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« Mélancolie dans le lien social », corps et devenir

adolescent
Olivier Douville
Dans La clinique lacanienne 2009/1 (n° 15), pages 167 à 182
Éditions Érès
ISSN 1288-6629
ISBN 9782749210759
DOI 10.3917/cla.015.0167
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« Mélancolie dans le lien social »,
corps et devenir adolescent
Olivier Douville 1

« Et, tout d’abord, celle-ci [la vie naturelle] a-t-elle vraiment


besoin d’être politisée ou le politique est-il déjà contenu en elle
comme son noyau le plus précieux ? »
G. Agamben (Homo Sacer)

La désymbolisation du corps qui affecte celui ou celle qui est


radicalement mis en dehors de l’exercice souverain de l’échange et
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situé alors dans une condition sans espoir d’un retour à ce régime
élémentaire de la règle sociale, met en avant des corps catastrophés,
découpés par des plaies, des automutilations, des mises en dégra-
dation progressives de l’économie phallique du corps. C’est le vif
de la découpe anatomique mise à nu et dé-rythmée qui est souvent
exhibée au premier plan, par des sujets réfugiant leur vie dans les
friches et les interstices de nos espaces urbains. Elle apparaît, cette
découpe, comme la dernière et désespérée tentative d’inscrire sur
soi une conjonction drastique. S’y coalisent l’insensé d’un vide
dans l’Autre et un point vif à partir duquel et pour lequel, toutefois,
la douleur n’a pas totalement déserté le corps.

1. Olivier Douville, psychanalyste, maître de conférences en psychologie


clinique, laboratoire C.R.P.M., E.A. 3522 (Paris 7). EPS de Ville-Evrard, 93332
Neuilly-sur-Marne cedex. Directeur de publication de Psychologie clinique,
Paris, L’Harmattan. douvilleolivier@noos.fr

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 15

On mesure alors à quel point il est tentant, pour ne pas dire


inévitable, d’aborder, avec toute la gamme convenue d’un pathé-
tique ou d’un lyrisme d’assez mauvais aloi, ces hommes et ces
femmes. Il y a toujours un peu de fatras héroïque, de sentiment
d’être nous aussi à la marge dans une singularité flamboyante,
lorsque s’occupant de ces hommes, de ces femmes, et, de plus
en plus, de ces enfants et adolescents, nous éprouvons, non sans
raison certes, le sentiment, voire la certitude, de nous trouver face
au plus réel des effets de la violence politique et économique sur
les plus démunis de nos concitoyens.
Des repères s’imposent. L’exclusion, ce terme tout à la fois
trop réel et trop allégorique, suppose un individu qui n’est pas ou
n’est plus intégré dans un réseau de solidarité familiale, amicale
ou de quartier. Une telle définition fait donc ligne de partage entre
exclusion et précarité. Il existe des quartiers, des banlieues en
situation économique précaire, mais où se fondent et se dévelop-
pent des systèmes et des réseaux de solidarité économique, parfois
fondés sur le troc, parfois fondés sur des économies marginales
ou peu légales. En raison de l’existence de ces réseaux de solida-
rité, nul ne peut ici parler d’exclusion. À l’inverse de ces pans où
vit un lien social, nous constatons des bribes de social qui ne font
pas lien. S’indiquent ici des îlots d’exclusion, des non-lieux situés
aux abords de ce qui montre et permet le déplacement des corps
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et des objets, de ce qui donne présence et rend physiquement
palpable la vitesse (bretelles d’autoroute, halls de gare ou d’aéro-
port) et qui voient se rassembler des « enfermés dehors », des
« exilés de l’intérieur », comme on les nomme parfois. L’exclu
n’est alors plus seulement celui qui habite dans des lieux où
règnent la misère et le chômage massif, il est celui qui a franchi
une ligne, un seuil, un passage, qui a effectué un franchissement
où il s’absente au lien social et à la fraternité de discours.
C’est souvent dans une relation catastrophique à l’espace
commun, à la polis, que la précarité bascule vers l’exclusion.
À Paris, vivent ou survivent entre 10 000 et 15 000 clochards ;
autour de ce noyau gravite une population hétérogène, composée
de jeunes gens, parfois adolescents, toxicomanes et prostitués
des deux sexes, de gens perdus à la sortie de la prison, voire de
l’hôpital psychiatrique. Le monde de « la cloche » évolue aussi et

