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5. Créativités.

Originalité des supports d’inspiration et


d’expression en danse
Tiphanie Vennat
Dans À corps 2022, pages 101 à 190
Éditions Érès
ISBN 9782749274577
© Érès | Téléchargé le 27/12/2023 sur www.cairn.info via Université d'Orléans (IP: 194.167.30.107)

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Créativités
Originalité des supports d’inspiration
et d’expression en danse
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Avant de faire connaissance avec Giselle, Philippe, Marie, Achille,
Violette et Bilal, il peut être utile de les situer, ou plutôt de rappeler
dans quels cadres institutionnels je les accompagne.
La clinique de Giselle est issue de mon expérience profession-
nelle en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépen-
dantes (ehpad). Cette structure a pour premières missions l’accueil
et l’organisation des soins des résidents, dans ce qui est bien souvent
leur dernier lieu de vie. La population est relativement hétérogène,
puisque la plupart des patients présentent des degrés de dépendance
variables, allant de la perte d’autonomie du vieillissement normal
(limitation fonctionnelle, ralentissement psychomoteur, besoin d’aide
dans les petites tâches quotidiennes) aux pathologies neuropsychia-
triques chroniques plus ou moins stabilisées (Alzheimer, Parkinson,
démence à corps de Lewy, etc.). À l’époque du suivi de Giselle, j’ai
bénéficié d’une création de poste et d’une grande liberté clinique,
l’institution ne connaissant que très vaguement le métier de psycho-
motricien et travaillant dans une véritable délégation de confiance
avec son personnel soignant.

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102 La danse, une médiation en psychomotricité

Quant à Philippe, il est suivi dans un hôpital de jour psychia-


trique, dont la vocation est d’accueillir les personnes en situation de
grande vulnérabilité psychique, soit à leur demande ou à celle d’un
tiers, soit dans le cadre d’une hospitalisation d’office. L’hôpital de jour
est une structure de soin intégrée dans le dispositif psychiatrique de
secteur. Il s’oriente plus particulièrement vers la prise en charge des
pathologies psychiatriques au long cours, dont la stabilisation de la
symptomatologie permet un travail de réhabilitation psychosociale.
Beaucoup de patients admis à l’hôpital de jour ont comme Philippe
une trajectoire de soins marquée par des épisodes aigus nécessitant
des réhospitalisations à temps plein, et chez nombre d’entre eux
persistent des éléments dissociatifs, ou une activité délirante à bas
bruit pouvant perturber les relations avec l’entourage ainsi que la
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vie quotidienne. Mais les symptômes prédominants sont surtout
des symptômes négatifs de la psychose, comme le repli, l’isolement,
l’appauvrissement des relations sociales, la rupture ou la distorsion
des liens familiaux, la perte des intérêts et des initiatives, la perte
d’autonomie, ainsi que la dépendance aux institutions intra et/ou
extra­hospitalières.
Marie s’est inscrite à un atelier exploratoire dédié à l’accom-
pagnement de femmes atteintes d’un cancer du sein, proposé hors
institution, comme un dispositif postcure « de médecine de ville ».
Le travail que j’y développe s’inscrit dans le cadre d’une association
imaginée par une danseuse formée à la danse inclusive, et dont la
mission est d’accompagner tout adulte en recherche de mieux-être
corporel à travers des ateliers de danse mensuels, et dont la théma-
tique varie selon le profil des participants et leur nombre. Ce cadre
particulier est donc à mi-chemin du développement personnel et
de la thérapie, la frontière n’étant pour beaucoup qu’une fine ligne
de crête sur laquelle ils basculent presque imperceptiblement d’un
versant à l’autre de leur montagne, petit défi personnel ou grand
obstacle à dépasser. Cette pratique professionnelle est d’une grande
diversité, puisque je peux y développer des propositions allant du
dessin de silhouettes corporelles, pour des femmes comme Marie,
au travail exploratoire sur le thème des volumes en cette période de
déconfinement et de « réamplification des corps ».

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 103

Achille et Violette sont deux jeunes rencontrés dans un externat


médico-pédagogique (emp), structure médico-sociale accueillant
des enfants et adolescents qui présentent des troubles sévères d’une
grande variété clinique, désignés sous la terminologie des troubles
du spectre autistique (tsa). L’étiologie de ces troubles est très souvent
multifactorielle. Chez ces patients, les fragilités constitutionnelles,
les distorsions relationnelles parent-enfant, les trajectoires neuro­
développementales malheureuses et les contextes environnementaux
précaires sont fréquemment entremêlés dans des proportions variables.
Le plus souvent, l’organisation structurelle n’est pas encore rigidifiée
dans telle ou telle catégorie nosographique. Pour autant, tous les enfants
admis ont une façon d’être au monde qui révèle la rudesse des straté-
gies défensives (clivage, morcellement, retrait, inhibition, désorganisa-
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tion, etc.) qu’ils ont mises en place pour se protéger d’éprouvés très
vifs et bien souvent archaïques (angoisses, effondrement, excitation,
etc.). Le potentiel évolutif de ces enfants est repérable, mais le contexte
scolaire et le suivi thérapeutique ambulatoire proposés jusque-là ne
permettaient pas de le mobiliser pleinement. L’emp offre donc un envi-
ronnement très contenant, nécessité thérapeutique fondatrice pour
que les enfants puissent exprimer leurs empêchements et découvrir
leurs potentialités et leurs richesses. Cette institution travaille dans un
cadre de pensée cohérent, c’est-à‑dire capable de rassembler les parties
clivées des patients, mais également fiable et prévisible, afin de leur
permettre de développer des capacités d’anticipation et de construire
les pare-excitants dont ils ont profondément manqué.
Enfin, Bilal est un petit garçon hospitalisé dans une unité de soin
de suite et de réadaptation dévolue aux pathologies neurologiques
acquises (infirmité motrice cérébrale, accident vasculaire cérébral,
cancer, accident domestique, syndrome du bébé secoué, etc.) d’un
grand hôpital de la région parisienne. J’y interviens au titre de
danseuse, pour le compte d’une grande association œuvrant pour
la lutte contre le cancer des enfants. Mon statut d’intervenante exté-
rieure, psychomotricienne travaillant sous couvert de la danse, repo-
sitionne les petits patients dans leur rapport au soin. Mes vêtements
de danseuse se substituent à la blouse blanche, et offrent une forme
de distraction à la souffrance quotidienne, « un soin en costume »
pourrais-je dire, qui soigne autant qu’il divertit.

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Danse et écriture poétique :


une clinique de la personne âgée

Giselle : anamnèse

Giselle est âgée de 88 ans. De taille et de corpulence moyennes, son corps


garde le morphotype de l’ancienne danseuse. Elle conserve un beau port
de tête et les pieds marqués par le port des pointes. Giselle se déplace
peu, suite à une perte d’aisance motrice au cours des derniers mois.
Elle reste la plupart de ses journées assise dans son fauteuil, et appré-
hende toute mobilisation comme si elle risquait à tout instant de tomber
dans un vide abyssal. Giselle présente une hypertonie de défense, mais
demeure néanmoins ouverte à la relation. Elle utilise peu le langage
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oral mais parle avec ses yeux, dans une grande expressivité du regard.
Elle s’adresse à l’autre à voix chuchotée, et ses gestes sont aussi comme
des murmures, lents et doux. Seul le haut du corps (tête, buste, épaules,
bras et mains) trouve encore une mobilité, dans une qualité de mouve-
ment que Laban définirait par l’action « onduler ».
Concernant l’histoire familiale, Giselle semble avoir vécu une enfance
difficile, liée à l’autorité marquante du père et à l’affection inéga-
lement prodiguée au sein de la fratrie par la mère, dont elle est la
quatrième enfant. Après le choix d’embrasser une carrière de danseuse,
mal jugée dans les années 1930, Giselle s’est vue définitivement rejetée
par sa famille. Elle rencontre son mari violoniste qui l’émancipe de ce
carcan familial. À l’âge de devenir maman, elle a fait plusieurs fausses
couches avant de donner enfin naissance à un petit garçon. Ce fils décè-
dera quelques semaines plus tard, dans l’indifférence générale de sa
famille. Elle se réfugie dans les excès de la danse qui, selon ses mots, « la
maintenait en vie ». Giselle évoque à demi-mots l’intensivité des entraî-
nements, le forçage du corps dans des habitudes corporelles peu respec-
tueuses des principes anatomiques, une tendance obsessive qui plaçait
la danse au centre de tout et l’empêchait de s’épanouir dans d’autres
domaines de la vie. Lorsque Giselle se raconte, elle semble transférer la
perte de son fils sur ses créations chorégraphiques de l’époque, qu’elle
considérait toutes comme ses « bébés ».

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 105

Giselle est entrée dans l’établissement d’hébergement pour personnes


âgées dépendantes il y a deux ans. Ses nombreuses chutes répétées ont
constitué le principal motif d’admission.
L’examen psychologique de Giselle conclut à un syndrome de glisse-
ment sur fond de dépression chronicisée depuis la mort de son fils, mais
un temps compensée par la vitalité de la pratique de la danse (pulsion
de vie). Sur le plan clinique, le glissement s’illustre chez la patiente par
une dénutrition et une anorexie. L’anhédonie se conjugue à une grande
asthénie, la fatigabilité prenant le pas sur les rares propositions susci-
tant chez Giselle encore un peu d’intérêt. L’évaluation psychologique de
Giselle conclut également à un ralentissement idéatoire ainsi qu’à une
diminution de la capacité d’initiative.
On observe plus largement une difficulté de mobilisation générale, mais
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la pratique thérapeutique de la danse réussit encore à l’impliquer dans
sa prise en soin. Les autres propositions sont systématiquement refu-
sées, si bien que l’équipe s’inquiète d’une accélération du processus de
glissement, dont l’issue pourrait rapidement s’avérer fatale.
La passation de l’échelle de dépression gériatrique (gds) à 30 items
confirme un état dépressif modéré, avec un score significatif de 22
sur 30.
Au Mini-Mental State Examination (mmse), Giselle a obtenu le score
de 27 sur 30. Situés dans la fourchette haute 26-30, ses résultats sont
significatifs d’une cognition conservée.

Bilan psychomoteur

Giselle est une patiente à la minceur extrême. Son allure générale est
gracile, ses os sont longs et fins.
Sa présentation clinique est d’emblée marquée par la rigidité. L’examen
du tonus confirme l’hypertonie générale. On observe le verrouillage
des ceintures scapulaires et pelviennes. La résolution musculaire
volontaire est impossible. Les paratonies d’action relevées à l’examen
du tonus sont associées à une conservation d’attitude. Néanmoins, le
relâchement de l’hémicorps supérieur est possible par les mobilisations
passives mais aussi dans le mouvement de la danse. La posture s’ef-
fondre progressivement, dans une cyphose dorsale qui s’accentue au fil
des mois, et logiquement associée à une perte de l’élévation du regard,

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bien souvent tourné vers le sol. Outre cette rétropulsion du tronc,


signe postural majeur du syndrome de glissement, nous observons une
akinésie (lenteur dans l’exécution du mouvement) ainsi qu’un freezing
à l’initiation de la marche (petits pas glissés, augmentation du temps
bipodal). En situation de déséquilibre, on note également une diminu-
tion des réactions parachutes. Il existe chez Giselle une anxiété à la
verticalisation et à la marche, manifestée par des agrippements, des
cris et une hypertonicité de défense. Les risques moteurs sont ceux des
chutes répétées et d’une grabatisation progressive.
Sur le plan sensoriel, le premier bilan de Giselle faisait état d’une
hypoesthésie quasi totale. Or je constate qu’il s’agit plutôt d’un méca-
nisme de défense mis en place dans des situations anxiogènes, Giselle se
coupant alors seulement transitoirement de ses sensations corporelles.
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Elle peut en effet percevoir et discriminer des stimulations tactiles ou
kinesthésiques si le contexte d’évaluation prend soin de ne pas majorer
son trouble anxiodépressif. Pour avoir accès à la sensorialité de Giselle,
il faut donc développer une sensibilité du cadre. La passation du bilan
doit se garder de toute technique opératoire, le crayon et la feuille d’éva-
luation d’une main, le chronomètre dans l’autre. Elle doit être avant
tout un acte de rencontre, comme l’exprime très justement Giselle en
ces mots : « Comment voulez-vous que je ressente mon corps quand
une dame en blouse blanche vient dans ma chambre comme dans un
laboratoire et semble ne rien ressentir de moi ? »
Le schéma corporel s’appauvrit progressivement, du fait du manque
d’expérience corporelle et de cette mise à distance de ses sensations. Si
la somatognosie est conservée dans son ensemble, certaines parties du
corps sont nommées et désignées de façon approximative.
L’image du corps de Giselle souffre de l’idéal corporel longtemps
incarné lorsqu’elle était danseuse. Elle se désespère de ne plus être le
corps glorieux de sa jeunesse, et témoigne chaque jour d’une incarna-
tion mortifère : « Voyez comme je suis froide, mon corps se prépare à
devenir cadavre […]. Ma peau est si bleue, je me dégoûte […]. Je suis
comme toutes les danseuses, j’ai été un objet d’art devenu un bel objet
puis un objet de brocante qu’on laisse sur le trottoir […]. Aujourd’hui
le monde c’est de l’art moderne, c’est plein de lignes droites, d’angles,
tout est froid […]. Certains jours je ne tiens plus debout, je veux dire…
je n’ai plus envie… je cherche le bouton off. » Le dessin de soi est peu

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détaillé, mais renseigne parfaitement la nature de l’image corporelle de


Giselle. Elle se dessine en tout petit sur le bord inférieur de la feuille,
filiforme comme s’il ne restait en elle que des os, et les traits du visage
tirés vers le bas.
Le rapport à l’espace est timide, Giselle s’engageant peu d’elle-même,
ou alors en gardant prise, s’agrippant à son fauteuil ou à ma main.
Elle marche à petits pas, avec un polygone de sustentation élargi et un
ballant peu marqué aux membres supérieurs. Lors de l’évaluation de sa
motricité spontanée, j’observe une faible amplitude des mouvements,
ainsi qu’une qualité gestuelle plutôt centripète, comme si le geste devait
être systématiquement ramené à elle, au risque de se perdre dans l’es-
pace (ou d’y tomber ?).
Sur le plan temporel, le tempo spontané de Giselle est plutôt lent. Mais
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lorsqu’elle est en confiance, elle peut accélérer son geste, dans un élan
passionné. Son mouvement devient alors comme accentué, ouvert aux
variations rythmiques et soudainement revitalisé.
Le dialogue corporel est de bonne qualité. L’expression corporelle de
Giselle est néanmoins plaintive, comme perpétuellement accablée,
marquée par une gestuelle parfois douloureuse, affaissée, accompagnée
de nombreux soupirs.

Projet thérapeutique

Je propose à Giselle d’intégrer un petit groupe thérapeutique de quatre


patients, tous récemment institutionnalisés et encore relativement
autonomes sur le plan psychocorporel. Il s’agit d’un groupe à média-
tion danse, constitué depuis un an, et dont la dynamique me semble
porteuse pour Giselle.
Le premier objectif thérapeutique formalisé pour Giselle est celui du
ralentissement des effets du syndrome de glissement :
– renforcer les appuis, dynamiser l’axe corporel dans l’extension, le
repoussé et le rebond, etc. ;
– réguler le tonus, introduire des variations toniques ;
– renarcissiser, renforcer l’image corporelle, apaiser la dysmorphophobie ;
– ouvrir l’espace, l’aider à ne plus l’envisager comme un trou, espace du
glissement, de la chute, de la dépression ;

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– réactiver sa mémoire corporelle, revisiter les mouvements de l’an-


cienne danseuse, réactualiser certains schémas moteurs ;
– par le prétexte des mots, maintenir et enrichir son vocabulaire
corporel de manière à conserver sa capacité d’expression corporelle,
rendre « communicable », rendre un dialogue tonique possible.

« Ce qui me sauve, c’est que j’aime la vie »

J’ai depuis quelques années fait installer une barre de danse dans
l’espace psychomoteur. Je propose de commencer la séance à la barre,
connaissant les problématiques de chute des patients de ce groupe. Car
je me suis rapidement aperçue que la barre de danse était avant tout une
rampe, un « garde-corps », quelque chose qui protège en même temps
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qu’il guide. Mais c’est aussi pour beaucoup un « garde-fou », objet
rapidement associé aux images corporelles de grâce et d’efficience, qui
fait un temps oublier ce qu’ils nomment parfois la « maison de fous ».
Elle est aussi évidemment un élément essentiel pour Giselle qui a été
danseuse de ballet. Dès la première séance, elle demande à se placer « à
la barre », dans une gestuelle précipitée qu’on ne lui connaît pas. Elle
se déplace avec une déconcertante facilité, le pas alerte, plutôt confiante
dans ses appuis. Giselle semble rapidement ressaisir son axe corporel, ce
qui permet l’élévation du regard vers le matériel et les participants du
groupe. Bien que rapidement essoufflée, Giselle paraît déjà remobilisée
par ce nouveau cadre de travail. Je lui propose de se rassoir, tout près
de la barre.
L’éveil du corps commence très progressivement par un éveil de la main.
J’observe attentivement Giselle dont les mains cramponnent habituel-
lement les accoudoirs du fauteuil roulant. Elle lâche délicatement les
mains du fauteuil pour les poser sur la barre, accompagnant son geste
du regard. Cette installation semble déjà faire céder l’hypertonicité de
ses mains qui se déplient tranquillement sur le support. Portés par une
musique douce, nous rentrons tous ensemble dans une petite danse,
dans laquelle la main résume le corps, explorant la barre dans tous ses
espaces, variant les rythmes et les qualités toniques. De la main on
agrippe, on serre, on tient, on appuie, on effleure, on glisse, on frotte,
on tourne autour, on pousse et on relâche, on rebondit sur la barre, etc.
Puis avec la deuxième main, comme une partition pour piano, nous

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venons enrichir l’exploration. Les deux mains expérimentent, se coor-


donnent ou se dissocient, se rapprochent ou s’éloignent sur la barre.
Giselle ferme les yeux, comme pour se connecter un peu plus avec ses
sensations corporelles. Toujours très graduellement, j’invite les patients
à engager le mouvement au-delà de la main, c’est-à‑dire en laissant
circuler la sensation et le geste dans le poignet et le bras, puis dans les
épaules, la tête et le dos lorsque cela est possible. Giselle accède ainsi
à une véritable détente musculaire, le geste se faisant de plus en plus
fluide et harmonieux. Elle verbalise à ce moment-là un vécu particuliè-
rement fort : « Ça y est, je crois que ça revient […] Mes os se remettent
dans l’ordre, c’est merveilleux. » À la fin de ce temps de réarticulation,
pour emprunter l’image de Giselle, je propose de retraverser ces diffé-
rents mouvements mais sans l’appui de la barre. De façon plus formelle,
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nous reprenons les mouvements de flexion et d’extension, les mouve-
ments d’inclinaison et les rotations implicitement mobilisés à l’étape
précédente.
Afin d’engager une dynamique collective, je propose aux patients,
disposés en cercle, de faire circuler un geste dans le groupe. Un premier
patient propose un geste spontané à son voisin de droite, qui l’imite
et l’offre à son tour à son voisin, et ainsi de suite. Le geste passe alors
de proche en proche, jusqu’à revenir à celui qui l’avait initié. Le tour
suivant, je propose d’associer le geste à un mot spontané. Par exemple,
poser la main sur l’épaule de son voisin en disant : « On est bien, là. »
Les patients peuvent varier le ton et l’intensité de la voix, ce qui va
introduire de subtiles variations dans l’expression du geste (en termes
rythmiques, spatiaux et toniques). Cette proposition anticipe le travail
d’écriture poétique qui suivra. Giselle propose un petit geste hérité du
romantisme classique, qui consiste à ramener la main droite sur le cœur
en abaissant la tête, à la manière du salut des danseurs. Elle accom-
pagne son geste d’un mot pour son voisin : « Enchantée. »
Le temps de la danse est consacré à l’exploration du mouvement en
lien avec l’écriture poétique. Pour ne pas créer de franche rupture
avec l’éveil corporel du début de séance, puisque tous semblent déjà
bien engagés dans le mouvement de la danse, je propose de partir du
mouvement pour écrire un poème. Je construis une phrase gestuelle
courte et simple, de manière à ce que chaque patient soit en capacité de
la reproduire.

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110 La danse, une médiation en psychomotricité

Lever lentement les bras à la seconde


Ramener devant soi en bras couronne
Joindre le dos des mains et les ramener au sternum
Puis lancer devant soi
Regarder doucement à droite
Nous répétons plusieurs fois cette petite phrase chorégraphique, jusqu’à
ce qu’elle s’automatise dans le corps de chacun. Giselle est appliquée,
et reproduit les gestes en pièce à pièce et en miroir. Je vois bien que l’or-
ganisation praxique est encore un peu laborieuse, mais cette recherche
du geste juste semble l’intéresser. Elle mémorise assez rapidement l’en-
chaînement, et commence à se l’approprier. Il est ainsi imperceptible-
ment transformé, interprété avec sa propre signature gestuelle. Giselle
rajoute quelques fioritures, modifie certaines orientations, et s’autorise
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à l’expérimenter les yeux fermés.
Après quelques minutes d’exploration, je propose aux patients de
traduire cette phrase gestuelle en mots. C’est un peu comme s’il s’agis-
sait de répondre à la question : « Qu’est-ce que chacun de ces mouve-
ments vient dire pour vous ? »
Giselle écrit ce petit texte en prose :
« Je veux
Prendre
Retenir
Mais je perds
Tout s’en va ! »
Cette association de mots est assez émouvante pour Giselle ainsi que
pour l’ensemble du groupe, auprès duquel ce texte semble faire doulou-
reusement écho. L’émotion suscitée par cette traduction, parce qu’elle
est avant tout « motion », c’est-à‑dire « mouvement », a impulsé une
véritable dynamique dans l’exploration dansée. Les mots de Giselle
ont résonné chez les autres patients du groupe qui ont immédiatement
partagé leurs ressentis. Pendant ces temps d’échanges improvisés, j’ob-
serve que chez tous, les verbalisations sont accompagnées d’une expres-
sion gestuelle riche et spontanée. Cela m’inspire le développement
suivant.
Je propose à chaque patient de partir du texte qu’ils ont imaginé au
départ de ma phrase gestuelle, et de l’interpréter dans une danse

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personnelle. Giselle reprend donc son petit texte « Je veux prendre,


retenir, mais je perds, tout s’en va ! » et cherche à le dire avec son corps.
Elle improvise une danse très différente des gestes stylisés que je lui
connais. D’une qualité gestuelle un peu policée, le geste bridé dans un
temps soutenu et un flux condensé, Giselle se laisse aller à une expres-
sion dansée nerveuse et précipitée. Elle ne danse plus dans le doux
arrondi de la courbe. Sa danse est saccadée, rythmée et accentuée. Prise
dans l’élan de ses mouvements, Giselle décide même de danser debout
(avec notre aide), comme un acte de résistance à ce sentiment de perdi-
tion exprimé dans son poème.
Après ce temps d’improvisation individuelle, nous reprenons l’ensemble
des phrases chorégraphiques imaginées par les patients dans un travail
de composition collective. Puis nous concluons la séance par le rituel
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des signatures gestuelles. Les patients ressortent ravis et différemment
incarnés, plus éveillés, le pas alerte et les visages réjouis. Giselle, quant
à elle, ne cache pas son impatience à poursuivre l’exploration la semaine
suivante.
La séance suivante, je propose le dispositif inverse, c’est-à‑dire de partir
d’un texte coécrit par les différents membres du groupe, puis de le
danser. Je propose que le thème soit choisi par le groupe, et qu’il soit un
sujet qui les concerne tous. Après quelques minutes de réflexion, tran-
sitant par des thèmes comme l’amour, les enfants et la mémoire, l’idée
de la chute émerge dans un consensus étonnant. Les patients associent
librement un certain nombre de pensées relatives à la peur de tomber :
« Moi je suis ici parce que je tombais tout le temps, et j’ai encore peur
que cela arrive », « C’est difficile de tomber, on a l’impression qu’à
l’intérieur de soi, ça lâche », « Dans l’institution on nous relève un
peu… », etc.
Je propose alors d’arrêter ce thème et de le développer dans un travail
d’écriture de phrases-poèmes. Chaque patient prend le relais de celui qui
le précède. Giselle, particulièrement concernée par la question, prend
l’initiative de la première phrase. Les autres suivent.

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112 La danse, une médiation en psychomotricité

Je suis le mur qui tombe


Une feuille fanée
Sur la pente qui descend vite
Je suis par terre
Mais il faut bien rester debout
Je ne sais pas
Avant ça il faut se relever
Mais avec quelle main je n’ai plus rien
Peut-être la vôtre
Ce qui me sauve, c’est que j’aime la vie.
Le patient peut venir écrire sa phrase lui-même – ce qui est pour le
psychomotricien un moyen détourné d’exercer sa graphomotricité – ou
bien nous la dicter. Pour prolonger cet acte de dictée, je propose aux
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patients de lire leur texte à voix haute. Nous laissons un moment le texte
résonner en chacun, puis amorçons le travail d’écriture chorégraphique.
Nous fixons pour chaque phrase un mouvement dansé qui convienne
à tous. S’il nous faut toujours soutenir certaines initiatives motrices
et guider quelques imaginaires un peu appauvris par le vieillissement,
la plupart des patients se montrent étonnamment efficients sur le plan
moteur, inspirés, et particulièrement expressifs. Nous nous étonnons
aussi de l’expression orale de certains dont on connaît les probléma-
tiques de langage (dysarthrie, dysphasie, manque du mot, écholalie,
etc.), certes modérées, mais souvent invalidantes dans le quotidien.
Giselle expérimente par ce poème différents niveaux d’espace (haut,
moyen, bas) et transferts d’appui que nous savons essentiels dans sa
problématique de chute. Plus à l’aise dans ses appuis et bien renforcée
dans son axe corporel, Giselle termine les séances dans le plaisir et
l’apaisement face à sa peur de tomber.

