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DÉTOURS
PIERRE NAVEAU FÉROCITÉ, CRUAUTÉ ET
MÉCHANCETÉ DANS LES RAPPORTS
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES
Évocations et Résonances
Voilà un livre, le roman d’Emily Brontë, qui, lorsqu’on s’engage dans la lecture de
son texte original, en langue anglaise en l’occurrence, vous saisit. Vous devenez alors
la proie d’une femme (écrivaine) de vingt-neuf ans, qui vous emporte dans des hauteurs
d’irrespirable tension, d’intensité rare et, parfois, de réelle « terreur », où s’est donc
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de montage de fils enchevêtrés à la façon dont procède Pablo Reinoso pour ses sculptures
et qui impliquerait qu’il soit en fait question d’une histoire d’amour complexe (l’ex-
pression est de Georges Bataille) dont l’énigme resterait à déchiffrer ?
Ma thèse au sujet de l’intrigue, c’est que – en réalité – dans la mesure même où il
est fait, dans un certain style, le récit « étrange et sauvage » (disent les commentateurs)
d’une « violente histoire d’amour entre Heathcliff et Catherine » – c’est que l’intrigue,
donc, tend, à la fois, vers le hors norme, le hors-sens et le hors sexe.
La morale de la fable, pour reprendre, là aussi, une expression utilisée par F.
Regnault à propos de ce qu’est une intrigue hors théâtre, est que la cruauté d’une injuste
vengeance lui donne, à cette « injuste vengeance », le statut de trou noir d’une « faute
éthique ». Le coupable, en fin de compte, ne parvient pas, corps et âme, à s’extraire,
au moyen de la pensée, de l’abîme marécageux de… sa culpabilité. Le coupable –
précisons-le, un homme, en fait – ne sait pas qu’étant projeté vers la pointe la plus
avancée d’un désir d’avoir un certain objet, il lui devient impossible de prendre un
autre chemin que celui qui le mène tout droit à la destruction de cet objet – et cela
jusqu’à l’os du rien.
Il aura fait, par exemple, ce qu’il fallait pour pousser une femme vers le pire – mourir
à cause de la haine et de la cruauté d’un homme dont elle croyait être aimée – ;
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Le roman d’Emily Brontë tourne autour d’un trou à la façon d’un cercle qui se
resserrerait autour de son centre. L’intrigue se centre sur un personnage : Heathcliff,
et sur la complexité de sa personnalité cruelle.
Heathcliff est « une pièce rapportée », un enfant trouvé, que le père d’une famille
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L’arrivée de Heathcliff
Le début du récit est marqué par l’arrivée d’Heathcliff aux Hauts de Hurlevent,
vaste domaine appartenant alors à Mr Earnshaw.
Mr Earnshaw amène un jour à la maison un jeune bohémien qu’il a recueilli lors
d’un voyage à Liverpool – un enfant presque aussi noir que s’il sortait de chez le diable.
Il a rencontré cet enfant, mourant de faim, abandonné dans les rues de Liverpool.
L’enfant fut baptisé Heathcliff.
Heathcliff avait été le nom d’un enfant mort en bas âge, nom qui devait, dès lors, lui
servir de nom de baptême et de nom de famille. Très vite, Mr Earnshow se prend
d’une vive affection pour ce jeune garçon qu’il a ramené à la maison. Cela, au détri-
ment de son fils aîné, Hindley, qui déteste ce nouveau venu, et de sa fille, Catherine,
trop entêtée et trop indisciplinée pour être sa favorite. Ainsi dès le début, Heathcliff
fut cause de dissentiment dans la maison.
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Mais Heathcliff est vite devenu le compagnon de jeu de Catherine, qui s’est enti-
chée de lui. Car, avec lui, elle joue à la petite maîtresse. Lorsque le père décède, Hindley
qualifié de tyran par Catherine, sa sœur, se venge en maltraitant Heathcliff, qu’il hait,
et en le réduisant au rang de « garçon de ferme ». « Pauvre Heathcliff », dit Catherine :
« Hindley le traite de vagabond et ne veut plus qu’il mange avec nous. Il a blâmé notre
père pour avoir traité Heathcliff avec trop de bienveillance et jure de le remettre à sa
vraie place ». Néanmoins, Catherine et Heathcliff restent unis par un lien affectif.
Quant à Heathcliff, il rêve, dit-il, de badigeonner la façade de la maison avec le sang
d’Hindley ou bien de rendre la pareille à Hindley.
Hindley, qui s’est marié entre temps, a eu un enfant de sa femme. Mais celle-ci est
décédée peu après l’accouchement. Cet enfant, c’est Hareton.
Hindley, désespéré par la mort de son épouse, sombre dans l’alcoolisme et la
méchanceté, sa haine envers Heathcliff ne faisant, dès lors, que s’accroître.
Le traitement infligé par Hindley à Heathcliff eut suffi, dit Nelly, à faire d’un saint
un démon. À la vérité, on eût dit, à cette époque, que ce garçon, Heathcliff, était réel-
lement possédé par quelqu’esprit diabolique. Son être produisait une impression de
répulsion morale et une sensation de dégoût physique.
