Vous êtes sur la page 1sur 14

Les aspects multiples de la honte : mendicité et charité à

Athènes aujourd’hui
Georgios Kouzas
Dans Pensée plurielle 2017/1 (n° 44), pages 59 à 71
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1376-0963
ISBN 9782807391277
DOI 10.3917/pp.044.0059
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2017-1-page-59.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Les aspects multiples de la honte :
mendicité et charité à Athènes aujourd’hui
Georgios KOUZAS 1

Résumé : L’objectif principal de la présente étude est d’examiner, briève-


ment, les dimensions multiples de l’émotion de la honte vis-à-vis de la men-
dicité dans l’espace urbain grec de nos jours. Afin de présenter l’image la
plus complète possible concernant le sujet de l’expression de l’émotion de
la honte durant la procédure de la mendicité, une approche méthodologique
croisée a été utilisée, afin d’examiner non seulement la honte de ceux qui
mendient, mais aussi l’émotion provoquée par celle des passants qui aident
les mendiants, ceux qui font la charité. De plus, à travers une enquête eth-
nographique sur le terrain, nous avons relevé les aspects sociaux variés et
multiples de la honte qui existent dans la relation interactive entre les dona-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


teurs-aumôniers et ceux qui reçoivent les mendiants.

Mots clés : mendicité, émotion, honte, culpabilité, don, donateur, marginalité.

1. Introduction

La mendicité est un phénomène très présent dans les rues des méga-
lopoles, où l’on rencontre des hommes, des femmes et parfois des enfants.
Dans notre enquête anthropologique sur la mendicité en Grèce 2, nous avons
constaté que la honte est un sujet récurrent dans les témoignages de ceux
qui donnent et de ceux qui reçoivent. À Athènes, il y a toujours eu de la mendi-
cité, mais ces dernières années, elle a pris une grande ampleur et s’est instal-
lée dans les rues du centre-ville. Cette pratique ne touche pas seulement les
hommes, mais aussi les femmes, et surtout, nous avons rencontré davantage
de personnes âgées.

  Georgios Kouzas, PhD, chargé d’enseignement à l’Université de Péloponnèse.


1

  Thèse : La mendicité dans la Grèce contemporaine : étude anthropologique.


2

DOI: 10.3917/pp.044.0059 59
Le sentiment revient souvent dans les réponses de notre population
enquêtée, car le principe de cette activité est basé sur le don. La mendicité peut
être définie comme un phénomène social ou un problème social lors duquel
une personne, dans des lieux publics et/ou privés, demande publiquement de
l’aide, sous la forme de charité, comme de l’argent, de la nourriture ou d’autres
objets matériels de grande ou petite valeur. Mendier de l’argent ou des objets
peut prendre trois formes (Lee et Farrell, 2003, pp. 299-310) : (1) la mendicité
passive (par exemple en installant un panneau et une tasse, où les passants
peuvent déposer de l’argent) ; (2) la mendicité active, durant laquelle le men-
diant supplie et implore les passants, parfois d’une manière théâtrale, en inter-
prétant son propre rôle ou en racontant une histoire ; (3) la mendicité agressive,
qui est la plus rare, où le mendiant exerce une pression psychologique ou
même menace pour obtenir un don.
Il existe deux manières de pratiquer la mendicité : la mendicité stationnaire,
quand le mendiant reste à la même place, et la mendicité mobile ou ambulante,
quand ce dernier se déplace constamment dans la ville, souvent en utilisant
les moyens de transport.
En comparaison avec d’autres phénomènes sociaux (vagabondage, SDF,
voleurs, etc.), la mendicité se distingue par le grand nombre de catégories de
personnes qui sont concernées par ce recours, sa dimension se manifestant
sous deux formes : individuelle ou isolée, et en groupe. Dans le premier cas,
il s’agit le plus souvent d’une solution de nécessité ou d’une profession, alors
que, dans le deuxième cas, il ne s’agit pas seulement d’une profession, mais
aussi d’une organisation qui se trouve souvent à la limite du crime organisé
(Fleisher, 1995).
Enfin, la mendicité est une procédure binaire et bidirectionnelle : elle ne
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


peut pas exister – et par conséquent être étudiée – sans l’autre branche, c’est-
à-dire ceux qui font un don. Donc, afin de pouvoir évaluer globalement la men-
dicité et, par la suite, le sujet de la honte, au-delà d’une approche interne et
de la parole des sujets sociaux eux-mêmes (approche emic), une approche
extérieure (approche etic) de ceux qui font la charité est aussi exigée. Pour
comprendre la honte, on doit revenir sur la question des émotions : comment
se définissent-elles ?

2. La honte : un sentiment qui accompagne la mendicité

Tout le monde parle des émotions à l’époque moderne, mais, en même


temps, tout le monde a des difficultés (ou une quasi-impossibilité) à définir cette
notion (Parrot, 2001). La difficulté pour atteindre sa conceptualisation peut être
attribuée principalement à deux facteurs : a) la polysémie du terme « émotion »
et b) la confusion entre le terme « émotion » (emotion) et le terme « humeur »
(mood). Plus précisément, d’après Watson et Clark (1984, pp. 465-490), la
notion d’émotion pourrait être considérée comme un réseau étendu – ou très
étendu – qui inclut des émotions (tout ce que nous vivons), des sentiments
(ceux que nous exprimons vers l’extérieur) et enfin les humeurs (les senti-
ments qui restent quand le temps s’est écoulé).

