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Un exister païen

Heidegger, Rosenzweig, Levinas


Danielle Cohen-Levinas
Dans Le Genre humain 2016/1 (N° 56-57), pages 657 à 672
Éditions Le Seuil
ISSN 0293-0277
ISBN 9782021295481
DOI 10.3917/lgh.056.0657
© Le Seuil | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.37.248.158)

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Danielle Cohen-Levinas

Un exister païen
Heidegger, Rosenzweig, Levinas

Résumé : Le présent texte éclaire d’un jour nouveau la question de l’anti-


judaïsme philosophique. Nous connaissons désormais les écrits confiden-
tiels de Heidegger, tenus jusqu’alors au secret. Il s’agit des Cahiers noirs,
dont les premiers volumes ont été édités en 2014 chez Klostermann par
Peter Trawny. Par-delà le trouble que suscite la lecture des trois premiers
volumes, nous nous proposons, non pas de faire l’exégèse de ces écrits
disparates et fragmentaires, mais d’interroger leur véritable portée philo-
sophique à ce jour encore incommensurable. Comment une des pensées
majeures du xxe siècle s’est-elle construite à l’ombre d’un antijudaïsme
qui se confond dramatiquement avec l’antisémitisme en vigueur sous
le national-socialisme ? Y a-t-il un lien entre le sens de la vérité de l’être
telle que l’entend Heidegger et cet antisémitisme porté par une époque
caractérisée par un nihilisme radical ? Notre réflexion prend appui sur la
confrontation entre deux figures fondamentales de la philosophie et de
la pensée juive que représentent Rosenzweig et Levinas, à l’épreuve de
l’œuvre de Heidegger que la récente publication des Cahiers noirs permet
de revisiter et situer autrement. L’aventure de la pensée occidentale ne
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commencerait-elle pas avec un impensé dont la force de plasticité et de
contamination a revêtu la forme de l’antijudaïsme ?

Heidegger et l’antijudaïsme, Heidegger et les juifs : comment entendre


cette proposition qui croise au plus près l’ouvrage que Jean-François
Lyotard publia naguère, en 1988, intitulé précisément Heidegger et « les
juifs » ? Il faut d’emblée souligner que si la langue allemande écrit die Juden
avec un « J » majuscule selon la règle en vigueur pour tous les substantifs,
la langue française quant à elle joue de l’équivocité entre la minuscule
et la majuscule. Lyotard s’emploie dès les premières lignes de son livre
à justifier le choix de la minuscule. Ce choix n’est pas sans rapport avec
la fameuse « affaire Heidegger » que Victor Farias avait soulevée en 1987
au moment de la sortie de son livre, Heidegger et le nazisme. Un an plus
tard, Jean-François Lyotard, tout en s’insurgeant contre la scène cultu-
relle qui soumettait Heidegger à une alternative intenable – « si heide-
ggérien, alors nazi ; si nazi, alors heideggérien 1 » –, entend sortir du

1. Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Paris, Galilée, 1988, p. 87.

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scandale médiatique, afin d’ausculter ce qui arrive à notre pensée dès lors
que la compromission de Heidegger avec le nazisme est avérée. Force est
de constater que, si vers la fin des années 1980, la pensée était « impré-
parée à l’affaire 2 », selon l’expression de Lyotard, nécessitant l’ouverture
à un questionnement patient, dépassionné et instruit, dix-sept ans plus
tard, en 2014, la communauté philosophique internationale ne semble
pas avoir été préparée à recevoir le choc, voire le traumatisme que repré-
sente, eu égard à l’adhésion de Heidegger au nazisme et à la question de
l’antisémitisme, la publication des Cahiers noirs, dont les trois premiers
volumes sont déjà sortis à l’heure où j’écris ce texte. C’est par consé-
quent sans fausse naïveté ni tentative aporétique de sauver à tout prix
ce que d’aucuns nomment l’erreur et l’errance de Heidegger qu’il nous
faut entrer dans une tâche philosophique difficile, non pas parce qu’il
s’agirait de reconnaître que l’un des plus grands penseurs du xxe siècle
fut nazi et antisémite (c’est déjà un traumatisme irréversible), mais
parce que l’antisémitisme devient ici une question de civilisation
à laquelle la pensée ne peut plus se soustraire. Notre civilisation est
appelée à remonter jusqu’à un impensé qui a transmis à nos langues
et à nos cultures un mode d’être et d’exister face au massif juif.
Le débat qui s’est engagé à propos des égarements antisémites de Heidegger
montre que nous sommes loin d’avoir endigué la menace qui pèse contre
les juifs, jusque dans les replis les plus reculés de l’histoire de la philo-
sophie occidentale. Là encore, des scrupules prévalent. Dès lors qu’il s’agit
de Heidegger, plus le trouble croît, plus le silence ou le déni s’installe là
où le voile devrait se déchirer. S’apercevoir que l’humanité de l’homme ne
se réduit pas à des concepts, fussent-ils tournés vers Ereignis, voilà bien
une autre manière de penser l’existence, en rappelant, comme le pensait
Levinas, que l’humanité tout entière est biblique, à savoir que le sens de
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l’humain est autant dans le logos grec que dans la parole des Écritures.
Je rappelle donc les premières lignes de Heidegger « et les juifs » de
Lyotard :

J’écris ainsi « les juifs », ce n’est pas prudence ni faute de mieux. Minuscule
pour dire que ce n’est pas à une nation que je pense. Pluriel pour signifier
que ce n’est pas une figure ou un sujet politique (le sionisme), religieux (le
judaïsme), ni philosophique (la pensée hébraïque) que j’allègue sous ce
nom. Guillemets pour éviter la confusion de ces « juifs » avec les juifs réels.
Ce qu’il y a de plus réel dans les juifs réels, c’est que l’Europe, au moins,
ne sait qu’en faire : chrétienne, elle exige leur conversion, monarchique les
expulse, républicaine les intègre, nazie les extermine. « Les juifs » sont l’objet
du non-lieu dont les juifs, en particulier, sont frappés réellement 3.

