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La double valence de la culpabilité

Nicole Jeammet
Dans Imaginaire & Inconscient 2007/1 (n° 19), pages 171 à 180
Éditions L’Esprit du temps
ISSN 1628-9676
ISBN 9782847951059
DOI 10.3917/imin.019.0171
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La double valence de la culpabilité

Nicole Jeammet

Ce numéro nous propose de nous interroger sur les « sources » du mal :


« pourquoi donc le mal ? » Or il m’a semblé intéressant de choisir un exemple,
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celui de la culpabilité, à partir duquel montrer combien ce qui est potentiellement
source d’un « mal » peut tout aussi bien devenir source d’un « bien ».
Mais d’abord il convient de lever une ambiguïté liée au statut conscient ou
inconscient de cette notion. Une idéologie régnante voudrait par exemple que
cette notion de culpabilité disparaisse chez beaucoup de nos contemporains et
on parle alors d’« exclus de la culpabilité » – il s’agit donc de s’entendre sur le
statut de ce concept : cela ne peut s’entendre qu’à un niveau conscient, car au
niveau inconscient, personne n’en est exclu... et pire ! Le fait de ne pas ressentir ni
savoir sa « culpabilité » laisse libre cours à ses effets mortifères, que ce soit dans
l’autopunition ou retournement contre soi de l’agressivité, soit dans l’attaque des
autres.
Freud n’est-il pas allé jusqu’à parler de criminels par culpabilité ? « On trouve
chez beaucoup de criminels jeunes un puissant sentiment de culpabilité, antérieur,
et non consécutif au crime ; un sentiment qui a été le mobile du crime, comme
si le sujet avait trouvé un soulagement à rattacher ce sentiment inconscient à
quelque chose de réel et d’actuel. »1
Pour illustrer ces valences différentes de la culpabilité suivant le registre
conscient ou non, nous nous référerons au personnage de Moïse dans L’Exode2.
D’abord nous verrons comment la culpabilité inconsciente d’avoir « trahi » tous
ses frères de sang noyés, alors que lui seul a échappé à l’édit de Pharaon, sera
déterminant dans son geste meurtrier envers un Egyptien. Toutefois nous verrons
que cette même culpabilité peut nous libérer, dans une progressive prise de
conscience, que nous sommes concernés par celui qui vit à côté de nous. Du refus
de l’autre à son accueil, n’est-ce pas le chemin que nous avons tous à parcourir
pour, peu à peu, unifiant en nous l’amour à la haine, devenir qui nous sommes ?

Imaginaire & Inconscient, 2007/19, 171-180.


172 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

1 – Les expériences contrastées de sa naissance : une loi de


mort renversée par deux femmes qui font alliance

Moïse va donc naître en Egypte, à un moment où pour tout petit garçon hébreu,
cela signifie devoir mourir. Joseph3, qui s’était installé avec tous les siens en
sauveur de l’Egypte 400 ans plus tôt avait été oublié, et les Hébreux « nombreux
et puissants à l’extrême » devenaient menaçants pour le pouvoir de Pharaon.
C’est pour enrayer ce processus que tout un système croissant d’oppression
avait été mis en place par les Egyptiens : d’abord l’écrasement par des travaux
épuisants, puis l’ordre donné aux accoucheuses de tuer les garçons, mais comme
elles s’arrangeront pour tourner cet ordre, ce fut celui de les jeter au fleuve.
Donc première expérience du petit Moïse : une loi, traduisant la volonté de
puissance d’une nation sur une autre, a discriminé nationalité et sexe, pour décider
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de sa propre mort.
Mais une autre « loi » à valeur universelle, celle du cœur, va faire désobéir
deux femmes, l’une Hébraïque, sa mère, l’autre Egyptienne, la Princesse, fille de
Pharaon, qui se faisant confiance l’une à l’autre, lui garderont la vie.
Cette alliance spontanément conclue au nom d’une compassion envers un petit
enfant sans défense qui appelle à l’aide – compassion qui exposait chacune de ces
femmes à une sanction de mort pour elles-mêmes – va inscrire dans l’inconscient
de Moïse deux certitudes :
- un absolu transcende toute loi et tout pouvoir humains, un absolu qui a à voir
avec une compassion envers tout être-vivant, fût il précisément étranger et
faible,
- une action qui lie deux partenaires, fussent-elles deux femmes, se faisant
confiance au nom de cet absolu, est susceptible de s’opposer efficacement au
tout-pouvoir d’un tyran et ainsi de contredire le destin. Tout n’est donc pas
joué d’avance ou inscrit de façon immuable dans les astres...
Si nous ne « croyons » que ce que nous avons expérimenté, Moïse recevait
là, lui l’enfant tiré des eaux suivant la traduction à la fois égyptienne et hébraïque
de son nom, une formidable « basic trust » dans la puissance de contestation
contenue dans une alliance... même si, comme nous l’allons voir, cette situation
contenait de redoutables pièges.