60
Les émotions, selon l’enquête sociale, sont en règle générale considérées
et examinées par le plus grand nombre des chercheurs en tant que quelque
chose de très différent des humeurs, dans le sens où les humeurs sont plus
diffuses et ne se focalisent pas sur une cause. Par contre, les émotions se
concentrent sur un but objectivable, elles ont une cause principale et, malgré
leur très grand nombre, elles sont bien démarquées et reconnues, y compris la
joie, la peur, la tristesse, le dégoût, la surprise et, sans aucun doute, la honte,
dont on va s’occuper dans la présente étude (Frijda, 1986, pp. 12-18).
Durant ces dernières décennies, l’accent a été mis sur une « lecture »
mixte des émotions qui a un rapport autant avec le monde sentimental de l’indi-
vidu et l’intensité des émotions vécues qu’avec les relations sociales que ce
dernier développe et les cadres sociaux où il agit. Les émotions se composent
alors de deux dimensions : l’effet positif (positive affect) et l’effet négatif (nega-
tive affect). L’effet positif reflète des situations émotionnelles positives, comme
dans le cas type de la joie et de l’enthousiasme. Par contre, l’effet négatif est
accompagné d’un malaise, d’un mécontentement et de situations émotion-
nelles négatives, comme la colère, la peur, la tristesse, la culpabilité. Il convient
également d’observer que l’émotion négative a été associée à des situations
négatives pour la santé mentale, étant donné qu’une personne avec tension
émotionnelle parmi les plus négatives se caractérise par une forte charge
émotionnelle négative.

2.1. La honte : une émotion socialement définie

Dans ce méli-mélo d’émotions négatives, la honte prédomine aussi bien à


cause de la fréquence de son apparition dans le cadre des activités humaines
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


que de son grand impact chez l’être humain. Comme Ciccone et Ferrant (2009,
p. 70) le soulignent, Sigmund Freud considérait la honte comme l’émotion
humaine élémentaire, étant donné qu’aucune expression et action humaine ne
peut exister sans son expression.
Cette étude se consacrera aux causes de la honte, se basant sur les inte-
ractions sociales entre les divers êtres humains et, plus précisément, la relation
entre la honte et l’identité sociale. On pourrait souligner, selon Erving Goffman
(1963), deux paramètres fondamentaux selon lesquels l’émotion de la honte
se crée chez les mendiants. Le premier est l’abus des limites « normales » :
sa pensée théorique repose initialement sur l’idée de la différence et amène à
l’étude de l’interaction à travers des limites, qui est une condition élémentaire
pour la création des identités sociales et collectives. La limite coupe et divise
l’espace social entre le « nous » et les « autres ». D’un côté, la notion de l’ap-
partenance à un groupe est assurée et, de l’autre, il existe la notion de la limite
qui nous dissocie des autres, les personnes différentes. Et la stigmatisation se
trouve de l’autre côté.
L’approche de « l’étiquetage », autrement dit la stigmatisation, est consi-
dérée aujourd’hui comme le mécanisme principal de marginalisation des per-
sonnes dérogatoires – ou des personnes considérées comme dérogatoires.
Selon notre approche, une personne est présentée comme marginalisée uni-
quement parce que certains croient qu’elle l’est et « l’étiquettent » en tant que

61
telle. La marginalité est inévitablement considérée comme une « construction »
socialement structurée et culturellement définie, exprimée à travers la stigmati-
sation. La stigmatisation de l’individu, avec la charge négative des stéréotypes
négatifs, le marginalise de multiples façons, aussi bien au niveau personnel
qu’au niveau social.
Il est inévitable et logique – et sans aucun doute attendu – que la men-
dicité soit liée à l’émotion de la honte, étant donné que, d’une part, elle est
considérée en plusieurs pays comme une infraction (le plus souvent un délit)
et que, d’autre part, elle est très souvent liée à des comportements illicites et
à des groupes de la « pègre », sans que cela soit vrai. Par conséquent, l’action
de la mendicité casse les limites sociales « normales » et stigmatise ceux qui
l’exercent.

2.2. Les « niveaux » de la honte

À travers la recherche ethnographique, nous avons pu conclure qu’il


n’existe pas d’émotion de honte « unique » qui se lie à la mendicité. Par contre,
plusieurs niveaux émotionnels exprimant la honte ont des points de départ et
proviennent de stimuli différents, soit les limites de la honte sont indiscernables
et soit sont confondues avec celles de la culpabilité.
Ainsi, nous croyons que la honte durant la mendicité ne peut pas être
considérée comme une émotion unique pour les sujets sociaux. C’est pour
cela que nous avons préféré faire référence aux « niveaux » variés de la honte
qui sont liés à la mendicité et aux personnes qui participent à cette procédure.
La mendicité est, par nature, une procédure interactive, étant donné qu’elle est
toujours accompagnée par une réaction, soit le rejet, soit l’acceptation et, par
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


conséquent, la charité. La honte, en tant qu’émotion, a été examinée égale-
ment du point de vue des « autres » : de la part de ceux qui font la charité et ont
souvent honte ou se sentent même coupables.