Nous voici donc au cœur d’une interrogation, d’une énigme herméneu-


tique fondamentale, à laquelle une des plus grandes pensées du xxe siècle,

2. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 13.

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si ce n’est la plus grande, n’aura pas échappé, pas plus qu’elle n’aura pu la
surmonter ou la dépasser. Quel est ce non-lieu dont les juifs sont l’objet
et dont ils seraient frappés réellement ?
Pour tenter de répondre à cette question difficile, complexe, qui me
semble résolument au cœur de ce que j’appellerai volontiers la nouvelle
affaire Heidegger, définitivement radicale et irréductible, depuis laquelle
l’antijudaïsme philosophique s’éclaire d’un jour nouveau, je voudrais
confronter ce qui, depuis les pensées respectives de Franz Rosenzweig d’un
côté et d’Emmanuel Levinas de l’autre, vient en quelque sorte répondre
aux diverses injonctions antijuives et antisémites. Comme si le dispositif
conceptuel du Rosenzweig de L’Étoile de la Rédemption (1921), ouvrage
antérieur à Être et Temps (1927) et, plus tard, celui du Levinas de Totalité
et Infini (1961), anticipaient les effroyables errances dans lesquelles
Heidegger se sera fourvoyé. Je précise qu’il ne s’agit pas pour moi d’une
étude philologique au sens strict, qui tendrait à montrer l’influence de
Rosenzweig sur Heidegger et inversement. Je rappellerai juste que dans la
querelle qui opposa en 1929, à Davos, Heidegger et Cassirer, Rosenzweig,
bien que n’ayant pas assisté à cette mémorable séance, prit publiquement
fait et cause pour Heidegger. Quant à savoir si Heidegger aurait lu ou non
le grand livre de Rosenzweig, j’aurais tendance à dire qu’il ne pouvait pas
totalement l’ignorer, tant cet ouvrage a marqué les esprits de l’époque,
juifs et non juifs. Citons deux auteurs diamétralement opposés quant à
leur analyse sur la proximité réelle ou supposée de Der Stern der Erlösung
avec Être et Temps. Heidegger aurait-il dissimulé ses sources, aurait-il tout
simplement oblitéré le massif juif qu’il ne pouvait totalement ignorer ?
Tout d’abord Karl Löwith, philosophe juif, élève de Heidegger. Il ne fait
aucun doute pour Löwith que le parallélisme entre ces deux livres est
patent. Il rédigea en 1958 un article intitulé « Martin Heidegger et Franz
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Rosenzweig. Un mot après Être et Temps 4 ». Ce texte avait déjà fait l’objet
en 1942, moyennant quelques différences, d’une publication en anglais
sous le titre : « Martin Heidegger and Franz Rosenzweig or Temporality
and Eternity » dans Journal of Philosophy and Phenomenological Research
(III, 1). Je cite un bref extrait de ce texte :
Si jamais Heidegger eut un « contemporain » qui méritait cette appellation
en un sens qui ne soit pas externe, ce fut ce juif allemand dont la pensée ne
fut pas connue, même vaguement, de Heidegger ou de ses disciples 5.

Dans ce texte à mes yeux contestable, Löwith cherche à établir une


parenté entre la position de Heidegger et celle de Rosenzweig à l’égard de

4. Traduction allemande publiée in Zeitschrift für philosophische Forschung melte


Abhandlungen (1958/XII/2). La version définitive figure in Karl Löwith, Gesammelte
Abhandlungen. Zur Ethik der geschichtlichen Existenz, Kohlhammer Verlag, Stuttgart,
1960. Publication française, Le Cahier du Collège international de philosophie, Paris,
PUF, 1989.
5. Karl Löwith, « Martin Heidegger et Franz Rosenzweig. Un mot après Être et
Temps », p. 159-160.

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la métaphysique. La comparaison n’est pas vraiment explicite, d’autant


que la structure temporelle du Dasein diverge en tout point de l’absence
de structure temporelle de l’éternité telle que Rosenzweig la déploie dans
L’Étoile. Certes Rosenzweig, tout comme Martin Buber, ne pouvait qu’être
sensible à la dimension existentialiste du Heidegger d’Être et Temps,
mais cela ne résout en aucun cas le problème de la fermeture du Dasein
vis-à-vis d’autrui.
Levinas, quant à lui, ne cède pas à la tentation analogique ou à une
herméneutique trop immédiatement apparente. Il réfute, sans pour autant
argumenter sa critique, l’idée d’une parenté philosophique entre ces deux
ouvrages. L’auteur de Quelques Réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme,
paru dès 1934, un an après le discours du rectorat, et de l’essai intitulé De
l’évasion, paru en 1935, mettra un point d’honneur à opposer l’expérience
de l’être pur telle que l’envisage Heidegger à l’expérience de l’être juif. Or
l’expérience de l’être pur n’est pas sans remettre en question les principes
mêmes de la civilisation. Levinas précise dans Quelques Réflexions sur
l’hitlérisme que le conflit

ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l’hitlérisme. Le christianisme


lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profi-
tèrent les Églises chrétiennes à l’avènement du régime 6.

Et pour préciser ce qu’il entend par évasion, il écrit dans De l’évasion


(je cite à dessein longuement un passage) :

La vérité élémentaire qu’il y a de l’être – de l’être qui vaut et qui pèse – se


révèle dans une profondeur qui mesure sa brutalité et son sérieux […]. L’être
du moi que la guerre et l’après-guerre nous ont permis de connaître ne nous
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laisse plus aucun jeu. Le besoin d’en avoir raison ne peut être qu’un besoin
d’évasion […]. L’accomplissement d’une destinée est le stigmate de l’être : la
destinée n’est pas toute tracée, mais son accomplissement est fatal. On est
au carrefour, mais il faut choisir. Nous sommes embarqués. Dans l’élan vital
nous allons vers l’inconnu, mais nous allons quelque part, tandis que dans
l’évasion nous n’aspirons qu’à sortir. C’est cette catégorie de sortie, inassi-
milable à la rénovation ni à la création, qu’il s’agit de saisir dans toute sa
pureté. Thème inimitable qui nous propose de sortir de l’être […]. Le fond
de ce thème est constitué – qu’on nous passe le néologisme – par un besoin
d’excendance. […] Aussi l’évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même,
c’est-à-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait
que le moi est soi-même 7.