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vite, devenant sans doute encore plus inquiétant et violent qu’il


ne l’était jusqu’alors.
Ce contexte sociologique n’est pas opaque. Pas du tout. Il
n’est pas propre à tel chercheur ou à telle discipline. Il est présent
sous les yeux de tous. C’est le contexte d’une société où se
multiplient des lignes de fractures (qui ne sont pas que sociales)
et où l’on voit apparaître dans la rue, dans le métro, les halls de
gare, des centaines, puis des milliers de mendiants ou d’errants,
dont beaucoup sont devenus des SDF. Au cœur de ces errances,
de tant de mendicités et de telles déambulations automatiques, se
trouve la présentation d’un des plus grands désastres qui puissent
menacer des communautés : la destruction d’une cité, la mise
à la casse de cette enveloppe charnelle et formelle qui donne
aux trajets d’existence, source et bords, légitimité et orientation.
Chaque exclu, chaque errant (mais non chaque marginal ou
chaque exilé) renvoie ceux qui le côtoient, le fuient ou l’appro-
chent à la menace de la destruction de la polis. L’exclu, alors,
peut être ressenti non comme une victime (cet habit de misère
terminologique propre aux managements charitables d’inspiration
chrétienne boy-scout), mais comme le rappel d’une telle menace.
Tout exclu est porteur et témoin de la destruction interne (mais
réelle parfois, souvent même) de la polis. En ce sens, l’exclu tout
comme l’errant renvoient à l’autochtone toute la fragilité, l’arti-
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ficialité qui noue chaque inséré à ses propres espaces urbains, à
son familier psychogéographique. D’où, par parenthèses, cette
débauche de productions de thématiques catastrophiques pour
parler de la banlieue pour tenter de situer, sans trop de précau-
tions méthodologiques et transdisciplinaires le plus souvent, les
lieux mis au ban du lieu ou « hors-lieu 2 ».

Or, les cliniciens qui rencontrent aujourd’hui les actuelles


incidences de ce que je nommais, dès 1988, « la mélancolisation
du lien social 3 », sont confrontés à des états nouveaux des
nouages entre corps et signifiant, entre érotisme et pulsionnalité.

2. Cf. mon essai De L’adolescence errante. Essai sur les non-lieux de nos
modernités, Nantes, Pleins Feux (2e éd.), 2008.
3. Et que j’ai repris dans « Pour introduire l’idée d’une mélancolisation du
lien social », Cliniques Méditerranéennes, 63 « Filiations 1 », 2000, p. 239-262.

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Les savoirs et les savoir-faire institués les préparent assez mal à


aborder ces nouvelles formes des malaises, qui ne peuvent être
réduits au tripode psychose/névrose/perversion ; et, de même, le
modèle classique du psychisme qui serait issu de la métapsycho-
logie du rêve comme modèle princeps de la fabrique du symptôme
ne permet pas de situer les particularités de la vie psychique des
sujets en grande errance et en grande exclusion.
Ces états nouveaux des dénouages qui sont assez généra-
lisés 4 se lisent et s’éprouvent plus manifestement lors de l’opé-
ration adolescente 5.
Et rien ne vient ici argumenter en faveur d’une thèse conso-
latrice qui mettrait en parallèle la dérive, l’errance avec une
modalité initiatique propre à la culture adolescente. Nous savons
tous que l’adolescence est tissée d’allers et de retours entre identi-
fication et désidentification. Cette particularité peut aller jusqu’au
clivage – dont il s’agira de donner les raisons – entre social et
subjectif. Aussi, par les conduites d’errance, des adolescents se
mettent en retrait d’une consistance à venir. Mais l’errance pose
également la question anthropologique des états des dispositifs
communautaires qui existent et qui tiennent le coup pour dire le
sexuel la mort. Enjeu de parole et de vie, ou décroyance dans les
transmissions des paroles et des désirs de vie ? Et dans l’errance,
c’est-à-dire dans la fugue sans but, s’il y a des objets d’étayage,
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l’étayage est fugace, transmissions et objets sont figés.
Nous faisons souvent le constat de la traumatophilie de
certains de ces sujets qui n’a d’égal que leur incessant mouve-
ment pour se sentir réels. L’expérimentation de l’exclusion qui
vient se substituer à l’orientation dans le fantasme peut se figer
dans une attente éternisée d’un Autre secourable, de moins en
moins qualifié. Ce sera alors en examinant le rapport de ces
sujets à la jouissance surmoïque que nous pourrons nous affran-
chir des réductions anthropologiques ou sociologiques, toujours

4. Cf. Psychologie clinique, 1999, 1 « Exclusions, précarités, témoignages


cliniques », Paris, L’Harmattan.
5. Ce terme d’opération adolescente est proposé, en contraste à « processus
adolescent » par Jean-Jacques Rassial. Je renvoie le lecteur au livre publié sous
sa direction chez érès, en 2000, Sortir : l’opération adolescente (coll. « Le
Bachelier »).