L’écriture au service de la thérapie

Comme nous le rappelle Brun (2019), l’écriture thérapeutique en


groupe, qui réactive et permet de métaphoriser des vécus corporels et
des tensions jusque-là infigurables, constitue une modalité originale
de traitement de la problématique du corps et de l’acte. Le travail
d’écriture au sein d’un dispositif groupal réactive en effet des vécus
perceptivo-moteurs non symbolisés et les appelle en quelque sorte

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 113

à la figuration, à l’appui de la fantasmatique groupale inconsciente,


selon des particularités spécifiques à chaque pathologie.
Dans une écriture thérapeutique en groupe, « l’alchimie du
verbe », selon l’expression consacrée rimbaldienne, pourrait se
définir comme la transmutation du corps en verbe, autrement dit
comme la métabolisation des vécus corporels en images et en mots.
L’atelier d’écriture se présente en effet comme un lieu d’émergence
d’une écriture du corps, corps mis en récit dans les textes, en deçà des
thématiques abordées. Car tout récit se fonde en partie sur la mise en
forme d’éprouvés corporels et sensoriels (Cadoux, 2004, p. 141). En
d’autres termes, le travail d’écriture relève d’un « travail de fixation
d’un perçu » (Enriquez, 1987, p. 214). Par cette dynamique de mise
en forme des vécus perceptivo-moteurs, ainsi que de figuration de
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l’image du corps, l’écriture en groupe crée du corps, donne corps au
groupe et à chacun des auteurs.

Figures de style et figures du vieillir

Lorsque l’on s’intéresse à la poésie, à la façon dont elle se


construit, nous comprenons pourquoi elle parle si facilement aux
patients les plus âgés. Je m’autorise ici une rapide digression afin
d’introduire quelques parallèles discrets entre figures de style et
figures du vieillir, puisque cette étude de cas est l’occasion d’un
travail métaphorique. Elle est aussi pour moi une façon de rappeler
certains principes de réalité du sujet âgé.
L’étude de la grammaire poétique nous enseigne quelques
figures de style dont les principes littéraires ne sont pas sans rappeler
quelques-unes des grandes caractéristiques du vieillissement.
Le rejet et le contre-rejet sont des figures de style poétiques qui
consistent à séparer dans un vers des éléments qui sont liés syntaxi-
quement. Le rejet déporte un mot ou un groupe de mots au début
d’un vers, alors que celui-ci est lié au vers précédent. Le contre-rejet
est la métrique inverse, qui consiste à placer à la fin du vers un mot
ou un groupe de mots qui appartient, par la construction syntaxique
et le sens, au vers suivant.
Dans les deux cas, c’est déporter le mot en début ou en fin de
ligne, le déplacer du cœur de son histoire. Cela parle très bien, me

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114 La danse, une médiation en psychomotricité

semble-t-il, du vécu du sujet âgé, progressivement décalé de son


récit, si ce n’est rejeté de ce qui a fait sa vie. Nous connaissons tous
l’isolement progressif des patients âgés, situés de fait à la marge de
l’existence.
La césure est une pause rythmique et/ou mélodique trouvée
dans la ligne. En véritable coupure, elle marque le point de sépara-
tion entre deux parties d’un vers. Elle est un temps de suspension
qui crée une forme d’écart, une distance entre les mots. Là encore,
nous pressentons que cette figure de style renvoie implicitement aux
vécus de certains patients. Cela m’évoque les temps de latence des
sujets âgés, cette « temporalité du différé », durée d’inertie qui nous
met momentanément à distance de la pensée du patient, comme
suspendu à son mot. Il me semble que ce délai de latence opère exac-
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tement comme la césure, et pourrait tout à fait être investi comme
un véritable moment poétique. Car c’est d’ailleurs souvent dans ce
silence ouvert que les patients racontent les plus grandes choses.
La syncope renvoie quant à elle à une rupture de rythme dans
le poème. Elle dénomme une modification phonétique qui consiste
en la chute d’un segment à l’intérieur d’un mot. Cela résonne aussi
naturellement avec certains vécus de patients, qui comme Giselle
sont concernés par cette problématique.
L’anaphore est la figure de style de la répétition. Elle consiste en
la répétition d’un mot ou d’un groupe de mots en début de phrase
ou de paragraphe. L’anaphore fait donc écho à la réalité du sujet âgé
institutionnalisé, dont le quotidien est marqué par la répétition et
les ritualisations par lesquelles tous les jours se ressemblent, comme
inexorablement répétés. Elle parle aussi de la répétition inhérente à
certains symptômes fréquents en gériatrie, à l’instar de la persévéra-
tion, de l’écholalie, ou des conduites obsessionnelles.

De l’écriture chorégraphique…

Freud nous dit que le corps est un texte, une organisation systé-
matique de lettres qui devront être déchiffrées dans leur logique et
leur singularité, ce que Leclaire résume avec l’expression suivante :
« Prendre le corps à la lettre » (1968, p. 55). C’est ce que je suggère

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 115

d’expérimenter lorsque je propose aux patients une petite phrase


chorégraphique à partir de laquelle il s’agira d’écrire un texte.
Rappelons la phrase chorégraphique de départ :
Lever lentement les bras à la seconde
Ramener devant soi en bras couronne
Joindre les mains et les ramener au sternum
Puis lancer devant soi
Regarder doucement à droite
Pour que ces gestes soient aisément repris par le groupe, et
propices à l’inspiration poétique, il me semble nécessaire de veiller
à certains grands principes. Voici quelques précautions qui pourront
paraître évidentes, mais que je crois bon de rappeler, parce qu’elles
s’appliquent à toute expression dansée. Une phrase gestuelle,
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support d’imitation, doit proposer :
– des gestes clairs : ils doivent être précis dans leur réalisation et inva-
riants au fil des répétitions. Un geste clair est un geste lisible. On ne
peut écrire un poème ou une danse à partir de l’illisible ;
– des gestes simples : pour que le geste parle, il doit être simple,
universel, archétypal. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera possible de le
sophistiquer, de le complexifier avec tout ce qui fait la richesse de
chacun ;
– des gestes différenciés : de manière à ce qu’un geste ne se confonde
pas avec le suivant.
– des gestes nuancés : pour ouvrir l’imaginaire corporel des patients,
les gestes de la phrase doivent proposer différentes qualités en
termes de temps, d’espace, de poids et de flux.

… à l’écriture poétique

Voici les textes composés à partir de cette phrase chorégraphique,


textes dont je n’ai pas pu faire état dans la description de la séance,
puisqu’il s’agissait de rester centré sur les observations cliniques de
Giselle.

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116 La danse, une médiation en psychomotricité

(Patient 1)
Hier je voulais tout prendre de la vie
Je tenais dans mes bras mon enfant
Viens que je te sente encore
Avant que tu ne veuilles plus de moi
Je te regarde partir
(Patient 2)
Mon corps est une croix
Qui fait comme un rond
Et qui touche le cœur
Avant de s’en aller
Je veux voir des fleurs
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(Patient 3)
Je lève mes bras ô qu’ils sont lourds
Ils veulent se dire bonjour
Viens
Non va-t’en
Où es-tu ?
(Giselle)
Je veux
Prendre
Retenir
Mais je perds
Tout s’en va !
Le dispositif aurait pu s’arrêter là, partant de l’écriture du
mouvement pour écrire un poème, si la belle dynamique du groupe
ne m’avait pas inspiré une dernière étape, une forme de retourne-
ment de la consigne. Rappelons-nous, je proposais aux patients de
partir de ce qu’ils avaient écrit, pour revenir à des mouvements
dansés. Nous pourrions finalement penser un dispositif thérapeu-
tique en trois étapes : le mouvement « point de départ », l’écriture
poétique, et le mouvement « rétroactif ».
Nous l’avons vu, cette étape s’est révélée particulièrement riche
sur le plan clinique. La réversibilité d’un processus est toujours très
intéressante, puisqu’elle permet de renverser les fonctionnements

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 117

habituels et d’une certaine façon, de mettre au travail la flexibilité


mentale des patients, pour ne pas dire leur plasticité cérébrale. Ce
renversement de la consigne a permis à Giselle une forme de bascule
dans sa présentation clinique, passant d’une expression dansée
romantique et policée à des gestes plus nerveux et plus affirmés.

De l’écriture poétique à l’écriture chorégraphique

Dans le processus thérapeutique suivant, il s’agissait de proposer


aux patients d’écrire collectivement un poème, chacun prenant la
suite de la phrase de celui qui le précède. Le groupe avait écrit le
texte suivant :
Je suis le mur qui tombe
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Une feuille fanée
Sur la pente qui descend vite
Je suis par terre et bientôt en dessous
Mais il faut bien rester debout
Je ne sais pas
Avant ça, se relever
Mais avec quelle main je n’ai plus rien
Peut-être la vôtre
Ce qui me sauve, c’est que j’aime la vie.
Avec l’accord de tous les participants, nous lisons ces textes
poétiques à voix haute. Cette lecture crée à son tour des envies de
mouvements dansés, car « commencer de dire des vers, c’est entrer
dans une danse verbale » (Valéry, 1936, p. 11).
Une fois le poème composé, nous invitons les patients à lui
donner corps dans la danse. Le poème se retrouve donc plein de bras
et de jambes qui dépassent et ne peuvent rentrer dans les dimen-
sions d’une feuille de papier. Nous entrons tous ensemble dans une
danse qui n’est pas juste une traduction mot à mot, comme si le
corps se faisait simple miroir du mot. En fait, il s’agit toujours d’un
« miroir débordé », selon l’expression d’Ariane Dreyfus, puisque
le corps exprime toujours au-delà de ce qui est écrit. Il s’agit bien
là de la puissance expressive du corps qui danse, et qui toujours
transcende.

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118 La danse, une médiation en psychomotricité

Les analogies entre poème et corps étant nombreuses, nous


pouvons facilement analyser les caractéristiques de ce poème et en
dégager les grands enjeux corporels en termes d’espace, de temps,
ou encore d’organisation du geste. Il s’agira ensuite de mobiliser ces
grandes fonctions psychomotrices à travers la danse.
Le poème existe dans l’espace de la feuille, tout comme la danse
évolue dans l’espace d’une salle de psychomotricité. Danser un
poème implique pour les patients un changement de registre spatial,
partant d’un espace en deux dimensions, pour exprimer en volume,
dans l’espace à trois dimensions.
Le poème peut également inspirer un travail autour de l’espace,
si nous nous attachons à suivre sa forme générale. Le poème du
groupe thérapeutique de Giselle est un poème aux phrases courtes,
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et a une forme générale verticale. Cette verticalité du poème peut être
un point d’appui pour explorer des qualités de mouvements étrécis,
ramassés dans l’espace, étirés, tendus vers le haut, dans le sens de
l’extension. À l’inverse, le poème narratif, aux phrases longues et
étalées, est dans une horizontalité propice au travail de l’amplitude
du mouvement, de l’expansion, et du rapport au sol. Aborder ces
deux formes, verticale et horizontale, est particulièrement intéres-
sant dans la problématique de Giselle, qui, rappelons-le, concerne
les notions de chute, de glissement et de dépression. Nous pouvons
aussi créer ensemble un calligramme à partir de ce poème. Il sera
préférentiellement dans une forme élancée, comme la figure d’une
canne, d’une échelle, d’un arbre ou d’une main levée.
Le rythme d’un poème peut par ailleurs trouver à son tour un
écho dans l’expérience corporelle. Le rôle de la ponctuation y est alors
décisif, puisque c’est elle qui va dynamiser ou tempérer le mouve-
ment de la danse. Ainsi nous pouvons explorer des suspensions
pour les points de suspension, de courts arrêts pour les virgules, des
sauts dans les exclamations, ou encore des accents ou intensifica-
tions du mouvement pour les mots commençant par une majuscule.
Les patients apprennent alors à utiliser le tempo, les accents de la
langue et du discours pour impulser de l’énergie au mouvement.
A contrario, le blanc, l’espace, l’intervalle, le silence entre certains
mots seront l’occasion d’initier le travail de l’inhibition du geste et
de la statique.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 119

La fluidité de la phrase poétique permet d’ouvrir un travail de


libre circulation de l’énergie dans le corps, par le jeu de souplesse
des articulations. Cela engage un travail de flux particulièrement
intéressant.
Le poème offre également un alphabet, un lexique qui va
permettre d’enrichir le vocabulaire gestuel du patient. Nous pour-
rions rappeler ici la correspondance entre les graphèmes, c’est-à‑dire
les lettres ou groupes de lettres transcrivant un phonème, et les
kinèmes, éléments du langage gestuel tels que conceptualisés par
Birdwhistell.
Parce qu’il est structuré par une syntaxe, le poème est aussi un
véritable support d’organisation gestuelle. Afin de respecter la struc-
ture syntaxique de la phrase poétique, il faut chercher une logique
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d’écriture gestuelle, avec un début, un milieu et une fin.
La conjugaison est également à transposer dans l’expérience de
l’accordage tonico-­émotionnel de la danse. Car d’une certaine façon,
il s’agit toujours de trouver les bons accords avec ceux dont nous
partageons la danse.
Afin de complexifier et d’enrichir le dispositif, je propose souvent
une lecture à voix haute, en jouant des transpositions entre la façon de
lire et la façon de danser. Le texte peut être lu à voix chuchotée, inspi-
rant une danse feutrée, où chaque mouvement est comme un mot
doux à l’oreille. La qualité corporelle est alors hypotonique, lente,
ramassée dans l’espace. S’il est lu avec une voix forte, portée au loin,
les mouvements seront certainement dans des qualités inverses. Un
patient peut ainsi lire le poème pendant que ce dernier est interprété
en simultané par le reste du groupe. Comme un chef d’orchestre, le
patient lecteur induit le mouvement de la danse. Cette mise en situa-
tion est souvent très riche pour le patient qui, d’une certaine façon,
peut faire entendre sa voix.

La danse comme récupération de la chute

Ce qui ressort du travail avec Giselle, c’est que pour reprendre


l’expression de Godfroy, « le poème accomplit un essor dans la
chute » (2015, p. 406). L’écriture, a fortiori lorsqu’elle est mise au
service de l’expression dansée, est redressement. Pour les philosophes

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120 La danse, une médiation en psychomotricité

de la poésie, l’écriture poétique opère comme la construction d’un


parterre de mots assez solide pour accueillir tous ceux jetés là dans
le puits sans fond de l’imaginaire. Aussitôt que les mots lancés spon-
tanément sont écrits, ils aident à reprendre pied pour mieux y réagir.
C’est bien ce que nous avons expérimenté avec Giselle, qui a pu
s’appuyer sur ses propres mots, et s’élancer dans la danse. Le choix
des mots importe également, et il est pertinent d’adapter le support
textuel à ce que l’on souhaite travailler. Dans le cadre d’un accompa-
gnement des problématiques de chute ou du glissement, « La poésie
verticale » de Roberto Juarroz (2020) peut être tout à fait pertinente.
Mais au-delà du rôle du poème, la danse permet en elle-même
une récupération de la chute, que cette dernière soit réelle ou symbo-
lique (syndrome dépressif).
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Je voudrais rappeler ici une étape essentielle au travail de la
chute. De nombreux ateliers psychomoteurs nommés « relevé de
chute » fleurissent dans les institutions de soins gériatriques, comme
réponse intuitive à l’événement de la chute. Néanmoins, lorsque l’on
s’intéresse aux études du mouvement, on constate que l’appren-
tissage du relevé ou la reconquête de cette verticalité perdue n’ont
de sens que s’ils sont mis en regard de la chute elle-même. Avant
de travailler au redressement, il me semble donc essentiel d’ex-
plorer et d’accompagner le vécu de tomber. Ainsi un premier axe
de travail peut consister à expérimenter non pas la chute intégrale
de tout le corps comme pourrait le faire un danseur contemporain,
mais plutôt la chute dans ce qu’elle a de plus infime, par exemple le
discret affaissement de la main pendue à son poignet lors des mobi-
lisations passives. Ce que nous nommons « ballant » est par consé-
quent déjà une revisite de l’expérience de la chute dans l’infiniment
petit du corps du patient chuteur. Nous connaissons les réactions
tonico-posturales défensives comme l’hypertonie et le verrouillage
articulaire. Ces mobilisations simples sont donc déjà des réponses
thérapeutiques au traumatisme de la chute. Nous pouvons ensuite
réintroduire ce travail du « pendre » dans la danse, en jouant des
articulations les plus fines (phalanges, poignets, etc.) aux articula-
tions les plus larges (cou, coudes, etc.). Et c’est parce que les patients
auront pu explorer la dimension de pendre qu’ils pourront accéder à
la possibilité de se suspendre.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 121

Le travail de la suspension est en effet particulièrement pertinent


auprès des patients habitués à tomber. La suspension est le moment
qui souvent marque les esprits, donnant l’illusion que le danseur
échappe, pour un instant, aux lois de la gravité. Mais comme nous
le rappelle Moglia 1, il s’agit en réalité du passage intangible entre
les mouvements d’ascension et de descente. La suspension est donc
fondamentale dans l’accompagnement des patients comme Giselle.
Le travail de l’inspir est aussi un levier thérapeutique puissant
dans cette lutte contre la dépression.
Pour Giselle, il a également été intéressant de renouer avec
certains codes de la danse classique. Car rappelons que cette dernière
est aujourd’hui encore marquée par l’objectif d’élévation et de verti-
calisation des corps.
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Le travail de l’axe corporel est bien sûr une autre façon de lutter
contre la chute et/ou l’effondrement dépressif. Il ne s’agit pas de
chercher à dresser et redresser les corps, dans l’injonction militaire du
« tiens-toi droit », mais plutôt de déplier cet axe et de le consolider.
Par ailleurs, flotter, suspendre, onduler sont autant de qualités
de mouvement recherchées dans la danse comme une lutte implicite
contre l’effondrement.
Enfin, si la danse permet de lutter contre l’effondrement de
Giselle, c’est notamment par le biais du travail des accents. L’accent
est un jeu de récupération d’effondrements passagers, de chutes de
poids, un peu comme un éparpillement léger qui se reprend aussitôt.
En proposant à Giselle d’accentuer certains mots de son poème par
son geste, nous mobilisons la fonction tonique. Il s’agit de danser
dans une relative hypotonie, puis de venir ressaisir son geste par un
recrutement tonique qui opère comme une impulsion. L’accent vient
donc mobiliser l’axe corporel dans l’énergie contraire de la chute.
Notons, pour conclure ici le récit de Giselle, que si la danse a
permis qu’elle ne glisse pas trop vite sur cette pente si raide, c’est
aussi peut-être parce qu’elle a été élevée par la bienveillance des
soignants impliqués dans ce dispositif de soin psychomoteur par la
danse. N’oublions pas la pensée de Bachelard : « Toute valorisation
est verticalisation » (1992, p. 18).

1. https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/chloe-moglia

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122 La danse, une médiation en psychomotricité

Danse et photographie :
une clinique de l’adulte schizophrène

Philippe : anamnèse

Philippe a 47 ans. Sa mère est assistante sociale à la retraite, son père


secrétaire des services généraux dans une pme. Il a une sœur plus jeune
que lui. Il vit seul à Paris et ne les voit que très rarement.
Philippe fait l’expérience d’une première décompensation à l’âge de
18 ans, en prise avec des idées délirantes autour du tabac et de l’alcool.
Il est alors hospitalisé pour la première fois en hôpital psychiatrique.
Il arrête ses études vers 18 ans, et trouve un travail à la rédaction
d’un journal du milieu boursier. À 22 ans, il fait une tentative de suicide
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par phlébotomie, et manifeste de sévères troubles du sommeil. C’est
à 29 ans que Philippe consulte un psychiatre qui l’adresse au centre
médico-psychologique de son secteur. Le diagnostic de schizophrénie est
alors posé. Reconnu travailleur handicapé, Philippe parvient à main-
tenir un équilibre entre activité professionnelle et consultations régu-
lières en intra-hospitalier. À 38 ans, il est confronté à la tentative de
suicide de sa mère dépressive. Ce nouvel événement traumatique donne
suite à de nombreuses décompensations délirantes. Il réintègre alors
l’hôpital de jour et est aussitôt médiqué sous neuroleptiques. Il bénéficie
d’ateliers thérapeutiques variés et l’adhésion aux soins est totale.

Entretien et bilan psychomoteur

Philippe est de corpulence mince, son visage est pâle aux traits saillants.
Au cours de notre premier entretien, Philippe partage son souhait de
participer à l’atelier danse sans cacher une certaine inquiétude. Le
regard est fuyant et les réactions tonico-­émotionnelles nombreuses.
Philippe multiplie les réactions de prestance, cherchant à contenir son
anxiété dans des auto-contacts. L’état tensionnel est tel que son corps
s’organise progressivement dans la cuirasse musculaire. L’activité
vasomotrice est aussi criante, marquée par des sudations, rougeurs et
tremblements de la voix.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 123

Philippe évoque spontanément un vécu douloureux au sein de l’hôpital


de jour. Il dit se sentir seul et en insécurité face aux attitudes de certains
patients qui, dit-il, « le mettent à l’amende ». Philippe me confie égale-
ment que depuis quelques semaines je lui dis en pensée : « Tu es mon
égal. » Il précise alors que cette voix le rassure et lui donne confiance.
Je reprends avec lui cette interprétation délirante en précisant qu’il
ne s’agissait pas de ma voix mais peut-être d’une attitude soignante à
laquelle il a été justement sensible.
Sur le plan tonique, Philippe présente une hypertonie massive. Le relâ-
chement musculaire volontaire est impossible, comme en témoignent la
contraction des maxillaires, l’absence de ballant à la marche, les blocages
respiratoires, et les conservations d’attitude à l’épreuve des bras tendus.
Cette hypertonie s’accompagne d’une attitude posturale en hyperexten-
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sion avec une prédominance de la chaîne musculaire postéro-antérieure.
Philippe évolue dans une dynamique corporelle monobloc caractérisée
par le verrouillage articulaire des ceintures scapulaire et pelvienne. La
tête et le regard sont également peu mobiles. La prise de neuroleptiques
génère une dyskinésie tardive provoquant chez Philippe des mouve-
ments involontaires au visage, au buste et aux membres. Sa gestuelle
est comme aplatie, car limitée au plan frontal (quelques rares mouve-
ments d’inclinaison latérale sont possibles).
Les explorations de l’espace sont limitées à des déplacements en ligne
droite. Philippe évolue dans un rapport à l’espace direct et frontal, sans
investir les diagonales, les latérales, et toutes les sinuosités des trajets
possibles entre deux points. Il investit particulièrement le centre de la
salle.
Le rapport au temps semble cohérent, Philippe se repérant dans
la semaine et dans le temps de la séance, et pouvant être sensible aux
saisons et rapporter des événements passés. Il parle et met en geste
sur un tempo spontané plutôt lent 2, et propose peu de variations ryth-
miques dans sa motricité spontanée.
Si la connaissance des différents systèmes corporels comme la peau,
les muscles et les os, semble signer une bonne intégration du schéma
corporel, le rapport à l’image du corps semble lui plus compliqué. Le
dessin de soi est pauvre et peu informatif. Il dessine un bonhomme au

2. Possibles effets secondaires du traitement antipsychotique.

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124 La danse, une médiation en psychomotricité

centre de la feuille, prototypique d’une production d’un enfant de classe


préparatoire.
Pour finir, j’invite Philippe à un jeu libre afin d’observer l’investis-
sement de l’espace-temps et des objets, son organisation praxique, et
sa capacité à mobiliser un imaginaire pour créer. Je mets à sa disposi-
tion une grande malle à l’intérieur de laquelle j’organise de nombreux
objets tels que des balles, masques, bâtons de pluie, tissus, poupées,
petits cerceaux, anneaux, boîte de Pandore, etc. Ce choix d’objets est
pensé de manière à mobiliser chez le patient des états de corps parti-
culiers. Je propose à Philippe 10 minutes pour les explorer et lui précise
qu’il peut m’inclure dans ses expérimentations s’il en éprouve l’envie.
Philippe explore brièvement et méthodiquement le contenu de la malle
et se saisit d’objets qu’il dispose de part et d’autre : d’un côté de la malle
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une poupée et un tissu, de l’autre, un bâton et un anneau. Il choisit les
deux derniers et se met en scène en figurant une activité de musculation
qui, dit-il, « fait travailler mes pieds ». Le rapport au corps apparaît
fonctionnel, et vide de tout éprouvé ou image. La poupée et le tissu sont
finalement laissés à l’écart mais ainsi nommés : « Ces objets-là sont un
rêve lointain. »

Projet thérapeutique

Voici quelques objectifs thérapeutiques formulés pour Philippe :


– assouplir la carapace tonique par le travail de régulation tonique
engagé dans le mouvement de la danse ;
– enrichir le vocabulaire gestuel de Philippe, étoffer son répertoire de
gestes, souvent limités et stéréotypés ;
– par le jeu expressif des saisons, cycles naturels, redonner à Philippe la
sensation de permanence et le sentiment continu d’exister.

