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rédigés, écrits. Et, bien plus, on sait que les textes de Derrida insistent sur l’indistinction entre
forme et contenu de la pensée, pour le dire avec les termes d’Adorno dans son éclairant et
précurseur écrit de jeunesse Thèses sur le langage du philosophe (1931). Ou, pour le dire à la
manière de Derrida, s’il n’y a pas de « signifié transcendantal », les sens du texte ne seront jamais
rien d’autre que le mouvement du texte lui-même. C’est pourquoi Derrida a toujours montré un
intérêt extrême, obsessif, pour l’écriture de ses textes et pour les tournures du langage des
philosophes qu’il a lus, commentés, déconstruits. C’est le cas de l’écriture de Husserl, par
exemple, qui est l’objet de quelques réflexions – pas très nombreuses mais pourtant bien
fécondes – de la part de Derrida. Dans cette lignée de réflexion sur la praxis du langage chez
Husserl, on peut aussi signaler en France les travaux d’Éliane Escoubas et surtout ceux de
Natalie Depraz sur l’écriture phénoménologique 1. Mais la liste est encore trop courte…
Suivant l’héritage de cette sensibilité langagière de Derrida, de son intérêt pour le langage
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Nous nous proposons de montrer que c’est seulement à partir de Husserl, sinon explicitement chez lui, que peut être
sinon renouvelé, du moins fondé, authentifié, accompli le grand thème dialectique qui anime et motive la plus
puissante tradition philosophique, du platonisme au hégélianisme 2.
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hypersensible à l’idiome qui caractérisent – pour le dire brièvement et entre d’autres traits –
l’écriture que Derrida déploiera in crescendo à partir de la fin des années soixante. Ces
caractéristiques sont en effet des stratégies d’écriture qui cherchent à déstabiliser « le sens »
de tout texte et peuvent être associées à la pensée de la différance. C’est une « écriture
déconstructrice », pour la nommer ainsi provisoirement 4. Dans Le Problème de la genèse, en
revanche, nous n’allons pas trouver cette praxis d’écriture déconstructrice qui déstabilise
« le » sens des textes, fait exploser l’idiomaticité de la langue française et qui débouchera
finalement sur la « politique de l’intraduisible ». Bien au contraire, comme Althusser l’avait
signalé pour d’autres travaux du jeune Derrida étudiant, le texte de 1954 déploie un langage
philosophique problématique à certains égards : c’est un langage répétitif qui contient des
argumentations dont le mouvement avance mécaniquement, en s’appuyant à l’excès sur le
ton académique requis pour ce genre de mémoires (voir nos analyses ci-dessous).
Jean-Luc Nancy signalait, lors du colloque sur Derrida en décembre 2014 à l’IMEC 5, que
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Problème de la genèse semble ouvrir un espace langagier autre par rapport et à la métaphysique
et à la pensée de la différance.
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Quelques analyses plus détaillées confirment cette conclusion. Dans Le Problème de la genèse
dans la philosophie de Husserl, on trouve une répétition massive des conjonctions, notamment
« mais », « donc », « or », « en effet », « alors ». Les nombreuses occurrences de ces particules
alourdissent la lecture du texte et nous offrent finalement des argumentations qui se
construisent avec une mécanique syllogistique, loin donc du langage soigné, de l’hyper-
sensibilité pour l’idiome, et loin aussi de la (dé)construction du « sens » propre de l’écriture
derridienne plus tardive. Cette mécanique devient encore plus évidente dans l’usage répété
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Cette brève analyse de la praxis d’écriture du jeune Derrida devrait certes s’appuyer sur
d’autres analyses, notamment sur des comparaisons plus serrées entre des fragments du
Problème de la genèse et d’autres livres plus tardifs. Et une toute première comparaison peut en
fait s’établir dans ce même livre de 1954. En effet, l’« Avertissement » qui ouvre ce livre est
écrit en 1990, trente-six ans plus tard par rapport à la rédaction des analyses sur la genèse. Les
différences au niveau de la praxis d’écriture entre ce texte préliminaire et le livre à
proprement parler sont très évidentes, il ne faut pas être très « derridien » pour les identifier :
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ce sont deux modes d’écriture qui conçoivent et déploient différemment le rapport à l’idiome
et au sens du texte.
En 1990, Derrida est plongé effectivement dans un profond et constant travail d’écriture : il
avait fait paraître peu de temps avant Sur un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie
(1983), Schibboleth (1986), Ulysse gramophone (1987), Psyché (1987), entre autres livres.