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« MÉLANCOLIE DANS LE LIEN SOCIAL », CORPS ET DEVENIR ADOLESCENT

trop tentantes quand on parlera de ritualités ou de ritualisations


adolescentes pour tenter de donner la mesure de ces atopies
consenties, qui maintiennent, de fait, un désancrage de l’Autre.
Et, par là, nous retrouvons le modèle de la mélancolie.
Mais que veut donc dire un tel terme « mélancolisation du
lien » ? Il s’y désigne une dégradation progressive des rapports
du sujet à l’espace, au corps et au langage. Les sujets en danger
psychique (et non pas seulement en souffrance psychique) dans
l’exclusion sont des sujets qui ont perdu le sens de leur corps, de
l’intégrité de leur corps, de la cohésion de leur corps.
Faut-il alors parler d’un profil « psychologique » de l’exclu ?
Rien n’est moins sûr, rien n’est moins souhaitable, rien n’est
moins nécessaire. Il ne faudrait point non plus faire rentrer la
conséquence des effets excluants comme un trait invariant de la
structure. Nous avons rencontré dans notre clinique des sujets en
état de confusion d’orifice, en anorexie transitoire, et qui récu-
péraient assez vite une pudeur et un fonctionnement organique
correct, à mesure que des relations de confiance pouvaient se
nouer entre eux et l’équipe soignante. Ce résultat incontestable-
ment encourageant exige une condition toutefois : qu’un travail
d’inscription préalable du sujet et de ses soignants ait lieu dans
ce qui se présente comme « territoire de l’exclu ».
Le pathos n’est pas de mise ici. Quitte à me démarquer de
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beaucoup de dialectiques devenues très vite conventionnelles,
je propose de considérer que le sujet en grande exclusion
puisse ne pas être réductible à ce que, à la suite des travaux
de G. Agamben 6, on a nommé, bien trop hâtivement, le sujet
« nu ». Je constate, non sans perplexité, le succès grandissant
des références à ce livre d’Agamben qui, la plupart du temps,
participent du plus grand contresens en psychologisant cette vie
nue comme étant la caractéristique du sujet « sans » : sans papier,
sans abri, et surtout sans vraisemblance. Agamben défend comme
thèse centrale que le camp d’extermination est bien le paradigme
caché de la gestion de la vie par le politique. Il décrit alors cette
vie « nue » qui est posée comme la notion sur laquelle repose son
raisonnement logique. Le pouvoir souverain, en même temps

6. G. Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, trad. Marilène


Raiola, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 15

qu’il institue l’ordre juridique, doit conserver la possibilité de


le suspendre en ménageant au sein de cet ordre juridique un
espace à la mesure de l’irrationnel de ses fondements. Le pouvoir
souverain institue un espace d’exception. Cette exception est
d’abord – et selon les caractéristiques de toute structure – ce qui
donne consistance à l’ordre juridique. L’exception n’est en rien
le contraire ou le défaut de la règle et de l’ordre institué, elle est,
à l’opposé, le principe qui lui est immanent. Et elle se manifeste
comme l’occasion par laquelle le pouvoir peut affirmer sa puis-
sance et sa violence fondatrice. C’est donc à suivre les termes
mêmes de l’auteur dans la mesure où il lui est loisible de décréter
l’état d’exception que le pouvoir est dit souverain 7. Ce pouvoir
s’exerce sur la « vie nue » comme pouvoir de vie et de mort.
L’acte fondamental du pouvoir souverain identifié par Agamben
est bien le fait d’isoler une vie nue, radicalement distincte comme
telle de la vie politiquement qualifiée.
Au plan du particulier, l’opération fondamentale du pouvoir
revient alors à la possibilité d’isoler, en chacun, une vie qui
échappe aux médiations des lois et des règles instituées. Cet isolat
sera nommé par l’auteur la vie nue qui est soumise à une prise
directe du pouvoir souverain. Le camp nomme cet espace dans
l’Histoire récente. La mise au ban est caractéristique du pouvoir
souverain.
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Voilà, trop sommairement extraites, quelques lignes direc-
trices du propos d’Agamben. L’élection préférentielle des thèses
de Agamben – mais qui sont alors mal entendues et réduites, je
l’ai dit, à un psychologisme et à un sociologisme hyperréaliste
– ne va pas sans confusions. Repartons de ce qui fait le centre
de l’ouvrage, soit la production de la vie nue par la mise au ban
propre au pouvoir souverain. La figure-limite de cette thèse (son
archétype psychologique) est représentée par l’homme absolu-
ment privé de volonté. Un homme proche de la mort et vivant
une vie réduite au bios.
Notre travail serait-il alors de reconstruire des formes de vie
là où la casse a été la plus terrible ? Certainement. Mais nous
mesurons alors à quel point les irréductibilités de chaque vie et de
chaque psychisme peuvent se tenir cramponnées à une forme de