Un rêve lointain

Ayant observé le rapport au corps plutôt mécaniciste et instrumental


chez Philippe, corps qu’il fait fonctionner à défaut de pouvoir vérita-
blement l’éprouver, nous proposons comme temps d’éveil à la danse un
exercice classique en pédagogie du mouvement dansé. Il s’agit d’ex-
plorer tous ensemble et librement une série de verbes d’action dans la

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 125

salle. Nous énumérons de façon régulière un certain nombre de verbes


que le groupe explore pendant deux à trois minutes. Nous nous laissons
réagir aux actions de coller, décoller, tirer, pousser, remplir, jeter, tourner,
suivre, souffler, aspirer, tordre, tomber, sauter, etc. D’une expression
formelle, Philippe entre progressivement dans une expressivité symbo-
lique, un imaginaire corporel riche et qui introduit des nuances dans la
qualité de ses mouvements. Ainsi Philippe choisit-il de « pousser une
montagne », « traverser une armée d’espions », « tomber dans un puits
de vieilles pierres », « tourner une machine qui se bloque », « suivre un
suspect », etc. Sans surprise, l’essentiel de ses actions s’inscrit dans un
contexte imaginaire caractérisé par la dureté, la résistance, le contrôle
et la persécution.
Nous proposons ensuite d’évoluer dans la salle en explorant des
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qualités de mouvement associées à des éléments naturels, que nous
serons susceptibles d’aborder dans le travail des saisons : feuille, eau,
vent, pluie, écorce, mousse, herbe, etc. Les éléments à caractère liquide
sont difficiles pour Philippe, qui témoigne pour la première fois de ses
angoisses de liquéfaction : « Je n’ai pas très envie, je n’aime pas quand
ça coule. » À l’instant où il prononce ces mots, Philippe se rigidifie
dans une hypertonicité remarquable au niveau maxillaire et cervical.
Il entre dans un état de raidissement global, hyper-serrage musculaire
si puissant qu’il reste quelques secondes comme statufié, incapable de
bouger. Nous convoquons alors l’élément réparateur de l’écorce, qui par
ses propriétés d’enveloppe permettra à Philippe de se remettre. Il me
semble que l’image de l’écorce a fonctionné comme celle d’un contenant
qui viendrait le sauver de son propre écoulement. Les éléments suivants
seront explorés sereinement chez Philippe qui, bien que très concentré,
se laissera aller à des expressions spontanées : tourne sur lui-même
et cherche les déséquilibres dans le vent, traîne les pieds dans l’herbe,
allonge ses bras en couronne au-dessus de lui pour la feuille…
À l’annonce du travail autour de la photographie des saisons, Philippe
annonce solennellement au groupe qu’il se sent un peu comme à l’au-
tomne, « prêt à se décrocher de sa branche ». J’entends là de profondes
angoisses de démembrement, que l’hypertonicité vient peut-être une
nouvelle fois contenir, comme s’il s’agissait de gainer, maintenir
ensemble les parties de lui prêtes à se morceler.

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126 La danse, une médiation en psychomotricité

Cette expression introduit parfaitement le vécu psychocorporel de


Philippe. C’est aussi la première saison que nous explorons, puisque
nous sommes à la mi-septembre.
Nous proposons à l’ensemble du groupe une sortie dans un parc
à proximité de l’hôpital de jour. Nous mettons à leur disposition un
appareil photographique prêté à l’occasion par l’institution. Arrivés sur
place, Philippe décide sans surprise de photographier une feuille d’au-
tomne suspendue à une branche de bois sec. Contrairement à d’autres
patients du groupe, il affiche une nette préférence pour le grand angle,
une façon peut-être de ne pas se sentir trop près de son sujet. Nous repé-
rons effectivement chez Philippe, se laissant difficilement approcher à
moins d’un mètre, une tendance à la distanciation corporelle. De retour
à l’hôpital de jour, nous développons l’ensemble des photographies et les
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distribuons à leurs auteurs. Chacun peut en dire quelque chose s’il le
souhaite. Philippe ne fait aucun commentaire sur son choix, mais nous
y voyons là l’illustration du ressenti exprimé quelques jours plus tôt à
l’annonce du travail des saisons. Nous travaillons la photographie de
Philippe comme l’exacte métaphore du travail de l’automne en danse.
L’arrondi de la feuille prête à tomber donne à expérimenter la flexion,
l’espace médian et l’approche du sol. Elle thématise donc parfaitement
les enjeux psychomoteurs de cette saison. Dans un premier temps, la
flexion contrarie l’hyperextension de Philippe. Par un jeu d’alternance
de gestes dansés d’ouverture et de fermeture, nous observons que son
axe corporel s’assouplit progressivement. Notons que le travail de l’en-
roulement et de la flexion permet aussi que s’édifie chez Philippe la
sensation d’un dedans. Se positionner « en creux » est une proposition
destinée à développer la conscience d’une intériorité, d’un dedans et/ou
d’un contenant. Mais si la flexion est d’abord une attitude corporelle,
elle renvoie également très implicitement à l’idée de fléchir, et a fortiori,
de flancher. Plier dans le dos, plier dans les jambes, c’est aussi accompa-
gner Philippe dans la réalité de ses mouvements dépressifs. C’est alors
qu’il improvise une danse dans la courbe, laissant entrevoir pour la
première fois un corps aux reliefs plus doux. L’émotion est grande et je
crois comprendre qu’il est en train de pleurer. Il nous dira alors : « Je
suis un peu triste. » L’appréhension de la chute est par ailleurs relative-
ment présente, Philippe précisant : « La feuille ne doit pas se décrocher,
en bas c’est la tombe. »

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 127

Quelques semaines plus tard, afin donc d’introduire le travail au sol


engagé par l’exploration dansée de l’hiver, nous proposons aux patients
un temps d’éveil autour de portages en couverture. D’abord allongés
en décubitus dorsal, nous positionnons une grande couverture entre le
bassin et le sommet de la tête, et les portons à deux en les surélevant
jusqu’à une position semi-allongée. Puis nous les ramenons au sol. La
deuxième mobilisation passive consiste à les allonger sur une grande
couverture, et à les faire doucement rouler sur un côté, puis sur un autre.
Ces propositions invitent Philippe à détendre progressivement la fonc-
tion musculaire. L’abord dynamique du sol permet également de ne pas
entretenir la vision mortifère exposée par Philippe. Une fois ces explora-
tions terminées, nous leur proposons de rester allongés puis de chercher
à se repousser du sol avec une partie du corps avant de relâcher. Cette
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consigne engage naturellement les patients dans un mouvement dansé.
Les patients se déplacent progressivement au sol, et retraversent les
grands schèmes du développement neuromoteur. Nous le savons, danser
au sol, c’est se mouvoir tout entier dans le dur, et c’est donc avant tout
danser avec ses os. Or le travail d’intégration de l’os apparaît essentiel
chez Philippe, qui à défaut de pouvoir s’appuyer sur la solidité de ses os,
se tient dans ses muscles. La carapace tonique donne d’ailleurs très bien
à voir cette inversion des fonctions musculaires et osseuses, car dans ce
cas, d’une certaine façon, le muscle se prend pour un os.
Danser au sol implique la redécouverte des qualités d’appui et de
repoussé, qui engage, par effet domino, la mise en mouvement de toutes
les articulations du corps. Pour se déplacer au sol, Philippe doit aussi
chercher la torsion et la spirale, qui ont un effet d’harmonisation du
mouvement. Ce travail de l’articulation comme garantie du sentiment
d’unité corporelle est essentiel auprès de patients comme Philippe qui
ont un vécu du corps morcelé. L’exploration lui est dans un premier
temps difficile, comme il le verbalise justement : « C’est dur… mes
muscles sont tendus je crois, je ne sens pas très bien mes os. » Philippe
se débat un peu avec le sol, peinant à s’en faire un ami. Ce n’est qu’après
de longues minutes qu’il trouve ses points d’appuis osseux et qu’il
parvient à relâcher l’excédent de tension musculaire. Il se met alors à
souffler, comme s’il avait jusque-là retenu sa respiration.
À la fin de cet éveil corporel, nous proposons comme d’habitude les
photographies du groupe.

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128 La danse, une médiation en psychomotricité

Philippe a choisi de photographier l’empreinte de son pas dans la


neige épaisse. Nous imaginons des déplacements comme s’il s’agissait
de laisser une trace de notre passage au sol. Le travail de l’hiver est
également une invitation à se mobiliser dans la lenteur. La neige, le
gel et le givre convoquent l’imaginaire corporel de l’arrêt momentané
du mouvement ou d’une immobilité plus prolongée. Nous explorons
des danses dans un decrescendo rythmique, allant d’un mouvement
rapide à un mouvement ralenti à son maximum. Si cette consigne sied
plutôt bien au ralentissement psychocorporel de Philippe, l’expérience
de l’immobilité lui est beaucoup plus difficile. Il est alors remarquable
d’observer à quel point Philippe est à la recherche d’une permanence
de mouvements. Perpétuellement en action, il peine à maintenir une
posture de façon sereine. Et quand l’inhibition du geste est possible,
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elle s’opère au prix d’une grande tension corporelle, comme si Philippe,
en arrêtant le mouvement de son corps, devait en même temps inter-
rompre la vitalité de ses mouvements internes. Nous observons alors un
blocage respiratoire ainsi qu’une fixité du regard dont il s’était pourtant
libéré dans la danse. Il nous semble que Philippe expérimente l’immo-
bilité comme une petite mort, avec laquelle il nous faudra sans doute
encore longuement travailler.
Les jours rallongent, l’air du dehors se fait plus doux, ce qui augure
l’entrée dans le travail corporel du printemps. À la suite d’une énième
sortie, Philippe rapporte la photographie d’un bourgeon en train
d’éclore. Cette nouvelle image est propice à l’exploration de tout mouve-
ment impliquant une ouverture : abduction, extension, supination,
rotation externe, élévation du regard, bras et jambes à la seconde, etc.
Ces attitudes corporelles vont notamment chercher à résoudre certains
verrouillages articulaires ainsi que les tensions musculaires résiduelles
observées chez Philippe à cette étape de la prise en charge. Ainsi conju-
gués, ces mouvements d’ouverture produisent chez Philippe une dyna-
mique gestuelle centrifuge, c’est-à‑dire orientée vers le dehors. Précisons
que ce travail vient s’inscrire dans la complémentarité de celui de l’au-
tomne dans la dialectique du dedans et du dehors, ô combien essentielle
chez les patients comme Philippe dont les limites corporelles sont encore
floues ou indéterminées.
En cette saison dans laquelle la vitalité de la nature reprend progressi-
vement, nous abordons également les notions de rythme, de pulsation,

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 129

de rebond et de saut. Si Phillipe garde une certaine lenteur dans ses


expressions dansées, il nous semble qu’il parvient à dynamiser un peu
son tempo spontané. Il cherche l’impulsion, et le travail de la flexion à
l’automne dernier porte un peu ses fruits. Car c’est en fléchissant dans
ses jambes que l’appel du saut se fait plus efficace. L’effort de propulsion
est bien présent et même si Philippe ne décolle que très légèrement du
sol, il parvient tout de même à faire de petits sauts. Cette découverte le
réjouit et l’enthousiasme, au point qu’il cherchera à s’entraîner réguliè-
rement jusqu’à la séance suivante.
Après plusieurs semaines d’improvisations guidées, aux premiers jours
de l’été, nous proposons un travail plus formel, celui de l’écriture choré-
graphique. Parce que la psychose, d’une certaine façon, désassemble
les parties du corps, la composition chorégraphique offre au corps une
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possibilité de recomposition. Il s’agit pour chaque patient de participer
à la construction d’une danse inspirée par les différentes explorations
sensori-motrices découvertes ou redécouvertes au cours de l’atelier.
Après s’être une dernière fois inspirés de l’été, capturant quelques
clichés dans un nouveau jardin public, nous rassemblons l’ensemble
des photographies produites au cours de l’atelier depuis le mois
de septembre. Nous les disposons aléatoirement dans la salle, et propo-
sons aux patients de s’arrêter face aux photographies et de simplement
danser ce qu’elles leur inspirent, le plus spontanément possible. Au
terme de cette exploration libre, chacun est invité à choisir deux photo-
graphies de son choix et à les fixer au mur à deux points de l’espace
bien différenciés. Les deux emplacements choisis matérialisent un point
de départ et un point d’arrivée. Les patients doivent alors se saisir du
sens de l’image, de ce qu’elle illustre, pour adopter une posture de début
et de fin. Dans le trajet situé entre les deux photographies choisies, ils
créent une phrase dansée selon un investissement spatial et une qualité
de mouvement particuliers. La phrase chorégraphique ainsi construite
et dansée, peut ensuite être mise en composition avec celle d’un autre,
que l’on croise par exemple sur sa route. Lorsque cela est possible, nous
les invitons à réaliser leur danse à plusieurs, en essayant de rentrer en
relation avec les autres, par le contact ou par le regard.
Philippe s’engage avec facilité dans cet espace commun, et dans l’im-
prévu de la rencontre. Si l’accordage avec l’autre est encore un peu labo-
rieux, réalisé dans une gestuelle un peu timide et empruntée, il s’essaie

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130 La danse, une médiation en psychomotricité

néanmoins à de nombreuses propositions adaptées et respectueuses du


corps de ceux qu’il croise. Il salue, serre la main, fait tourner, ou invente
un petit geste dansé inédit s’il trouve en face un autre aussi inspiré. Il
adresse délicatement son regard, sans intrusion ni suspicion, peut-être
encore simplement volatil, peinant à s’attarder trop longuement sur
celui qui partage sa danse. Philippe, sans être encore tout à fait délié
dans son grand corps d’adulte psychotique, évolue pourtant dans un
mouvement plus harmonieux. Ses mouvements sont plus fluides, enfin
libérés de cette carapace tonique qu’il présentait dans les premières
séances.
Cette dernière séance fut bouleversante pour Philippe, qui voulut
utiliser un objet dans le rituel de fin. Il s’agissait d’un petit tissu bleu
marine qu’il agita comme on le ferait avec un mouchoir dans un hall
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de gare. Pris par l’émotion, lui qui quelques semaines auparavant
semblait incapable de se ressentir, Philippe a eu ces mots : « Voilà mon
rêve lointain. Ce n’est plus parce qu’il est devant moi et que je ne peux
pas l’atteindre, c’est parce qu’il est maintenant passé. Vous allez me
manquer. »

Les rapports entre danse et photographie

Danse et photographie sont deux modes d’expression qu’on


oppose souvent, puisqu’on a affaire respectivement à un art du
mouvement et à un art de l’immobile. Il peut donc sembler paradoxal
de rassembler ces deux arts au sein d’une même réflexion clinique.
En réalité, opposer le mobile à l’immobile est une vision réductrice,
car l’un ne se conçoit que par rapport à l’autre. L’appareil photo-
graphique est traditionnellement perçu comme immobile, mais ce
n’est pas vrai dans tous les cas. Comme nous le prouvent les photo-
graphes experts de l’aérophotographie ou adeptes des techniques du
« bougé » et du « filé », la photographie n’ignore pas le mouvement.
La danse même n’ignore pas l’immobilité. Comme le disait Matisse
concernant le travail de son célèbre tableau La Danse, « vous pouvez
concevoir une danse de façon statique […]. La statique ne fait pas
obstacle au sentiment du mouvement. C’est un mouvement placé à
un degré d’élévation qui n’entraîne pas les muscles, mais seulement
l’esprit » (1972, p. 63). C’est aussi l’enseignement de la danse butô.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 131

Meredieu précise toute l’étendue d’un travail situé entre la


danse et la photographie, le mouvement et l’immobilité. Entre eux
« s’étend le champ ou zone intermédiaire de la pose, du ralenti, de
l’extension ou pérennisation de l’immobilité, du gel (progressif ou
non) du mouvement, toute rétention de la mobilité entraînant une
intense vibration, une concentration des énergies prêtes ensuite à se
déployer avec un maximum d’ampleur » (1993, p. 368). Car la danse,
si elle est le lieu du mouvement, est aussi celui de sa maîtrise et de
son contrôle. Dans la médiation danse, on peut inviter les patients à
retenir ou contenir le mouvement dans ce que nous nommons « inhi-
bition du geste », ou bien à le rompre ou à le syncoper, et le multi-
plier en une succession de phases aux durées variables.
L’utilisation de la photographie dans la médiation danse permet
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également d’aborder ce que Barthes (1980) nomme « le fait majoré »,
cet instant unique et exceptionnel saisi par l’appareil photogra-
phique. Cet instant est amplifié par l’effet même de la pose. Nous
pourrions qualifier ce moment de numen, d’acmé ou de pointe du
mouvement. Cet arrêt sur image, sur ce qui aurait pu rester de l’ordre
de l’insaisissable, est l’occasion privilégiée d’un travail en danse.

Le geste photographique comme prémices du geste danse

Avant le geste dansé, Philippe expérimente le geste photo-


graphique. La proposition thérapeutique de prendre soi-même
la photographie qui inspirera la danse est une façon d’éveiller la
sensori-­motricité des patients, véritable préalable au mouvement
dansé.
La prise en main de l’appareil photographique nécessite une
régulation tonico-posturale de manière à stabiliser la posture autour
de l’axe de corps pour un rendu net. L’organisation praxique est
aussi l’enjeu du geste photographique, puisqu’il faut bien organiser
le geste vers un objectif précis. La coordination oculo-manuelle et
la coopération bimanuelle sont alors des fonctions psychomotrices
de premier plan. La motricité fine est elle aussi engagée, notam-
ment dans les capacités de déliement digital et de dextérité. Photo-
graphier implique également de focaliser, concentrer le regard sur
un sujet. Le cadrage photographique consiste à contenir le sujet de

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132 La danse, une médiation en psychomotricité

son observation dans un cadre, et fait, selon Tisseron, fonction de


« contenant psychique et corporel » pour celui qui photographie
(2008). L’analyse de certains cadrages s’avère très riche d’enseigne-
ment sur le plan clinique. Les patients coupant systématiquement
leur sujet, ne parvenant pas à le photographier dans son intégralité,
sont aussi souvent ceux qui présentent des symptomatologies de
clivage et de morcellement. Il est également intéressant d’observer
à quelle distance le patient choisit de photographier son sujet. Cela
révèle bien souvent des styles proxémiques, certains patients se
situant toujours loin des êtres et des choses, et choisissant préféren-
tiellement un mode « grand angle », d’autres cherchant à être « au
plus près de », dans un mode relationnel proche du « gros plan »
(adhésivité au contact, collage corporel).
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Notons que dans le cas de la proposition faite à Philippe, il s’agit
de photographier un élément du paysage qui donne sens à l’idée de
la saison. Nous n’avons pas fait le choix de proposer aux patients
du groupe de se photographier, parce que leur psychopathologie ne
le permettait pas. Philippe présentait un trouble paranoïaque, qui
aurait pu être majoré par « l’œil de la caméra », vécue comme persé-
cution. Certains assimilent également l’acte de prendre une photo-
graphie à un acte de vol, comme s’ils devenaient captifs du regard
de l’autre. Néanmoins ce type de proposition s’avère tout à fait
pertinent auprès d’un certain nombre de patients dont on cherche à
renforcer l’image du corps.

La photographie mise en danse

La fixité du support photographique offre une facilité de lecture


et donc d’interprétation en danse. La photographie est décompo-
sable en détails divers, et permet une grande richesse dans l’expres-
sion dansée. Il s’agit ainsi de s’appuyer sur les principes de l’analyse
de l’image tels que la lecture de l’espace dans ses lignes de force
et ses lignes directrices, de la dynamique temporelle, du cadrage,
des couleurs et des formes, puis de transposer ce travail en danse.
Cette démarche relève d’une lecture horizontale. Au début de chaque
séance, j’ai d’abord demandé à Philippe s’il pouvait nous donner
une impression générale de sa photographie. Cette première vision

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 133

globalisante est une façon de rentrer progressivement dans l’ana-


lyse descriptive de l’image. Plus tard, nous détaillons ensemble la
façon dont s’organisent les différents éléments de la photographie en
termes d’espace, de temps, de couleurs et de formes. Nous pouvons
approfondir l’analyse avec les critères labaniens d’espace, de temps,
de poids et de flux, en fonction des possibilités du groupe. Pour ne
citer que la dimension de l’espace et du temps, voyons quelques
exemples. L’espace pourra être observé dans les dimensions direct/
indirect, proche/lointain, arrière-plan/premier plan, les niveaux
haut/milieu/bas, les orientations et les directions. Le temps est lui
analysé comme soudain ou soutenu, et dans ses particularités ryth-
miques. Ma démarche de psychomotricienne qui danse consistera à
transposer ces différents éléments d’analyse dans le travail corporel.
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Je vais donc les traduire en composantes du mouvement, du point
de vue des formes, des volumes, des systèmes corporels eau/os/
muscles/organes, des appuis, du poids, des états toniques, des
durées, des espaces, etc.
Enfin nous proposons une lecture verticale de l’œuvre photo­
graphique, c’est-à‑dire un regard sur ce qu’elle représente, symbolise,
renvoie dans l’esprit du patient. Cette dimension métaphorique est
excessivement importante, puisqu’elle permet l’expression de l’imagi-
naire de Philippe. L’expression dansée est plus intime, plus personnelle.
La photographie est définie par Deleuze comme un « instant
position » ou « coupe immobile » (1983). Elle est à ce titre un prétexte
pour explorer les alternances mouvement/immobilité, les arrêts sur
image, l’inhibition du geste.

Une autre proposition : le triptyque photographique

Avec un groupe de trois patients, il pourrait être intéressant de


proposer la réalisation d’un triptyque photographique. En voici
un exemple, issu du travail auprès d’un groupe d’enfants au profil
dysharmonique, plutôt structurés sur le registre de l’autisme et de la
psychose infantile cicatrisée, et suivis au sein d’un externat médico-­
pédagogique (emp) parisien.
La consigne de départ était de photographier un objet de son
choix dans l’espace de l’emp. Les enfants circulent librement dans

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134 La danse, une médiation en psychomotricité

l’institution à la recherche d’un objet à photographier. Tout est alors


possible, capturer l’objet tel qu’il se présente à la vue, le mettre en
scène parmi d’autres, jouer avec les perspectives (prendre la photo-
graphie d’un panier de basket vu du dessous c’est-à‑dire en contre-
plongée, etc.), etc. L’idée est ensuite d’imaginer un titre pour chacune
des photographies et de les assembler dans une forme de mise en
récit, suite logique des imaginaires de chaque enfant. Le triptyque
une fois créé, nous proposons au groupe de le danser.
Le premier enfant, une petite fille de 8 ans, autiste Asperger,
manifestant un grand intérêt pour les détails, avait choisi de photo-
graphier le petit trou destiné à recevoir la barre métallique servant à
fermer la double porte de la salle de danse. Dans cet espace s’étaient
logés de tout petits branchages, à peine perceptibles pour les autres.
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Elle décida de titrer sa photographie : « Le petit tunnel de forêt ».
Le deuxième enfant, de nature hypocondriaque, facilement
persécuté par la folie maternelle, avait décidé de photographier
l’alarme incendie de l’étage, qu’il nomma « La flamme ».
Enfin le dernier enfant, manifestant depuis peu de nombreux
affects dépressifs, avait choisi de photographier un tapis à demi-­
recouvert d’un tissu bleu qui semblait tomber sur lui. Son titre fut
« L’averse ».
D’un commun accord, les enfants ont décidé de cet ordre en ces
mots : « Le tunnel de la forêt prend feu, vite l’alarme, il faut éteindre
la flamme, heureusement vient l’averse. » La suite du travail consista
à exprimer par la danse ces trois images photographiques.

Danse et dessin : une clinique de l’adulte


en recherche de mieux-être corporel

Marie : anamnèse

Marie est une jeune femme de 35 ans venue participer à des ateliers
d’expression dansée dans une démarche personnelle de mieux-être
corporel. Atteinte d’un cancer du sein à 30 ans puis d’un cancer des
ovaires à 33 ans, elle a subi de façon quasi consécutive une mastectomie
puis une hystérectomie. Précocement meurtrie dans sa féminité ainsi
que dans son intégrité à la fois physique et psychologique, Marie est

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 135

aujourd’hui stérile. Elle est actuellement sous hormonothérapie et envi-


sage un retour à l’emploi. Elle exerçait auparavant le métier d’artiste
peintre, vivant de petites expositions et de missions occasionnelles de
décoration intérieure.
Sur le plan somatique, Marie présente des douleurs séquellaires de
type neuropathique et nociceptif, ainsi qu’un fond anxiodépressif plus
ou moins marqué selon les jours. Aux douleurs des différents cancers
s’ajoutent des douleurs iatrogènes en lien avec les nombreuses ponc-
tions, biopsies, les chirurgies et l’inconfort postural généré par certains
examens. Ces effractions corporelles malmènent l’enveloppe de Marie,
qui progressivement s’est construite dans une carapace tonique.

