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Férocité, cruauté et méchanceté dans les rapports entre les

hommes et les femmes


Pierre Naveau, Transcription Aurelie Flore Pascal
Dans La Cause du Désir 2020/2 (N° 105), pages 100 à 109
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
ISBN 9782374710303
DOI 10.3917/lcdd.105.0100
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Changer le monde
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DÉTOURS
PIERRE NAVEAU FÉROCITÉ, CRUAUTÉ ET
MÉCHANCETÉ DANS LES RAPPORTS
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

Ce texte a fait l’objet d’une présentation et d’une


discussion au local de l’École de la Cause freudienne
dans le cadre de l’enseignement « Hommes, femmes,
jouissances, semblants » de Rose-Paule Vinciguerra,
avec Sophie Gayard, Thierry Jacquemin, Pascal Pernot.
Nous publions ici des extraits de ce travail en cours.

Évocations et Résonances

Voilà un livre, le roman d’Emily Brontë, qui, lorsqu’on s’engage dans la lecture de
son texte original, en langue anglaise en l’occurrence, vous saisit. Vous devenez alors
la proie d’une femme (écrivaine) de vingt-neuf ans, qui vous emporte dans des hauteurs
d’irrespirable tension, d’intensité rare et, parfois, de réelle « terreur », où s’est donc
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écrit le seul roman qui ait jamais été écrit dans cette langue qui fait de vous, cher
lecteur, une sorte d’objet que l’on bouscule et que l’on ne ménage pas, que l’on attire,
puis que l’on rejette loin de soi et de ses délicates attentions.
Langue aux rythmes et aux tempos tantôt doux (andante ou allegro ou moderato),
souvent vif (presto ou vivace), parfois furieux (furioso) et, même, « tourmenté ».
Wuthering Heights, puisque c’est de ce roman publié en 1847 qu’il s’agit, surprend,
bouleverse, voire provoque, dans l’âme du lecteur, de la colère. À ne pas oublier – dans
la langue allemande : eine Wut veut dire « une soudaine colère ».
Le terme d’âme est articulé par le Dr Lacan, dans un nœud dit « borroméen », à
deux autres termes – ceux de pensée et de corps précisément.
Si j’avais à identifier l’intrigue du roman (au sens de François Regnault) à un
mouvement du corps, je dirais que c’est un roman dont la férocité, plutôt que de vous
donner un coup de bâton sur la tête (comme dans la comedia dell’arte), vous fait un
croche-pied. D’où la colère qui vous traverse de part en part, quand vous êtes en train
de lire. La férocité vous fait mordre la poussière. Et il y en a, dans ce texte où la noir-
ceur domine, de la férocité !
J’évoque F. Regnault, parce que ce dans quoi vous êtes pris, quand vous lisez ce
roman en vous efforçant de reprendre sans cesse votre souffle, c’est… Oui, c’est quoi ?
Un imbroglio théâtral ? Eh bien, oui ! Ne serait-ce pas d’un ado, d’un embrouillamini,
d’un entanglement, d’un enchevêtrement, qu’il s’agirait – représentable par une sorte

Pierre Naveau est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.