7. Op. cit., p. 19-33.

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manque, de vide, de souffrance presque, car c’est souvent le seul


support de l’existence, sur lequel les « exclus » prennent appui, le
seul reste qu’il leur reste, ce corps en rade immergé dans le plat
univers de l’exclusion et de l’errance.
Le problème essentiel étant alors de garder un temps logique
préalable, et d’affirmer que nous n’avons jamais, en tant que
clinicien, affaire à la « vie nue ». Du moins, cette catégorie perti-
nente pour tenter d’analyser ce qui reste et persiste d’idéologie
sociobiologique dans l’actuel état généralisé du capitalisme
devient expéditive et brumeuse, voire dangereuse, dès qu’on l’ex-
porte avec une coupable facilité dans le champ où elle se légitime,
pour tenter de décrire les faits cliniques que nous observons. Nos
actes, nos conditions de travail, les inventions cliniques et institu-
tionnelles que nous sommes amenés à proposer, promouvoir puis
assumer, nous placent en situation d’observateurs de la vigueur
ou de la déliquescence des processus d’étayage entre espace
urbain et espace psychique, nous ne sommes pas pour autant des
observateurs sociaux du psychisme.
Et dans le particulier, voire le singulier, du cas, l’usage du
corps caractéristique de la grande exclusion ne se manifeste pas
uniquement comme une régression sans « constructions ». La
ruine des fonctions vitales se soutient aussi par des proférations
de négation. L’excitation du corps par des points de douleur qui
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rendent le sujet non consentant aux soins médicaux élémentaires
– cela arrive souvent – apparaît non comme une régression vers
on en sait quel masochisme érotique, mais comme un puissant
dispositif anti-mélancolique, une forme de résistance à cette mort
du sujet qu’est la mélancolisation anesthésique de l’existence.
Le corps partenaire est un partenaire maltraité, fécalisé, « laissé-
tombé » par l’Autre, mais c’est un corps encore doté de capacités
subjectives. Obscénité du corps, dira-t-on, et, il est vrai, que dire
d’autre ? Mais, aussi et bien plus encore, un corps qui n’est plus
cette trique traversée par un souffle et ouverte à chaque extrémité,
sans que se confondent les extrémités, c’est-à-dire les orifices,
bref, un corps à qui manque l’instance qui fait coupure et lien,
l’instance phallique. La négation de tout existant qui a le plus
souvent marqué la vie de ces sujets, nous ne pouvons l’entendre
comme déplaçable si, à partir d’une lecture inspirée et pathétique

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de thèses philosophiques et sociologiques, nous réduisons tout à


fait ces sujets à des sujets totalement « sans ».

Plus que de faire du grand exclu le modèle absolu et donc


allégorique de l’homme « sans » (« sans abri », sans territoire,
sans altérité) 8, il convient de situer comment des êtres humains
en grande exclusion ne viennent pas à nous sans rien. En effet,
ils fabriquent encore des montages entre leur corps et l’espace,
se lovent au cœur de dispositifs topologiques pour lesquels seul
compte le territoire rétréci mais hyperémotionnel et signifiant qui
est, en quelque sorte, leur peau psychogéographique irréductible.
Or, une telle construction d’une topologie atypique et question-
nante ne peut pas s’observer de n’importe quelle place. Un regard
extérieur, anthropologique ou sociologique n’y suffit guère. Il n’y
voit rien. Pour y comprendre quelque chose, il faut se détacher
de toute vision essentialiste et retenir comme prépondérante dans
l’observation de ces topologies l’inéluctable implication du cher-
cheur et du clinicien dans la réalité locale au sein de laquelle il
met en avant ses offres d’écoute, de recherche, voire de soin.
La clinique des exclus se verrait alors transformée. S’éloignant
d’une position fascinée et impuissante devant le sujet « nu », face
à de nouvelles réalités des mondes urbains et de leur utilisation
qu’en fait l’appareil psychique, le clinicien peut élaborer une
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clarification théorique et épistémologique sur la nature de la
démarche clinique vis-à-vis de réalités psychiques et sociales
largement inabordées par les actuels savoirs en psychopathologie,
en psychologie clinique et en ethnopsychiatrie.
Une raison simple encourage à ce renouveau. Elle tient aux
modifications des dispositifs de secteur. On s’en souvient peut-
être, la politique de secteur visait à concilier la cité comme
acteur dans la politique de santé mentale. Maintenant, nous
vivons une autre période. Notre époque récente et contemporaine
est marquée par des tentatives gestionnaires intempestives de

8. Je passe sur les autres effets de pathos qui identifient si volontiers ces
« grandes victimes de la société » aux déportés des camps de la mort, cette écœu-
rante banalisation du nazisme irait-elle jusqu’à confondre ceux qui prennent
en charge les exclus (voire les « inclus » en ratissant large) avec les bourreaux
nazis ?

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désenfermement à pas forcés 9. Dans le même temps, les dispo-


sitifs de santé peinent à s’adresser aux grands exclus. Ce sont
moins vers des sujets insérés dans la cité que notre clinique de la
mélancolie du lien social nous porte que vers des sujets qui vivent
dans l’« a-cité ».