Bilan psychomoteur
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Marie est une jeune femme grande et longiligne, à l’allure discrète. Ses
longs cheveux pendent sur ses épaules, et cachent les traits fins de son
visage et la partie haute de son buste. Je repère rapidement une légère
cyphose dorsale, comme si Marie cherchait à rentrer sa poitrine pour
mieux la cacher. Cette attitude posturale est associée à une dominance
de la chaîne antéro-latérale, et donne le sentiment d’un corps replié sur
lui-même. Marie présente une hypertonie massive avec une grande diffi-
culté de résolution musculaire volontaire. La cage thoracique est peu
mobile, et tout mouvement se heurte au verrouillage de la ceinture scapu-
laire. La respiration est bloquée au niveau supérieur, à l’étage claviculaire.
L’engagement corporel est timide mais d’emblée très incarné. Marie
montre une véritable qualité de présence dans les déplacements simples
que je lui propose. Le mouvement est harmonieux et semble source de
bien-être, comme en témoignent les sourires légers de Marie qui d’elle-
même ferme les yeux comme pour mieux le ressentir.
La jeune femme connaît parfaitement l’anatomie, puisque, dit-elle, « j’ai
dessiné des modèles nus quand j’étais plus jeune, j’aimais comprendre
comment les corps pouvaient prendre telle ou telle posture, comment ils
étaient faits à l’intérieur pour mieux tracer leurs lignes à l’extérieur ».
Le schéma corporel est décrit de manière presque médicale, pour ne pas
dire chirurgicale. Les mots sont précis et prononcés avec un phrasé un
peu haché, comme s’il s’agissait pour Marie de parler du corps tel qu’il
a été traité en bloc opératoire.

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136 La danse, une médiation en psychomotricité

L’image corporelle est fragile et peu gratifiante. Marie se cache derrière


une superposition de vêtements larges et sombres qui laissent à peine
deviner son corps. La jeune femme dit se sentir difforme, précisant sa
pensée avec les mots de peintre : « J’ai le corps des peintures cubiques,
épuré parce qu’on m’a tout enlevé, disloqué puis mal recomposé. Je me
sens en mille morceaux. Tout en moi est pointu comme l’aiguille. J’ai-
merais un corps plus rond, plus doux. » Je lui demande ce qu’elle entend
par « plus rond ». Marie me répond : « Oui plus rond comme le sein
que je n’ai plus, et le ventre de femme enceinte que je n’aurai jamais. »
La dysmorphophobie est telle que Marie surélève tous les miroirs de la
maison, de manière à ne voir de son image spéculaire que son visage.
Sur le plan de la sensorialité, la jeune femme évoque la persistance de
douleurs nociceptives ainsi qu’une hallucinose de complétude corporelle
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ou sensation de membre fantôme en lieu et place du sein manquant.
Marie appréhende une irritabilité tactile sans qu’elle sache si le contact
corporel en danse lui sera effectivement désagréable.
Le rapport au temps est particulier chez la jeune femme, qui témoigne
de l’effet de sidération du traumatisme de la maladie en ces termes : « Le
temps s’est arrêté, je ne sais plus quand était hier, ce qui est aujourd’hui
et ce que sera demain. » Le vécu temporel de Marie est aussi celui de
la discontinuité et de la fragmentation, son parcours de soin étant
ponctué de multiples rendez-vous médicaux et d’interruptions de la vie
professionnelle et sociale. Marie me dit également avoir le sentiment
de « vieillir plus vite », après avoir un temps cru mourir. Elle semble
prendre plaisir à danser dans la lenteur, et explore assez peu de varia-
tions rythmiques. Sa gestuelle est douce, presque policée. J’en viens à
me demander si Marie ne contre-investit pas sa colère et son chagrin
dans des attitudes tendres.

Projet thérapeutique

Marie s’est inscrite à ce groupe thérapeutique proposé une fois par mois
à des femmes atteintes de cancers. Les axes thérapeutiques sont en
partie ceux du groupe, d’autres sont particuliers au fonctionnement et
à l’histoire de Marie :
– réparer l’enveloppe corporelle par un travail de la peau ;
– détendre (tonus et respiration) ;

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 137

– authentifier l’expression corporelle de Marie, lisse et contenue, qui ne


donne rien à voir de l’intensité qu’elle exprime verbalement (expression
de la tristesse et de la colère) ;
– permettre à Marie de s’engager en confiance dans l’espace et de lever
son inhibition.

Faire peau neuve

Les premières séances sont introduites par un éveil corporel destiné à


explorer sa propre kinesphère. J’envisage ici l’espace de la kine­sphère
comme une peau, puisqu’il est par définition (certes un peu raccourcie 3)
celui qui s’étend tout autour du corps. Il m’apparaît intéressant d’en-
gager le travail corporel de l’enveloppe, non pas directement à même
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la peau, mais dans ce qu’on pourrait imaginer comme un de ses feuil-
lets plus externes, pour ne pas risquer une approche trop intrusive
des patientes justement douloureusement marquées par l’attaque de
leur peau.
Ce n’est que très progressivement que nous introduisons des éveils
corporels plus directement adressés à la peau, comme celui inspiré
de l’exercice de « tracing » développé par la danseuse Trisha Brown.
Il consiste à explorer avec ses mains toutes les parties de son corps,
d’en explorer les creux, les plis, les courbes, comme s’il s’agissait de
parcourir avec la paume de sa main le paysage de son corps. Un peu
comme le ferait un cartographe, pour mieux lire la géographie de ce qu’il
trace. Cet exercice me permet d’amorcer un travail autour de la notion
d’enveloppe, qui sera approfondie à travers le médiateur de la silhouette.
Nous observons attentivement Marie qui explore de ses mains toutes les
parties de son corps, exception faite du buste. Si elle semble parcourir
cette partie de son corps, parce que ses mains traversent sa poitrine, en
réalité ces dernières se soulèvent légèrement au passage du buste. Marie
évite discrètement le contact avec le sein manquant.
La première séance consiste à faire dessiner à chaque participante de ce
groupe une silhouette corporelle sur une feuille de papier grand format
(1 mètre par 80 cm). Elle n’est pas la pure projection de son corps

3. Nous développerons plus rigoureusement ce concept fondamental dans le


chapitre 6 de ce livre.

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138 La danse, une médiation en psychomotricité

propre, respectant ses proportions, sa taille et ses volumes, mais plutôt


l’expression de l’imaginaire corporel des patientes.
Le premier dessin de Marie révèle la dysmorphophobie, avec en arrière-
plan l’image d’un corps proche de la monstruosité, suggérant en sa
propre expression l’émotion du dégoût. Le détail des liens aux chevilles
est répété dans sa symbolique à travers les dessins suivants, sous la
forme de chaînes, de fenêtres aux vitres fermées, de cages à oiseaux ou
de barreaux. L’idée de l’enfermement corporel est omniprésente dans
ses productions. Le thème de la maternité est aussi présent selon les
séances. Marie évoque d’ailleurs à plusieurs reprises l’hystérectomie
comme amputation de son désir d’enfant, au-delà de l’organe : « Je suis
amputée d’un sein, d’un utérus et d’un enfant. » J’observe que l’action
même de remplir la silhouette a implicitement pour fonction de combler
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les manques du corps suite aux différentes ablations. Marie les complète
d’images-sensations et de mots-images.
La deuxième étape du processus est d’accompagner Marie dans une danse
lui permettant de se réapproprier les contours de son corps et d’exprimer
à la fois le dedans et le dehors de cette enveloppe. Pour les besoins de cet
atelier thérapeutique, nous avons spécialement conçu un tubulaire géant,
c’est-à‑dire un grand tube en tissu à l’image de celui des transformistes.
Les danseuses du groupe ont la consigne d’improviser une danse chacune
leur tour au centre de ce tissu puis d’en ressortir quand et comme elles
le souhaitent pour interpréter en dehors du tubulaire. Les passages à
l’intérieur du tissu, cachés du regard des autres, sont l’occasion d’expé-
rimenter plusieurs sensations, par les actions de lisser, froisser, frotter,
étirer, presser, s’enrouler, tendre, glisser, effleurer, tordre, etc. La façon de
s’en dégager est aussi riche dans l’expérience sensori-motrice, et ouvre
de nombreuses perspectives de danse à ­l’extérieur. Au moment de sortir
du tissu, Marie rejoue les attaques faites à son enveloppe corporelle, elle
creuse et pousse parfois jusqu’à donner l’impression de percer. L’intimité
du dedans lui permet également de décharger une émotion pudique, celle
des larmes dont elle parlera seulement dans les temps de verbalisation
en fin de séance. Le dehors est quant à lui investi comme un espace libé-
rateur, celui qui la dégage des barreaux et des chaînes qu’elle dessine.
À mesure qu’elle danse, Marie semble faire doucement peau neuve, inves-
tissant les moments de danse à l’intérieur dans la même sérénité que ceux
de l’extérieur.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 139

La séance se termine par une composition collective avec les mouve-


ments que les participantes souhaitent retenir de leurs improvisations
respectives. Cela construit une grande phrase dansée que nous répé-
tons en variant l’expression émotionnelle. Nous explorons la tristesse,
la peur, la colère, le dégoût, puis les émotions positives que sont par
exemple le soulagement et la joie. Ces variations de tonalité émotion-
nelle permettent à Marie d’explorer des sentiments qu’elle ne s’était
encore jamais autorisée.
Au cours de la séance suivante, je propose à l’ensemble du groupe de se
placer en cercle, autour des différentes silhouettes corporelles disposées
à terre. L’idée est qu’à leur rythme, elles viennent tour à tour impro-
viser une danse face au dessin de leur choix avant de reprendre leur
place dans le groupe. Marie improvise plusieurs passages et s’attarde
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peu sur son propre dessin. Elle se place devant chaque feuille avec solen-
nité, certainement consciente de la grande responsabilité de traduire,
interpréter un matériel qui n’est pas le sien. En même temps, il me
semble que Marie l’explore comme un contenu familier, qui résonne
facilement dans son corps.
L’utilisation des cerceaux est proposée au cours de l’atelier suivant.
Ce choix d’objets m’a été inspiré par les mots de Marie sur l’idée de
rondeur. Après la première étape du dessin, je propose un temps d’éveil
corporel avec la consigne de chercher ensemble des mouvements dans
la rondeur : enroulements, bras couronne, bouche en amphore, courbes
dans l’espace avec chaque partie de corps, tours, mouvements d’enve-
loppement, etc. Chacune propose un geste qui est ensuite repris par
l’ensemble du groupe.
À la fin de l’échauffement, je dispose au sol trois grands cerceaux de
2 mètres de diamètre. Le premier représente l’espace dans lequel les
danseuses pourront explorer une métamorphose, un mouvement qui
les transforme, une nouvelle image corporelle. Il est le lieu de tous les
possibles. Le deuxième cerceau figure l’espace de l’emprisonnement,
celui-là même repéré dans les nombreux dessins de Marie. Les interpré-
tations dansées sont toujours libres, les participantes pouvant chercher
à en sortir ou à s’aménager avec lui. Le troisième cerceau est celui de
l’immobilité. Les danseuses peuvent ainsi interrompre leur danse dans
une statique calme et tranquille, à l’écoute de leurs sensations corpo-
relles, les yeux fermés si cela leur est bien sûr possible. L’exploration

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140 La danse, une médiation en psychomotricité

dansée consiste à s’exprimer librement en dehors des cerceaux, puis à


entrer dans l’un d’eux et y improviser quelque chose en fonction de leur
symbolique (métamorphose, enfermement et immobilité).
Marie alterne les trois cerceaux de façon plutôt équilibrée, puis foca-
lise sa danse dans le cerceau de la transformation. Elle incarne tour
à tour une « héroïne des temps modernes », « un oiseau sorti de sa
cage », « une cellule qui dégénère », « un puzzle humain dont les deux
dernières pièces se sont perdues à l’hôpital », « la Vénus de Milo et sa
poitrine dénudée », etc. Ce travail métaphorique, sur la base des images
personnelles proposées par Marie, est bien sûr une façon d’expérimenter
différents états de corps et qualités de mouvements par le jeu subtil de
la régulation tonique. J’observe le corps de Marie se nuancer dans la
fonction tonique, allant de l’hyper à l’hypotonie.
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Les dernières séances ont été l’occasion d’un travail intégratif et collectif.
Nous avons proposé aux patientes de choisir un dessin parmi tous ceux
qu’elles avaient produits dans les différents ateliers. Puis la consigne
était de positionner les différentes silhouettes dans l’espace de la salle
de manière à les faire dialoguer. Certaines silhouettes étaient claire-
ment mises en regard, placées face à face, quand d’autres entraient en
correspondance sur un autre plan spatial et symbolique, à l’image de
ces cinq silhouettes positionnées tout autour d’une autre comme pour
la protéger. Les patientes ont ainsi composé une grande mise en scène,
faisant résonner les images corporelles des unes avec celles des autres.
Puis nous avons ensemble traduit par une danse collective ce qui était
raconté dans l’agencement des silhouettes. C’est alors que se sont impro-
visés puis composés des duos ainsi que des danses à plusieurs, permettant
pour certaines que s’expérimentent les premiers « peau à peau » d’une
danse-contact, si ce n’est pour toutes des dialogues tonico-­émotionnels de
grande qualité. Marie sembla particulièrement épanouie dans l’exercice,
prenant plaisir à exprimer avec les autres, sans timidité ni gêne, comme
enfin libérée de l’épais manteau qu’elle avait fait de sa peau.
Au terme de ce suivi en danse, Marie verbalisa avec beaucoup d’émo-
tion les effets réparateurs de cette médiation thérapeutique : « Je crois
que je suis maintenant réconciliée avec ce corps certes asymétrique,
mais tout de même encore tonique et harmonieux […]. Je n’ai plus de
choc en me voyant dans le miroir et je trouve même mon corps intéres-
sant à sa manière. »

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 141

Dessiner la silhouette

La première étape du travail consiste à choisir la posture dans


laquelle on souhaite s’installer pour dessiner. Il est en effet toujours
très intéressant d’observer l’attitude corporelle des patientes lors-
qu’elles dessinent. Certaines font le choix de s’allonger au sol,
d’autres préfèrent dessiner à une table, d’autres encore proposent
d’être debout face à la feuille. Selon les appuis ou les contacts corpo-
rels choisis pour le travail, nous pouvons déjà percevoir en filigrane
les patientes en besoin de contour (appui-dos contre un mur ou
contre le dossier de la chaise en position assise, renforcement de la
face antérieure du corps en position allongée sur le ventre), et celles
qui ne le sont pas (simple contact de la plante des pieds pour celles
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adoptant la position debout). On note même chez certaines patientes
l’inclusion du corps propre dans des contenants circulaires (cerceaux,
enroulement dans des tissus ou accumulation de vêtements).
Avant de saisir le crayon, il s’agit de préciser l’idée générale de
la silhouette. Les patientes peuvent la dessiner dans une posture
particulière (assise, debout, allongée, accroupie, en tailleur, etc.),
dans l’orientation de leur choix (face, dos, profil, trois quarts) ou
dans un mouvement spécifique (course, saut, tour, etc.). Lors des
premières séances, quelques éléments récurrents sont remarquables.
Les silhouettes sont majoritairement représentées dans la station
assise, comme une transition spatiale à l’image de leur rémission,
une remise sur pieds progressive, ni plus tout à fait au sol, mais
pas encore totalement debout. L’orientation est souvent de dos ou
de côté (correspondant généralement à celui du membre non lésé),
comme s’il s’agissait de pouvoir encore cacher celui qui fait tant souf-
frir. La figuration de face arrive plutôt dans les dernières séances, et
signe une réelle évolution dans l’acceptation de leur nouvelle image
corporelle. Les premiers dessins sont presque toujours statiques, et
viennent illustrer l’effet de sidération, l’inhibition et la perte d’élan
vital dans la maladie. Le mouvement des silhouettes corporelles
arrive très progressivement dans le suivi, sans doute impulsé par les
nombreuses explorations dansées des premiers dessins.
Les patientes commencent alors par dessiner un contour, que
nous entendons bien sûr comme une figuration de la peau. Cela

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142 La danse, une médiation en psychomotricité

est particulièrement intéressant dans le cas des patientes comme


Marie, car les conséquences des traitements oncologiques marquent
drastiquement cet organe (ablation, amputation, cicatrice, défigura-
tion, décoloration de la peau). Nous pourrions même préciser que
d’autres contours plus larges sont fragilisés, comme la kinesphère,
avec une altération de la démarche et une difficulté à aligner les
bras. La première étape du dessin est donc de choisir quelle sera sa
peau, en jouant sur l’épaisseur du trait, sa continuité ou sa disconti-
nuité (béance relative aux différentes ponctions, aux drains et aux
cathéters), sa couleur et son volume. Certaines patientes dessinent
un contour du corps à peine visible, comme une esquisse, d’autres
au contraire le surlignent, effacent et recommencent sans parvenir à
s’arrêter. Nous voyons très bien comment cette première étape du
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dessin illustre les particularités du rapport à l’enveloppe corporelle.
Si nous affinons encore notre regard, il y a aussi dans certains gestes
graphiques, lorsque le crayon rature, gomme compulsivement ou
rétrécit de plus en plus le contour de la silhouette, quelque chose
à voir avec des attaques de la peau (grattage, arrachage, serrage).
Nous retrouvons probablement là les gestes invasifs subis au cours
des différents traitements médicaux.
La deuxième étape du dessin implique la pratique du coloriage,
qui est ici de l’ordre du remplissage et de la densification. Marie et
les autres participantes du groupe peuvent souligner ou densifier
certaines parties du corps, ou laisser des vides. Je rappelle qu’il ne
s’agit pas là de dessiner le corps dans sa réalité anatomique, mais
d’exprimer la façon dont elles le rêvent ou l’imaginent. Sans surprise,
le buste est très souvent investi de nombreux détails, mais il arrive
parfois que les patients laissent cette zone totalement vierge. Dans
le cas de Marie, le buste est composé d’éléments signifiants, et qui
appellent la symbolique de la cage, du barbelé et de la brique. Le
reste du corps est plutôt détaillé d’ornements doux et romantiques,
parures de fleurs, volutes et arabesques.
Nous pouvons proposer aux patientes de trouver un titre à leur
production.
Lorsque la silhouette est terminée, j’invite les patientes à entrer
dans une contemplation active de leur production. Il s’agit d’ob-
server sans jugement la façon dont chacune se représente son corps.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 143
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« La femme en ruine », dessin de Marie, séance 6.

Danser sa silhouette

Danser sa silhouette est en premier lieu un travail de transposi-


tion. Il s’agit de passer d’une expression graphique, à deux dimen-
sions, à une expression dansée, comprise dans les trois dimensions
de l’espace. Il s’agit également d’opérer une transposition de leur
lecture des formes picturales en formes posturales et dansées. Pour
ce faire, quelques étapes exploratoires sont nécessaires.
Dans un premier temps et avant tout engagement corporel,
chaque patiente est invitée à décrire la façon dont elle se représente
l’état tonique de sa silhouette corporelle : ses appuis, les zones du
corps en contact avec le sol, les parties étirées, comprimées, en
tension, etc. Elles analysent également les affinités spatiales, c’est-
à‑dire, et nous le développerons au chapitre 6, les directions indiquées
par la silhouette. Nous leur proposons ensuite d’identifier la dyna-
mique de leur silhouette, repérant les parties du corps maintenues à
l’état statique, celles inscrites dans un mouvement dynamique, et de
spécifier la qualité de l’énergie. L’imaginaire de la danse va naître de

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144 La danse, une médiation en psychomotricité

cette catégorisation formelle, partant des formes toniques, spatiales


et dynamiques. Car en revisitant chacune de ces formes, les patientes
vont pouvoir plus facilement donner corps à leur dessin.
L’idée est toujours de partir de la posture choisie pour la
silhouette, en prenant le temps d’installer une véritable qualité
de présence dans le corps. Je propose aux patientes d’y rester
quelques minutes, non pas dans un repos béat, mais plutôt en éveil,
se laissant traverser par toutes les sensations qui affleurent. Cette
consigne est motivée par l’idée fondamentale qu’il faut gagner une
immobilité physique pour que se libère une mobilité perceptive. Ce
n’est qu’une fois profondément connectées à ce qu’elles ressentent,
dans une logique impressive, qu’elles pourront entrer justement
dans une démarche expressive.
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Elles explorent ensuite librement les éléments de leur silhouette
corporelle. Elles peuvent faire le choix d’une expression figurative,
reprenant « trait pour trait » ce qu’elles ont dessiné, ou bien exprimer
de façon plus abstraite. Au-delà des formes dessinées au cœur de la
silhouette, le choix des matières utilisées dans la coloration du dessin
(crayon de couleur, aquarelle, peinture à l’huile, fusain, gouache),
les couleurs elles-mêmes, la nature des lignes du contour (continues
ou brisées) sont autant d’éléments d’inspiration pour la danse. Un
dessin peint à la peinture à l’huile, texture lourde, sera peut-être l’oc-
casion d’explorer des mouvements dans une qualité de poids, alors
qu’une coloration à l’aquarelle appellera sans doute une expression
gestuelle dans la légèreté.
La façon d’interpréter le dessin est bien sûr laissée à la libre
appréciation de la patiente. C’est dans cette logique générale de
travail corporel que nous pouvons ensuite et toujours progressive-
ment complexifier le dispositif tel que décrit dans le suivi de Marie.

Autres propositions d’allers-retours entre danse et dessin

L’autoportrait à trois niveaux


Dans le cadre d’un suivi d’adultes sans particularités psychopa-
thologiques sévères (troubles identitaires, psychose, etc.), nous pour-
rions également nous inspirer des propositions faites par la danseuse

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 145

et chorégraphe Anna Halprin, en particulier de l’exercice des dessins


aux trois niveaux. Il s’agit de créer trois petits autoportraits sur trois
feuilles de papier distinctes. À l’origine, ce dispositif dansé a été
imaginé pour mobiliser trois aspects de l’incarnation du danseur :
le niveau physique, le niveau émotionnel et le niveau mental. Afin
d’être plus en phase avec nos référentiels de psychomotriciens,
je propose plutôt d’explorer les trois niveaux suivants : le niveau
physique, qui correspond à une schématisation même approximative
du corps tel qu’il se donne à voir dans sa réalité concrète et objec-
tive (au plus proche du corps anatomique) ; le niveau sensoriel, qui
illustre la façon dont le patient s’éprouve, avec l’expression des lieux
de douleur ou de plaisir, et des sensations particulières propres à
chacun (fourmillements localisés, transpiration excessive, points de
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chaleur, etc.) ; le troisième niveau correspond plutôt à l’imaginaire
corporel, c’est-à‑dire au niveau symbolique, tel que proposé dans la
vignette clinique de Marie.
Au dos de chaque réalisation, je propose aux patients de noter
quelques mots ou phrases, qui seront comme les titres des dessins.
La première étape du travail consiste à répondre en mouve-
ment à chacun des dessins. Comment chaque dessin veut-il bouger ?
Comment les traduire en mouvement ?
Le mouvement dansé va peut-être venir à son tour enrichir le
dessin, le préciser, le détailler. Le patient peut alors compléter à sa
guise sa première figuration. Progressivement, un dialogue s’ins-
taure entre la danse et le dessin.
Je propose ensuite aux patients d’utiliser ces trois images corpo-
relles comme de véritables matériaux préparatoires ou esquisses
d’un autoportrait. Il s’agit d’un travail intégratif d’unification de ces
images composites de soi. L’autoportrait final est donc une recompo-
sition des trois dessins, harmonisant les trois niveaux proposés. Les
patients improvisent ou composent une danse qui vient illustrer cet
autoportrait.
Comme dernière étape exploratoire, et comme nous l’avons
fait dans le dispositif choisi pour Marie, nous pouvons proposer de
faire dialoguer les autoportraits des patients. On peut les organiser
dans l’espace, contre un mur, au sol ou au plafond, en face à face ou
bien se tournant le dos, debout ou en position allongée, dispersés

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146 La danse, une médiation en psychomotricité

ou rassemblés, en fonction de ce qui cherche à se dire. Cette mise


en espace organise une expression dansée collective, où les corps se
répondent à l’image des dessins ainsi exposés.
Cette pratique s’avère très fertile sur le plan clinique mais néces-
site quelques prérequis ou précautions thérapeutiques. Au départ,
certains patients se sentent maladroits, embarrassés ou insatisfaits
quand ils dessinent. Ils peuvent témoigner que le dessin ne restitue
pas l’essence de ce qu’ils avaient en tête. Il est alors important de
les accompagner en les encourageant à accepter ce qui surgit ou
émerge, sans jugement et sans se soucier de leur qualité picturale ou
technique. Pour d’autres, c’est le passage au mouvement qui peut
s’avérer délicat. Ce travail exploratoire est riche, donc complexe.
Cette complexité demande un accompagnement tout particulier, et
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peut être à tout moment simplifiée.