La réflexion sur l’expérience de l’être juif opposée à l’expérience de


l’être pur est précisément ce qui oriente ma réflexion sur l’antijudaïsme

6. Emmanuel Levinas, Quelques Réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, texte


paru une première fois dans la revue Les Temps modernes, en 1934 ; repris aux éditions
Payot & Rivages, suivi d’un essai de Miguel Abensour, « Le Mal élémental », Paris, 1997.
7. Emmanuel Levinas, De l’évasion [1935], Paris, Fata Morgana, 1982, p. 70-73.

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philosophique en général et sur l’antijudaïsme de Heidegger en parti-


culier. Si, dans les écrits de Rosenzweig, les formulations heideggériennes
ne sont pas la cible d’une polémique, en revanche, dans ceux de Levinas,
l’approfondissement du sens même de cette opposition, à la fois historique
et théorique, bien au-delà des circonstances biographiques contingentes
que je ne souhaite pas invoquer (dans la mesure où elles ne permettent
pas d’atteindre la nature et la source du mal), me semble conduire au
cœur des alternatives les plus névralgiques, dans lesquelles la conscience
européenne est impliquée.
Avant de poursuivre l’analyse philosophique de ce phénomène histo-
rique inaltérable, il me paraît nécessaire de retenir quelques motifs récur-
rents que Heidegger a consignés dans les Cahiers noirs 8, dont l’accès
récent nous permet de revisiter et de préciser le sens philosophique que
Heidegger attribue au judaïsme. Ces motifs fonctionnent selon moi comme
des arguments retournés sur eux-mêmes. Il y aurait équivalence entre les
juifs et l’antijudaïsme, qui se retrouve sous la forme d’une corrélation,
quasiment sur le même modèle que l’équivalence phénoménologique
entre phénomène et accès, entre le sens de l’être et sa compréhension. Les
allusions, prédicats antisémites et anathèmes tournés contre le « judaïsme
mondial » et contre les juifs auxquels Heidegger se livre impunément sont
censés ne pas relever d’un registre dit « vulgaire ». Dans les Cahiers noirs,
on trouve, par exemple, l’expression très connotée Weltenjudentum. Les
traducteurs du livre de Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, Sur les
« Cahiers noirs » 9, ont traduit Weltenjudentum par « juiverie mondiale ».
Leur choix procède d’une archéologie historico-philologique du mot
Judentum lui-même, auquel Hegel avait déjà recours en 1797, notamment
dans les esquisses intitulées Geist des Judentums (L’Esprit du judaïsme).
On trouve également le terme Judentum dans les titres des ouvrages de
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Max Weber (Das antike Judentum, 1917-1919), de Leo Baeck (Das Wesen
des Judentums, 1922) ; et on trouve le syntagme Weltjudentum dans certains
écrits, comme ceux du théologien protestant Adolf Deissmann (Licht
von Osten, 1908), ou encore dans le livre d’Hitler, Mein Kampf, rédigé en
prison entre 1924 et 1925, ainsi que dans le pamphlet particulièrement
éloquent du fondateur de la Ligue antisémite allemande, Wilhelm Marr :
Der Sieg des Judenthums über das Germanenthums. Vom nichtkonfes-
sionnelle Standpunkt betrachtet 10. Nous préférons quant à nous traduire
Weltjudentum par « judaïsme mondial », non pas pour neutraliser les
accents résolument antisémites contenus dans cette expression (comment

8. Martin Heidegger, Gesamtausgabe, Band 94, 95, 96, in Überlegungen, (Schwarze


Hefte 1931-1938 ; 1938-1939 ; 1939-1941), édité par Peter Trawny, Francfort-sur-le-
Main, Klostermann, 2014.
9. Traduit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Paris, Seuil, 2014
(première édition allemande, Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung,
Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2014).
10. Traduction française : « La Victoire de la juiverie sur la germanité. Considérée
d’un point de vue non confessionnel ».

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le pourrait-on !), mais pour en conserver une tonalité plus large et plus
communément partagée par des auteurs dont l’intention première ne
fut pas immédiatement, en ayant recours à ce terme, de stigmatiser son
côté diffamant, cependant que cette expression en allemand a toujours
une tonalité péjorative, insultante, dégradante. Il est cependant tout à
fait clair que, par l’usage de Judentum, Heidegger ne fait que raviver
un symptôme très ancré dans les esprits de l’époque, notamment dans
la culture allemande. Il vise l’idée d’un « complot » ou d’une « conspi-
ration » juive mondiale, d’une « domination totale du monde » par la
juiverie internationale qui serait dotée d’une capacité incommensurable
au calcul. De sorte que la singularité juive que reconnaît Heidegger est sa
propension au calcul et à la machination. Heidegger, prétendant ne pas
céder à l’antisémitisme vulgaire, ne fait que le renforcer, ne serait-ce que
par l’usage récurrent d’un vocabulaire dont il ne dément pas la portée
symbolique et historico-politique. En ce sens, il croise dramatiquement
les propos du célèbre discours au Reichstag d’Hitler le 30 janvier 1939
dont je rappelle ici les orientations majeures. Hitler impute à la « juiverie
financière internationale » la responsabilité de la guerre mondiale, jetant
ainsi les peuples dans la dévastation. Hitler prophétise l’« anéantissement
de la race juive ». Il écrit :

La juiverie mondiale [das Weltjudentum] a très mal évalué les forces qui
sont à sa disposition dans le déchaînement de cette guerre, et elle subit un
processus progressif d’anéantissement.

Le recours à ce terme ne se tarit pas. Hitler l’emploie à nouveau dans


le discours du 1er janvier 1942 dont les accents menaçants se font de plus
en plus pressants et de plus en plus contaminants :
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Plus le combat s’étend, plus se répandra avec lui l’antisémitisme – qu’on le
dise à la juiverie mondiale [Weltjudentum] !