3. La mendicité : construction de la marge sociale

Mendier dans la rue : l’action qui regroupe l’individu et les « personnes peu
ordinaires ». Les mendiants sont considérés comme des personnes qui vivent
loin des règles sociales et des limites réglementaires (Lankenau, 1999 b). Leur
situation est souvent caractérisée comme « pathologique », en ce sens qu’ils
ne travaillent pas, ce qui est en effet un « problème » social (Lee et Farrell,
2003), en particulier avec la manière uniformisatrice dont cette situation est
souvent présentée par les chaînes de télévision et les journaux. La limite de
leur caractère peu ordinaire les dissocie des autres, les personnes « ordi-
naires », c’est-à-dire nous-mêmes. L’abus de ces limites, d’un côté, les classe à
la marge et, de l’autre, les remplit de l’émotion de la honte.
« Mendier me fait vraiment sentir que je ne mérite rien. On dit qu’on ne
doit pas avoir honte quand on travaille. Mais mendier, c’est une honte. Même
moi qui mendie, je trouve que cela est honteux… et j’ai honte pour mon action.

62
Mais quand on reçoit une retraite de 320 euros, comment est-ce possible de
ne pas mendier pour survivre ? L’argent de la retraite ne suffit même pas pour
mes médicaments. » (homme, 69 ans)

« La première fois que je suis sorti dans la rue pour mendier, j’ai failli
mourir ! J’ai eu tellement honte. Quand tu travailles pendant des années et sou-
dainement tu es forcé de mendier parce que tu as perdu ton emploi, eh bien, tu
as vraiment honte ! » (homme, 55 ans)

Selon les personnes interrogées, l’émotion de la honte est liée à la nouvelle


situation dans laquelle ils se trouvent, c’est-à-dire vivre de la mendicité. Il s’agit
de la honte que ces individus ressentent parce qu’ils se trouvent en dehors
des limites « normales », ou, autrement dit, parce qu’ils n’ont pas d’emploi, de
revenus suffisants, de domicile fixe en général et que leur vie actuelle est bien
loin de ce qui est socialement acceptable et de celle qu’ils ont eue par le passé.
Mais deux questions se posent : Quelles sont les limites de la normalité et
les règles qui sont violées pour qu’une manière de vivre puisse être considérée
comme normale ? S’agit-il, en effet, d’une construction sociale qui distingue
les individus en personnes normales et pas normales ?
Aux conceptions positivistes et statiques, Michel Foucault (1999) et
Canguilhem (1989) ont donné des réponses concernant, d’un côté, la manière
dont le système réglementaire est constamment mis à jour et, d’un autre côté, la
manière dont les limites entre « nous-mêmes » et les « autres » sont structurées
et restructurées au moyen de stéréotypes et de préjugés. Foucault met en valeur
l’importance des règles et du cadre réglementaire qui définissent ce qui est
« normal » et ce qui est « anormal », dans le cadre de la société et de l’histoire.
Pour le philosophe français, la notion de la règle n’est pas statique mais dyna-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


mique, et se remet constamment à jour : il n’y a pas de personnes « anormales ».
Il y a seulement des personnes qui dépassent les limites extérieurement fixées.
D’une manière similaire, Canguilhem, avec sa thèse sur le normal et le
pathologique, a pu démontrer, d’un côté, que le pathologique, ou mieux, ce
qui est caractérisé comme pathologique, n’est pas le contraire du normal et,
d’un autre côté, que même la situation pathologique n’est pas dépourvue de
sa propre « normalité » (Canguilhem, 1989). Autrement dit, la pathologie – soit
médicale, soit sociale – ne doit pas être conçue comme une situation en dehors
des limites, et les individus vivant la situation pathologique ne doivent pas être
caractérisés comme marginalisés. La personne affectée peut fonctionner avec
le même cadre réglementaire, même si ce dernier est modifié, ou vivre une
nouvelle normalité, en s’adaptant à la nouvelle réalité.

3.1. Le regard des « autres » : nous et les autres

Comme l’illustrent les narrations des personnes enquêtées, le regard, dans


le cadre de l’interaction visuelle, joue un rôle particulièrement important. Le
regard, qui fait partie du cadre de la communication non verbale, a une dimension
communicative particulièrement renforcée. Toutes les personnes qui ont aidé
les mendiants dans la rue ont presque toujours parlé durant notre enquête du