Le mandala
Mandala est un terme emprunté à la langue sanskrit et signifie
littéralement « cercle ». Il est à l’origine une représentation de l’uni-
vers, compilation de symboles miniaturisés ramenés à notre échelle
afin de pouvoir nous y situer. Dans notre vision contemporaine, nous
nommons ainsi des dessins à la forme circulaire.
Dans le domaine de la psychologie, Jung (1995) a mis en évidence
l’intérêt thérapeutique de la création de mandalas, en réponse au
besoin essentiel de centrage et d’unité de l’être humain. Tout être
humain cherche à se rassembler en cohérence, à organiser sa diver-
sité intérieure dans un mouvement de coopération, animé par sa
relation à son noyau spirituel, son centre, que Jung nomme le Soi.
Le mandala a donc pour fonction de rassembler et de contenir, tout
en offrant une dynamique transformative par la relation intrinsèque
des éléments contenus en son cercle. Aujourd’hui, la création de
mandalas fait partie des médiations thérapeutiques opérantes recon-
nues en art-thérapie. Elle est aussi particulièrement riche et intéres-
sante dans le cadre de la thérapie psychomotrice par la danse.
Dans le cadre de la médiation danse, je pré-dessine sur une
grande feuille de papier (1 m x 80 cm) un cercle subdivisé en
triangles de tailles égales et au nombre des participants du groupe.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 147

Cette géométrie met au travail la dialectique du dedans/dehors et la


différenciation soi/groupe. Le dispositif de la danse est le même que
celui de la silhouette corporelle. Il s’agit pour les patients de danser
dans des allers-retours entre le dedans d’un tubulaire géant et son
dehors. Ils peuvent à tout moment interrompre leur danse pour
compléter le mandala affiché sur un des murs de la salle. Chacun
dessine à l’emplacement qu’il aura choisi un élément ou une trace
illustrant ses sensations ou ses images corporelles.

Danse et thème : une clinique de l’adolescent


en situation de maltraitance

Achille : anamnèse
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Achille est un adolescent de 13 ans, le sixième d’une fratrie de sept
enfants dont certains sont placés. Il est suivi dès ses 3 ans dans le cadre
de l’installation d’un retard de développement dysharmonique d’ori-
gine carentielle et secondaire à un contexte familial peu favorable. L’en-
semble de la famille bénéficie d’une action éducative en milieu ouvert
(aemo) et de différentes mesures judiciaires centralisées par un juge
pour enfants.
Achille aurait été un bébé calme mais ni son père ni sa mère ne s’en
souviennent (« J’en ai eu tellement, je ne m’en souviens plus »). Ses
difficultés seraient apparues vers 1 an et demi et probablement en lien
avec les troubles relationnels parents-enfant, au point que la référente de
l’Aide sociale à l’enfance aurait alors envisagé un placement. Madame
aurait dès lors régulièrement poussé Achille, justifiant ses actes en ces
mots : « J’ai eu assez de problèmes dans ma vie, encore lui, c’est pas
possible. »
Achille développe rapidement des troubles du comportement. Nous
observons la réactivation de traces mnésiques traumatiques chez
Achille, celles-ci étant évocatrices d’une probable exposition à des abus
sexuels ou, tout au moins, à des scènes sexuelles auxquelles il aurait
assisté.
Placé en famille d’accueil à 11 ans, Achille a fait l’objet de maltraitances
graves du couple à qui il était confié. Il a été frappé à plusieurs reprises,
forcé de manger de la terre, et menacé de mort avec un couteau. Le mari

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148 La danse, une médiation en psychomotricité

de l’assistante familiale lui a demandé de mentir sous peine de repré-


sailles plus graves encore. Les sévices ont aussi été d’ordre psychologique,
sous la forme d’humiliations à l’égard de ses origines arabes. Devant la
gravité de ces faits et leur probable véracité, a été suggérée une constata-
tion par les services des urgences médico-légales d’un hôpital parisien. Ce
nouveau traumatisme est venu répétitivement faire effraction dans une
enveloppe psychocorporelle déjà fragilisée par la maltraitance parentale.
Achille est alors rapidement placé en foyer, parallèlement à une scola-
risation en externat médico-pédagogique. Dans les premiers temps de
sa prise en charge, Achille se montre très tendu, recherchant le conflit
et les coups avec les enfants comme avec les adultes. Il se rend désa-
gréable tout en monopolisant l’attention du groupe en permanence.
Achille exprime une violence crue, qui se mêle de plus en plus souvent
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à des propos ou des gestes sexualisés. Sa symptomatologie est bruyante,
associant passages à l’acte violents, violence verbale, sadisme à l’égard
des autres enfants, et grande agitation, qui alterne avec des moments
tendres et paisibles sans aucune transition.
Après trois années de suivi au sein de l’emp, la thérapie institutionnelle
a permis à Achille d’intérioriser des points d’appui sur lesquels il peut
aujourd’hui se reposer. Après avoir longtemps cherché les limites de
chaque espace ou temps, ainsi que la fiabilité des adultes, Achille intègre
progressivement le cadre que nous lui proposons. S’il reste impulsif et
répond encore facilement à la frustration par des conduites agressives,
il semble doucement se remettre des effets de sa maltraitance.

Bilan psychomoteur

Je rencontre Achille pour la première fois dans les couloirs de l’institu-


tion. L’enfant détourne le regard lorsqu’il m’aperçoit, et ne répond pas
spontanément à mes questions s’il n’est pas encouragé par ses éduca-
teurs. Plus tard, j’aurai l’occasion d’observer Achille dans le cadre d’une
pratique d’art-thérapie proposée à l’ensemble de son groupe d’accueil. Au
cours de la matinée, je remarque une expression corporelle toute parti-
culière chez l’enfant pendant les moments d’attente. Achille se lèche les
doigts, se tire les oreilles, balaie la table avec ses avant-bras, multiplie les
auto-contacts des mains, joue avec sa langue (jeu associé à une hyper­
salivation). Lorsqu’il est dans une situation d’écoute collective, il alterne

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 149

entre un réel intérêt pour le discours des autres, questionnant de façon


très pertinente, et une attitude familière propre à susciter l’énervement
général. Ces moments contrastent avec des temps où Achille s’apaise
seul, très calmement, dans des postures de récupération. Encore une fois,
Achille ne cherche pas de contacts avec moi, et a tendance à fuir toute
forme de sollicitations. Je le laisse donc venir, lui donnant doucement le
temps d’apprivoiser ma présence. L’enfant finira par jouer avec moi, me
proposant de manger les petits gâteaux préparés en pâte à sel. ­J’observe
alors une bonne organisation du geste plastique, une coopération bi­­­
manuelle efficace ainsi qu’un recrutement tonique adapté.
Le lendemain matin à son arrivée dans la salle de psychomotricité,
Achille s’arrête quelques instants sur le pas de la porte, un pied dedans,
l’autre dehors. Il fuit mon regard et se cache le visage derrière sa
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capuche. Il ne montre aucune conduite exploratoire, ne cherchant pas à
jouer avec le matériel à vue. Lorsque je l’invite à s’assoir au bureau afin
de commencer le bilan psychomoteur, Achille me suit sagement, assez
contenu dans son corps et ne m’adressant aucun mot.
L’image du corps d’Achille est plutôt bien construite et détaillée (il
dessine les seins) pour son âge. Il change de couleur pour chaque partie
du corps. Sur le plan de l’organisation tonico-posturale, Achille est
dans une parfaite assise, bien dans son axe et prenant bien appui sur la
table. La tenue du crayon est bonne, en pince tridigitale à droite.
La somatognosie est conforme aux attendus de son âge, tant sur déno-
mination que sur désignation. Seules quelques articulations comme les
épaules, les poignets et les genoux sont encore approximatives. Achille
tape sur ses genoux en me disant : « C’est dur ! » Puis il continue :
« Un jour, je me suis cassé le bras, il y avait un plâtre tout dur. » Je fais
donc avec l’enfant un petit inventaire détaillé de son corps en abordant
la question du « dur » et du « mou » dans le corps. Cette question du
dur et du mou m’apparaît essentielle dans la construction du schéma
corporel, en qualité de pôle d’opposition d’images sensorielles au même
titre que le plein et le vide, le rond et le creux, le long et le court. Les
explorations sensorielles repérées sur les temps d’attente me semblent
relever de cette structuration progressive du schéma corporel.
Les gestes simples et complexes du Bergès-Lézine sont imités en
pièce à pièce et en miroir, sur un fond hypertonique et en présence de
nombreuses paratonies et syncinésies oro-chirales.

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150 La danse, une médiation en psychomotricité

Lors des coordinations dynamiques générales, j’observe une motricité


globale particulièrement tonique, avec un axe peu mobile et une bonne
suspension/appel du pied.
Achille contrôle parfaitement ses mouvements, mais au prix d’une
fatigue notable en fin de passation repérée par un essoufflement majeur.
À partir de cette étape du bilan, l’inhibition d’Achille cède la place à une
grande agitation. L’enfant explore activement le matériel, soulevant des
gros ballons et autres objets lourds, mesurant sa force et testant sans
doute la résistance et la force du cadre thérapeutique. Dans ce temps de
jeu libre, Achille se jette sur les ballons sans anticiper la chute ni même
chercher à se rattraper. Il escalade des tapis sans faire la fameuse distinc-
tion du « dur » et du « mou », et se met en danger. Dans cette désorga-
nisation il devient familier, sur le plan verbal mais aussi corporel.
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En ce qui concerne les repères spatio-temporels, Achille se montre une
nouvelle fois performant. Il connaît les différents repères topo­­graphiques
et réussit à se repérer d’après un objet orienté. S’agissant de la dimen-
sion temporelle, il peut reproduire les structures rythmiques, avec une
grande impulsivité et une persévération des frappes.
Au terme du bilan, Achille me dit qu’il a très envie de venir jouer dans
la salle le lendemain.
Sur le plan relationnel, Achille est d’un prime abord difficilement acces-
sible. Une fois en confiance, il teste la solidité du cadre thérapeutique
par des attitudes parfois régressives. Cependant l’enfant reste à l’écoute
des rappels au cadre de l’adulte, en lequel il semble trouver la sécurité
qui lui manque.

Projet thérapeutique

Voici les principaux axes thérapeutiques formulés pour Achille :


– par la danse, convertir ce qui est habituellement de l’ordre du
« passage à l’acte » par une « mise en acte » : sublimer les pulsions
agressives d’Achille par la danse ;
– proposer un travail autour des enveloppes, exploration de la question
du dedans et du dehors ;
– apaiser l’hypertonicité de défense.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 151

« Chez moi je danse »

À la première séance de médiation danse, Achille consent à me suivre,


non sans avoir manifesté un certain scepticisme quant à l’intérêt de ce
travail. Il me dira d’ailleurs : « T’avais peur d’être toute seule à danser
c’est ça, personne ne t’aime dans l’institution de toute façon. » Me
gardant bien de lui répondre avec la même agressivité, je lui propose
une interprétation, lui disant qu’il se sentait peut-être lui-même très
seul et mal aimé. Et lui rappelant aussi que le groupe de danse serait
peut-être l’occasion de réparer ça chez lui. Achille ne releva pas ma
remarque mais essaya de retenir un sourire consenti.
À son arrivée dans la salle, Achille toise les autres adolescents du
groupe, et formule quelques moqueries et commentaires désobligeants
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qui lui valent d’être rapidement mis à l’écart par les plus susceptibles.
Après lui avoir fermement rappelé le cadre, insistant sur les principes
mêmes du bien vivre ensemble, je lui rappelle qu’ici on ne se maltraite
pas. Que l’enjeu de la danse est justement de pouvoir exprimer ce qui
nous inquiète sans faire mal aux autres, et sans risque pour soi-même.
Aussitôt Achille se place au-devant du groupe, cachant les plus petits
derrière lui. Il teste du même coup un face-à-face avec moi, cherchant
à m’impressionner en s’approchant de plus en plus près ou simu-
lant un geste brusque en direction de mon visage, sans jamais passer
à l’acte. Sentant que je tiens bon, il alterne alors entre le devant du
groupe et le centre. Lorsqu’il se trouve au milieu du groupe, Achille
amplifie tous les mouvements de manière à gêner les autres participants
qui ne manquent pas de le lui faire remarquer avec un agacement non
dissimulé. Dans une attitude de toute-puissance, ou plutôt dans cette
impuissance à s’inscrire sereinement dans un groupe, Achille exprime
néanmoins un véritable plaisir à danser. Je conviens rapidement avec
lui d’un contrat de confiance, l’engageant à mieux se comporter avec
les autres, et lui promettant également d’être dans la même écoute que
lorsque je le suis dans sa séance individuelle. Les termes du contrat
semblent lui convenir, parce que, dit-il, « ce contrat est aussi signé par
le juge pour enfants », repéré en la personne de la directrice de l’insti-
tution, pédopsychiatre de son état. Achille calme progressivement ses
attaques dirigées vers le groupe. Il va plutôt l’ignorer, se rendant au
départ totalement indifférent aux expressions dansées de ses camarades.

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152 La danse, une médiation en psychomotricité

Je propose au groupe un travail autour des pièces de la maison, connais-


sant la valeur symboligène de ce thème, véritable métaphorisation de
l’image du corps. La maison vient également mobiliser chez Achille un
synonyme singulier, celui de son « foyer » d’accueil.
La cuisine est spontanément choisie par le groupe. Chacun se lance
à corps perdu dans des expressions dansées qui viennent parler de
leurs angoisses de dévoration. Achille accompagne ses gestes de mots
chuchotés comme « je vais tous vous manger, vous qui voulez me
ronger l’os et me traitez comme un chien, c’est moi le plus fort ». Puis
très insidieusement, la problématique de viol émerge dans l’expression
équivoque « et toi là, toi qui veux que je boive encore ton lait dégueu-
lasse, tu te prends pour qui, t’es plus mon père d’abord ! » Son expres-
sion corporelle est tendue, au bord de l’explosion, mais la solidité du
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cadre thérapeutique semble contenir encore les élans d’une pulsionna-
lité brutale et crue.
Vint ensuite l’exploration du salon, cette pièce commune impliquant la
réalité de l’autre, notamment dans les familles comme celle d’Achille,
particulièrement précaire sur le plan matériel et social. Le salon est
bien souvent la pièce où s’agglutinent et végètent des corps rendus à
la violence de murs trop proches et de cris mêlés au son d’une télé-
vision mal branchée. Achille poursuit sa danse comme exutoire, pous-
sant en dehors de lui-même les colères et les douleurs qui depuis des
années l’encombrent. Il décharge, lance, appuie, pousse, jette, et claque.
Ses mouvements frappent l’air, fouettent, soufflent jusqu’à l’essouffler
lui-même. Achille accède pour la première fois à une fatigue salvatrice,
de celles qui permettent que les choses lâchent. L’adolescent capitule,
et d’une position persécutrice, accède progressivement à une position
dépressive.
C’est dans cette temporalité que je propose à tous une exploration de la
chambre. Achille précise qu’il ferme la sienne à clef, « parce que c’est la
pièce des secrets ». Si je pouvais à juste titre anticiper une érotisation
du geste, connaissant la problématique incestuelle d’Achille, il n’en est
rien. Achille explore tour à tour des mouvements dansés dans ce qu’il
imagine être un lit double, puis un lit simple, et finalement un lit super-
posé. Lui qui se tient toujours dans une hypertonie avec hyperexten-
sion du buste, comme s’il s’agissait de défier le monde entier, s’essaye
à un nouveau registre. Il cherche le contact avec le sol, s’allongeant

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 153

et s’arrêtant de temps en temps, les yeux fermés. L’expression de son


visage est grave. Dans ses explorations, Achille teste les coins, y aban-
donnant discrètement quelques larmes.
Au terme de ces explorations, ayant librement expérimenté chaque pièce
de la maison, je propose un travail plus dirigé autour de ses grands
éléments constitutifs : la contenance du toit, des murs et du sol, et les
ouvertures que sont les portes et les fenêtres. Cela me permet d’aborder
implicitement la problématique d’effraction de l’enveloppe vécue par
Achille dans la maltraitance sexuelle. L’abord de ces différents éléments
est en effet un prétexte au travail fondamental du dedans et du dehors,
les toits, les murs et le sol aidant à se sécuriser dans un dedans fiable et
concret, quand le travail des ouvertures invite à dépasser le repli propre
au traumatisme, dans un accueil filtré des bonnes choses qui peuvent à
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nouveau venir de l’extérieur.
Nous commençons par une exploration des murs de la salle de danse.
Chaque enfant est invité à vérifier la solidité des murs, par le simple
contact des deux paumes de mains en appui sur cette surface. Nous
faisons ainsi tout le tour de la salle, dans une exploration tactile simple
et attentive. Certains enfants sont très sensibles à toute forme d’irrégu-
larités : aspérités, craquelures, fissures, variations de températures, etc.
Achille verbalise d’ailleurs à ce sujet : « Il ne tient pas ce mur, il va se
casser, c’est sûr, je ne crois pas qu’on soit en sécurité ici. » Ce n’est qu’en
explorant des mouvements dansés avec tout le poids du corps que les
enfants les plus inquiets finissent par se rassurer. C’est donc peut-être
que ces murs résistent à la pression excessive d’un être humain qui y met
toute sa force, voilà qui devrait parler à Achille. Nous proposons ensuite
de varier les expérimentations du mur en donnant à chaque enfant
un ballon. La consigne est de lancer le ballon contre le mur puis de le
rattraper en prolongeant le mouvement de réception dans un geste dansé.
Cet exercice dynamise le travail du mur et libère le corps des patients qui
souvent s’avachissent, s’agglutinent et se collent contre les murs sans
jouer des repoussés et de la possibilité de réponse en danse. Achille semble
avoir bien cheminé dans cet atelier, puisqu’il lance son ballon sans cher-
cher à attaquer le mur, dans la simple décharge agressive, mais plutôt
dans le rebond. Signe sans doute qu’après l’expression de la violence (la
percussion), l’ébauche d’un dialogue devient possible (le rebond de la
balle contre le mur étant une forme d’aller-retour à soi).

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154 La danse, une médiation en psychomotricité

La question du toit est abordée à travers l’expérimentation du plafond


de la salle de danse, ou plutôt des mouvements dansés en direction de
celui-ci. Nous constatons que beaucoup d’enfants craignent un effon-
drement du plafond, vérifiant par exemple que les luminaires encastrés
dans le plafonnier de la salle ne se décrochent pas. Cela révèle sans
doute chez un certain nombre d’entre eux une angoisse de chute. C’est
alors qu’en véritable sol inversé, nous cherchons justement à faire du
plafond un point d’appui. Nous improvisons des danses inspirées de
l’imaginaire de cet « au-dessus de soi ». Pour certains il s’agit d’un
ciel étoilé, pour d’autres d’une toile de tente ou d’un parapluie. Achille
improvise une danse comme s’il s’agissait d’un paratonnerre. L’image
n’est donc pas celle d’un au-dessus persécutant (ce qui est toujours le
cas dans la maltraitance), mais protecteur. Nous voyons bien que faire
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fonctionner le plafond, c’est entrer dans notre relation à la verticale, qui
selon chacun rejoue un rapport de force ou de protection. Achille danse
alors comme s’il était pris dans un orage, agité mais pas débordé, se
sachant contenu par son paratonnerre.
Le sol est évidemment exploré dans la continuité des murs et du plafond,
comme un point d’appui essentiel à la danse. Nous constatons rapide-
ment que le sol n’est plus pour Achille le lieu d’humiliation ou d’asser-
vissement. Il joue avec le sol dans des figures acrobatiques, se prenant
au jeu d’un danseur de hip-hop. Ce plaisir manifeste à danser s’exprime
aussi et surtout dans la conscience et le respect des autres patients qui
dansent autour de lui. Nous pensons qu’Achille a pu se construire un
intérieur suffisamment sécure pour ne plus vivre la présence des autres
enfants du groupe comme une menace à évincer par la violence.
Une fois cette garantie de l’enveloppe profondément installée dans le
corps des enfants, nous explorons des jeux dansés avec la porte de la
salle de danse (les fenêtres étant bien évidemment trop risquées, mais
l’idée resterait la même). Les enfants improvisent chacun leur tour des
allers-retours entre le dedans et le dehors de la salle. Achille, qui jusqu’à
présent montrait de grands débordements lorsqu’il n’était pas contenu
dans la salle de classe ou sous le regard de son éducatrice spécialisée,
investissant les couloirs de l’institution comme des lieux de passage à
l’acte, tapant, insultant ou faisant peur aux autres enfants, y improvise
aujourd’hui tranquillement une danse avant de nous rejoindre à l’inté-
rieur de la salle.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 155

La présentation clinique d’Achille est donc en train de changer. Davan-


tage contenu dans son propre corps, il commence même à prendre du
poids. Physiquement plus harmonieux, Achille ne se déplace plus à
la manière d’un pantin désarticulé prêt à sauter sur le premier venu.
Moins impulsif mais aussi moins hypertonique, il peut maintenant se
laisser aller à des attitudes tendres.
Nous sommes ici les témoins d’une petite métamorphose, ce qu’Achille
confirmera à sa façon en fin de prise en charge : « Tu sais quoi, mainte-
nant chez moi je danse. » Je n’ai pas réussi à savoir s’il parlait de son
corps ou du foyer, mais qu’importe, il me semble que l’essentiel était
finalement dit.

À propos de la fonction symboligène


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Nous le savons, la médiation danse en psychomotricité a une
fonction symboligène.
La médiation danse permet effectivement la symbolisation,
processus thérapeutique de changement essentiel en psychomotri-
cité. Roussillon envisage la symbolisation comme véritable travail
psychique de transformation de l’expérience subjective en représen-
tation mentale : « M’inspirant notamment de la notion de fonction
alpha développée par Bion, je considère que la symbolisation est
un travail permanent de psychisation, transformation inconsciente
des données du corps en représentations mentales […]. Sensations,
perceptions, affects, expressions motrices constituent les outils de
base dont est doté l’infans dans sa rencontre avec le monde. Ces
données s’organisent progressivement en symbolisation primaire,
représentations mentales en deçà du langage, puis en symbolisation
secondaire avec l’apparition du langage […]. La symbolisation peut
être considérée dans sa dimension de travail psychique permanent
de transformation des données du corps en images mentales » (2008,
p. 39-50).
C’est aussi ce que confirme Lesage lorsqu’il rappelle que dans la
médiation danse, nous pouvons mettre en place un cadre ritualisé qui
offre au patient la possibilité d’une mise en ordre symbolique, une
incitation à trouver, créer ou découvrir les gestes qui lui permettent
de symboliser. Schott-Billmann le dira également en ces termes : « La

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156 La danse, une médiation en psychomotricité

danse apparaît comme une activité thérapeutique privilégiée dans la


mesure où elle implique le registre du corps par la motricité, celui du
social par le lien groupal, et celui du psychisme puisqu’elle sollicite
des émotions et des représentations dans une expérience à la fois
symbolique et artistique » (2012, p. 255).
Nous pourrions dès lors affirmer que la danse a une efficacité
symbolique, au sens entendu par Lévi-Strauss : « L’efficacité symbo-
lique est délicate et nécessite le voile de la poésie, du rythme, de la
danse, et de la musique. Sous ce voile l’art travaille à nous guérir,
tout en nous empêchant, selon la belle expression de Nietzsche, de
“mourir de la vérité” » (Schott-Billmann, 2012, p. 255).

Le corps est une maison


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Nombreux sont les thérapeutes à proposer le dessin de la maison
au premier entretien de consultation. Certains psychomotriciens
le proposent aussi pour sonder la nature de l’image corporelle des
patients. Et cela n’est pas sans raison. C’est que la maison est le
prolongement de mon corps, elle est faite à son image. Lorsqu’on
demande aux jeunes enfants de dessiner une maison, ils produisent
en effet souvent le même modèle, avec deux fenêtres, une porte, une
cheminée, une allée et un toit pointu : modèle appris ou fantasme
partagé ? Peut-être les deux, le stéréotype relevant sans doute autant
des images trouvées dans les livres d’enfants, des modèles appris
des parents ou des enseignants que de l’anthropomorphisme inhé-
rent à cette représentation. Cette maison reprend l’essentiel d’un
visage ou d’un corps, homologie relevée par les psychologues et les
psychomotriciens.
La maison est d’abord une édification du dedans et du dehors.
C’est une structure close, constituée d’un dedans et d’un dehors,
comme la plus infime des cellules, le plus primitif des organismes
vivants. Un intérieur délimité par quelque membrane capable par
ses orifices d’accueillir ou de laisser sur le pas de sa porte ce qui
vient de l’extérieur et d’empêcher les organes de se désintégrer.
On y trouve une forme d’homéostasie, un ordre, une stabilité faite
d’échanges réguliers dans une temporalité paisible et cyclique. À l’ex-
térieur, règnent plutôt les changements, les aventures, les risques et

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 157

la discontinuité. La maison anime, féconde, et préserve donc notre


vie intérieure. Elle est une matrice, nous y retrouvons l’enveloppe
dont nous avons besoin. « Doublet du corps, la maison va se trouver
isomorphe de la niche, de la coquille, de la toison, et finalement du
ventre maternel » (Durand, 1984, p. 536). Ce que le poète Henri écri-
vait aussi en ces vers : « La mère, c’était la maison avec les grands
plis de ses murs, sa coiffe de tuiles reposant sur nous. » La maison
c’est donc avant tout un nid, une architecture douce, sans angles,
sans rupture de plans, où l’équerre et le fil à plomb n’ont que faire.
Nous pourrions dire que la maison est un abri, ce corps envelop-
pant et protecteur qui vient redoubler, de l’extérieur, l’enveloppe
maternelle.
La morphologie de la maison est précise et n’est pas sans rappeler
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celle du corps. Nous y retrouvons quelques éléments constitutifs
particulièrement intéressants à accompagner dans la médiation
danse en psychomotricité.
La maison a sa propre ossature, à l’image de la charpente qui
organise, à l’image du squelette, les différentes pièces.
Par ses cloisons et ses murs, la maison fait aussi fonction d’enve-
loppe, agissant comme une peau. Murs perméables sans être poreux,
proposant des aérations, faits de matériaux isolants mais sans isoler,
fermer ou enfermer.
La maison est également structurée dans la verticalité, érigée
comme un corps, entre la rationalité et la mémoire des pièces hautes
comme le grenier (métaphore de la tête), et l’irrationnalité, l’informe
et l’obscur des pièces basses comme la cave (métaphore du bassin).
Le Run (2006) rappelle que les rapports entre le corps et la maison
ont donc été maintes fois soulignés. « La maison est votre plus grand
corps », écrivait Khalil Gibran (2020). Sans doute parce que la maison
est une extension du corps, un territoire qui le prolonge. Les acti-
vités qui s’y développent dans des endroits déterminés se rattachent
aux grandes fonctions corporelles : laisser entrer (portes), se nourrir
(cuisine, salle à manger), regarder (fenêtres), excréter (toilettes),
digérer (salon), se retirer (chambre), aimer (chambre), se purifier
(salle de bains), se déplacer (allées), etc.