Un point central à la prise en compte institutionnelle du


grand exclu est la sidération que provoque l’affect de honte sur
les soignants. Bon nombre de personnes, de femmes le plus
souvent, se présentant à nous comme si elles vivaient un état
d’éhontement, sont, bien au contraire, dans une grande honte de
leur propre densité corporelle (il ne s’agit pas seulement de leur
image narcissique) qu’elles n’arrivent plus à soulever. Que faire
alors avec cette honte ?
La honte dont il est question a son envers dans l’aspect impudique
du social à tolérer l’insupportable. Ces patients, pris dans le réel de
l’exclusion, opèrent sur nous des levées de refoulement. Ils rendent
notre propre rapport à notre propre corps embarrassant, gênant, peu
supportable, ils contrarient énormément notre narcissisme.
Ce que les cliniciens ont aussi relevé à propos de cet affect de
honte – et ceci contrarie singulièrement nos ambitions altruistes
– est que le sujet, une fois rendu à un semblant de dignité, peut
réagir par de vives colères. Ce que nous avons voulu opérer
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par nos stratégies de soin, et que nous ne manquerons pas de
refaire encore, en reconstituant un peu de dignité corporelle, est
de provoquer le sujet à retrouver une possibilité de s’inscrire à
nouveau dans la communauté. Autant dire que jamais ce senti-
ment d’appartenance à la communauté ne s’est véritablement
constitué chez lui pour la longue durée, comme si la dimension
de la réciprocité lui avait trop tôt été arrachée. Or, c’est souvent,
une fois la honte bue – parfois à pleines gorgées, à plein goulot –,
à une clinique de la haine que nous avons affaire. Rappelons
toutefois qu’un affect, à la différence d’une émotion, est inséré
dans une structure, et qu’il renvoie, de ce fait, au montage de
partenaires qu’il actualise. C’est bien la massivité de l’article la
dans l’expression « la haine » que je m’en vais taquiner ici. Il y

9. Cf. mon article « L’institution “has been” ? », Psychologie clinique, nvll.


série, 12, hiver 2001, p. 155-162.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 15

a deux aspects dans la haine. La haine est le nom d’un travail


psychique qui vise à construire un autre qui tient le coup et
je propose l’hypothèse suivante : pour ces patients sans objets
partageables, il faut généralement en passer par la haine pour
retrouver un point fixe d’adresse possible à autrui. Allons plus
loin et demandons-nous dans quelle structure d’altérité cet affect
de haine peut s’inscrire au point de devenir passion. C’est quoi
la haine ? Pour répondre à cette question innocente, supposons
un montage de lien à autrui assez élémentaire qui se produirait
lorsque le sujet ne lâche pas l’autre. Un sujet qui ne lâche pas
l’autre, c’est la topologie d’un sujet non encore exclu, qui, au
fond, suppose, encore, qu’un autre existe, et qu’il existe ailleurs,
ne serait-ce que pour des autres, pour des différents, des étrangers
et des autruis à venir, une dignité de corps, de langage, de culture.
Mais à moins précisément d’être un vrai prophète – réalité
humaine qui ne court ni les rues, ni les centres d’hébergement, ni
les asiles –, le sujet ne se sait pas supposé par l’Autre. La question
de ce que l’Autre lui veut reste béante, à peine tamponnée par
les constructions fantasmatiques. La réponse à cette question
n’est radicale que dans la persécution ou dans la mélancolie. Il
y a donc là une dissymétrie essentielle pour chacun entre notre
semblance d’être et toute forme radicale d’altérité symbolique. Il
faut aussi, car le psychisme singulier s’étaye sur des constructions
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institutionnelles groupales, que chacun participe à un petit bout
de rituel, mette quelque chose de lui dans le pot commun pour
qu’il s’imagine une existence validée dans le commerce à autrui.
Il fut, depuis Reik, écrit pléthore de choses assez redondantes
sur ces fonctions psychiques qu’assure le rituel et il n’y aurait
pas lieu de s’appesantir ici sur ces véritables et véridiques et très
hautes banalités sauf à s’interroger, non sans un peu de froid à
l’âme, sur le rapport des grands exclus à la mort. Nous savons
tous qu’à défaut d’être une communauté, le milieu des exclus (on
notera la très haute paradoxalité de cette expression si fréquente)
est un milieu où l’on meurt vite, et où, parfois, on se tue vite, le
plus souvent sans fleurs ni couronnes.
La haine est une certaine façon de sauver la face. De sauver sa
face et sa peau et de continuer à s’adresser à l’Autre… Qu’est-ce
qui se passe pour un sujet qui s’accroche à la haine au point qu’il
donne l’impression de s’en nourrir ? Et bien, il se rattache à un

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axiome qui énonce qu’il appartient encore à une communauté


mais pas n’importe laquelle : celle de spoliés, des victimes, des
errants, des exclus, et c’est bien parti pour la victimologie et ses
spécialistes. C’est-à-dire que nous restons alors dans un jeu de
miroir assez stérilisant, dès que nous réduisons le démuni à du
sujet totalement régressé ou déficitaire, à une victime.
Il n’échappera à personne que la nécessité psychique (transi-
toire) de la haine est tout à fait difficile à supporter pour des insti-
tutions. Surtout quand elles se reconnaissent pour credo quelque
chose de caritatif. De faire le bien. On en veut beaucoup à ceux
qui refusent le bien qu’on leur tend, généralement pour des clopi-
nettes. Il reste important, quand même, de savoir un petit peu, non
pas simplement avec quoi l’on désire rencontrer l’autre victimisé,
car il n’y a rien de tel qu’un nouveau pauvre pour créer en face
un bon riche – et c’est mal engagé –, mais à partir de quoi l’on
s’apprête à rencontrer autrui et à lui parler.

