les macro­

organisations en Afrique francophone, symboles de développement et de progrès d’un

système dominant, sont perçues par la population comme “autres”. Par exemple, la

création des écoles selon le modèle français a forcé les Africains à y envoyer leurs

enfants. Il faut sans doute comprendre que l’implantation5 d’institutions publiques en

Afrique avait comme principaux objectifs l’innovation et l’homogénéisation. Elles

fonctionnent donc à partir d’un intérêt collectif où tout écart par un individu quelconque

constitue une remise en question de l’institution elle-même. Aussi, tout personnage qui

ne respecte pas les pratiques institutionnelles est-il mis en marge, car ses actions et ses

3 Ousmane Sembène,Xala. Paris: Présence Africaine, 1973.


4 Dictionnaire historique de la langue française. Paris: Le Robert, Tome 2.
5 Le Thanh Khoi et al, “Historique”, L ’enseignement en Afrique tropicale. Paris: Presses Universitaires de
France, 1971, 11-20, “ L ’implantation de l ’école moderne a constitué un changement radical dans le milieu

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mots sont synonymes de désordre ou menace à l’ordre social et politique. Il importe de

préciser que le système colonial et surtout post-colonial était étranger6 aux coutumes et

pratiques africaines:

L’administration en Afrique francophone continue à être dominée par une

référence mythique à un modèle bureaucratique occidental importé au moment de

la colonisation mais surtout depuis les indépendances.

Aussi, la plupart des personnages africains éprouvent une certaine aliénation à l’égard des

institutions qui transmettent de nouveaux modes de pensée et de comportement. Dans de

nombreux cas, l’établissement tente de leur imposer une nouvelle identité. Pour les

besoins de ce chapitre, notre concept opératoire de 1’altérité institutionnelle se présente

comme l’écart qui découle de la confrontation entre les personnages et les établissements.

La tension est telle qu’elle force le personnage non seulement à mettre en question

l’institution elle-même mais surtout de s’interroger sur la place qu’il est censé occuper au

sein de cette nouvelle communauté8. Autrement dit, la nouvelle organisation sociale

pousse les personnages à se définir par rapport au discours qu’elle émet. Ceci nous

permet en tant que lecteur de dégager le discours des différents personnages et celui de

l’institution. Il s’ensuit que nous voyons l’institution non pas comme un corps inerte mais

africain. Alors que l ’éducation traditionnelle visait à intégrer l ’individu à son groupe, l ’école, transplantéee
de l ’extérieur, n ’a d’abord cherché qu’à préparer les cadres auxiliaires de la colonisation.”
6 Samuel Eboua, Interrogations sur l ’A frique Noire. Paris: L’Harmattan, 1999, 20-21. L ’auteur démontre
comment ces changements ont “contaminé” le continent: “Leurs coutumes et traditions, leur culture et leur
perception des rapports entre les membres de leurs sociétés respectives feront place à d’autres systèmes de
valeur qui leur sont totalement étrangers. La colonisation a oeuvré pour la dépersonnalisation de l ’homme
colonisé [...] Des familles apparemment unies se scindent en groupes évoluant chacun dans un univers
différent.”
7 Dominique Darbon, “Administrations, États et sociétés”, États et Sociétés en Afrique Francophone, Paris:
Economica, 1993, 53-70.
8 La notion de communauté est intimement liée à l ’altérité car elle désigne “autre” celui qui est en dehors
comme le signale Harro Müller “ La notion de conflit est complémentaire de celle de communauté; c ’est
bien pourquoi toute communauté met en avant l ’homogénéité et se prémunit contre l ’hétérogénéité ou la

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plutôt comme un réseau puissant qui vise à transformer radicalement le “groupe de

référence” - le personnel noir. Utilisant tantôt la subtilité, tantôt la force, sous la

couverture du développement, l’institution “autre” apparaît dans les textes africains

comme une puissante machine de discours idéologique “avec de nouvelles formes

d’action et de pensée importées de l’Occident.”9

S’il est vrai que l’institution renvoie à un système, elle se présente dans le roman comme

une force stable, occupant un espace central à partir duquel elle tente d’influencer et de

contrôler la collectivité qui l’entoure. Elle est dynamique et militante. Son objectif central

est de modifier le comportement africain. Profondément ancrée dans une idéologie

eurocentrique, elle combat la communauté, et en particulier, les principaux personnages.

Elle est un lieu où immanquablement l’Africain doit se rendre. Elle représente un ailleurs

lointain, situé à la périphérie du village, un “dehors” par rapport au dedans de la

communauté. Elle est tantôt le bâtiment de l’école ou de la mission, tantôt un espace

large et ouvert tel que la ville.

Lieu d’apprentissage de valeurs “autres”, l’institution agit comme un pôle d’attraction,

invitant ou forçant les gens du pays à quitter le village pour s’y établir. Le départ du

personnage pour l’institution est un événement crucial dans le roman car il signifie à la

fois séparation et intégration. Il est à la fois une rupture du mode de vie “traditionnelle” et

“initiation” à la modernité, éclatement du soi et reconstitution en Autre. Par exemple,

dispersion.” “Sur quelques usages de la notion de communauté dans la modernité”, dans Communauté et
modernité". Paris: L ’Harmattan, 1995, 13-29.
9 Ben Yacine-Touré, Afrique: L ’épreuve de l ’indépendance. Paris: Presses Universitaires de France, 1983,
69.

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l’école, souvent considérée comme “l’école des Blancs” est un lieu transitoire pour

l’enfant africain avant qu’il ne parte pour Paris. La mission, l’école et la ville deviennent

des substituts à “l’initiation” africaine. Elles accueillent les néophytes, de jeunes enfants

qui deviendront par la suite les principaux agents du nouvel ordre social, culturel et

économique. Cela n’implique pas pour autant que la réaction vis-à-vis de l’institution est

unanime parmi les personnages africains. La réaction des villageois est souvent mitigée

envers l’institution. Cette dernière est tantôt menace tantôt objet de fascination ce qui fait

qu’elle occasionne la déstructuration sociale par éclatement de la famille et de la

communauté. Enfants et femmes sont “enlevés” et pris en charge par des institutions

qui sont administrés par des individus qui n’appartiennent pas au domaine familier, tels

que le prêtre, le commandant ou le directeur de l’école.

L ’école

Calquée sur le modèle français qui enseigne les modes de fonctionnement social et les

structures de sens, l’école en Afrique représente une des premières institutions que

découvre l’enfant africain. Cette découverte accompagne toujours un sentiment

d’aliénation où le jeune enfant se sent complètement perdu en classe. Ce sentiment est

justifié quand on analyse la philosophie coloniale vis-à vis de l’enfant africain:

L’enfant fut traité comme une ‘tabula rasa’ sur laquelle on pouvait inscrire une

culture entièrement différente de la culture traditionnelle. Le colonisateur voulut

créer des Africains qui fiassent culturellement ses semblables.10

Il apparaît assez clairement à quel point le paradigme de l’école et la transformation de

l’enfant est un motif important dans le roman africain.

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Dans L'aventure ambiguë, La Grande Royale, la soeur aînée du chef des Diallobé

souligne ce que représente l’école dans le contexte des indépendances africaines:

[...] le combat n’a pas cessé encore. L’école étrangère est la nouvelle forme de la

guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en

attendant d’y pousser tout le pays (Kane, L ’aventure, 47).

L ’implantation de l’école en milieu africain est perçue comme une invasion étrangère.11

Le débat entre la Grande Royale et le maître au sujet de l’avenir de Samba Diallo, résume

bien la problématique du roman africain en général: quelle voie suivre? Retour aux

sources par la fidélité aux traditions islamiques ou apprentissage des valeurs

occidentales? Or, pour le personnage principal, ce retour n’est pas possible. En dépit de

toutes les faiblesses qu’elle est censée représenter, l’école étrangère est le choix premier

du protagoniste. Ainsi, le mode d’enseignement du maître est rejeté au profit de l’école

étrangère. Remarquons qu’il s’agit d’un rejet du contenu aussi bien que celui du système

pédagogique. Au niveau du modèle d’apprentissage, Samba Diallo suivait la coutume

africaine selon laquelle un enfant est confié, même pour plusieurs années, à un parent, un

frère ou un ami.12 Or, son départ pour “l’école nouvelle” (Kane, L ’aventure, 61)

représente “la victoire totale des étrangers” (Kane, L ’aventure, 80) - moment crucial dans

la vie du protagoniste, de son père et du maître coranique Thierno - des gens du Diallobé.

10 P.-F. Gonidec, L'état africain. Tome VIII, Paris: Libriarie de droit et de jurisprudence, 1984, 60.
11 “Contrairement à ce qu’il a prétendu, le colonisateur n ’avait nullement créé l ’école pour faire reculer
l ’ignorance dans nos contrées. Il s’agissait pour lui de résoudre un problème de communication, dédaignant
la langue du colonisé et désireux de bénéficier des services de l ’Africain, l ’Européen s’est engagé dans
l ’organisation de quelques maisons d’enseignement destinées à former essentiellement des “interprètes” et
d’autres agents d ’exécution du système colonial.” Ambroise Kom, Éducation et démocratie en Afrique, Le
temps des illusion. Paris: L ’Harmattan, 1996, 91.

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Outre la fascination menaçante qu’elle représente, l’école est de prime abord un système

destructeur. En effet, elle éloigne les enfants de leurs parents, de leur village et de la

communauté. Il s’agit d’un éloignement physique aussi bien qu’émotionnel:

- L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et

conservons avec soin [...] Quand ils nous reviendront de l’école , il en est qui ne

nous reconnaîtront pas (Kane, L ’aventure, 57).

Pseudo-véhicule d’enseignement d’abord, l’école nouvelle devient l’arme de l’autre. Elle

n’est pas tout simplement symbole du pouvoir occidental mais pouvoir réel plus puissant

que la force brûtale du conquérant:

Mieux que le canon, elle pérennise la conquête. Le canon contraint les corps,

l’école fascine les âmes (Kane, L ’aventure, 60).

Outre la destruction de la personnalité africaine, l’école pousse l’être à aller vers l’autre, à

se transformer. Étape intermédiaire entre la communauté et la métropole, l’école est un

moment transitoire de l’aventure de Samba Diallo. Lors de son séjour en Europe, ce

dernier rencontre Lucienne à la Sorbonne où ils préparent tous deux leur diplôme de

philosophie. Ce n’est qu’à la fin de ce voyage qu’il se rend compte à quel point l’école l’a

rendu autre. Au cours d’un dîner chez les parents de Lucienne, il livre ses réflexions:

- Il nous arrive que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par

notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre

cheminement, nous n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà

devenus autres ( Kane, L ’aventure, 125).

L’itinéraire de Samba ressemble à celui de Camara dans L'enfant Noir. Ce dernier quitte

lui aussi l’environnement protecteur de la forge de son père à Kouroussa et les champs de

12 Roger Mercier et al., Cheikh Hamidou Kane. Paris: Femand Nathan, 1967, 7.

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son oncle à Tindican pour aller à l’école française, après un bref séjour à l’école

coranique. Moment de rupture, pour le narrateur, l’école devient un point tournant dans

sa vie séparant le passé du présent. L’école fait irruption dans la vie de l’enfant, forçant

ce dernier à s’adonner aux choses “sérieuses”:

[,..]le monde change, et le mien plus rapidement peut-être que tout autre, et si bien

qu’il semble que nous cessons d ’être ce que nous étions, qu’au vrai nous ne

sommes plus ce que nous étions, et nous n’étions plus exactement nous-mêmes

(Laye, L ’enfant, 90).

Cette réflexion du narrateur sert de préambule à son départ pour l’école. Pour la plupart

des personnages, l’école française a un pouvoir mystérieux de piéger les gens. S’il est

vrai que tout le monde peut reconnaître qu’il ne s’agit que du début d’un itinéraire de la

vie, on en ignore par contre, la fin:

J’ignorais alors tout à fait que j ’allais y demeurer des années et des années, et

sûrement ma mère l’ignorait autant que moi, car, l’eût-elle deviné , elle m’eût

gardé près d’elle[...] (Laye, L ’enfant, 92).

En effet, après l’école française, ce sera l’enseignement technique à l’école Georges

Poiret à Conakry. Pour le jeune garçon, le départ pour Conakry, ville située à six-cents

kilomètres de Kouroussa, signifie un éloignement de la famille et un rapprochement vers

l’étranger. Nous avons l’impression que l’instruction scolaire emmène le narrateur à

l’autre bout de son être: la scolarité du jeune garçon s’oppose à celle qu’avait reçue son

père. Pourtant, l’école continue d’attirer l’enfant plus loin de chez lui. Sa mère qualifie le

départ de son fils comme un enlèvement:

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Hier, c’était une école à Conakry; aujourd’hui, c’est une école à Paris, demain

...Mais que sera-ce demain? [...] Tant d’années déjà, il y a tant d’années qu’ils me

l’ont pris! dit-elle. Et voici maintenant qu’ils veulent l’emmener chez eux!13

(Laye, L ’enfant, 251)

Face à l’ecole, la plupart des villageois se résignent. Bien que ce ne soit pas explicitement

mentionné dans le texte, l’école exerce un double pouvoir sur les habitants. Perçue

comme la clé de l’avenir par le type de savoir qu’elle dispense, l’école est avant tout un

lieu où l’autochtone peut devenir comme les Blancs. Bien que le personnel romanesque

soit conscient des risques qu’une telle entreprise comporte, il semblerait que personne n ’y

peut rien. En dépit des protestations de sa mère,

- Non! non! [...] Notre fils ne partira pas! Qu’il n’en soit plus question! (Laye,

L ’enfant, 245)

Malgré la pré-connaissance de son père:

Je savais bien qu’un jour tu nous quitterais: le jour où tu as pour la première fois

mis le pied à l’école, je le savais (Laye, L ’enfant, 246-247).

Le départ du jeune garçon pour la France est irrémédiable. Les prédictions du père se sont

réalisées.14 L’école française s’érige en obstacle dans le type de formation que le père

veut enseigner à son fils car ce dernier s’éloigne de la forge paternelle. La non-présence

13 Pendant longtemps, pour la plupart des Africains, l ’école était une institution étrangère. Pour la mère,
l ’utilisation du pronom “eux” est significatif car il met en relief la distance qui sépare l ’école de la
communauté. Ambroise Kom démontre qu’il s’agit là d’une réaction normale: “Avec la colonisation
apparaît une école du type occidental, située quelque peu en marge de la société. Le terme “école des
Blancs” qui est encore utilisé de nos jours, montre bien que l ’école est démeurée une structure non intégrée
à l ’environnement de l ’enfant.” Education et démocratie en Afrique, Le temps des illusions. Paris:
L ’Harmattan, 1996, 90.
14 Lors d ’une conversation entre le fils et le père, ce dernier révèle ses craintes: “J’ai peur, j ’ai bien peur,
petit que tu ne me fréquentes pas assez. Tu vas à l’école et, un jour tu quitteras cette école pour une plus
grande. Tu me quitteras p etit....” (23)

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du fils à la forge revêt un sens supplémentaire, éminemment religieux: Camara ne pourra

connaître le génie de la race:

Si tu veux que le génie de notre race te visite un jour, si tu veux en hériter à ton

tour, il faudra que tu adoptes le même comportement; il faudra désormais que tu

me fréquentes davantage (Laye, L ’enfant, 22-23).

En allant à l’école française, le protagoniste se rend aussitôt compte, et ce, en dépit de

son jeune âge, qu’il ne pourrait suivre le même parcours que celui de son père, qu’il ne

pourrait communiquer avec le serpent qui rendait toujours visite à son père pour le guider

dans ses activités quotidiennes et les grandes décisions. Il n’y a aucun doute que pour

l’enfant, ceci résulte de sa présence à l’école:

Est-ce que moi aussi, un jour, je converserais de cette sorte? Mais non: je

continuais d ’aller à l’école. Pourtant j ’aurais voulu [...] (Laye, L ’enfant, 25-26).

L ’école fournit de nouvelles structures qui réglementent la vie de l’enfant. Sa formation

n’est plus l’affaire de la communauté et de la famille mais d’étrangers. Tout est fait à

distance au moyen de l’écrit. La proximité et la fréquentation de la famille et des amis de

la famille si indispensables à la formation traditionnelle, est relayée au deuxième plan.

C’est ainsi que le départ du protagoniste est confirmé par une lettre du directeur adressée

à son père. Le départ de Camara pour des études supérieures en France démontre

comment fonctionnent les structures mises en place par le système colonial. Pour que la

formation de l’individu soit complète, il importe qu’il parte en France, qu’il soit

imprégné de la culture française et de ses institutions. En partant pour la France, Camara

s’institutionnalise davantage par la reconnaissance de statut hiérarchique supérieur

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qu’occupe l’université française. En réfléchissant sur cet événement crucial, le jeune

homme ne peut s’empêcher de mesurer les conséquences d’intégration à ce système. Il

songe à sa mère qui s’est opposée en vain contre ce départ:

[...joui, elle avait dû voir cet engrenage qui, de l’école de Kouroussa, conduisait à

Conakry et aboutissait à la France [...] cette roue-ci et cette roue-là d’abord, et

puis cette troisième, et puis d’autres roues encore, beaucoup d’autres roues que

personne ne voyait (Laye, L ’enfant, 253).

Ce mécanisme secret et invisible de l’école française caractérise la plupart des institutions

coloniales en Afrique. Tôt ou tard , les habitants sont forcés à se conformer aux

conjonctures de mutation sociale. L’institution fait peu de cas des croyances d’autrui.

Nous voyons donc que le pouvoir crée l’altérité. Les nouvelles institutions n ’offrent pas

de choix. Toute résistance est vaine:

[...] elle ne pourrait pas empêcher mon départ, rien ne pourrait l’empêcher; [...]

mon destin était que je parte! (Laye, L 'enfant, 252)

Sommairement, il s’agit d’un système éducatif qui exige le déplacement à l’étranger.

L’échange entre le protagoniste et son père démontre l’inévitabilité du voyage:

- Tu aurais pu aller à Dakar; ton oncle Mamadou est allé à Dakar.

- Ce ne serait pas la même chose.

- Non, ce ne serait pas la même chose (Laye, L ’enfant, 246).

Les structures éducatives imposent des conditions “anormales” sur l’individu en Afrique

dans la mesure que l’être serait incomplet s’il ne partait pas en France. La colonisation

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rend impérative l’insertion de l’Africain en France. Il découle de ce qui précède que la

“supériorité” du modèle français justifie l’éclatement de la famille.

L’étude de ces divers points nous permet de constater des différences importantes entre la

formation traditionnelle africaine et le système éducatif colonial telles qu’elles sont

explicitées dans L ’enfant noir. Il semblerait que deux modes de pensée fondamentales

orientent les êtres:

Ce qu’il importe de retenir ici, c’est bien la force du contraste entre un logos,

domaine du discours, de la raison, de la proportion ou encore du compte, et un

muthos, monde du récit fabuleux.15

Lors d’une conversation avec son père, ce dernier révèle à Camara comment sa

formation a été réalisée par le muthos. Il raconte à son fils comment le serpent lui est

apparu d’abord en rêve pour lui donner des indications précises. Tout donne à supposer

que la formation du forgeron a été liée à cette relation avec le serpent:

[...] mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi qui règne sur les forgerons

des cinq cantons du cercle. S’il en est ainsi, c’est par la grâce seule de ce serpent,

génie de notre race (Laye, L'enfant, 21).

Si pour le jeune garçon l’éducation à travers l’école est source de pouvoir et promesse

d’avenir, par contre pour le père, le pouvoir provient du serpent. De même pour la mère,

sa place de “puîné” au sein de la famille lui donne des pouvoirs magiques:

D ’où venaient ces pouvoirs? Eh bien, ma mère était née immédiatement après

mes oncles jumeaux de Tindican...(Laye, L'enfant, 84).

15 Gérald Berthoud, “Le métissage de la pensée”, La pensée métisse, Croyances Africaines et rationalité
occidentale en question. Paris: Presses Universitaires de France, 1990, 30.

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225

En puisant dans ses souvenirs, le narrateur offre deux exemples du pouvoir de la parole

de sa mère. C’est ainsi qu’elle ordonne au cheval à se lever ou pour “frapper le jeteur de

sorts” (Laye, L ’enfant, 87).

Bien que nous ayons très peu de détails concernant les matières ou le mode d’instruction

de l’école française dans L ’enfant noir, tout porte à croire que son installation en dehors

de l’espace communautaire encourage l’effritement de la collectivité et la rupture de liens

importants. Puisque L ’enfant noir se termine par le départ du protagoniste pour Paris, ne

nous révélant pas les transformations qui découleront de ce séjour, nous nous pencherons

sur d’autres romans.

Pour rechercher les “conséquences” de ce départ, L ’appel des arènes, nous décrit la

transformation du personnage à la suite d’une formation à l’occidental. A examiner ce

roman, il n’y a aucun doute que la problématique concerne l’éducation d’un jeune garçon

sénégalais. Comme tous les autres petits garçons de son âge, Nalla fréquente l’école.

Mais l’école s’avère très complexe quand le personnage se met à développer une

fascination pour les arènes et la culture de la lutte africaine au détriment des cours selon

le modèle occidental. Ceci suscite une vive réaction de la part des parents, Diattou et

Ndiogou, qui viennent de rentrer de la métropole. En corollaire à l’instruction de Nalla,

l’éducation des parents est remise en question. Nous avons déjà vu que la formation de

l’enfant exige ce passage universitaire à l’étranger afin qu’il puisse trouver un bon

emploi, pour qu’il puisse aider son pays, pour qu’il soit complet. Or, L ’appel des arènes,

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considère cette nouvelle crise provoquée par la mentalité des “assimilés” qui reviennent

au pays natal.

Nous avons examiné dans le chapitre précédent comment “l’assimilation” de Diattou à la

culture occidentale, l’isole de la communauté. Nous voulons considérer ici comment

l’éducation de Diattou contribue à façonner une “mentalité d’assimilée” de la culture

coloniale française. Dans cette perspective, nous privilégierons les schèmes du départ et

de l’éloignement comme l’étape première de l’acculturation. Toute formation hors de la

communauté favorise cette rupture. Cela constitue peut-être l’élément central de

l’assimilation, la transformation de l’être en Autre.

La place qu’occupent les parents et la communauté dans la formation de l’enfant africain

se présente historiquement comme le fondement de l’identité et de la personnalité

africaine. À l’opposé d’un système scolaire européen dans lequel l’instruction est prise en

charge par des professionnels et des officiels, l’éducation africaine favorise une approche

communautaire. Dans son analyse du système éducatif en Afrique, Abdou Moumoumi la

relève comme la première distinction entre les deux systèmes:

[...] very closely allied with the tribal, clan or even “ethnie” structure of

traditional African society, the entire community considers itself, and is

considered by others, responsible for éducation.16

Nous revenons ici à la notion de structures contraires. “L ’école des Blancs” se présente

donc comme un ensemble de structures qui revendique une indépendance politique et

16 Abdou Moumouni, Education inAfrica. London: André Deutsch, 1968, 16.

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idéologique de la communauté. À cet effet, le voyage culturel de Diattou est marqué par

un détachement de la communauté au profit d’une idéologie du modernisme:

Travail de longue haleine qu’elle commença en se détachant de l’arbre aux multiples

ramifications que constitue le village[...]Diattou sur le chemin de l’école[...]bénissant

les cieux de lui avoir permis de monter à la capitale pour y continuer ses études (Sow

Fall, L'appel, 94-95).

Le parcours de Diattou est identique à celui de l’enfant noir. Alors que la formation

traditionnelle était apte à pourvoir aux divers besoins de la personne africaine,

l’éducation formelle ne peut être accomplie qu’à travers la séparation de la communauté.