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de montage de fils enchevêtrés à la façon dont procède Pablo Reinoso pour ses sculptures
et qui impliquerait qu’il soit en fait question d’une histoire d’amour complexe (l’ex-
pression est de Georges Bataille) dont l’énigme resterait à déchiffrer ?
Ma thèse au sujet de l’intrigue, c’est que – en réalité – dans la mesure même où il
est fait, dans un certain style, le récit « étrange et sauvage » (disent les commentateurs)
d’une « violente histoire d’amour entre Heathcliff et Catherine » – c’est que l’intrigue,
donc, tend, à la fois, vers le hors norme, le hors-sens et le hors sexe.
La morale de la fable, pour reprendre, là aussi, une expression utilisée par F.
Regnault à propos de ce qu’est une intrigue hors théâtre, est que la cruauté d’une injuste
vengeance lui donne, à cette « injuste vengeance », le statut de trou noir d’une « faute
éthique ». Le coupable, en fin de compte, ne parvient pas, corps et âme, à s’extraire,
au moyen de la pensée, de l’abîme marécageux de… sa culpabilité. Le coupable –
précisons-le, un homme, en fait – ne sait pas qu’étant projeté vers la pointe la plus
avancée d’un désir d’avoir un certain objet, il lui devient impossible de prendre un
autre chemin que celui qui le mène tout droit à la destruction de cet objet – et cela
jusqu’à l’os du rien.
Il aura fait, par exemple, ce qu’il fallait pour pousser une femme vers le pire – mourir
à cause de la haine et de la cruauté d’un homme dont elle croyait être aimée – ;
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l’amour, selon Lacan, trouvant en effet son élan dans la croyance. « Croyance » dont la
force peut aller jusqu’à faire de l’aimé(e) un Idéal du Moi : « Je suis Heathcliff ! »,
s’écrie Catherine.
Dans l’ultime scène du roman, Heathcliff vient vérifier, comme chaque soir, la
« présence réelle » de Catherine sous les traits d’une hallucination à la fois visuelle et
verbale. Les Anges viennent crier vengeance autour de la tombe de Catherine.

Et voici la ponctuation que je propose pour cette introduction :


Le courage implique le rire et suppose, par conséquent, le mot pour rire, le mot
d’esprit. Le courage qu’il y a à dire exige en effet que l’on se parle et que l’on se risque,
dès lors, à faire (secrètement) un vœu et, du coup, à commettre, à l’occasion, une bévue.
Un rêve, tel le rêve de Catherine Earnshaw, est une bévue. Il donne en effet à voir
une scène au point même où s’ouvre une faille dans ce qui s’entend au moment où l’un
des protagonistes du drame articule un dire énigmatique.
À ce niveau-là, comme le souligne Éric Laurent, l’espace du rêve n’est pas autre
chose que l’espace d’un lapsus ou, s’il est muet, d’une sorte d’acte manqué. Au fond,
quel est le symptôme de la commune passion (G. Bataille) qui tourmente et Catherine
et Heathcliff ? C’est la question !
Un symptôme, dixit James Joyce, est, selon un « dit » que le Dr Lacan a attrapé au
vol dans le texte joycien, quelque chose comme un « péché » (sin) et quelque chose qui,
par malchance, du même coup, vous « tombe » dessus (ptomein, en grec, signifie tomber).
Il est clair, me semble-t-il, que cette jeune femme qu’est Emily Brontë veut
montrer, dans ce roman noir, que la haine est première par rapport à l’amour et que

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la méchanceté, lors du Combat des Lumières, est ce qui l’emporte au moment où


« s’opère » le corps à corps avec cette terrifiante passion qu’est la volonté d’ignorance. Il
est essentiel qu’il apparaisse ainsi que la méchanceté est liée à la négation et à la déva-
lorisation du savoir en soi, du savoir en tant que tel, c’est-à-dire à l’inhibition immédiate
et précipitée de l’invention de ce qui serait « un savoir nouveau » dans le cas où une
telle invention serait possible.
Mais qu’allait-il donc faire dans cette galère, s’écrie-t-on alors à la fin des fins !
Pourquoi le vieux Père Heathcliff, le père de Catherine, pasteur au demeurant, a-
t-il recueilli ce jeune bohémien, au regard brûlant, beau, fier, mais sale et parlant mal,
est-il dit ? Comme l’a aperçu Georges Bataille, ce qui fait le fond du paradoxe de l’en-
fant sans mère ni père (comme l’on parle, par exemple, du « paradoxe du comédien »)
– en particulier de l’enfant abandonné, perdu, de l’enfant trouvé, retrouvé, en un mot,
de l’enfant dit « sauvage » –, n’est-ce pas… l’horreur ?