Certains grands exclus nous rappellent que ce qui les a consti-


tués au moment même où ça a raté, à savoir le rythme entre le
corps et le langage, doit être porté par un tiers, non pas simple-
ment pour reproduire ce qui a eu lieu mais peut-être pour border
ce qui n’a pas eu lieu. Ces grands exclus, dans leurs mélancoli-
sations, nous mettent sous les yeux que ce qui permet à un sujet
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de se donner une consistance de corps et de langage est bien que
quelque chose de son histoire individuelle dans ses défaillances
soit supporté par l’histoire collective. Nous voyons très bien que
des sujets en grande exclusion ramènent au premier plan ce que
l’histoire collective a, dans la violence de notre Époque, rouvert
de non partageable et de non symbolisable.
Des errants, des exclus, des précaires, comme on le dit de si
confuse façon, essaient d’articuler l’être et la demeure, et notre
travail est sans doute de faire que la demeure ne soit pas mélan-
colique et qu’elle ne soit pas qu’une collection de restes. Le sujet,
et cela est vrai quelle que soit sa structure, dès lors que la commu-
nauté s’est retirée de lui, se sent privé non pas simplement de sa
vie mais de sa capacité de mourir. Je dirais de « son mourir ».
Or, celui qui est privé de son mourir se vit, dans l’actuel de son
errance, à la rencontre d’un monde de fantômes. Mais la massi-
fication de l’exclusion, de ce Lumpenproletariat, de ces hommes

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 15

et ces femmes qui, disait déjà Karl Marx, sont jetés dans les eaux
glacées du calcul économique, pose un problème politique situé
au-delà de toute entreprise de réparation, de « ré-inclusion », de
gestion. La clinique de la mélancolie d’exclusion introduit à une
clinique du Réel.
Le Réel est considéré, ou devrait l’être, comme ce qui se
manifeste rebelle à une métaphorisation. La rencontre avec le
Réel est ce moment où chute le voile qui entoure et dissimule
le corps dans sa matérialité compacte. Rencontrer le Réel, cette
expression difficilement définissable, parfois trop allégorique,
est une expérience de ruine des enveloppes narcissiques idéales
qui nous permettent d’être visibles aux regards des autres. À
force de ne plus être regardés comme semblables, des sujets en
perdent leur propre point de vue. Ils se fixent alors sur un régime
de vie pulsionnelle, de façon provocante, mais au sein duquel
prime l’envahissement par un narcissisme retournant à des effets
de morcellement et d’abolition suicidaire. Cet ensemble de
phénomènes qui expliquent une forme de déliaison des étayages
pulsionnels – chaque pulsion semblant vivre pour son propre
compte – peut, paradoxalement, garantir une forme de vie ritua-
lisée autour de tel ou tel régime de la pulsion, l’oralité le plus
souvent, l’analité parfois. Un des problèmes majeurs de la prise
en charge des sujets à la dérive, et, plus spécifiquement, de ces
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adolescents en rupture, puis en errance de lien, est de situer la
remise en jeu d’une relation possible à un autre de bonne foi, un
autre qui résiste au travail de la destruction. Pour un bon nombre
de ces adolescents, en effet, cette remise de leur être dans le
maillage possible d’un contact prolongé ne va pas sans susciter de
vifs refus du lien, de vifs refus de la nouvelle donne relationnelle
que nous voulons leur proposer.
Nous pourrions parler ici de résistance. Mais à une condition,
celle de ne pas appliquer mécaniquement en ces circonstances
et en ces cas le modèle de la résistance (et donc celui du trans-
fert) propre à une cure de névrosé. Car il s’agit d’une angoisse
redoutable, d’un effroi qui revient alors sur le sujet au moment
où nous le convions à quitter ce statut qui était le sien. Ce qui
peut expliquer pourquoi c’est souvent pour un autre et vers un
autre que certains errants nous mènent, ne pouvant nouer de lien
avec nous qu’à mesure que nous nous occupons d’un autre, plus

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détruit encore qu’ils ne le sont eux. Une autre clinique du trauma


s’ouvre ici, qui gravite autour de ce deuxième temps de rencontre
avec le Réel et qui ouvre à la compréhension de ce passage entre
le moment où un individu exposé a « tiré le rideau » et le moment
où il est, de nouveau, pris par l’effroi. De sorte que le trauma
qui survient en un temps second où affleurent, à nouveau, la
honte, puis la haine, peut venir saisir celui qui a ainsi réussi un
temps à survivre à la destruction ambiante. En situation de préca-
rité extrême, devenu tel un pion hyper adapté aux orientations
du Réel, le sujet est alors tombé droit au-dehors de la fenêtre
du fantasme. L’individu a fait ce qu’il a pu pour se défendre,
voire pour attaquer. Ce sera bien après, soumis au truchement
d’une nécessité d’intégrer ces états inouïs du rapport au corps
et au langage, que certains adolescents se décomposent, ils se
réveillent enfin. Une certaine forme de résilience, confondue avec
une hyper adaptation toute de platitude à un monde rendu à son
anesthésie, craque enfin.

