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III.1.

Emmanuel Levinas, « la philosophie de l’hitlérisme »


Joëlle Hansel
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2017/2 (N° 207), pages 311 à 327
Éditions Mémorial de la Shoah
ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966168
DOI 10.3917/rhsho.207.0311
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Shoah, philosophie et pensée juive
PARTIE

III
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III . 1

EMMANUEL LEVINAS,
« LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

Joëlle Hansel1

En 1934, Emmanuel Levinas, alors au début de son itinéraire, parlait d’une


« philosophie de l’hitlérisme ». L’association de l’hitlérisme et d’un terme
aussi noble n’allait pas de soi. Elle pouvait paraître intolérable après la Shoah.
Elle peut encore laisser perplexe le lecteur d’aujourd’hui, et Levinas lui-
même a exprimé, rétrospectivement, quelque regret à l’avoir faite. Pourtant
en pensant l’hitlérisme en ces termes, il se donnait les moyens de mettre au
jour le sens d’un phénomène qui ne se réduisait pour lui ni à une idéologie
politique, ni à une flambée de violence irrationnelle.
L’objet de la présente étude est de retracer les étapes de ces « réflexions »
dont le cours a suivi l’évolution dramatique des événements, depuis l’accès de
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Hitler au pouvoir jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. « Quelques
réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », l’article de 1934 dont le titre
définit l’angle particulier sous lequel Levinas aborde le phénomène est
considéré, à juste titre, comme un texte de référence2. « La compréhension
de la spiritualité dans les cultures française et allemande »3, paru un an
auparavant, est moins souvent cité. C’est pourtant là que Levinas amorce
ses « réflexions » en montrant que l’hitlérisme a son origine au sein même de
la culture allemande, dans une tendance qui a érigé le biologique en principe
spirituel. La découverte de la nature foncièrement raciste de l’hitlérisme

1 Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses. Membre fondateur du Centre Raïssa et
Emmanuel Levinas (MOFET, Jérusalem), de la Société internationale de recherche Emmanuel-Levinas (SIREL,
Paris) et de la North American Levinas Society (États-Unis). Ses travaux portent sur l’histoire intellectuelle du
judaïsme italien aux xviie-xviiie siècles et sur la philosophie française contemporaine, notamment, l’œuvre de
Levinas et de Jankélévitch, ainsi que sur la pensée juive en France après la Shoah. Auteur de nombreux articles
sur Levinas, de Moïse Hayyim Luzzatto (1707-1746). Kabbale et philosophie, Paris, Cerf, 2004 et de Vladimir
Jankélévitch. Une philosophie du charme, Paris, Manucius, 2012.
2 « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Esprit, 1934, no 26, pp. 199-208 ; repris dans Les Cahiers
de l’Herne, 1991, puis dans Les Imprévus de l’histoire, Fata Morgana, 1994, puis encore aux Editions Payot et
Rivages, Paris, 1997.
3 « La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande » a paru, en juillet 1933, dans
Vairas, revue lituanienne disparue pendant la Seconde Guerre mondiale. Une traduction française de cet article
faite directement à partir du lituanien par Liudmila Edel-Matuolis, et présentée par Joëlle Hansel, a été publiée
dans Cités, 25, 2006, p. 125-137. Cette traduction est plus fiable que celle qui a été faite à partir de la traduction
anglaise de l’article, qui a paru d’abord dans la revue Sens, novembre 2000, p. 470-480, puis en 2011 aux éditions
Payot et Rivages.

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marque une nouvelle étape, plus décisive encore, dans sa compréhension


du phénomène. Elle le conduit, dans l’article de 1934, à mettre en évidence
à la fois sa rupture radicale avec la civilisation occidentale et la menace
qu’il fait peser sur l’« humanité même de l’homme ». La mise au jour de ce
fondement raciste lui permet, dans ses articles de 1935-1939 où domine le
thème du conflit entre le judaïsme et le néo-paganisme, de dégager ce qui
fait de l’antisémitisme hitlérien un fait absolument unique parce que sans
précédent dans l’histoire.

La première confrontation de Levinas avec l’hitlérisme a pris la forme du


bouleversement qu’il a ressenti en apprenant, par Alexandre Koyré, « peut-
être encore avant 1933 – et certainement après les gros succès remportés
par Hitler lors de l’élection au Reichstag », la « sympathie de Heidegger pour
le national-socialisme »4. Un demi-siècle après, il raconte comment cette
découverte a « assombri sa ferme certitude qu’une distance infranchissable
séparait à jamais la haine délirante et criminelle criée par le Mal sur les
pages de Mein Kampf et la vigueur intellectuelle et cette virtuosité extrême
d’analyse apportées par Sein und Zeit qui ouvraient les possibilités d’un
nouveau questionnement philosophique5 ».
Interrogé sur la manière dont on commence à penser, Levinas évoque ces
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« chocs initiaux » et ces « traumatismes » auxquels on ne sait pas « donner
une “forme verbale” et que la philosophie articule plus tard sous la forme
“de questions et de problèmes”6 ». La nouvelle apprise de la bouche de
Koyré a été le « choc initial » qui a été à la source de ses « réflexions sur
l’hitlérisme ». Dans l’article de 1933 sur « La compréhension de la spiritualité
dans les cultures française et allemande », il n’envisage pas encore le
phénomène hitlérien en lui-même. Il l’aborde dans le cadre d’une analyse
des productions philosophiques, littéraires et artistiques dans lesquelles
s’est incarné l’esprit propre à chacune des deux cultures.
La spiritualité est, pour le jeune philosophe, une manière d’être au
monde, l’« attitude première d’une âme en face de l’ensemble du réel et
de sa propre destinée7 ». Cette définition porte la trace de l’« influence »
heideggerienne dont Levinas se réclame dans La Théorie de l’intuition dans
la phénoménologie de Husserl, son premier ouvrage paru en 19308, alors

4 Emmanuel Levinas, « Comme un consentement à l’horrible », Le Nouvel Observateur, 22-28 janvier 1988, p. 48-49.
5 Ibid.
6 Emmanuel Levinas, Éthique et Infini, Paris, Payot, 1982, p. 15.
7 Voir le début de « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Les Imprévus de l’histoire, op. cit., p. 27.
8 Emmanuel Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan, 1930 (rééd. Paris,
Vrin, 1994). Voir l’introduction de l’ouvrage où Levinas mentionne cette « influence ».