Le roman d’Emily Brontë tourne autour d’un trou à la façon d’un cercle qui se
resserrerait autour de son centre. L’intrigue se centre sur un personnage : Heathcliff,
et sur la complexité de sa personnalité cruelle.
Heathcliff est « une pièce rapportée », un enfant trouvé, que le père d’une famille
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bourgeoise a recueilli et essaie d’intégrer. Ce père, Mr Earnshaw, a déjà deux
enfants : Hindley l’aîné et Catherine la cadette. C’est donc le drame du loup que
l’on a fait entrer dans la bergerie, bien que les enfants ne soient pas des agneaux,
loin de là. Le roman est construit à partir de flash-back, qui proviennent essentiel-
lement du récit de la gouvernante, Nelly Dean. Ce récit est l’histoire que Nelly
raconte à Mr Lockwood qui vient d’emménager à Thrushcross Grange, propriété
voisine de celle des Hauts de Hurlevent, qui, lorsque le roman commence, appar-
tiennent toutes deux à Heathcliff.

L’arrivée de Heathcliff

Le début du récit est marqué par l’arrivée d’Heathcliff aux Hauts de Hurlevent,
vaste domaine appartenant alors à Mr Earnshaw.
Mr Earnshaw amène un jour à la maison un jeune bohémien qu’il a recueilli lors
d’un voyage à Liverpool – un enfant presque aussi noir que s’il sortait de chez le diable.
Il a rencontré cet enfant, mourant de faim, abandonné dans les rues de Liverpool.
L’enfant fut baptisé Heathcliff.
Heathcliff avait été le nom d’un enfant mort en bas âge, nom qui devait, dès lors, lui
servir de nom de baptême et de nom de famille. Très vite, Mr Earnshow se prend
d’une vive affection pour ce jeune garçon qu’il a ramené à la maison. Cela, au détri-
ment de son fils aîné, Hindley, qui déteste ce nouveau venu, et de sa fille, Catherine,
trop entêtée et trop indisciplinée pour être sa favorite. Ainsi dès le début, Heathcliff
fut cause de dissentiment dans la maison.

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Mais Heathcliff est vite devenu le compagnon de jeu de Catherine, qui s’est enti-
chée de lui. Car, avec lui, elle joue à la petite maîtresse. Lorsque le père décède, Hindley
qualifié de tyran par Catherine, sa sœur, se venge en maltraitant Heathcliff, qu’il hait,
et en le réduisant au rang de « garçon de ferme ». « Pauvre Heathcliff », dit Catherine :
« Hindley le traite de vagabond et ne veut plus qu’il mange avec nous. Il a blâmé notre
père pour avoir traité Heathcliff avec trop de bienveillance et jure de le remettre à sa
vraie place ». Néanmoins, Catherine et Heathcliff restent unis par un lien affectif.
Quant à Heathcliff, il rêve, dit-il, de badigeonner la façade de la maison avec le sang
d’Hindley ou bien de rendre la pareille à Hindley.
Hindley, qui s’est marié entre temps, a eu un enfant de sa femme. Mais celle-ci est
décédée peu après l’accouchement. Cet enfant, c’est Hareton.
Hindley, désespéré par la mort de son épouse, sombre dans l’alcoolisme et la
méchanceté, sa haine envers Heathcliff ne faisant, dès lors, que s’accroître.
Le traitement infligé par Hindley à Heathcliff eut suffi, dit Nelly, à faire d’un saint
un démon. À la vérité, on eût dit, à cette époque, que ce garçon, Heathcliff, était réel-
lement possédé par quelqu’esprit diabolique. Son être produisait une impression de
répulsion morale et une sensation de dégoût physique.
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Le dilemme de Catherine et l’aveu d’un secret