Les exclus refusent le plus souvent les trajets de réinsertion


qu’on leur propose. Il semble assez douloureusement noté que le
sentiment de dette leur est assez peu connu, ou, du moins, assez
peu moteur, au risque que le soin se réduise à une gestion la plus
appropriée de l’organisme de chacun ou de la masse qu’ils repré-
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sentent. Les excès de colère, de refus, de haine parfois, des sujets
marqués par un vécu d’exclusion ont souvent reçu une explication
compréhensive, compassionnelle et médicale. Il n’est pas faux de
mettre de tels excès au compte des ingestions massives d’alcool
et de solvant. Mais il serait temps aussi de situer cette agitation
du corps propre, ces monstrations de l’obscène, cet excès, ces
colères, ces cris, etc. comme des signes de résistance à la violence
soft, policée, efficace qui est en train d’accabler nos temps dits
« modernes ». Les sujets en exclusion et qui ne s’accommodent
pas ou plus de petits rabibochages sociaux manifestent une façon
de résister à la promotion actuelle de masquage du réel des corps,
des parlers, des histoires et des lieux.
Cette dernière considération mène à tenir compte de ce qui
subsiste de lien, donc d’attente de discours, entre des sujets en
grande errance et/ou en grande exclusion. Les adolescents nous
apportent ici des enseignements d’une richesse considérable. Ce

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 15

que nous rencontrons, dès que nous allons à la rencontre d’adoles-


cents en grande précarité, c’est le plus souvent non un individu ou
un autre, mais une forme de lien entre deux ou, plus rarement, trois
sujets. Ils sont reliés par une forme de solidarité sans réciprocité
où s’indique pour les moins cassés d’entre eux une préoccupation
qui les relie à celui qui, dans l’environnement le plus proche, leur
apparaît, à très juste titre, comme plus régressé, plus « mélanco-
lisé », plus en danger aussi qu’ils ne le sont eux-mêmes.
Si la clinique des effets de l’exclusion est aussi et souvent
d’abord une clinique du mésusage des corps, c’est alors la dimen-
sion du soin qui est à reprendre et à repenser. Les grands exclus
vivent des phénomènes de bords, ils collent avec un angle de
l’espace, avec un reste de territoire et un territoire des restes, où
ils font corps avec le bord (recoin d’une cage d’escalier, angle de
trottoir…). Cette façon limite de ne faire qu’un avec un accent de
l’espace, est un recours, le plus souvent, contre une mise à plat
du monde. Tout se passe comme si l’exclu vivait non seulement
sa mise à part des circulations et des liens, mais sa progressive
chute dans un informe du corporel, du temps et de l’espace. C’est
dans ce moment de mélancolisation que l’on voit se produire ces
transferts par lesquels un adolescent en vive difficulté narcis-
sique va se « coller » à un autre bien plus atteint que lui par les
processus de destruction de l’identité, et prendre soin de ce qui
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reste de vivant, de survivant, en cet autre qu’il va situer à côté de
lui. Tout comme ce grand adolescent m’avait mené au seuil d’un
autre jeune, bien plus encore à la casse et à la dérive. Se faisant
alors le gardien du lieu et du temps, cet adolescent, devenant
« aide-soignant », porte la demande de l’autre, façon sans doute
progressive, masquée, mais ô combien légitime, de faire passer
en contrebande sa propre demande. C’est ainsi l’altruisme dont
je parle ici, ce souci de l’autre est bel et bien tissé de projections,
d’identifications, voire de dénis. Il n’en est pas moins le ressort
d’un montage qui interroge frontalement la dimension du soin.
C’est-à-dire que nous sommes de la sorte conviés à respecter
des lieux et des temps, tout en – et c’est un paradoxe – rendant
notre présence régulière et dense. Nous constituons un point
fixe, appelé à être là et qui, par sa fixité soignante, troue effecti-
vement la platitude catastrophique et informe où s’isolaient des
jeunes grandement exclus, laissés au rythme languide des auto-