63
« regard triste de ces personnes » ou d’un regard « qui leur a brisé le cœur ». À
plusieurs reprises, des personnes interviewées m’ont dit que le regard des men-
diants les avait poussées à donner de l’argent, non seulement parce que cela
avait provoqué l’émotion de chagrin et de compassion, mais aussi parce qu’elles
avaient senti le « contrôle » de ce regard, créant chez elles le remords et des cas
de conscience. Par conséquent, le regard constitue une stratégie communicative.
D’une manière similaire, le regard dédaigneux, réprobateur ou ironique des
passants crée des émotions chez les mendiants. Concernant le regard répro-
bateur, un des enquêtés s’exprime :
« Ce regard des passants me fait sentir inutile. Ils me regardent comme si
je n’avais pas de vrai besoin et comme si j’étais un paresseux qui se moque de
la société. Ce regard me fait sentir inférieur et avoir honte, malgré le fait que je ne
fais rien exprès. Je mendie parce que j’en ai vraiment besoin. » (homme, 70 ans)

Le regard peut chercher à déceler qui, parmi les mendiants, a réellement


besoin d’aide. Un enquêté fait les observations suivantes :
« Je suis assis sur les escaliers de l’église et je vois comment on me
regarde. Les passants me regardent dans les yeux et c’est comme s’ils me
demandaient : mendies-tu parce que tu en as vraiment besoin ou fais-tu partie
d’un certain groupe organisé et tu fais semblant d’être pauvre ? La plupart
d’entre eux croient que je mens et que je les exploite. Et c’est quelque chose
qui m’attriste vraiment. » (homme, 64 ans)

Alan Dundes (1992) pose la question correctement dans le cadre de son


étude sur la procédure de normativité exprimée à travers le regard. En analy-
sant la « stratégie du regard », il souligne que l’interaction visuelle est extrême-
ment puissante, plus puissante que l’interaction sociale, en ce sens que l’œil
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


est caractérisé par une capacité à pénétrer et contrôler les actions des autres.
Autrement dit, le regard peut et amène les êtres humains à leurs dimen-
sions réelles, en les dépouillant de leur masque, en contrôlant les comporte-
ments et les pratiques qui semblent apparemment peu importantes, comme la
démarche de la mendicité. Cela crée des réactions émotionnelles proportion-
nées aux individus, comme l’émotion de la honte.
« Je ne parle pas du tout grec. Et ça me fait sentir défavorisé quand je
demande de l’argent. De toute façon, quand tu te trouves dans un pays étran-
ger, et que tu mendies pour de l’argent et ne parles pas la langue, ça te fait
avoir un peu honte » (l’entretien a été effectué en anglais, homme, 45 ans,
d’Égypte). Dans les propos tenus par cet enquêté, on constate le problème de
la langue qui est, selon lui, un obstacle pour faire face à sa propre situation. Ce
n’est pas comme s’il parlait bien la langue grecque, on aurait pu expliquer les
raisons de sa mendicité.

3.2. Handicap physique et diversité d’apparence

Le contact visuel entre un passant et un mendiant révèle souvent les pro-


blèmes physiques que rencontre ce dernier. Parmi ces individus, il y a des per-
sonnes âgées, des malades du sida, des toxicomanes, des personnes avec

64
un certain handicap ou à mobilité réduite (Lu, 2005, pp. 38-40). Les mendiants
« démontrent » des capacités de communication pour provoquer la pitié des
passants. Dans le même cadre œuvrent aussi des mendiants de réseaux crimi-
nels. Il s’agit de personnes ayant de graves problèmes de mobilité et, en général,
physiques que les membres du réseau choisissent de présenter aux badauds
afin de recevoir plus d’argent par le moyen de la charité. Mais il y en a d’autres
qui survivent réellement grâce à la mendicité et qui ont honte, aussi bien du fait
qu’elles sont handicapées que du fait qu’on les confond avec les « mendiants
professionnels », c’est-à-dire les membres de ces « réseaux criminels » 3.
« Je n’ai plus l’un de mes pieds. Je n’ai pas perdu mon pied durant une
bataille, comme plusieurs mentent, mais je l’ai perdu en Albanie, d’où je viens,
à cause d’une infection. […] on n’avait pas d’hôpitaux, on n’avait rien [1991].
Alors, je vis en mendiant depuis le moment où je suis arrivée en Grèce. Le fait
que je ne travaille pas et que je mendie m’attriste et me fait avoir honte… mais
le fait que je n’aie pas de pied me fait avoir honte aussi. J’ai honte parce que
beaucoup de monde croit que je l’ai fait exprès et que j’utilise mon problème
pour mendier, mais je suis vraiment handicapée » (femme, 63 ans). Son témoi-
gnage nous démontre la complexité des personnes qui sont dans cette situa-
tion et aussi la perception des autres sur leur propre situation.
La distance entre un corps bien formé et sain et un corps malade est à la
fois limitée et tellement grande. Foucault analyse en détail les mécanismes
de l’« étrangeté familière » concernant les corps malades ou « étranges », qui
fonctionnent d’une manière similaire aux mécanismes du racisme envers les
Noirs, les homosexuels, etc. Il s’agit des mécanismes qui créent des stéréo-
types négatifs, en élargissant en même temps les limites entre un corps sain et
un corps malade (Foucault, 1999).
La « normalité » ou l’« anormalité » d’un corps et la distance des limites
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


entre eux dépendent des circonstances historiques et des normes cultu-
relles réglementaires, des exigences et des attentes placées dans un corps.
Le corps et la corporalité reflètent la société et la culture de chaque époque
et, par conséquent, le corps normal devient un symbole de l’identité sociale.
Par exemple, dans les sociétés modernes, un corps fort et bien formé attire
l’attention, aussi bien pour sa capacité à travailler et offrir que pour l’image
que ce dernier offre : celle d’un corps jeune et entraîné qui n’a aucune relation
avec la maladie et la vieillesse. Cette signification sociale et culturelle du corps,
d’un côté, en fait un objet de reconnaissance basé sur les normes sociales et,
d’autre part, marginalise et isole les corps qui dévient des exigences sociales,
en les mettant en dehors des limites sociales et en élargissant la distance qui
existe entre les personnes saines et malades dans la société contemporaine.