Un jour, Catherine fait la connaissance de leur voisin, Mr Linton, qui habite le


domaine voisin de Thrushcross Grange. Linton accueille volontiers Catherine, mais
rejette Heathcliff en raison de ses manières rustres et frustes, et le traite de petit bohé-
mien. Or, les Linton ont deux enfants, Edgar et Isabelle. Edgar ne tarde pas, lui aussi,
à tomber amoureux de Catherine et la demande en mariage. Catherine hésite.
Elle fait part de son désarroi à Nelly : « Je ne suis pas plus faite pour épouser Edgar
Linton que pour aller au ciel. Si l’individu pervers qui est ici (elle fait allusion à son
frère, Hindley) n’avait pas ainsi rejeté Heathcliff, je n’y aurais jamais songé (à épouser
Edgar Linton). Mais maintenant, ce serait me dégrader moi-même que d’épouser
Heathcliff. »
Et elle révèle alors son secret à Nelly : aussi ne saura-t-il jamais combien je l’aime. Je
l’aime, non parce qu’il est beau, Nelly, mais parce qu’il est plus moi-même que je ne le
suis. De quoi sont faites nos âmes ? Je ne sais pas. Mais la mienne et la sienne sont
pareilles. N’est-ce pas là une façon de reconnaître une « identification » qui aurait la
dureté d’un roc et que Catherine appelle « amour » ?
« Nelly, I am Heathcliff (c’est Emily Brontë elle-même qui souligne) – he’s always
in my mind […] not as a pleasure – […] but as my own being ». Heathcliff surprend le
début de cet aveu fait par Catherine à Nelly. Du coup, il s’enfuit, quand il entend
Catherine dire que it would degrade him to marry her, que « l’épouser serait se dégrader ».
Il n’entend pas la toute fin de la déclaration d’amour de Catherine, où elle finit par
expliquer à Nelly pourquoi – choix forcé – elle va choisir d’épouser Edgar Linton.

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Ainsi l’aveu exalté de Catherine lui échappe-t-il, puisque, dans sa précipitation, il a pris
la fuite. Heathcliff a cru qu’il en avait suffisamment entendu comme ça. D’où le malen-
tendu ! En fait, dans une certaine mesure, il n’a rien entendu du tout. C’est comme si
– volonté d’ignorance – il n’avait pas voulu savoir. Paradoxale pudeur d’un être para-
doxal ? Le secret de Catherine – c’est lui qu’elle veut, c’est lui qu’elle dit aimer, même
si c’est à lui qu’elle décide de renoncer et, par là-même, de perdre – lui est donc
demeuré voilé, tu, car impossible à croire. Pour Heathcliff, il n’y a pas, en réalité, de
mots qui vaillent pour un amour réellement impossible !

La vengeance d’Heathcliff, le loup dans la bergerie

Catherine le cherche partout dans la lande sous la pluie. Elle tombe malade. La
fièvre la terrasse. « Ce fut le commencement de son délire », raconte Nelly. Après sa
guérison, elle devient irascible et hautaine. Elle consent alors à épouser Edgar Linton
et va vivre avec lui à Thrushcross Grange, où Nelly la suit. Elle traverse, depuis sa
maladie, des crises de mélancolie et de silence, que son mari respecte.
Heathcliff revient, quelques années plus tard, après s’être enrichi, on ne sait trop
comment. Il a la belle allure d’un gentleman qui masque le démon qu’il est devenu
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véritablement. C’est par ce signifiant démon qu’il sera dès lors qualifié dans le roman,
en raison de la férocité de sa haine. « Dans ses yeux d’un feu sombre se dissimulait une
férocité à demi-sauvage, mais maîtrisée », raconte Nelly, « c’est une bête malfaisante,
attendant le moment de bondir [sur sa proie] pour [la] détruire. »
Heathcliff s’installe alors chez son ennemi, Hindley, en profitant de sa passion du
jeu. Hindley est devenu alcoolique. Heathcliff en profite pour le ruiner progressive-
ment. Il devient propriétaire du domaine des Hauts de Hurlevent que Hindley a hypo-
théqué.
Quant au jeune Hareton, le fils de Hindley, il est maltraité à la fois par son père et
par Heathcliff. Il sert de valet de ferme, comme l’avait été, avant lui, Heathcliff. Heath-
cliff rend visite régulièrement à Catherine à Thrushcross Grange, où il n’y est pas
accueilli comme étant le bienvenu.
Décidément !
Or, c’est une conséquence inattendue de ses visites, Isabelle, la sœur cadette
d’Edgar, tombe amoureuse d’Heathcliff. Et cela, malgré les mises en garde de Cathe-
rine, qu’Isabelle croit bon – erreur fatale – de prendre pour de la jalousie.
Voilà pourtant ce que lui a dit Catherine : « Ce n’est pas un diamant brut […]
c’est un loup […] il vous écrasera comme un œuf de moineau, je sais qu’il ne peut
aimer une Linton, il serait très capable d’épouser votre fortune et vos espérances ».
À la suite d’une violente dispute entre Edgar et Heathcliff, Catherine tombe à
nouveau malade et se met à délirer.
Heathcliff enlève alors Isabelle, qu’il épouse. Il la ramène là où le vieil homme, le
vieil Earnshaw, l’avait amené, lui – aux Hauts de Hurlevent. Isabelle découvre alors la