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III . 1

qu’il n’a que 24 ans. À l’intellectualisme husserlien et à la « réflexion sur


la vie », il oppose, en s’inspirant de Heidegger, le fait de la « vivre » en s’y
engageant de tout son être, conformément à « la destinée et à l’essence
métaphysique de l’homme9 ». Son affinité avec cette conception concrète
de l’existence se confirme dans son article de 1932 sur « Martin Heidegger
et l’ontologie10 », et on en trouve des expressions même après qu’il soit
devenu, deux ans plus tard, critique de l’auteur d’Être et Temps. Ceci dit,
Levinas n’est pas pour autant un « heideggerien ». Si l’âme est « en face
du réel et de sa propre destinée », cela signifie bien que l’engagement de
l’homme dans l’existence ne lui retire pas sa liberté. Aussi totalement qu’il
y soit « embarqué11 », il a la possibilité de garder ses distances en exerçant
ce pouvoir de retrait que Husserl a pensé sous le nom de « réduction ». Bien
qu’il ait fait siennes certaines des nouveautés heideggeriennes, Levinas est
donc resté bien plus « husserlien » qu’on ne le pense.
Pour mettre en évidence la contrariété de leur « attitude en face de l’ensemble
du réel et de sa propre destinée », Levinas organise la confrontation entre
les deux cultures autour de la question de la relation entre l’âme et le corps.
La spiritualité française est fondée sur un dualisme qui fait du corps et de
l’esprit des entités étrangères l’une à l’autre, et qui relègue à un rang inférieur
la vie psychologique, les sens, et tout ce qui relève de la vie biologique. Ces
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« données élémentaires » sont, pour elle, des « forces aveugles » à laquelle
seule la réflexion rationnelle peut donner un sens. La spiritualité française
se définit donc en termes d’esprit, de raison ou d’âme. De Descartes à
Léon Brunschvicg qui en est l’héritier et à qui Levinas rend hommage,
l’idéalisme a assimilé l’esprit à la « pure pensée », et la vie intérieure, à
l’« intellection impersonnelle et théorique » qui a cours dans le domaine des
mathématiques. Ce primat de l’esprit est aussi à l’œuvre dans le roman et
le théâtre français dont les principaux représentants « tentent d’organiser
un chaos psychologique, d’appréhender son origine et son mécanisme en
partant d’une passion ou d’une idée ».
À l’extrême opposé, la culture allemande affirme l’union indissociable de
l’âme et du corps. Elle donne le primat à l’existence sur la pensée en la
dépeignant sous ses aspects les plus dramatiques. Contrairement au
rationalisme français, sa notion de spiritualité met en valeur les sentiments,
les sensations, les passions et l’ensemble des « données élémentaires ».

9 Ibid., p. 203.
10 Paru d’abord dans Recherches philosophiques, « Martin Heidegger et l’ontologie » a été republié, dans une
version remaniée, in Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949.
11 Thème cher à Levinas qui l’emprunte à Pascal (Pensée 232).

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III . 1 / EMMANUEL LEVINAS : « LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

Tout en exprimant à l’égard de la psychanalyse des réticences qui ne se


sont jamais démenties, Levinas lui reconnaît le mérite d’avoir montré que
le spirituel ne se réduit pas à la conscience. La libido où se manifestent les
pulsions inconscientes est un « principe spirituel ».
Si l’âme est, pour les Allemands, indissolublement unie au corps, elle ne se
confond pas avec lui. La séparation radicale entre le spirituel et le biologique
est, pour Levinas, le dénominateur commun aux courants majeurs de la
culture allemande, du romantisme à la psychanalyse, la phénoménologie, les
« philosophies de la vie » de Nietzsche à Scheler, et, « ces derniers temps »,
la « philosophie existentielle de Heidegger ».
C’est dans ce contexte que se situent les deux passages où il évoque,
successivement, la philosophie de Heidegger et l’hitlérisme :

Le dernier courant jouit d’une influence particulièrement forte sur la


jeunesse universitaire allemande. Heidegger, en parlant de la réalité
spirituelle, n’utilise pas le mot « conscience », mais « existence » (d’où
le nom de sa philosophie : existentielle) en voulant mieux souligner la
concrétude de l’âme et son caractère dramatique.
Il est difficile de ne pas remarquer que les partis politiques extrémistes,
puissants aujourd’hui en Allemagne, sont fascinés par cette notion
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de spiritualité. Ils ne se fient pas à la raison, car elle s’oppose à leur
vitalité ; ils n’écoutent pas la raison qui dit « oui » au moment où toute
leur existence dit « non ». Les Allemands croient que la douleur est
plus réelle que la raison qui veut étouffer la douleur et que la vérité ne
sort pas de l’observation impartiale des idées éternelles, mais qu’elle
est un cri effrayant de l’existence en lutte pour sa survie. Il est facile
de s’oublier soi-même et de perdre l’équilibre en imaginant entendre
la voix mystique du fond de son âme.

