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EMMANUEL LEVINAS,
« LA PHILOSOPHIE DE L'HITLÉRISME »
Joëlle Hansel1
1 Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses. Membre fondateur du Centre Raïssa et
Emmanuel Levinas (MOFET, Jérusalem), de la Société internationale de recherche Emmanuel-Levinas (SIREL,
Paris) et de la North American Levinas Society (États-Unis). Ses travaux portent sur l’histoire intellectuelle du
judaïsme italien aux xviie-xviiie siècles et sur la philosophie française contemporaine, notamment, l’œuvre de
Levinas et de Jankélévitch, ainsi que sur la pensée juive en France après la Shoah. Auteur de nombreux articles
sur Levinas, de Moïse Hayyim Luzzatto (1707-1746). Kabbale et philosophie, Paris, Cerf, 2004 et de Vladimir
Jankélévitch. Une philosophie du charme, Paris, Manucius, 2012.
2 « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Esprit, 1934, no 26, pp. 199-208 ; repris dans Les Cahiers
de l’Herne, 1991, puis dans Les Imprévus de l’histoire, Fata Morgana, 1994, puis encore aux Editions Payot et
Rivages, Paris, 1997.
3 « La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande » a paru, en juillet 1933, dans
Vairas, revue lituanienne disparue pendant la Seconde Guerre mondiale. Une traduction française de cet article
faite directement à partir du lituanien par Liudmila Edel-Matuolis, et présentée par Joëlle Hansel, a été publiée
dans Cités, 25, 2006, p. 125-137. Cette traduction est plus fiable que celle qui a été faite à partir de la traduction
anglaise de l’article, qui a paru d’abord dans la revue Sens, novembre 2000, p. 470-480, puis en 2011 aux éditions
Payot et Rivages.
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4 Emmanuel Levinas, « Comme un consentement à l’horrible », Le Nouvel Observateur, 22-28 janvier 1988, p. 48-49.
5 Ibid.
6 Emmanuel Levinas, Éthique et Infini, Paris, Payot, 1982, p. 15.
7 Voir le début de « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Les Imprévus de l’histoire, op. cit., p. 27.
8 Emmanuel Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan, 1930 (rééd. Paris,
Vrin, 1994). Voir l’introduction de l’ouvrage où Levinas mentionne cette « influence ».
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9 Ibid., p. 203.
10 Paru d’abord dans Recherches philosophiques, « Martin Heidegger et l’ontologie » a été republié, dans une
version remaniée, in Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949.
11 Thème cher à Levinas qui l’emprunte à Pascal (Pensée 232).
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12 Et compte tenu de tout ce que l’on ignore encore et que l’on découvre sans cesse, comme le montre la
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existait entre eux un lien qui dénotait une véritable communauté de pensée.
Cela aurait pu être pour lui la manière d’expliquer cet engagement nazi
dont la nouvelle l’avait tant bouleversé. D’autant plus que cet engagement
se concrétisait, en cette année 1933, par des actes qui ne laissaient plus
subsister aucun doute sur son existence et sa profondeur.
Pourtant, si l’on sait, parce qu’il l’a dit lui-même, que Levinas connaissait
déjà le ralliement de Heidegger, rien ne permet d’affirmer qu’il ait été alors
en possession des éléments qui auraient pu lui permettre d’établir plus que
des similitudes entre les thèmes heideggeriens et les idéaux hitlériens. Bien
des années après, il dira « n’avoir pas tenu archive ni même gardé souvenir
de toutes ces données » dont celle, si décisive, qu’est le Discours du
rectorat qu’il ne mentionnera que de manière rétrospective, parmi d’autres
documents dont il n’est pas le plus accablant à ses yeux13.
Il faut donc se garder de commettre les anachronismes qui grèvent si
souvent les lectures rétrospectives. Le seul lien, dans le texte de Levinas,
entre la « philosophie existentielle » – et tout aussi bien, la psychanalyse
et les « philosophies de la vie » – et la « philosophie de l’hitlérisme » tient
à leur commun enracinement dans la spiritualité allemande. Leur distance
n’en reste pas moins irréductible. La « philosophie existentielle » qui se situe
sur un plan ontologique strictement séparé de l’organique et du biologique,
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15 Cette aspiration est au cœur de La Présence totale de Louis Lavelle auquel Levinas a consacré un compte-rendu
dans Recherches philosophiques, t. IV, 1934, p. 393.
16 Le lien étroit que Levinas établit entre le moi, le présent et la liberté conçue comme nouveauté et commencement
ressort de son commentaire aux Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps publié dans
« L’œuvre d’Edmond Husserl » (1940), En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 40-42.