Comme texte préliminaire pour Le Problème de la genèse, il commence alors son
« Avertissement » en faisant résonner l’expression « s’écouter » et en déployant tous les sens
et les questions que cette expression idiomatique peut susciter. C’est un des procédés
d’écriture qui s’impose chez lui dès la fin des années soixante et qui consiste, on l’a déjà
indiqué, à écouter obsessionnellement l’idiomaticité de la langue française. La voix, le ton, la
façon de parler, la reproduction technique de la parole, la signature ou l’inscription de
l’auteur dans le texte, la reconnaissance de celui-ci dans son écriture, tout cela se fait entendre
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encore obsédée ni par l’idiome ni par l’instabilité du sens des textes. Le questionnement de la
praxis d’écriture n’atteint donc pas, en 1954, un niveau de radicalité que nous allons trouver
plus tard chez Derrida comme penseur de la différance.
Ce n’est pas un hasard si, dès l’entrée de ces réflexions, nous devons en livrer le sens ultime. Il ne s’agit pas ici d’une
nécessité méthodique ou technique, d’une contrainte d’ordre empirique ; tant il est vrai que, ainsi que nous le disions,
la forme que nous donnerons à notre exposé est intimement et dialectiquement solidaire d’une réponse aux problèmes
posés spéculativement ; cette anticipation constante n’est ni artificielle ni accidentelle. Il faut, pour que toute genèse,
tout développement, toute histoire, tout discours ait un sens, que ce sens soit de quelque façon « déjà là », dès
l’origine 8.
explicites de cette même expression tout au long du livre. Appliqué à l’écriture, on pourrait
alors affirmer que le « toujours déjà » est la manifestation de la finitude de l’existence
s’apparaissant à elle-même dans le texte. Il y a donc déjà un certain « en même temps » du
discours et du sens qui contamine l’origine et le développement de « toute genèse, tout
développement, toute histoire, tout discours ».
On pourrait nous objecter que cette complication dans le développement des analyses se
trouve également chez Husserl, dans la mesure où celui-ci souligne le mouvement en zig-zag
propre aux analyses phénoménologiques. Bien que le rapport devrait être ici établi plutôt avec
la pensée spéculative – on y reviendra ci-dessous –, cette objection ne serait pas sans
pertinence. Or, il y a deux différences essentielles entre ce à quoi Derrida en appelle avec
cette dernière citation et le zig-zag tel que Husserl le définit dans l’appendice au § 6 de
l’ « Introduction » aux Recherches logiques et, plus de trente ans plus tard, dans le § 9, section L,
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de la Crise. La première différence est tout simple : comme le dit Derrida lui-même, le zig-zag
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Abordons maintenant un deuxième extrait afin de préciser cette « écriture dialectique » qui se
trouve dans Le Problème de la genèse et qui ouvre un espace langagier entre une écriture
déconstructrice propre à une pensée de la différance et une écriture métaphysique que nous
identifions ici avec la « reine Deskription » de Husserl. Derrida écrit à ce propos :
Mais de même qu’une invention sans vérification n’est concevable que dans le mythe d’une conscience sans
intentionnalité, d’une pensée arrachée au monde et au temps, de même une vérification sans invention n’est
vérification de rien par rien […] C’est dans le même sens qu’on éprouve la solidarité entre toute création et tout
accomplissement, tout surgissement et toute tradition. Pourtant, du point de vue d’une logique formelle ou d’une
logique absolue, ces jugements portent en eux une irréductible contradiction. Car il ne s’agit pas de jugements
d’attribution du type « A est B » dans lequel B serait le prédicat de A ; ici, le sens même de chacun des termes est tel
que le sujet et le prédicat sont donnés ensemble en chacun de leurs moments respectifs. Avant même qu’on ne les
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Ce n’est pas ici notre intention de décortiquer cette citation et de mettre au jour toutes ses
conséquences. Pour notre propos, nous importe juste de souligner que, dans la tension
ouverte par l’intentionnalité et dans le cadre d’une analyse de la genèse, on ne peut
comprendre celle-ci que dans un rapport entre deux pôles qui sont donnés en même
moment : invention et vérification, création et accomplissement, etc. Dans ce même texte,
Derrida signalera aussi qu’il faut assumer la nécessité et la dialectique de ce rapport, car il y a
une synthèse a priori qui relie absolument les deux éléments. Et quant au langage qui
correspond à ce rapport, on doit alors évacuer immédiatement la structure « A est B » qui ne
correspond pas au rapport entre les deux éléments qui sont en jeu : car l’invention est « déjà »
vérification, le sujet de la proposition est déjà le prédicat, et vice versa.