Levinas décrit la philosophie de Heidegger et l’hitlérisme dans des termes


analogues. Dans les deux cas, il est question d’une spiritualité qui fait de
l’existence un drame, et qui exalte un héroïsme qui se manifeste, chez
l’auteur d’Être et Temps, par l’angoisse ou le courage du Dasein qui « regarde
la mort dans les yeux » au lieu de la « fuir », et, chez les hitlériens, par
« l’existence en lutte pour sa survie ».
Au vu de tout ce que l’on sait aujourd’hui de la relation de Heidegger avec
l’hitlérisme12, on pourrait être tenté de penser que Levinas avait déjà saisi qu’il

12 Et compte tenu de tout ce que l’on ignore encore et que l’on découvre sans cesse, comme le montre la

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III . 1

existait entre eux un lien qui dénotait une véritable communauté de pensée.
Cela aurait pu être pour lui la manière d’expliquer cet engagement nazi
dont la nouvelle l’avait tant bouleversé. D’autant plus que cet engagement
se concrétisait, en cette année 1933, par des actes qui ne laissaient plus
subsister aucun doute sur son existence et sa profondeur.
Pourtant, si l’on sait, parce qu’il l’a dit lui-même, que Levinas connaissait
déjà le ralliement de Heidegger, rien ne permet d’affirmer qu’il ait été alors
en possession des éléments qui auraient pu lui permettre d’établir plus que
des similitudes entre les thèmes heideggeriens et les idéaux hitlériens. Bien
des années après, il dira « n’avoir pas tenu archive ni même gardé souvenir
de toutes ces données » dont celle, si décisive, qu’est le Discours du
rectorat qu’il ne mentionnera que de manière rétrospective, parmi d’autres
documents dont il n’est pas le plus accablant à ses yeux13.
Il faut donc se garder de commettre les anachronismes qui grèvent si
souvent les lectures rétrospectives. Le seul lien, dans le texte de Levinas,
entre la « philosophie existentielle » – et tout aussi bien, la psychanalyse
et les « philosophies de la vie » – et la « philosophie de l’hitlérisme » tient
à leur commun enracinement dans la spiritualité allemande. Leur distance
n’en reste pas moins irréductible. La « philosophie existentielle » qui se situe
sur un plan ontologique strictement séparé de l’organique et du biologique,
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est l’expression authentique de cette spiritualité. L’hitlérisme qui identifie le
spirituel au biologique en est, au contraire, la « déformation ».
Mais c’est aussi justement par là que l’hitlérisme reste une émanation de
cette spiritualité dont il exprime, en l’exacerbant, une tendance que Thomas
Mann a dépeinte dans La Montagne magique, roman auquel Levinas consacre
toute la dernière partie de son article. La maladie et la mort qui empoisonnent
l’atmosphère du sanatorium de Davos où se déroule l’intrigue témoignent
d’une « vie intérieure étroitement liée au corps ». Affecté par les miasmes
de la tuberculose, l’amour « permet de toucher le fond de l’existence ». La

publication récente des Cahiers noirs de Heidegger.


13 « Comme un consentement à l’horrible », art. cité. En supposant que la nouvelle des actes qui ne laissaient plus
subsister aucun doute quant à l’engagement nazi de Heidegger – son adhésion au parti national-socialiste, le
Discours du rectorat – ait filtré en France en 1933, rien n’assure qu’elle ait été connue de Levinas lorsque paraît
« La compréhension de la spiritualité ». La question de l’engagement politique de ce dernier, et de son lien avec
son œuvre, n’a été posée qu’après la guerre, au cours des débats houleux qui se sont tenus, notamment, en
1947, dans les colonnes des Temps modernes. Voir à ce propos Dominique Janicaud, Heidegger en France, t. 1,
Paris, Albin Michel, 2001, p. 103-111, et ses remarques (p. 104) : « Au demeurant, on savait très peu de choses
sur cet engagement politique de Heidegger : il avait adhéré au parti national-socialiste en 1933, puis avait donné
sa démission du rectorat l’année suivante, c’est à peu près tout ce qui semblait établi, bien que le communiste
Henri Mougin eût tenté de cibler ses attaques et commencé à publier des extraits du Discours du rectorat en
1945. » Il y rapporte aussi les sarcasmes de Sartre à l’égard des communistes qui lui reprochaient de s’inspirer
de Heidegger et dont il caricature ainsi le raisonnement : “Heidegger, dites-vous, est membre du parti national-
socialiste, donc sa philosophie doit être nazie.” »

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III . 1 / EMMANUEL LEVINAS : « LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