Dans la conclusion de ce même article, on constate que l’opposition entre la vision de l’homme comme un être
foncièrement libre (d’une « liberté qui s’accomplit comme conscience ») et celle qui en fait un être qui « n’est
ni libre, ni absolu », qui « ne répond plus entièrement de lui-même » et est « dominé et débordé par l’histoire »
marque, aux yeux de Levinas, en 1940, l'« abîme » qui sépare la phénoménologie de Husserl de l’ontologie de
Heidegger.
17 Voir dans La Crise des sciences européennes et la philosophie (Paris, Aubier, 1937), la conférence donnée par
Husserl à Vienne en 1935 où il voit dans la Grèce le berceau de la civilisation européenne.
18 Comme le note Georges Hansel, « les dictionnaires traduisent improprement techouva par “repentir”, réduisant
cette notion à un remords accompagné d’un désir de réparation, gommant ainsi la “décision” qui en est le
cœur. ».
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C’est à une société dans un tel état que l’idéal germanique de l’homme
apparaît comme une promesse de sincérité et d’authenticité.
L’homme ne se trouve plus devant un monde d’idées où il peut choisir
par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui – il est
d’ores et déjà lié avec certaines d’entre elles, comme il est lié de par
sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus
jouer avec l’idée, car sortie de son être concret, ancrée dans sa chair
et dans son sang, elle en conserve le sérieux.
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22 Les citations qui suivent sont tirées de « L’Actualité de Maïmonide », Les Cahiers de l’Herne, 1991.
23 Développé dans « À propos de la mort du pape Pie XI », 1939, p. 142-144, publié dans Les Cahiers de l’Herne,
op. cit., p. 151-152, le thème de l’impuissance de l’Église face au paganisme se prolonge après-guerre dans
les remarques que l’on trouve, notamment, dans l’avant-propos de Difficile liberté : « Les exterminations
hitlériennes ont pu se produire dans une Europe évangélisée depuis plus de quinze siècles ».
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Si le monde hait les Juifs, c’est qu’il sent bien qu’ils lui seront
toujours surnaturellement étrangers ; c’est qu’il déteste leur passion
de l’absolu et l’insupportable stimulation qu’elle lui inflige. C’est la
vocation d’Israël que le monde exècre28.
le « rachat surnaturel et supra-temporel du monde », de l’autre, Israël est porteur de « l’Espérance terrestre » et
veut « l’avènement du Royaume de Dieu ici-bas ». Tout en lui rendant hommage pour avoir cherché à instaurer
«l’absolu (c’est-à-dire la justice) dans le monde », Maritain voit Israël, par là même, « rivé au monde, prisonnier
et victime de ce monde qu’il aime, et dont il n’est pas, ne sera jamais, ne peut pas être ».
28 Maritain, « Les Juifs parmi les nations », art. cité, p. 21. Le mot « surnaturellement » est souligné par Maritain.
29 Cahiers de L’Herne, p. 152.
30 « Comme un consentement à l’horrible », art. cité.
31 Ibid. Levinas cite l’interview faite le 23 septembre 1966 et parue dans Der Spiegel le 31 mai 1976.
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entre elles une relation de cause à effet, l’éthique que Levinas élabore dès
l’immédiat après-guerre ne saurait se comprendre indépendamment de
la Solution finale. La dédicace sur laquelle s’ouvre Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence, paru en 1974, en donne un exemple frappant : « À
la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés
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32 Paru en 1927, Être et Temps appartenait pour Levinas à une période où ni le ralliement de Heidegger à Hitler, ni
même l’accès de ce dernier au pouvoir n’était imaginable. En revanche, il a toujours mis en cause le « second
Heidegger », les textes postérieurs à 1933 où apparaissent les thèmes qui, comme l’exaltation de l’enracinement
dans le terroir et dans la terre natale, consonnent avec l’idéologie nazie. L’opposition entre paganisme et
judaïsme, si prégnante dans les écrits contre l’hitlérisme parus avant-guerre, ressort particulièrement dans
« Heidegger, Gagarine et nous », article paru en 1961, la même année que « Totalité et Infini », dans Difficile
liberté, son recueil d’« essais sur le judaïsme » (Paris, Albin Michel, p. 299-303, paru aussi en Livre de poche).
La philosophie du « second Heidegger » et, plus particulièrement, sa critique radicale de la technique, y sont
considérées comme l’expression d’un paganisme – ou d’un néo-paganisme – dont il s’agit de démasquer les
« séductions » et dont le judaïsme qui prône la destruction des idoles et rejette l’adoration du Lieu, « n’est peut-
être que la négation ».
33 Voir à ce propos Jacques Taminaux, « La première réplique à l'ontologie fondamentale », Les Cahiers de l'Herne,
1991, p. 278-292.
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34 Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986.
35 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », in Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 107-120.
36 Ibid., p. 114.
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