Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Athènes aujourd’hui
Georgios Kouzas
Dans Pensée plurielle 2017/1 (n° 44), pages 59 à 71
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1376-0963
ISBN 9782807391277
DOI 10.3917/pp.044.0059
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)
1. Introduction
La mendicité est un phénomène très présent dans les rues des méga-
lopoles, où l’on rencontre des hommes, des femmes et parfois des enfants.
Dans notre enquête anthropologique sur la mendicité en Grèce 2, nous avons
constaté que la honte est un sujet récurrent dans les témoignages de ceux
qui donnent et de ceux qui reçoivent. À Athènes, il y a toujours eu de la mendi-
cité, mais ces dernières années, elle a pris une grande ampleur et s’est instal-
lée dans les rues du centre-ville. Cette pratique ne touche pas seulement les
hommes, mais aussi les femmes, et surtout, nous avons rencontré davantage
de personnes âgées.
DOI: 10.3917/pp.044.0059 59
Le sentiment revient souvent dans les réponses de notre population
enquêtée, car le principe de cette activité est basé sur le don. La mendicité peut
être définie comme un phénomène social ou un problème social lors duquel
une personne, dans des lieux publics et/ou privés, demande publiquement de
l’aide, sous la forme de charité, comme de l’argent, de la nourriture ou d’autres
objets matériels de grande ou petite valeur. Mendier de l’argent ou des objets
peut prendre trois formes (Lee et Farrell, 2003, pp. 299-310) : (1) la mendicité
passive (par exemple en installant un panneau et une tasse, où les passants
peuvent déposer de l’argent) ; (2) la mendicité active, durant laquelle le men-
diant supplie et implore les passants, parfois d’une manière théâtrale, en inter-
prétant son propre rôle ou en racontant une histoire ; (3) la mendicité agressive,
qui est la plus rare, où le mendiant exerce une pression psychologique ou
même menace pour obtenir un don.
Il existe deux manières de pratiquer la mendicité : la mendicité stationnaire,
quand le mendiant reste à la même place, et la mendicité mobile ou ambulante,
quand ce dernier se déplace constamment dans la ville, souvent en utilisant
les moyens de transport.
En comparaison avec d’autres phénomènes sociaux (vagabondage, SDF,
voleurs, etc.), la mendicité se distingue par le grand nombre de catégories de
personnes qui sont concernées par ce recours, sa dimension se manifestant
sous deux formes : individuelle ou isolée, et en groupe. Dans le premier cas,
il s’agit le plus souvent d’une solution de nécessité ou d’une profession, alors
que, dans le deuxième cas, il ne s’agit pas seulement d’une profession, mais
aussi d’une organisation qui se trouve souvent à la limite du crime organisé
(Fleisher, 1995).
Enfin, la mendicité est une procédure binaire et bidirectionnelle : elle ne
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)
60
Les émotions, selon l’enquête sociale, sont en règle générale considérées
et examinées par le plus grand nombre des chercheurs en tant que quelque
chose de très différent des humeurs, dans le sens où les humeurs sont plus
diffuses et ne se focalisent pas sur une cause. Par contre, les émotions se
concentrent sur un but objectivable, elles ont une cause principale et, malgré
leur très grand nombre, elles sont bien démarquées et reconnues, y compris la
joie, la peur, la tristesse, le dégoût, la surprise et, sans aucun doute, la honte,
dont on va s’occuper dans la présente étude (Frijda, 1986, pp. 12-18).
Durant ces dernières décennies, l’accent a été mis sur une « lecture »
mixte des émotions qui a un rapport autant avec le monde sentimental de l’indi-
vidu et l’intensité des émotions vécues qu’avec les relations sociales que ce
dernier développe et les cadres sociaux où il agit. Les émotions se composent
alors de deux dimensions : l’effet positif (positive affect) et l’effet négatif (nega-
tive affect). L’effet positif reflète des situations émotionnelles positives, comme
dans le cas type de la joie et de l’enthousiasme. Par contre, l’effet négatif est
accompagné d’un malaise, d’un mécontentement et de situations émotion-
nelles négatives, comme la colère, la peur, la tristesse, la culpabilité. Il convient
également d’observer que l’émotion négative a été associée à des situations
négatives pour la santé mentale, étant donné qu’une personne avec tension
émotionnelle parmi les plus négatives se caractérise par une forte charge
émotionnelle négative.