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158 La danse, une médiation en psychomotricité

Maltraitance et déshabitation du corps :


comment revenir chez soi par la danse ?

La maltraitance est une effraction, une intrusion dans l’intimité


du corps de la victime. Elle est presque toujours traumatogène, et
génère des mécanismes de défense puissants et durables. Nombre de
patients maltraités semblent soudainement désincarnés, hors d’eux-
mêmes, à l’image du trouble dissociatif bien connu de la clinique
post-traumatique. Mais alors comment aider le patient à « revenir
chez lui » ?
Il s’agit bien de travailler l’habitation corporelle du patient, c’est-
à‑dire, « en dépit des modifications et des changements qu’il connaît
toute sa vie, une manière de parvenir à garder un espace où pouvoir
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dire moi-je. Habiter son corps est donc un acte psychique appuyé
sur du sensoriel et qui participe de la construction identitaire […].
Même s’il est abîmé, un corps peut s’habiter comme une maison et
participer à un processus de construction identitaire » (Brun, 2006,
p. 7-8). Tout l’enjeu est donc d’aider Achille à retrouver ce domicile
perdu parce que trop longtemps effracté par la maltraitance.
Dans un premier temps, je crois qu’il est important que le patient
puisse envisager l’espace thérapeutique de la danse comme un
espace refuge, un lieu sécure au sein duquel il peut venir se déposer
sans risque. Cela reprend d’ailleurs l’étymologie de maison, issue de
mansio et de manere : l’endroit où l’on s’arrête, où l’on jette l’ancre,
où l’on demeure, où l’on se sent enveloppé, comme un germe dans
une graine.
Lorsque ce premier espace est repéré, il nous faut aider le patient
à « intimiser » l’espace de son corps. A fortiori lorsque nous accom-
pagnons des patients victimes de maltraitance sexuelle, la priorité
doit être de leur restituer des limites corporelles, un contour, conte-
nant solide en lequel ils peuvent avoir confiance. Cela passe bien sûr
par un travail autour de l’enveloppe corporelle, que nous mobilisons
dès l’étape d’éveil, en tout début de séance. Puis dans l’exploration
dansée sur la thématique de la maison, nous insistons naturellement
sur la question du mur et de la cloison.
Tout ce qui concourt à délimiter l’espace-corps du patient est
donc important à mobiliser dans la danse. Nous aurons bien sûr une

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 159

attention toute particulière à la question des orifices corporels, zones


de pénétration, d’intrusion et d’effraction chez les patients victimes
d’abus sexuels. Les orifices corporels constituent des trouées dans
une enveloppe corporelle fragile, au même titre que les portes et les
fenêtres dans la salle de danse. Même si cela peut paraître un détail,
l’état des vêtements portés dans la danse a aussi son importance. Je
m’étais aperçue que lorsque Achille portait des vêtements déchirés
et troués, il était également difficile à contenir dans la danse.
Pour finir, il me semble que le processus thérapeutique invitant à
réinvestir l’intimité de son corps demande du temps. On ne retourne
pas facilement dans le lieu de sa souffrance. Il faut accepter d’accom-
pagner le patient jusqu’au seuil de sa maison, et de repartir sans y
avoir franchi un pas. La réhabitation du corps demande parfois des
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allers-retours entre le dedans et le dehors, puis un état des lieux d’en-
trée minutieux afin d’y être assuré de sa sécurité. Cette démarche
thérapeutique de réinvestissement corporel par la danse est donc
un travail de patience, à l’image de la maison, se construisant pierre
après pierre et sur plan, c’est-à‑dire avec beaucoup de précision et
de délicatesse dans un projet rigoureusement pensé au regard de la
complexité du sujet.

Danse et objets : une clinique de l’enfant prématuré

Violette : anamnèse

Violette est une petite fille de 8 ans, née à 27 semaines d’aménorrhée


avec un poids de naissance de 600 grammes suite à une prééclampsie de
la mère, primigeste et primipare, qui accouche par césarienne. Violette
est intubée en salle de naissance et hospitalisée d’urgence en réanima-
tion néonatale. Une opération du canal artériel est effectuée à J+15 et
un arrêt cardio-respiratoire de 40 minutes survient à J+18. Violette
restera hospitalisée en réanimation pendant deux mois et demi puis
quarante jours en néonatalogie. Elle sera hospitalisée à cinq reprises
les trois mois suivants pour des difficultés respiratoires dues à une
broncho-­dysplasie sévère. Madame est ensuite hébergée avec Violette
en foyer maternel, s’y sentant protégée d’un compagnon décrit comme
violent.

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160 La danse, une médiation en psychomotricité

Une prise en charge est indiquée par l’antenne du camsp (centre ­d’action
médico-sociale précoce) mais la maman ne répondra jamais aux propo-
sitions de rendez-vous. Elle reprend contact aux 21 mois de Violette,
inquiète que la marche ne soit pas acquise. L’examen neuro­moteur est
sensiblement normal mais la crèche s’inquiète d’une enfant qui s’isole,
pleure beaucoup et sans langage compréhensible. Il est rapporté une
absence de distanciation avec l’adulte. La pédopsychiatre en charge
de son suivi insiste sur la nécessité impérative et urgente des soins.
Violette semble perdue, ne sachant plus qui elle est et ce qu’elle fait là.
Aux probables séquelles néonatales sur l’appareil ­cérébral ­s’intriquent
une labilité émotionnelle, des troubles de l’attention, une indifféren-
ciation des figures adultes, et un aspect en faux-self déficient qui cache
probablement des capacités cognitives subnormales. La prise en soin
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dans une institution adaptée est donc décidée afin d’aider ­l’enfant à
rattraper ce début de vie laborieux.
Elle est particulièrement difficile avec sa mère sur laquelle elle dirige
toute son agressivité. Violette cherche probablement à se rassurer au
sujet de sa propre résistance, comme au sujet de sa force de vie, en véri-
fiant la résistance de sa mère. Cette destructivité et la résistance que
nous pouvons lui opposer lui permettent peu à peu de se différencier et
de s’individualiser. Elle est triste de cette déconfusion mais cette sépa-
ration se révèle particulièrement thérapeutique.
Depuis son arrivée dans l’institution, nous constatons qu’un espace
interne s’est constitué lui permettant des échanges relationnels et une
capacité nouvelle qui contient et élabore ses émotions. Elle se pose sur
son groupe éducatif, même si elle est de temps à autre tentée de faire
vivre aux autres ses tensions internes. Sa personnalité se précise et ses
relations aux autres se pacifient et se fidélisent. Une appétence pour
l’expression dansée émerge rapidement, ce que viendra confirmer le
bilan psychomoteur.

Bilan psychomoteur

Je rencontre Violette pour la première fois lorsque l’éducateur du groupe


dans lequel elle est accueillie l’accompagne dans la salle de psycho­
motricité afin qu’elle se familiarise avec l’espace et me rencontre. Je me
mets à sa hauteur de façon à faciliter le premier lien, et l’enfant vient

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 161

spontanément dans mes bras. L’étonnante facilité de ce premier contact


me laisse dans une certaine perplexité. Le manque de distance corpo-
relle de Violette n’aura d’ailleurs de cesse de s’exprimer au cours de son
stage. L’enfant a tendance à s’agripper au corps de l’adulte comme un
tout-petit. Dans les bras, elle alterne entre le tout-contre et la mise à
distance par une hyperextension de son buste qu’elle projette en arrière.
Elle me donne le sentiment de tester l’espace intercorporel, entre fusion
et séparation.
Lorsque je reçois Violette dans le cadre de son bilan psychomoteur,
j’observe plus attentivement son morphotype gracile quasi anorexique.
Malgré sa présentation fragile, l’enfant montre une grande énergie lors
de la passation.
Le jeu libre constitue un premier temps d’observation me permettant
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d’identifier la motricité spontanée de l’enfant ainsi que ses initiatives
relationnelles. Violette prend le tunnel extensible et me demande
de fermer les yeux. Elle me dit « construire une cabane pour dormir
dedans ». Puis une fois organisée, avec de nombreuses couvertures
cachant les parties en transparence, Violette me lance : « Je me cache et
tu viens me chercher ! » Elle manifeste beaucoup de jubilation lorsque
je la découvre, et semble progressivement installer une certaine direc-
tivité dans ses demandes : « Viens tout de suite, dépêche-toi sinon
on arrête. » Lorsque je la reprends sur ses injonctions multiples, elle
grimace et cherche artificiellement l’émotion de tristesse en me disant
vouloir partir. Je me demande alors si cette directivité ne viendrait pas
répondre à un besoin d’hypercontenance du cadre thérapeutique.
Le deuxième objet médiateur dont elle se saisit est un gros ballon sur
lequel elle s’allonge spontanément sur le ventre. J’initie alors des balan-
cements d’avant en arrière qui la bercent et l’accompagnent vers un
relâchement musculaire sans appuis plantaires. Violette me demande
de la couvrir entièrement avec les nombreuses couvertures de la salle.
Elle commente ce moment en me disant : « Ça fait du bien ! Je ne parle
plus. Je veux que tu fermes la fenêtre et la porte » (la fenêtre et la porte
sont depuis le début bien fermées). Ces moments illustrent assez bien
le besoin de contenance de l’enfant, qui par la suite peinera à maintenir
son attention sur les épreuves du bilan.
Sur le plan tonico-postural, je note une attitude corporelle globalement
hypertonique, avec un axe corporel très tenu, et qui contraste fortement

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162 La danse, une médiation en psychomotricité

avec ce que j’observais précédemment dans le jeu spontané (recherche


de l’enroulement du buste). Violette ne parvient pas à se poser durable-
ment dans les exercices proposés.
Lorsque je lui propose le dessin du bonhomme, Violette me demande :
« Je ne fais pas de gribouillage, sinon tu vas te fâcher ? » Il est ensuite
réalisé dans une grande difficulté de structuration de l’espace de la
feuille puisqu’elle a dû tordre le corps de son personnage, n’ayant pas
anticipé la hauteur de son dessin. Violette commente sa production en
disant : « Seigneur il m’a montré comment dessiner une danseuse pour
toi […] mais là elle est encore un peu cassée. » Puis elle se saisit du
miroir laissé à sa disposition et lance : « Au revoir je suis Violette ! »
Lors des coordinations dynamiques générales, j’observe une bonne
aisance corporelle, ainsi qu’un désir impérieux de bouger. Violette prend
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d’ailleurs l’initiative d’un mime et choisit : « Tu dis, un bébé nage dans
un rond. » Cela n’est pas sans m’évoquer le « sentiment océanique » des
premiers jours de la vie, sentiment qu’elle n’a pas pu traverser ayant été
très tôt séparée du corps de sa mère. Violette montre alors un grand
besoin de contrôle, jusqu’à décider pour moi des consignes corporelles.
Les imitations de gestes révèlent des compétences praxiques à soutenir.
Violette reproduit en miroir et en pièce à pièce, avec des confusions des
plans et des orientations des mouvements.
L’évaluation de la somatognosie montre une bonne connaissance du
schéma corporel à l’exception des articulations, comme les coudes,
les poignets, les genoux et les chevilles. Au cours de la passation, elle
commente l’item de la bouche en me disant : « Moi j’ai peur des choses
qui peuvent se coincer là […], comme quand j’étais bébé avec un tube
dans la bouche. » Son image corporelle semble particulièrement insé-
cure et peu gratifiante. Violette multiplie les plaintes somatiques et les
questionnements sur la solidité du corps : « Tiphanie, est-ce que mon
corps il deviendra très grand ? Et s’il va jusqu’au plafond, ça veut dire
que je vais avoir la tête coupée, non ? […]. Si on n’a plus de cœur on
fait comment ? […]. Mon squelette c’est la mort dans le corps, non ?
[…]. Mes yeux ils peuvent tomber dans les trous ? Je peux les recoller
avec du scotch ? […] Si on m’arrache les dents, je ne vais plus parler,
c’est ça ? »
En ce qui concerne les repères spatio-temporels, Violette est encore dans
l’approximation des repères topographiques. S’agissant de la dimension

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 163

temporelle, elle ne connaît ni la date du jour, la saison, ni l’année. Elle


reproduit difficilement les structures rythmiques avec un peu d’impul-
sivité et d’excès tonique.
Au terme de ce bilan, nous constatons chez Violette une tendance à
la dysmorphophobie, ainsi que la présence de nombreuses angoisses
corporelles (démembrement, castration, éclatement). La grande tension
corporelle qu’elle manifeste semble se comprendre comme une tentative
de colmater ses parties du corps morcelées. L’agitation psychomotrice et
l’excitabilité de Violette sont sans doute également une conséquence de
la prématurité 4.

Projet thérapeutique
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Violette présente un profil phobique, dont on situe souvent l’origine
dans l’état de confusion et la difficulté à se séparer. Nous retrouvons ces
éléments dans les détails de son anamnèse et de sa passation. Nous rete-
nons également que Violette semble justement chercher la contenance
qui lui permettrait de trouver les contours rassurants qui lui manquent
encore.
Voici donc quelques objectifs thérapeutiques formulés pour Violette :
– apaiser l’état tensionnel par les variations toniques permises par la
danse ;
– par le travail de l’objet médiateur, proposer un mode relationnel plus
à distance du corps de l’autre (travail de la séparation) ;
– permettre à Violette de se subjectiver par la mise en jeu de l’axe
corporel, notamment au travers de l’utilisation des bâtons en danse ;
– calmer son agitation par un travail de contenance permis par la soli-
dité du cadre thérapeutique, l’utilisation des tissus et la qualité du
regard ;
– renforcer l’image du corps de Violette par l’apaisement de ses angoisses
corporelles dans le plaisir de la danse.

4. Excitabilité neuronale.

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164 La danse, une médiation en psychomotricité

La petite danseuse cassée

Violette participe à un groupe à médiation danse à raison d’une fois


par semaine. Dès le début de cette pratique, l’enfant ne cache pas son
enthousiasme à danser.
Les premières séances sont développées à partir de l’objet tissu. Je
formule chaque semaine une proposition d’éveil différente. Il peut s’agir
d’agiter le tissu au-dessus du corps (flux tactile et flux sonore du tissu
qui fouette l’air, installation de la respiration sous l’effet de cet appel
d’air, etc.), d’un effleurage délicat avec le tissu qu’on laisse pendre à la
surface du corps de l’autre, d’un léger frottage du tissu tenu en boule,
en mouvement circulaire, ou encore d’un serrage avec le tissu qui croise
autour de la partie du corps mobilisée (travail de densification/dila-
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tation du muscle), de mobilisations passives avec progression pour la
tête et la cage thoracique/bassin (léger mouvement de bascule droite et
gauche puis portage avec décollement du sol), jusqu’à une proposition
plus complexe de silhouette dessinée avec les différents tissus à dispo-
sition. Dans cet exercice, les patients doivent décrire avec les tissus le
contour du corps de l’autre qui peut choisir une posture à plat dos,
à plat ventre, en position fœtale, en position assise, etc. Celui qui est
ainsi délimité doit s’en extraire doucement et peut improviser à l’exté-
rieur des mouvements en dialogue avec sa silhouette avant de la réin-
tégrer avec le même soin. Lorsqu’il a terminé ces allers-retours entre
le dedans et le dehors, il rentre une dernière fois dans sa silhouette et
se libère du contour comme il le souhaite (éloigner les tissus de soi, les
prendre et en faire un tas, les mettre sur soi, etc.). D’autres proposi-
tions sont encore possibles, comme celle des cercles concentriques dans
lesquels les patients font tourner une stimulation. Nous formons deux
cercles, un petit contenu dans un plus grand. Le petit cercle reçoit, le
grand cercle donne. Chacun prend un tissu différent et nous faisons
circuler une action comme effleurer, frotter, vibrer, fouetter, etc. Une
autre exploration consiste à créer une ronde. Un soliste danse au centre
du cercle, mis en mouvement par le reste du groupe autour de lui qui
agite les tissus, fait du vent avec, les fait glisser sur le danseur qui se
laisse réagir. Le glissement et les agrippements du tissu sur le corps
déclenchent le mouvement du soliste. Quand ce dernier veut changer,
il attrape un tissu et amène à lui la personne concernée de manière à

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 165

échanger sa place. Le dernier soliste à passer récupère l’ensemble des


tissus dans sa danse.
Pendant les temps d’éveil, Violette semble chercher une forme de peau à
peau éternisé. Elle est toujours tout contre l’autre, et préfère se situer en
dedans de toutes les formations (choisit de se situer dans le petit cercle
compris dans le plus grand, éternise sa position dans la silhouette et
danse peu en dehors, etc.). Elle agrippe les tissus et fait venir à elle les
enfants, comme si elle les hameçonnait, cherchant la prise, ou plutôt à
serrer le lien à l’autre qu’elle s’inquiète de perdre. Violette est facilement
excitable et encore très hypertonique.
Ce n’est que très progressivement que Violette parvient à se sentir
contenue dans sa propre peau, sans avoir besoin de celle des autres.
Elle détend tout doucement sa relation aux enfants, et tolère à présent
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une petite distance propice à l’émergence de soi. Je me souviens de
quelques explorations dansées particulièrement riches pour Violette.
Dans une première proposition, nous disposons dans la salle les diffé-
rents tissus préalablement mobilisés dans l’éveil corporel, en utilisant
toutes les possibilités offertes par l’espace : au sol, sur des chaises,
suspendus à une fenêtre ou à une porte (espace intermédiaire entre le
dedans et le dehors), suspendus au-dessus d’un coin de la salle (espace
en volume, cachette), certains au centre, d’autres en périphérie,
quelques-uns très étalés, d’autres plus ramassés. Nous essayons de
créer en quelque sorte un « paysage d’objets » dans lequel nous allons
voyager. Chaque enfant explore un tissu à sa manière, comme ça lui
vient. Comme il a pu l’expérimenter au cours de l’éveil corporel, il
peut l’agiter, le lancer, l’effleurer, le tordre, l’étirer, mobiliser passive-
ment une partie de son corps, le laisser à sa place et en faire le tour,
marcher dessus, se cacher dessous, etc.
Puis à mon signal l’enfant interrompt cette exploration et dépose son
tissu, dans une nouvelle intention pour aller expérimenter un autre tissu
ailleurs dans la salle. La musique est progressive, douce et lente au départ,
puis dynamique et rapide sur la fin. Les déplacements se font dans une
écoute de ce qui se passe autour de soi : la disposition de chaque tissu, le
regard des autres qu’on croise, etc. Nous clôturons cette exploration par
la construction d’une structure textile commune, disposant par exemple
le premier tissu sur une surface structurante (chaise, barres, porte-man-
teau, etc.), avant de composer pièce à pièce. Dans cette danse Violette

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166 La danse, une médiation en psychomotricité

se montre encore assez adhésive, suivant de près les enfants explorant


facilement cette liberté d’exploration à côté d’elle.
Je propose ensuite de poursuivre cette exploration par le travail du
duo. Chaque enfant commence à l’extrémité d’une même diagonale de
manière à se faire face. Ils peuvent ainsi poser un regard sur l’autre et
être dans une véritable qualité de rencontre autour du tissu disposé au
centre de la pièce. L’idée est d’aller à la rencontre de l’autre et d’impro-
viser une danse à deux, avec l’intermédiaire du tissu. Le premier est de
grande taille, extensible. Les enfants peuvent se le lancer, l’étirer entre
eux, s’y envelopper, le lâcher et le donner momentanément à l’autre, etc.
Le duo prend le temps de trouver une fin dans une posture claire pour
le duo à suivre. Le deuxième duo entre et intègre cette posture de fin à
sa façon, de manière à prendre le relais du premier duo qui cède natu-
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rellement sa place dans un mouvement dansé. Et ainsi de suite. Nous
explorons la même situation mais avec un tissu de taille plus petite, et
non extensible. Comme un petit « lien », plus ténu, plus fragile. À la
fin du dernier duo, chacun son tour vient se placer dans la posture de
son choix afin de compléter le tableau vivant proposé par ce dernier
duo. À l’image de la structure de tissus commune de l’étape précédente,
on crée avec l’ensemble du groupe une forme commune comme un
point final à l’exploration du jour. Dans cette exploration dansée, les
premiers passages de Violette sont marqués par l’adhésivité. Elle prend
son binôme dans les bras, lui impose un porté en se suspendant à son
cou, touche au moins une partie de son corps. Mais en répétant l’ex-
ploration, Violette s’ajuste et parvient à danser sans contact physique,
dans une gestuelle moins impulsive et moins tonique.
Plus tard, nous proposons au groupe l’utilisation de bâtons. Il s’agit
de bâtons de bois flotté de différentes tailles. Le rituel d’entrée dans
la séance reprend celui du brigadier frappé trois fois sur le plancher
de la scène avant la représentation. Les enfants font circuler un grand
bâton dans le cercle en frappant un rythme spontané tout en disant leur
prénom.
Les propositions d’éveil varient ensuite selon les bâtons. Avec les plus
petits, on peut appuyer contre un os choisi sur le corps de son parte-
naire. Ce dernier cherche à repousser l’autre au départ de ce petit point
de contact. Cela implique un travail d’isolation articulaire. Dès que le
contact du bâton est fini, celui qui est ainsi mobilisé s’arrête là où il en

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 167

est de ce tout petit mouvement. Puis nous expérimentons la même chose


mais cette fois-ci en allant dans le sens de l’appui. Nous testons les
petits os (phalanges proximales, phalanges intermédiaires, phalanges
distales), les articulations (poignets, coudes, épaules, genoux, chevilles),
et les surfaces osseuses larges et planes (front, sternum, sacrum). Avec
les grands bâtons de bois flotté, nous donnons à l’autre une direction
qu’il va devoir suivre. Le plus simple est de commencer en position-
nant le grand bâton dans l’alignement de la colonne vertébrale, puis
de donner des impulsions plus larges, laissant le corps répondre et
développer son propre mouvement. Je sens bien que Violette peine à
investir ce nouvel objet, moins doux, moins enveloppant que le tissu.
Alors qu’elle danse avec une autre enfant du groupe, le bâton d’un
autre binôme atterrit dans ses jambes. Violette se met soudainement
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à pleurer, interrompant brusquement le mouvement de sa danse. Elle
crie au reste du groupe d’arrêter de lui « casser le corps ». Je comprends
que ses angoisses corporelles sont toujours là, et qu’il me faut revenir
au travail essentiel de l’intégration de l’os. Les séances suivantes seront
précédées d’un temps d’éveil de la conscience de l’os.
Cette exploration des bâtons se prolonge dans une danse inspirée des
qualités de pousser, sans la présence de l’objet.
Violette danse à pousser et repousser les autres, alors qu’elle avait
jusque-là tendance à tirer et attirer à elle. Elle explore l’espace dans
de grandes amplitudes de mouvement, à distance du corps des autres.
Violette semble pour la première fois comprendre qu’éloigner n’est pas
perdre.
Le fil de laine est le dernier objet exploré dans la danse. La première mise
en situation consiste à proposer aux enfants de former une petite frise
en se tenant par l’intermédiaire de petits bouts de fils de laine. Les yeux
fermés, les enfants doivent sentir la connexion avec les autres, dans un
ajustement tonique permettant au fil d’être ni trop tendu, ni trop lâche.
L’exploration suivante consiste à danser en duo, en respectant la
distance imposée par la longueur d’un fil de laine disposé au sol. Nous
proposons des longueurs très variables, de quelques petits centimètres à
quelques mètres. Les enfants doivent improviser une danse à partir de
cette contrainte. L’exercice se poursuit ensuite en maintenant le fil d’un
bout à l’autre et en dansant sans perdre ce contact.