La formation extra-communautaire suscite la mise en oeuvre d’un dispositif favorable à

l’aliénation vis-à-vis de la personnalité africaine: l’environnement familial devient

symbole d ’asphyxie:

Tantes, oncles, cousins, neveux, grands-oncles, trêve de parenté tentaculaire (Sow

Fall, L'appel, 94)

La mentalité de Diattou à l’égard des membres de la communauté est un révélateur

institutionnel, culturel et social pour n’en mentionner que trois aspects, essentiel pour

comprendre l’impact de l’école française sur le colonisé:

In concrète terms, colonial éducation in général, because of its assimilation policy and

its négation of national culture, resulted in a real aliénation among Africans

(Moumouni, Education, 54).

D ’ailleurs cette aliénation est telle que tout autre modèle d’instruction est non seulement

ignoré, mais rejeté avec dédain. C’est ainsi que les amis de Nalla, voisins et garçons du

quartier, sont chassés par Diattou, parce qu’ils “sont sales, sans éducation et débraillés”

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228

(Sow Fall, L'appel, 66). D ’une manière générale, la mère de Nalla présente une image

stéréotypée à l’occidentale de l’enfant africain. Il faut dire que cette attitude a été à la

base de la “mission civilisatrice” de l’Europe. De manière clichée, l’absence de l’école

institutionalisée à l’occidentale impliquait que les Africains étaient des illettrés. Dans ce

même ordre d’idées, les autres femmes n’ayant pas suivi l’itinéraire de Diattou sont

qualifiées de “sous-développées mentales et d’incultes” (Sow Fall, L'appel, 67). Face à

une telle attitude de sa mère, Nalla se retrouve sans aucun ami. Or, la réaction de Diattou

est en conflit avec les pratiques traditionnelles concernant la place que les amis occupent

dans le développement de l’enfant. Dans ce contexte, le temps que l’enfant passe avec

ses camarades est un aspect important de son apprentissage:

The child learns to live with children of the same âge group, to fill a determined rôle,

to appreciate and esteem his friends, to judge his own capacities and those of others in

practice, and to work with others as a team (Moumouni, Education, 21).

On voit aussi, avec plus de netteté, comment Diattou ne veut plus que sa mère contribue à

l’instruction de son petit-fils. Dès son retour d’Europe, elle l’avait “ arraché” à Marne

Fari sous prétexte qu’ elle “a gâté l’enfant [et qu’ elle] ignore que le monde a évolué et

qu’on doit pas élever un enfant de cette manière” (Sow Fall, L ’appel, 68). L’examen du

comportement de Diattou vis-à-vis de la communauté démontre que sa remise en

question permanente de la société découle principalement de sa formation.

L ’altérité de “l’école des Blancs” est construite sur la relation que l’institution entretient

avec l’enfant. Essentiellement, l’école fonctionne aux périphéries de la communauté.

D ’ailleurs cet aspect de l’école est reconnu par l’institution aussi bien que par les parents.

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La première distinction entre l’éducation occidentale et la formation africaine se situe au

niveau des enseignants ou des instructeurs. Alors que partant d’un contexte global,

l’école confie la tâche d’instruire à une seule personne à la fois, la formation

traditionnelle privilégie une approche qui utilise des “instructeurs” multiples

simultanément. Plus fondamentalement, cette dernière approche exige aussi que “l’élève”

s’instruise dans de divers lieux.

Dans L ’appel des arènes, le personnage principal opte pour le modèle traditionnel de

l’apprentissage. Les cours de Monsieur Niang à l’école sont complémentés par des cours

hors de la salle de classe. C’est ainsi que Nalla revit avec nostalgie les “cours” de Marne

Fari et l’instruction sur les arbres généalogiques de Mapaté, le griot de la famille. Vu

l’interdiction de Diattou qui ne voulait plus que son fils soit en contact avec ces deux

personnages, Nalla se lie d’amitié avec André, le vendeur de conkom. Le souci

d’encadrer la formation de l’enfant par le biais de personnes familières apparaît comme

étant une des principales distinctions de l’école traditionnelle. Malaw attire l’attention de

son jeune ami à ce sujet:

Les enfants d’aujourd’hui apprennent la vie à l’école. Moi, mon père était mon école...

Mon grand-père aussi, et mon oncle. En somme, j ’avais plusieurs écoles (Sow Fall,

L ’appel, 80-81).

Plus déterminante pour le protagoniste à la suite du “vide” créé par sa mère, est la prise

en compte que sa formation serait incomplète s’il ne dépendait que des cours du

professeur Niang. Dans cette optique, il s’associe à André et à Malaw. C’est au cours de

ses conversations avec ces deux hommes que le personnage principal ferait son

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apprentissage de la vie. Les moments qu’il passe dans les arènes deviennent plus

importants que les cours de Monsieur Niang. Corrélativement aux instructeurs des deux

“écoles” s’impose la question du contenu, du curriculum scolaire. A l’évidence, l’analyse

du contenu du curriculum corrobore l’interprétation que l’école était un des principaux

instruments du colonisateur pour acculturer la population. Dans un schéma résumant le

contenu des cours, il est impératif de considérer ses deux axes majeurs: d’abord par ce

qu’on n ’enseignait pas, et de l’autre, par ce qu’on enseignait.

Dans le premier cas, le souci dominant de l’école était de rompre toute attache avec la

communauté de l’élève en passant sous silence l’histoire africaine:

Current programmes devote most of their attention to the history of France[. ..] not to

mention its reflection of imperialist and chauvinist bourgeois ideology which tends to

stress for the child the “grandeur” of the colonizing country, to the exclusion of the

other (Moumouni, Education, 164).

Une telle stratégie visait la conscience collective non seulement de l’enfant mais

éventuellement de toute la communauté. L’imaginaire de Nalla est ainsi peuplé de

personnages fabuleux et de contes et de livres qui appartiennent à un monde étranger:

Oui... Blanche neige... Merlin l’enchanteur ...Petit Poucet ...et bien d’autres contes

dont j ’ai oublié le nom maintenant (Sow Fall, L'appel, 81).

Ainsi peut-on remarquer sous l’angle de l’instabilité familiale le refus de Ndiogou de lui

raconter oralement les histoires.17 C’est dans ce contexte particulier qu’émerge la

nouvelle formation de l’enfant africain. Face à un curriculum inadéquat, André, puis à la

17Nalla confie à son ami Malaw, l ’attitude de son père “....Il ne me les a même pas racontés, il m ’a apporté
d ’Europe des livres qui les racontaient. Des beaux livres illustrés” , 81.

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mort de ce dernier, Malaw - se chargent de réintégrer Nalla à la communauté par le biais

des arènes. La lutte dans les arènes se pose en antithèse à l’apprentissage du français.

L’école française est foncièrement colonialiste, mettant l’accent sur la langue et la culture

françaises. Symboliquement, ces deux domaines sont en compétition dans l’esprit du

protagoniste.

L’apprentissage de la langue française était une des priorités du système éducatif de

l’Afrique coloniale et post-coloniale, ères auxquelles se réfère le roman d’Aminata Sow

Fall:

One fact stands out when the programmes of current primary éducation are examined:

French occupies a prépondérant place as the only language of teaching at this level[...]

it goes hand in hand with the systematic dismissal of African languages (Moumouni,

Education, 161).

Or, la problématique de l’altérité institutionnelle dans L'appel des arènes, est construite

autour de l’opposition entre deux méthodes d’apprentissage distinctes, à savoir, la

“nouvelle” école et l’ancien système. La première consiste à maîtriser le français -

matière enseignée par un seul professeur dans un environnement fermé qu’est la salle de

classe. Par contre, les méthodes traditionnelles optent pour une approche tout à fait

contraire: la priorité demeure la transmission de la culture aux générations futures, à

l’aide de divers “instructeurs”. La lutte dans les arènes renvoie à la lutte que doit mener

Nalla, et tout enfant africain pour préserver la culture. S’il n’est en aucun cas concevable

que l’école en colonie se limite à l’enseignement de la langue française, c’est cependant

l’impression que nous laisse le roman. En effet, il semblerait que Nalla n’apprend que le

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français. Aucune référence n’est faite aux autres matières, ni aux autres personnages de

l’école. On a l’impression que l’école ne comprend que Nalla, le professeur Niang et la

grammaire française.

Cette stratégie qui consiste à présenter une structure squelettique de l’école, est à notre

avis le pilier sur lequel est construit 1’altérité dans ce roman. Nous avons déjà vu que

l’altérité est essentiellement une pratique de la différence. Or , pour que la différence

puisse être prise comme altérité, il convient de l’essentialiser dans le but de la rendre

unidimensionnelle. Autrement dit, l’altérité dans le roman est une mise en oeuvre d’une

opposition binaire. Toute différence a le potentiel d’accéder à l’altérité dépendant de la

réussite dichotomique du discours. Dans L ’appel des arènes, l’imposition du français sur

Nalla par les parents est présentée comme étant un non-sens. De même, leur opposition

farouche et non-fondée vis-à-vis des coutumes et pratiques africaines facilite la mise en

place de l’altérité textuelle. Du point de vue herméneutique, il convient d’évoquer la part

du lecteur dans cette construction. Si les liens et les rapports sont bien dans le texte, c’est

au lecteur que revient la tâche de les rassembler. Dans notre cas, nos références à la

colonisation ont servi de fil conducteur pour mettre en relief les oppositions et les

dichotomies entre la conception de “l’école des Blancs” et l’école traditionnelle.

Dans L'aventure ambiguë, L'enfant Noir et L'appel des arènes, l’école est présentée

comme étant une nouvelle forme d’apprentissage imposé sur les protagonistes. Samba

Diallo, Camara et Nalla doivent tous faire face à cette institution qui est à la fois objet de

fascination et menace de la perte du soi. À la base de ces considérations est le postulat

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que cette institution est un réseau de structures complexes qui non seulement détruit la

culture autochtone mais transmet à la fois une culture différente. Ainsi, elle est symbole

d’une dynamique contradictoire qui désafricanise l’être en l’attirant physiquement et

spirituellement hors des influences de sa communauté d’origine. Elle est “Autre”, parce

qu’elle est présentée dans les oeuvres comme le “produit d’un système importé

conquérant, inadapté et imposé” qui crée des êtres “aliénés et asservis.” C’est ce que

nous voyons aussi dans le cas de l’Église en Afrique.

L ’ÉGLISE ET LA MISSION.

Dans nos considérations des macro-dimensions de 1’altérité, l’Église dans le roman

africain joue un rôle crucial. Au cours des prochaines pages, nous analyserons les

mécanismes structuraux et institutionnels qui créent ce sentiment d’altérité vis-à-vis de la

mission et de l’Église en général. Autrement dit, il est impératif de voir comment, à partir

de l’interaction entre l’Église18 et la communauté africaine, est issu un discours qui

indique que ces deux collectivités n’appartiennent pas à la même famille et qu’elles ne

peuvent faire partie des deux simultanément. Bien qu’il ne soit pas question pour nous

d’expliciter davantage le contexte colonial et ses effets sur l’Afrique en général, reste que

la mission et l’évangélisation sont ses “sous-produits”. Ceci est essentiel quant à la façon

d’aborder cette problématique. Dans son ensemble, la “situation coloniale” elle-

18 Dans son intervention au Colloque sur les religions, à Abidjan en 1961, Alioune Diop fait le lien entre
Église et institutions: “ Une Église, davantage que tout autre communauté, est toujours dotée d ’institutions
et de méthodes éducatives et culturelles, grâce à cette précieuse et prodigieuse force créatrice qui est à
l ’origine de toute oeuvre culturelle: la foi.” Colloque sur les religions, Abidjan 5-12 avril 1961: Paris:
Présence Africaine, 1962, 15-22.

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même sert de cadre institutionnel qui crée l’altérité. La présence d’une minorité de

colonisateurs blancs au milieu d’une communauté autochtone majoritaire donne lieu à

deux mondes différents. En effet, dans la “situation coloniale”,

[l]es acteurs se trouvent généralement répartis en deux camps antagonistes, qui

coupent ladite “société” en deux parties inégales et irréductibles, [...] la “société

coloniale et la “société colonisée” (Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique, 87).

Pour l’auteur, la différence fondamentale entre ces deux catégories sociales repose sur la

question du pouvoir. Principalement, la société coloniale “a pour fonction de dominer,

politiquement, économiquement et spirituellement”.19 Il s’ensuit que l’Église, qui fait

partie intégrante de cette société était responsable de la domination spirituelle des

Africains. Cette domination se faisait par la mise en place de réseaux organisationnels

pour reprogrammer le comportement des collectivités.

Il importe de retenir que l’Afrique précoloniale n’était pas sans institutions. Bien que leur

mode de fonctionnement ait été différent de l’Europe chrétienne, les institutions

traditionnelles garantissaient l’ordre social et culturel. À sa première phase

d’implantation en Afrique, la mission ne partageait pas les mêmes valeurs que la

communauté. Le pauvre Christ de Bomba est une interrogation de la ‘nouvelle’ Église

chrétienne sur les pratiques africaines et les collectivités. Rapport non seulement

d’opposition mais surtout de péjoration vis-à-vis des moeurs locales, la position de

l’Église à l’égard de la polygamie par exemple, constitue une des macro-dimensions de

son altérité. Ceci permet au lecteur de reconstruire le discours “autre” de la mission sur

la question de la polygamie ou autres traditions africaines. Le rejet de cette “institution”

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traditionnelle - pratique si répandue dans la ville de Bomba et des contrées environnantes

- doit être lié à la création de la “sixa”. La sixa - séjour forcé des jeunes filles à la

mission pour éviter des relations pré-maritales - était une invention de la société

dominante imposée sur les femmes noires. L’évangélisation n’est possible que par

l’éradication de croyances religieuses indigènes. Ainsi, la polygamie est combattue avec

insensibilité. En dépit des pleurs de la mère, le R.P.S. lui interdit de fréquenter sa fille,

épouse de polygame:

- Père, c’est ma fille...ma fille...ma fille ...et je l’aime... Père, inflige-moi toutes les

punitions que tu voudras, mais ne m’interdis pas de voir ma fille; j ’en mourrais, Père,

aie pitié de moi...

Le R.P.S a dit qu’il n’en pouvait rien (Beti, Le pauvre, 112).

En s’appuyant sur l’Evangile, la mission met sur pied toute une série de structures

nouvelles en vue de combattre les coutumes et autres pratiques traditionnelles.20 Cette

stratégie de destruction et de construction à la fois s’inscrit dans “une lutte concertée

menée à la fois par l’administration coloniale et les ‘missions chrétiennes’ contre

certaines institutions socio-religieuses autochtones telles que la polygamie, le culte des

ancêtres, les ‘fétiches’, etc.” (Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique, 91). Face au

“désordre” créé par la polygamie et les relations sexuelles pré-maritales si répandues dans

19 cité par Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique, 88.


20 Toute référence aux “pratiques”ou “coutumes” dans cette étude s’inscrit dans un cadre africain
traditionnel. Autrement dit, il faut saisir le poids qu’elles portent dans ce contexte. “Les sociétés politiques
africaines sont toutes construites sur un réseau de prescriptions coutumières, très strictes, qui ne laissent
aux individus quels qu’ils soien t, roi com pris, qu’une initiative réduite. La force de la tradition, le poids
des ancêtres , imposent à tous des attitudes et des conduites à respecter.” Bernard Durand, Histoire
comparative des institutions. Dakar: Nouvelles Editions Africaines, 1983, 370.

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les diverses communautés visitées par le R.P.S., l’Église propose donc la sixa dans le but

d’établir un nouvel ordre social fondé sur le christianisme. Dans ce cas, le discours de

l’Église est évident.

Le discours englobant de l’Église à propos des moeurs de Bomba peut être résumé sous

le signe du péché. Le schème de l’opposition binaire de 1’altérité de l’institution est placé

non seulement dans le cadre de l’éthique, bien /mal mais aussi dans une perspective

religieuse: la polygamie mène à la mort tandis que la monogamie est une garantie de la

vie éternelle. Toutes les conduites sont rendues acceptables afin de ramener les

pécheresses sur le droit chemin, d’où les sessions de la chicote:

Le cuisinier adjoint, brandissant sa chicote a cherché la bonne position; il l’a trouvée et

il a levé son rotin très haut avant de l’abattre sur les fesses de Marguerite (Beti, Le

pauvre, 307).

L ’opposition farouche de l’Église aux religions ancestrales se manifeste donc à plusieurs

niveaux. En vue de combattre la polygamie, la mission instaure la sixa, qui, à son tour

préconise la chicote pour les femmes. Cette technique de correction devient en

conséquent une nouvelle “structure” mise en place par les missionnaires pour qu’elles

prennent le bon chemin. À la base du conflit entre la communauté et la mission réside le

refus de cette dernière de reconnaître les institutions des colonisés et Tordre qu’ils

maintiennent dans leur vision du monde. Par exemple, la polygamie doit être mise en
21
contexte des croyances religieuses et du culte des ancêtres.

21 Pour de nombreuses ethnies en Afrique, “le mariage est une institution destinée à la procréation d’enfants
qui agrandissent le lignage et le clan[...] Chaque individu est un chaînon dans une continuité physiologique,
une tradition, une mission qui remonte au fondateur du groupe ethnique.[...] Ne pas avoir d’enfants pour
une femme mariée est un signe manifeste du mécontentement des dieux, des esprits ou des ancêtres et

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Lors de sa visite à Ekokot, le R.P.S. confronte le chef du village pour avoir pris d’autres

épouses:

- Mais oui, mon Père, tu sais bien, quoi; ma femme, hein? ma toute première, celle

que j ’ai épousée à l’église... là, tu vois laquelle c’est? Bon! Eh bien, elle est stérile!

[...] j ’ai pris d ’autres femmes pour faire des enfants (Beti, Le pauvre, 118).

Cette explication sommaire permet de mieux comprendre la raison pour laquelle cette

pratique est généralement acceptée par la plupart des personnages romanesques et la

population en général. Bien qu’il n’y ait aucun doute que le chef se moque ici du R.P.S.

- car il a pris plusieurs épouses et non pas une deuxième seulement - on comprend la

force de la coutume de la polygamie.22

Or, la mission fait preuve d’une opposition farouche envers la polygamie. Dans Le

pauvre Christ de Bomba, le R. P. S. en fait son cheval de bataille. Il faut voir dans

l’attitude du R.P.S., la position officielle de l’Église, à savoir, qu’il ne s’agissait pas tout

simplement d’une pratique culturelle différente des moeurs occidentales; mais qu’elle tire

son origine des sources sataniques:

La polygamie [...] est considérée comme un des vices fondamentaux de l’Africain “ le

plus fort bastion de Satan dans ce pays.”23

Or, cette attitude relevait aussi d’une idéologie raciste vis-à-vis du Noir en général:

suscite une réprobation générale. [...] La femme stérile n’apporte pas sa contribution à l ’accroissement du
groupe. Elle est infidèle à sa mission essentielle; elle est inutile et traitée avec mépris.” Van Eetvelde,
L ’homme, 124-126.
22 Dans de nombreuses communautés africaines “ la polygamie est conforme aux prescriptions des ancêtres.
Elle est bénéfique pour le lignage et le clan, car elle conduit à leur acroissement et à leur force.” Van
Eetvelde, L'homme, 134.

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[...] derrière la fréquence de la polygamie, ils suspectent la sensualité du Noir, sa

qualité à des “appétits grossiers” qui l’empêchent d’attendre le sevrage de son enfant

pour retrouver sa femme (Salvaing, Les missionnaires, 161).

Dans le but d’éliminer la polygamie, l’Église doit forcément déranger l’ordre

communautaire - ce qui constitue une menace à l’identité individuelle et collective. Or,

cette mission de l’Église s’inscrit dans la mise en oeuvre d’une “action psychologique

tendant à discréditer les institutions traditionnelles [...] sans oublier des mesures

administratives précises adoptées contre telle ou telle coutume (polygamie, culte des

ancêtresf...]” (Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique, 378). Dans Le pauvre Christ de

Bomba, L’Église et son représentant deviennent symbole de désordre et “agitateur social

qui bouleverse l’ordre établi ...avec les meilleurs intentions du monde” (Laverdière,

L 'A fricain, 154). L’ordre de l’Église est désordre pour la communauté:

Tu es un homme très dangereux, car si on t ’écoutait, les femmes quitteraient leurs

maris, les enfants désobéiraient à leurs pères, les frères ne se regarderaient plus et

bientôt tout serait sens dessus dessous (Beti, Le pauvre, 40).

En conséquent, la position de la mission catholique vis-à-vis de la polygamie et autres

coutumes africaines est un danger réel non seulement à la paix sociale mais aussi à

l’existence même de la communauté. En effet, le R.P.S. a une vision complètement

opposée à celle des villageois. Est remise en question ici, la “tradition de vivre dans la

solidarité d’une famille unilinéaire étendue” (Van Eetvelde, L ’homme, 35); les structures

sur lesquelles reposent l’organisation de la famille.24

23 Bernard Salvaing, Les missionnaires à la rencontre de l ’A frique auX IX e siècle. Paris: L ’Harmattan,
1994, 161.
24 II ne faut en aucun cas considérer que la polygamie est la norme à travers toute l ’Afrique. La famille
varie “selon les groupements ethniques ou culturels et les régions, le groupe de parenté est organisé et

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239

Dans son travail de restructuration, le R.P.S., porte-parole de l’Église Catholique, utilise

un “langage” complètement étranger aux peuples qu’il veut évangéliser. La référence à la

parabole du bon pasteur laissant ses quatre-vingt dix-neuf brebis pour retrouver celle qui

s’était égarée n’a aucun sens pour les gens du village. Aussi, Zacharie ne manque de

ridiculiser le prêtre et de l’Évangile:

Les gens ne comprennent pas ce que c’est qu’un bon pasteur. Quand un homme

possède trois ou quatre chèvres, il ne s’en occupe guère, assuré qu’elles broutent dans

le champ du voisin (Beti, Le pauvre, 49).

De façon assez significative cette image du “bon pasteur” s’oppose à la violence avec

laquelle la mission tente de maintenir l’ordre dans la communauté. Elle a recours aux

mêmes procédés que les administrateurs coloniaux. La mission partage l’objectif

principal des colonisateurs: l’enrichissement par le biais de l’acquisition de biens

matériels. Dans le roman de Beti, une des tâches de la mission est de ramasser l’argent

pour l’église. Outre le denier du culte imposé par le R.P.S., la mission offre d’autres

services moyennant des frais:

D ’ailleurs est-ce que toutes les filles-mères chrétiennes ne viennent pas se faire

baptiser leurs bébés à Bomba, en payant un prix spécial fixé par le R.P.S. lui-même?

(Beti, Le pauvre, 20).

Cette réflexion de Zacharie, cuisinier du R.P.S., est partagée par le chef d’Evindi qui

accuse le prêtre de se “construire une belle maison avec l’argent que nous lui prêtons.”

structuré de façon à assurer la satisfaction des besoins de ses membres, sa cohésion, sa perpétuation, sa
force, sa sécurité.” (Van Eetvelde, L'homme, 35)

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240

(Beti, Le pauvre, 99). Au cours de la campagne du R.P.S. dans le pays, un homme ivre lui

demande:

- Fada, fada25... quel métier as-tu choisi là? Dépouiller les hommes de leurs biens?

Quel métier as-tu choisi là? (Beti, Le pauvre, 119).