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personnalité de son nouveau mari, qui la maltraite cruellement : « C’est un démon qui
ment, un monstre, et non un être humain ». À cela, Heathcliff répond : « Je suis sans
pitié. Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles,
c’est comme une rage de dent morale ». Enceinte de Heathcliff, Isabelle parvient néan-
moins à s’enfuir. Heathcliff rode tous les soirs autour de la demeure de Catherine qui
est tombée malade, sans réussir à la revoir.

L’accusation de trahison et le pardon

Lorsque Nelly est venue rendre visite à Isabelle avant qu’elle ne s’enfuie, Heathcliff
lui a expliqué que c’est Catherine qu’il aime et qu’il veut, avec son aide, revoir. Nelly
cède. Elle lui permet ainsi de retrouver Catherine pendant l’absence de son mari. C’est
au moment où ils se sont enfin retrouvés que Catherine lui a déclaré sa passion et
révélé son désir : « Je souhaite que nous ne soyons jamais séparés ». Mais Heathcliff ne
peut s’empêcher de lui faire des reproches : « Pourquoi m’avez-vous trahi… ? Vous
m’aimiez, dites-vous ? Quel droit aviez-vous alors de me sacrifier ? » Catherine lui fait
entendre à quel point ses injustes reproches sont injustifiés : « Vous aussi, vous m’avez
abandonnée, lui répond-elle ! ». Elle ajoute cependant (en substance) : « Je vous
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pardonne. Alors, pardonnez-moi comme je vous pardonne. » Il aura ainsi fallu qu’ad-
vienne la mort de Catherine pour que Heathcliff arrive à prononcer les imprononçables
mots du pardon : « Il est difficile de pardonner […] je vous pardonne ». Juste après
cette nuit-là, donc aussitôt après cette ultime confrontation avec Heathcliff, Catherine
meurt en donnant naissance à une petite fille, Cathy, que le père, Edgar Linton, va
élever dans l’amour de … d’un père.
Donc, nous avons les trois enfants de ces couples : Hareton, Cathy et Linton
Heathcliff, le fils d’Isabelle qui s’était enfui pour accoucher de ce petit garçon.
À la mort de sa sœur Isabelle, Edgar décide de prendre en charge son fils : Linton
Heathcliff, à la santé défaillante. Mais, Heathcliff, le père légitime, l’amène aux Hauts
de Hurlevent. Pendant ce temps, Hindley, le frère de Catherine, décède (suicide ou
alcoolisme). Les années passent, Heathcliff élabore le projet diabolique de marier son fils
à Cathy, afin de récupérer l’héritage des Linton et d’assouvir ainsi sa vengeance envers
Edgar. Il enlève Cathy et la retient prisonnière. Il la force à épouser Linton, son cousin
à la santé fragile qui décèdera rapidement. Après ce mariage forcé, elle parvient à s’en-
fuir et retourne à Thrushcross Grange, juste à temps pour voir son père Edgar mourir.
Heathcliff la ramène alors aux Hauts de Hurlevent et loue Thrushcross Grange à Mr
Lockwood qui est, en fait, le narrateur à qui Nelly a raconté toute cette tragique histoire.