3.3. Apparence extérieure : impureté et souillure

La distinction entre le propre et le sale, avec leurs multiples connotations


culturelles, joue un rôle majeur dans l’organisation de la vie quotidienne, mais
aussi dans la construction symbolique du cadre des relations sociales. À travers

3
  Par le terme « réseaux criminels », on entend les réseaux organisés de la mendicité.

65
les entretiens de la population cible, nous avons pu constater que les men-
diants, à cause de leur apparence extérieure (modeste et vêtements sales) et
de la situation difficile dans laquelle ils se trouvent (plusieurs personnes sans
domicile, des chômeurs de longue durée ou des consommateurs de drogues)
(Lankenau, 1999a) ont honte de leur apparence et se placent dans un cadre
au-delà des systèmes de l’ordre, dans l’espace de la « saleté », de l’impureté,
en dehors des limites de notre monde.
« J’ai honte quand je mendie devant l’église, mais j’ai plus honte parce
que tout le monde me regarde ; je suis vêtu de vêtements sales et ça fait plus
d’un mois que je ne me suis pas lavé. Je n’ai pas honte de vivre dans la rue et
de ne pas avoir de domicile. J’ai vraiment honte quand tous sont bien habillés
à l’église et moi je me trouve dans un mauvais état. » (homme, 58 ans)

Mary Douglas, à travers une enquête ethnographique systématique en


Afrique centrale, souligne le fait que l’impureté et la saleté des personnes ou
des groupes, en particulier dans les sociétés occidentales, sont inextricable-
ment liées à la création et à la préservation d’un système de classification
bipolaire qui range les personnes, les objets et les situations en catégories de
« propreté » et d’« impureté » (Douglas, 1966). Le cadre de l’impureté, dans
le monde occidental, est lié aux notions de l’« anormal » et du « dangereux »,
comme dans le cas des mendiants. En même temps, Douglas souligne que
le contact avec ce cadre est d’habitude désagréable pour la société dans son
ensemble, qui en éprouve des émotions d’anxiété et d’inquiétude.
Les phénomènes de l’impureté et de la saleté, présentés comme une caté-
gorie marginale rejetée par notre « schéma de classification » normal, quel que
soit le mode de leur expression, sont liés à des attributs à la limite de la société :
le dépassement des limites des pratiques qui sont acceptées par la société et
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


l’identification à la « divergence » et l’« anomalie ».

4. La charité : une action accompagnée


par des sentiments ambivalents

La charité en tant que processus de donation est un mécanisme assez


complexe avec plusieurs implications sociales et symboliques invisibles qui
sont mises en évidence uniquement par l’enquête ethnographique systéma-
tique. Il est généralement admis par les anthropologues que la charité est étroi-
tement liée à une série d’émotions : la tristesse, la pitié, la culpabilité et, bien
sûr, la honte.
Dans un cadre d’évaluation interdisciplinaire du phénomène et basées sur
les conclusions de l’enquête ethnographique, les études anthropologiques
et sociologiques sont parvenues à surmonter les approches interprétatives
rigides du passé, qui se concentraient sur un ou certains aspects (par exemple,
celui du contrôle social et de la philanthropie organisée) ; elles ont réussi à exa-
miner le phénomène dans sa totalité, en tant que, selon Marcel Mauss, « fait
social total », tout en mettant en valeur des aspects comme la contribution et
la récompense, le courage, l’honneur, la réciprocité, la relation communicative

66
et interactive entre donateur et receveur, le prestige et l’acceptation sociale du
bienfaiteur, la gratitude et l’expression des émotions aussi bien du bienfaiteur
que du receveur du bienfait (Mauss, 2007).
Il est vraiment intéressant d’examiner la dimension sociale et symbolique
de la charité et surtout les émotions créées. Au cours des dernières décennies,
la charité en tant que pratique de donation a attiré l’intérêt des sociologues et
des anthropologues au niveau international ; dans le cadre de la crise écono-
mique mondiale, depuis 2008, la charité sous la forme de donations est deve-
nue plus actuelle que jamais.
Les processus de donation dans la structure capitaliste moderne forment
sans aucun doute un intéressant terrain d’enquête (Godelier, 1996). Alors
que nous sommes dans une période où la logique capitaliste de l’Occident
concerne presque toutes les sociétés de la planète et où la vision idéologique-
ment prédominante est que tout peut être vendu et acheté avec de l’argent,
c’est une opportunité unique (et sans aucun doute une nécessité) d’exami-
ner et réexaminer, à travers l’enquête ethnographique, dans le cadre des fonc-
tions sociales, la position des relations non commerciales, non capitalistes
d’échange. Ceci dans des sociétés où l’économie de marché prédomine et où
l’argent est un médiateur constant.
Il est encore plus intéressant, dans le cadre d’une enquête anthropolo-
gique des pratiques des donateurs, d’étudier la charité en tant que pratique
sociale interactive entre deux parties, celle du donateur et celle du receveur,
ayant comme donnée qu’il s’agit d’une pratique d’échange, qui néanmoins n’a
pas le sens de l’échange commercial ou rémunéré, même si l’argent ou des
biens corporels peuvent y avoir une place.
Le don comme notion et symbole, ainsi que les pratiques de donation ont
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