2 – Un désir de faire justice qui, s’enracinant dans une culpabilité


inconsciente, donne la mort

Moïse est donc élevé à la cour de Pharaon et nous le retrouvons, alors qu’il va
rendre visite à ses frères hébreux. Il remarque alors, nous dit le texte, un Egyptien
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qui rouait de coups un hébreu ; voulant le défendre, il tue cet Egyptien et le cache
dans le sable.
Ce meurtre ne reprend-il pas en miroir, à la fois le geste secourable de la
Princesse envers un être démuni, et le geste meurtrier de Pharaon envers
« l’étranger » ? Comment alors comprendre cette répétition ?
La Princesse sauvant Moïse contre son père, l’a rendu complice d’une
transgression à coloration incestuelle qui désormais les aliène l’un à l’autre dans
une bipartition du monde ; la princesse lui ayant sauvé la vie ne peut être que toute
bonne et il se doit d’être entièrement dans son camp, et donc entièrement contre
Pharaon qui avait effectivement décrété sa propre mort. Cependant ce clivage
opéré l’empêche de discriminer ses réels sentiments d’amour et de haine et par
suite de transformer leur contenu. C’est bien d’ailleurs cette confusion que nous
retrouvons dans ce qu’il agit : voulant consciemment défendre l’un des siens, il y
agit inconsciemment sa haine envers un Egyptien - substitut de Pharaon.
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Le meurtre commis, il n’a comme recours que d’ensabler le cadavre,
autrement dit d’ensevelir dans l’inconscient cet acte chargé de tous ses désirs
mauvais, qu’aucun personnage fiable ne lui a jusqu’ici permis de différencier
et de transformer. Sur cette terre sans foi ni loi – puisque la « loi » n’y est que
l’arbitraire des désirs d’un despote – il ne peut être que renvoyé à sa douloureuse
ambiguïté personnelle et condamné par elle. Devenu suspect aussi bien aux yeux
des Egyptiens qu’à ceux des Hébreux, s’étant trahi lui-même au plus profond de
son identité, lui, dont le nom témoignait de la vie reçue par pur don ne trouvera
son salut que dans la fuite.
Toutefois cet acte qui se voulait généreux et dont les conséquences se révèlent
si différentes, dévoile pour la première fois à Moïse la situation paradoxale qui est
la sienne : s’il n’avait pas été sauvé par la Princesse il serait mort, mais sauvé par
elle, il est passé malgré lui, pour ses frères de sang, dans le camp des ennemis, de
ceux qui trahissent. La transgression agie lui apprend brusquement qu’il ne peut
plus maintenir innocemment son double statut dans lequel aucun geste ne sera
désormais susceptible de lui conférer une quelconque légitimité.
Mais en même temps que cet acte lui dévoile l’absurde de cette situation, il lui
en occulte les raisons, pour l’instant inintégrables par son surmoi. « Qui te donne
autorité ? » lui avaient demandé les protagonistes du drame. En fait de référence
à une loi, il ne s’est autorisé que de sa bonne foi généreuse et n’a finalement fait
qu’imiter l’omnipotence de Pharaon. Son geste n’a été que la traduction directe
d’un imaginaire qui a fait fi de la réalité des personnes, ainsi que des forces
politiques en présence.
Mais il est là, quoiqu’il veuille, renvoyé au problème du fondement du droit :
qui en Egypte a autorité pour dire la loi ? Avec acuité se pose là pour lui le problème
d’une loi qui, au-delà de son acceptation individuelle, doit au même titre transcender
chacun et trouver à s’exprimer dans une aire socialement admise de droits et de
devoirs imprescriptibles. Ce qui des dizaines d’années plus tard pourra être figuré
174 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