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168 La danse, une médiation en psychomotricité

Nous proposons ensuite à un enfant de se munir d’un petit bout de


cordage ou d’un fil de laine. Nous lui demandons de se déplacer libre-
ment dans la salle et de relier tous les enfants du groupe avec le fil. Il
est alors libre de ses gestes, et peut nouer, dénouer, entremêler, démêler,
dérouler le fil, etc. Selon les enfants, la disposition de la corde peut être
linéaire, le groupe se retrouvant relié comme une chenille, ou bien circu-
laire. Les enfants ainsi tenus s’amusent ensuite à explorer des mouve-
ments dansés en restant attentifs au dialogue tonique induit par le lien
de la corde.
Le rituel de fin de séance est également proposé avec le fil de laine. Le
premier enfant prend la pelote de laine, maintient le petit bout de fil
puis fait rouler la pelote jusqu’à un enfant de son choix. Il peut alors
lui poser une question, lui demandant comment il s’est senti dans la
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séance, lui faire un compliment ou le remercier d’avoir dansé avec lui.
L’enfant qui reçoit la pelote et la parole associée tient à son tour un
bout du fil accessible devant lui, et continue de dérouler la pelote de
laine en l’adressant à un autre, puis en formulant à son tour une parole
positive, et ainsi de suite. Tout le monde doit avoir donné et reçu la
pelote de laine au moins une fois. À mesure que s’expriment des choses
entre les enfants, le maillage entre eux se tisse et se consolide, à l’image
d’une toile d’araignée ou d’un grand napperon de couturière. Nous
demandons ensuite aux enfants quelles étaient les choses difficiles dans
la séance, ce qui avait pu les freiner ou alourdir leur vécu, les rendre
tristes ou leur faire peur. Nous disposons sur ce grand tissage les objets
susceptibles de les mettre en difficulté et vérifions la résistance des liens
du groupe. Nous faisons remarquer aux enfants que c’est la force de
leurs liens qui les rend capables de porter et de supporter les choses qui
leur sont difficiles. Violette ne dit pas un mot, mais nous comprenons
que ce dispositif fait immédiatement sens pour elle.
Pour conclure le récit de Violette, nous évoquions au cours de sa présen-
tation clinique une difficulté à se séparer et à se distancier du corps de
l’autre, enfant ou adulte. Il est intéressant de souligner qu’au terme
de ces mois de prise en soin par la danse, Violette formula la demande
d’apprendre à faire le grand écart. Il me semble qu’à travers cette posi-
tion, Violette témoigne de sa capacité à poursuivre ce travail d’écart à
la fois physique et symbolique entre elle et les autres, à commencer par
sa maman. Violette accepte maintenant de ne pas être tout contre sa

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 169

mère, mais de s’en séparer pour mieux interagir avec elle. Ses angoisses
corporelles se sont progressivement apaisées, si bien que nous envisa-
geons l’arrêt des suivis psychothérapeutique et psychomoteur.

La question des objets en danse

L’utilisation des objets en danse est relativement courante, et


implique une déclinaison de concepts particulièrement riches pour la
pratique psychomotrice. Nous allons donc développer quelques-uns
des grands statuts de l’objet dans la médiation danse.
Les objets proposés dans les séances sont d’abord à considérer
comme de véritables médiums malléables. Rappelons que Rous-
sillon (2001) les définit comme « des objets matériels, qui ont des
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propriétés perceptivo-­motrices susceptibles de rendre percep-
tible et manipulable l’activité représentative, celle-ci consistant à
représenter en chose le processus de symbolisation lui-même ». Le
médium malléable est « saisissable, facilement atteignable, immé-
diatement disponible, “animable”, réceptif, indestructible, indéfi-
niment transformable, extrêmement sensible, constant, prévisible,
fidèle, endurant » (Brun et coll., 2013, p. 191). Ainsi, il « incarne le
mieux l’ensemble des conditions d’un “objet pour symboliser” »
(ibid., p. 68). Cependant, certains objets médiateurs qui ne présentent
pas toutes les caractéristiques du médium malléable sont appelés
médiums malléables « partiels ». Ainsi il convient de s’interroger sur
le type de malléabilité de l’objet médiateur avant de décider de son
utilisation dans le cadre thérapeutique. Le détournement des objets
dans la danse illustre parfaitement ce concept d’objet malléable. Je me
souviens d’une petite patiente qui dansait avec une petite balle jaune
comme s’il s’agissait du soleil qui lui brûlait les mains. Elle s’amu-
sait à l’envoyer à ses camarades dans le groupe, et nous dansions
en restant attentifs à rattraper le petit soleil qui nous chauffait les
doigts. Cette petite balle jaune a donc activé l’élément représentatif
du soleil, et rejoint le concept adjacent « d’embrayeur d’imaginaire »,
développé par Chouvier (2010).
L’objet mobilisé dans la médiation danse fait aussi souvent fonc-
tion d’objet contraphobique. Sa concrétude ramène les patients au réel
et les sécurise, comme en témoigne la clinique des patients déments

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170 La danse, une médiation en psychomotricité

ou psychotiques. L’utilisation d’objets dans la danse est également


intéressante à proposer aux patients chez lesquels on observe des
stéréotypies de manipulation, ou encore à ceux dont les troubles
tonico-­émotionnels (réaction de prestance, état tensionnel, incon-
trôle émotionnel, manifestations vaso-motrices, tics ou bégaiement)
rendent l’engagement corporel difficile ou hésitant.
L’objet mobilisé dans la danse est aussi à considérer comme
un objet de relation. Ces objets désignent les objets du cadre comme
susceptibles, à certains moments, d’appareiller la psyché des
patients. Ils sont envisagés comme des objets de partage qui peuvent
être « utilisés comme support de jeu ou échange avec autrui »
(Gimenez, 2012, p. 86). Ils assurent des fonctions pare-excitatrice, de
mémoire et de figuration. La fonction pare-excitative tient au fait de
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son existence comme objet externe, qui permet au psychomotricien
d’explorer une surface intermédiaire au lieu d’être confronté à des
réactions émotionnelles qui le débordent et pourraient compro-
mettre la rencontre avec le patient. La fonction de mémoire renvoie
à la nature de l’objet qui recueille et garde la trace de l’histoire de
la rencontre, ainsi que les affects qui lui sont liés. Enfin l’objet de
relation remplit une fonction de figuration, c’est-à‑dire la mise en
forme de ce qui pouvait être une sorte d’impensé dans la rencontre,
qui active un travail d’élaboration et de mise en sens, ainsi qu’opère
toute activité représentative.
L’objet en danse est aussi bien sûr investi comme objet tran-
sitionnel entre les patients du groupe, aidant chacun à supporter
la distance avec l’autre. Le modèle de l’objet transitionnel demeu-
rant en quelque sorte le modèle princeps des objets médiateurs en
thérapie psychomotrice.
Mais de quels objets parlons-nous exactement ? En réalité les
possibilités sont infinies. Nous pouvons utiliser diverses catégories
d’objets :
– les objets « pédagogiques » ou d’éveil : ballons, cerceaux, cordes,
foulards, rubans, cubes en mousse, bâtons, etc. ;
– les objets légers : sacs en plastique, sacs en papier, mousselines,
serpentins, plumes, mouchoirs en papier ou serviettes papier,
rubans, papiers journaux, ficelle, laine, etc. ;

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 171

– les objets lourds et volumineux ou le mobilier : table, chaise, porte-man-


teau, bancs, paravents, escaliers, tableau, etc. ;
– les objets théâtraux, pour se déguiser : masques, costumes, capes,
chapeaux, etc. ;
– les objets de la vie quotidienne : téléphone, télécommande de télé-
vision, parapluie, chaussures, vêtements, etc. ;
– les objets sonores : bâtons de pluie, percussions, instruments à corde,
etc. ;
– les objets de soin ou l’appareillage : corset, béquilles, canne, déambula-
teur, fauteuil roulant, lit médicalisé, pied à perfusion dans certaines
situations cliniques particulières nécessitant une proposition dansée
en chambre, etc. ;
– les objets d’élection des patients : les objets autistiques chez l’enfant
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autiste, les objets confusionnels chez l’enfant psychotique, les jouets
des enfants, l’objet grigri des patients adultes, etc.

Le tissu, le bâton et le fil de laine

Le tissu
Velours, coton, satin, tulle, crépon, dentelle, polaire, tissu mate-
lassé, soie, voile, crêpe, viscose, suédine, lin, jersey, matière lisse,
douce, rêche, extensible, rugueuse, souple, fine, épaisse, opaque,
transparente, lourde, légère, chaude, froide, longue, courte, large,
étroite, avec des volutes, des courbes, des plats, des drapés, des
tombés, des bombés, des plis, des creux, des coutures, sans coutures,
des franges, des fils qui dépassent, des trous, des couleurs, des
motifs, qui flottent dans l’air, volent, glissent, coulent, tombent,
vrillent, torsadent, ondulent, caressent, effleurent, fouettent, serrent,
cachent, découvrent, se tordent, se nouent, s’allongent, s’étirent et
se distendent, les tissus sont remarquables de propriétés sensori-­
motrices, et à ce titre des objets de premier choix pour rentrer dans
la danse.
Lorsque le tissu est à même le corps, comme le vêtement, cette
sensori-motricité est alors particulièrement riche et subtile, entre
verticalité et tension d’un tissu rêche empêchant toute fluidité
articulaire, enroulement et rondeur d’un tissu molletonné, saut

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172 La danse, une médiation en psychomotricité

ou prolongement d’un tissu élastique, torsion d’un tissu moulant,


douceur et fluctuation rythmique d’un tissu léger, saccades et tombés
de tissus lourds ou souillés, énergie composite d’un tissu dépareillé,
et liberté d’un tissu ample.
Le tissu vêtement invite à retisser point à point les contours du
corps, tantôt comme un allié (superposition des couches pour dissi-
muler les proportions jugées difformes), tantôt comme un traître ou
un ennemi (accentuation des petits défauts du corps par une coupe
ou texture peu ajustées).
Vêtement ou simple tissu, le tissu mobilisé dans la danse fonc-
tionne comme le prolongement de la peau des patients, et opère ainsi
comme une forme de « peau continue ». Il permet de faire sentir un
vrai rassemblement en donnant une sensation tactile globale.
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L’utilisation de l’objet tissu permet en outre une « première étape
de récupération de la peau » (Bick, 1968). De l’identité adhésive où
se joue « l’être coller à », Violette pourrait retrouver la sensation
d’être « dans sa peau ». L’organisation circulaire et sphérique de l’es-
pace dédié à la danse devrait également permettre que s’édifie cette
enveloppe.
Mais danser avec le tissu, nous l’avons vu dans les propositions
faites à Violette, c’est aussi jouer avec la matière du tissage, qui au
sens littéral désigne l’idée de maillage et de lien.
Par ailleurs, le tissu, lorsqu’il est extensible, est un objet de
premier choix pour aider à l’intégration du muscle dans la danse.
Nous y reviendrons au chapitre 6 de ce livre. Nous pourrions à ce
titre rappeler que d’un point de vue anatomique, notre corps est
composé de quatre grands tissus (épithélial, conjonctif, musculaire et
nerveux), ce qui fait de toute matière textile mobilisée dans la danse,
au fond, un rappel naturel de ce qui nous constitue.
L’utilisation des tissus en danse offre également à certains patients
la possibilité de construire une représentation de l’espace. Haag
décrit le processus de construction de l’espace chez le jeune enfant,
qui rappelle tout à fait celui de la gastrulation intervenant chez l’em-
bryon à la troisième semaine de gestation, lorsqu’il devient tridi-
mensionnel. Depuis la forme de feuillet, il devient sphéroïde par une
invagination autour d’un axe. Pour Haag (2018), l’espace tridimen-
sionnel commence à exister à partir d’une forme de repli de plans

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 173

qui rappelle les replis d’un tissu. Les jeux d’enfants autistes avec les
rideaux, ou les tissus dont ils guettent les courbes et les volutes, sont
une tentative de construire un espace tridimensionnel. Nous pouvons
penser que la danse des tissus, dont des lignes ondulent, se replient
puis se déploient, renvoie les patients à cette étape du développement
où émerge une spatialité dans laquelle ils se découvrent une réalité
intérieure. Le jeu des tissus que l’on ouvre et ferme autour du patient
me semble renvoyer aussi à cela. Nous retrouvons cette idée dans les
travaux de Bullinger (2016), qui développe la notion de deux plans
latéraux qui se replient, l’enfant construisant son axialité en rassem-
blant les deux hémi-espaces droit et gauche jusqu’alors distincts.
Les diverses formes données au tissu, de par sa malléabilité,
induisent à leur tour des modifications de la forme de notre corps.
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Ainsi en étirant un tissu au maximum, nous déployons notre espace
kinesthésique. En formant une boule, nous nous rassemblons. L’uti-
lisation variée des tissus implique également la mobilisation des
différents schèmes de mouvement.

Le bâton
L’utilisation de l’objet bâton est aussi riche d’enjeux psycho-
moteurs, ce qui le rend très intéressant dans le travail de la danse.
Sur le plan de la pure physicalité de l’objet, le bâton, de par sa
morphologie proche des os longs du corps, peut être vu comme un
prolongement de notre armature osseuse dans l’espace. Il permet
d’étirer la conscience osseuse au-delà des limites corporelles. Pour
certains, le bâton tenu en main ressemble à un bras télescopique,
véritable extension mobile et solide.
Dans la continuité de ce propos, le bâton est de plus à l’image de
la phalange, comme un segment osseux articulé entre deux corps.
Nous l’avons vu dans la clinique de Violette, il peut être facilement
exploré dans des jeux d’accordage. Cette articulation quasi osseuse
est en partie permise par la dureté, la solidité et la résistance du
bâton, qui d’une certaine façon permettent de concrétiser la présence
du corps de l’autre à son extrémité.
Le bâton, par sa rectitude, renvoie aussi implicitement à l’in-
jonction du « tiens-toi droit », et peut être inconsciemment associé

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174 La danse, une médiation en psychomotricité

à l’image du bâton du Père Fouettard, parce qu’il est rude et dans


certaines situations objet contondant. Il arrive donc qu’il réactive
certaines situations de maltraitance chez les patients battus ou
rappelés à l’ordre d’un coup de bâton. L’utilisation de cet objet en
séance doit alors être précautionneuse et particulièrement réfléchie.
Le risque majeur étant qu’il puisse être détourné dans la danse
comme une arme, un objet d’intimidation ou de dissuasion.
Toujours sur le plan symbolique, le bâton est l’objet qui verti-
calise et sépare, et mobilise donc implicitement l’imago paternel. Il
n’est en effet pas rare d’entendre les patients spontanément associer
les mouvements du bâton à la figure du Père.
Enfin, l’objet bâton donne également l’occasion de travailler à
la construction de l’axe vertébral. Une première proposition d’éveil
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peut ainsi consister à s’assoir en tailleur et à aligner un bâton le
long de la colonne vertébrale. On peut proposer au patient d’ini-
tier quelques mouvements du buste, que nous accompagnons avec
le contact du bâton. La récupération de l’axe corporel se projetant
particulièrement sur les angles architecturaux et les mobiliers (Haag,
2009), nous pouvons ensuite ouvrir l’exploration dansée du bâton à
celle des éléments angulaires de la salle de danse.

Le fil de laine
Le fil de laine est avant tout mobilisé comme un cordon, c’est-
à‑dire comme objet qui réarticule en subtilité et en souplesse le lien
avec l’autre. Il peut être aussi associé à l’image du cordon ombilical,
petit lien qui nous maintient en interdépendance à notre partenaire
de danse. C’est en tout cas ce que certains patients semblent rejouer,
et ce qui est sans doute à l’œuvre chez Violette, ancienne grande
prématurée.
L’exploration dansée à partir d’un fil de laine n’est pas sans
évoquer de façon plus ou moins implicite la ficelle du jeu de la bobine.
Avec certains enfants, nous pouvons plus explicitement proposer des
petits jeux dansés avec l’utilisation de yo-yo, de manière à réexpéri-
menter ces mouvements de jeter au loin et ramener à soi, qui, nous le
savons, rejouent le mouvement apparition/disparition.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 175

Une première utilisation consiste à proposer des danses à deux


en tenant un fil de laine tendu. Tout l’enjeu est de ne pas lâcher le fil,
de lui garder la juste tension, sinon il se détend ou casse. Dans cette
exploration, chacun expérimente différentes figures relationnelles et
façons d’être en lien, de le maintenir, et de le faire évoluer. L’utili-
sation du fil de laine implique une prise du bout des doigts ainsi
que des mouvements particulièrement fins et délicats. On observe
souvent un raffinement de l’expression corporelle, qui se fait plus
précise et dans une écoute plus subtile du corps de l’autre.
Le fil de laine mobilisé dans la danse permet également d’aborder
la question des nœuds et du tissage. Un travail d’accordage rela-
tionnel peut être développé, par le jeu des entrelacs et des entrecroi-
sements des fils, jusqu’à faire l’expérience de nœuds plus ou moins
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serrés dont il faut se défaire. L’expérience est très intéressante, et
illustre assez justement certaines problématiques d’attachement
vécues par les patients.
L’utilisation du fil de laine en danse peut aussi être un prétexte
au travail de la frise, ornement en forme de bande ou traits continus.
Le fil de laine fait alors fonction de fil conducteur, petit continuum de
corps qui permet aux patients de s’aligner d’un même trait. On peut
par exemple proposer aux patients enfants ou adultes un modèle
de frise ou de bas-relief duquel s’inspirer pour danser. Il s’agit de
mettre en mouvement cette frise en se tenant les mains ou par l’inter-
médiaire du fil de laine.

Le cas particulier des objets de soin


(fauteuil, déambulateur, canne, etc.)

Parmi les objets mobilisés dans les séances figurent les objets de
soin. Il peut paraître un peu délicat voire hasardeux de proposer aux
patients de danser en utilisant les objets qui font leur quotidien de
malades. Pourtant, ils offrent de nombreuses possibilités d’explora-
tion, et font partie intégrante du patient, jusqu’à être parfois vécus
comme des extensions du corps propre et intégrés au schéma corporel.
Ce travail se justifie particulièrement dans les périodes de transition
d’un stade évolutif de la maladie à un autre. Ainsi le passage du
déambulateur au fauteuil, ou du fauteuil au déambulateur, peut être

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176 La danse, une médiation en psychomotricité

accompagné par une pratique dansée. Cette dernière permet non


seulement de se familiariser avec le nouvel objet, mais aussi surtout
de trouver une façon de s’ajuster à lui sur le plan tonico-postural et
d’en faire un véritable partenaire de soin. Car si l’objet de soin est à
juste titre appréhendé comme « le mauvais objet », celui rappelant
que nous ne sommes pas comme les autres, debout sur nos deux
jambes, c’est également le « bon objet » qui nous maintient en santé.
Cette ambivalence doit bien sûr être accompagnée avec délicatesse
dans les propositions dansées. L’idée est de s’imaginer danser un pas
de deux avec son objet.
Si la clinique de Violette ne concerne pas cette typologie d’objet,
je m’autorise ici à m’éloigner un peu de son sujet pour aborder
succinctement quelques propositions que nous aurions pu formuler
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pour un autre patient. Le travail aurait pu commencer par une
exploration des qualités sensorielles de l’objet, telles que sa forme,
sa texture, sa température. En allant à son contact, puis en restituant
ces différentes qualités dans des gestes d’éveil corporel, par exemple
ronds, doux et chauds, s’il s’agit d’un fauteuil roulant. Il s’agirait
ensuite d’expérimenter des mouvements dansés avec le fauteuil,
jouant avec sa propre dynamique giratoire, le parallélisme des roues
et des accoudoirs, etc. L’idée est toujours d’explorer tous les mouve-
ments possibles avec l’objet, jouant avec les espaces qu’il dessine tout
autour de lui, les angles, l’espace du dessous, le creuset de l’assise, le
paravent du dossier. La forme particulière du fauteuil offre effective-
ment d’innombrables espaces d’exploration. La mobilité des patients
pouvant être entravée (puisqu’ils ont justement besoin de cet objet),
ces expérimentations sont toujours accompagnées par un guidage
corporel présent et alerte. Danser avec le fauteuil roulant, c’est donc
dynamiser le rapport des patients à cet objet, ne pas le réduire à la
condition corporelle de passivité (on pousse mon fauteuil, le fauteuil
me déplace), mais plutôt l’envisager comme un objet de possibilités.

Un objet de recherche

Nous l’avons vu, il s’agit finalement de développer une forme


de dramaturgie de l’objet, c’est-à‑dire un jeu de questions-réponses
implicite entre le patient et son objet, jeu qui, en se répétant et en se

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 177

complexifiant, devient presque toujours récit, racontant un peu de


ce qu’il est et/ou de ce qui le trouble. C’est la danse contemporaine
qui m’a appris la grande richesse du travail de l’objet, avec lequel
je suis encore et toujours en recherche. Dans le cadre des stages
que je propose, il m’arrive d’initier un travail à partir d’un objet
du quotidien. Prenons par exemple une tasse de thé blanche, ornée
d’une petite anse ciselée à l’ancienne. Si nous regardons cette tasse,
nous pouvons la nommer, décrire sa forme. Nous pouvons aussi
songer à un petit-déjeuner, association de premier degré qui établit
un lien logique entre une tasse et l’événement dont elle peut faire
partie. Mais nous pouvons également la regarder en oubliant que
c’est une tasse, et y voir simplement une forme blanche et courbe,
qui peut évoquer une baignoire, une mouette, ou une tête avec une
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oreille manquante. Une proposition pourrait être de danser à partir
de ces différentes impressions. Nous pourrions ensuite construire
un paysage d’objets (objets investis comme des éléments sculptu-
raux), ou bien travailler l’idée de la collection ou du cadeau. Nous
l’avons vu dans la vignette clinique de Violette, le paysage d’objets
permet un travail collectif d’organisation, de structuration et de
composition. Il donne en quelque sorte une vision de la géographie
interne du groupe thérapeutique. Le travail de la collection d’objets
permet quant à lui d’aborder la question du même et de l’autre,
puisqu’il donne à voir une famille d’objets à l’apparence similaire,
et pourtant tous différents dans le détail de leur forme, leur couleur
ou leur taille. Il me semble que cela nous renvoie à notre condition
humaine, et que les enjeux psychocorporels de cette exploration
sont toujours très forts. Cela peut prendre la forme d’une chorégra-
phie d’ensemble à partir de laquelle chacun improvise sa propre
interprétation des mouvements appris collectivement à partir du
travail de l’objet. Il ne s’agit pas de totalement modifier la compo-
sition originelle, mais plutôt d’y introduire de légères variations
en termes d’espace, de rythme ou de forme. Enfin, l’objet peut
être offert et dansé comme un cadeau. Lorsqu’il est ainsi investi,
le travail devient souvent celui du don, du pardon et de la répara-
tion. Le travail de Tufnell et Crickmay (2014) constitue un excellent
guide dans cette approche de l’objet en danse.

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178 La danse, une médiation en psychomotricité

Danse et sol : une clinique du tout-petit cérébrolésé

Bilal : anamnèse

Bilal est un petit garçon de 3 ans et demi, actuellement suivi dans le


service de pathologies neurologiques acquises d’un hôpital pour enfants.
Ses parents sont cousins germains aux origines maliennes. Les deux
parents sont porteurs de hbs antigène 5. La grossesse de la maman est
sans particularité, mais avec une prématurité spontanée à 28 sa. Dans
les suites immédiates de la grossesse s’enchaînent des complications
médicales en cascades. Une infection néonatale bactérienne précoce
avec deux sepsis sévères ainsi qu’un déficit immunitaire sont diagnos-
tiqués à 2 mois de vie, nécessitant un traitement par chimiothérapie,
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une greffe de moelle et des transfusions. Une irm cérébrale à 8 mois
de vie révèle ensuite des séquelles d’hémorragie sous-épendymaire des
ventricules latéraux, avec modification de la substance blanche péri­
ventriculaire et sous-corticale pariétale postérieure 6.
Ces différentes interventions médicales ont nécessité une hospitalisa-
tion de 18 mois, particulièrement délétère pour l’attachement et le lien
mère-enfant. L’état de santé de Bilal a justifié la pose d’une gastrostomie 7
pendant un an ainsi qu’une sonde nasogastrique jusqu’à ses 17 mois.
Les séquelles de la nutrition entérale prolongée sont aujourd’hui bien
présentes, en particulier les troubles oro-alimentaires de type nausées,
fausses routes, difficultés de mastication et absence d’exploration orale.
Par ailleurs, et du fait de sa grande prématurité, Bilal présente un léger
retard de développement psychomoteur ainsi qu’un déficit cognitif
harmonieux.
Si le père s’est progressivement absenté de la vie de l’enfant, la mère
quant à elle se tient à distance de son fils, déléguant au personnel
soignant les premiers gestes de sa maternité (caresses en couveuse,
portage, peau à peau). Sans doute en proie à un immense sentiment
de culpabilité, elle ne s’implique pas, restant lointaine observatrice du
vécu psychocorporel de Bilal.

5. Antigène repéré chez les patients atteints d’hépatite B.


6. Hémorragie intracrânienne néonatale.
7. Opération chirurgicale pour permettre le passage d’une sonde gastrique.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 179

Bilan psychomoteur

Sur le plan psychomoteur, nous disposons de peu d’informations 8.


L’acquisition de la marche est survenue tardivement, à 18 mois. Bilal
présente une hypertonie globale mais en nette régression, avec persis-
tance de certains réflexes archaïques (grasping, réflexe asymétrique du
coup, etc.). Le développement staturo-pondéral est lent, poids, taille et
périmètre crânien étant nettement inférieurs aux normes de sa classe
d’âge. La motricité de Bilal est un peu limitée mais active, il marche,
prend les objets, et a de moins en moins besoin d’être assisté dans les
transferts. Encore peu sécure dans la station debout, il explore préféren-
tiellement le sol et s’engage alors plus facilement dans le mouvement.
Longtemps alité du fait de sa longue hospitalisation, Bilal témoigne
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d’une réelle appétence pour le sol. Il roule, rampe et repousse.