été étudiés en détail originellement par l’anthropologie sociale. Mauss trouve
que la pratique des donations comporte trois « obligations » : l’obligation de la
contribution, l’obligation de l’acceptation et l’obligation de la récompense. Tou-
tefois, la théorie de Mauss a souvent fait l’objet de nombreuses critiques. Un
exemple typique est celui de Jonathan Parry qui, en étudiant les pratiques de
donation en Inde, a souligné qu’il existe aussi des « cadeaux libres », au sens
qu’au moment de leur offre, aucune récompense n’est obligatoire, comme c’est
le cas dans le schéma de trois parties de Mauss. Parry, en étendant le schéma
du cadeau libre et du cadeau débarrassé de l’obligation de récompense, iden-
tifie son schéma comme équivalent au processus de la charité qui existe, entre
autres, dans les sociétés occidentales (1986, pp. 453-473).
Selon Parry, la charité envers les pauvres ou les faibles, au-delà d’une
action de soutien d’autrui, constitue aussi une partie basique d’un système de
foi ; la charité, d’une part, est une action moralement correcte et, d’autre part,
ne doit pas être exercée en vue d’un intérêt personnel ou dans une attente
de récompense, puisqu’il s’agit d’une action que le donateur a l’obligation de
faire, en obéissant au cadre réglementaire du système de croyances auquel il
appartient (1986, pp. 453-457). Ce chercheur a déplacé l’intérêt de l’enquête
des pratiques de donation sur celui qui donne : qu’est-ce qui pousse les sujets
sociaux à l’action de la charité ?

67
Le don, au-delà des nécessités pratiques que celui-ci satisfait, a des impli-
cations symboliques fortes et des fonctions communicatives. Plus précisé-
ment, dans le cas qui nous occupe de la charité, par le moyen d’argent ou de
biens, il est utilisé durant la communication humaine, au-delà du soutien maté-
riel et tangible, pour l’expression de valeurs, d’intentions et d’émotions qui ne
peuvent être exprimées de manière verbale ou à travers des systèmes sémio-
tiques. De la part du donateur, le sens se manifeste à travers le don et surtout
en vertu de sa capacité symbolique, par exemple de l’argent pour celui qui
n’en a pas, des médicaments pour un malade, une couverture, des vêtements
et des aliments pour une personne sans domicile. Ainsi, la donation se trans-
forme en un symbole plus puissant que la parole. Le donateur est conscient
de l’état critique de l’autre personne et exprime son soutien activement par
le moyen d’objets, souvent sans aucune intervention verbale, mais avec une
action qui vise principalement au soulagement et à une solution ou aide tem-
porelle de la personne qui en a besoin. Le don, c’est-à-dire l’objet de la charité,
fonctionne comme un symbole de solidarité de l’un envers l’autre et, en même
temps, comme un moyen de création de relations sociales et émotionnelles.
Une autre personne enquêtée souligne :
« Des mots, des mots, des mots… mais je ne vois personne agir pour
aider ces gens malheureux. La charité par contre signifie beaucoup de choses.
Tu aides les pauvres par n’importe quel moyen que tu as à ta disposition et tu
améliores symboliquement la société… » (retraité, 75 ans)

Mais, contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre, les entretiens avec


les enquêtés démontrent qu’il y en a plusieurs qui ressentent des émotions
négatives par rapport à cette action de solidarité, et surtout de la honte. Ce der-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


nier sentiment représente des graduations différentes.
Il y a des cas où les personnes ressentent de la honte parce qu’elles
pensent qu’elles s’exposent énormément vis-à-vis de la collectivité et des
mendiants eux-mêmes, étant donné qu’elles ne peuvent pas offrir une aide
économique importante :
« Plusieurs fois, ce sont les mendiants eux-mêmes qui me font avoir
honte. Tiens, l’autre jour, j’ai retiré ma retraite de la machine à la banque et une
dame qui mendiait s’est approchée de moi, m’a dit : tu as pris tellement de
billets de 20 euros, donne-moi un, donne-moi ! Eh ! J’ai eu honte et je lui en
ai donné. Qu’aurais-je pu faire ? Il y avait beaucoup de monde là-bas qui me
regardait… mais enfin, c’est aussi une forme de chantage ! C’est-à-dire que le
mendiant te fait avoir honte de toi pour t’obliger à lui donner une aide écono-
mique. » (femme, 73 ans)