Plus tard, dans LaVoix et le phénomène et dans l’article « La forme et le vouloir-dire » – mais pas
encore ici, en 1954 11 –, Derrida analysera le « A est B » comme étant la structure par
excellence auquel la pensée métaphysique veut réduire la « forme » de la vérité. Or, dans Le
Problème de la genèse, les réflexions de Derrida à cet égard ne sont pas encore adressées à une
critique de l’histoire de la métaphysique et de la phénoménologie comme pensée
métaphysique. Mais le propos des réflexions en 1954 n’en reste pas pour cela moins perçant :
en effet, dans notre dernière citation, le jeune Derrida étudiant lance déjà un avertissement à
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l’égard de cette forme prédicative dans le cadre d’une conception dialectique de la genèse.
En définitive, l’écriture dialectique que décrit le jeune Derrida dénonce ainsi la forme prédicative
de la métaphysique (« A est B ») sans la nommer en tant que « métaphysique », et tout en restant
aussi à l’intérieur du projet phénoménologique. On est donc aussi loin d’une praxis d’écriture
métaphysique (parce qu’elle est critiquée dans ses formes langagières sans la nommer comme
telle) que d’une praxis d’écriture déconstructrice qui : 1) dénoncerait la métaphysique en la
nommant comme époque dans l’histoire de l’être ; 2) refuserait la dialectique en faveur d’une
pensée de la différance ; 3) déploierait enfin une toute autre praxis d’écriture que nous avons déjà
caractérisée (déstabilisation du sens, idiomaticité, meta-langage, etc.).
Insistons encore sur ce qui découle de nos analyses et des distinctions entre les écritures
du Problème de la genèse tel que nous le lisons ici. Le point peut-être le plus décisif
concernant le rapport entre « différance-écriture déconstructrice » et « dialectique-
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écriture dialectique », c’est que le rapport entre A et B, entre les deux pôles ou les deux
Dans sa valeur idéale, tout le système des « distinctions essentielles » est donc une structure purement téléologique.
Du même coup, la possibilité de distinguer entre signe et non-signe, signe linguistique et signe non linguistique,
expression et indication, idéalité et non-idéalité, sujet et objet […] intention et intuition, etc., cette pure possibilité
est différée à l’infini 12 .
Un écart s’ouvre donc entre 1954 et 1967, entre Le Problème de la genèse et LaVoix et le phénomène.
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Lisons finalement le troisième extrait que nous avons repéré dans Le Problème de la genèse
concernant l’écriture et qui nous permettra d’approfondir dans cette praxis langagière autre
par rapport et à l’écriture déconstructrice et à l’écriture métaphysique. Derrida affirme :
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Rien ne peut plus être désigné ou défini sans postuler immédiatement un discours absolument opposé. Tout discours
philosophique semble devoir être marqué par cette nécessité. Cesser d’en être « marqué » et l’assumer indéfiniment,
c’est là ce qui nous paraît définir la véritable « tâche infinie », « l’idée pratique » de la philosophie 13.
En tant qu’il est soumis à la même dialectique que Derrida signale dans la pensée husserlienne
entre la psychologie et la logique, la hylé et la morphé, le temps empirique et le temps
phénoménologique, le constituant et le constitué, l’expérience et la connaissance, l’être et le
temps, la phénoménologie et l’ontologie, etc., tout discours philosophique ne peut jouer que
comme « moment » d’un enchaînement dialectique. Toute affirmation doit postuler
immédiatement son opposé, de même aussi que tout A est toujours déjà B dans la forme sujet-
prédicat de toute proposition. Assumer cette nécessité (A postule toujours déjà non-A)
s’avère, d’après le jeune Derrida, la tâche de la philosophie.
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est loin d’être clos avec ce passage de la dialectique à la différance qui a lieu entre 1954 et 1967, et
qui se manifeste définitivement avec La Voix et le phénomène. Comme il l’avoue lui-même dans
l’« Avertissement » écrit en 1990 qui ouvre Le Problème de la genèse : « Qu’il s’agisse de la
phénoménologie ou de la dialectique, l’éloignement n’a jamais été pour moi sans remords 16 ». Une
confession que l’on peut retrouver ailleurs dans son œuvre sous plusieurs formes, et qui relie
fortement différance et dialectique : « malgré les rapports d’affinité très profonde que la différance
ainsi écrite entretient avec le discours hégélien, tel qu’il doit être lu, elle peut en un certain point
non pas rompre avec lui, ce qui n’a aucune sorte de sens ni de chance, mais en opérer une sorte de
déplacement à la fois infime et radical 17 ».
Ce que nous avons essayé ici c’est précisément d’identifier cette « sorte de déplacement à la fois
infime et radical » entre dialectique et différance au niveau de la praxis langagière. Écriture
dialectique et écriture déconstructrice s’accordent ainsi dans la nécessité d’assumer toujours
l’anticipation du sens, dans leur refus commun du sens pur, construit linéairement et
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NOTES
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