61
telle. La marginalité est inévitablement considérée comme une « construction »
socialement structurée et culturellement définie, exprimée à travers la stigmati-
sation. La stigmatisation de l’individu, avec la charge négative des stéréotypes
négatifs, le marginalise de multiples façons, aussi bien au niveau personnel
qu’au niveau social.
Il est inévitable et logique – et sans aucun doute attendu – que la men-
dicité soit liée à l’émotion de la honte, étant donné que, d’une part, elle est
considérée en plusieurs pays comme une infraction (le plus souvent un délit)
et que, d’autre part, elle est très souvent liée à des comportements illicites et
à des groupes de la « pègre », sans que cela soit vrai. Par conséquent, l’action
de la mendicité casse les limites sociales « normales » et stigmatise ceux qui
l’exercent.
Mendier dans la rue : l’action qui regroupe l’individu et les « personnes peu
ordinaires ». Les mendiants sont considérés comme des personnes qui vivent
loin des règles sociales et des limites réglementaires (Lankenau, 1999 b). Leur
situation est souvent caractérisée comme « pathologique », en ce sens qu’ils
ne travaillent pas, ce qui est en effet un « problème » social (Lee et Farrell,
2003), en particulier avec la manière uniformisatrice dont cette situation est
souvent présentée par les chaînes de télévision et les journaux. La limite de
leur caractère peu ordinaire les dissocie des autres, les personnes « ordi-
naires », c’est-à-dire nous-mêmes. L’abus de ces limites, d’un côté, les classe à
la marge et, de l’autre, les remplit de l’émotion de la honte.
« Mendier me fait vraiment sentir que je ne mérite rien. On dit qu’on ne
doit pas avoir honte quand on travaille. Mais mendier, c’est une honte. Même
moi qui mendie, je trouve que cela est honteux… et j’ai honte pour mon action.
62
Mais quand on reçoit une retraite de 320 euros, comment est-ce possible de
ne pas mendier pour survivre ? L’argent de la retraite ne suffit même pas pour
mes médicaments. » (homme, 69 ans)
« La première fois que je suis sorti dans la rue pour mendier, j’ai failli
mourir ! J’ai eu tellement honte. Quand tu travailles pendant des années et sou-
dainement tu es forcé de mendier parce que tu as perdu ton emploi, eh bien, tu
as vraiment honte ! » (homme, 55 ans)
63
« regard triste de ces personnes » ou d’un regard « qui leur a brisé le cœur ». À
plusieurs reprises, des personnes interviewées m’ont dit que le regard des men-
diants les avait poussées à donner de l’argent, non seulement parce que cela
avait provoqué l’émotion de chagrin et de compassion, mais aussi parce qu’elles
avaient senti le « contrôle » de ce regard, créant chez elles le remords et des cas
de conscience. Par conséquent, le regard constitue une stratégie communicative.
D’une manière similaire, le regard dédaigneux, réprobateur ou ironique des
passants crée des émotions chez les mendiants. Concernant le regard répro-
bateur, un des enquêtés s’exprime :
« Ce regard des passants me fait sentir inutile. Ils me regardent comme si
je n’avais pas de vrai besoin et comme si j’étais un paresseux qui se moque de
la société. Ce regard me fait sentir inférieur et avoir honte, malgré le fait que je ne
fais rien exprès. Je mendie parce que j’en ai vraiment besoin. » (homme, 70 ans)
64
un certain handicap ou à mobilité réduite (Lu, 2005, pp. 38-40). Les mendiants
« démontrent » des capacités de communication pour provoquer la pitié des
passants. Dans le même cadre œuvrent aussi des mendiants de réseaux crimi-
nels. Il s’agit de personnes ayant de graves problèmes de mobilité et, en général,
physiques que les membres du réseau choisissent de présenter aux badauds
afin de recevoir plus d’argent par le moyen de la charité. Mais il y en a d’autres
qui survivent réellement grâce à la mendicité et qui ont honte, aussi bien du fait
qu’elles sont handicapées que du fait qu’on les confond avec les « mendiants
professionnels », c’est-à-dire les membres de ces « réseaux criminels » 3.
« Je n’ai plus l’un de mes pieds. Je n’ai pas perdu mon pied durant une
bataille, comme plusieurs mentent, mais je l’ai perdu en Albanie, d’où je viens,
à cause d’une infection. […] on n’avait pas d’hôpitaux, on n’avait rien [1991].
