Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Un exister païen
Heidegger, Rosenzweig, Levinas
scandale médiatique, afin d’ausculter ce qui arrive à notre pensée dès lors
que la compromission de Heidegger avec le nazisme est avérée. Force est
de constater que, si vers la fin des années 1980, la pensée était « impré-
parée à l’affaire 2 », selon l’expression de Lyotard, nécessitant l’ouverture
à un questionnement patient, dépassionné et instruit, dix-sept ans plus
tard, en 2014, la communauté philosophique internationale ne semble
pas avoir été préparée à recevoir le choc, voire le traumatisme que repré-
sente, eu égard à l’adhésion de Heidegger au nazisme et à la question de
l’antisémitisme, la publication des Cahiers noirs, dont les trois premiers
volumes sont déjà sortis à l’heure où j’écris ce texte. C’est par consé-
quent sans fausse naïveté ni tentative aporétique de sauver à tout prix
ce que d’aucuns nomment l’erreur et l’errance de Heidegger qu’il nous
faut entrer dans une tâche philosophique difficile, non pas parce qu’il
s’agirait de reconnaître que l’un des plus grands penseurs du xxe siècle
fut nazi et antisémite (c’est déjà un traumatisme irréversible), mais
parce que l’antisémitisme devient ici une question de civilisation
à laquelle la pensée ne peut plus se soustraire. Notre civilisation est
appelée à remonter jusqu’à un impensé qui a transmis à nos langues
et à nos cultures un mode d’être et d’exister face au massif juif.
Le débat qui s’est engagé à propos des égarements antisémites de Heidegger
montre que nous sommes loin d’avoir endigué la menace qui pèse contre
les juifs, jusque dans les replis les plus reculés de l’histoire de la philo-
sophie occidentale. Là encore, des scrupules prévalent. Dès lors qu’il s’agit
de Heidegger, plus le trouble croît, plus le silence ou le déni s’installe là
où le voile devrait se déchirer. S’apercevoir que l’humanité de l’homme ne
se réduit pas à des concepts, fussent-ils tournés vers Ereignis, voilà bien
une autre manière de penser l’existence, en rappelant, comme le pensait
Levinas, que l’humanité tout entière est biblique, à savoir que le sens de
© Le Seuil | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.37.248.158)
J’écris ainsi « les juifs », ce n’est pas prudence ni faute de mieux. Minuscule
pour dire que ce n’est pas à une nation que je pense. Pluriel pour signifier
que ce n’est pas une figure ou un sujet politique (le sionisme), religieux (le
judaïsme), ni philosophique (la pensée hébraïque) que j’allègue sous ce
nom. Guillemets pour éviter la confusion de ces « juifs » avec les juifs réels.
Ce qu’il y a de plus réel dans les juifs réels, c’est que l’Europe, au moins,
ne sait qu’en faire : chrétienne, elle exige leur conversion, monarchique les
expulse, républicaine les intègre, nazie les extermine. « Les juifs » sont l’objet
du non-lieu dont les juifs, en particulier, sont frappés réellement 3.
2. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 13.
si ce n’est la plus grande, n’aura pas échappé, pas plus qu’elle n’aura pu la
surmonter ou la dépasser. Quel est ce non-lieu dont les juifs sont l’objet
et dont ils seraient frappés réellement ?