Le fantôme de Catherine

L’année suivante, le narrateur, Mr Lockwood, revient par hasard à Thrushhold


Grange et décide d’aller aux Hauts de Hurlevent pour apprendre de Nelly la fin de

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cette histoire. Cathy s’est prise d’affection pour son cousin Hareton et a décidé de lui
apprendre à lire pour le sortir de l’état d’incurie dans lequel l’avait maintenu Heath-
cliff. Ce dernier n’arrive pas à empêcher ce lien de se nouer, en raison de la ressem-
blance physique de Hareton avec Catherine.
« C’est une triste conclusion », dit Heathcliff, « j’ai perdu la faculté de jouir de leur
destruction ».
Depuis le décès de Catherine, Heathcliff hallucine sans cesse sa présence ; il a, dès
lors, le désir de rejoindre Catherine dans la tombe. Il s’isole progressivement et sort
toutes les nuits pour retrouver le fantôme « halluciné » de Catherine. Il affiche alors un
air heureux et satisfait qu’on ne lui connaissait pas, lorsqu’il se met à dialoguer avec un
personnage invisible – Catherine, sans doute. C’est sur ces entrefaites qu’il annonce à tout
le monde sa mort prochaine. Il cesse en effet de s’alimenter et finit par mourir. Heath-
cliff a demandé à être enterré à côté de Catherine. Les deux cousins peuvent désormais
s’aimer sans contrainte et se marier au pays des fantômes. Le roman se conclut sur la
vision des trois tombes où repose Catherine, entourée d’Edgar et d’Heathcliff.
Les habitants de la région croisent parfois leurs fantômes qui se promènent sur la
lande nue.
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Pas de passion entre deux sans trois

Ce roman qui date de 1847, n’est pas le roman d’une seule passion, mais le roman
de ces trois passions que sont, selon Lacan, l’amour, la haine et l’ignorance. Il y a en effet
quelque chose d’énigmatique qui venait de la manière dont le vieil Heathcliff a intro-
duit le jeune Heathcliff dans la famille. Le « Gipsy », il l’avait ramassé sur le bord de
la route et l’avait ramené à la maison – on se demande bien pourquoi. Ce faisant – acte
de charité ou passage à l’acte suicidaire – il allume le feu d’une sorte d’incendie au
cœur du foyer familial.
L’enfant, qui est introduit dans la maison des Heathcliff, avait été abandonné par sa
mère et par son père, seul et sans nom, dans les rues de Liverpool. Sans doute n’avaient-
ils pas de quoi le nourrir. Dès l’enfance, il va y avoir, à partir de cet « impensable » passage
à l’acte d’un vieil homme, une rivalité farouche entre le jeune Heathcliff et la fille du vieil
Heathcliff. On ne peut pas, quand on aborde une passion amoureuse, disons, entre un homme
et une femme, faire l’économie du rapport au père. De quel père il s’agit ?
Ma thèse est que – c’est un paradoxe, je le reconnais – la racine d’une telle passion
est la jalousie et que, de ce point de vue, on n’échappe pas à la jalousie. Pour être plus
précis encore dans la formulation de mon hypothèse, une passion entre deux êtres
implique le trois – un homme, une femme et l’implication du père. Dès lors qu’il est
question de l’une des trois passions isolées par Lacan, le trois est de mise. Pas de passion
entre deux sans trois.
C’est pourquoi, le trois est impliqué, certes sous la forme d’une autre modalité,
dans la formulation du titre que j’ai proposé pour mon intervention : « Férocité,

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cruauté et méchanceté dans les rapports entre les hommes et les femmes ». Le nœud
à trois est – telle est mon hypothèse – le point d’appui d’une clinique qui tient compte
du réel et de l’impossible. À cet égard, le rêve que Catherine raconte à Nelly satisfait à
une fonction très importante pour le lecteur du roman.

Le rêve de Catherine

Alors qu’elle est très affaiblie par la maladie, Catherine est déchirée par un choix à
faire. Se marier ou ne pas se marier ? Épouser Edgar Linton ou Heathcliff. C’est dans
ce contexte d’un déchirement que Catherine avoue à Nelly ce qu’elle ne s’était jamais
avoué à elle-même d’une façon aussi tranchée : elle aime Heathcliff ! Or, si la question,
à propos de la légitimité d’une telle « inclination » (dirait Freud), se pose, c’est parce
que cette passion entre Heathcliff et Catherine met en cause, eh oui !, l’interdit de l’in-
ceste. N’y aurait-il pas, sur ce point précisément, de la transgression dans l’air ?