dans les dix commandements du Sinaï, ne trouve-t-il pas là à la fois ses racines et
son horizon d’attente ?

3 – Madiân, terre idéale du partage

Fuyant l’Egypte, il est, pour la seconde fois, accueilli par des étrangers ; avec
la différence qu’ici, à Madiân, une loi partagée par tous y médiatise les échanges.
Jethro4, lui ouvrant sa table et sa maison – il va lui donner sa propre fille Cippora,
en mariage – fait passer Moïse du système d’alliance égyptien qui oppose deux
termes à un troisième, – espace préœdipien – à un autre système qui permet à trois
termes de coexister – donc à un espace œdipien. Sur cette terre, il ne sera question
que de confiance donnée et reçue, en un mot il sera question d’amour. Et Moïse,
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s’inscrivant cette fois dans une filiation, à la mesure où il accepte de faire siennes
les lois madianites, y donne la vie : il y devient père et berger – symbole s’il en
est de fiabilité.
Toutefois, cette terre idéalisée où Moïse refait sa vie – et qui plus est, une
vie bonne – le laisse amputé de la part la plus importante de lui-même. N’a-t-il
pas tout simplement superposé l’idéal au mauvais, Madiân à l’Egypte ? Qu’a-t-il
fait de ses origines hébraïques ? Son désir généreux de venir en aide à ses frères
hébreux est-il à tout jamais enseveli avec le cadavre égyptien, témoin de son désir
de vengeance ?