Alors, je vis en mendiant depuis le moment où je suis arrivée en Grèce. Le fait
que je ne travaille pas et que je mendie m’attriste et me fait avoir honte… mais
le fait que je n’aie pas de pied me fait avoir honte aussi. J’ai honte parce que
beaucoup de monde croit que je l’ai fait exprès et que j’utilise mon problème
pour mendier, mais je suis vraiment handicapée » (femme, 63 ans). Son témoi-
gnage nous démontre la complexité des personnes qui sont dans cette situa-
tion et aussi la perception des autres sur leur propre situation.
La distance entre un corps bien formé et sain et un corps malade est à la
fois limitée et tellement grande. Foucault analyse en détail les mécanismes
de l’« étrangeté familière » concernant les corps malades ou « étranges », qui
fonctionnent d’une manière similaire aux mécanismes du racisme envers les
Noirs, les homosexuels, etc. Il s’agit des mécanismes qui créent des stéréo-
types négatifs, en élargissant en même temps les limites entre un corps sain et
un corps malade (Foucault, 1999).
La « normalité » ou l’« anormalité » d’un corps et la distance des limites
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)
3
Par le terme « réseaux criminels », on entend les réseaux organisés de la mendicité.
65
les entretiens de la population cible, nous avons pu constater que les men-
diants, à cause de leur apparence extérieure (modeste et vêtements sales) et
de la situation difficile dans laquelle ils se trouvent (plusieurs personnes sans
domicile, des chômeurs de longue durée ou des consommateurs de drogues)
(Lankenau, 1999a) ont honte de leur apparence et se placent dans un cadre
au-delà des systèmes de l’ordre, dans l’espace de la « saleté », de l’impureté,
en dehors des limites de notre monde.
« J’ai honte quand je mendie devant l’église, mais j’ai plus honte parce
que tout le monde me regarde ; je suis vêtu de vêtements sales et ça fait plus
d’un mois que je ne me suis pas lavé. Je n’ai pas honte de vivre dans la rue et
de ne pas avoir de domicile. J’ai vraiment honte quand tous sont bien habillés
à l’église et moi je me trouve dans un mauvais état. » (homme, 58 ans)
66
et interactive entre donateur et receveur, le prestige et l’acceptation sociale du
bienfaiteur, la gratitude et l’expression des émotions aussi bien du bienfaiteur
que du receveur du bienfait (Mauss, 2007).
Il est vraiment intéressant d’examiner la dimension sociale et symbolique
de la charité et surtout les émotions créées. Au cours des dernières décennies,
la charité en tant que pratique de donation a attiré l’intérêt des sociologues et
des anthropologues au niveau international ; dans le cadre de la crise écono-
mique mondiale, depuis 2008, la charité sous la forme de donations est deve-
nue plus actuelle que jamais.
Les processus de donation dans la structure capitaliste moderne forment
sans aucun doute un intéressant terrain d’enquête (Godelier, 1996). Alors
que nous sommes dans une période où la logique capitaliste de l’Occident
concerne presque toutes les sociétés de la planète et où la vision idéologique-
ment prédominante est que tout peut être vendu et acheté avec de l’argent,
c’est une opportunité unique (et sans aucun doute une nécessité) d’exami-
ner et réexaminer, à travers l’enquête ethnographique, dans le cadre des fonc-
tions sociales, la position des relations non commerciales, non capitalistes
d’échange. Ceci dans des sociétés où l’économie de marché prédomine et où
l’argent est un médiateur constant.
Il est encore plus intéressant, dans le cadre d’une enquête anthropolo-
gique des pratiques des donateurs, d’étudier la charité en tant que pratique
sociale interactive entre deux parties, celle du donateur et celle du receveur,
ayant comme donnée qu’il s’agit d’une pratique d’échange, qui néanmoins n’a
pas le sens de l’échange commercial ou rémunéré, même si l’argent ou des
biens corporels peuvent y avoir une place.