Catherine rêve

Voici ce que Catherine raconte à Nelly : elle est en enfer, mais dit au Démon qui
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est le gardien de la porte des Enfers, qu’elle veut absolument redescendre sur terre
pour révéler à Heathcliff que c’est lui qu’elle aime ! L’Enfer, n’est-ce pas, évoque la
chute. Or, en racontant à Nelly que, dans son rêve, elle dit au Démon « vouloir redes-
cendre sur terre », ce vœu ne montre-t-il pas un mouvement du corps qui signifie, en
réalité, que c’est comme si elle tombait alors dans un gouffre ? Comme l’indique le
titre d’un film : Plus dure sera la chute.

« S’identifier à » ou aimer

À son réveil, le hasard fait que Catherine tombe sur Heathcliff. Elle semble – je dis
bien : elle semble – ne pas échapper, en revanche, à une sorte de « duplicité féminine »,
puisqu’au moment même où elle est confrontée au choix – se marier avec Edgar ou se
marier avec Heathcliff –, c’est Edgar qu’elle se sent obligée de choisir. Choix forcé
certes, mais choix étonnant cependant.
Catherine, à son réveil d’un rêve, veut dire à Heathcliff que c’est lui qu’elle aime.
Mais, puisque, s’étant enfui, il n’est pas là pour entendre cette « parole d’amour »
qui aurait été prononcée à l’issue d’un choix à faire entre deux hommes, elle va alors
jusqu’à dire à Nelly : Nelly, I am Heathcliff.
Catherine ne sait que dire : I am Heathcliff et non : I love Heathcliff ; c’est, du
moins, ce qui est ici à souligner – ce n’est pas du tout du même registre. Catherine
reconnaît alors qu’elle s’identifie à Heathcliff. Quant à savoir si elle l’aime, c’est une
autre affaire. En fait, Catherine Earnshaw – c’est là l’intérêt que présente le roman
noir d’Emily Brontë – met un Gipsy, un innommable bohémien donc, en position

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PIERRE NAVEAU, FÉROCITÉ, CRUAUTÉ ET MÉCHANCETÉ DANS LES RAPPORTS ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

d’Idéal du moi. C’est à un garçon – qui, quand il a été présenté à ses deux enfants par
leur vieux père, le pasteur Earnshaw, ne savait pas parler, était muet, sombre et igno-
rant – que Catherine s’est identifiée.
Ce n’est pas du tout la même chose, pour une femme, de mettre son « Amant » en
position de sujet d’une libre parole et, par là-même, d’une énonciation d’un certain
style, ou en position d’Idéal du moi – idéalement, imaginairement, muet, sans mots.
L’enfance nue, c’est l’enfance sans mots.
Le fait que Heathcliff soit décrit, par Catherine elle-même, comme un être sauvage,
féroce, cruel, méchant, donne à son identification une couleur paradoxale.
Si Catherine aime Heathcliff, c’est dans le sens où un tel amour serait supporté par
une identification, c’est dans le sens où elle est Heathcliff. L’écueil sur lequel vient se
briser le fragile esquif de l’Amour, où les deux Amants ont pris place, se constitue à
partir d’une confusion très commune – consistant à prendre pour de l’amour fou ce
qui est, en réalité, une folle identification.
Remarquons qu’au moment où Catherine est mise au pied du mur d’avoir à faire
un choix – se marier avec Heathcliff, l’homme selon son être, ou se marier avec Edgar,
l’homme délicat qui n’est pas sans avoir des égards pour elle –, elle dit vouloir choisir
Heathcliff, alors même que c’est Edgar qu’elle choisit. Acte ? Acte manqué ? Catherine
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prend la main que lui tend l’homme fragile, Edgar, et laisse tomber celle de l’homme
avec qui, jusque-là – pour dire la chose ainsi –, elle a partagé l’être et l’être-là, Heathcliff
(comme le montrent les promenades éperdues et les courses folles, à travers la lande
sauvage, de Heathcliff et de Catherine, dans le film de William Wyler, avec Laurence
Olivier et Merle Oberon).

Transcription Aurelie Flore Pascal

la cause du désir n° 105 109

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