4 – Le Buisson Ardent, une rencontre qui, réconciliant Moïse


avec son passé, l’ouvre à une alternative nouvelle

Cette rencontre avec Dieu, paradigme de l’Autre, n’est pas fortuite ; elle a
été préparée par toutes les étapes franchies par Moïse à la rencontre d’un autre
de plus en plus reconnu comme tel. Ainsi que le souligne fortement la tradition
rabbinique, c’est la justesse, peu à peu conquise, d’une relation à autrui qui permet
d’arriver à la montagne de Dieu.
En outre, elle se situe au moment où Pharaon meurt. D’une part les Hébreux
restés en Egypte y voient un espoir de changement. D’autre part, cette mort,
marquant une limite à la toute-puissance présumée de Pharaon, va permettre à
Moïse de désabsolutiser l’image toute mauvaise qu’il en avait construite : Pharaon
ne s’était-il d’ailleurs pas montré humain et bon aussi, en l’élevant comme un
prince à sa cour ?
En même temps que se nuance l’image de Pharaon, peuvent se remanier ses
souvenirs. Si un pan de refoulement est levé, c’est que les bonnes expériences
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engrangées à Madiân, pesant désormais plus lourd en lui que les mauvaises,
permettent ce travail de la mémoire. Habité à l’intérieur de lui par un père
bienveillant – ou tutélaire comme dirait F. Pasche – à qui désormais se référer, il
dispose d’un lieu de rencontre avec les autres – tout autre – dont l’absence devient
une modalité de la présence. Il n’est alors plus étonnant qu’il puisse maintenant
entendre YHWH lui parler, faisant mémoire à la fois de ses ancêtres, et des frères
restés en Egypte qui, eux-mêmes, aspirent à une libération.
« C’est moi le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham et de Jacob » (...) « J’ai
vu, j’ai vu la misère de mon peuple qui réside en Egypte (...) Je suis résolu à
le délivrer de la main des Egyptiens (...) Maintenant va, je t’envoie auprès de
Pharaon pour faire sortir d’Egypte mon peuple, les enfants d’Israël. Je serai avec
toi. » (Ex 3,7-9)
Ce qu’il entend là, ce sont bien ses propres désirs de justice, mais repris
par quelqu’un d’Autre qui vient aujourd’hui partager ses anciens affects de
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compassion pour la misère des Hébreux – désirs de justice qui, lui ayant fait
faire l’expérience d’un réel que rien n’avait pu modifier, l’avaient mené dans une
douloureuse impasse. Or, c’est au lieu de cette impasse que Dieu prend sens à ce
moment-là pour lui, et lui parle Son altérité... comme à-venir désirable à réaliser
avec Lui et avec les siens.
Deux aspects sont là indissociables :
- Si Dieu s’adresse à Moïse depuis son même désir de justice refoulé qui
l’avait conduit à tuer, c’est donc que non seulement il ne le condamne pas
définitivement, mais qu’il y a en outre discerné ce que ce désir contenait aussi
de bon. Il n’y a de possibilité de s’éprouver consciemment « mauvais », donc
ici de repenser son crime coupable, que s’il existe un espace de réparation
envers l’autre où il sera possible de se restaurer soi-même. Cette Parole
qui, après l’oubli et la répétition, va faire entrer Moïse dans un travail de
perlaboration de ses souvenirs n’est audible que du fait de la progressive
transformation de son surmoi : la censure qui avait condamné en bloc tous
ses désirs de justice commence à être levée et toutes les questions qui, de
près ou de loin, y étaient liées et avaient été entraînées dans l’oubli, peuvent
se poser à nouveau : qu’est-ce que la justice, si le désir très authentique
qu’on en a eu, a abouti à donner la mort ? Existe-t-il quelque part une terre
d’accueil où il serait possible de se réunifier et de retrouver une légitimité ?
- Mais en retour, ce qu’il entend va authentifier et orienter autrement ce
qu’il découvre. Cette Parole ne vient pas condamner le passé et enfoncer
Moïse dans l’illusion rétrospective de fatalité, comme lui faisait croire sa
culpabilité inconsciente, mais au contraire affirmer que le sens de ce passé
peut être changé. Quelqu’un de compatissant vient réparer le miroir brisé de
son identité, le rassemble dans ce qui constitue sa lignée, et se faisant, dans
un lieu différent de signification, l’exact écho de ses désirs de justice, lui
propose de se réconcilier avec sa propre conscience. Dans ce nouveau lien à
176 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