Parfois, la honte que les enquêtés ressentent est liée à l’attitude d’indif-
férence de certains concitoyens qui, même s’ils en ont les moyens, n’ont pas
envie d’aider les mendiants :
« J’ai vraiment honte quand je vois des personnes qui, malgré le fait
qu’elles ont les moyens, ne donnent rien aux pauvres. J’ai honte parce que je
suis un être humain, mais aussi en tant que femme grecque, car nous sommes
un peuple généreux. » (femme, 56 ans)

68
En revanche, pour certains, la honte ressentie en relation avec la mendicité
est due à la crise économique que le pays connaît actuellement. En effet, on
constate une augmentation de la marginalité :
« J’ai honte, j’ai vraiment honte et je suis triste pour l’état auquel notre
pays est réduit avec la crise de ces dernières années. Voici un pays qui ne peut
plus offrir de la nourriture à ses citoyens. » (femme, 39 ans).

5. Honte et culpabilité

Toutefois, dans le cas de la charité, on peut rencontrer, au-delà de la


honte, l’émotion « jumelle », malgré des différences, celle de la culpabilité. Par
exemple, plusieurs enquêtés ont mentionné qu’ils ressentaient de la culpabi-
lité envers les autres mendiants, soit parce qu’ils n’avaient pas suffisamment
d’argent, soit parce qu’ils ne pouvaient pas aider tout le monde :
« Pour moi, la charité est en même temps un poignard, un coup de
couteau dans le cœur. Parce que chaque fois que j’aide une personne néces-
siteuse ou, encore pire, une personne sans domicile, qui n’a ni argent ni domi-
cile, je me sens vraiment coupable parce que je vis bien, je me plains tout le
temps et suis ingrate. Mais c’est uniquement quand on voit ces personnes
qu’on constate le degré de leurs souffrances et le degré de notre chance. »
(femme, 35 ans)

En général, il s’agit de deux émotions différentes qui s’interconnectent


et leur différenciation est très difficile. Assez souvent, d’autres enquêteurs
soutiennent que la honte apparaît en premier, puis la culpabilité en tant que
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


seconde émotion. D’après Richard (2001, pp. 209-215), la honte s’appuie nor-
malement sur une base sociale liée directement aux relations sociales déve-
loppées par la personne. La honte menace les axes fondamentaux de l’identité
de l’individu, c’est-à-dire l’estime de soi, le sentiment de faire partie d’une com-
munauté de personnes et le lien émotionnel avec les proches. L’attaque de
certains aspects de cette identité et le rejet de ses valeurs ou de ses croyances
l’obligent à avoir honte.
Par contre, la culpabilité se réfère au conflit endogène qui se déroule à l’in-
térieur de l’individu. Ciccone et Ferrant (2009, pp. 1-3), en analysant l’émotion
de la culpabilité à travers des notions freudiennes, soulignent que la culpabi-
lité a une « origine interne » qui concerne la violation des règles posées par
le surmoi (en tant que surmoi, le résultat d’une diffusion des lois d’une géné-
ration à l’autre) qui sont globalement acceptées par l’individu et intériorisées.
Selon Freud, le surmoi possède des dimensions aussi bien individuelles que
collectives (le surmoi culturel) et, dans le cadre de ces dimensions, l’individu
agit afin de ne pas être exclu par les processus sociaux. Le conflit entre le moi
et le surmoi crée l’émotion de la culpabilité. Cette dernière est liée, d’une part,
à la contestation des croyances actuelles de l’individu, d’autre part, au soup-
çon et à la peur d’entrer en conflit avec la croyance collective. On peut trou-
ver très caractéristiques les propos tenus par une personne enquêtée, une
jeune étudiante de 25 ans, au sujet de la création des émotions de culpabilité

69
durant l’action de la charité, qui fait écho à l’approche de Ciccone et Ferrant
(2009, p. 1) :
« J’ai grandi dans une famille avec la croyance que la charité est catas-
trophique ; elle rend les pauvres encore plus pauvres. Mais en grandissant, j’ai
constaté que même une petite aide économique peut aider. Chaque fois que
je donne, je me trouve en conflit. D’un côté, je me rappelle de tout ce que mes
parents me disaient et, de l’autre côté, se trouve ce que je veux vraiment faire. »

Ici, on constate qu’il y a un écart entre le point de vue « théorique » et le


sentiment de culpabilité qui prend forme en lui. Tisseron (1992) souligne l’exis-
tence d’une autre dimension de la culpabilité, qui se différencie de la honte :
celle de la honte qui se réfère principalement à « nous », la personne qui agit et
la manière dont la personne perçoit intérieurement cette émotion (par exemple,
une personne a honte parce que l’on juge négativement). Par contre, selon les
enquêtes et le matériel collecté par Tisseron, il est évident que la culpabilité est
liée principalement à l’action, à la manière dont la personne agit. Autrement dit,
il ne s’agit pas d’une émotion qui est le résultat des actions des autres, mais
d’une émotion qui est le résultat de nos actions. Ce qu’une personne enquêtée,
une femme de 65 ans, mentionne est indicatif de l’action de la charité :
« Chaque fois que je fais la charité à un mendiant – peut-être ça vous
semblera bizarre –, je me sens coupable. Je me sens coupable parce que j’ai
de l’argent pour aider seulement une personne et que je ne peux pas aider
toutes les autres personnes qui ont aussi besoin d’aide et sont assises sur les
escaliers de l’église. Je me sens coupable quand je rentre chez moi ; j’y pense
sans cesse… On s’attendrait à ce que j’éprouve le contraire, mais la charité
me fait sentir coupable. Qui doit être le premier à recevoir ton aide ? C’est
impossible d’aider tout le monde. Et pourtant, les mendiants te regardent avec
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