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« MÉLANCOLIE DANS LE LIEN SOCIAL », CORPS ET DEVENIR ADOLESCENT

intoxications et des apathies mortifères… Tous les adolescents ne


vivent pas en bande. Des appariements se forment. Là aussi, là
encore, des adolescents en errance de lien vont se fixer à un autre
en errance de corps. Et c’est là encore la même logique : amener
les soignants à occuper ce point fixe où le corps du plus aliéné
s’est recroquevillé, apporter de la sorte, du rythme, de la succes-
sion de présence, du contenant pour la parole à venir.
Que la mélancolisation d’exclusion aille de pair avec la mise
en place d’une forme de complexe d’autrui adressée aux soignants
est peut-être un des enseignements majeurs que le clinicien reçoit
de ces adolescents en errance de lien et en risque de chute dans
l’informe du corporel.
Il faut se faire à l’idée que nombre d’hommes et de femmes qui
survivent aux limites de la raison sociale et de la raison humaine
n’ont jamais été insérés. L’urgence, s’il en est une, n’est pas
de re-inclure ou de re-insérer, mais de permettre à ces sujets de
pouvoir mieux utiliser les fonctions de mise à l’abri et de soin
qu’offrent des institutions. Il est des exilés de l’intérieur, des
adolescents qui ne sont pas encore concernés par des solutions
sociales conventionnelles, mais que l’on peut aider à ne pas se
détruire plus avant. Programme minimum, résigné, défaitiste diront
certains. Programme qui plutôt prend au sérieux ce qui est en train
d’être destitué. Se voit remise au premier plan la fonction asilaire
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du soin psychique actuellement bradée au profit de la fonction
promotionnelle du soin éducatif. N’y aurait plus aujourd’hui que la
rue comme lieu où l’on puisse être fou ? Il est certain que l’on voit
dans la rue (j’ai été à quelques reprises associé à des « maraudes »
du SAMU social à Paris, ou ailleurs à Bamako) une forme d’hôpital
psychiatrique erratique et dissocié.
Afin de contrer cette présence ravageuse de la mort comme
objet et comme processus en soi, la clinique des grands exclus
conduit à prendre au sérieux cette fonction de l’accueil, de l’asile.
Elle conduit à favoriser la création de réseau d’accueil, d’héber-
gement et de soins, sans s’encombrer de haute technicité et de
haute technologie, d’accréditation sophistiquée et d’évaluation
policière, bref sans s’inféoder à cette masse de gadgets budgé-
taires et scientistes qui sont en train de réduire a quia l’institution
soignante. Assurer un soin destiné aux adolescents les plus en
casse de lien, aujourd’hui, ne peut se faire, sans nul doute, que

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dans un cadre institutionnel dès lors que ce cadre résiste à la


violence politique qui réduit chaque existant à ses coordonnées
bio-politiques en vue d’une gestion efficace.
Si le travail institutionnel ne se réduit pas à une gestion des corps
et des dites « souffrances psychiques », il contourne alors l’exercice
tuant de la fabrique de la dite « vie nue ». Il se jouerait ainsi une
possibilité enfin renouvelée d’un questionnement à l’anthropo-
logie, en reprenant ce que nous pouvons penser avec Agamben
d’une dimension de la relation d’emblée politique, sans s’abriter
derrière ce qu’on retient trop vite de son œuvre : la contemplation
morose des figures-limites de l’exclusion. Il serait très stérile et
dangereux plus encore de réifier de telles figures dites dans un
discours pathétique et fasciné, en oubliant que les vies et les destins
humains concrets sont encore mouvants et mobilisables.
Une orientation de l’adolescent en vive errance et souvent
en autodestruction suppose de rouvrir une alliance entre un
contact phénoménologique, une métapsychologie de l’invention
d’autrui, et une topologie pratique où se construit et s’oriente la
temporalité. L’espace comme champ est le résultat d’un nouage
temporel La surface donnée par le sensitif de l’instant de voir
serait le premier temps. Ce temps des vulnérabilités belliqueuses,
des sensitivités extrêmes, des insupportables qu’il peut y avoir
à être regardé par autrui. Ce temps est aussi celui de la peur au
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ventre et de la bravade, à défaut creusé par la diachronie d’une
construction phobique et en raison de ce défaut. Il caractérise
ceux des adolescents qui recherchent le contact en nous deman-
dant d’historiser par nos soins en direction d’un autre, la mise
en place d’une nouvelle fabrique de l’altérité, au vif affectif du
complexe d’autrui, revisité. Ce temps de la spatialité se creuse par
un second temps, propre au jeu des renversements de la pulsion.
Advenir à ce temps suppose que la dignité qu’il y a à se faire
et à pouvoir demeurer sujet demandeur et objet de la demande
n’a pas été déniée. C’est là que la fonction asilaire joue à plein,
comme moment à la fois institutif et intermédiaire. Cette dimen-
sion de la réversibilité s’habille, enfin, de profondeur lorsque se
met en place la déclaration de sexe, soit la façon plausible de se
constituer comme sexué et comme héritier dans un monde sensé
et ouvert. Le vide n’y est plus destructeur, mais médian. Pouvons-
nous nous laisser guider jusqu’à une telle construction ?

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