L’emploi du terme “fada” bien qu’il soit prononcé par ce personnage, met en relief

l’illégitimité du travail du missionnaire car par définition, le dépouilleur opère dans

l’illégalité. Ceci fait partie de ces nouvelles structures établies en Afrique26 par les

missionnaires. Ces derniers n’hésitent pas à “voler” la terre de Meka pour construire le

bâtiment de la mission:

Meka était souvent cité en exemple de bon chrétien [...] Il avait eu la grâce insigne

d’être le propriétaire d’une terre qui, un beau matin plut au Bon Dieu. Ce fut un prêtre

blanc qui lui révéla sa divine destinée.27

Baptême, confession et autres sacrements de l’Église catholique ne sont accordés

qu’après les frais ont été réglés par les habitants. Aussi le R.P.S. chasse ceux qui n ’ont

pas payé le denier du culte:

- Allez vous confesser au diable! (Beti, Le pauvre, 165)

L’aspect macro-dimensionnel de l’altérité de l’Église dans le roman africain se manifeste

surtout dans son entente, voire sa collaboration avec l’administration coloniale. Dans un

premier temps, les missionnaires rencontrent régulièrement les administrateurs coloniaux.

Dans Une vie de Boy, la rencontre du samedi au Cercle Européen réunissait tous les

25Sous la forme de notes au bas de page, l ’éditeur explique le sens du mot “fada” en termes de “jeu de mot
intraduisible en français, “fada”outre le premier sens (père), veut dire aussi “ dépouiller quelqu’un par la
violence”. I c i, en utilisant le terme “fada”, l ’homme ivre accuse le prêtre d’être un voleur.
26 “Les fidèles négro-africains reçoivent en héritage un ensemble de “structures” d’institutions (scolaires,
hospitalières...) mises en place par les “Églises coloniales” selon leur propre génie et selon leurs propres
moyens matériels et financiers.” (Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique, 169) À ceci, il faudrait ajouter
que le maintien de certaines activités quotidiennes de la mission soient assurées par l’église locale.

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Blancs de Dangan. Dans le même but, les administrateurs coloniaux rendaient

régulièrement visite à la mission catholique (Oyono, Une vie, 22). Dans le roman

d’Oyono, l’Église est ressentie comme étant fondamentalement différente de la

communauté qu’elle déssert de par l’appartenance raciale des prêtres/missionnaires. Il

est remarquable de noter que le statut de “boy” du personnage principal du roman

d’Oyono découle de sa fonction auprès des Blancs. Immédiatement après la mort du père

Gilbert, le père Vandermayer de la mission demande à Toundi de se présenter à la

résidence du Commandant, ce dernier ayant besoin d’un boy (Oyono, Une vie, 30).

Cependant, la collaboration de l’Église et l’administration ne se passe pas uniquement au

niveau d’échange d’information ou de rencontres sociales. Dans le but d’instaurer de

nouvelles structures sociales et économiques au milieu de la société colonisée,

l’administration coloniale cherchait souvent à remplacer les chefs ou autres personnalités

africaines:

[...] la société coloniale pour assurer le contrôle de la colonie, s’ingénie à mettre les

chefs dans ses “intérêts”, à les réduire au rôle de simples “créatures” de l’occupant [...]

bouleverse “ l’ordonnance des pouvoirs”, suscite des antagonismes et provoque ainsi

“une lente dégradation de l’autorité coutumière.” (Bimwenyi-Kweshi, Discours

théologique, 91)

Un trait fondamental qui se dégage de l’action du missionnaire, c’est l’emploi de

méthodes identiques que celles de l’administration coloniale vis-à-vis des autochtones. Il

faudrait faire ressortir ici que le statut de “chef’ dépassait largement le cadre politique ou

27 Ferdinand Oyono, Le vieux nègre e t la médaille. Paris: Julliard, 1956, 20.

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■*. r 28
communautaire. Chez de nombreuses ethnies ou groupes, le chef était un être sacré.

Aussi, dans Le pauvre Christ de Bomba, la complicité entre la mission et l’administration

est mise en relief. L’antagonisme public du chef du village d’Evindi vis-à-vis du R.P.S.

mérite d’être sanctionné. Selon le narrateur, il suffit que le prêtre en parle avec son ami

Vidal:

[...] il lui suffirait de toucher un mot à l’administrateur qui est un de ses amis et qui

vient souvent le voir, pour que ce mauvais chef soit destitué. (Beti, Le pauvre,

108-109)

La remise en question de l’autorité du chef par la mission ébranle les assises de la société

traditionnelle. De ce fait, le R.P.S instaure un climat de tension et d’insatisfaction au sein

de la communauté. Dans cette perspective, après avoir vivement dénoncé la pratique de

la polygamie, le prêtre s’oppose au prix fixé pour la dot:

Comment as-tu toléré qu’on achète ta fille à ce prix exorbitant? [...] Cinq mille francs!

Est-ce que tu n’as pas honte? Une chrétienne qui vend sa fille au prix de cinq mille

francs!. ..(Beti, Le pauvre, 109)

Devant les explications de la mère que le montant de la dot29 ne représentait un accord

intervenu qu’au terme de longues négociations entre les familles concernées, le prêtre

28 “Le chef intervenait en tant que prêtre - car il se trouve à la conjonction des forces qui lient la terre, les
ancêtres et les membres du lignage - en tant que juge.” G. Balandier, cité par Bimwenyi-Kweshi,Discours
théologique, 91.
29 Selon Bernard Durand, “les dots représentent un terme de l ’échange, elles circulent en sens inverse des
femmes, second terme de l ’échange. La monnaie dotale, par son incessant va-et-vient entre familles, au
cours des générations, est appelée “une liane” car, à proprement parler, elle tisse un lie n , une alliance entre
les groupes auxquels appartiennent les époux. Le problème de la dot est en droit coutumier parmi les plus
délicats parce que l ’introduction de la monnaie et les bouleversements sociaux des X IX e et XXe siècles ont
profondément dénaturé le mécanisme dotal...” Histoire Comparative des institutions. Dakar: Nouvelles
Editions Africaines, 1983, 382.

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suggère qu’elle aurait dû aller se plaindre auprès de l’administrateur. Le prêtre se fait

porte-parole de l’administration coloniale et de ses nouvelles lois:

L ’administrateur interdit au père de demander cinq mille francs [...] cinq cents francs,

voilà tout ce que ton mari pouvait demander à ton gendre, tout au plus cinq cents. Et

cela c’est l’administrateur qui l’a ordonné: c’est une loi. Ne le savais-tu pas? (Beti, Le

pauvre, 110)

La remise en question systématique des “anciennes” sources de l’autorité par les missions

chrétiennes a pour objectif l’établissement de nouvelles institutions: l’administration

gouvernementale et la mission.

Dans un premier temps, il s’agit pour la mission d’affronter publiquement les figures de

l’autorité de la collectivité. La confrontation est souvent violente pour les chefs

indigènes ou autres personnalités. On se rappellera de l’épisode du sorcier Sanga Boto et

de son humiliation en public:

Le pagne est tombé et Sanga Boto a traversé le village en court caleçon blanc et il

avait honte. Il criait au R.P.S qu’il était nu [...] mais le R.P.S. n’arrêtait pas de le tirer

par la main (Beti, Le pauvre, 133).

Dans un deuxième temps, la mission se substitue à l’autorité paternelle et celle du mari au

sein de la famille. C’est grâce à cette stratégie que Toundi est vivement accueilli par le

révérend père Gilbert. Au lieu d’encourager l’enfant à retourner chez lui pour poursuivre

son initiation, le prêtre l’invite à rester à la mission:

Mais avec le père Gilbert, je ne craignais rien. Son regard semblait fasciner mon père

qui baissa la tête et s’éloigna tout penaud (Oyono, Une vie, 20).

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Sans doute faut-il revenir au fait que la conversion au catholicisme des Africains se

faisait par un recrutement systématique des enfants à la mission. L’initiation - rite de

passage fondamental pour l’enfant indigène - est éliminée au profit du baptême

catholique et le changement de nom qui l’accompagne.30 Comme Camara, Toundi n’aura

pas la possibilité de connaître “le fameux serpent qui veille sur tous ceux de notre race”

(Oyono, Une vie, 14). En contrepoint, selon le père Gilbert, il connaît le Saint-Esprit -

“génie” chrétien. Les protagonistes du Pauvre Christ de Bomba et d'Entre les eaux,

Denis et Pierre Landu seront recrutés par la mission alors qu’ils sont encore enfants. Or,

les deux protagonistes ont été “poussés” par leur père vers la mission afin de bénéficier

de certains avantages matériels ou économiques. Dans le cas de Denis, son père l’a

emmené à la mission vu qu’il a su lui-même tirer des avantages de par sa position de

catéchiste: alors que tous les hommes valides du village étaient forcés de creuser la route:

[Mon père] avait été pris et emmené sur le chantier [...] Mais le R.P.S. survint; il

expliqua que c’était un homme à lui. Le Blanc qui surveillait le chantier l’autorisa à

ramener mon père à la maison (Beti, Le pauvre, 82).

Outre l’influence qu’elle exerce sur les enfants, en tant qu’institution étrangère, la

mission négativise l’autorité des époux en poussant les femmes à se révolter contre eux.

Le discours de la mission est un encouragement aux femmes de remettre en question les

décisions prises par leurs maris. Afin de saisir les implications de cette action de la

mission, il y a lieu d’évoquer le rôle que la femme occupe au sein des structures

familiales et du groupe:

30 Notons la transformation qui s’est opérée chez le protagoniste à la suite du contact avec la mission : “ je
m ’appelle Toundi Ondoua. Je suis le fils de Toundi et de Zama. Depuis que le père m ’a baptisé, il m ’a
donné le nom de Joseph.” (14)

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En principe général, les femmes n’occupent pas des postes d’autorité dans les groupes

de parenté [...] En somme, la femme est toujours sous le contrôle d’un homme (Van

Eetvelde, L'homme, 132-133).

Dans Le pauvre Christ de Bomba, le R.P.S. accorde le droit de la parole à la femme:

Tu aurais pu parler à ton mari; tu aurais pu menacer d’aller le dénoncer chez

l’administrateur (Beti, Le pauvre, 110).

Un répertoire d’arguments est ainsi mis en place par le R.P.S. pour s’interposer entre la

femme et son mari. En rétablissant une pseudo-liberté d’action, de pensée et de parler de

l’épouse, la mission redistribue le rapport des forces au sein de la cellule familiale. En

fait, l’Église ne fait que remplacer l’autorité masculine en provoquant un transfert des

pouvoirs. En conseillant à l’épouse africaine de s’allier avec l’administration contre son

mari, le pouvoir est remis directement à la puissance étrangère Ceci constitue un aspect

essentiel de la centralisation du pouvoir institutionnel du système colonial. Dans cette

situation, l’Église devient un agent du gouvernement.

Il faudrait interpréter l’opposition du R.P.S. à la somme convenue pour la dot comme une

démarche déstabilisatrice de l’harmonie communautaire. Dans un premier temps, le

“conseil” du R.P.S. à la femme de ne pas tenir compte de la décision des hommes

équivaut à une remise en question de la coutume. Il importe ici de bien saisir la

dimension sacrée de la coutume africaine:

Pour le juriste, la coutume tire sa force des précédents. Les usages répétés ont

contribué à la reconnaissance d’une règle admise par tous mais dans les sociétés

africaines, la coutume se dégage mal de la volonté divine (Durand, Histoire, 374).

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Dans un deuxième temps, chercher de l’aide auprès de l’administrateur colonial pour

régler des problèmes internes de la communauté est synonyme d’une rupture avec non

seulement la tradition mais surtout avec les “gardiens de la tradition et des activités

familiales”31 - les ancêtres.

Dans Le pauvre Christ de Bomba et Une vie de boy, la mission catholique représente un

nouveau pouvoir qui combat les coutumes africaines et les institutions traditionnelles. La

chefferie, les pratiquants de la magie, la famille, sont tour à tour défiés par l’Église.

Jouissant d’une complicité réciproque basée essentiellement sur l’appartenance raciale

des dirigeants, l’Église et l’administration s’unissent pour mieux asservir les populations

africaines. Cet aspect de l’Église est davantage mis en lumière dans Entre les eaux. Pierre

Landu, après sa longue formation de prêtre au sein de l’Église catholique, se rend compte

de l’inauthenticité de celle-ci par rapport à la justice et des pauvres.

À la lecture de cet ouvrage, le lecteur découvre les conflits entre le “maquisard” Pierre

Landu et le catholicisme. D ’emblée, l’Église confirme son statut d’institution organisée à

partir d’une idéologie étrangère, importée en Afrique:

Le catholicisme est une religion marquée par l’Occident [...] Porté, soutenu par des

structures européennes, il n’est guère possible de l’aimer sans s’inscrire dans l’histoire

d’un monde (Mudimbé, Les eaux, 30).

31 “L ’homme étant pris dans un ensemble de forces, il est normal que les règles auxquelles il est soumis
soient elles-mêmes le produit de ces forces. Partout interviennent les divinités, les esprits, les morts vivants,
c ’est-à-dire les ancêtres défunts jusqu’à cinq générations en arrière. Or, ces derniers s’intéressent encore
directement aux affaires terrestres, ils s’informent et agissent comme la police invisible des familles et des
communautés” (Durand, Histoire, 375).

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Pour l’Africain, cette inscription dans l’histoire est telle que tout lien avec la religion

catholique équivaut à un acte de trahison:

En restant avec eux, dans leurs structures, je trahis (Mudimbe, Les eaux, 27).

Le catholicisme tel qu’il est pratiqué par l’Église est présenté comme une idéologie

incompatible avec le fait d’être Noir. Le protagoniste d'Entre les eaux s’interroge à

propos de sa situation contradictoire de nègre catholique:

Si je me fais mal comprendre, ou si je déroute, serait-ce la preuve que ma culture,

comme mon christianisme, n’est qu’une pelure artificielle autour de mon noyau nègre?

(Mudimbe, Les eaux, 28)

En nous attelant à l’étude de la perspective du narrateur, la vision théologique du prêtre

catholique apparaît comme une religion que l’on doit pratiquer en vivant “à l’écart” des

autres dans une “énorme tromperie”:

Pendant des années, j ’ai tenté de vivre [ma foi] dans les structures consacrées

(Mudimbé, Les eaux, 4).

Telle est sommairement la représentation de l’Église catholique à un niveau personnel.

Or, pour la collectivité, la foi telle qu’elle est vécue par l’institution de l’Église semble

être contraire au véritable message de l’Évangile: le combat pour la justice et pour les

opprimés.

Si le terme “structures” revient comme un leitmotiv dans le discours de Pierre Landu, ce

dernier se réfère de prime abord aux “structures de pensées.” Nous avons démontré ci-

dessus que la mission utilisait souvent des stratégies institutionnelles pour forcer les

populations à s’éloigner des traditions et des coutumes. Or, dans le roman de Mudimbé,

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le combat de l’église se situe au niveau de la conscience. S’étant asssociée à


32 r
l’administration coloniale pour mieux asservir les populations autochtones , l’Eglise

partage les mêmes intérêts que ceux qui se trouvent au sommet de l’échelle sociale tout

en ignorant les intérêts de Dieu. Cette foi “importée” a été imposée au peuple. Il s’agit

d’une “imposition” car l’Église et le pouvoir politique colonial ne faisaient qu’un:

Pouvait-il avoir un autre choix? Surtout dans cet ordre colonial où le christianisme

justifiait le pouvoir politique et où celui-ci en retour, imposait la Foi (Mudimbe, Les

eaux, 22).

Pierre Landu va davantage plus loin dans sa critique des institutions catholiques. En les

accusant de protéger les intérêts du gros capital, il accuse l’Eglise d’être une repaire pour

des voleurs:

L ’Église dans mon pays, constitue une espèce d’internationale des voleurs travaillant

sous le signe de Dieu [...] Ces 500 hectares de la paroisse de Kanga que cultivent

chaque jour des catéchumènes (Mudimbe, Les eaux, 40).

Tout comme dans les deux romans étudiés en haut, la mission exploite une main d’oeuvre

à bon marché pour s’enrichir. Qui plus, elle dispense des sacrements pour un gain

monétaire:

Ils achètent ainsi leur baptême, dans la sueur, le sang et l’exploitation. L’oeuvre de la

communion, le message de charité sont devenus des alibis couvrant des entreprises

commerciales (Mudimbe, Les eaux, 40).

Outre le discours identique sur et par la mission et l’Église dans le roman africain,

constatons qu’elles se sont toutes deux alliées aux forces administratives coloniales pour

32 Pierre Landu justifie sa présence parmi les maquisards comme “une mission [...] de nier, la responsabilité
de Dieu dans la colonisation comme dans l ’exploitation.” (18)

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asservir les populations autochtones. En imposant de nouvelles structures

organisationnelles sur les personnages romanesques, en ridiculisant tantôt les chefs ou

autres personnages religieux, tels les “sorciers”, la mission tente de remplacer de manière

systématique les croyances traditionnelles par la foi chrétienne. Les principales

catégories des systèmes théologiques africains , à savoir “Le Grand Dieu, les divinités,

les esprits locaux , les ancêtres et l’âme, le Destin, la Magie”33 sont substituées au profit

du personnage du Christ et du prêtre. Ce dernier, préoccupé par l’intégration

institutionnnelle de sa religion, développe un catholicisme hautement visible à travers des

pratiques rituelles. En contrepoint, la lutte contre l’Eglise catholique devient un outil de

protestation sociale pour des groupes qui sont considérés comme refusant l’assimilation,

d’où une occasion pour préciser l’identité africaine. Symbole à la fois de désordre et d’un

nouvel ordre social, politique et culturel, l’Église fait éclater la famille en forçant les

enfants et les jeunes à se joindre à elle. Quant aux vieux, qui refusent la vision coloniale
\

et son discours chrétien, ils sont ridiculisés par les prêtres. A cet égard nous notons la

présence marquée d’un discours anti-institution de la communauté - souvent “le groupe

de référence” qui s’y défend, provoquant le départ de la mission et du R.P.S. comme dans

Le pauvre Christ de Bomba.

LA VILLE

Dans le prolongement d’une réfléxion qui cherche à cerner les lieux institutionnels de

l’altérité, la ville africaine - telle qu’elle est représentée dans le discours romanesque

serait peut-être l’espace principal qui contient toutes les manifestations possibles de cette

33M elville J. Herskovits, “La structure des religions africaines”, Colloque sur les religions, 71-79.

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problématique. Ville Cruelle34, La ville où m l ne meurt15, La Ville36, Xala, Les bouts de

bois de Dieu31, pour ne citer que quelques romans africains explorent chacun les

différents aspects de cet espace. Il ne s’agit pas d’une étude de la ville en tant qu’un lieu

topologique mais plûtot comme un espace de rencontres et de rapports entre les

protagonistes de l’état colonial. Dès Les damnés de la terre, Fanon dénonce la ville

africaine comme étant un espace dichotomique, l’expression de deux visions du monde,

deux ontologies, deux races:

La ville du colon est une ville repue, paresseuse, son ventre est plein de bonne

choses à l’état permanent [...] la ville du colonisé est une ville affamée, affamée

de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière (Fanon, Damnés, 8).

Immanquablement, dans ce schéma général, la ville en tant qu’un ensemble d’institutions,

instaure dans les oeuvres romanesques une problématique de l’autre et de la différence.

Cependant, à l’opposé de l’école et de la mission (l’Église y compris), la ville africaine

n’est pas une “importation” coloniale. S’il est vrai que la ville africaine a existé bien

avant la traite ou la colonisation, elle a été comme “récupérée” par l’administration

coloniale comme un lieu central à partir duquel sont propagées les nouvelles idéologies et

pratiques administratives:

Dans le contexte politique actuel, la Ville, c’est d’abord le siège des grandes

institutions nationales.38

Dans le roman africain, la ville devient le symbole de F inauthenticité, un espace de la

modernité où les vieilles coutumes sont rejetées au profit des conduites scandaleuses.

34 Eza Boto (Mongo Beti), Ville Cruelle. Paris: Présence Africaine, 1971.
35 Bernard Dadié, La ville où nul ne meurt. Rome: Présence Africaine, 1968.
36 Ahmed Djerroumi, La Ville. Paris: Présence Africaine, 1989.
37 Ousmane Sembène, Les bouts de bois de Dieu, Le Livre contemporain, Amiot-Dumont, Paris, 1960.

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C’est aussi un lieu où la présence massive “d’étrangers” contribue à la fois à la perte de

l’identité et de l’acquisition d’une nouvelle identité. C’est l’espace de l’autre marqué par

l’absence - du même. Aussi, le lecteur y découvre un “autre” pluridimensionnel qui ne se

lasse pas d’interroger la nouvelle échelle de valeurs qui le transforment.

Relevons premièrement à ce propos que le milieu urbain fournit une des principales

lignes de clivage entre ce qui est africain et ce qui ne l’est pas. Occupant un espace

frontière, elle est décrite souvent soit en tant qu’une destination ou point de départ. C’est

aussi un lieu “transit” où séjourne le personnage avant qu’il ne parte vers la métropole.

Diattou, Samba Diallo et Camara passent à travers la ville pour “avoir une bonne

éducation avant de partir définitivement pour Paris. Non seulement, lieu de transit ou lieu

frontière, la ville devient un symbole de rupture avec l’univers protecteur de famille.

Il faut convenir que la ville “romanesque” apparaît d’abord comme un réseau englobant

de structures réunissant à la fois les institutions commerciales, religieuses et sociales qui

poussent les villageois à se déplacer. Dans Ville Cruelle, elle attire les populations rurales

comme un immense aimant. Au demeurant, l’imposition d’un nouveau système

économique en ville force les villageois à abandonner leurs anciens modes de traitements

au profit du système importé. Notons par ailleurs que ce système dominant d’échange,

plus spécifiquement la vente, favorise à la fois l’enrichessement des étrangers et

l’apauvrissement des cultivateurs indigènes. Aussi, la ville, dont le pouvoir socio-

économique réside-t-elle entre les mains des étrangers constitue une menace à la famille

traditionnelle, à la communauté et à l’être lui-même.

38 Jean-Marc Ela, La ville en Afrique Noire, Paris: Karthala, 1983, 15.

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Dès les premières pages de Ville Cruelle, Banda, le personnage principal donne au lecteur

sa perception de la ville. Voulant plaire à sa mère agonisante, le jeune homme désire se

marier avant la mort de celle-ci. Or, pour pouvoir se marier, il a besoin de vendre son

cacao à la ville. L ’arrivée du personnage principal à Tanga sert de prétexte au narrateur

pour décrire cette ville. Soulignons que la ville de Tanga, comme d’autres villes

“romanesques”, est divisée entre deux grands quartiers, si distincts qu’on pourrait parler

de deux “villes” - la ville européenne et la ville indigène.39 Cependant, comme nous le

verrons un peu plus loin, cela ne veut pas dire pour autant que la grande présence de la

population noire fait de ce quartier un univers familier.

Bien que la ville soit décrite à partir de la perspective d’un voyageur arrivant à Tanga, le

narrateur interpelle le lecteur dans les termes suivants:

Imaginez une immense clairière dans la forêt de chez nous[...] Représentez-vous,

au milieu de la clairière[...] Le Tanga commerçant et administratif - Tanga des

autres, Tanga étranger (Beti, Ville, 17).

Le commerce et l’administration sont présentés comme des éléments “autres” au

voyageur indigène car ils sont sous le pouvoir des étrangers: des Grecs, en particulier:

Tout le long des rues, les enseignes sonnaient grec: Caramvalis, Despotakis,

Pallogakis, Mavromatis, Michalidès, Staveridès, Nikitopoulos...(Beti, Ville, 18).