vie prise au sens biologique, la mort à laquelle la plupart des tuberculeux


sont condamnés est « à la source de la spiritualité ». Le Hollandais Mynheer
Peperkorn est l’incarnation même de l’esprit de la Montagne magique. « Cet
organisme énorme, ce corps gigantesque voué aux sens et aux jouissances »
représente, dit Levinas, « la puissance purement spirituelle de la personne
telle que l’imaginent les Allemands en la liant à l’organique ». « Pouvez-vous
nier qu’il nous mette tous dans sa poche ? » : pour Hans Castorp, lutter contre
Peperkorn est une entreprise vouée d’avance à l’échec. Ni la civilisation
française latine, ni la tradition judéo-chrétienne n’ont les moyens de vaincre
une puissance qui ne tient ni à l’intelligence ou à l’esprit, ni à la force physique,
mais au corps pris « dans un sens mystique » qui « change l’élément physique
en élément spirituel, ou inversement »14. Même la « discipline militaire
prussienne » n’a pu maîtriser cette puissance ou, comme le dit Levinas, ce
« démon qui dort au fond de l’âme allemande » que l’hitlérisme déchaîne au
moment même où il écrit ces lignes.
En analysant le type de spiritualité propre à la culture allemande, Levinas a
montré comment cette dernière a préparé un terrain favorable à l’émergence
et au triomphe de l’hitlérisme, ce qui revenait d’ailleurs de fait à ne pas
l’exonérer de sa responsabilité dans l’existence du phénomène. Ceci dit, le
racisme qui lui est inhérent, l’érection, sur son fondement, d’une conception
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de l’homme qui, parce qu’elle est fondée sur la consanguinité, lui dénie
entièrement la liberté qui constitue son « humanité même », en font un fait
sans précédent dans l’histoire.
C’est cette unicité absolue que Levinas met au jour en 1934 dans
« Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme ». Au lieu de s’en
tenir au plan politique, et à l’opposition entre le national-socialisme et
le « libéralisme », il considère que le véritable enjeu du conflit qui met
aux prises l’Europe et Hitler est bien plus grave. Alors que les idéaux
européens confèrent à tous, sans exception, la dignité d’homme, le
principe de la race veut qu’elle ne soit reconnue qu’à ceux qui ont le sang
pur. En affirmant la capacité de l’âme à prendre ses distances vis-à-vis du
réel et de l’histoire, la civilisation européenne a fait de la liberté l’essence
même de l’homme. Inversement, faire du corps, défini racialement, le
« cœur » de la vie spirituelle, ce n’est pas seulement réagir contre les
excès du dualisme en rappelant le lien inéluctable de l’esprit à la matière,
comme l’ont fait Marx et les penseurs matérialistes des Lumières. C’est,

14 La Montagne magique, tome 2, p. 363-364. http://ebook-gratuit-francais.com/wp-content/uploads/sites/6/


ebooks/pdf/mann_la_montagne_magique_2.pdf

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III . 1

pour Levinas, vouer l’homme à une « espèce d’enchaînement ».


Sous sa plume, l’histoire de l’Europe apparaît comme une vaste entreprise
de libération qui s’est réalisée à travers quatre figures : le judaïsme, le
christianisme, le libéralisme et le marxisme. Laissant de côté ses aspects
sociaux et politiques, Levinas confère à cette libération un caractère
purement spirituel : elle concerne l’âme, l’esprit ou la raison. Le premier objet
de la lutte pour la liberté a été de délivrer l’âme humaine de l’emprise du
temps, du passé, et de l’histoire, « la limitation la plus profonde, la limitation
fondamentale ». Apparemment, Levinas rejoint ainsi certaines tendances
spiritualistes de la philosophie française des années 1930 qui aspirent à
une sortie hors du temps, vers l’éternité15. En réalité, il ne nie aucunement
le lien organique de l’homme au temps dans lequel il voit, au contraire, la
« condition de l’existence humaine ». Il exclut, en revanche, qu’on lui donne
un caractère « irréparable », de sorte qu’il enchaîne l’individu à son passé, en
empêchant le surgissement du nouveau. Le présent est le temps privilégié
où se manifeste cette liberté ou ce pouvoir de tout commencer16.
Le choix du judaïsme comme première figure de l’idéal de liberté est
remarquable. À la différence de bien des penseurs occidentaux, y compris
Husserl17, Levinas voit dans le judaïsme une partie intégrante de la civilisation
européenne et l’une des sources majeures de l’esprit humaniste qui anime
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la modernité. Pour illustrer la forme particulière que le judaïsme a donné à
la libération spirituelle, il décrit les différents aspects de la techouva, acte de
« retour »18 qui tient une place centrale dans le rituel et la liturgie des fêtes
du Nouvel An juif. Levinas s’attache à la signification spirituelle de cet acte.
Ses trois phases – le « remords », le « repentir », le « pardon » – sont les
moments du processus de libération de l’âme humaine. Le « retour » désigne
le mouvement de réflexion de l’âme sur elle-même et en arrière, sur son
passé, pour mieux se délivrer de ce qu’il a d’aliénant.
La manière dont Levinas comprend la figure chrétienne de la liberté prolonge,

15 Cette aspiration est au cœur de La Présence totale de Louis Lavelle auquel Levinas a consacré un compte-rendu
dans Recherches philosophiques, t. IV, 1934, p. 393.
16 Le lien étroit que Levinas établit entre le moi, le présent et la liberté conçue comme nouveauté et commencement
ressort de son commentaire aux Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps publié dans
« L’œuvre d’Edmond Husserl » (1940), En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 40-42.
Dans la conclusion de ce même article, on constate que l’opposition entre la vision de l’homme comme un être
foncièrement libre (d’une « liberté qui s’accomplit comme conscience ») et celle qui en fait un être qui « n’est
ni libre, ni absolu », qui « ne répond plus entièrement de lui-même » et est « dominé et débordé par l’histoire »
marque, aux yeux de Levinas, en 1940, l'« abîme » qui sépare la phénoménologie de Husserl de l’ontologie de
Heidegger.
17 Voir dans La Crise des sciences européennes et la philosophie (Paris, Aubier, 1937), la conférence donnée par
Husserl à Vienne en 1935 où il voit dans la Grèce le berceau de la civilisation européenne.
18 Comme le note Georges Hansel, « les dictionnaires traduisent improprement techouva par “repentir”, réduisant
cette notion à un remords accompagné d’un désir de réparation, gommant ainsi la “décision” qui en est le
cœur. ».