un Autre, où il se sent affectivement compris et accepté, il peut relire toute


son histoire et la réintégrer dans un projet d’avenir.
Comme un enfant se regardant dans le visage de sa mère peut, si celle ci est
« suffisamment bonne », se voir lui-même dans le plaisir qu’elle a à le regarder,
Moïse, dans le miroir de cette Parole divine qui compatit, se regarde réunifié et
reconnu bon, jusque dans ses désirs de justice pour lesquels il s’était condamné
lui-même... reconnu bon, si toutefois il veut bien les agir à nouveau ; la réparation
ne sera pas magique. Freud5 lie renonciation au père comme puissance protectrice
infantile, et rejet de la croyance en Dieu. Or cette renonciation, c’est ce que
demande ici YHWH à Moïse, afin qu’il prenne lui-même en mains son destin.
Même s’il se sait désormais accompagné par Quelqu’un d’autre, ce destin lui
appartient intégralement : « Va !, s’entend-il dire, Je serai avec toi » ; Je te donne
toute ma confiance pour que toi-même, maintenant que tu es sorti d’Egypte, tu
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redonnes vie à l’inaccompli de tes anciens désirs de justice, et c’est de toi dont j’ai
besoin pour organiser un devenir-ensemble.
Mais pour cela il te faut retourner d’où tu étais sorti pour reprendre possession
de ce passé, donc retourner affronter Pharaon et les fantômes d’inceste et de
meurtre laissés ensablés. C’est dans un travail de mémoire et de deuil conjugués,
que les évènements vécus comme absurdes pourront trouver un sens nouveau et
que seront libérées les forces vives nécessaires à l’action.
Ainsi, dans cette rencontre, il ne s’agit pas pour Moïse de se regarder, tel
Narcisse, beau ou bon dans le miroir des eaux divines. C’est un paradoxe qui lui
est proposé : si la réconciliation avec lui-même et avec ses frères hébreux lui est
offerte dans une relation d’alliance avec un Autre, c’est pour que lui l’invente, que
lui l’agisse ! Et c’est seulement si Moïse s’engage dans cette action qu’il pourra
vérifier le bien-fondé de cette promesse d’alliance... il n’y a pas de preuve ou de
garantie données à la seule saisie intellectuelle. Seule l’action peut faire pont entre
le fantasme et le réel, et c’est dans son après-coup que se déploient des sens. Les
Hébreux ne s’y tromperont pas qui, lors de la conclusion de l’alliance au Sinaï,
répondront « nous ferons et nous écouterons » (Ex 24,7) (Naase venishemah)...
d’abord l’acte, ensuite le sens.6
Moïse pose alors deux questions : « Qui suis-je ? ». Mais aussi « Et s’ils
demandent quel est ton Nom ? » qui vient trouver une réponse dans le Nom que
Dieu donne de Lui-même « Eheyèh asher ehéyèh ». L’inaccompli hébreu7 ne
peut pas se traduire par un seul présent : Je suis qui Je suis mais doit intégrer le
dynamisme d’un évènement en train de se produire :
« Je suis en train de devenir qui Je suis, en étant avec toi »
C’est le lien entre les personnes qui vient dire l’identité à-venir de chacun. Cet
inaccompli hébreu renverse le temps : le présent ne peut provenir que de l’avenir
collectif à mettre au monde.
Nicole Jeammet • La double valence de la culpabilité 177