La plupart des boutiques étant la propriété des “étrangers”, les Grecs, sont très actifs

pendant la saison du cacao. D ’ailleurs, c’est la raison pour laquelle, Banda est arrivé en

ville:

39 “Les romanciers sont très conscients de la division des villes africaines en quartiers fonctionnels et
séparés, mais c ’est surtout l ’opposition entre la ville européenne et la ville indigène qu’ils insistent.” Roger

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- Demain [...] je m’en vais à la ville pour vendre mon cacao aux Grecs. J’espère

que ces fils de voleurs me donneront suffisamment d’argent pour mes affaires

(Beti, Ville, 14-15).

Ce jugement de valeur de Banda (avant même son arrivée en ville) met en lumière la

façon dont les affaires sont traitées par les Grecs. Plusieurs indices disséminés dans le

texte démontrent qu’ils exploitent les cultivateurs de cacao. Par exemple, M. Pallogakis, à

l’aide de ses rabateurs, n’hésitent pas à menacer les villageois. Qui plus est, il a aussi

recours à des pratiques malhonnêtes:

M. Pallogakis commençait la journée par un prix supérieur [...] les paysans

accouraient avec leurs charges, s’amassaient [...] il était facile à M. Pallogakis de

baisser progressivement et insensiblement le taux et de commettre d’autres

fraudes (Beti, Ville, 19).

Les contrôleurs de cacao se livraient eux aussi à de pires transactions. Chargés à inspecter

si le cacao était assez sec pour la vente, les contrôleurs - fonctionnaires de

l’administration coloniale, ordonnaient souvent que la cargaison soit brûlée sur place à

cause de la mauvaise qualité. En fait, ils s’arrangaient pour récupérer une grande partie de

la marchandise au cours de la nuit, pour la revendre. Ignorant qu’il fallait offrir des pots-

de-vins aux contrôleurs, Banda perd toute sa cargaison. C’est ainsi que la ville devient un

lieu où l’indigène est exploité économiquement, mettant en lumière le rapport inégal

entre dominé et dominant. Pour le cultivateur, Tanga est analogue à un pays étranger :

Des rabatteurs s’efforcent de drainer les paysans vers la boutique de leur patron

[...] Tous les moyens sont bons[...] promesses fallacieuses, tricheries, intimidation

toujours facile, l’aplomb du citadin impressionnant les ruraux, inquiets et

Chemain, La ville dans le roman africain. Paris: L ’Harmattan, 1981, 79.

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désemparés dans ce monde étranger qu’est pour eux la ville (Chemain, La ville

dans le roman, 84).

Il faut sans doute reconnaître la dimension politique de la ville: la nouvelle administration

met en place toute une série de mesures visant à contrôler les actions de la population. Or,

les “forces de l’ordre” sont principalement des étrangers qui ne veulent pas communiquer

avec les cultivateurs. Suite aux protestations de Banda qui ne veut pas que son cacao soit

détruit, les gardes décident de le conduire de force au commissariat. Devant une telle

injustice, Banda se rend compte de l’hostilité qui régne à Tanga:

[...] la sécurité s’était retirée à jamais de la grande forêt[...]Banda avait

l’impression de se trouver dans une terre étrangère, à une distance

incommensurable de son pays natal, des siens (Beti, Ville, 48-49).

Enfin un dernier point qui attire l’attention “dans cet univers qui n’était pas le sien” (Beti,

ville, 49) est la difficulté pour Banda de se faire comprendre et de comprendre auprès du

commissaire:

Il parlait beaucoup trop vite et moi je ne comprenais pas. J’ai donc raconté mon

histoire à un interprète qui a traduit (Beti, Ville, 59).

Il n ’y a aucun moyen pour contester la décision des contrôleurs. Ce processus se traduit

ainsi par l’obligation pour les individus de se plier aux nouvelles lois mises en place par

le système. Si le quartier administratif et commercial est caractérisé par une entente tacite

entre les commerçants étrangers et les forces de l’ordre colonial, cela ne veut pas dire

pour autant que l’altérité serait construite autour des lignes raciales. En effet, nous

constatons que des fonctionnaires indigènes font partie de la nouvelle administration.

Dans ce rapport oppositionnel entre les “citadins”et les “ruraux”, il apparaît que la ville

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transforme ceux qui l’habitent. Ainsi, les contrôleurs deviennent complices dans les

manoeuvres malhonnêtes. La ville, comme espace psychologique semble promouvoir des

valeurs contraires à celles prônées en milieux ruraux. Dans ces milieux, l’importance de

la lignée familiale et des liens qui rattachent l’individu aux générations passées, présentes

et futures définit les priorités et, par extension, détermine les valeurs. Les valeurs de

l’Afrique traditionnelle (ou tout autre société) équipent la collectivité à mieux atteindre

ses objectifs fondamentaux:

La notion de valeur embarrasse bien des sociologues. À la limite, certains

réduisent les valeurs à une manière de déguiser les intérêts. Seul les intérêts

seraient le moteur de la vie sociale.40

Dans le cas de l’Afrique rurale (de Ville Cruelle), la paix sociale est un sous-produit de

l’échelle de valeurs. À Tanga, l’échelle de valeurs des fonctionnaires indigènes est

différente de celle des planteurs de cacao. Ne s’intéressant qu’à leurs intérêts personnels,

les contrôleurs sont indifférents devant les lamentations et les pleurs des femmes qui ont

accompagné Banda. Le sentiment de la communauté si vital au village y est absent:

- Arrête donc Régina! lui cria Banda. Ce n’est pas un homme que tu vois là. C’est

une bête (Beti, Ville, 47).

Dans le quartier administratif et commercial, la ville déhumanise l’être africain - les

Blancs aussi bien que les indigènes.

40 Jean Remy, “La ville: architectonique spatiale et univers d’incompréhension”, Recherches


sociologiques”, Vol. XXX, no. 1, 1999, 177-183.

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Ce sentiment est si fort qu’en rétrospection le protagoniste a l’impression de vivre dans

un monde irréel.41 Coupé de sa communauté et des institutions traditionnelles qui

jusqu’ici ont dicté sa conduite, le citadin noir adopte la même échelle de valeurs que celle

de la nouvelle administration. Cependant, la ville de Tanga comporte une autre

dimension qui paraît fructueuse à examiner: le Tanga-Nord, le quartier des autochtones.

En dépit de la grande population indigène qui vit à Tanga-Nord, Banda y éprouve un

sentiment d’étrangeté. En fait, comme les quartiers urbains qu’on retrouve dans les

oeuvres romanesques, entres autres, Les bouts de bois de Dieu, Les soleils des

indépendances,42 Climbié (Chemain, la ville dans le roman, 88-89), Moko, le Tanga-

Nord constitue un paradoxe:

Les éléments de modernisme sont réservés dans les quartiers résidentiels, à la

classe dirigeante tandis que les populations de bas étage s’entassent dans les bas-

quartiers et les bidonvilles où il n’y a pas d’urbanisme.43

L’espace de la ville est marqué par des fractures imposées par les critères raciaux et

économiques. Moko, la ville des indigènes, est caractérisée par un manque général. Etant

essentiellement une ville nocturne, Tanga-Nord ne retrouvait ses habitants qu’à la tombée

de la nuit:

La nuit, la vie changeait de quartier général, le Tanga du versant nord récupérait

les siens et s’animait d’une effervescence incroyable (Beti, Ville, 22)

41 Alors qu’il se retrouve dans le quartier indigène, Banda songe aux tristes événements de la journée: “ Il
ne pouvait pas s ’empêcher de penser au contrôleur, au commissaire de police, aux jeunes mécaniciens, aux
fèves rouges amoncelées, au gradé blanc, aux gardes régionaux, au gros Blanc qui geignait et gigotait
douloureusement, à son vieil oncle fatigué. Non, il ne pouvait décidément pas s’empêcher d ’y penser.
Pourtant il lui semblait qu’un long espace avait ôté toute consistance à ces personnes et qu’elles
s’envolaient bientôt comme un lambeau de fumée”, 75.
42 Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances. Paris: Seuil, 1970.
43 Jean-Marc Ela, La ville en Afrique noire. Paris: Karthala, 1983, 78.

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257

On peut donc présumer que les institutions qui sont mises en place dans Tanga-Nord

visent à structurer les activités et comportements de la population pendant la nuit. Lieu de

transit, pour “cette population en proie à une instabilité certainement unique” (Beti, Ville,

24), Moko ressemble à une ville irréelle. Lieu de la “non-production”, l’endroit avec son

unique commerce - le réseau clandestin de distribution, de vente, d’achat et de transport

de l’africa-gin - fournissait à la population indigène de quoi se divertir. Le caractère sacré

de la danse traditionnelle y est absent. Par contre, on y retrouvait des “maisons de danse,

violemment éclairées à l’électricité” (Beti, Ville, 23). Suivant le même ordre d’idées, le

tam-tam est remplacé par des caisses vides. Tout ceci explique la fragilité de cette masse

de personnes en transit. Non seulement, la famille - institution première de l’Afrique

traditionnelle - n ’y existe pas, mais l’indifférence est totale:

Certains, assez peu nombreux, trouvaient impensable que l’on danse dans une

case, alors que dans la case voisine on pleurait un mort dont le cadavre n’avait

même pas encore été mis sous terre ...(Beti, Ville, 24).

Alors que le Tanga-Sud est caractérisé par des institutions étrangères qui gèrent à leur

manière la “nouvelle économie”, basée essentiellement sur l’exploitation les cultivateurs

indigènes, Tanga-Nord est un monde irréel, presque “fantôme” avec ses “moeurs

insolites” (Beti, Ville, 24). Privée, pour ainsi dire, de toute structure sociale pour régler la

conduite personnelle et collective, la ville indigène n’est qu’une masse de “cent mille

âmes” vivant dans l’indifférence quasi-totale. À l’exception de Banda et d’Odilia, le reste

de la population de Tanga est présenté comme n’ayant aucun ou peu de lien familial à la

ville. L ’existence à Moko est certes loin de “la réalité africaine [qu’est] la famille étendue

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258

fortement intégrée dans le réseau des solidarités lignagères et ethniques.”44 Ainsi, cette

absence de réseau familial et de la peur du sacré légitimisent tout comportement

personnel.

À la frontière de Tanga-Sud et de la forêt, Moko est un monde à part. Sa population de

ruraux déracinés vit en marge des institutions de Tanga-Nord et celles de leurs

communautés d’origine. Mais le fait le plus significatif est l’hétérogénéité de la

population. La diversité inhérente de cet afflux récent de populations indigènes de Moko

fait qu’il n ’y pas d’institutions formelles qui puissent la gérer. Les structures de la ville

coloniale et l’absence d’organisation sociale de Tanga-Nord sont à l’origine du

déséquilibre socio-économique45 dans lequel vit la population noire.

En résumé on peut dire que la ville située loin de la brousse et du village africain,

représente la distance psychologique qui sépare les Africains des étrangers. Espace

physique et symbolique de l’altérité, l’environnement urbain est occupé par les Blancs et

ses institutions. Connaissant le désir de Banda de vouloir s’établir en ville, Tonga, le

vieillard du village de Bamila le met en garde contre une telle démarche:

Ne quittez pas la voie de vos pères pour suivre les Blancs: ces gens-là ne

cherchent qu’à vous tromper. Un Blanc, ça n’a jamais souhaité qu’à gagner

beaucoup d’argent (Beti, Ville, 124).

44 Roger Chemain, L ’imaginaire dans le roman africain. Paris: L’Harmattan, 1986, 241.
45 Pour Meinrad P. Hebga, l ’équilibre socio-économique est “l ’état d’une population donnée qui possède
une organisation sociale et les moyens de subsistance lui permettant de se conserver et de s’épanouir.”
Afrique de la raison Afrique de la foi. Paris: Karthala, 1995, 84.

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Pour les vieux du village, le départ “définitif’ des jeunes et leur installation durable en

milieu urbanisé est l’indication d’une transformation profonde de leur être et de leur

identité. En empruntant le chemin de la ville, les jeunes doivent nécessairement adopter

une nouvelle vision du monde: la quête du matérialisme et de l’enrichisssement

personnel. La famille, les liens dans la communauté à travers amis et ancêtres sont donc

relégués à une place seconde. La communauté est affaiblie par ce changement de

priorités. Influencé par les moeurs de la ville, Koumé n’hésite pas à voler son patron. Cet

acte le mène à la mort. Placée de cette façon au centre du dispositif de cette nouvelle

civilisation, la ville devient le lieu d’un affrontement culturel entre les forces

traditionnelles et le modernisme. L’administration, les commerçants et l’Église unissent

leurs efforts afin de s’enrichir au détriment des masses. Dans ce contexte, le prêtre utilise

son sermon pour demander aux indigènes de dénoncer Koumé:

Si quelqu’un savait où Koumé se terrait, lui, révérend père Kolmann, se ferait un

devoir de l’entendre après la messe et en secret. Que celui-là le révèle, par amour

pour le Christ, et pour tous les hommes (Beti, Ville, 162).

Dans Le mandat,*6 Ousmane Sembène expose une autre réalité de la nouvelle ville

africaine: celle de l’intransigeance des bureaucrates et des fonctionnaires. Recevant un

mandat de son neveu à Paris, Ibrahima Dieng tente de l’encaisser au bureau de poste. Or,

en raison des nouvelles structures mises en place par l’administration, le protagoniste ne

peut l’encaisser, car il n ’a pas les papiers nécessaires. Dans ce roman, Dieng - vivant

selon les moeurs traditionnelles - est comme coincé par les exigences de la nouvelle

administration. D ’abord, la ville est présentée comme un front uni contre les habitants. La

46 Sembène Ousmane, Le mandat précédé de Véhi Ciosane. Paris: Présence Africaine, 1966.

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poste, la police et les fonctionnaires refusent tous de reconnaître l’existence de Dieng, ce

dernier n’ayant pas de papiers.

Dans le contexte de cet ouvrage, la carte d’identité est une “nouvelle invention” de la

ville. L’exigence de la carte vise à régulariser les comportements et le champ d’activités

de la population. Autrement dit, cette carte est un encadrement du comportement

individuel. Alors que la communauté rurale reconnaît les siens de par le nom que chaque

individu porte, la ville fonctionnant dans un certain anonymat exige la carte d’identité.

Ceci est mis en lumière dès les premières lignes du récit. Le facteur reconnaît les épouses

du protagoniste:

Mety [...] Mety, j ’habite le quartier et je sais qu’Ibrahima Dieng est le maître de

céans. Je ne suis pas un toubaba (Sembène, Le mandat, 114).

À l’instar d’autres situations ou rencontres au cours desquelles les individus se croisent,

la reconnaissance de l’identité de l’autre est immédiate. Non seulement, la communauté

se connaît, les membres connaissent aussi les habitudes quotidiennes des autres. Aux

interrogations du facteur concernant Dieng, les épouses reprochent au premier de se

comporter comme un “étranger”:

Tu sais toi aussi, que notre homme n’est jamais à la maison à cette heure-ci.

Chômer d’accord! mais se vautrer toute la journée dans nos pagnes, cela non. Tu

demandes comme si tu étais un étranger (Sembène, Le mandat, 114).

À considérer le statut du personnage au sein de la communauté, l’identité du protagoniste

est prise pour acquis par les villageois. Cependant, tel n’est pas le cas à la ville. En fait, la

ville n’est pas un espace physiquement constitué à l’intérieur de frontières. Elle se

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manifeste davantage dans les réseaux contrôlant les appareils qui gouvernent la

population. En remplaçant des relations personnelles par des relations juridiquement

réglémentées, bon nombre de personnes sont marginalisés. Dans Le mandat, ces relations

juridiques sont rigoureusement gardées par les fonctionnaires. Ces derniers refusent de

reconnaître l’existence d’Ibrahima sans les papiers officiels. La carte d’identité, la preuve

de l’existence du citoyen annule l’ensemble de la tradition orale47 qui “reconnaît” le

personnage principal.

Dans La grève des Battu48 et (dans une grande mesure Xala49), le caractère étranger de la

ville est mis en relief dans le conflit qui oppose les mendiants aux administrateurs de la

ville. Généralement, par définition, le mendiant est autre. Refusant de s’intégrer dans les

structures sociales, économiques et politiques de l’État, il choisit de vivre, littéralement et

ontologiquement, en marge de la société. Il n’interpelle pas directement l’État en

exigeant peu. Du point de vue de l’économie nationale, il ne paie pas d’impôts. De par

son nombre restreint, la communauté des mendiants n’influence ni le marché de produits

ni le marché du travail. Il est l’exclu par excellence de la plupart, sinon toutes, les

structures sociales. Or, chez Aminata Sow Fall et Sembène, l’univers romanesque offre

au lecteur un milieu différent: une communauté de culture musulmane. Aussi, les

mendiants y occupent une place importante. La pratique de l’aumône est considérée

comme une obligation de tout musulman:

47 II faut ici comprendre la tradition orale dans une perspective large. En dépit des nombreuses définitions
de ce terme, force est de constater que la tradition orale est une encyclopédie de connaissances qui
comportent entre autres, des us et coutumes, les généalogies des familles, mythes et textes sacrés, les
techniques , institutions politiques qui sont transmises oralement par les Africains et conservées dans la
mémoire individuelle et collective sans aucune preuve de l ’écrit.
48 Aminata Sow Fall, La grève des Bàttu. Dakar: Nouvelles Editions Africaines, 1979.
49 Sembène Ousmane, Xala. Paris: Présence africaine, 1979.

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Héritée de l’idée que tout bien appartient à Dieu, la part du pauvre était

considérée comme l’attestation que ce que l’homme est et possède revient à lui.

Le don au pauvre est le premier des sacrifices [...] l’aumône était comme la prière,

un acte rituel auquel nul homme n’échappait.50

Aussi, il ne faudrait pas voir dans le personnage du mendiant chez Aminata Sow Fall, un

personnage de l’autre mais plûtot un être parfaitement intégré aux structures socio-

économiques musulmanes. Tel doit être nécessairement le positionnement initial du

lecteur au roman. Dans ce même ordre d’idées, la présence massive de mendiants

demandant l’aumône n’est ni une contradiction, ni une désobéissance aux lois du pays.

En fait, faire l’aumône aux pauvres s’inscrit dans une logique religieuse non seulement

chez les musulmans mais également chez les Juifs:

Les responsa rabbiniques se prirent à institutionnaliser la pratique de l’aumône, à

en établir une rigoureuse comptabilité (Décobert, Le mendiant, 200).

Les mendiants demandant l’aumône aux fidèles à la porte de la mosquée est une scène

quotidienne dans toutes les communautés musulmanes du monde. Les pauvres - les

mendiants en particulier - jouent un rôle fondamental dans la vie du croyant musulman.

La communauté a besoin d’eux et ils ont besoin de la communauté. Dans la pratique

quotidienne de l’islam, le fidèle doit obligatoirement faire l’aumône:

- Dans quel quartier de la Ville le premier geste matinal n’est-il pas de donner la

charité? Même dans les quartiers de toubabs; les toubabs noirs et aussi les toubabs

blancs accomplissent ce rite (Sow Fall, La grève, 14).

50 Christian Décobert, Le mendiant et le combattant, l'institution de l'islam, Seuil, Paris, 1991, 199.

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Pratique établie depuis la mort du Prophète Muhammad51, la charité est farouchement

combattue par des nouvelles structures mises en place par la Ville. Dans La grève des

Bàttu, la position officielle de la Ville est soulignée dès les premières lignes de l’ouvrage:

Ce matin encore le journal en a parlé: ces mendiants, ces talibés, ces lépreux, ces

diminués physiques, ces loques, constituent des encombrements humains. Il faut

débarrasser la Ville de ces hommes, ombres d’hommes plutôt, déchets humains

(Sow Fall, La grève, 5).

Bien que le nom de la ville ne soit pas précisée ici, l’emploi du majuscule de “Ville” se

réfère vraisemblablement à l’unique ville du pays. D ’emblée le conflit est posé non pas

en termes d’un groupe de personnages à un autre, mais d’une institution à une autre: de la

Ville contre l’institution de l’aumône. Bien qu’elle soit “légitime”, voire souhaitable, la

présence des mendiants à la ville n’est plus tolérée par la “nouvelle administration” dont

fait partie Kéba. La remarque de sa secrétaire ne change pas son avis:

- Tu sais, Kéba, tu perds ton temps avec les mendiants. Ils sont là depuis nos

arrière-arrière grands-parents. Tu les as trouvés au monde, tu les y laisseras [...]

- Tu ne peux pas comprendre cela, Sagar (Sow Fall, La grève, 22).

Les boroom battit52 dérangent le nouvel ordre social et économique de la “Ville”. Ne

participant point dans l’économie nationale, les mendiants constituent une menace à

l’image du milieu urbain et du pays:

51 “Une tradition dit que lorsque le Prophète Muhammad mourut, il n’avait ni or, ni esclaves, et qu’il laissa
qu’une mule, ses armes et une petite terre dont il avait prescrit de faire l ’aumône.[...] Pérégrinations, guerre,
aumône: traces que Muhammad laissait aux siens pour reconnaître le chemin...” (Décobert, le mendiant,
17).
52 “boroom” en wolof veut dire “propriétaires” qui tendent pour demander l ’aumône, “le battù” - une petite
calebasse, p. 15

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Leur présence nuit au prestige de notre pays; c’est une plaie que l’on doit cacher,

en tout cas dans la Ville.[...] On ne peut tout de même pas les laisser nous envahir,

menacer l’hygiène publique et l’économie nationale (Sow Fall, La grève, 7).

Pour le narrateur, la Ville par le biais de ses institutions, transforme l’être:

- La Ville transforme les gens....Elle les attire et les détruit (Sow Fall, La grève,

83).

Ainsi, Kéba est incapable de comprendre la misère des mendiants:

Il oubliait la faim et la misère qui poussaient certains d’entre eux à mendier pour

rappeler aux nantis qu’eux aussi ils existent (Sow Fall, La grève, 7).

L ’évacuation des mendiants est conforme à la nouvelle idéologie des villes où se

dégagent des modes de pensées contraires à la philosophie de l’Afrique traditionnelle. Ici,

les valeurs culturelles et économiques ont remplacé la pratique musulmane qu’est le sens

de devoir vis-à-vis du prochain.53 Indirectemnet, l’acte de mendicité remet en question la

raison d’être de la ville qui est essentiellement un lieu de travail:

Les villes modernes d’Afrique suivent dans leurs plans et structures les modèles

occidentaux. Sociologiquement, elles sont le lieu où se pensent où se forment les

idées et les modes [...]54

L’esprit de la communauté qui veut que ceux qui ont de quoi manger partagent leur repas

avec ceux qui n’en ont pas, disparaît de la ville où priment le matérialisme et

l’avancement personnel. Aussi, chez Mour Ndiaye, le Directeur de la salubrité publique,

53 Clara Tsabedze, Ajrican independence from francophone and anglophone voices, A comparative study o f
the Post-lndependence Novels byN gugi and Sembène. New York: Peter Lang, 1994, 90.
54 Mèdéwalé-Jacob Agossou, Christianisme africain, m e fraternité au-delà de l ’ethnie. Paris: Karthala,
1987, 127.

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le désir de faire partir les mendiants de la ville est nourri de desseins intérieurs; la

promotion au sein du gouvernement:

[...] l’essentiel pour lui était que les choses fussent bien faites, afin de lui

permettre d’en tirer une aubaine. Ce qui l’intéressait, lui, c’étaient des titres, être

quelqu’un d’honoré ... (Sow Fall, La grève, 8).