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III . 1 / EMMANUEL LEVINAS : « LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

en un sens, l’analyse de celle qu’elle a prise dans le judaïsme. Il s’agit,


de nouveau, d’affranchir le présent de l’emprise du passé en affirmant la
capacité de renouvellement de l’âme humaine, son aptitude à « retrouver sa
virginité première ». Ceci dit, Levinas fait ressortir la spécificité de la doctrine
chrétienne qui fait de la liberté le fruit de la grâce divine, ainsi que son apport
à l’entreprise de libération spirituelle : « La dignité égale de toutes les âmes,
indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes. »
La troisième figure de la liberté est le libéralisme, les diverses expressions de
la pensée des Lumières, les précurseurs de « l’idéologie démocratique et de la
déclaration des droits de l’Homme ». Sa volonté d’opposer un front commun
au nazisme amène Levinas à dégager l’idéal commun à des mouvements
d’idée aussi différents que l’idéalisme kantien ou le matérialisme des
encyclopédistes : la souveraineté absolue de la raison, son autonomie à
l’égard du réel, qu’il s’agisse de la « matière physique » ou de l’histoire.
Levinas perçoit dans le libéralisme, héraut de la laïcité, ainsi que dans
le matérialisme athée de certains penseurs des Lumières un écho du
« leitmotiv judéo-chrétien de la liberté ». En revanche, il souligne la rupture
que le marxisme introduit « pour la première fois » dans l’histoire de la
culture européenne. En contestant le primat de la conscience au profit
de la matière physique et sociale, il lui dénie le pouvoir de prendre ses
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distances à l’égard du réel. L’idéal classique de liberté est contesté au
nom des multiples déterminismes auxquels l’homme est soumis de par
sa constitution physique et sa situation d’être social et historique. À
l’humanisme « petit-bourgeois » et à une liberté purement spirituelle et
individuelle, le marxisme substitue une forme de libération matérielle et
collective, fruit de la lutte des classes. Même si on admet que l’aspiration
à la liberté ne lui est pas étrangère, force est de constater l’antagonisme
entre ses idéaux et ceux de la société occidentale.
Malgré tout, le marxisme perpétue l’idéal européen de liberté et fait partie
intégrante de la civilisation qui l’a porté. Bien qu’elle ne puisse nier l’existence
des déterminismes économiques et sociaux auxquels elle est soumise, la
conscience conserve au moins le pouvoir de les comprendre au lieu de les
subir passivement. Tout en étant limitée, cette liberté par la connaissance
est, néanmoins, effective. C’est elle qui est à la source du marxisme comme
entreprise révolutionnaire dont l’ambition est de changer le monde.
Levinas met au jour l’élément qui interdit de confondre marxisme et
hitlérisme :

320
III . 1

Si l’intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l’esprit


dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement
n’a rien de radical […]. Une conception véritablement opposée à la notion
européenne de l’homme ne serait possible que si la situation à laquelle
il est rivé ne s’ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de son être.
Exigence paradoxale que l’expérience de notre corps semble réaliser.

L’intérêt que Levinas a manifesté pour le matérialisme « éclairé » ou marxiste


montre qu’il n’entend aucunement récuser le fait que nous ayons un corps.
Comme il le signifie dans d’autres textes des années 1930, l’homme n’est
pas esprit pur, l’existence avec son « volume » et son « poids » précède la
conscience19. Le corps n’est pas seulement de l’ordre de l’« avoir » mais de
l’« être », nous sommes liés à lui par un « sentiment d’identité »20.
En décrivant la conception hitlérienne de l’homme, Levinas ne met donc
pas en cause le lien indissociable de l’esprit avec le corps. La nouveauté
radicale de l’hitlérisme consiste à donner à ce lien un caractère irrémissible
en faisant du corps, défini par de pseudo caractères raciaux, la source de
toute valeur, la norme suivant laquelle se définit l’humanité de l’homme.
Cette mystique du corps et des forces vitales qu’il recèle, et le racisme
dont elle est l’expression sont le « principe fondamental » de la conception
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hitlérienne de l’homme. C’est aussi le principe sur lequel s’édifie une société
« à base consanguine » et une conception de la vérité définie non comme
la « propagation d’une idée », mais comme « l’expansion d’une force ». La
guerre, la conquête, la destruction de l’humain : telle est la suite logique de
cette « philosophie de l’hitlérisme ».

Tout au long de « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme »,


Levinas a célébré les idéaux et les valeurs propres à la civilisation occidentale.
Cela signifie-t-il pour autant qu’il en ait fait l’apologie ? Oui et non. Oui, si l’on
prend ce terme au sens d’une « défense » de l’« humanité de l’homme ».
Non, si l’on suggère par là que sa glorification de l’idéal européen de liberté
exclut toute distance critique.

19 Voir le début du compte-rendu de Levinas sur La Présence totale, op. cit


20 La distinction entre « avoir » et « être » est l’œuvre de Gabriel Marcel qui, critiquant la tradition idéaliste, a
procédé à une véritable réhabilitation du corps. Les termes dans lesquels Levinas décrit la relation singulière
entre le moi et son corps rappellent ceux dont use Gabriel Marcel dans « Esquisse d’une phénoménologie de
l’avoir », conférence donnée en novembre 1933 et publiée dans Être et avoir, Paris, Aubier-Montaigne, 1935.
Considérant « l’incarnation » comme une « donnée centrale de la métaphysique », Marcel fait état à la fois de
mon « attachement » ou de mon « adhérence » au corps – je n’ai pas seulement un corps, je suis mon corps –,
et de la « tyrannie » qu’il exerce sur moi. Merleau-Ponty a souligné la nouveauté de cette approche dans « Être
et avoir », La Vie intellectuelle, octobre 1936, p. 100.