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Ainsi l’aveu exalté de Catherine lui échappe-t-il, puisque, dans sa précipitation, il a pris
la fuite. Heathcliff a cru qu’il en avait suffisamment entendu comme ça. D’où le malen-
tendu ! En fait, dans une certaine mesure, il n’a rien entendu du tout. C’est comme si
– volonté d’ignorance – il n’avait pas voulu savoir. Paradoxale pudeur d’un être para-
doxal ? Le secret de Catherine – c’est lui qu’elle veut, c’est lui qu’elle dit aimer, même
si c’est à lui qu’elle décide de renoncer et, par là-même, de perdre – lui est donc
demeuré voilé, tu, car impossible à croire. Pour Heathcliff, il n’y a pas, en réalité, de
mots qui vaillent pour un amour réellement impossible !
Catherine le cherche partout dans la lande sous la pluie. Elle tombe malade. La
fièvre la terrasse. « Ce fut le commencement de son délire », raconte Nelly. Après sa
guérison, elle devient irascible et hautaine. Elle consent alors à épouser Edgar Linton
et va vivre avec lui à Thrushcross Grange, où Nelly la suit. Elle traverse, depuis sa
maladie, des crises de mélancolie et de silence, que son mari respecte.
Heathcliff revient, quelques années plus tard, après s’être enrichi, on ne sait trop
comment. Il a la belle allure d’un gentleman qui masque le démon qu’il est devenu
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personnalité de son nouveau mari, qui la maltraite cruellement : « C’est un démon qui
ment, un monstre, et non un être humain ». À cela, Heathcliff répond : « Je suis sans
pitié. Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles,
c’est comme une rage de dent morale ». Enceinte de Heathcliff, Isabelle parvient néan-
moins à s’enfuir. Heathcliff rode tous les soirs autour de la demeure de Catherine qui
est tombée malade, sans réussir à la revoir.
Lorsque Nelly est venue rendre visite à Isabelle avant qu’elle ne s’enfuie, Heathcliff
lui a expliqué que c’est Catherine qu’il aime et qu’il veut, avec son aide, revoir. Nelly
cède. Elle lui permet ainsi de retrouver Catherine pendant l’absence de son mari. C’est
au moment où ils se sont enfin retrouvés que Catherine lui a déclaré sa passion et
révélé son désir : « Je souhaite que nous ne soyons jamais séparés ». Mais Heathcliff ne
peut s’empêcher de lui faire des reproches : « Pourquoi m’avez-vous trahi… ? Vous
m’aimiez, dites-vous ? Quel droit aviez-vous alors de me sacrifier ? » Catherine lui fait
entendre à quel point ses injustes reproches sont injustifiés : « Vous aussi, vous m’avez
abandonnée, lui répond-elle ! ». Elle ajoute cependant (en substance) : « Je vous
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Le fantôme de Catherine
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cette histoire. Cathy s’est prise d’affection pour son cousin Hareton et a décidé de lui
apprendre à lire pour le sortir de l’état d’incurie dans lequel l’avait maintenu Heath-
cliff. Ce dernier n’arrive pas à empêcher ce lien de se nouer, en raison de la ressem-
blance physique de Hareton avec Catherine.
« C’est une triste conclusion », dit Heathcliff, « j’ai perdu la faculté de jouir de leur
destruction ».
Depuis le décès de Catherine, Heathcliff hallucine sans cesse sa présence ; il a, dès
lors, le désir de rejoindre Catherine dans la tombe. Il s’isole progressivement et sort
toutes les nuits pour retrouver le fantôme « halluciné » de Catherine. Il affiche alors un
air heureux et satisfait qu’on ne lui connaissait pas, lorsqu’il se met à dialoguer avec un
personnage invisible – Catherine, sans doute. C’est sur ces entrefaites qu’il annonce à tout
le monde sa mort prochaine. Il cesse en effet de s’alimenter et finit par mourir. Heath-
cliff a demandé à être enterré à côté de Catherine. Les deux cousins peuvent désormais
s’aimer sans contrainte et se marier au pays des fantômes. Le roman se conclut sur la
vision des trois tombes où repose Catherine, entourée d’Edgar et d’Heathcliff.
Les habitants de la région croisent parfois leurs fantômes qui se promènent sur la
lande nue.
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Ce roman qui date de 1847, n’est pas le roman d’une seule passion, mais le roman
de ces trois passions que sont, selon Lacan, l’amour, la haine et l’ignorance. Il y a en effet
quelque chose d’énigmatique qui venait de la manière dont le vieil Heathcliff a intro-
duit le jeune Heathcliff dans la famille. Le « Gipsy », il l’avait ramassé sur le bord de
la route et l’avait ramené à la maison – on se demande bien pourquoi. Ce faisant – acte
de charité ou passage à l’acte suicidaire – il allume le feu d’une sorte d’incendie au
cœur du foyer familial.