Dans ce même ordre d’idées, devant les conseils de Serigne Birama qu’il devrait sacrifier

un bélier et le partager à des mendiants55 afin d’être promu Vice-Président de la

République, Mour Ndiaye tente en vain de faire retourner les mendiants à la Ville. La

grève des mendiants est un défi à la société urbaine qui les a marginalisés. Dans la réalité,

cette marginalisation se traduit par leur déplacement forcé à trois cents kilomètres de la

cité. Dans cette “nouvelle économie” qu’est la ville romanesque, se dégage une

“communauté” qui n’aspire qu’à l’avancement personnel. L ’esprit collectif du milieu

rural traditionnel n’y est pas. Pour Mour Ndiaye, la volonté de nettoyer la ville des

mendiants n ’est que prétexte à ses intérêts égoïstes. Par conséquent, la cité est un lieu où

règne l’injustice. Le père Ngo’o met son fils en garde avant son départ pour Nécroville-

la ville de la mort:

En ville, ce n’est pas comme ici dans l’arrière-pays. Tu auras à lutter contre pas

mal d ’ennemis. Sache bien que là-bas, personne n’est pour personne [...] Tu dois

apprendre à ne compter que surtoi-même[...] la ville est le foyer de l’injustice.56

L’injustice de la ville est également mise en relief dans Xala dans le rapport de forces

entre les néo-dominants et les éternels dominés, les nouveaux-riches et les mendiants. Ici,

55 “Ce que tu veux, Dieu peut te le donner. Et je pense qu’il te le donnera, Inch’Allah...Tu l ’auras, s ’il plaît
à Dieu. Fais égorger seulement le sacrifice d’un beau bélier tout blanc. Tu l’égorgeras de ta propre main, tu
feras sept tas de viande que tu donneras à des mendiants.” ( La grève, 28)
56 Rémy Medou Mvomo, Afrika Ba 'a. Yaoundé: Editions Clé, 1969, 64-65.

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le pouvoir est représenté par la Chambre de Commerce et d’industrie du Sénégal. “La

chambre”, ancien siège du pouvoir colonial, se trouve désormais entre les mains de la

nouvelle élite économique, le “Groupement des Hommes d’affaires.” Parvenu au rang de

Président de la chambre économique, El Hadji Abdou Kader Bèye se comporte comme


en
“la nouvelle bourgeoisie qui s’empâte aux dépens du peuple.” Pour le personnage

principal, la ville devient un espace personnel où il se déplace avec aisance. La mobilité

physique d’El Hadji représente son ascension sociale. En effet, il parcourt la ville dans sa

Mercédès noire conduite par son chauffeur, Modou, partageant ses nuits entre ses deux

épouses qui possèdent chacune une villa.

En faisant le procès d’El Hadji, Sembène critique l’idéologie véhiculée par les citadins.

D ’abord la nouvelle économie urbaine fondée sur un capitalisme rigoureux qui essaie

d’accaparer tout le commerce du pays. Motivé par de tels sentiments, les “nouveaux

riches” tentent de monopoliser les grands commerces et d’éliminer la concurrence:

Leur ambition était de prendre en main l’économie du pays.[...] Dans plusieurs de

leurs déclarations, ils avaient énuméré les branches clef de l’économie nationale

qui leur revenaient de droit (Sembène, Xala, 7-8).

Alors que la “richesse” de la famille traditionnelle était bâtie sur des rapports de forces

légitimes et sur le travail collectif; en ville toute richesse est suspecte:

Faute de crédits bancaires et de soutien, [El Hadji] revenait à son point de départ.

Mais très connu, ayant une “surface”, le milieu industriel l’utilisa comme prête -

nom moyennant quelques redevances. Il joua le jeu (Sembène, Xala, 11).

57 Martin T. Bestman, Sembène Ousmane et l ’esthétique du roman négro-africain. Sherbrooke: Editions


Naaman, 1981, 324.

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Suivant le même schéma, cette nouvelle richesse ne sert pas à l’avancement collectif.

Comme Mour, qui révèle à sa femme sa décision de prendre une deuxième épouse58, El

Hadji, aussitôt promu à la Présidence, en prend une troisième et ce, malgré l’opposition

farouche de sa fille aînée. Si la polygamie est une pratique culturelle du milieu

traditionnel, par contre à la ville elle est signe de la nouvelle bourgeoisie. L’acquisition

de cette nouvelle richesse permet à El Hadji de s’offrir une nouvelle épouse - N ’Goné,

qui avait “la saveur d’un fruit, la chair ferme, lisse [et] l’haleine fraîche” (Sembène, Xala,

18). Seul l’espace de la ville permet à l’être de vivre ainsi. Avoir de nombreuses épouses

serait représentatif de la richesse. Or, selon John Mbiti, une telle attitude serait contraire à

la vie traditionnelle:

Dans la vie traditionnelle, l’individu n’existe pas ni ne peut exister si ce n’est

collectivement[...] Tout ce qui peut arriver à l’individu arrive au groupe et tout ce

qui arrive à tout le groupe arrive à l’individu.59

Bien qu’El Hadji “arrive” seul à la richesse, elle contamine les familles des deux épouses.

En opposition à cette nouvelle race de bourgeois urbains, se trouvent les mendiants. Bien

qu’ils n’apparaissent qu’à la fin du roman pour guérir le protagoniste de son xala60, leur

invisibilité relative dans l’oeuvre se justifie de par leur statut d’autre. Étant donné que la

ville toute entière semble être sous le contrôle du “Groupement des Hommes d’affaires”,

58 Mour réveille sa femme pour lui faire part de sa décision: “Voilà...Puisqu’il faut te le dire et que je veux
te le dire moi-même par rspect et par amour pour toi, v o ilà ... on me “donne” une femme demain” (Sow
Fall, la grève, 40)
59 John Mbiti cité par Charles Larson, Panorama du roman africain. Paris: Internationales, 1974, 155.
60 Impuissance sexuelle

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les mendiants sont marginalisés et ont pour ainsi dire disparu de la ville61. Par ailleurs,

quoique dans un contexte culturel musulman, leur présence dérange El Hadji:

Les bribes monotones du chant d’un mendiant, juste de l’autre côté de la rue

l’irritaient (Sembène, Xala, 47).

A cet égard, la répugnance que le protagoniste éprouve pour le mendiant est significatif:

Le mendiant était très connu à ce carrefour. Le seul qui le trouvait agaçant était El

Hadji. El Hadji, maintes fois, l’avait fait rafler par la police (Sembène, Xala, 49).

Bien qu’on ignore les motifs réels du rafle, il semblerait que le personnage principal ne

peut tolérer la présence de mendiant auprès de son commerce.

C’est qu’à la fin du roman que le lecteur est en mesure de comprendre le rôle du

mendiant dans le récit. Ce dernier responsable d’avoir causé l’impuissance d’El Hadji,

s’explique en s’adressant au protagoniste dans sa villa, en présence de toute sa famille:

Ce que je suis maintenant est de ta faute....Te rappelles-tu avoir vendu un grand

terrain situé à Diéko appartenant à notre clan? Après avoir falsifié les noms

claniques avec les hauts placés, tu nous as expropriés...tu me fis arrêter et jeter en

prison (Sembène, Xala, 165).

Si El Hadji est accusé d’être celui qui est responsable d ’avoir poussé l’homme à mendier,

on peut dire par analogie, que la nouvelle elite urbaine est mise en accusation ici.

La ville africaine telle qu’elle est présentée dans les oeuvres romanesques, soit en

filigrane soit de façon prédominante est le siège privilégié de l’altérité parce qu’elle

61 II faut ici voir le parallélisme avec la situation des mendiants dans La grève des Battu. Si chez Aminata
Sow Fall, ils sont forcés de quitter la ville à la suite d’ une décision par les fonctionnaires, dans Xala ils

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regroupe tous les réseaux traités dans les deux derniers chapitres. Alors que la religion

catholique et musulmane figurent en tant qu’institutions dans l’oeuvre d’Ousmane

Sembène et par implication chez Aminata Sow Fall, chez Mongo Beti et Ferdinand

Oyono, elles sont plus complexes. L’enfant, le missionnaire et l’épouse blanche -

personnages archétypaux, empruntent tous le chemin de la ville. Lieu de pouvoir de

l’élite - coloniale ou locale, la ville regroupe tous les dispositifs visant à réglémenter la

conduite des citadins. Attirance pour les villageois en quête d’un meilleur avenir, la cité

est souvent un lieu peu acceuillant, voir hostile à la majorité de la population.

Essentiellement un lieu dangereux et menaçant, la ville est “cruelle” vis-à-vis de tout

ceux qui refusent de se soumettre à ses lois et pratiques. Au plan de la structuration

sociale, elle fonctionne sur l’idéologie capitaliste et l’avancement personnel au détriment

des pauvres et des faibles. Ainsi, la nouvelle économie “coloniale” rejette et méprise les

liens communautaires au profit de l’avancement personnel. Cette idéologie est

accompagnée dans la pratique par un abus de pouvoir. Si “gouverner, en ce sens, c’est

structurer le champ d’action”62, les implications d’une telle démarche de l’élite

transforment la majorité de la population en “autres”. Il faudrait voir dans le discours

romanesque que l’école, la mission et la ville sont des réseaux de structurations qui

fonctionnent sur le mode de l’écrit rejetant ainsi l’ensemble de la tradition orale. Ainsi, ce

sont des lieux de conflits et de tensions dont se sert le romancier, comme un carrefour de

l’interrogation sur la non-appartenance.

sont invisibilisés par la nouvelle économie de la ville.


62 Michel Foucault, “Deux essais sur le sujet et le pouvoir” dans Hubert Dreyfus, Paul Rabinow, M ichel
Foucault. Un parcours philosophique. Paris: Gallimard, 1984, 314.

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Chapitre 5
Quelques jalons du postcolonialisme

Nous avons vu dans les deux premiers chapitres que toute tentative de comprendre la

littérature africaine doit tenir compte de la formation européenne des écrivains et des

penseurs africains. Dans les chapitres 3 et 4 nous avons démontré que la problématique

de l’altérité est présentée dans le roman à travers des schèmes qui sont directement ou

indirectement liés au phénomène de la colonisation. Suivant cette perspective, le

personnage de l’autre ou “l’institution de l’autre” sont inévitablement articulés dans un

“contexte colonial”. Comme avancé dans les chapitres précédents, le “contexte colonial”

dépasse l’époque officielle de la colonisation. Bien que certains des romans traités

appartiennent aux années des indépendances, ils sont nourris par le motif colonial. Dans

ce même ordre d’idées, le sentiment du Même, de ce qui est authentiquement africain doit

être mis en rapport avec la “tradition orale.” Les romans analysés exhibent l’écart entre

ces deux modes d’être - contexte colonial et la tradition orale - comme des entités qui

sont sur un parcours de collision. De cette confrontation, se dégage l’altérité - un

sentiment d’étrangeté provoquant souvent des réactions vives de la part de la

communauté. Généralement, ce sentiment est perçu non pas au niveau individuel, mais

collectif. En effet, parfois l’Autre qui est créé n’est pas un individu mais toute une

communauté, qui est marginalisée par rapport aux détenteurs du pouvoir. Ce pouvoir est

étroitement lié à l’espace “autre” : la ville, la mission et l’école sont les principaux

e n d r o its o ù il e s t e x e r c é, le s lie u x d ’a n crage p r iv ilé g ié s dan s le rom an africa in o ù

s’affrontent l’Autre et le Même. Ces institutions sont dirigés par des “ étrangers” -

personnages blancs ou européens qui sont incapables de comprendre les autochtones et

leur culture:

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[...] la culture est une des expressions de la personnalité collective.[...] C’est par la

culture commune que nous affirmons notre appartenance.1

Cette approche à la fois globalisante et générale doit aussi tenir compte des “toubabs

noirs” - personnages noirs qui, transformés par leur éducation ou leur richesse matérielle

adoptent la ‘mentalité occidentale’. La mentalité occidentale se manifeste à travers les

indices dans le discours et le comportement. ‘L’Européen noir’ - qui méprise la culture

du pays et/ou s’enrichit au détriment de la communauté, est lui-même méprisé par les

personnages noirs qui vivent une autre réalité.

L ’utilisation de l’espace est un élément crucial dans la détermination de l’appartenance

du personnage. Nous avons démontré que les espaces servent de marques identificatoires.

Ils sont significatifs pour marquer soit l’inclusion ou l’exclusion. Le positionnement du

personnage (occupant la périphérie ou le centre) par rapport à la configuration spatiale

détermine dans une grande mesure son statut:

La façon dont le romancier situe ses personnages dans l’espace n ’est jamais

fortuite; elle peut avoir une signification idéologique, nous permettant de

considérer ces personnages comme les Mêmes ou les Autres.2

À l’élément de l’espace s’ajoutent deux principaux registres pour articuler le discours sur

l’autre: l’occidentalisme et la notion de l’entre-deux.

1 Albert Memmi, Le nomade immobile. Paris: Arléa, 2000, 163-164.

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272

L’Occidentalisme

L ’altérité comme projet romanesque se manifeste par la mise en oeuvre du mythe de

Poccidentalisme. La construction romanesque du personnage de l’autre et de

“l’institution des autres” dans les oeuvres africaines s’articule principalement en fonction

de la présence ( passée ou présente ) des Éuropéens en Afrique. L ’examen des textes

africains révèle que la construction de l’altérité en dehors de cette catégorisation,

indépendamment d’une philosophie occidentale est presque une impossibilité pour le

romancier africain. On pourrait donc se demander si on n’assiste pas à un phénomène

identique à celui décrit par Edward Saïd dans Orientalism, à savoir “L ’Occidentalisme”

par les auteurs et théoriciens africains. Ici, il est légitime de s’interroger comment

l’altérité dans le roman africain est un processus “d’occidentalisation” de la différence.

Ce processus complexe se passerait au niveau de l’imaginaire où toute différence réelle

est ramenée inévitablement à la presence d’éléments occidentaux dans l’univers du

roman:

Le désir de l’altérité serait une transgression des limites imposées à l’homme [...]

la possibilité de créer une telle vision de la condition humaine constitue un facteur

déterminant du romanesque et lui prête une puissance presque magique.3

Dans cette démarche d ’essentialisation de la différence, voire une réduction des

possibilités discursives, on assiste à un cadre théorique qui limite la marge de manoeuvre

du romancier et de la problématique traitée dans les oeuvres. Ainsi le personnage blanc -

l’autre - est souvent représenté comme symbole de destruction et de malheur:

2 Cosmas K. M. Badasu, Le Même et l \'Autre, espace et rapports de pouvoir dans le roman français (1871-
1914). New York, Peter Lang, 1998, 5.
3 Aleksander Ablamovicz, “Le romanesque et le réel”, L'Autre du roman e t de la fiction. Paris: Minard,
1996, 41-50.

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273

Si l’on croit Frantz Fanon, et à sa suite Albert Memmi, c’est le Blanc qui crée le

Noir [...] à cette vision en correspond une autre, tout aussi réductrice, qui tend aux

yeux du Noir à figer le Blanc dans un rôle unique d’exploiteur et d’oppresseur.4

Pour le romancier, l’espace de la différence est “rempli” par un Occident imaginaire

occupé entre autres, par l’école des Blancs, l’Église des Blancs et la Ville des Blancs.

L ’étude de certains ouvrages d’Aminata Sow Fall, de Mongo Beti, de Ferdinand Oyono,

d’Albert Memmi et d’Ousmane Sembène, révèle en filigrane un système de valeurs

réelles ou imaginaires qui sont reconnues comme étant foncièrement étrangères à la

culture africaine. Par analogie, on pourrait aussi dégager un système parallèle de valeurs

qui serait authentiquement africain. Le repérage de ces deux visions dans les textes

romanesques s’avère un travail méticuleux car elles ne sont pas explicites. Les valeurs

non-africaines constituent à notre avis, cet “occidentalisme”. Autrement dit, le

romancier renvoie le lecteur à un espace “occidental” plus ou moins idéalisé. De même,

les personnages Blancs semblent défendre une autre version d’une Europe idéalisée. Par

exemple, la farouche opposition des missionnaires contre les rapports sexuels pré­

maritaux ne correspondait nullement à ce qui se passait en France et en Europe, en

général. Dans ce même ordre d’idées, les pratiques telles que l’obligation d’assister à la

messe ou le denier du culte que les villageois remettaient au prêtre de la paroisse

servaient à construire une fausse image de l’Europe catholique. La pratique de la sixa -

séjour allant de six mois à deux ans que les jeunes femmes passaient à la mission - était

inexistante en Occident chrétien.

4Jacques Chevrier, Les Blancs vus p a r les Africains. Lausanne: Favre, 1998,150.

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274

Selon ce même regard, malgré la présence de missionnaires protestants en Afrique, le

catholicisme est presque toujours présent dans le roman. On pourrait donc dire que le

catholicisme représente l’occidentalisation de la religion dans l’oeuvre romanesque. La

dualité est fondamentalement la norme de la condition de l’altérité dans l’écriture

africaine. Toute différence qui ne peut être articulée en fonction de cette

“occidentalisation” est occultée, voire niée, de sorte que seule l’exclusion de valeurs

“occidentales” est légitime. Outre ce qu’on a déjà dit dans les chapitres précédents sur le

personnage de l’Autre et les institutions étrangères, quelles sont les caractéristiques de cet

“occidentalisme”?

D ’abord 1’“occidentalisme” comprend un ensemble de valeurs qui se manifestent de

façon concrète par des institutions ou des systèmes mis en place pour défendre ou pour

promouvoir ces valeurs. C’est notamment le cas des croyances judéo-chrétiennes qui

sont imposées par l’Église et la mission. A vrai dire, il semblerait que ces valeurs ne

soient pas uniquement défendues par des institutions coloniales, mais également par des

Africains ‘parvenus’. Par exemple, le comportement d’El Hadji dans Xala et de Diattou

dans L ’appel des arènes révèle que ces deux personnages ont adopté cette vision

occidentale du monde et se sont engagés à la défendre. Dans l’esprit des personnages,

peu de doute existe quant à l’appartenance de ces idées. Bien qu’on ne retrouve pas dans

Xala et L ’appel des arènes des personnages blancs, protagonistes usuels de la

colonisation, remarquons qu’ils y sont présents néanmoins. La ‘mentalité coloniale’ ne

se limite pas par des frontières raciales. Il y a chez les personnages romanesques comme

une “conscience” de l’altérité, voire un “complexe” de l’altérité. Les personnages, même

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ceux qui se sont convertis au catholicisme, savent que l’Église catholique est une Église

occidentale. Sans s’en rendre compte, la communauté semble d’un commun accord

réagir négativement à l’invasion de l’occidentalisme dans leur milieu. L’Occidentalisme

est aussi totalitaire dans la mesure que son impact contamine toute la communauté. Le

comportement de Diattou ne l’affecte pas uniquement. Personne “n’est à l’abri” de

Diattou: les voisins, les travailleuses de la maternité, le chef du village sont tous offensés

par la mère de Nalla. D ’ailleurs, elle contamine non seulement la génération précédente (

sa mère, Marne Fari) et la génération suivante ( son fils Nalla), mais tous les ancêtres

également. Les valeurs occidentales sont si différentes des valeurs africaines que les

premières créent une situation de rupture. Cette rupture est vécue comme un moment

définitif dans la communauté. Tout le monde est unanime à reconnaître que certains

comportements sont Autres. Tout compte fait, l’altérité “occidentale” est très “visible”

par la communauté noire. Cette haute visibilité est sans doute liée à l’élément racial. En

effet, les principaux acteurs de changements socio-économiques et politiques dans

l’univers romanesque vont définitivement aux personnages blancs ou personnages noirs

de ‘mentalité blanche’. Aussi, cet “Occident imaginaire” pour les personnages africains

est constitué d’éléments “contre”: les missionnaires sont contre la polygamie, contre la

musique africaine, contre le système éducatif - bref contre tout ce qui est africain. Face au

même, “l’Occcident imaginaire” est un ensemble d’institutions et de pouvoirs où

missionnaires et non-missionnaires unissent leurs efforts pour exploiter les populations

africaines.5 En dépit de la haute visibilité de cet univers occidental omniprésent dans le

roman africain, force est de constater que les réactions des populations indigènes sont

5 Nassib Samir El-Husseini, L'Occident Imaginaire, la vision de l Autre dans la conscience politique
arabe. Québec: Presses de l ’Université du Québec, 1998, 47.

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relativement modestes. Par exemple, l’on assiste rarement à des scènes ou épisodes dans

lesquelles les collectivités locales sont poussées par la révolte contre soit les

missionnaires ou les administrateurs coloniaux. Sur un autre registre, on n’assiste pas

non plus à une fascination par l’Europe et ses symboles. La marginalisation des

communautés locales par l’administration coloniale et les missions ne crée pas

nécéssairement l’exclusion totale.

L’Entre-deux

Dans le rapport dialogique dans les textes romanesques entre le “contexte colonial” et la

“tradition orale” découle cependant un espace unique, qui réunit à la fois romanciers,

romans, personnages et problématique dans des textes et contextes qu’on pourrait appeler

l’espace de l’entre-deux. L’entre-deux est la condition sine qua non de l’altérité. Si

l’altérité est une construction par le biais du discours, il est impératif de saisir qu’elle

émane avant tout de cet “entre-deux.” Les oeuvres de Mongo Beti, d’Albert Memmi,

d’Aminata Sow Fall et d’Ousmane Sembène, en dépit du cheminement personnel des

romanciers et de leurs croyances religieuses divergentes, exploitent tous le contexte

colonial et la tradition orale. Cette situation “d’entre-deux” est bien explicité par D.

Chraïbi, en tant qu’un “individu ne jouant aucun rôle prédéterminé et refusant tout

engagement trop étroit” (Moura, Littératures, 125):

Je ne suis pas colonialiste. Je ne suis même pas anticolonialiste. Mais je suis

persuadé que le colonialisme européen était nécessaire, et salutaire, au monde

musulman.6

6 D. Chraïbi, “ L ’Islam devant l ’Occident: l ’histoire à courte vue”, Demain, no. 51, 1956, 20, cité par Jean-
Marc Moura, Littératures, 125.

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Un trait caractéristique du roman africain en général, plus particulièrement des oeuvres

étudiées, est que la problématique est généralement située dans un “écotone”7, ce

contexte “entre-deux.” Cependant, cet “écotone” humain - contrairement à la riche

diversité des plantes et animaux qui l’habitent dans un environnement naturel - est

synonyme de destruction et de menace pour le personnage africain. A l’opposé de

“l’écotone” - cette zone écologique riche qui bouillonne de vie, la rencontre de la

civilisation occidentale et l’Afrique s’est faite de manière brutale. D ’abord il ne s’agit

pas de zones d’influence distinctes: il n’y a pas eu de véritable rencontre entre la

civilisation occidentale et la civilisation africaine quand on réfléchit aux conditions

coloniales. En effet, l’Europe a tenté d’imposer sa vision du monde en envahissant les

pays colonisés et en imposant des changements dans le système par le biais de

personnages et d’institutions. À cet égard, on peut dire qu’il n’y pas d'écotone sous la

forme d’un espace neutre qui bénéficiait des apports des deux communautés. En

contrepoint, la communauté occidentale visait la transformation des sociétés à leur image.

À la base de cette transformation, se trouvait la croyance que l’Africain en général était

un être incomplet. En résumé, la mission civilisatrice de l’Europe était de combler ce

manque. Ainsi, “l’absence du Christ” était adressée par les missions chrétiennes, le

manque d’éducation par “l’école des Blancs” et, l’insuffisance dans le

développement économique et politique, par la “modernisation” d’anciennes villes où

toutes les affaires commerciales et politiques sont conduites.