La suite du texte nous montrera comment Moïse alternera la mise en sens et


mise en actes avec tous les retours en arrière et les remises en cause indispensables
à une élaboration de sa culpabilité ; par exemple, nous pourrons voir comment
l’actualisation d’un pouvoir, et qui plus est d’un pouvoir qui est à partager avec son
frère Aaron, le renverra au problème d’une rivalité masculine jusqu’ici esquivée,
et craquellera le mur madianite de l’idéalisation. Filtreront du même coup tous
les désirs de destruction amoncelés en Egypte, restés jusque-là intacts et agissants
sous le sable, et qui, interdits de figuration, l’empêchaient de se souvenir et donc
d’agir. Sa culpabilité inconsciente encore à l’œuvre lui fera croire que YHWH
veut le faire mourir.8 Et c’est une femme, étrangère qui plus est, sa propre femme
Cippora, qui l’aidera à changer son rapport au pouvoir : c’est elle qui, touchant
le sexe de Moïse avec le sang de la circoncision de leur fils, va réintégrer Moïse
dans la lignée d’Abraham en réitérant le geste fondateur de l’Alliance, et le
réintégrer dans sa différenciation virile, par le sens symbolique de renoncement à
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la bisexualité que prend le sang de la circoncision.
J’aimerais conclure sur deux points qui me paraissent capitaux. D’abord un
aspect implicite, constamment à l’œuvre dans cet essai de lecture de la vie de
Moïse : nous avons parlé de deux femmes faisant alliance pour sauver le petit
enfant Moïse, nous avons évoqué comment Jethro, un homme lui-même soumis
à la Loi, l’accueille après le meurtre et comment il fait à Madian des expériences
structurantes qui le sortent du monde de la tyrannie égyptienne, ou comment il
reçoit aussi de Cippora une autre manière de vivre le pouvoir.
Or nous pouvons affirmer que sans la Princesse qui fait alliance avec sa
propre mère, sans Jethro, sans Cippora, Moïse n’aurait pu devenir cet homme
de l’« alliance ». C’est l’expérience d’un être-aimé et respecté faite avec tous
ces personnages qui allait lui permettre de transformer sa culpabilité vengeresse
et haineuse en une culpabilité faite d’un « souci » pour l’autre et d’un désir de
réparation. S’il était resté sous la férule de Pharaon, ni sa haine envers lui, ni la
culpabilité refoulée qui en découlait n’auraient pu être reconnues et intégrées
au courant libidinal. Nous sommes ainsi au cœur du paradoxe winnicottien
d’un « trouver/créer » le monde : qui que nous soyons, nous sommes totalement
tributaires d’un environnement trouvé-là, malgré nous. La vie nous a été
imparablement donnée dans une manière d’entrer en relation avec nous. Nous
nous recevons d’abord d’un environnement affectif, puis nous transmettons à
notre tour ce que nous avons pu créer à partir de ce que nous avons reçu, ou ce
que, à partir de là, nous n’avons pu ou su que répéter... Ainsi comment dissocier
responsabilité individuelle et morale, de ses aspects existentiels et collectifs ?
Puis deuxième aspect sur lequel j’aimerais terminer : l’aspect de transmission
à d’autres de ce que nous avons reçu ; ici encore l’histoire qui nous est racontée
dans l’Exode est tout à fait exemplaire : le Nom révélé à Moïse contenait un projet
communautaire qu’il avait à inventer ; il allait lui falloir créer les conditions de
libération du peuple hébreu resté en Egypte et le conduire en Terre Promise et
178 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

donc prendre la tête de cette insurrection avec tous les risques de dérive totalitaire
d’un pouvoir à assumer. Or ce qui nous est montré, c’est combien Moïse aura le
souci de se soumettre lui-même à une loi de mutualité ; par exemple en Ex 18,
1-23 Jethro conseille à Moïse l’institution hiérarchique de chefs et Moïse accepte
de désacraliser son pouvoir en le partageant effectivement avec d’autres : se
soumettant à une loi de mutualité il se prive du plaisir immédiat de la maîtrise et
il consent aux risques du partage. S’il peut cependant faire ce saut dans l’inconnu,
c’est qu’il a déjà expérimenté la fertilité de cette loi avec Jethro. Il peut donc
différer des plaisirs immédiats, dans l’attente d’autres avantages. En ce qui
concerne le peuple, Moïse se propose là comme modèle d’un nouveau pouvoir à
imiter d’autant qu’encore une fois, ce qui fait image dans ce partage consenti de
pouvoir, c’est que Moïse avait le choix de refuser. Au-delà du Moïse en chair et en
os, il devient alors un référent potentiellement disponible à l’intérieur de chacun,
qui rappellera le bénéfice trouvé dans la complémentarité des points de vue et
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des tâches. Ainsi c’est en se vérifiant fiable pour le peuple, que dans le même
mouvement Moïse lui ouvre la route de l’acceptation d’une loi... lui ouvre, certes,
la route... mais une route « trouvée-là » que chacun cependant choisira ou non de
prendre et de refaire à nouveau pour lui-même.