Pour tenter de répondre à cette question difficile, complexe, qui me
semble résolument au cœur de ce que j’appellerai volontiers la nouvelle
affaire Heidegger, définitivement radicale et irréductible, depuis laquelle
l’antijudaïsme philosophique s’éclaire d’un jour nouveau, je voudrais
confronter ce qui, depuis les pensées respectives de Franz Rosenzweig d’un
côté et d’Emmanuel Levinas de l’autre, vient en quelque sorte répondre
aux diverses injonctions antijuives et antisémites. Comme si le dispositif
conceptuel du Rosenzweig de L’Étoile de la Rédemption (1921), ouvrage
antérieur à Être et Temps (1927) et, plus tard, celui du Levinas de Totalité
et Infini (1961), anticipaient les effroyables errances dans lesquelles
Heidegger se sera fourvoyé. Je précise qu’il ne s’agit pas pour moi d’une
étude philologique au sens strict, qui tendrait à montrer l’influence de
Rosenzweig sur Heidegger et inversement. Je rappellerai juste que dans la
querelle qui opposa en 1929, à Davos, Heidegger et Cassirer, Rosenzweig,
bien que n’ayant pas assisté à cette mémorable séance, prit publiquement
fait et cause pour Heidegger. Quant à savoir si Heidegger aurait lu ou non
le grand livre de Rosenzweig, j’aurais tendance à dire qu’il ne pouvait pas
totalement l’ignorer, tant cet ouvrage a marqué les esprits de l’époque,
juifs et non juifs. Citons deux auteurs diamétralement opposés quant à
leur analyse sur la proximité réelle ou supposée de Der Stern der Erlösung
avec Être et Temps. Heidegger aurait-il dissimulé ses sources, aurait-il tout
simplement oblitéré le massif juif qu’il ne pouvait totalement ignorer ?
Tout d’abord Karl Löwith, philosophe juif, élève de Heidegger. Il ne fait
aucun doute pour Löwith que le parallélisme entre ces deux livres est
patent. Il rédigea en 1958 un article intitulé « Martin Heidegger et Franz
© Le Seuil | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.37.248.158)
le pourrait-on !), mais pour en conserver une tonalité plus large et plus
communément partagée par des auteurs dont l’intention première ne
fut pas immédiatement, en ayant recours à ce terme, de stigmatiser son
côté diffamant, cependant que cette expression en allemand a toujours
une tonalité péjorative, insultante, dégradante. Il est cependant tout à
fait clair que, par l’usage de Judentum, Heidegger ne fait que raviver
un symptôme très ancré dans les esprits de l’époque, notamment dans
la culture allemande. Il vise l’idée d’un « complot » ou d’une « conspi-
ration » juive mondiale, d’une « domination totale du monde » par la
juiverie internationale qui serait dotée d’une capacité incommensurable
au calcul. De sorte que la singularité juive que reconnaît Heidegger est sa
propension au calcul et à la machination. Heidegger, prétendant ne pas
céder à l’antisémitisme vulgaire, ne fait que le renforcer, ne serait-ce que
par l’usage récurrent d’un vocabulaire dont il ne dément pas la portée
symbolique et historico-politique. En ce sens, il croise dramatiquement
les propos du célèbre discours au Reichstag d’Hitler le 30 janvier 1939
dont je rappelle ici les orientations majeures. Hitler impute à la « juiverie
financière internationale » la responsabilité de la guerre mondiale, jetant
ainsi les peuples dans la dévastation. Hitler prophétise l’« anéantissement
de la race juive ». Il écrit :
La juiverie mondiale [das Weltjudentum] a très mal évalué les forces qui
sont à sa disposition dans le déchaînement de cette guerre, et elle subit un
processus progressif d’anéantissement.
Le judaïsme mondial, excité par les émigrants sortis d’Allemagne, est partout
insaisissable et, dans tout le déploiement de sa puissance, n’a presque pas
besoin de prendre part aux actions militaires, contre quoi la seule chose qui
nous reste est de sacrifier le meilleur sang des meilleurs hommes de notre
propre peuple 11.
11. Schwarze Hefte 1939-1941, Band 96, in Überlegungen XV, 17. « Das Weltjudentum,
aufgestachelt durch die aus Deutschland hinausgelassenen Emigranten, ist überall unfaßbar
und braucht sich bei aller Machtentfaltung nirgends an Kriegerischen Handlunge zu
beteiligen, wogegen uns nur bleibt, das beste Blut der Besten des eigenen Volkes zu opfern. »
des Sages de Sion qui auront contaminé les esprits les plus raffinés.