7Le concept cTécotone”, est très familier dans le domaine de l ’écologie. Région située entre deux
communautés écologiques distinctes telles que la forêt et la plaine, cet espace “entre-deux” semble
accueillir une plus grande variété et quantité de plantes ou d’espèces animales que chaque communauté
écologique séparément. Si cet espace frontière est d’une richesse remarquable dans les communautés
écologiques, tel n ’est pas le cas avec les communautés humaines. Voir à ce sujet Romand Coles,
Self/Power/Other, Political Theory anddialogicalEthics. Ithaca: Comell University Press, 1992, 1-13.

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L’élément frappant du discours sur l’altérité dans le roman africain demeure la

dépendance des catégories dialectiques ancrées dans la colonisation et ses suites. Sur ce

point, il faut se rendre à l’évidence: le romancier africain se sent autant concerné

aujourd’hui par les mêmes questions qu’il était durant la colonisation ou pendant les

années des indépendances. Quant à la quête identitaire des personnages, ils continuent à

se chercher en interrogeant le présent et la mémoire du passé, le “ progrès” et la tradition.

Pour apporter des précisions aux éléments qui viennent d’être évoqués, remarquons que

l’altérité dans les oeuvres africaines est articulée essentiellement en fonction de la race.

Or, l’enjeu de la race s’étend à d’autres éléments. Pour utiliser un cliché, l’élément racial

n ’est que le sommet de l’iceberg:

Race has [...] functioned as one of the most powerful and yet the most fragile

markers of human identity [...] While colour is taken to be the prime signifier of

racial identity, the latter is actually shaped by perceptions of religious, ethnie,


o

linguistic, national, sexual and class différences.

Essentiellement, l’altérité est rarement exprimée comme positive pour la communauté.

L’enfant qui quitte le village dans le but d’acquérir une éducation occidentale, l’homme

noir qui revient au pays avec une épouse blanche ou qui embrasse la foi catholique

représentent certainement une perte non seulement pour l’individu mais surtout pour la

collectivité:

8 Ania Loomba, Colonialism/Postcolonialism. London: Routledge, 1998, 121.

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Vécue sous le signe d’une perte des valeurs africaines authentiques, l’altérité est

exprimée par des dichotomies à plusieurs niveaux: au niveau spatial, de la

personnalité, du social et au niveau de la culture africaine.9

Or, il existe une distinction fondamentale entre le discours africain et la pensée

occidentale. Alors, que dans cette deuxième vision, ‘T Autre a toujours été thématisé

comme une menace à supprimer”10, le roman africain se pose surtout la question du

comment vivre avec l’Autre - l’Occidental et ses types. Si d’une part, la présence de

l’Autre constitue une menace aux traditions et moeurs africaines, et d’autre part son

exclusion est totalement hors de question, le personnage de l’Autre dans le roman

africain représente souvent un noeud de contradictions. A la fois détesté et admiré, “ses”

espaces repoussent et attirent. Par exemple, la ville, l’école et la mission font désormais

partie de cet univers “africain”. Confrontés au statut ambigu de l’Autre, les romanciers

sont contraints à explorer la dimension éthique de l’altérité:

Encore faudrait-il ajouter ce qui fait la transposition de l’autre comme concept à

l’autre comme “autrui”, ce n’est pas la logique, mais la décision éthique.

Fondamentalement, il m’appartient de savoir pour moi-même - et d’en prendre acte

moralement - si je repousse l’autre, si je le tolère, ou s’il fait partie intégrante de ma

condition éthique.11

Dans le contexte de la communauté, le respect des normes sociales représente l’unité de

la collectivité et garantit l’avenir du groupe. Cela n’implique pas pour autant que tout

groupe est à l’abri de quelque changement, si minime soit-il. Au contraire, face aux

9 Ngangura Kasole, “L ’authenticité, la culture et le développement”, Authenticité et développment. Paris:


Présence Africaine, 1982, 231-245.
10 Cosmas K. M. Badasu, Le Même et l :'Autre, espace et rapports de pouvoir dans le roman français (1871-
1914). New York: Peter Lang, 1998, 7.

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pressions internes et influences externes, le groupe change de façon constante. Ainsi,

l’autre a le potentiel d’influencer la collectivité. Cependant pour cette dernière, il s’agit

de déterminer dans quelle mesure l’influence de l’autre bénéficierait au groupe ou non.

L’influence est aussi exercée par le groupe sur l’autre. Le roman, “cette recherche

spécifique de l’altérité” (Ablamovicz, “Le romanesque”, 41-50) explore les rapports

d’influence. Au terme de ce conflit entre le groupe et l’Autre, la communauté doit passer

un jugement moral sur ce dernier. La recherche pour une certaine “justice” motive les

personnages. Par exemple, dans L ’appel des arènes, Diattou est condamnée à “vivre”

seule à la maternité alors que toute la communauté assiste au combat de Nalla dans les

arènes. Dans ce même ordre d’idées, El Hadji {Xala) et Mour Ndiaye {La grève des

Bàltu) perdent leurs fortunes et leur rang social pour avoir maltraité les mendiants. Une

fois l’autre désigné, la communauté se forge une unité en se concentrant sur quelques

principes fondamentaux. Ceci est évident lors du face-à-face entre le R.P.S. et les

villageois dans Le pauvre Christ de Bomba. Lorsque le missionnaire détruit avec colère

les instruments de musique, tout le village se rassemble pour expliquer au prêtre la

fonction de la musique dans leur communauté. La menace que pose la présence de

l’autre au sein d’une collectivité permet donc à ce dernier à s’unir et à examiner les

fondements sur lesquels sont érigés le groupe. Il semblerait que le groupe tente de

défendre les mêmes valeurs qui sont rejetées par l’Autre. Ceci représente un fondement

essentiel de l’identité:

11 Thierry Leterre. Le pouvoir politique. Paris: P.U.F., 2000.

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On sait que le sentiment identitaire provient de l’appartenance à un groupe dont la

définition et la cohésion reposent sur un système, commun et relativement

homogène de valeurs et d’institutions.12

La présence de l’Autre rend possible l’affirmation de l’identité du Même. Ainsi, en

construisant l’Autre, le Même se construit simultanément. Selon Jacques Chevrier, peu a

changé dans la construction du personnage de l’autre - l’Européen en particulier - par les

romanciers africains:

Il ne faut pas donc s’étonner si certains romanciers africains continuent

aujourd’hui encore à regarder et à décrire leurs personnages européens comme le

faisaient Ferdinand Oyono ou Bernard Dadié ...il y a maintenant près d’un demi

siècle (Chevrier, Les Blancs, 204).

Ce commentaire critique pour légitime qu’il puisse paraître n’explique pas pour autant le

pourquoi de cette situation globalisante du roman africain. A notre avis, la colonisation

comme phénomène socio-historique et politique a touché colonisateurs et colonisés à un

niveau plus profond que l’on admet en général - celui de l’ontologie. Par le biais des

structures administratives et sociales telles que l’école, la mission ou la ville, les

Européens ont instauré une nouvelle façon de “voir” tout être humain qui n’appartient pas

à la race blanche. Tout est vu en termes de l’altérité. Ce discours implicite sur, non

seulement l’infériorité de l’Africain mais surtout sur son “état de non-être” a donné lieu à

une conscience collective de ce que représente l’Européen. Si le traitement de l’autre

dans le roman africain s’alimente d’une conscience collective qui prend ses sources dans

12 Jean-Marc Moura, “Multicuturalisme français et littératures postcoloniales”, Die franzosische Kultur-


intedisciplinaire Annùherungen (Éd. Hans-Jürgen Lüsebrink). St. Ingbert: Rôhrig Universitâtsverlag, 1999,
247-262.

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la colonisation, cela pourrait expliquer la raison pour laquelle, l’Autre demeure presque

inchangé, historique parlant. Bien que, le “concept populaire de race (jaune, noire,
• • r • 13
blanche), ne corresponde pas à une réalité scientifiquement définissable” force est

d’observer que ces distinctions sont celles qui sont les plus utilisées pour exprimer

l’altérité romanesque. Dans les romans que nous avons traités, on n’a trouvé aucun

personnage blanc qui ne soit pas couvert par une altérité quelconque. C’est d’ailleurs

précisément à partir de telles considérations qu’il est légitime de se demander si 1’altérité

dans le roman africain peut être envisagé à partir de critères qui ne sont pas liés à la

question de la race. De cette interrogation, survient une autre: que se passe-t-il dans un

roman où tous les personnages sont noirs? A notre avis, il existe implicitement une

conscience de l’étranger. À partir des romans, se dégagent deux ensembles de codes

axiologiques. D ’une manière ou d’une autre, ils se réfèrent à une origine noire ou

blanche, africaine ou occidentale. Il est certain que par ce positionnement, l’altérité du

personnage noir est toujours interprétée comme étant une caratéristique “blanche” Dans

un contexte plus large, on pourrait affirmer que la colonisation a instauré des paramètres

si rigides qu’elle a ‘figé’ l’identité et l’altérité. Ceci revient à dire la catégorie de l’Autre

en dehors des paramètres fixés par les colonisateurs est pratiquement inconcevable, du

moins dans le discours romanesque africain.

Il ne faut cependant pas interpréter la catégorie de la race comme étant la seule catégorie

qui sépare l’Autre du Même car on pourrait dire ce trait distinctif n’est que le symbole

d’une série de caractéristiques significatives plus profondes; celle de la classe, par

13 Tzvetan Todorov, “La coexistence des cultures”, L ’A UTRE. Paris: Presses des Sciences PO, 1996,
293-307.

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exemple. Effectivement, tout personnage blanc dans le roman fait partie d ’une classe

privilégiée par rapport au personnel romanesque noir. Suivant cette interprétation, une

des plus grandes altérités est celle de la race.14 Par ailleurs, la distinction raciale implique

une distinction de classe. Cette analogie est si évidente que tout personnage noir ayant

atteint la classe privilégiée devient d’emblée blanc. Ici, les privilégiés s’opposent à la

masse des damnés de la terre. Ces derniers, la communauté indigène, sont unis dans leur

manque. On pourrait donc dire que l’Autre aux yeux de la communauté est un être

complet alors que le Même, est un personnage incomplet voire, “manqué”. Au

demeurant, dans la dialectique de la colonisation, les deux catégories de personnages

acceptent leurs rôles distinctifs. Ajoutons à ceci que par le discours et le comportement,

les personnages démontrent qu’ils respectent la différence de leur statut.

La Parole de l’Autre

À la question “Est-ce que la représentation de l’Autre par le Même est tellement

totalitaire pour faire taire l’Autre?” (Badasu, Le même, p. 11), notons que l’Autre n'est

pas silencieux dans le roman. Effectivement, le missionnaire ou le prêtre, l’épouse

blanche ou le riche propriétaire habitant la ville a autant droit à la parole, sinon plus, que

les autres personnages. Pour le missionnaire, sa mission se résume essentiellement

comme l’apport de la Parole de Dieu aux peuples “non-civilisés”. Dans une vision très

schématique du monde, le missionnaire est par définition, celui qui “doit” parler car il

détient “la bonne nouvelle”. Ce point de vue justifierait l’action du R.P.S. qui veut faire

taire les tams-tams. Cela ne veut pas dire pour autant que l’Autre n’a pas droit à la

parole. En effet, si l’altérité est un thème si récurrent dans le roman africain, c’est que les

14 Donald Bruce, avant-propos, Le même et l'autre, xiii-xiv.

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romanciers veulent faire entendre l’autre voix. À l’inverse du roman colonial dans lequel

“la représentation des Autres en foule [...] devient un mécanisme narratif qui prive les

sujets périphériques de leur identité. L ’image zoomorphique accentue cette privation

d’identité” (Badasu, Le même, 18), le personnage noir retient son identité et son discours.

La marque de la parole constitue en elle-même l’altérité. Hautement visible et vocale, le

personnage Blanc n’est pas désigné “autre” mais l’assume plûtot. Il revendique son droit

à la différence en se sachant privilégié. De même, bien que le romancier pose la

problématique de l’altérité en fonction de la condition éthique, force est de constater que

l’Autre n’est pas conçu comme étant inférieur mais différent. La ville, l’école et autres

institutions demeurent. Étant donné qu’il n’est pas possible de repousser l’Autre ou

d’éradiquer ses institutions, la principale question pour le romancier demeure comment

vivre avec l’Autre sans pour autant perdre le soi, cette partie du personnage qui est

africain. Aussi, il ne s‘agit pas de ne pas se rendre en ville car le village n’offre plus de

possibilités d’emploi mais comment s’y rendre et s’y installer et en même temps ne pas

perdre les liens et autres valeurs du village? Comment conserver l’esprit de la

communauté et le respect de la mémoire des ancêtres tout en vivant à la ville? Telle

semble-t-il être les préoccupations majeures des romanciers. S’il n’y a aucune tentative

de changer l’Autre en le forçant à adopter les coutumes du même, le lecteur constate

cependant que les “indigènes” tentent à imposer un certain respect des différences chez

Y Autre:

Ne pas recevoir les cultures des Autres telles qu’elles sont, c’est refuser les

réalités des Autres et de leur espace (Badasu, Le même, 21).

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Dans la même foulée, le personnage noir tente d’une part de “raconter l’événement

postcolonial” tout en essayant de faire bouger tout ce qui est “indigne de l’homme dans

la structuration des sociétés postcoloniales”15 - contexte majeur de la plupart des oeuvres

que nous avons examinées dans cette thèse. Face à l’indigne étranger, le Même tente

alors de chercher refuge au sein d’un univers innocent et irréel des traditions. Dans cette

perspective, “les étrangers servent à délimiter l’identité nationale.”16

Perspective postcoloniale.

Suivant les analyses que nous avons faites autour du roman africain, du romancier, de la

critique littéraire et de sa contribution dans la naissance et du développement du

romanesque, il nous paraît que certains éléments des approches postcoloniales sont les

plus utiles pour comprendre l’altérité dans le roman africain. De ce constat, précisons

l’usage que nous faisons du terme ‘postcolonial.’ Tout comme ‘altérité’ le terme

‘postcolonial’ est une notion à la fois moderne et relativement floue. Alors que

l’introduction des ‘études postcoloniales’ dans les universités démontre l’intérêt pour ce

nouveau champ théorique, le débat autour la définition et les objectifs de cette nouvelle

approche persiste. Liée à cette “vogue postcoloniale” est la question de ce que le terme

signifie lui-même.17 Pour Ania Loomba, la ‘réalité postcoloniale’ doit être élargie pour

inclure des éléments qui dépassent le cadre des ex-colonies:

15 Achille Mbembe, Afriques indociles, Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale. Paris:
Karthala, 1988, 101.
16 Mark Bannister, “Outre-monts, Outre-Rhin, Outre-Manche, comment les Français voyaient leurs voisins,
1600-1670. ” Le Même & l'Autre, Regards européens, Association des Publications de la Faculté des
Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1997, 1-9.
17 La plupart des textes traitant le postcolonialisme soulignent l ’imprécision qui l ’entoure. Ex. Leela
Gandhi, Postcolonial theory, A critical introduction, Columbia University Press, New York, 1998, préfacé,
“ Although much has been written under its rubric, ‘ postcolonialism’ remains a diffuse and nebulous
term.”

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It has been suggested that it is more helpful to think of postcolonialism not just as

coming literally after colonialism and signifying its demise, but more flexibly as

the contestation of colonial domination and the legacies of colonialism (Loomba,

Colonialism, 12).

Les essais d’Edward Said, Gayatri Spivak et de Homi Bhabha ont largement contribué à

provoquer des réflexions sur la théorie littéraire en général. Cependant, en mettant

l’accent sur la condition cosmopolite du monde, d’une part, et l’appartenance multiple de

nombreux romanciers d’autre part, ces trois théoriciens entre autres, ont mis beaucoup

d’accent sur le contexte des écrits ‘tiers-mondistes’. Ce faisant, ils ont établi de nouveaux

paramètres pour mieux appréhender les oeuvres littéraires qui sont directement ou

indirectement liées à la colonisation. En catégorisant, ces textes de “littératures

postcoloniales”, les théoriciens tentent de trouver un discours commun afin de cerner “

the historical, political and cultural alterity or différence of the colonised world” (Gandhi,

Postcolonial theory, 24-25), telle qu’elle apparaît dans les textes littéraires.

On pourrait dire que de nombreux critiques avec rétrospection s’accordent sur le fait que

Orientalism d’Edward Said constitue une des premières oeuvres théoriques sur le

postcolonialisme. 18 En examinant le discours des Européens, écrivains ou journalistes,

Saïd constate qu’un fossé énorme existe entre l’idée que ces derniers font de l’Orient et

de ce qu’il est réellement pour les habitants:

The Orient is not only adjacent to Europe; il is also a place of Europe’s greatest

and richest and oldest colonies, the source of its civilizations and languages, its

18 Padmini Mongia, introduction to Contemporary postcolonial theory-A Reader. Bristol: Arnold, 1996,
1-18, Gandhi, Postcolonial theory, 64.

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cultural contestant, and one of its deepest and most recurring images of the Other

(Said, Orientalism, 1).

S’il est difficile, voire impossible de ne pas admettre que l’altérité, romanesque ou autre

est de prime abord une construction, il est également inutile de tenter d’ignorer les

structures profondes immanentes dans le texte romanesque africain avec la colonisation

et ses suites.19 La quête identitaire du personnage principal ou plutôt sa quête de

l’authenticité au milieu d’une identité plurielle demeure le sujet central des oeuvres. Les

perspectives postcoloniales d’analyse parviennent à “rendre justice aux conditions de


00
production et aux contextes socioculturels dans lesquels s’ancrent ces littératures” -

dans le cas de notre thèse, il s’agit de la littérature africaine. Au coeur des études

postcoloniales, se situe la problématique de 1’altérité et/ou de l’identité comme le

soulignent B. Ashcroft, G. GrifFiths et H. Tiffin:

In post-colonial theory, the term [alterity] has often been used interchangeably

with otherness and différence. [...] The self identity of the colonizing subject,

indeed the identity of impérial culture, is inextricable ffom the alterity of

colonized others, an alterity determined [...] by a process of othering.21

L ’attrait que représente pour notre étude certains aspects de l’approche postcoloniale -

bien que sa définition22 ne fasse pas l’unanimité parmi critiques et théoriciens - est lié à

19 Pour Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, il ne fait aucun doute que de nombreuses littératures
sont nées et nourries par le phénomène de la colonisation: “ Ce que ces littératures ont en commun au-delà
des spécificités régionales, est d’avoir émergé dans leur forme présente de l’expérience de la colonisation et
de s’être affirmées en mettant l ’accent sur la tension du pouvoir colonial, et en insistant sur leurs
différences par rapport aux assertions du centre impérial.” cité par Jean-Marc Moura, 1998, 5.
20 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale. Paris: P. U. F . , Paris, 1999, 7.
21 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths and Helen Tiffin, Key concepts in Post-Colonial Studies. London:
Routledge, 1998, 12.
22 Selon Ashcroft et al, “The term post-colonial has itself been the subject o f considérable debate, and is
still used in a variety o f ways within the single discipline, between and across disciplines, and differently in
différent parts o f the world.” (Key concepts, 1)

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288

deux principaux facteurs. Dans un premier temps il nous permet d’analyser le contexte

de la production de la littérature en Afrique, les thèmes privilégiés ainsi que le rôle des

colonisateurs dans une telle entreprise. À vrai dire, le contexte de production explique

aussi la présence massive de personnages non africains dans les romans. Liée aux

conditions de production est l’importance de la critique littéraire qui est dirigée

principalement au lecteur français. Ceci, selon Jean-Marc Moura, est esssentiel pour bien

comprendre l’oeuvre en question:

Le lecteur français d’un ouvrage francophone est tenté de ne retenir que l’usage

du français pour fonder son appréciation [...] Une critique francophone bien

conçue doit lui faire prendre conscience de ce qui distingue pratiquement cette

littérature d’une littérature étrangère traduite (Moura, Littératures, 35).

Si l’appellation “littératures postcoloniales” est utilisée aujourd’hui pour définir des

oeuvres provenant des anciennes colonies et publiées à partir des années quatre-vingt

(Moura, L ’Europe, 173), on doit toutefois noter que les caractéristiques pertinentes de

ces littératures se manifestaient déjà depuis les années des indépendances en Afrique.

Comment nier que “ la lutte contre la colonisation et ses conséquences sur les conditions

de vie et la vision du monde des auteurs” (Moura, L'Europe, 173) - n’est pas le thème

central de la plupart des oeuvres africaines? Certes, les circonstances actuelles de la

mondialisation, l’éclatement des frontières et l’hybridisation qui en découle ont amené

de nouveaux discours. Cependant, les bases de ces littératures est restée

fondamentalement la même: résistance contre la culture dominante. Par l’intermédiaire

de personnages romanesques, les romanciers recréent et repensent le processus historique

national et personnel:

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289

A bien les observer, on constate qu’un nombre significatif des oeuvres

représentent et/ou problématisent les processus historiques nés de la colonisation:

remanences de l’ère coloniale, dynamiques autochtones d’accès à l’indépendance

(Moura, L ’Europe, 175).

Dans un deuxième temps, la théorie postcoloniale, accorde beaucoup de crédit àla

problématique de l’identité et de l’altérité du colonisé - ce dernier étant souvent,le

personnage principal des ouvrages de notre corpus. Bien que ce dernier soit un

personnage multiforme, sa réflexion sur son identité apparaît comme un élément qui

préoccupe tout le personnel romanesque. Il s’avère que le processus “of othering” -

terme clé, qui n’a pas d’équivalent en français, est très instrumental pour bien saisir

comment l’identification se construit pour les colonisés:

Othering This term was coined by Gayatri Spivak for the process by which

impérial discourse créâtes its ‘others’ [It] is a dialectical process because the

colonizing Other is established at the same time as its colonized others are

produced as subjects (Ashcroft et al, Key concepts, 171).

Pour notre travail, l’emploi général dont se servent ces derniers nous convient le mieux. Il

s’agissait pour nous de voir l’altérité des personnages comme principal sousproduit de la

colonisation en Afrique (Ashcroft et al, Key concepts, 186). Deux grilles d’études

suggérées par ces critiques semblent très proches de la problématique que nous traitons.