ce regard qui te fait sentir coupable ; comme s’ils te disaient : “Tu choisis la
personne que tu aides et tu me laisses avoir faim.” J’ai toujours honte devant la
manière dont les mendiants me regardent. »

6. En guise de conclusion

Tout d’abord, l’action de la mendicité aussi bien que celle de la charité


sont accompagnées par des émotions intenses. L’une de ces émotions est la
honte : une émotion éprouvée aussi bien par ceux qui mendient que par ceux
qui font l’aumône. Dans les deux cas, cette émotion est très importante à plu-
sieurs niveaux. Dans le cas des mendiants, l’émotion de la honte existe, mais
sans être exprimée d’une manière unique. Par contre, la honte se manifeste à
plusieurs « niveaux » et degrés, comme nous l’avons vu précédemment, qui
ont plusieurs origines : parfois elle est le produit de l’action de la mendicité
elle-même, parfois le résultat de l’apparence extérieure et de la stigmatisa-
tion à cause de la diversité qui caractérise les mendiants, et parfois ces deux
conditions coexistent. Par ailleurs, l’émotion de la honte a également plusieurs
origines chez les personnes qui font la charité. Dans ce cas, certes, hormis les
différentes origines qui provoquent la honte (de la simple timidité aux dilemmes
de chantage posés par les mendiants), l’émotion de la culpabilité existe aussi.

70
Nous avons essayé de différencier cette émotion, étant donné que son point de
départ et son expression sont différents.
Il apparaît enfin que la notion de mendicité est souvent liée à ce qui est
« anormal » et « pathologique ». Mais il s’agit plutôt d’une construction sociale
et d’une vue de la mendicité déformante qui créent l’émotion de la honte chez
les individus en question.

Georgios KOUZAS
33 rue Iakovaton
11144 Athènes
g.kouzas@yahoo.gr

Références bibliographiques
Canguilhem, G. (1989). The Normal and the Pathological. Traduit par Carolyn R. Fawcett, en
collaboration avec Robert S. Cohen. New York: Zone Books.
Ciccone, A. et Ferrant, A. (2009). Honte, culpabilité et traumatisme. Paris : Dunod.
Douglas, M. (1966). Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo.
London-New York: Routledge and Kegan Paul.
Dundes, A. (Ed.) (1992). The Evil Eye: A Casebook. Madison: The University of Wisconsin
Press.
Fleisher, M. (1995). Beggars and Thieves. Lives of Urban Street Criminals. Madison-London:
The University of Wisconsin Press.
Foucault, M. (1999). Les anormaux : cours au Collège de France (1974-1975). Paris :
Gallimard-Seuil.
Frijda, N. (1986). The Emotions. Cambridge: Cambridge University Press.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)


Godelier, M. (1996). L’énigme du don. Paris : Flammarion.
Goffman, E. (1963). Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity. New York:
Prentice-Hall.
Kouzas, G. (2015). Les mendiants d’Athènes d’aujourd’hui : une ethnographie de la mendi-
cité contemporaine en Grèce. Athènes, Université d’Athènes, Faculté de philosophie.
Lankenau, S. (1999a). Panhandling Repertoires and Routines for Overcoming the Nonperson
Treatment. Deviant Behavior, 20, pp. 183-206.
Lankenau, S. (1999b). Stronger than Dirt: Public Humiliation and Status Enhancement
among Panhandlers. Journal of Contemporary Ethnography, 28, pp. 288-318.
Lee, B. et Farrell, C. (2003). Buddy Can You Spare a Dime? Homelessness, Panhandling and
the Public. Urban Affairs Review, 38, pp. 299-324.
Lu, H. (2005). Street Criers. A Cultural History of Chinese Beggars. Stanford, California:
Stanford University Press.
Mauss, M. (2007). Essai sur le don. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige ».
Parrott, W. (2001), Emotions in Social Psychology, Psychology Press, Philadelphia.
Parry J., (1986) “The Gift, the Indian Gift and the ‘Indian Gift’”, Man, 21:3, p. 453-473.
Richard François, (2001), Le processus de subjectivation à l’ adolescence, Dunond, Paris.
Tisseron Serge, (1992), La honte. Psychanalyse d’ un lien social, Dunond, Paris.
Watson, D. - Clark, L. A. (1984). “Negative Affectivity: The disposition to experience aversive
emotional states”, Psychological Bulletin, 96, p. 465-490.

71

Vous aimerez peut-être aussi