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Lacan, le rien

Carole Dewambrechies-La Sagna


Dans La Cause freudienne 2011/3 (N° 79), pages 146 à 150
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 1240-1684
ISBN 9782905040732
DOI 10.3917/lcdd.079.0146
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Lacan, le rien
Carole Dewambrechies-La Sagna

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »


Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison

« Le désir ne se conclut jamais que sur rien.


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Le rien est, si l’on veut sa vérité. »
Jacques-Alain Miller, Vie de Lacan

L a question a été récemment posée dans la presse de savoir si la psychanalyse


– notamment lacanienne – et ses outils conceptuels pouvaient avoir une quelconque
utilité pour la psychiatrie et son exercice. Je crois nécessaire de prendre cette ques-
tion au sérieux. Après tout, je suis moi-même entrée dans la psychanalyse par le biais
de la psychiatrie, dans une ville universitaire – Bordeaux – où le lacanisme a pris son
ampleur dans les années soixante-dix, à partir de l’internat de psychiatrie. Ce n’est
pas dire que psychiatrie et psychanalyse se confondent, mais que ce sont des disci-
plines qui, partiellement, se recoupent et se distinguent. Freud, d’ailleurs, oppose la
psychiatrie, qui décrit les symptômes de la maladie, et la psychanalyse, qui en étudie
les modes de formation. Étudier les modes de formation du symptôme, les modalités
de la défense et les modalités du refoulement – ce qui est donc l’objet de la psycha-
nalyse – conduit à une nouvelle nosographie. L’art nosographique s’est déployé en
psychiatrie à partir du XIXe siècle. Freud a pris pour base cette nosographie pour la
remanier et y inclure son apport. Le trépied névrose, psychose et perversion est alors
devenu le socle de toute discussion clinique tout au long du XXe siècle : la découverte
de l’inconscient subvertissait résolument tout classement antérieur, pour mettre au
premier plan, avec le seul appui de ce qui se dit, les destins de la libido.
Carole Dewambrechies-La Sagna est psychanalyste, membre de l’ECF.

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Carole Dewambrechies-La Sagna Lacan, le rien

Jacques Lacan est aussi connu pour avoir surpris son auditoire par son manie-
ment de l’art du diagnostic. Or, cette surprise n’est pas moins liée à l’irruption de
l’inconscient qu’à l’art du diagnostic, étant apparue, la surprise – ou s’étant révélée –
inhérente à cet art dans le champ de la psychanalyse.
Le diagnostic d’anorexie mentale et la fonction du rien sont, à cet égard, exem-
plaires.

La preuve par l’anorexie

L’anorexie se définit classiquement par une perte de l’appétit et une perte de poids
corrélative. C’est parce que le sujet ne mange pas qu’il maigrit et présente différents
troubles qui touchent son corps et sa pensée. Des questions se posent alors : pour-
quoi le sujet ne mange-t-il pas ? comment faire pour qu’il mange ? etc. Mais, posées
ainsi, elles demeurent sans réponse – et les thérapeutiques, inefficaces. C’est cette
perspective que Lacan renverse, en faisant tourner toute la problématique autour du
rien – terme dont l’étymologie latine éclaire l’équivoque en français : rien est rem, issu
du res, rei latin, la chose.
Le rien est alors à disjoindre de la négation qui l’accompagne le plus souvent en
français. Et la jeune fille anorexique devient par conséquent celle qui mange rien, qui
mange le rien, comme Lacan le formule : « Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que
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l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette
absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la
mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. »1 Le rien est alors
animé de la force d’un objet autour duquel tourne la relation de dépendance de la
mère et de l’enfant, ou de l’adolescente, et de son entourage. Il renverse cette rela-
tion de dépendance, sur fond de refus primordial. L’Autre a l’idée que l’enfant ne
pourra manger que par la force de ses suppliques et de ses menaces, qui doivent alors
se manifester sans cesse. Ce faisant, il devient à son tour l’esclave du rien.
Cette dialectique, qui met en valeur le rien comme objet dans le rapport que le
sujet entretient avec l’Autre, croise la question de son désir comme désir de l’Autre.

Les deux valeurs du rien


Il y a ici deux valeurs distinctes du rien : le rien pris dans la dialectique du désir,
et le rien comme inertie, butée, pierre d’achoppement de toute dialectique. Sur son
versant dialectique, le désir est « métonymie du manque à être »2. Tournant autour
d’un manque constitutif, d’un défaut fondamental d’objet qui serait un objet de
satisfaction, il est sans objet. Dans sa Vie de Lacan, Jacques-Alain Miller le formule
ainsi : « Le principe du désir, disons-le, est hystérique, c’est-à-dire qu’il est insatis-
faction. Le désir réitère, se soutient de réitérer un ce n’est pas ça. Il tend incessamment
1. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 185.
2. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 623 & 640.