Voyons comment Heidegger aborde dans les Cahiers noirs la question


de la Weltjudentum :

Le judaïsme mondial, excité par les émigrants sortis d’Allemagne, est partout
insaisissable et, dans tout le déploiement de sa puissance, n’a presque pas
besoin de prendre part aux actions militaires, contre quoi la seule chose qui
nous reste est de sacrifier le meilleur sang des meilleurs hommes de notre
propre peuple 11.

On reconnaît ici la prose antisémite, inspirée, même si Heidegger ne


s’y réfère pas explicitement, par les stéréotypes antisémites des Protocoles

11. Schwarze Hefte 1939-1941, Band 96, in Überlegungen XV, 17. « Das Weltjudentum,
aufgestachelt durch die aus Deutschland hinausgelassenen Emigranten, ist überall unfaßbar
und braucht sich bei aller Machtentfaltung nirgends an Kriegerischen Handlunge zu
beteiligen, wogegen uns nur bleibt, das beste Blut der Besten des eigenen Volkes zu opfern. »

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des Sages de Sion qui auront contaminé les esprits les plus raffinés.
Affirmer que la guerre est non seulement l’œuvre des juifs, mais qu’elle
sera gagnée par eux, entraînant ainsi l’extermination de la race juive en
Europe, s’inscrit dans le prolongement du destin de l’être (dem Geschick
des seyns), signifiant que les juifs sont responsables de leur propre catas-
trophe et de la catastrophe dans laquelle ils auront précipité le peuple
allemand à qui, selon Heidegger, était dévolu un autre destin : celui de
porter l’histoire d’un autre commencement philosophique qui prendrait
le relais du commencement grec, contre non seulement le judaïsme,
mais également le christianisme, dont les sources juives ne pouvaient
pas avoir échappé à Heidegger. Le combat philosophique de Heidegger
contre le christianisme est donc essentiellement et avant tout un combat
contre le judaïsme. Histoire d’une généalogie dans laquelle le motif de
l’élection se déplace, passant de l’élection de la civilisation grecque à
la civilisation allemande, dont Hölderlin, en tant que Dichter, serait le
nouveau héros. On comprend en quoi le débat est complexe et comment
pour Heidegger le monothéisme juif détourne la conscience des hommes
de son enracinement historique dans le sol et dans le sang, le tour de
force étant de laisser supposer que c’est le judaïsme mondial, en sa
vocation calculante et son goût prononcé pour la Machenschaft, à l’instar
d’une « pensée méditante », qui conduit le judaïsme à sa perte, tant ce
dernier ne peut jamais trouver de stabilité et d’ancrage dans un sol et
dans une patrie. Le « sans monde » ou l’« absence de monde » qui carac-
térise le judaïsme vient en quelque sorte légitimer la thèse selon laquelle
l’être juif est celui qui concrétise ce que « machination » et rationalité
veulent dire. Heidegger oublie résolument que l’Europe, c’est la Bible et
les Grecs, selon la célèbre formule de Levinas 12.
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Dans son rapport rédigé spécialement à l’occasion de la mise à la retraite
anticipée de Richard Hönigswald, Heidegger, dans une lettre adressée à
Einhauser, rédigée le 25 juin 1933, développe un argument, en attirant
l’attention sur les dangers du néokantisme. Les propos de Heidegger sont
sans ambiguïté :

Très honoré Monsieur Einhauser,


Je réponds volontiers à votre demande et je vous donne ci-après mon avis.
Hönigswald provient de l’école du néokantisme, qui a représenté une philo-
sophie qui était taillée sur mesure pour le libéralisme. L’essence de l’homme y
était dissoute en une conscience en général libre de toute attache [freischwe-
bendes Bewußstein überhaupt], elle-même finalement diluée jusqu’à être une
raison du monde logique universelle [eine allgemein logische Weltvernunft].
De cette manière, avec une justification apparemment strictement scienti-
fique, on détournait l’attention de l’homme de son enracinement historique

12. Je développe cette question dans un essai intitulé L’Impardonnable. Levinas


critique de Heidegger, à paraître.

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et de la tradition ethnique [volkhaft] de sa provenance du sol et du sang.


Cela allait de pair avec un refoulement conscient de toute question métaphy-
sique, et l’homme n’était plus considéré que comme le serviteur d’une culture
mondiale indifférente et universelle. C’est de cette attitude fondamentale
que sont nés tous les écrits de Hönigswald, et manifestement aussi toute
son activité d’enseignement.
À cela s’ajoute que Hönigswald a soutenu les idées du néokantisme
avec une sagacité particulièrement dangereuse et une forme de dialectique
tournant à vide. Le danger consiste surtout en ceci que cette manière de
faire [Trieben] donne l’impression d’une extrême objectivité [Sachlichkeit] et
d’une science rigoureuse ; elle a déjà trompé et égaré beaucoup de jeunes
gens […].
Je me tiens en tout temps à votre disposition pour répondre à d’autres
questions 13.

La lettre s’achève par un Heil Hitler de circonstance.

Aussi nous semble-t-il important de ne pas enfermer le mot Weltju-


dentum dans une querelle d’antisémites notoires, afin d’ausculter les
raisons pour lesquelles la pensée de Heidegger a pu se retrouver otage de
l’antisémitisme. Ou inversement : en quoi l’antisémitisme est-il un trait
constitutif de l’histoire de l’être (Seinsgeschichte) – concept élaboré par
Heidegger dès les années 1930. À ce titre, le travail de Peter Trawny, l’éditeur
des Cahiers noirs, est précieux et exemplaire. Si d’aucuns considèrent
son hypothèse de départ comme extravagante, voire totalement déstabi-
lisante pour un philosophe pour qui l’œuvre de Heidegger ne saurait se
lire, s’entendre ou se réduire à des clichés antisémites, elle est néanmoins
significative du déploiement de l’histoire de la philosophie elle-même. Il
n’est pas exagéré de dire que la figure du juif demeure la pierre d’achop-
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pement sur laquelle même un Heidegger aura buté. Peter Trawny parle
d’« abîme » et d’« errance 14 ». Certes, il existait alors un antisémitisme de
« carrière 15 », mais lorsque Heidegger prétend que son antisémitisme se
distingue de celui des nationaux-socialistes, il ouvre la voie à une réflexion
sur la question de la vérité de l’être qui exclut d’emblée le judaïsme. D’où
le lien étroit qu’il établit entre « machination » et « métaphysique », en ce
que la machination, sous-entendue juive, est la forme la plus accomplie
de la fin de la métaphysique. Le point culminant du premier commen-
cement de la philosophie serait par conséquent compris comme l’histoire
de la métaphysique arrivée à terme par un processus croissant de machi-
nation ; l’autre commencement étant placé au registre de Ereignis – ni
chrétien, ni grec, et surtout pas juif. Païen alors ? D’un paganisme qui peut