Affirmer que la guerre est non seulement l’œuvre des juifs, mais qu’elle
sera gagnée par eux, entraînant ainsi l’extermination de la race juive en
Europe, s’inscrit dans le prolongement du destin de l’être (dem Geschick
des seyns), signifiant que les juifs sont responsables de leur propre catas-
trophe et de la catastrophe dans laquelle ils auront précipité le peuple
allemand à qui, selon Heidegger, était dévolu un autre destin : celui de
porter l’histoire d’un autre commencement philosophique qui prendrait
le relais du commencement grec, contre non seulement le judaïsme,
mais également le christianisme, dont les sources juives ne pouvaient
pas avoir échappé à Heidegger. Le combat philosophique de Heidegger
contre le christianisme est donc essentiellement et avant tout un combat
contre le judaïsme. Histoire d’une généalogie dans laquelle le motif de
l’élection se déplace, passant de l’élection de la civilisation grecque à
la civilisation allemande, dont Hölderlin, en tant que Dichter, serait le
nouveau héros. On comprend en quoi le débat est complexe et comment
pour Heidegger le monothéisme juif détourne la conscience des hommes
de son enracinement historique dans le sol et dans le sang, le tour de
force étant de laisser supposer que c’est le judaïsme mondial, en sa
vocation calculante et son goût prononcé pour la Machenschaft, à l’instar
d’une « pensée méditante », qui conduit le judaïsme à sa perte, tant ce
dernier ne peut jamais trouver de stabilité et d’ancrage dans un sol et
dans une patrie. Le « sans monde » ou l’« absence de monde » qui carac-
térise le judaïsme vient en quelque sorte légitimer la thèse selon laquelle
l’être juif est celui qui concrétise ce que « machination » et rationalité
veulent dire. Heidegger oublie résolument que l’Europe, c’est la Bible et
les Grecs, selon la célèbre formule de Levinas 12.
© Le Seuil | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.37.248.158)
13. Martin Heidegger, « Hönigswald aus der Schule des Neukantianismus », in Reden
und andere Lebenszeugnisse (1910-1976), Francfort-sur-le-Main, Hermann Heidegger,
2000, p. 65.
14. Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, Sur les « Cahiers noirs », Paris, Seuil,
2014, p. 20 et p. 21.
15. Ibid.
16. La suite de la publication des volumes des Cahiers noirs est prévue pour le
printemps 2015. À l’heure où je rédige ce texte, j’ignore tout de la teneur et du contenu
de ces volumes.
17. Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris,
Vrin, 1947, deuxième édition suivie d’Essais nouveaux, 1967, p. 170.
18. Ibid.
une des formes les plus accomplies, par-delà toute mythologie, de l’ana-
chronisme primordial de l’existence juive. C’est la raison pour laquelle
Levinas, et avant lui Rosenzweig, distingue le monothéisme biblique des
autres monothéismes. La Révélation juive est réfractaire à toute forme
d’appartenance au symbole qu’elle considère de facto comme païenne, car
cette appartenance empêche les expériences dites naturelles de revêtir
spontanément un caractère divin. Ce que Levinas nomme l’« appui sur
l’Éternel » n’est rien d’autre qu’une parole qui jamais ne s’enracine dans
le temps historique et dans un lieu donné, encore moins dans un « sol ».
C’est ce que Levinas appelle dans Autrement qu’être le prophétisme, car
la rupture de la compacité de l’être n’est jamais assurée d’endurer le
temps. Toujours le bruissement du il y a menace de revenir, refermant
ainsi le passage ouvert par le moi. Le prophétisme pour Levinas n’est pas
un phénomène particulier de l’histoire des religions. Tout langage qui ne
trahit pas incessamment le mouvement de la signifiance vers la signifi-
cation, le mouvement du Dit vers le Dire, court le risque de retomber en il
y a. En revanche, tout langage qui résiste à la thématisation, au symbole,
à la surdétermination des catégories ontologiques, à l’empire du concept,
est par définition un langage prophétique, qu’il soit profane ou sacré,
religieux ou non. Il y va du prophétisme comme de la structure éthique
de la subjectivité et du psychisme humain.