L’enfant, qui est introduit dans la maison des Heathcliff, avait été abandonné par sa
mère et par son père, seul et sans nom, dans les rues de Liverpool. Sans doute n’avaient-
ils pas de quoi le nourrir. Dès l’enfance, il va y avoir, à partir de cet « impensable » passage
à l’acte d’un vieil homme, une rivalité farouche entre le jeune Heathcliff et la fille du vieil
Heathcliff. On ne peut pas, quand on aborde une passion amoureuse, disons, entre un homme
et une femme, faire l’économie du rapport au père. De quel père il s’agit ?
Ma thèse est que – c’est un paradoxe, je le reconnais – la racine d’une telle passion
est la jalousie et que, de ce point de vue, on n’échappe pas à la jalousie. Pour être plus
précis encore dans la formulation de mon hypothèse, une passion entre deux êtres
implique le trois – un homme, une femme et l’implication du père. Dès lors qu’il est
question de l’une des trois passions isolées par Lacan, le trois est de mise. Pas de passion
entre deux sans trois.
C’est pourquoi, le trois est impliqué, certes sous la forme d’une autre modalité,
dans la formulation du titre que j’ai proposé pour mon intervention : « Férocité,
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cruauté et méchanceté dans les rapports entre les hommes et les femmes ». Le nœud
à trois est – telle est mon hypothèse – le point d’appui d’une clinique qui tient compte
du réel et de l’impossible. À cet égard, le rêve que Catherine raconte à Nelly satisfait à
une fonction très importante pour le lecteur du roman.
Le rêve de Catherine
Alors qu’elle est très affaiblie par la maladie, Catherine est déchirée par un choix à
faire. Se marier ou ne pas se marier ? Épouser Edgar Linton ou Heathcliff. C’est dans
ce contexte d’un déchirement que Catherine avoue à Nelly ce qu’elle ne s’était jamais
avoué à elle-même d’une façon aussi tranchée : elle aime Heathcliff ! Or, si la question,
à propos de la légitimité d’une telle « inclination » (dirait Freud), se pose, c’est parce
que cette passion entre Heathcliff et Catherine met en cause, eh oui !, l’interdit de l’in-
ceste. N’y aurait-il pas, sur ce point précisément, de la transgression dans l’air ?
Catherine rêve
Voici ce que Catherine raconte à Nelly : elle est en enfer, mais dit au Démon qui
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« S’identifier à » ou aimer
À son réveil, le hasard fait que Catherine tombe sur Heathcliff. Elle semble – je dis
bien : elle semble – ne pas échapper, en revanche, à une sorte de « duplicité féminine »,
puisqu’au moment même où elle est confrontée au choix – se marier avec Edgar ou se
marier avec Heathcliff –, c’est Edgar qu’elle se sent obligée de choisir. Choix forcé
certes, mais choix étonnant cependant.
Catherine, à son réveil d’un rêve, veut dire à Heathcliff que c’est lui qu’elle aime.
Mais, puisque, s’étant enfui, il n’est pas là pour entendre cette « parole d’amour »
qui aurait été prononcée à l’issue d’un choix à faire entre deux hommes, elle va alors
jusqu’à dire à Nelly : Nelly, I am Heathcliff.
Catherine ne sait que dire : I am Heathcliff et non : I love Heathcliff ; c’est, du
moins, ce qui est ici à souligner – ce n’est pas du tout du même registre. Catherine
reconnaît alors qu’elle s’identifie à Heathcliff. Quant à savoir si elle l’aime, c’est une
autre affaire. En fait, Catherine Earnshaw – c’est là l’intérêt que présente le roman
noir d’Emily Brontë – met un Gipsy, un innommable bohémien donc, en position
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d’Idéal du moi. C’est à un garçon – qui, quand il a été présenté à ses deux enfants par
leur vieux père, le pasteur Earnshaw, ne savait pas parler, était muet, sombre et igno-
rant – que Catherine s’est identifiée.
Ce n’est pas du tout la même chose, pour une femme, de mettre son « Amant » en
position de sujet d’une libre parole et, par là-même, d’une énonciation d’un certain
style, ou en position d’Idéal du moi – idéalement, imaginairement, muet, sans mots.
L’enfance nue, c’est l’enfance sans mots.
Le fait que Heathcliff soit décrit, par Catherine elle-même, comme un être sauvage,
féroce, cruel, méchant, donne à son identification une couleur paradoxale.
Si Catherine aime Heathcliff, c’est dans le sens où un tel amour serait supporté par
une identification, c’est dans le sens où elle est Heathcliff. L’écueil sur lequel vient se
briser le fragile esquif de l’Amour, où les deux Amants ont pris place, se constitue à
partir d’une confusion très commune – consistant à prendre pour de l’amour fou ce
qui est, en réalité, une folle identification.
Remarquons qu’au moment où Catherine est mise au pied du mur d’avoir à faire
un choix – se marier avec Heathcliff, l’homme selon son être, ou se marier avec Edgar,
l’homme délicat qui n’est pas sans avoir des égards pour elle –, elle dit vouloir choisir
Heathcliff, alors même que c’est Edgar qu’elle choisit. Acte ? Acte manqué ? Catherine
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