D ’abord “les modèles nationaux ou régionaux [qui] envisagent les oeuvres comme

l’expression d’une nation ou d’une région [où] la thématique de l’identité est placée au

centre de la recherche” s’appliquent très bien aux oeuvres étudiées. Dans cette même

perspective “les modèles comparatifs” où il est question de “parallèles thématiques” tels

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290

que la “célébration de l’indépendance, [...] l’influence dominante d’une culture étrangère

sur la vie traditionnnelle” (Moura, Littératures, 36-37) est une thématique privilégiée de

la plupart des romanciers que nous avons mentionnés. Cependant la contribution de

Jean-Marc Moura, qui réunit les quatre modèles afin d’exploiter une démarche à partir de

l’énonciation cadre bien mieux au genre d’études et d’analyses que nous avons

entreprises jusqu’ici. En regroupant les “protagonistes de l’interaction langagière”

Moura parvient à couvrir les enjeux majeurs des romans africains. À l’intérieur de ce

cadre théorique, les préoccupations telles que l’histoire coloniale, le rôle de l’écrivain

africain au sein de sa société d’origine, le statut de son oeuvre dans la littérature

occidentale, les données socio-historiques, culturelles ou idéologiques si cruciales pour

l’interprétation (Moura, Littératures, 42-43) sont prises en compte. Bien qu’on puisse

utiliser ces cadres d’analyse par le biais d’autres approches théoriques et

méthodologiques, le contexte colonial des textes examinés se prêtent davantage à ce type

d’examen. Les études postcoloniales tentent d’expliciter les tensions immanentes aux

textes autres que des textes européens:

Even as postcolonial theory is charged with evading the specificities of identity,

there is a concomitant view that the term postcolonial is simply a polite way of

saying not-white, not Europe, or perhaps not-Europe-but inside Europe. (Mongia,

“Introduction”, 1-18)

Car, faut-il rappeler que les tensions identitaires prennent leurs sources dans le

phénomène de la colonisation et la lutte des autochtones pour leur indépendance

politique, culturelle et économique? Dans ce cadre, les essais de Memmi, Fanon et

Césaire tentent de démontrer le sentiment d’aliénation qui caractérise le colonisé (Moura,

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291

Littératures, 57). La perspective postcoloniale vise à instaurer un nouveau discours afin

de combattre la vision eurocentrique23 du monde. Ceci est accompli, d’abord en

démontrant qu’il existe bien une “philosophie africaine” qui s’est donnée comme objectif

principal de s’opposer aux philosophies occidentales nuisibles à l’Afrique:

[African philosophy] challenges the long-standing exclusion of Africa or, more

accurately, its inclusion as the négative “other” of reason and of the Western

world in the major traditions of modem Western philosophy.24

Dans les oeuvres romanesques que nous avons examinées, les romanciers illustrent bien

ces propos en exposant le comportement des missionnaires et autres étrangers vivant en

Afrique comme étant incompatible avec celui des habitants du pays. En utilisant comme

grille de lecture des théories postcoloniales, on arrive à exploiter des dynamiques qui sont

peu utilisées par les autres approches. Parmi les éléments exploités, notons, entre autres,

“les conceptions de l’écrivain, de l’intellectuel et de leur rôle [...] de l’influence

culturelle, le statut propre de la littérature dans la nation européenne colonisatrice, les

données historiques” (Moura, Littératures, 41-42). Pour Bart-Moore Gilbert, l’apport

majeur de cette approche se situe autour des “connections” qui sont établies entre des

éléments qui ont été jusqu’ici négligées:

[...] postcolonial criticism has nonetheless had [...] a major impact upon current

modes of cultural analysis, bringing to the forefront of concern the

23 La définition d’Eurocentrisme de Tsenay Serequeberhan est très utile pour comprendre ses implications:
“Broadly speaking , Eurocentrism is a pervasive bias located in modemity’s self consciousness o f itself. It
is grounded at its core in the metaphysical belief or idea (Idée) that European existence is qualitatively
superior to other forms o f human life.” “The critique of Eurocentrism”, Postcolonial African Philosophy, a
critical reader. Comwall: Blackwell Publishers, 1997, 140-161.
24 Emmanuel Chukwudi Eze, “Introduction - Philosophy and the (Post) Colonial” dans Postcolonial African
Philosophy, a critical reader. Comwall: Blackwell Publishers, 1997, 1-21.

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292

interconnection of issues of race, nation, empire, migration ethnicity with cultural

production.25

En mettant l’accent entre autres, sur les relations de races, de la migration, de la nation,

l’approche postcoloniale doit nécessairement tenir compte des origines des cultures. Si la

question relative aux traditions apparaît quelque peu redondante dans les textes africains,

il importe que le lecteur ne l’interprète pas comme une volonté du narrateur de peindre

une Afrique précoloniale de l’âge d’or. L’objectif à notre avis, serait d’exposer la genèse

de la communauté en question. Étant donné que la société ciblée est de tradition orale, le

recours aux rites d’initiation et autres traditions dans les oeuvres romanesques est un des

piliers de la construction de l’identité. Dire qui l’on est, c’est aussi dire d’où l’on vient.

C’est ainsi que l’interrogation de 1’altérité dans les textes africains passe par le biais de

origines:

Dans le rapport avec l’Autre se trouve révélée une profonde dramatisation de

l’origine. [...] Cette genèse [...] le plus souvent, en fait révèle l’Autre, avec qui il

aura d’abord fallu négocier sa survie, sa présence au langage.26

L’appartenance ‘multiple’ des romanciers africains fournit une autre raison pour nous

d’exploiter l’approche postcoloniale. Il n’y a aucun doute, que le fait d’écrire dans une

langue autre que sa langue maternelle, la cas, pour tous les écrivains que nous étudions,

constitue une preuve de leur appartenance culturelle plurielle.

En ce qui concerne la critique littéraire, sa contribution majeure a été de forcer critiques

et théoriciens à considérer d’autres domaines relatifs à la production des oeuvres dans le

25 Bart-Moore Gilbert, Postcolonial theory, contexts, practices, politics. London: Verso, 1997, 6.

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but d’éclairer leurs analyses. L’entourage socio-culturel des auteurs s’est avéré une

composante majeure de l’interprétation textuelle. Dans cette optique, l’un des pivots de

cette critique a été la “référence aux conditions matérielles et humaines vécues par les

écrivains, conditions qui ont été durablement infléchies par la colonisation” (Moura,

L 'E urope, 175). Alors que l’application ciblée de la théorie postcoloniale nous a permis

d’utiliser le contexte socio-historique du roman africain pour mieux éclairer les

retombées de la colonisation dans la perspective de la construction de l’altérité, il faut

quand même ne pas la ‘plaquer’ à tout texte africain. En effet, il faudrait être conscient

des limites de la théorie.

Limites de la théorie postcoloniale:

Parmi les critiques les plus communes adressées à cette approche est peut-être celle qui

dénonce l’ambiguité que le terme suggère. En effet, ils sont peu qui s’entendent sur la

définition du terme, ses méthodes d’analyse, le champ littéraire qu’il est censé de couvrir

pour n’en mentionner que trois aspects. Il n’y a aucun doute que l’expérience collective

de la colonisation par les peuples et les régions comporte plusieurs similiarités. Or, il

existe aussi de profondes distinctions. À regarder de plus près, il importe de tenir compte

des conditions locales de l’émergence de la littérature en question. Il faut rappeler que le

roman en tant que genre est nourri d’une dynamique issue d’une rencontre entre la culture

autochtone et celle des colonisateurs. Aussi, le terme postcolonial recouvre une variété

d’expériences de la culture qui sont souvent contraires:

26 François Paré, “Le passage interdit de la genèse”, Littérature et dialogue interculturel. Sainte-Foy: Les
Presses de l ’Université Laval, 1997, 33-47.

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The term ‘post-colonial’ is résonant with the ambiguity and complexity of the

many différent cultureal expériences it implicates, and, [...] addresses ail aspects

of the colonial process from the beginning of colonial contact.27

D ’emblée dans son étude sur les études postcoloniales, Mongia fait le même constat à

propos de la signification du terme lui-même:

Does the term refer to texts or to practices, to psychological conditions or to

concrète historical processes? Or does it refer to the interaction of ail these?

(Mongia, “Introduction”, 1-18)

Vu le nombre de travaux qui ont été publiés récemment sur la question, on ne peut

s’empêcher de s’interroger sur l’objectif principal de la théorie:

[...] because o f the prolifération of postcolonial discourses, demarcating criteria

regarding either methodology or object of study is a difficult, even dangerous task

(Mongia, “Introduction”, 1-18).

Cet avis est partagé par de nombreux critiques. Comme le souligne, Kofïï Anyinefa, la

légitimité d’appliquer cette théorie aux textes africains est parfois remise en question:

Postcolonial théories, as we know them today, were born in the Western, Anglo-

Saxon world, and therefore can also be resented as “inauthentic” in their

application to African literature.28

Pour Karin Barber:

[...] postcolonial criticism is a field of inquiry rather than a unified theory- and a

field , moreover, within which people have taken heterogenous and contradictory

positions- it does nevetheless produce a prédominant theoretical effect29

27 Bill Ashcroft e t al, “General introduction”, The post-colonial, 1-4.

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295

Une telle opinion est partagée par Arif Dirlik, qui insiste que le manque de rigueur dans

cette approche implique non seulement des possibilités d’ouverture telles les nouvelles

analyses mais aussi l’apport de nouvelles voix dans la critique.30 Pour l’auteur, le terme

postcolonial comporte trois aspects principaux: les conditions qui prévalent dans les ex­

colonies, la condition globale après la colonisation - qui reste assez vague - et, en

dernier lieu, le discours à propos de ces conditions qui sont alimentées par un cadre

épistémologique et psychique. Dans le cas de notre thèse, les conditions coloniales et

postcoloniales nourrissent la question de l’identité et de la différence dans le roman

africain. Si l’altérité dans les oeuvres étudiées renvoie souvent aux questions de la race,

on pourrait se joindre à Dirlik pour nous demander s’il n’existe pas une conscience

postcoloniale:

I wondered [...] whether there might have been a postcolonial consciousness, [...]

the consciousness that postcolonial intellectuals claim as a hallmark of their

intellectual endeavors, even before it was so labeled (Dirlik, “Postcolonial Aura”,

328-356).

Cette perspective soulève d’autres questions intéressantes. Par exemple, que la

condition du colonisé, ou du “postcolonisé” - qui est le cas pour tous les écrivains

africains - influe sur le concept que ces derniers se font de l’Autre. Ceci nous aide à

comprendre la raison pour laquelle “la plupart des romanciers africains [se sont]

appliqués à porter sur la société coloniale et post-coloniale un regard le plus souvent

28 Koffi Anyinefa, “Postcolonial Postmodemity in Henry Lopes’s Le Pleurer-Rire ” , The postcolonial


condition ofAfrican literature. Asmara: Africa World Press, Inc., 2000, 5-22.
29 Karin Barber, “African-Language literature and Postcolonial Criticism”, Research inAfrican Literatures,
no. 26, Winter 1995, 3-30.
30 Arif Dirlik, “The postcolonial Aura: Third World Criticism in the âge o f Global Captalism”, Critical
Inquiry, Winter 1994, 328-356.

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dépourvu d’indulgence” (Chevrier, Les Blancs, 201). Pour revenir à Landowski et sa

notion principale de l’altérité comme construction par le biais du discours, il faudrait

se demander au préalable si la colonisation ne serait par hasard, une charpente majeure

de cette construction. En dépit des variantes et les formes multiples sous lesquelles

elle pourrait se déployer, l’altérité dans un contexte postcolonial doit forcément

s’articuler autour des notions de race, de domination et de culture, en insistant sur

“l’historicité et la différence” (Dirlick, “Postcolonial Aura”, 328-356). En analysant

les textes africains, on constate que les différences fondamentales découlent du

contexte historique. Autrement dit, la construction de l’altérité n’est pas identique au

niveau personnel qu’au niveau national. Le personnage blanc est dans le pays pour

des raisons nationales. À cet effet, notons que les narrateurs tentent rarement

d’expliquer, voire justifier, la présence de l’étranger. Celui-ci qui vit dans la

communauté locale, qu’il s’agisse du village ou de la ville, doit effectivement se

comporter comme “autre” parce qu’il est pris dans le système colonial. Ainsi, le

colonisateur et le colonisé sont contraints de suivre les règles de conduite déterminées

par le système mis en place. Ayant définit l’Autre - le Noir - le système politique

colonial oeuvre à le garder dans son altérité. On peut donc considérer que le système

recèle en lui-même tous les éléments nécessaires pour créer l’altérité. Parallèlement,

en mettant l’accent sur la situation postcoloniale qui caractérise la plupart des oeuvres

que nous avons analysées, cette approche tient à démontrer que l’altérité n’est pas un

produit du système, mais que le système lui-même est bâti sur l’altérité: le colonisateur

et le missionnaire sont présents en Afrique parce qu’ils ont d’abord vu le Noir comme

étranger, autre.

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Dans son récent ouvrage sur l’Afrique, Achille Mbembe, démontre comment le

continent, plus particulièrement l’Afrique noire ou subsaharienne a toujours été présentée

dans un “méta-texte sur l ’animal ou, précisément, sur la bête [où] le cours de la vie des

Africains s’inscrit sous un double signe de l ’étrangeté et du monstrueux,”31 Pour l’auteur,

l’Afrique est utilisée à cette fin par l’Occident, comme une “antithèse [...] dont il se sert

pour dire ce qu’il suppose être son identité” (Mbembe, La postcolonie, 9). S’il est vrai

que le discours romanesque, en général, tente de répondre à cette question, on ne peut pas

dire cependant que l’étrangeté ou la monstruosité ne vont pas de soi, mais qu’ils doivent

être contextualisés. Aussi, le comportement des missionnaires ou autres administrateurs

exemplifient à quel point ils n’arrivent pas à se dissocier des stéréotypes qu’ils cultivent à

l’égard de tout ce qui est africain.

“[Si] l’expérience de l’Autre, ou encore le problème du moi d’autrui et des humanités qui

nous sont étrangères a presque toujours, posé des difficultés insurmontables à la tradition

politique et philosophique occidentale” (Mbembe, La postcolonie, 8-9); dans le roman

africain l’altérité se manifeste surtout sous le mode du comportement. Le comportement

du personnage tend à confirmer l’appartenance au groupe préalablement identifié. En

général, l’oeuvre romanesque expose les motifs intérieurs des personnages. Dans une

grande mesure, l’idéologie principale qui émane des textes africains constitue une

réponse au discours occidental sur l’Afrique - “dont le propre est de n’être rien du tout.

Aussi, pour ‘l’auteur’, le discours des Africains doit nécessairement corriger de tels

slogans :

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Voilà le langage que tout propos d’Africain sur l’Afrique doit sans cesse raturer,

valider ou ignorer, souvent à ses dépens (Mbembe, La postcolonie, 13).

En mettant l’accent sur le “sujet subalterne” et “ses capacités inventives” (Mbembe, La

postcolonie, 15), force est d’observer que le romancier rétablit en quelque sorte un

équilibre discursif. Par exemple, en démontrant les motivations profondes de Nalla dans

L ’appel des arènes, le narrateur fait justice aux pratiques africaines. En effet, le lecteur

saisit qu’il ne s’agit nullement d’une attirance ‘instinctive’ des Africains pour les arènes,

la lutte ou le tam-tam, mais qu’à travers les rites et coutumes l’enfant arrive à s’identifier

à sa communauté. A l’opposé, la pédagogie française coupée de références locales ainsi

que les nouvelles manières d’être que les parents “européanisés” tentent d’inculquer chez

le jeune garçon, le séparent de ses pairs et de ses ancêtres. Dans ce même ordre d’idées,

le personnage est ‘Autre’ non pas parce qu’il se comporte autrement mais surtout parce

qu’il se met en marge de la collectivité pour affirmer son individualité.

De l’examen de l’altérité de Diattou, il ressort que l’on peut la classifier comme une

altérité compatible. En effet, la mère de Nalla démontre son opposition à la collectivité et

s’identifie comme Autre - trait qui est reconnu et accepté par la collectivité. Nous

pouvons donc parler d’une altérité sans ambiguïté. Reçue avec unanimité, cette forme

d’altérité est reconnue comme telle par le personnage de l’autre et le groupe de référence.

De même, il n’y a aucune tentative chez le personnage de lutter contre la prise de position

de la collectivité. A l’inverse d’un personnage comme Pierre Landu dans Entre les eaux,

l’altérité de Diattou est facilement reconnaissable dans le roman. En effet, dans le cas du

premier personnage, son identité est problématique car il oscille entre d’une part, ses

31 Achille Mbembe, D e la postcolonie. Paris: Karthala, 2000, 8.

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croyances marxistes et ses origines africaines, d’autre part entre sa formation de prêtre et

la culture occidentale qu’on lui a inculquée. Cependant, le cas de Pierre Landu présente

des caractéristiques intéressantes pour notre propos. Pour de nombreux romanciers -

Laye, Memmi, Beti et Mudimbe, entre autres - cette double identité constitue le trait

marquant de leur ‘être’. Comme leurs nombreux personnages, ils représentent un groupe

à part, qui ne sont plus considérés comme des ‘Africains authentiques’ à cause de leur

culture et ‘étrangers’ de par la couleur de la peau. Ceci revêt un intérêt particulier pour la

littérature de la postcolonie.

Parmi les trois grandes perspectives d’approche pour appréhender 1’altérité dans la

littérature, Daniel Castillo Durante fait mention de la perspective postcoloniale, comme

une approche qui “s’attache à montrer comment l’Occident néglige l’extrême importance

- pour ceux qui ont été colonisés - de reconstruire leur propre subjectivité, expérience et

identité.”32 Dans ce contexte, L ’appel des arènes, offre au lecteur, des précisions

concernant cette identité reconstruite.

D ’abord, il s’agit d’une identité collective ou communautaire. Le personnage n’est pas

libre de se reconstruire une identité hors de la communauté. L’exemple de Diattou qui

quitte le village pour la ville, et la ville pour la France afin de faire une nouvelle identité

est un acte inacceptable pour la communauté. En se mettant hors de l’espace collectif,

elle devient autre. Selon cette même logique, la reconstruction identitaire doit tenir

compte de l’approbation des vieux - ceux qui sont les liens entre le présent et le passé.

32 Daniel Castillo Durante, “Les enjeux de l ’altérité et la littérature”, Littérature et dialogue interculturel,
3-18.

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300

En faisant fi de l’avis des vieux du village, de sa mère Marne Fari et du griot, Diattou se

met en position de résistance à tout ce qui est africain. Qui plus est, son non respect pour

les coutumes et la collectivité en général la met en marge de la société. Par contre, Nalla

et son professeur de français, Monsieur Niang parviennent à une nouvelle identité. Celle-

ci intègre à la fois les pratiques ancestrales, telles la lutte dans les arènes et

l’apprentissage du français, clairement un élément du colonialisme. Ce qui est évident

dans ce roman d’Aminata Sow Fall, c’est “que toute altérité quelle qu’elle soit opère sur

un terrain de lutte” (Durante, “Les enjeux”, 3-18). De point de vue symbolique, les

arènes traduisent en quelque sorte le combat de Nalla (et de toute la communauté) contre

les préjugés de ses parents qui veulent que leur fils adopte la vision occidentale du

monde. Le combat personnel à l’intérieur de la famille entre la mère et son fils, se

transpose au niveau collectif, voire au niveau des civilisations et des croyances

millénaires. En voulant combattre la collectivité, Diattou est perçue comme une personne

négative en refusant catégoriquement d’écouter ce que les autres ont à dire. En dépit de

son diplôme français et de ses compétences professionnelles de sage-femme, elle ne

reçoit pas beaucoup de sympathie ou d’admiration de la communauté. Il se dégage de

cette approche que même si l’Autre n’est pas toujours négatif, sa représentation tend

toutefois à l’être:

[...] il importe, je crois, de souligner que le mode de représentation de l’Autre est

avant tout négatif. Autrui, en effet, c’est celui qui n’est pas moi (Durante, “Les

enjeux”, 3-18).

Diattou est essentialisée dans son tempérament à tel point que le lecteur a l’impression

que tout ce qui est africain, semble provoquer chez la mère de Nalla une certaine

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301

répugnance, du dégoût. Cette essentialisation de l’Autre suit le mouvement du

stéréotype. Ceci revient à dire que le narrateur doit forcément nous présenter une Diattou

qui correspond à ce que l’on attend d’un personnage qui est contre les moeurs africaines:

Le visage qu’on prête à l’Autre est souvent régi par le stéréotype. Il s’agit d’un

mécanisme d’anamorphose qui brouille l’image de l’Autre. L ’Autre devient ainsi

un lieu de recyclage de la parole du Même (Durante, “Les enjeux”, 3-18).

Ce ‘recyclage de la parole’ est évident dans l’unité qui caractérise la communauté. En

effet, confronté à une Diattou si radicale, le village retrouve soudain son unité. Les vieux

du village, le griot, le professeur de français, les voisins se rendent compte de ce qui les

unit - la tradition. Ceci revient à dire que l’altérité de Diattou met en relief l’identité du

Même - la collectivité. La mère de Nalla marque ainsi “ la frontière de la société [...] à ce

qu’elle exclut et donc à ce qu’elle tient pour fondamentalement sien.”33 Ici, on peut

également évoquer le schème du stéréotype: la communauté africaine. La ferveur que

tout le monde, sauf Diattou, semble ressentir pour les arènes, serait une construction du

stéréotype - une des bases fondamentales du Même. Ceci nous amène à nous interroger

sur le processus même de construction. Nous avons vu que nombreux sont-ils qui ont

défini l’altérité dans le texte littéraire comme une construction discursive. Une telle

construction ne peut se réaliser en ayant recours qu’aux références du personnage en

question. L’altérité du personnage s’opère par le biais de la comparaison et de la

distinction. Le comportement de Diattou est singularisé parce qu’elle se distingue des

autres. La dynamique s’inscrit donc dans un double mouvement. En ciblant un groupe

33 Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l'ailleurs, PUF, Paris, 1998, p. 35.

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302

de référence et en examinant ses comportements, le narrateur parvient à imposer des

caractéristiques au groupe qui fait ressortir l’autre:

L’Autre n’est Autre que par rapport au Même. C’est dire que l’émergence de

l’Autre dans un lieu assignable en tant que topos d’un discours est le produit

d’une sommation (Durante, “Les enjeux”, 3-18).

Toujours selon le théoricien, l’autre serait alors pris dans le discours “qui a le pouvoir de

le représenter [où il voit d’ailleurs] son identité escamotée au profit d’une logique

discursive qui relève du stéréotype.” Dans le roman tout trait caractériel (chez le

personnage de l’autre) qui n’est point significatif pour le distinguer du groupe, est

négligé, voire ignoré. Dans cette perspective, le processus de stéréotypie opère sur deux

volets: au niveau du groupe de référence tant qu’au niveau du personnage de l’autre.

L ’image que nous avons des personnages autres semble correspondre à celle de

“l’interprétation dominante du groupe.” Par exemple, Diattou est présentée comme le

stéréotype de tout personnage qui veut s’éloigner de ses racines africaines après un

bref séjour en Europe. Suivant la distinction que fait Moura entre les pronoms latins

ALTER et ALIUS - distinction qui est gommée dans la traduction française d’“altérité” -

nous pouvons considérer Diattou comme celle qui est à la fois ALTER et ALIUS. D ’abord

en tant qu’ALIUS, elle est un “refus radical, éloigné [...] et atteint au prix d’une errance

hors de ce groupe” (Moura, L Europe, 53). Ayant quitté sa communauté culturelle pour

embrasser celle de la France, Diattou constitue une révolte contre tout ce qui est africain.

Mais elle est aussi ALTER par le biais de la stéréotypie car elle reflète une manière d’être

qui correspond à celle des parvenus, de “Français-Noirs.” Dans le cas de L'appel des

arènes, il n’y a aucun doute que le roman présente toutes les caractéristiques principales

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303

de la littérature postcoloniale telle que définie par Jean-Marc Moura. En exploitant

l’image stéréotype de l’Africain et du tam-tam, l’auteur parvient à récréer “les mythes

fondateurs et les valeurs ancestrales niées par l’Occident” (Moura, L ’Europe, 187).

Cependant, il faudrait peut-être distinguer les deux phases majeures de cette littérature

postcoloniale.

Dans une première phase, nous retrouvons les écrivains postcoloniaux de la première

génération. Bien qu’ il y soit “possible de reconnaître des qualités thématico-formelles

spécifiques [...], par rapport à la colonisation et ses conséquences”34, les auteurs que nous

avons traités, exhibent moins de métissage que ceux de la deuxième génération. Aminata

Sow Fall, Ousmane Sembène, Mongo Béti et Albert Memmi, les principaux auteurs de

notre corpus font tous partie de cette première génération. À l’opposé, ceux de la

deuxième génération ont tendance à produire des “ ethnie literatures” (Moura, “Études”,

99-112) Ils se situent souvent à cheval entre la culture dominante et la culture dominée.