13. Martin Heidegger, « Hönigswald aus der Schule des Neukantianismus », in Reden
und andere Lebenszeugnisse (1910-1976), Francfort-sur-le-Main, Hermann Heidegger,
2000, p. 65.
14. Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, Sur les « Cahiers noirs », Paris, Seuil,
2014, p. 20 et p. 21.
15. Ibid.

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Un exister païen 665

se lire comme un palimpseste. Entre le sens de l’être et sa compréhension,


nulle place n’est faite pour un judaïsme compris comme autrement que
machination et stratégie calculante. Ce serait le propre de l’élection juive !
Nulle place effective, d’une effectivité que notre civilisation occidentale ne
peut ni ignorer ni éradiquer. C’est du moins ce que j’en conclus momen-
tanément, en attendant la suite de la publication des Cahiers noirs qui
semblent nous réserver de nouvelles et dramatiques surprises 16.

Rappelons que le monde pour Heidegger, qu’il soit pensé comme


Lebenswelt ou comme Ereignis, représente la figure de l’immanence.
Aussi aucune transcendance ne peut-elle prévaloir ou habiter ce monde.
La vérité de l’être demeure dans le champ d’une diachronie synchroni-
sable, là où le fini refuse résolument l’idée même de l’Infini. Du point de
vue du judaïsme lui-même, qu’en est-il ? La précellence de l’Être est le
lieu par excellence où s’enracinent les pensées païennes que condamnent
Rosenzweig et Levinas. Le pacte entre le paganisme, les forces du mal
et la compromission avec le national-socialisme est d’ores et déjà, avec
Heidegger, impliqué dans l’histoire de la philosophie. Si l’on ajoute à cela
la compréhension heideggérienne de l’histoire de l’Être comme oubli,
nous avons là le point d’acmé de la philosophie occidentale qui aura écarté
l’altérité radicale, la figure de l’étranger – le juif par exemple, par définition
et par principe. Que faire de la signifiance éthique comme modèle d’hété-
ronomie, d’éveil au Tout Autre, quelle place lui réserver dans l’histoire de
l’Être ? Depuis le texte de 1934, Quelques Réflexions sur la philosophie de
l’hitlérisme, la question du paganisme est constante dans la critique lévinas-
sienne. D’où l’idée, pour Rosenzweig et Levinas, que l’histoire univer-
selle, comme l’histoire de l’être – Hegel et Heidegger –, a pour fondement
la violence, la guerre et la barbarie. Dans En découvrant l’existence avec
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Husserl et Heidegger, Levinas attire l’attention sur un point essentiel. Il
constate que l’histoire de l’oubli de l’être s’accompagne d’un procès de la
technique à laquelle il oppose des résistances. Quand Heidegger se prête
à ce procès, ce serait pour dénoncer et déplorer l’« orientation de l’intel-
ligence vers la technique 17 ». Heidegger maintiendrait ainsi

un régime de puissance plus inhumain que le machinisme et qui n’a peut-être


pas la même source que lui. (Il n’est pas sûr que le national-socialisme
provienne de la réification mécaniste des hommes et qu’il ne repose pas
sur un enracinement paysan et une adoration féodale des hommes asservis
pour les maîtres et seigneurs qui les commandent.) Il s’agit d’une existence
qui s’accepte comme naturelle, pour qui sa place au soleil, son sol, son lieu
orientent toute signification. Il s’agit d’un exister païen 18.

16. La suite de la publication des volumes des Cahiers noirs est prévue pour le
printemps 2015. À l’heure où je rédige ce texte, j’ignore tout de la teneur et du contenu
de ces volumes.
17. Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris,
Vrin, 1947, deuxième édition suivie d’Essais nouveaux, 1967, p. 170.
18. Ibid.

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666 Danielle Cohen-Levinas

Ma thèse est la suivante : les arguments de Heidegger reprennent sans


véritablement les développer, et en les retournant contre eux, les topoï en
vigueur dans la tradition juive. On retrouve chez Rosenzweig et Levinas des
arguments qui touchent au plus près à la réfutation antijuive de Heidegger.
La critique de la totalité telle qu’elle se présente chez Rosenzweig puis chez
Levinas trouve sa légitimité dans l’idée que l’expérience d’une existence
juive ne repose sur aucun système, aucun « sol », aucune histoire de l’être.
Elle repose sur une expérience personnelle de la Révélation, laquelle est la
découverte, la rencontre avec l’altérité. Judaïsme et subjectivité humaine
partageraient un identique destin, ou du moins, un antidestin, en ce que
l’un et l’autre ne se laisseraient pas absorber ou récupérer dans une visée
ou vision totalisante de l’universel. Prenons deux occurrences typiques du
raisonnement heideggérien que je restitue d’emblée en les interprétant
d’un point de vue théorique :

1. Heidegger critique une des singularités juives caractéristiques de l’his-


toire du peuple : il s’agit du déracinement onto-historial de tout étant hors
de l’être. Il s’interroge quant au rôle éminemment fédérateur du judaïsme
mondial. Pour lui, cette question n’est pas raciale :

C’est la question métaphysique du type d’humanité qui peut accepter tout


à fait librement comme « tâche » mondiale-historique le déracinement de
tout étant hors-de l’être 19.