Projet thérapeutique

Voici quelques objectifs thérapeutiques formulés pour Bilal :


– restituer à Bilal les premiers appuis dont il a manqué, en l’accompa-
gnant dans une exploration dansée du sol ;
– réduire l’hypertonicité qui le fige dans des attitudes posturales peu
harmonieuses et qui l’empêche d’explorer de nouveaux mouvements ;
– encourager la libre expression de ses mouvements dans un contexte
de soins invasifs contraignants qui objectivent le corps de l’enfant plus
qu’ils ne l’humanisent, dans un lieu technicisé saturé de souffrance ;
– faire fonctionner la médiation danse comme un antalgique naturel ;
– proposer à la maman de participer à ses temps de danse, dans un pas
de deux réparateur de cette relation précoce gâchée par la lourde histoire
médicale de Bilal.

8. En qualité d’intervenante extérieure à l’hôpital, je n’ai qu’un accès limité aux


éléments des dossiers médicaux et mes interventions sont essentiellement axées sur
des temps de pratique de la danse.

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180 La danse, une médiation en psychomotricité

La clef du sol

Tout commence par un petit temps d’éveil au sol. Je propose à Bilal de


s’assoir et de toucher le sol comme cela lui vient. Accompagnés d’une
musique douce, nous explorons plusieurs façons d’entrer en contact
avec le sol. Bilal le caresse comme une peau, du plat de la main, tape
dessus en écoutant le son de ses frappes, change de main, le chatouille,
observe son ombre réfléchie par le plafonnier situé juste au-dessus de
nous et trace son contour du bout de l’index, s’allonge et se rassoit, y
pose une joue en faisant semblant de dormir, s’arrête parfois un long
moment le visage perdu et triste, se redresse un peu laborieusement et
cherche à sauter, etc. Les expressions spontanées de Bilal sont d’emblée
riches et diversifiées. Je lui propose ensuite d’imaginer que le sol est
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recouvert de peinture, une peinture lisse et un peu épaisse, et dont il
peut choisir la couleur. Bilal me montre du doigt le ciel bleu derrière la
fenêtre, ce sera donc un bleu clair. L’idée maintenant est de se rouler au
sol de manière à nous recouvrir de peinture. Aucune partie du corps ne
doit être oubliée. Pour les passages difficiles, je facilite le mouvement
dans un guidage corporel lent et délicat. Nous nommons au fur et à
mesure les parties du corps peintes et celles qui restent à recouvrir. Ce
petit temps d’éveil ludique est l’occasion de travailler à l’intégration
du schéma corporel en désignant les grands éléments somatognosiques
en même temps que nous les expérimentons sur le plan proprioceptif.
Nous accompagnons également Bilal dans un exercice qui étire, assou-
plit et échauffe doucement le corps pour le rendre disponible aux propo-
sitions dansées à suivre. À la fin de l’exploration, Bilal cherche à se
mettre debout et se dandine d’un pied sur l’autre en nous disant : « Un
Schtroumf moi ! »
Nous installons ensuite « un amas doux » au centre de la pièce, entas-
sant des tissus aux tailles et textures diverses, couvertures, coussins,
écharpes, peluches, foulards et traversins, de manière à créer un petit
monticule doux et souple dans lequel se mouvoir. Bilal découvre avec
joie ce dispositif et s’émerveille : « Doudou ! » Il s’agit maintenant
d’adoucir le contact avec le sol, de proposer des amortis, et de faciliter
la mise en jeu de la spirale. Bilal roule, s’enroule, s’auto-berce, suce son
pouce, ferme les yeux, va et vient entre le doux des tissus et le dur du
sol lorsque ses mouvements l’emmènent un peu trop loin. J’accompagne

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 181

cette exploration par une enveloppe sonore, celle du bruit des vagues.
Cette petite danse dans les tissus réactive certainement le vécu océa-
nique des premiers instants de vie. Elle est aussi l’expérience corpo-
relle du flou, de l’aléatoire dans les directions, de la courbe, de la fusion
avec les tissus. La maman et moi nous tenons de chaque côté, proposant
l’image des bateaux. Bilal peut à tout moment continuer les roulades
dans nos bras, s’il souhaite s’ancrer quelque part. Nos corps prolongent
les tissus, dans une forme de peau continue. Parfois nous reprenons
avec lui les bercements, d’autres fois nous proposons de rester immo-
biles, dans une sécurité calme. Le passage dans les bras de l’adulte est
également celui d’une transition dans la sensation corporelle, puisque
les contacts sont aussi osseux (sur les tissus la sensation est plutôt
tactile et musculaire). Il me semble que cela renforce le sentiment de
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sécurité interne, puisque Bilal peut compter sur la solidité de nos os (et
des siens). Il accède très progressivement à une détente musculaire, si
bien que son corps semble devenir à son tour matière textile, à la fois
douce, souple et extensible. Bilal prend bien appui sur l’amas, abandon-
nant le poids de sa tête sur les tissus. L’amarrage dans nos bras est de
plus en plus ajusté, Bilal se déposant dans un bon accordage tonique
pour prendre appui et repartir dans ses explorations.
Pendant l’exploration, Bilal essaie de prendre les tissus et les envoie
maladroitement à sa maman, comme une adresse faite à celle qui se tient
toujours un peu à distance de son petit garçon. Bilal cherche l’inter-
action et la proximité corporelle avec sa mère, allant et venant au centre
de l’amas puis dans ses bras. La maman accueille ses allées et venues
avec un remarquable ajustement tonique et verbalise avec émotion :
« Quand je l’aide à bouger dans cette mer de tissus, c’est un peu comme
quand je lui ai donné son premier bain […]. C’était trop beau. » Bilal
semble effectivement porté par ce bain de sensations et de langage, si
doux à l’oreille. Il se love dans le sol comme il se love dans les bras,
expérimentant la portance du sol et le holding de sa maman.
Après plusieurs explorations au sol comme celle-ci, assurée des
nouveaux points d’appui de Bilal, je lui propose de danser contre les
murs de la salle de psychomotricité. Un premier petit jeu dansé consiste
à dessiner sur le mur les silhouettes des personnages de Keith Haring,
simples, ludiques et facilement identifiables dans leur posture. Nous
jouons à nous adosser contre le mur en reproduisant les positions des

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182 La danse, une médiation en psychomotricité

personnages. Certains sont assis, d’autres à quatre pattes, d’autres


encore debout les bras levés, etc. Je positionne les silhouettes dans une
progression posturale, depuis la station assise jusqu’à la station debout.
Puis nous nous déplaçons librement contre les murs en faisant le tour
de la salle, avec la consigne de ne jamais se décoller totalement, gardant
toujours au moins un petit contact avec le mur. Bilal réinvestit spon-
tanément les postures que nous venons d’explorer et les dynamise dans
une petite danse. L’équilibre est encore un peu précaire mais l’enfant se
récupère facilement dans les contacts pleins 9 avec le mur.
Les semaines suivantes, sentant que Bilal s’approprie facilement les
propositions et se sécurise de plus en plus dans ses appuis, je propose
un travail de danse-contact. Une série d’exercices encourage la maman
à rendre son corps disponible pour créer des surfaces d’appui à Bilal
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et le laisser expérimenter les possibilités de mouvement et de contact.
Entre premiers accordages mains contre mains, propositions de danse-
contact, acrobaties et accro-yoga, le duo danse, roule par terre, grimpe,
chute, recommence, cherche son équilibre, et termine son pas de deux
par un long câlin. La complicité mère-enfant est évidente…
Les dernières semaines de son suivi, je propose à Bilal de danser sans
soutien matériel, autonome dans l’espace. Il s’agit d’imaginer l’air
comme un point d’appui, comme ont pu l’être le sol, le mur, et le corps
de sa maman. Multipliant les images comme celle de la pâte à modeler,
nous essayons de nous déplacer dans la salle comme si l’air était une
pâte à malaxer avec tout le corps. Nous commençons l’éveil corporel par
un petit temps de modelage, afin d’aider Bilal à percevoir la sensation.
Bilal nous suit dans cette nouvelle exploration, mais danse seulement
avec les mains, comme si elles pétrissaient l’espace. C’est une première
petite étape, et même si tout le corps n’est pas engagé dans l’appui, ce
dernier est bien présent dans la paume. Ce petit point d’appui réorga-
nise d’ailleurs le schéma tonico-postural de Bilal qui, déléguant une
partie de son poids à cette « prise en main de l’air », cède un peu de son
hypertonicité et de l’hyperextension de son buste.
La fin de la prise en charge de Bilal se conclut sur une petite danse
improvisée ainsi qu’un temps d’échanges avec la maman. Cette dernière

9. Contacts impliquant une grande surface corporelle en appui contre le mur (dos,
buste, etc.).

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 183

est très émue des changements constatés chez son petit garçon et de
sa relation nouvelle avec lui, qu’elle décrit en ces termes : « Pendant
longtemps j’avais l’impression qu’il n’était pas le mien […]. Mais en
dansant comme ça avec lui, je sais que je suis sa maman. Hein Bilal ?
Ta maman qui t’aime très fort… »

Introduction à la question du sol

Avant d’être l’allié du danseur, le sol est d’abord une donnée


fondamentale de l’existence humaine. Puisque, comme nous le
rappelle Aristote, « le sol est notre lieu naturel, à tel point que naître,
exister et mourir, est, d’une manière ou d’une autre, toujours une
façon de décliner un éprouvé du sol » (Pierron, 2003, p. 337). Le sol
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est en effet très tôt offert au petit être humain qui, dans le mouve-
ment de sa naissance, passe de l’aire prégravitationnelle du ventre
à l’aire gravitationnelle du sol (Chamond et coll., 2018). Les bras
maternels réalisent ensuite cette transition naturelle en proposant un
portage qui succède à celui de l’enveloppe utérine. Nous sommes
donc très tôt rendus à l’expérience de sols, véritables terres d’accueil
fondatrices de notre psychomotricité en devenir. En grandissant, le
petit enfant s’émancipe du sol en même temps qu’il s’en sert, lors-
qu’il cherche les repoussés qui progressivement le conduiront à se
redresser, s’assoir, marcher, courir et sauter.
Les premières années sont propices à d’intenses allers-retours
avec ce sol qui nous a vus naître, entre jubilation à se sentir soulevé
« encore plus haut » et la douce réassurance de ses retrouvailles
(l’enfant qui s’allonge au sol comme un refuge). Plus tard, nous
continuons notre relation au sol sans en être parfaitement conscients,
à moins peut-être que l’accident ou la chute ne nous ramènent à sa
réalité. Ce n’est qu’en vieillissant, lorsque notre corps nous rappelle à
cette gravité qui nous organise, que le sol devient à nouveau présent
à nos esprits, soit comme partenaire, soit le plus souvent comme un
traître. Il est, pour la plupart des patients âgés comme Giselle, celui
qui se dérobe sous les pieds, qui ne tient plus ses promesses d’enfant
de portage et de sécurité. Nous voyons bien que la question du sol
est d’abord la question de l’Homme, avant d’être posée dans le cadre
psychomoteur.

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184 La danse, une médiation en psychomotricité

Sur le plan clinique, cette question du sol m’a été inspirée par mon
travail auprès d’enfants autistes. Beaucoup marchent sur la pointe
des pieds, maintenant avec le sol une surface minimale pour ne pas
tomber. D’autres s’effondrent, s’avachissent, se traînent, s’allongent,
chutent comme si le sol se dérobait à chaque pas. Il y en a encore
qui bavent et regardent la salive tomber à la verticale jusqu’au sol.
Et puis il y a ceux qui fixent le plafond comme un sol inversé, cher-
chant à s’y accrocher pour ne pas tomber. Chamond (2018) évoque
un droit du sol comme dernier mode de survie et ultime soutien du
corps pour celui qui a perdu pied dans le monde. On pense aussi au
témoignage de cet enfant autiste qui se couche par terre dans chaque
nouvelle pièce pour vérifier que le sol ne va pas s’effondrer sous son
pas. Dans les cas extrêmes, les patients s’asphaltisent, comme soudés
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au sol, les pieds pris dans l’asphalte au point qu’on ne peut plus
repérer s’ils savent se tenir debout. Enfin il y a ceux qui dansent dans
l’énergie du rebond, jubilant à chaque retour au sol.
Nous voyons bien dans les expressions des patients la grande
diversité de leurs rapports au sol. La médiation danse permet de les
travailler de façon riche et subtile. C’est ce que je vous propose de
voir maintenant.
La modernité en danse s’est accompagnée d’une révision totale
du sol, initialement pensé comme lieu des corps simplement pesants,
paresseux ou mortifères 10. Dans cette volte historique, nous sommes
en quelque sorte passés d’une vision du sol comme lieu de passibi-
lité, à celle d’un sol entendu comme lieu de possibilités. Cette idée
de possibilités nous rappelle que le sol est l’une des toutes premières
ressources du mouvement et la condition sine qua non du déploie-
ment de l’espace. Il est donc très souvent mobilisé chez les danseurs,
en particulier dans la pratique de la danse contemporaine. La quasi-­
totalité des cours de danse commencent donc par une expérience du
sol. Voici quelques suggestions classiques : « Allongez-vous sur le
sol. Fermez les yeux. Sentez toute la surface de votre corps entrer
en contact avec le sol, s’y étaler, s’y enfoncer moelleusement. Vous
êtes en sécurité, tranquille. Sentez maintenant comme le sol s’élève
pour vous rencontrer et vous saluer. » L’usage du sol ouvre ensuite

10. Le sol comme notre dernière demeure.

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 185

la possibilité d’explorer une grande diversité de qualités de mouve-


ment. Cette variété d’expériences sensori-motrices est permise par
ce que les danseurs appellent les « passages au sol ». Ces passages
peuvent être de l’ordre de la roulade, par où le corps s’arrache au
sol, se reprend, se déprend de soi, et bascule à nouveau. Ils peuvent
aussi prendre la forme d’une chute contrôlée, d’un déplacement à
quatre pattes, d’un relevé en chevalier servant, d’un saut, etc. Les
passages sont donc toujours pris dans une dynamique ascendante/
descendante, entre la chute et le rebond. Danser au sol implique ainsi
une certaine forme d’élasticité de l’espace, tendu entre ciel et terre.

Les dynamiques du sol en danse :


sol partenaire amoureux – sol repoussoir – sol abîme
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Je propose de développer ici une vision du sol brièvement
évoquée par Louppe (2004) dans sa Poétique de la danse contemporaine.
Celle-ci est intéressante à approfondir car elle résonne particulière-
ment dans ce que nous pouvons proposer aux patients.

Sol partenaire amoureux (Être avec)


Steve Paxton disait qu’un solo dans la danse n’existe pas, parce
qu’il y a toujours un sol sous nos pieds. Il s’agit donc toujours d’un
duo. Il formulait alors une proposition d’exploration dans ce sens :
« Imaginez que la surface du studio devient réfléchissante. Vous
marchez sur un miroir, ou plutôt, vous marchez sur vos pieds, et sur
toute l’étendue de vos jambes et de votre corps réfléchi. Ces jambes, ce
tronc, cette tête enfin vous rendent au Newton près la masse posée sur
eux. C’est ce corps inversé qui vous soutient. Passez à l’accroupi : il plie
ses jambes pour mieux vous recevoir. Sautez : il prend l’élan pour vous
récupérer, et il est là, invariablement pour vous reprendre. Marchez :
chacun de ses pas vient rencontrer les vôtres, accueille, adoucit l’atter-
rissage » (cité par Bigé, 2017, p. 255).
Il n’est bien sûr pas question de formuler cette consigne du corps
inversé aux patients, mais l’exercice introduit parfaitement l’idée qui
nous intéresse ici.
Souvenons-nous de la petite séquence de conscientisation du
sol classiquement formulée dans les cours de danse, et que nous

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186 La danse, une médiation en psychomotricité

pouvons proposer de manière adaptée aux patients que nous éveil-


lons à la danse. Cette invitation à percevoir le sol comme une terre
d’accueil, dans cet allongé qui n’est autre qu’un geste d’accolade
fraternelle, est une proposition d’exploration du sol comme parte-
naire amoureux.
Comme dans la relation amoureuse, il ne s’agit pas d’être au sol
comme au ras de la terre pour s’y fondre (et s’y confondre), dans une
proximité fusionnelle, mais au contraire de garder vive la conscience
de ce sol pour pouvoir dialoguer avec lui. Il ne s’agit donc pas d’y
abandonner tout ce que nous sommes, mais d’être dans une relation
« donnant-donnant », le sol nous restituant ce que nous consentons
à lui donner.
Chez les patients insécurisés dans leur rapport au sol, trauma-
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tisés par l’expérience répétitive des chutes comme Giselle, peinant
à dépasser de trop douloureuses expériences d’alitement comme
Bilal, ou en prise avec des idées délirantes qui les font littéralement
« décoller du sol » comme Philippe, il sera essentiel de rappeler et de
faire sentir que le sol est un invariant, une réalité objective, un socle
fidèle qui supportera tout ce qu’ils pourront presser en lui. Il faut
effectivement pouvoir le faire exister comme un partenaire.
Dans le cas de Bilal, nous pouvons dire qu’il se love dans le sol,
aidé par le moelleux des coussins, mais également dans nos bras,
dans l’expérience de la danse-contact en fin de prise en charge.

Sol repoussoir (Être contre)


Le rapport au sol comporte toujours un saut potentiel (Roquet,
2019, p. 279).
Le sol est donc aussi à explorer comme un lieu d’échanges dyna-
miques, mettant en jeu, dans le corps du patient qui danse, ses forces
anti-gravitaires. Danser avec le sol implique toujours un repoussé,
une forme de ressort, comme s’il était la cheville dynamique de tout
geste dansé. Car le sol n’est pas surface d’arrêts, mais foyer de multi-
ples rebonds qui font la richesse de la danse.
Nous l’avons observé très tôt dans la clinique de Bilal, dès l’éveil
corporel. Le petit garçon a très vite et spontanément expérimenté
des qualités de repoussé. C’est aussi ce qu’il joue dans sa danse des

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 187

coussins, lorsqu’il doit s’extraire du sol pour se hisser légèrement


dans les bras de sa mère, puis plus tard dans la danse-contact qu’ils
improvisent ensemble. Il est intéressant d’observer comment cette
danse-contact est propice à l’expérimentation du repoussé et de la
mise à distance pour mieux rejoindre l’autre. La danse de Bilal et
de sa maman est à l’image des joyeuses bagarres d’enfants qui se
chahutent, petit combat de rires où les gestes du « contre » sont fina-
lement des gestes prétextes pour être « tout contre ».
Cette petite lutte complice dans laquelle les appuis changent tout
le temps est, nous l’avons vu, bien sûr l’occasion de perfectionner la
qualité des appuis de Bilal.

Sol abîme (Être sans)


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Si le sol peut être partenaire amoureux et repoussoir, donc clai-
rement exploré du côté de l’expérience de la vie, il peut aussi être
abîme, intimement éprouvé du côté de la mort.
Le sol n’est effectivement pas dissociable de l’angoisse de la
chute réelle, hantée par le souvenir de commotions physiques déjà
éprouvées, ou d’une déchéance symbolique de l’humiliation d’être
ramené à terre et, dans certains cas, plus bas que terre. Cela nous
renvoie évidemment à la dimension souterraine du sol, le sous-sol de
la tombe et ses macabres imaginaires corporels. Il n’est pas rare d’ob-
server certains patients s’allonger à notre demande, puis s’affaisser
sur le sol tel un poids mort qui s’impose avec l’inertie d’un cadavre,
quand ils ne le verbalisent pas eux-mêmes, comme Philippe : « Je
suis allongé dans la neige, et je suis mort. »
Comme nous le rappelle Louppe, « on peut être au sol abîmé,
lâchant tous les tenseurs, poids absolu, laissant la surface d’appui
prendre en charge qualitativement comme quantitativement toute la
matière pondérale qu’on lui abandonne » (2004, p. 98). Chez Bilal,
dont l’extrême fragilité (et le risque vital) lui a longtemps imposé
le rapport au sol, par l’impossibilité de le verticaliser jusqu’à ses
20 mois, il est sans doute possible que ce lieu soit encore parfois
implicitement associé à celui du gésir. Pendant la danse, il alterne
entre mouvements d’une grande vitalité et arrêts prolongés au sol.
Ces moments sont rares mais relèvent de la prostration. L’attitude

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188 La danse, une médiation en psychomotricité

corporelle de Bilal n’est alors pas sans évoquer l’état d’abattement,


de faiblesse et d’inactivité de ses premiers mois d’hospitalisation.
Consentir au sol demande donc un apprentissage qui vise à
transformer la peur que nous entretenons avec lui en une relation de
confiance, ce qui peut s’avérer difficile chez les patients comme Bilal.

Invitation à d’autres sols

Il s’ensuit, pour tous les patients que nous accompagnons dans


cette exploration dansée du sol, que toute surface de support et de
résistance est à même de fonctionner comme un sol.

Le mur
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Une première pratique courante dans la médiation danse est
d’élargir l’expérience du sol à celle des murs. Parce que le mur est
une verticalisation du sol, je propose souvent aux patients d’explorer
des mouvements en appui contre un mur. Celui-ci offre une surface
pleine, solide et donnant la possibilité de relâcher sans l’inquiétude
de l’allongé. Il permet aussi l’appui-dos que nous savons si essentiel
à certains patients.

L’autre
Il s’agit cette fois d’appréhender le corps de l’autre comme un
sol, sol qui, parce qu’il est spécifiquement humain, est par nature
meuble, mouvant et sensible. Sol non homogène parce que composé
de parties plus ou moins fermes, sol à géométrie variable parce que
dépendant des morphologies, sol mobile et instable dont la vitesse
module les degrés de résistance, sol sensible, fragile, affectable et
capable de réponses. Cela n’est pas sans rappeler le premier sol que
le nourrisson rencontre dans les bras de son parent.

L’air
« Danser pour moi, c’est jouer avec l’air » (Saburo Teshigawara).
Avec certains patients comme Bilal, mais aussi comme Marie,
nous apprenons à aborder l’air qui nous entoure comme un sol

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Créativités. Originalité des supports d’inspiration et d’expression en danse 189

subtil, sol ordinairement imperçu (en dehors des phénomènes du


vent qui peuvent nous pousser ou nous offrir une résistance). Il
s’agit de penser l’espace comme une matière sensible que je peux
presser ou pousser, sur laquelle je peux m’appuyer ou rebondir.
Cette appréhension de l’espace comme « un plein » avec lequel jouer
permet d’en ressentir la résistance et la portance, dans ce que Godard
appelle la « sensibilité tactile à l’espace » (Desprès, 2000). L’expéri-
mentation de l’air comme un sol, nous le constatons, nécessite un
certain raffinement de la sensation, ce dont était encore un peu privé
Bilal. Mais cette piste de travail pourrait tout à fait être envisagée
auprès d’autres profils de patients.

Les sols anatomiques


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Avec les patients plus avancés dans leur conscience corporelle,
suivis par exemple dans un cadre de rééducation par la danse,
nous pourrions également nous référer aux travaux de la danseuse
Wilfride Piollet concernant sa technique des barres flexibles (2008).
Sensible à la question de la gravité, très peu présente dans les
entraînements traditionnels à la danse, Piollet a peu à peu remplacé
l’appui physique, horizontal et sécurisant de la main posée sur la
barre par un autre appui, imaginaire, mettant en jeu la conscience
gravitaire entre divers points du corps. Il s’agit de créer une ligne
fictive en visualisant deux points, de les mettre en relation et en
opposition, tout en abandonnant le poids du corps à cette visuali-
sation. Pour désigner cette ligne, Piollet emploie l’expression barre
flexible tirée d’un poème que le poète René Char lui a dédié ainsi qu’à
Jean Guizerix. Cependant, il ne faut pas croire que ces points soient
désignés au hasard dans le corps. Ils prennent sens dans une concep-
tion du corps proposée par Piollet, un corps à trois étages matéria-
lisés par l’étage de la tête, du cœur et du bassin.
Nous comprenons que les expériences de sol sont aussi à
chercher dans le corps lui-même. Car notre corps est constitué de
plusieurs sols anatomiques que nous pouvons facilement mobiliser
dans la danse.

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190 La danse, une médiation en psychomotricité

Si nous suivons l’architecture du corps de bas en haut, nous


repérons quelques éléments essentiels tels que la plante des pieds, le
bassin, le diaphragme et l’atlas.
S’agissant de la plante des pieds, nous pouvons jouer avec cette
surface plane et solide, la considérant comme un sol, en dansant
pieds à plat (grand sol) ou sur demi-pointes (petit sol). Car aider les
patients à conscientiser leurs pieds comme faisant office de sol, c’est
leur permettre de trouver en eux-mêmes la sécurité interne qui leur
manque.
Le bassin peut aussi être considéré comme un sol, ainsi que
nous le rappellent les danseurs lorsqu’ils invitent à « s’assoir dans
son bassin », ou les anatomistes lorsqu’ils nomment l’ensemble des
muscles du petit bassin « le plancher pelvien ». Il y a bien là l’idée que
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le bassin assure une fonction de support, à l’égal du sol géologique.
Le diaphragme thoracique est à l’image d’une toile tendue à
l’horizontale, comme un sol souple. Poser sa respiration, c’est donc
également pouvoir prendre appui et repos sur ce muscle, exactement
comme nous le ferions sur le sol.
Enfin, la première vertèbre cervicale, en qualité de socle osseux
soutenant la tête, est à son tour susceptible de fonctionner comme
un sol.
Nous le voyons, tous ces éléments corporels, lorsqu’ils sont
présentés comme des surfaces d’appui, et diversement explorés
dans la danse, sont dans l’implicite et dans l’inconscient des patients
comme autant de sols sur lesquels ils peuvent s’appuyer.

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