Le don comme notion et symbole, ainsi que les pratiques de donation ont
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)
67
Le don, au-delà des nécessités pratiques que celui-ci satisfait, a des impli-
cations symboliques fortes et des fonctions communicatives. Plus précisé-
ment, dans le cas qui nous occupe de la charité, par le moyen d’argent ou de
biens, il est utilisé durant la communication humaine, au-delà du soutien maté-
riel et tangible, pour l’expression de valeurs, d’intentions et d’émotions qui ne
peuvent être exprimées de manière verbale ou à travers des systèmes sémio-
tiques. De la part du donateur, le sens se manifeste à travers le don et surtout
en vertu de sa capacité symbolique, par exemple de l’argent pour celui qui
n’en a pas, des médicaments pour un malade, une couverture, des vêtements
et des aliments pour une personne sans domicile. Ainsi, la donation se trans-
forme en un symbole plus puissant que la parole. Le donateur est conscient
de l’état critique de l’autre personne et exprime son soutien activement par
le moyen d’objets, souvent sans aucune intervention verbale, mais avec une
action qui vise principalement au soulagement et à une solution ou aide tem-
porelle de la personne qui en a besoin. Le don, c’est-à-dire l’objet de la charité,
fonctionne comme un symbole de solidarité de l’un envers l’autre et, en même
temps, comme un moyen de création de relations sociales et émotionnelles.
Une autre personne enquêtée souligne :
« Des mots, des mots, des mots… mais je ne vois personne agir pour
aider ces gens malheureux. La charité par contre signifie beaucoup de choses.
Tu aides les pauvres par n’importe quel moyen que tu as à ta disposition et tu
améliores symboliquement la société… » (retraité, 75 ans)
Parfois, la honte que les enquêtés ressentent est liée à l’attitude d’indif-
férence de certains concitoyens qui, même s’ils en ont les moyens, n’ont pas
envie d’aider les mendiants :
« J’ai vraiment honte quand je vois des personnes qui, malgré le fait
qu’elles ont les moyens, ne donnent rien aux pauvres. J’ai honte parce que je
suis un être humain, mais aussi en tant que femme grecque, car nous sommes
un peuple généreux. » (femme, 56 ans)
68
En revanche, pour certains, la honte ressentie en relation avec la mendicité
est due à la crise économique que le pays connaît actuellement. En effet, on
constate une augmentation de la marginalité :
« J’ai honte, j’ai vraiment honte et je suis triste pour l’état auquel notre
pays est réduit avec la crise de ces dernières années. Voici un pays qui ne peut
plus offrir de la nourriture à ses citoyens. » (femme, 39 ans).
5. Honte et culpabilité
69
durant l’action de la charité, qui fait écho à l’approche de Ciccone et Ferrant
(2009, p. 1) :
« J’ai grandi dans une famille avec la croyance que la charité est catas-
trophique ; elle rend les pauvres encore plus pauvres. Mais en grandissant, j’ai
constaté que même une petite aide économique peut aider. Chaque fois que
je donne, je me trouve en conflit. D’un côté, je me rappelle de tout ce que mes
parents me disaient et, de l’autre côté, se trouve ce que je veux vraiment faire. »
6. En guise de conclusion
70
Nous avons essayé de différencier cette émotion, étant donné que son point de
départ et son expression sont différents.
Il apparaît enfin que la notion de mendicité est souvent liée à ce qui est
« anormal » et « pathologique ». Mais il s’agit plutôt d’une construction sociale
et d’une vue de la mendicité déformante qui créent l’émotion de la honte chez
les individus en question.
Georgios KOUZAS
33 rue Iakovaton
11144 Athènes
g.kouzas@yahoo.gr
Références bibliographiques
Canguilhem, G. (1989). The Normal and the Pathological. Traduit par Carolyn R. Fawcett, en
collaboration avec Robert S. Cohen. New York: Zone Books.
Ciccone, A. et Ferrant, A. (2009). Honte, culpabilité et traumatisme. Paris : Dunod.
Douglas, M. (1966). Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo.
London-New York: Routledge and Kegan Paul.
Dundes, A. (Ed.) (1992). The Evil Eye: A Casebook. Madison: The University of Wisconsin
Press.
Fleisher, M. (1995). Beggars and Thieves. Lives of Urban Street Criminals. Madison-London:
The University of Wisconsin Press.
Foucault, M. (1999). Les anormaux : cours au Collège de France (1974-1975). Paris :
Gallimard-Seuil.
Frijda, N. (1986). The Emotions. Cambridge: Cambridge University Press.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 19/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.3.84)
71