Dès lors, la tâche du philosophe consisterait à remonter à un impensé


occidental dont la source serait bien antérieure à l’avènement du national-
socialisme. Il est clair pour Levinas que si Heidegger a pris acte de la fin
de la métaphysique, celle-ci, chez Heidegger en particulier, n’a pas encore
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atteint sa fin. Il y aurait un sauvetage de la métaphysique fondé entiè-
rement sur la question de l’étant. D’où le tragique de l’existence historique
à laquelle conduirait une métaphysique en tant que destin ; en tant que
le caractère le plus essentiel de l’histoire européenne se signale par une
métaphysique qui désormais délaisse les règnes de l’homme en les subor-
donnant au règne de l’étant, cela sans que l’on puisse véritablement recon-
naître et comprendre la différence ni la duplicité entre l’être et l’étant.

2. Or Heidegger reconnaît parfaitement que la vérité du juif, de l’exis-


tence juive, et par conséquent du judaïsme qu’il qualifie de mondial, ne se
situe pas dans une région historiale de la vérité de l’être – argument qui
du point de vue du judaïsme lui-même est tout à fait irréfutable.
En voulant s’approprier tout objet, l’homme, ou plus exactement sa
volonté, a fait de la terre, en l’absence d’un Dieu pensé comme ultime
moment ou conséquence d’une métaphysique déviée de la subjectivité, un
désert. Comment repenser (Andenken) la question de l’être de manière à
s’ouvrir plus authentiquement à la dimension du sacré, afin d’accueillir

19. Schwarze Hefte 1939-1941, Band 96, in Überlegungen XV, 12.

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Un exister païen 667

ce sacré ? Quelles sont les conditions de possibilités du penser et du dire


se révélant dans le mot Dieu ? Question que partagent avec Heidegger et
Rosenzweig et Levinas, non pas en libérant le philosopher dans le Dasein ;
non pas par une pensée en tant qu’elle se placerait au commencement – un
commencement qui suppose une sortie de la métaphysique –, mais par
un « reste » de judaïsme, selon l’expression de Rosenzweig empruntée
à la Bible. Le reste est une figure non intégrable à une totalité. Le reste
demeure inséparable de la Création, de la Révélation et de la Rédemption
comme tension vers l’avenir, hors de l’être. Toujours se maintiendrait un
reste de judaïsme au cœur des événements les plus tragiques de l’histoire
du peuple juif, au cœur des exils et des persécutions. Rester juif, pour
Rosenzweig, serait une manière de résister au paganisme et d’éprouver
face au christianisme une liberté non enracinée dans la grande marche
de l’histoire. S’il existe un antijudaïsme philosophique culminant dans la
tradition métaphysique, si l’esprit païen se répand avec autant de duplicité,
comment dès lors le judaïsme a-t-il pu se maintenir ?
Le judaïsme, et rien d’autre au monde, se conserve par soustraction, à travers
un processus de rétrécissement, par la formation incessante de nouveaux
restes. Il ne cesse de séparer le soi du non-juif pour reproduire sans cesse
de nouveaux restes de judaïsme originel. Il s’adapte constamment au-dehors
pour pouvoir se retirer sans cesse au-dedans. Il n’y a pas dans le judaïsme
de groupe, de tendance, on pourrait presque dire d’individu qui ne tienne
sa propre façon d’éliminer l’accessoire pour préserver l’essentiel comme la
seule vraie, et qui ne se prenne de ce fait pour l’authentique « reste d’Israël ».
Et tel est bien le cas. L’homme dans le judaïsme est toujours en quelque
manière un reste. D’une façon ou d’une autre, il est toujours un survivant 20.

Pour Rosenzweig, le paganisme n’est pas un simple moment de l’his-


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toire. Il agit dans la réalité sociale, politique, économique et spirituelle.
Il est tout entier au niveau de la substance de cette réalité, et non pas au
niveau de la réalité elle-même. Il représente un niveau logique, permanent
et durable, dans lequel les éléments de l’existence entrent en relation – ou
en religion, au sens étymologique du terme. Ces divers éléments sont
comme immergés dans leur séparation et leur pleine égoïté. Ils sont
sans révélation d’eux-mêmes, sans accès à des principes secrets, cachés
et définitivement incommensurables et irreprésentables – principes que
la philosophie voudrait s’approprier et amener « au jour de la présence »,
en les rassemblant dans la totalité de l’Être. C’est bien là que se situe la
critique rosenzweigienne et lévinassienne de Heidegger. Pour Heidegger,
le paganisme comme vérité sous sa forme élémentaire, donc non révélée,
pourrait être dévoilé, affirmant ainsi la priorité de l’être sur l’étant et la
domination de l’étant par les éléments impersonnels de l’être. Le motif
du déracinement – en termes heideggériens il s’agit du déracinement
de toute région historiale de la vérité de l’être – constitue pour Levinas

20. Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, trad. Alexandre Derczanski et


Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 477.

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668 Danielle Cohen-Levinas

une des formes les plus accomplies, par-delà toute mythologie, de l’ana-
chronisme primordial de l’existence juive. C’est la raison pour laquelle
Levinas, et avant lui Rosenzweig, distingue le monothéisme biblique des
autres monothéismes. La Révélation juive est réfractaire à toute forme
d’appartenance au symbole qu’elle considère de facto comme païenne, car
cette appartenance empêche les expériences dites naturelles de revêtir
spontanément un caractère divin. Ce que Levinas nomme l’« appui sur
l’Éternel » n’est rien d’autre qu’une parole qui jamais ne s’enracine dans
le temps historique et dans un lieu donné, encore moins dans un « sol ».
C’est ce que Levinas appelle dans Autrement qu’être le prophétisme, car
la rupture de la compacité de l’être n’est jamais assurée d’endurer le
temps. Toujours le bruissement du il y a menace de revenir, refermant
ainsi le passage ouvert par le moi. Le prophétisme pour Levinas n’est pas
un phénomène particulier de l’histoire des religions. Tout langage qui ne
trahit pas incessamment le mouvement de la signifiance vers la signifi-
cation, le mouvement du Dit vers le Dire, court le risque de retomber en il
y a. En revanche, tout langage qui résiste à la thématisation, au symbole,
à la surdétermination des catégories ontologiques, à l’empire du concept,
est par définition un langage prophétique, qu’il soit profane ou sacré,
religieux ou non. Il y va du prophétisme comme de la structure éthique
de la subjectivité et du psychisme humain.