Nicole Jeammet
Maître de Conférences honoraire
en psychopathologie à Paris V
Université René Descartes
13 rue Gay Lussac
75005 Paris

Notes
1. Le moi et le ça (1923) G.W. 237-289 § 5. Les états de dépendance du moi.
2. L’Exode fait partie du Pentateuque qui inclut la Genèse, et trois autres livres parlant
aussi de Moïse, le Lévitique, les Nombres et Le Deutéronome. Nous nous permettons en
outre de renvoyer à notre livre traitant de l’histoire de Moïse intitulé les destins de la
culpabilité, N. Jeammet, 1993, Paris, P.U.F., coll. Le fait psychanalytique.
3. Joseph, fils préféré de Jacob, avait été jeté dans une citerne par ses frères jaloux ;
découvert par une caravane il avait été emmené en Egypte ; l’épisode sans doute le plus
connu de sa vie est celui où il interprète les rêves de vaches grasses et maigres de Pharaon
– ce qui lui vaudra de devenir l’homme de confiance de Pharaon. Cf. Gen. 37, 2-50, 26.
4. Jethro est prêtre à Madian et a sept filles ; en fuite, Moïse s’était arrêté près d’un puits
et c’est là qu’il avait défendu les filles de Jethro contre des bergers qui les empêchaient de
puiser de l’eau ; rentrées chez elles, elles racontèrent à leur père Jethro ce qui s’était passé
Analyses d’ouvrages 179

et c’est Jethro lui-même qui invitera Moïse à manger – nous avons ici l’exacte antithèse de
ce qui se passait chez Pharaon, qui non seulement n’ouvrait pas sa maison aux étrangers
mais cherchait à les tuer.
5. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.(1910) O.C. X, P.U.F., p.195-196.
6. Dans un tout autre registre, Varela appelle « l’enaction » cette cognition qui s’acquiert
dans une action incarnée. In L’inscription corporelle de l’esprit. 1993, Seuil.
7. En hébreu n’existent que deux temps : l’accompli qui renvoie à une action finie et ce
temps de l’« inaccompli » qui balaie le temps et dont une des meilleures traductions se dit
dans : « Il était, il est et il vient ».
8. cf. Exode 4, 24-26 et aussi nos commentaires dans les destins de la culpabilité,
p. 136-141.
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Nicole Jeammet – La double valence de la culpabilité

Résumé : Nous avons choisi de nous référer au personnage de


Moïse dans l’Exode pour illustrer les valences de mort ou de vie
de la culpabilité ; en effet dans un premier temps, mû par sa haine
refoulée contre Pharaon qui a tué tous ses frères de sang, Moïse
tue un Egyptien – toutefois c’est à partir de cette même culpabilité
qu’il apprendra, grâce aux autres rencontres faites au long de
son histoire, le « souci pour l’autre » : sans la Princesse qui fait
alliance avec sa mère pour le sauver, sans son beau-père Jethro
qui lui fait confiance, sans sa femme Cippora, Moïse ne serait sans
doute jamais devenu cet homme de l’« alliance » – une alliance
certes proposée, mais qu’il allait devoir réinventer avec Yahve et
avec son peuple.
Mots-clés : Moïse – Culpabilité inconsciente – Elaboration de la
culpabilité – Environnement trouvé-là – Surmoi – Alliance

Nicole Jeammet – The double valence of guilt

Summary : We chose to refer to the character of Moses in the


Exodus to illustrate the valences of life or death of guilt ; indeed at
first, driven by his repressed hate for Pharaoh who killed all of his
blood-brothers, Moses kills an Egyptian man – however, it is from
this very guilt that he will learn, with the help of other encounters
along his story, the “worry for the other” ; without the Princess
who makes an alliance with his mother to save him, without Jethro,
his father in law, who trusts him, without his wife Cippora, Moses
would probably never had become this man of “alliance” – a
proposed alliance, yes, but one that he would have to reinvent with
180 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

Yahweh and with his people.


Key-words : Moses – Unconscious guilt – Elaboration of guilt
– Pre-existing environment – Superego – Alliance.
© L?Esprit du temps | Téléchargé le 26/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Lausanne (IP: 213.55.246.238)

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