321
III . 1 / EMMANUEL LEVINAS : « LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

La « liberté absolue de l’homme vis-à-vis du monde » a, en effet, son revers.


D’un côté, elle signifie qu’un choix n’est jamais définitif et que l’on peut
toujours « revenir en arrière ». D’un autre, cette possibilité est celle d’« un
moi qui, dans l’engagement, s’assure un permanent dégagement ». C’est à
dessein que l’on cite ici cette formule qui apparaît bien plus tard dans l’une
des Quatre lectures talmudiques. La critique de l’esprit occidental qu’on
trouve dans « La tentation de la tentation » s’inscrit sur bien des points dans
la continuité de celle qui a été déjà formulée, tant de décennies auparavant,
dans « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » :

L’Européen tenté par la tentation – à la fois aventurier et homme de


suprême sécurité – […], l’Européen sûr du moins de sa retraite de
sujet, dans sa subjectivité extraterritoriale, de sa séparation à l’égard
de tout autre et ainsi d’une espèce d’irresponsabilité à l’égard du
Tout21.

Dans l’article de 1934, la « suprême sécurité » est bien ce à quoi aspire


la société occidentale qui « ne voyant pas ce que cet idéal [de liberté]
exige d’effort se réjouit surtout de ce qu’il apporte de commodité ». À
l’« irresponsabilité » qui tient, dans « La tentation de la tentation » au fait
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de se dégager de ses obligations envers autrui correspond, dans Quelques
réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, un rapport à la vérité qui devient
« un jeu » par lequel l’on « ne se compromet définitivement avec aucune
vérité ». Tout en prenant la défense de la civilisation occidentale, Levinas n’a
donc pas hésité à en signaler les carences : ce même idéal de liberté dans
lequel réside toute sa dignité a préparé – même si c’est sous « ses formes
dégénérées » – un terrain fertile à l’hitlérisme :

C’est à une société dans un tel état que l’idéal germanique de l’homme
apparaît comme une promesse de sincérité et d’authenticité.
L’homme ne se trouve plus devant un monde d’idées où il peut choisir
par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui – il est
d’ores et déjà lié avec certaines d’entre elles, comme il est lié de par
sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus
jouer avec l’idée, car sortie de son être concret, ancrée dans sa chair
et dans son sang, elle en conserve le sérieux.

21 Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 78.

322
III . 1

En mettant au jour le fondement raciste de l’hitlérisme, Levinas a dégagé


ce qui fait de l’antisémitisme hitlérien un phénomène sans précédent dans
l’histoire, incomparable aux formes antérieures qu’a prises la haine des Juifs.
Le fait d’être « rivé » à une judéité définie, désormais, par les « voix du sang »,
l’impossibilité de lui échapper serait-ce par la conversion, sont les thèmes
qui traversent les articles parus dans Paix et Droit, bulletin de l’Alliance
israélite universelle, entre 1935 et 1939. La conviction que l’on peut, malgré
tout, résister à cette fatalité amène Levinas à chercher une issue au trouble
que la conscience juive, confrontée à l’antisémitisme racial hitlérien, éprouve
jusque « dans ses recoins les plus intimes ». Telle est la raison pour laquelle il
se tourne vers Maïmonide dans un article de 1935 où il montre l’« actualité »
du Guide des égarés, son maître-livre. La vertu de cet ouvrage reste, pour
lui, la même que celle que lui attribuait son auteur au xiie siècle : dissiper
l’égarement ou la perplexité que ressent la « conscience juive ».
Levinas traite des chapitres du Guide où il est question de l’opposition entre
la thèse de l’éternité du monde défendue par Aristote et ses disciples,
et celle de la création ex nihilo propre au judaïsme, et aussi bien, au
christianisme. Il y voit un conflit entre le paganisme et le monothéisme
pris en un sens inhabituel. La question n’est pas, en effet, de savoir s’il y
a un Dieu ou plusieurs. La distinction foncière entre paganisme et « judéo-
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christianisme » se situe ailleurs22. Elle se définit en termes de spiritualité prise
au sens que Levinas a donné à ce vocable dès le début de sa réflexion sur
l’hitlérisme. Leur antagonisme ne tient pas à la relation avec le divin, mais à
une certaine attitude face au monde : l’une, païenne, est conçue en termes
d’« attachement », d’« installation » et d’« assises » ; l’autre, juive, est vécue
en termes d’inquiétude et d’« insécurité ». Contrairement à ce que l’on peut
croire, le fait d’être « installé » dans le monde est un signe d’impuissance. Le
païen est incapable de sortir du monde où il est, certes, « de plain-pied avec
les choses », mais où il est, par là même, « enfermé ».
Selon Levinas, Aristote a donné, dans sa physique et sa cosmologie, une
expression philosophique au mode d’existence païen. Cette inspiration
païenne s’est perpétuée tout au long de l’histoire de l’Occident, triomphant
d’une Église, puis d’une société libérale impuissantes à la combattre23. Le
néo-paganisme hitlérien marque donc, en un sens, la résurgence d’une

22 Les citations qui suivent sont tirées de « L’Actualité de Maïmonide », Les Cahiers de l’Herne, 1991.
23 Développé dans « À propos de la mort du pape Pie XI », 1939, p. 142-144, publié dans Les Cahiers de l’Herne,
op. cit., p. 151-152, le thème de l’impuissance de l’Église face au paganisme se prolonge après-guerre dans
les remarques que l’on trouve, notamment, dans l’avant-propos de Difficile liberté : « Les exterminations
hitlériennes ont pu se produire dans une Europe évangélisée depuis plus de quinze siècles ».