L’errance de Heidegger – si tant est que Levinas l’envisage en ces termes,


ce qui est fort peu probable – serait d’avoir pensé que le paganisme débouche
sur une ontologie de la nature. Dans Totalité et Infini, Levinas revient une
fois de plus sur les dangers du paganisme et sur la tyrannie qui n’est pas
synonyme d’une extension « de la technique à des hommes réifiés ». Cette
tyrannie « remonte à des “états d’âme” païens, à l’enracinement dans le
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sol, à l’adoration que des hommes asservis peuvent vouer à leur maître 21 ».
Aussi peut-on entendre la figure du reste chère à Rosenzweig comme ce
qui s’oppose en tout point à une quelconque position en terrain ferme, à
l’idée de sol, de sang et de patrie. Elle contrecarre en tout point l’être qui
se pose. Cette synchronie entre l’être et la terre s’entend comme le régime
même de l’essence : « ensemble – dans-un-lieu 22 » dit encore Levinas dans
Autrement qu’être. Si je devais traduire cette idée sur le plan de l’existence
juive, je dirais, stricto sensu, l’inverse : « dispersés, dans un hors lieu ».
Pour décrire ce double régime, de rassemblement et de dispersion ou
d’exil, Levinas invoque également la figure d’Abraham, aux antipodes de
celle d’Ulysse :

Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire


d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et
interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ 23.

21. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 17.


22. Id., Autrement qu’être, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 200.
23. Id., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 191.

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Un exister païen 669

Aussi, lorsque Heidegger écrit dans les Cahiers noirs que « la question
du rôle du judaïsme mondial n’est pas raciale » (cela étant dit, il parle
dès 1933 de « peuple et de race »), il pointe, me semble-t-il très préci-
sément, non pas le mode d’être au monde du juif, mais son mode d’exister ;
un mode où seul le phénomène de territorialisation, l’unique mode de
rassemblement serait celui qui gravite autour de la Loi, laquelle est
irreprésentable, incommensurable et omniprésente. Pour le reste – les
restes – l’existence juive, depuis la destruction totale de Jérusalem et du
second Temple – véritable catastrophe pour le peuple juif –, le judaïsme
fut comme dépossédé du cadre unificateur de l’État et du Temple.
Une fois le Temple détruit et Jérusalem réduite en cendres et poussière,
les juifs affrontèrent les Romains, avec toutes les conséquences politiques,
économiques, religieuses que cela impliqua. Le corps législatif et judiciaire
suprême, le Sanhedrin, fut menacé. Il se retrouva alors à Yavné (70) et
plus tard à Tibériade. La communauté juive décimée tenta de restaurer
peu à peu une existence juive. Aux prêtres se substitua la figure du rabbin ;
au Temple celle de la synagogue, et à la patrie celle du peuple, dont l’éveil
à la Révélation entre en résonance avec la temporalité de la Création et
de la Rédemption, à l’instar du paganisme toujours relié à l’universel
sacral et sacralisé, chargé de la nostalgie de la terre, du culte séden-
taire, de la patrie, du sol et de toutes les formes d’obscurantisme venant
se greffer sur ce culte. Le national-socialisme est une des formes histo-
riques et historicisées de ce culte. Heidegger ne pouvait une fois de plus
l’ignorer.
La patrie, pour Levinas, est donc une « notion païenne ». Il le dit
clairement dans les Carnets de captivité 24. Dans les Notes philosophiques
diverses, rédigées en 1958, il esquisse ce qu’il appelle un « point de vue
nouveau » :
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Heidegger – prolongement de la pensée grecque –
Lui opposer le judaïsme ?
Mais sa pensée est entièrement christianisée.
Löwith lui oppose le monde grec.
Mais Heidegger se dit prolongement de la pensée grecque.
Quels que soient les concepts à l’aide desquels on voudrait discuter avec
Heidegger, Heidegger les dénoncerait comme dépourvus de pensée parce
que encore non révisés à la lumière de sa pensée. – Ce qu’il faut, c’est un
point de vue nouveau 25.

La tâche du judaïsme ainsi décrite par Levinas serait de « vaincre l’his-


toire – mais vaincre ce qu’il y a d’être et d’éternité dans l’histoire 26 ». Vaincre
l’histoire par le caractère non historique du rapport au monde. Enraciné
dans la terre, l’homme se soumet à la tyrannie des puissances primitives

24. Id., Carnets de captivité et autres écrits, Paris, Grasset/Imec, 2009, p. 57.
25. Ibid., p. 467.
26. Ibid., p. 59.

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670 Danielle Cohen-Levinas

qui éveillent, dit Levinas, la « nostalgie secrète de l’âme allemande ». Il


précise dans Quelques Réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme :

Plus qu’une contagion ou une folie, l’hitlérisme est un réveil des sentiments
élémentaires. Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philoso-
phiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philo-
sophie. Ils expriment l’attitude première d’une âme en face de l’ensemble
du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens
de l’aventure que l’âme courra dans le monde 27.