Peut-être que la caractéristique majeure de ceux de la deuxième génération relève du fait

qu’ils “ se donnent pour partiellement étrangers à leur pays et à sa culture [...] avec une

image duelle où se reconnaît un moi pluriel tributaire d’une représentation de soi à la fois

‘idéologique’, celle de la culture dominante, et ‘utopique’, celle de de la minorité

culturelle dont il est originaire” (Moura, “Études”, 99-112). Embrassant la condition

postmodeme, les romanciers tentent constamment de manipuler dans leurs oeuvres les

variables de l’homogénéisation et la différentiation. Si l’on devait résumer, les oeuvres

34 Jean-Marc Moura, “Études d’images, postcolonialisme et francophonie: quelques perspectives”, Le


comparatiste aujourd’hui. Paris: Université Charles-de-Gaulle - Lille 3, 1999, 99-112.

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304

romanesques des écrivains de la première génération, la musique de fond serait

l’opposition au colonialisme et ses autres influences sur la société africaine.

Les personnages romanesques peuvent aussi être repartis selon les mêmes critères

d’identification. Nous rencontrons peu de personnages dans les romans des

indépendances, auteurs de la première génération qui se disent partagés entre la culture

dominante et dominée. L ’antinomie repose autour des distinctions de races et de classe,

entre l’instruction africaine axée sur plusieurs initiateurs et l’éducation à l’école basée sur

l’enseignement par un seul maître, sur les religions ancestrales et la religion des Blancs:

le christianisme. L ’évocation de ces principes, organise l’architecture de la problématique

de l’Autre. La définition de l’étranger:

Avec la constitution des Etats-nations, nous en arrivons à la seule définition

moderne acceptable et claire de l’étrangeté: l’étranger est celui qui n ’appartient

pas à l’État où nous sommes, celui qui n’a pas la même nationalité.35

est insuffisante à démontrer l’altérité de classe, entre le personnage parvenu qui ne tient

pas compte de toute une population indigène. Cette forme d’altérité est souvent plus

manifeste que celle de la nationalité tout simplement.

L’altérité dans le roman africain est un lieu où se manifeste les tensions les plus aiguës.

Loin d ’être circonscrit dans un espace différent et des domaines distincts, le personnage

de l’Autre doit constamment se battre contre le Même. Ce schème vaut autant pour les

autres personnages (le Même), qui voient leur champ se transformer et leur pouvoir

35 Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes. Paris: Fayard, 1999,120.

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305

s’effriter. Par exemple, l’environnement urbain devient un lieu austère pour le

personnage rural qui pense y trouver un emploi:

L’espace de la ville brouille les frontières dans la mesure que c’est la population

rurale indigène qui est “étrangère ” car elle ne se pose [pas] en occupant naturel

de l’espace social considéré (Landowski, 71)

L’altérité dans le texte littéraire est multiforme dépendant de chaque oeuvre et de

l’architecture respective qui la construit. Loin de vouloir traiter et expliquer toutes les

manifestations de l’altérité dans le roman africain, notre travail a voulu cibler les piliers

majeurs de cette altérité tout en essayant de mettre en place une théorie de l’altérité qui

tient compte du contexte colonial et des rapports de force qui en découlent.

Le romancier africain ne décrit pas l’Autre comme étant inférieur mais comme quelqu’un

qui s’oppose à cette idéologie, ses valeurs implicites et ses pratiques sociales ou

culturelles. Notre thèse s’intéresse donc aux mécanismes des interactions entre les deux

protagonistes: le Même et l’Autre. Pour appréhender l’altérité nous avons étudié deux

axes principales: le discours des personnages et leurs comportements. Vu que le

comportement du personnage est souvent motivé par une idéologie quelconque, nous

avons mis en relief les idéologies latentes du texte. En ce sens, le christianisme doit être

appréhendé en tant qu’une idéologie dans la mesure qu’elle vise à implanter des idées

religieuses chez l’autre.

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306

Une autre notion qui est primordiale pour notre travail est celle de l’échange. Si “la

société a pour principe l’échange” 36 c’est l’échange qui expose l’altérité. Etant donné

qu’on ne peut vivre en société sans ce principe, elle est présent même en colonie. Or, il

nous semble qu’elle est toujours injuste envers les colonisés et favorable aux

colonisateurs. Le refus de participer pleinement à l’échange met en relief 1’altérité des

personnages. Précisons que notre utilisation du terme de l’échange dépasse

nécessairement le niveau économique bien que ce soit le cas dans Xala. Le refus de

respecter les lois qui gouvernent l’échange - culturel et religieux - souligne le caractère

‘autre’ du personnage. Dans ce sens, nous voyons que le missionnaire n’accepte pas le

refus de la population locale vis-à-vis de la religion chrétienne. En dépit des

protestations des Africains, les missionnaires persistent à imposer diverses lois

‘chrétiennes’ sur les gens. Tous les moyens sont utilisés par l’Eglise pour que ces

derniers adoptent la vision des missionnaires et leurs valeurs. Au cas d’échec, le

missionnaire rentre tout simplement chez lui, comme dans le cas du R.P.S. dans Le

pauvre Christ de Bomba. Pour Diattou, nous assistons à un comportement identique. Face

au constat qu’elle n ’a aucune chance d’imposer sa vision de l’éducation sur son fils et la

communauté, elle coupe quasiment tout contact avec les autres en retirant seule à la

maternité alors que toute la communauté se retrouve dans les arènes. D ’ailleurs, les

arènes dans le roman symbolise l’échange car ils se présentent comme un lieu de

rattachement où se retrouve des gens de toutes les classes sociales. Selon cette même

perspective, le comportement de Marie dans Agar équivaut à un refus de l’échange.

Notons que le refus de l’échange se concrétise à deux niveaux: refus d’accepter de l’autre

et refus de donner à l’autre. Alors que dans le rapport économique, le refus de partager

36 Simon Laflamme, La société intégrée. New York: Peter Lang Publishing Inc., 1992, 38.

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prime. Sur le plan culturel, il s’agit du refus d’accepter ou de prendre de l’autre. Dans le

cas de Marie dans Agar, tout ce qui relève des pratiques culturelles et religieuses juives

constituent une abomination à ses yeux.

Si la notion “d ’autre” est par essence mobile, nous avons vu que dans le roman africain,

l’Autre apparaît sous des schèmes privilégiés. En situant leurs oeuvres dans une ère

postcoloniale, les romanciers exploitent une thématique qui s’inspirent de multiples

éléments qui au premier abord semblent contradictoires. Alors que l’altérité du

personnage blanc au milieu d’un monde noir est facilement repérable, pour le personnage

noir, l’enjeu est plus complexe. L’émergence d’un personnage africain type qui,

confronté par la modernité (ici, souvent symbolisé par l’univers colonial), tente de retenir

son identité africaine. Dans une large mesure, il est question d’un ‘entre-plusieurs’. En

effet, ‘l’entre-plusieurs’ est la condition première du postcolonialisme et du

postmodernisme. Caractérisé par la mobilité - personnes, idées et croyances - l’entre-

plusieurs, se révèle par une pluralité d’éléments disparates au sein du soi. En pensant

l’Autre, le romancier africain nous donne quelques indices sur son idéal du Même.

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308

CONCLUSION

Il n’est pas inutile de retracer le parcours de notre étude. En choisisant les oeuvres

d’auteurs représentatifs de la diversité africaine, nous avons voulu comprendre les

invariables dans leur traitement de l’altérité. Comme tout choix d’un corpus implique

une composante arbitraire, notre objectif était de la minimiser. C’est la raison pour

laquelle nous avons voulu dépasser les frontières géographiques et culturelles par notre

sélection de romanciers. Selon cette perspective, en plus de Mongo Beti, Aminata Sow

Fall, Albert Memmi, Ousmane Sembène; l’apport de Camara Laye (L ’enfant noir),

Ferdinand Oyono ( Une vie de boy), Mudimbé {Entre les eaux) Cheikh Hamidou Kane

{L ’aventure ambigüe) - nous a permis d’analyser comment la thématique de l’altérité

s’est transformée à travers ces romans jalons. Alors que le personnage principal de

L ’enfant noir et Nalla se ressemblent, aucune comparaison n’est possible entre leurs

environnements familiaux respectifs. En outre, nous constatons que l’harmonie qui règne

au sein de la famille de Camara est absente chez celle de Nalla. En effet, Nalla, Ndiogou

et Diattou représentent en quelque sorte la famille africaine fragmentée. Au lieu de se

présenter en un front commun - à l’exemple de la communauté du Pauvre Christ de

Bomba contre le R.P.S. - la famille éclate face aux pressions externes. Ainsi, l’Autre

n’est pas totalement celui qui est en dehors de la famille. Selon le même raisonnement, le

Semblable n’est pas celui qui est le plus proche. Les cadres de la proximité et de la

distance ne sont donc plus applicables quant aux stratégies d’identification et

d’altérisation. La fragmentation de la famille africaine contamine définitivement la

communauté. Si la famille constitue le noyau de la communauté, des familles divisées

produiront une communauté divisée. Il convient donc d’analyser comment cette

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fragmentation de la famille et de la communauté influe sur la définition de l’Autre et de

l’Altérité.

Traiter du roman africain, c’est revendiquer le droit d’exploiter des approches

multidisciplinaires et de tenir compte du contexte historico-social. Réfléchir à la

problématique de l’altérité à l’intérieur de ces paramètres exige qu’on sorte des

couvertures du texte afin d’examiner les pré-textes. En aucun cas, nous voudrions rendre

le romancier “un colonisé de la colonisation” mais d’exposer les forces qui sont à

l’oeuvre dans le texte littéraire. Comprendre le rôle de l’écrivain africain, saisir la dualité

culturelle dans laquelle il vit, identifier l’esthétique propre du genre romanesque en

Afrique - tels doivent être certains des premiers objectifs de tout lecteur qui aborde la

littérature africaine.

Chez les romanciers africains, les réflexions sur l’Autre ne sont pas tout simplement un

lieu de tension, mais des interrogations réelles sur l’avenir de l’Afrique. Ainsi, on

pourrait dire que le roman africain est une étude sur la condition postcoloniale de

l’Afrique. Ce n’est par hasard qu’on y retrouve de nombreux enfants, de jeunes couples et

de nouveaux riches, tous des personnages en devenir. Ce n’est pas par hasard non plus

qu’on assiste à l’effritement de la vie rurale alors que les jeunes partent pour la ville en

quête d’une éducation meilleure ou un emploi. Pourtant, des questions demeurent. Si trois

personnages de l’Autre occupent l’essentiel de notre travail, est-il possible d’en envisager

d’autres? Certes, les ‘personnages de l’Autre’ ne sont pas limités à l’épouse blanche, au

missionnaire blanc ou au prêtre catholique noir et à l’enfant. On pourrait ajouter à cette

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310

liste le vieillard, le professionnel qui retourne au pays natal après sa formation en Europe,

la femme de carrière, l’ancien combattant, le mari polygame, l’étudiante universitaire

rebelle, pour n’en mentionner que quelques-uns. S’il est vrai qu’on doit les placer au sein

d’un groupe de référence afin de dégager leur altérité, ils sont néanmoins ceux qui sont

‘visibles’. Quant aux macro-considérations, on pourrait également exploiter d’autres

structures qui ne font pas nécessairement partie de l’appareil colonial: la famille

traditionnelle, le village et les maisons de commerce - pour ne donner que trois

exemples.

En parcourant notre travail, on pourrait s’étonner de notre exploitation de la colonisation.

En effet, elle y figure comme une toile de fond politique, idéologique et culturelle. Nous

avançons trois raisons principales pour justifier une telle approche. D ’abord, le

colonialisme est un de deux événements historiques les plus importants (l’autre étant

l’esclavage) de l’Afrique et de son inventaire littéraire. Deuxièmement, la colonisation

est un motif omniprésent dans les romans que nous avons étudiés. Une troisième raison

demeure que la question de l’altérité se dégage d’une confrontation quelconque avec le

passé colonial. Si le roman africain en français est une quête identitaire1, celle-ci touche

obligatoirement à la colonisation du continent et de son peuple. En général, le rapport

dichotomique binaire entre Blancs et Noirs demeure la base fondamentale dans le

processus d’identification ou d’altérisation. L’introduction de nouvelles catégories

épistémologiques, à savoir la notion de race et de la couleur de peau, ont fixé à jamais

dans la conscience de l’Africain (et de l’Européen) des schèmes de l’identité:

1 Paschal B. Kyiiripuo Kyoore, The african and caribbean historical novel in french, A quest fo r identity.
New York: Peter Lang Publishing Inc., 1996.

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Pendant des décades, sous la férule coloniale, [l’Afrique] s’est forgée un mode de

sentir et de penser, aux antipodes de ses croyances d’origine, qui devait d’après

ses maîtres, la faire évoluer.2

En extension, le rapport racial est devenu des “relations de dépendance, d’inégalité, de

spoliation, de privation culturelle et d’exploitation économique.”3 S’il est vrai que les

relations entre Blancs et Noirs sont “de plus en plus affectés d’ambiguïtés nouvelles

contrastant avec la situation jadis claire” (Gôrôg-Karady, Noirs, 19), n’empêche que les

distinctions raciales continuent à nourrir l’inconscient collectif. Pourtant, d’autres pistes

de lecture apparaissent en filigrane.

Posé en termes simples, la construction de l’altérité dans le roman africain opère par le

biais de l’équation raciale, Blancs et Noirs. D ’une manière ou d’une autre, le romancier

tente de rattacher la différence à cet élément. Par exemple, même quand il s’agit de

l’enfant ou du mendiant, le lecteur ne peut ignorer certaines références à cet univers

dichotomique. Toutes les autres distinctions qui auraient pu servir de “matériaux” de

construction - classe sociale, ethnies, clans, appartenance sexuelle, âge, etc., ont été

évacuées. Suivant cette même perspective, nous assistons dans le roman africain à une

structure répétitive qui brouille les distinctions afin de les arranger de nouveau sous les

paramètres de la colonisation et de la race. Toute problématique devient par conséquent

une problématique de la colonisation et d’une Afrique ‘traditionnelle’. Par conséquent, le

roman africain ressemble à un grand entonnoir récupérateur de discours. Autrement dit,

2 Alain T. Hazoumé etEdgard G. Hazoumé, Afrique, un avenir en sursis. Paris: L ’Harmattan, 1988, 9.
3 Veronika Gôrôg-Karady, Noirs et Blancs - leur image dans la littérature orale africaine. Paris: Selaf,
1976, 19.

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l’oeuvre romanesque africaine - puisssante machine discursive - récupère les divers

discours sociaux et culturels et les homogénéise.

Mais il y a lieu de rappeler que notre corpus est maintenant un ensemble figé de textes.

Que se passerait-il cependant si on ajoute un autre roman à ce corpus? Par exemple, le

dernier roman d’Aminata Sow Fall, Douceurs du bercail4? Le personnage principal, Asta

est une jeune femme divorcée, qui voyage constamment en France en “mission”. Sa

rencontre avec d’autres voyageurs qui font la navette entre la France et le Sénégal pour

écouler des marchandises nous montre un portrait différent de ceux des romans étudiés.

Refoulés souvent par la police des frontières, les voyageurs sont déterminés à revenir:

- Mais alors, qu’allez-vous faire maintenant?

- Ce que nous allons faire? Revenir! C’est clair. Revenir.

Ses interlocuteurs ricanaient et exprimaient leur détermination. “Nous

reviendrons” [...] Nous recommencerons! (Sow Fall, Douceurs, 9)

Ce roman démontre à quel point l’univers romanesque africain a changé depuis les

indépendances. Contrairement à Toundi qui se bat contre le chef de la police locale,

Gosier d’Oiseau; (Oyono, Une vie) Asta refuse que son corps soit balayé par la police

étrangère:

Asta frissonne de dégoût. Elle a le sentiment qu’on la brise. Les mains montent.

Un ongle, à peine amorti par le gant, bute contre son nombril [...] Asta ne veut pas

être vaincue. Elle sursaute. “Jamais !” se dit-elle (Sow Fall, Douceurs, 27).

La primauté accordée à la composante économique révèle d’autres thématiques. Les

groupes de référence sont des personnages qui appartiennent indépendamment de leur

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race ou du lieu de résidence au “village global”. À notre avis, la présence du “village

global” - bien que timide dans l’oeuvre littéraire africaine est un signe précurseur du

discours à venir.

De l’examen du discours romanesque africain, on pourrait dire que la colonisation a

mobilisé la définition de l’Autre et de l’Altérité. Or, il nous semble donc normal de

suggérer quelques pistes sur la question des catégories d’identification qui pourraient être

produites par ce village global. Alors qu’ils sont nombreux à souligner le parallélisme

entre la colonisation et la mondialisation, d’autres constatent qu’il s’agit du même

phénomème:

[...] un système de domination politique et, surtout économique a été

soigneusement et patiemment érigé durant des décennies sinon des siècles. A

chaque tournant, ce système a acquis un habit neuf.5

En effet, on ne peut s’empêcher de noter la remarquable analogie. Nous avons vu qu’à la

base du projet colonial se trouvait non pas la mission civilisatrice de l’Europe mais la

quête assoiffée de nouvelles ressources et de nouveaux marchés. Or, on pourrait se

demander dans quelle mesure le projet de la mondialisation se distingue de la

colonisation. Il faut se rendre à l’évidence: par ses objectifs et par ses moyens, les deux

projets se ressemblent. Contrairement aux discours officiels, la mondialisation est

motivée par la rentabilité, ce qui soustend l’accaparement du marché. Ce faisant, on

constate entre autres, la destruction des cultures, le déplacement ‘forcé’ des populations

pour travailler clandestinement dans les usines moyennant des salaires les plus pitoyables

4Aminata Sow Fall, Douceurs du bercail. Abidjan: Nouvelles Editions Ivoiriennes, 1998.
5Jean-Marie Sindayigaya, Mondialisation - Le nouvel esclavage de l'Afrique. Paris: L ’Harmattan, 2000, 6.

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provoquant l’enrichissement des compagnies multinationales et l’apauvrissement des

masses:

Le nouvel esclavage est pire que l’ancien. [...] Certains travailleurs ne gagnent

même pas de quoi soutenir la force de travail [...] C’est cela le nouvel ordre

mondial (Sindayigaya, Mondialisation, 265).

Dans ces conditions, on peut légitimement lancer une double interrogation. Comment le

contexte de la mondialisation est-il apte à fournir aux romanciers (ou futurs romanciers)

africains du matériel pour alimenter le “nouveau roman”? Comment l’expérience de la

globalisation offre-t-elle un cadre opératoire futur pour réfléchir à la problématique de

l’altérité et de l’Autre?

Bien qu’on ne puisse affirmer définitivement que les prochains romans africains

traiteraient à coup sûr les problèmes posés par la globalisation, néanmoins il nous semble

qu’il serait la plus grande question de ce nouveau millénaire. Quant au lien entre

globalisation et altérité, il est aisé à expliciter. La mondialisation n’est-elle pas construite

autour de la notion de l’exclusion? Comme la colonisation était centrée sur l’espace

géographique pour accéder à l’économie, la mondialisation repose sur l’espace

économique. Nous retrouvons d’ailleurs tout un réseau de termes qui justifie ce champ

sémantique: village global, recul des frontières économiques, zones régionales

interdépendantes d’échanges et de production, blocs commerciaux, expansion

économique, conquête de marché, etc.

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Dans son dernier ouvrage, Jean-Pierre Warnier évoque “l’échec des théories de la

convergence” :

La modernisation n’a pas produit la convergence attendue. Bien plus: on a pris

acte du fait que l’humanité est constitutivement vouée à produire des clivages

sociaux, des quant-à-soi de groupes, de la distinction culturelle [...] bref qu’elle

est une formidable machine à produire de la différence culturelle [,..]6.

De ce condensé, on peut voir les deux démarches - à première vue, contradictoires - de

la mondialisation. Alors que son idéal premier est de projeter un monde homogène dans

lequel les frontières commerciales sont abolies, où les idées et les produits circulent

librement, dans la réalité, on doit envisager l’érection de nouvelles barrières culturelles.

[...] les échanges, les moyens de communications, le déplacement

transcontinental ou la sensibilité réciproque des grandes bourses mondiales n’a

guère abouti à l’uniformisation des valeurs et des comportements [,..]7

Tout au contraire, continue l’auteur:

En relation étroite avec la mondialisation [...] les particularismes régionaux ou

locaux sont apparus sous des couleurs plus crues, portés par des situations

économiques de plus en plus contrastées et par un discours qui, loin de chanter

Tuniversalisme défend [...] les valeurs régionales et religieuses (Salamé, Appels,

55).

En effet, suivant la logique de l’économie du marché d’une part, et la situation financière

de l’Afrique d’autre part, on peut déjà voir la conséquence, la marginalisation outrée:

6 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture. Paris: Editions La Découverte, 1999, 21.


7 Ghassan Salamé, Appels d ’empire. Paris: Fayard, 1996, 55.

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La mondialisation accroît paradoxalement le sentiment d’exclusion (Salamé,

Appels, 55).

Résumons: les liens historiques entre l’économie européenne, l’aventure coloniale, la

naissance et le développement du roman ont nourri le discours de 1’altérité dans le roman

africain. Or, en ce début de millénaire, nous assistons à un ensemble de phénomènes

identiques: les conjonctures actuelles de l’économie mondiale et le projet de la

mondialisation. Comment donc nier que cet état de choses contient déjà le matériel brut

d’un discours romanesque africain en devenir? Tout en sachant que nous nous situons à

ce stade dans le domaine de la spéculation, nous ne pouvons résister à la tentation de

vouloir prolonger le débat. Qui seront les principales figures de l’Autre dans cette “post­

mondialisation”? Qui sera le Même?

Dans Idéologie humanitaire ou le spectacle de l ’altérité perdue8, Bernard Hours offre des

réflexions qui sont en mesure d’éclairer nos propos. Avec un regard critique sur les ONG

(Organisations Non Gouvernementales) - qui sont actives dans le domaine humanitaire,

l’auteur dénonce l’idéologie principale qui les fait fonctionner. Tout en se gardant de ne

pas mettre toutes les ONG dans le même panier, il les dénonce comme des architectes de

l’exclusion et l’aliénation:

[Leur] représentation du monde n’est pas très différente de celle de nos

compatriotes des années 20 qui se considéraient comme de nécessaires

civilisateurs du reste de la planète (Hours, Idéologie, 27).

Poussant plus loin son analyse, il écrit:

8Bernard Hours, Idéologie humanitaire ou le spectacle de l'altérité perdue. Paris: L ’Harmattan, 1997.

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Le Sud est produit en néant destiné à être sustenté autant qu’à inspirer la

compassion; cette logique laisse supposer un chaos radical, des sociétés sans

règles, un état de sauvagerie. On retrouve là les premiers phatasmes de la

découverte de l’altérité au XVIème siècle (Hours, Idéologie, 40).

Une telle idéologie, productrice de l’altérité motive l’être à agir. Est-ce un nouveau

discours et du discours “recyclé”? Pour Hours, il n’y a pas de doute:

Longtemps colonisé, le tiers-monde est aujourd’hui recolonisé par ces nouveaux

croisés, acharnés thérapeutiques, doublures parfois inconscientes d’un western

planétaire dans lequel le malheur biologique, social, culturel, c’est encore les

autres (Hours, Idéologie, 43).

Et le Même? En toute probabilité, il ne serait confiné par des frontières géographiques,

culturelles ou raciales. Rappelons-le, il s’agit du citoyen mondial. Peu importe ses

croyances traditionnelles, sa présence se ferait sentir dès qu’un problème surgirait.

Caractérisé par la mobilité et la mobilisation, il n’aurait pas besoin de la proximité pour

s’identifier à “la cause”. Un produit des circonstances, le Même ne serait concerné ni par

les traditions ni par le “pays”. Il se crée et disparaît avec “la cause”. Et les “causes” ne

manqueront certainement pas.

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318

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