323
III . 1 / EMMANUEL LEVINAS, « LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

attitude pratiquement vieille comme le monde. Néanmoins, on ne saurait


mettre sur le même plan le paganisme contre lequel Maïmonide luttait au
xiie siècle et le néo-paganisme nazi qui menace d’annihiler l’être juif. Quelle
est donc la nouveauté du paganisme promu par l’hitlérisme ?
La réponse de Levinas à cette question cruciale est la suivante :
l’antisémitisme racial, la haine des Juifs érigée non seulement au rang de
doctrine, mais de « métaphysique », distingue le néo-paganisme des formes
antérieures de paganisme. C’est ce qui ressort de « L’essence spirituelle de
l’antisémitisme », l’un des derniers articles publiés dans Paix et droit. Dans
ce texte datant de 1938, Levinas commente les propos de Jacques Maritain
qui a publié, la même année, le texte d’une conférence intitulée « Les Juifs
parmi les nations ». Maritain y dresse, pays par pays, statistiques à l’appui,
un tableau de l’antisémitisme européen qui montre que l’on n’ignorait
rien, à cette époque, des persécutions subies par les Juifs. À l’instar de
« Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », son texte est un
appel à la lucidité et à la lutte contre le « tellurisme raciste », « antisémite »
et « antichrétien »24. Son analyse du racisme ou « néo-paganisme » rejoint
sur bien des points celle menée par Levinas depuis 1934. C’est ce qu’illustre
la manière dont il dénonce ce qui fait de l’hitlérisme « le mode de barbarie en
lui-même le plus inhumain et le plus désespérant » : « Il rive [les hommes] à
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des catégories et à des fatalités – biologiques – auxquelles aucun usage quel
qu’il soit de leur liberté ne leur permet d’échapper25. »
Levinas ne pouvait que se sentir proche de Maritain à qui il rend hommage
pour son courage et sa « générosité ». En même temps, l’attitude qu’il adopte
à l’égard du « philosophe catholique » est caractéristique de la position
qu’il observera vis-à-vis du christianisme tout au long de son existence26.
Sa communauté de vues avec Maritain ne l’empêche pas de rappeler que
« l’antagonisme entre le christianisme et le judaïsme n’en demeure pas
moins entier et ne souffre aucun compromis ». Comme il le déclare sans
ambages, « nous passons à côté de la Croix, nous n’allons pas vers elle ».
Tout en rejetant la manière dont Maritain entend, conformément aux
enseignements pauliniens, « la signification théologale de la dispersion
d’Israël27 », Levinas s’accorde avec sa vision de la nature de cet antisémitisme

24 Les Cahiers de L’Herne, 1991, op. cit, p. 22.


25 Ibid., p. 17.
26 Voir parmi les articles publiés dans Paix et Droit, et repris dans Les Cahiers de l’Herne, 1991 (p. 148-149)
« Fraterniser sans se convertir (à propos d’un livre récent) » (1936) où Levinas réagit vigoureusement à « l’esprit
de prosélytisme » qui anime Juifs et Chrétiens, ouvrage de Joseph Bonsirven (Paris, Flammarion, 1936). Voir aussi
Georges Hansel, « Levinas et le christianisme », Cahiers du judaïsme, vol. 13, 2003, p. 96-114.
27 Tout en reconnaissant la grandeur que le christianisme prête au destin juif, Levinas rejette le partage que l’on
trouve dans l’article de Maritain, « Les Juifs parmi les nations », Paris, Cerf, 1932, p. 19-20 : d’un côté, l’Église vise

324
III . 1

qui, propre au néo-paganisme hitlérien, en fait un phénomène unique en


son genre. En parlant d’une « essence spirituelle » de l’antisémitisme,
Maritain signifie que l’on ne peut l’expliquer uniquement par des facteurs
économiques, politiques ou culturels. La haine dont les Juifs font l’objet
a des racines plus profondes que la xénophobie ou l’afflux d’immigrants.
Selon Maritain,

Si le monde hait les Juifs, c’est qu’il sent bien qu’ils lui seront
toujours surnaturellement étrangers ; c’est qu’il déteste leur passion
de l’absolu et l’insupportable stimulation qu’elle lui inflige. C’est la
vocation d’Israël que le monde exècre28.

Pour Levinas, c’est par ce sentiment d’étrangeté à l’égard du monde que le


judaïsme est « l’antipaganisme par excellence ». Il est l’absolue négation de
« la révolte de la Nature contre la Surnature », de « l’aspiration du monde à
sa propre apothéose, à sa béatification dans sa nature » promues par cette
forme inouïe de barbarie dont l’ombre s’étend sur l’Europe29. Les persécutions
raciales sont donc la conséquence directe de cette haine métaphysique des
Juifs qu’est l’antisémitisme hitlérien.
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Les « réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » appartiennent à la période
d’avant la Shoah. Or, comme le dit Levinas, plus d’un demi-siècle après les
avoir menées, « c’est dans la Solution finale, dans l’extermination pure dans
les camps de la mort […] que le national-socialisme révéla la criminalité
diabolique, le mal absolu de ce qu’on ne peut appeler “pensée”30 ». Sans
sous-estimer aucunement l’ampleur des persécutions que les Juifs avaient
subies auparavant, il considère l’extermination comme une ligne de fracture
entre un « avant » et un « après ». Ceci vaut également pour la question de
la connivence de Heidegger avec l’hitlérisme. Sans minimiser la gravité d’un
engagement qui a perduré pendant « les treize années du régime hitlérien »,
il estime qu’elle ne peut être comparée avec celle du silence que Heidegger
a gardé, après la guerre, « déjà en pleine paix, sur les chambres à gaz et
les camps d’extermination31 ». D’autant plus quand on connaît les propos