Aussi, lorsque Heidegger écrit dans les Cahiers noirs que « la question
du rôle du judaïsme mondial n’est pas raciale » (cela étant dit, il parle
dès 1933 de « peuple et de race »), il pointe, me semble-t-il très préci-
sément, non pas le mode d’être au monde du juif, mais son mode d’exister ;
un mode où seul le phénomène de territorialisation, l’unique mode de
rassemblement serait celui qui gravite autour de la Loi, laquelle est
irreprésentable, incommensurable et omniprésente. Pour le reste – les
restes – l’existence juive, depuis la destruction totale de Jérusalem et du
second Temple – véritable catastrophe pour le peuple juif –, le judaïsme
fut comme dépossédé du cadre unificateur de l’État et du Temple.
Une fois le Temple détruit et Jérusalem réduite en cendres et poussière,
les juifs affrontèrent les Romains, avec toutes les conséquences politiques,
économiques, religieuses que cela impliqua. Le corps législatif et judiciaire
suprême, le Sanhedrin, fut menacé. Il se retrouva alors à Yavné (70) et
plus tard à Tibériade. La communauté juive décimée tenta de restaurer
peu à peu une existence juive. Aux prêtres se substitua la figure du rabbin ;
au Temple celle de la synagogue, et à la patrie celle du peuple, dont l’éveil
à la Révélation entre en résonance avec la temporalité de la Création et
de la Rédemption, à l’instar du paganisme toujours relié à l’universel
sacral et sacralisé, chargé de la nostalgie de la terre, du culte séden-
taire, de la patrie, du sol et de toutes les formes d’obscurantisme venant
se greffer sur ce culte. Le national-socialisme est une des formes histo-
riques et historicisées de ce culte. Heidegger ne pouvait une fois de plus
l’ignorer.
La patrie, pour Levinas, est donc une « notion païenne ». Il le dit
clairement dans les Carnets de captivité 24. Dans les Notes philosophiques
diverses, rédigées en 1958, il esquisse ce qu’il appelle un « point de vue
nouveau » :
© Le Seuil | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.37.248.158)
24. Id., Carnets de captivité et autres écrits, Paris, Grasset/Imec, 2009, p. 57.
25. Ibid., p. 467.
26. Ibid., p. 59.
Plus qu’une contagion ou une folie, l’hitlérisme est un réveil des sentiments
élémentaires. Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philoso-
phiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philo-
sophie. Ils expriment l’attitude première d’une âme en face de l’ensemble
du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens
de l’aventure que l’âme courra dans le monde 27.
qui doit prendre fin, et celui qui commence. Figure de la chute, du déclin
comme promesse d’une nouvelle aube – ce que Peter Trawny appelle un
récit. Pour ma part, nous sommes au cœur d’un processus de remythologi-
sation ; processus qui justifie l’idée d’une narration qui ferait le pont entre
les deux commencements. Dans les Cahiers noirs, Heidegger a recours
à des expressions apocalyptiques pour évoquer le passage du premier au
second commencement. Il parle de « chaos », d’une « explosion de la terre »,
d’une « destruction par le feu », bref, d’une purification salutaire et quasi
rédemptrice. Les Allemands ont désormais pour mission de répondre
au destin de l’Occident. Et en même temps, lorsque Heidegger dit que le
judaïsme ne s’inscrit pas complètement dans ce récit, qu’il n’y trouve que
partiellement sa place, il sait que cela n’oblitère en rien les priorités intel-
lectuelles et religieuses que défendit le mouvement judéo-allemand ouvert
par Hermann Cohen. Les juifs allemands de la seconde moitié du xixe à
la première moitié du xxe siècle se reconnaissaient et s’identifiaient à la
culture allemande – à savoir, dans la polarité allemande à laquelle Wagner
avait déjà songé. L’emprunt à une terminologie marquée par l’usage d’un
concept collectif était communément partagé. Je pense prioritairement
ici au texte de Hermann Cohen daté de 1915, Deutschtum und Judentum
(Germanité et Judéité). Peter Trawny cite dans son livre un passage de cet
essai en note de bas de page :
29. Je développe cet aspect dans mon essai, L’Impardonnable. Levinas critique de
Heidegger.