Pour Heidegger, c’est la technique calculante, symbolisant « l’augmen-


tation temporaire de la puissance du judaïsme », la machination, c’est-à-dire
la modernité, qui rompt ici l’enracinement et permet de voir les hommes
« en dehors de la situation où ils sont campés », en dehors de la supers-
tition ou du lieu. Le monde, la terre, la patrie sont les lieux où se révèle
l’historicité de la vérité de l’être. La « patrie » est une condition inaliénable
pour préparer le retour des dieux, à l’exception du Dieu biblique. Il y a
certes chez Heidegger, entre premier commencement et autre commen-
cement, un récit, une mise en intrigue de l’histoire de l’être, mais il y a
aussi une véritable thématisation philosophique du retour des dieux –
du dernier Dieu, dont l’analogie avec le Dieu de la Bible hébraïque est
particulièrement patente. Dès lors, l’oubli radical de la Bible hébraïque
devient un problème philosophique à part entière que d’aucuns philo-
sophes prendront soin de légitimer.
On comprend pourquoi le monothéisme juif représente pour Heidegger
le modèle de la domination absolue. Peter Trawny précise que Heidegger
n’affirme pas que l’absence du monde serait une caractéristique spécifique
à la judéité : « Il pense plutôt qu’elle ne serait fondée que sur l’aptitude
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pour le calcul 28. »
Certes, mais l’un ne va pas sans l’autre. Moins il y a de monde, plus
l’aptitude au calcul s’accroît, et plus cela devient une faculté, la « faculté de
compter », dit Heidegger. Ce sont les figures du gigantisme et de l’insaisis-
sable du judaïsme mondial qui sont à l’arrière-plan de l’absence du monde.
Dans cet ordre d’idées, on peut dire que le judaïsme est fondamen-
talement nuisible. Il est doublement nuisible, à la fois dans sa vocation
diasporique et métahistorique, et dans sa puissance calculante. Il est
nuisible, car ne se reconnaissant ni dans le premier commencement grec,
ni dans celui qu’appelle de ses vœux Heidegger, l’autre commencement,
celui que le peuple allemand aurait dû préparer et accueillir, en prenant
appui sur la Sage hölderlinienne, le judaïsme semble échapper à une
pensée de l’Occident impliquée dans la fin du premier commencement et
tournée vers ce qui aurait dû advenir. Le judaïsme ne s’inscrit donc pas dans
cette relation insécable entre les deux commencements, celui qui a pris fin,

27. Emmanuel Levinas, Quelques Réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme,


op. cit., p. 7.
28. Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, op. cit., p. 155.

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Un exister païen 671

qui doit prendre fin, et celui qui commence. Figure de la chute, du déclin
comme promesse d’une nouvelle aube – ce que Peter Trawny appelle un
récit. Pour ma part, nous sommes au cœur d’un processus de remythologi-
sation ; processus qui justifie l’idée d’une narration qui ferait le pont entre
les deux commencements. Dans les Cahiers noirs, Heidegger a recours
à des expressions apocalyptiques pour évoquer le passage du premier au
second commencement. Il parle de « chaos », d’une « explosion de la terre »,
d’une « destruction par le feu », bref, d’une purification salutaire et quasi
rédemptrice. Les Allemands ont désormais pour mission de répondre
au destin de l’Occident. Et en même temps, lorsque Heidegger dit que le
judaïsme ne s’inscrit pas complètement dans ce récit, qu’il n’y trouve que
partiellement sa place, il sait que cela n’oblitère en rien les priorités intel-
lectuelles et religieuses que défendit le mouvement judéo-allemand ouvert
par Hermann Cohen. Les juifs allemands de la seconde moitié du xixe à
la première moitié du xxe siècle se reconnaissaient et s’identifiaient à la
culture allemande – à savoir, dans la polarité allemande à laquelle Wagner
avait déjà songé. L’emprunt à une terminologie marquée par l’usage d’un
concept collectif était communément partagé. Je pense prioritairement
ici au texte de Hermann Cohen daté de 1915, Deutschtum und Judentum
(Germanité et Judéité). Peter Trawny cite dans son livre un passage de cet
essai en note de bas de page :

L’humanité de la germanité seule repose sur le fondement d’une éthique […].


En ce point essentiel, chacun à nouveau devrait sentir la communauté
profonde entre germanité et judéité. Car le concept de l’humanité a son
origine dans le messianisme des prophéties d’Israël.

Cette conjonction judéo-germanique est particulièrement importante,


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d’autant que Heidegger s’emploiera à dissocier les deux termes. Le moment
judéo-allemand – notamment celui qu’auront marqué des personnalités
telles que Leo Strauss, Gershom Scholem, Martin Buber, etc. – avait quant
à lui forgé un autre concept, une autre bipolarité, reprise plus tard par
Levinas : Athènes et Jérusalem. Heidegger lui substitua un autre couple,
grec-allemand, excluant non seulement le judaïsme, mais également le
christianisme comme doctrine religieuse héritière du judaïsme 29.
L’antisémitisme auquel Heidegger aura cédé durant quelques années
ne peut pas se comprendre sans l’arrière-fond historico-philosophique ou
théologico-philosophique. Le schéma est au fond simple et n’échappe pas
à l’idéologie de l’époque, même si Heidegger s’en défend. Les juifs repré-
sentaient une menace pour l’accomplissement du grand destin du peuple
allemand, qui se trouva dès lors comme empêché dans sa mission consistant
à préparer le retour des dieux. La violence herméneutique de Heidegger
est grande. Relier les Allemands à ce nouveau commencement signifiait
clairement pour lui empêcher la victoire de la machination – machination

29. Je développe cet aspect dans mon essai, L’Impardonnable. Levinas critique de
Heidegger.

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672 Danielle Cohen-Levinas

et judaïsme mondial n’étant que deux facettes distinctes d’un même


phénomène. On peut dire a posteriori que Heidegger ne projetait rien de
moins que de confier à l’Allemagne une tâche qui n’est pas sans rappeler
le retour d’une certaine forme de paganisme. Dans sa volonté féroce de
s’expliquer avec la pensée grecque et de se tenir au silence après Auschwitz,
dans son repli qui consista à n’avoir jamais pris publiquement la parole
pour dénoncer les crimes nazis, il laissa libre cours à un paganisme sacri-
ficiel de nature ontologique. Cependant, une lecture en négatif de ce que
j’appelle le paganisme ontologique pourrait nous conduire à découvrir,
sous les espèces de l’Ereignis, des traces d’un monothéisme juif qui ne dit
pas son nom. Ceci est un autre versant de l’antisémitisme de Heidegger
avec lequel la philosophie contemporaine devra tôt ou tard s’expliquer.
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