le « rachat surnaturel et supra-temporel du monde », de l’autre, Israël est porteur de « l’Espérance terrestre » et
veut « l’avènement du Royaume de Dieu ici-bas ». Tout en lui rendant hommage pour avoir cherché à instaurer
«l’absolu (c’est-à-dire la justice) dans le monde », Maritain voit Israël, par là même, « rivé au monde, prisonnier
et victime de ce monde qu’il aime, et dont il n’est pas, ne sera jamais, ne peut pas être ».
28 Maritain, « Les Juifs parmi les nations », art. cité, p. 21. Le mot « surnaturellement » est souligné par Maritain.
29 Cahiers de L’Herne, p. 152.
30 « Comme un consentement à l’horrible », art. cité.
31 Ibid. Levinas cite l’interview faite le 23 septembre 1966 et parue dans Der Spiegel le 31 mai 1976.

325
III . 1 / EMMANUEL LEVINAS : « LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »

qu’il a tenus en 1949, la seule fois où il a brisé ce silence, pour déclarer


que l’« agriculture » qui, devenue « industrie alimentaire motorisée », est
« dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans
les chambres à gaz et les camps d’extermination ». C’est au vu du silence
presque complet de Heidegger que Levinas reconsidère le lien entre son
engagement nazi et Être et Temps en se demandant si « l’on peut être assuré
que le Mal n’y a jamais trouvé écho » et que le diabolique ne s’y soit pas
« infiltré »32.
L’apparition d’autrui est le second élément qui distingue les réflexions sur
la philosophie de l’hitlérisme de l’avant et de l’après-guerre. L’« humanité
de l’homme » ne réside plus dans la liberté, mais dans la responsabilité
pour autrui. La Shoah n’est pas à l’origine de cette évolution majeure qui
survient pour la première fois en 1940, juste avant que Levinas soit mobilisé,
fait prisonnier et envoyé en captivité, pour toute la durée de la guerre,
dans un stalag au cœur de l’Allemagne nazie . Mais si l’on ne peut établir
33

entre elles une relation de cause à effet, l’éthique que Levinas élabore dès
l’immédiat après-guerre ne saurait se comprendre indépendamment de
la Solution finale. La dédicace sur laquelle s’ouvre Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence, paru en 1974, en donne un exemple frappant : « À
la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés
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par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains
de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de
l’autre homme, du même antisémitisme. » « Yehiel, Dvora, Dov, Aminadav,
Shmouel, Malka » : Levinas mentionne, et ceci en lettres hébraïques, les
noms des membres de sa famille qui ont été massacrés, pour la plupart, par
les Lituaniens avant même que la Wehrmacht entre dans la ville de Kaunas
et que la machine d’extermination nazie s’y mette en place.
On peut imaginer l’exploitation dont pourrait faire l’objet la caractérisation
lévinassienne de l’antisémitisme comme une « haine de l’autre homme »
dont les Juifs n’auraient pas été les seules victimes puisque qu’elle a frappé

32 Paru en 1927, Être et Temps appartenait pour Levinas à une période où ni le ralliement de Heidegger à Hitler, ni
même l’accès de ce dernier au pouvoir n’était imaginable. En revanche, il a toujours mis en cause le « second
Heidegger », les textes postérieurs à 1933 où apparaissent les thèmes qui, comme l’exaltation de l’enracinement
dans le terroir et dans la terre natale, consonnent avec l’idéologie nazie. L’opposition entre paganisme et
judaïsme, si prégnante dans les écrits contre l’hitlérisme parus avant-guerre, ressort particulièrement dans
« Heidegger, Gagarine et nous », article paru en 1961, la même année que « Totalité et Infini », dans Difficile
liberté, son recueil d’« essais sur le judaïsme » (Paris, Albin Michel, p. 299-303, paru aussi en Livre de poche).
La philosophie du « second Heidegger » et, plus particulièrement, sa critique radicale de la technique, y sont
considérées comme l’expression d’un paganisme – ou d’un néo-paganisme – dont il s’agit de démasquer les
« séductions » et dont le judaïsme qui prône la destruction des idoles et rejette l’adoration du Lieu, « n’est peut-
être que la négation ».
33 Voir à ce propos Jacques Taminaux, « La première réplique à l'ontologie fondamentale », Les Cahiers de l'Herne,
1991, p. 278-292.

326
III . 1

« des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes


nations ». Comme Vladimir Jankélévitch l’a montré dans L’Imprescriptible,
l’argument favori de ceux qui « banalisent » la Shoah consiste à la réduire à
un cas particulier du phénomène général du génocide34.
Or Levinas, tout comme Jankélévitch, abhorre cette banalisation. En
définissant l’antisémitisme hitlérien comme la « haine de l’autre homme », il
met en évidence le fait que toutes les victimes du nazisme, qu’elles soient
juives ou non, ont subi une souffrance « gratuite » et « inutile » qui invalide
tout essai de théodicée, toute tentative de lui donner un sens en la justifiant
par l’espérance d’un plus grand bien35. Cette souffrance a un caractère
« universel » au sens où l’altérité est constitutive de l’humanité même de
l’homme. La Solution finale ou le projet d’extermination totale qui le visait
exclusivement font, néanmoins, de « l’Holocauste du peuple juif sous le règne
d’Hitler […] le paradigme de cette souffrance gratuite où le mal apparut dans
son horreur diabolique » et où s’est manifestée « la disproportion entre la
souffrance et toute théodicée36 ».
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34 Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986.
35 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », in Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 107-120.
36 Ibid., p. 114.

327

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