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Portrait de l’analyste en caméléon

vers Autre chose, une Autre chose qui, une fois atteinte, ne sera pas ça non plus. »3
Le désir court ainsi entre les signifiants et ne se laisse ni satisfaire, ni appréhender.
« Comme Lacan l’avait isolé, le désir est foncièrement dans sa phase la plus profonde
désir de rien […]. Le désir ne se conclut jamais que sur rien. Le rien est, si l’on veut
sa vérité. »4
On peut dire que ce rien n’est rien : il est manque, absence, négation de tout objet
de satisfaction, poursuite infinie d’Autre chose et, en tant que tel, structurant pour
le sujet. Le manque est en effet constitutif du désir, indispensable au sujet donc, car
créateur d’une distance maintenue entre le sujet et sa jouissance – une aération en
quelque sorte.
Le rien de l’anorexie est différent du rien du désir : il est refus du rien du désir.
C’est ce qu’illustre de façon magistrale le cas de l’Homme aux cervelles fraîches,
étudié et commenté par Lacan dès son Séminaire I, puis dans deux textes fonda-
mentaux de ses Écrits 5.
L’analysant est un homme jeune qui craint de plagier ses collègues. Ce symptôme
l’entrave sérieusement dans sa profession, que l’on devine assez proche de la nôtre,
note Lacan6. Petit-fils d’un universitaire brillant, il a un père qui a moins bien réussi
que lui dans ce domaine. Lui-même ne peut publier ses travaux ni faire avancer ses
recherches et sa carrière, car il est gêné par sa compulsion au plagiat.
Sa première analyse avec Melitta Schmideberg, la fille de Mélanie Klein, a produit
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un certain effet thérapeutique. Pourtant, le cœur de sa plainte en analyse, qui a mis
au jour le fait qu’enfant, il volait les livres de son père pour s’acheter des bonbons,
reste intact : les choses sont loin d’être résolues. La question du sens de ce symp-
tôme, et donc de l’interprétation à y apporter, reste primordiale et énigmatique, tout
autant que celle du diagnostic à poser dans ce cas.
Lacan va centrer le problème autour d’une séance où il s’agit de l’interprétation
faite par le second analyste, Ernst Kris, et, surtout, de la réponse que l’analysant y
apporte.

Élucidation par Lacan d’un symptôme resté en souffrance

Voici l’analysant qui arrive, triomphant, à sa séance : il a trouvé à la bibliothèque


un livre qui contient toutes les thèses qu’il s’apprêtait à publier. Il ne souffre donc pas
seulement d’une compulsion à prendre les idées des autres dès qu’il en a connais-
sance ; il plagie aussi, sans le savoir, un livre qu’il n’a pas lu : il est donc « plagiaire
malgré lui » !

3. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université
populaire Jacques Lacan, cours du 10 février 2010, inédit ; le texte de J.-A. Miller publié dans le présent numéro
en fait partie & Vie de Lacan, Paris, Navarin, septembre 2011.
4. Ibid.
5. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits, op. cit., p. 381-399 &
« La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 585-645.
6. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite… », op. cit., p. 394.

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Carole Dewambrechies-La Sagna Lacan, le rien

Son analyste, dans un mouvement que Lacan qualifie ironiquement d’audacieux,


lui propose de juger lui-même sur pièces, la réalité de ce qui est écrit étant supposée
servir de garant. Il compare donc les travaux et n’y trouvant aucune trace de
plagiat – une fois admise une certaine communauté de références dans des champs
connexes –, il livre alors son interprétation : son analysant s’accuse d’être plagiaire…
pour s’interdire de l’être.
Après un silence, celui-ci énonce qu’à la fin de chaque séance, avant de retourner
travailler, il se promène dans le quartier, notamment dans une rue pleine de bons
restaurants, et y lorgne les menus, à la recherche de son plat préféré : des cervelles
fraîches. Sur cette réponse à laquelle il donne valeur d’acting-out – à l’appel à la réalité
fait par l’analyste, l’analysant répond en effet par une réalité plus substantielle –,
Lacan étaye son diagnostic fameux qui élèvera ce cas au niveau des grands cas de la
psychanalyse : l’acting-out, donc, fait équivaloir les travaux des collègues, dont
l’analysant dit qu’il ne peut s’empêcher de les plagier – parfois sans même les
connaître –, et les délicieuses cervelles dont il s’agit de se régaler. Ainsi, les élabora-
tions de savoir et l’objet oral sont appréhendés comme ayant même valeur et substi-
tuables. C’est sur ce point que Lacan diagnostique une « anorexie […] quant au
mental »7. Ce qu’il aurait fallu interpréter à ce patient, ce n’est pas qu’il ne volait
rien, car il n’y avait rien à voler8, mais qu’il s’agit ici d’idées et de désir ; c’est que l’ana-
lysant ne conçoit pas qu’il puisse avoir une seule idée qui soit sienne.
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C’est dire que l’anorexie est, en son fond, mentale : il y a un écho et une résonance
entre le rem du rien, et le mens du mental et de la mentalité. Or, de ce mental, le sujet
ne veut pas. Son anorexie est une anorexie quant au « désir dont vit l’idée » – véri-
table « aversion du patient pour ce qu’il cogite »9. Il est crucial de saisir, ici, que le désir
n’est pas mental, qu’il n’est pas une idée, mais qu’il la précède et la permet. Le désir
donne vie à l’idée : sans quoi elle ne serait… rien !

Aimer sa cervelle comme soi-même, ce n’est pas rien

Manger une cervelle, n’est-ce pas d’ailleurs le meilleur moyen de s’assurer que, de
cette cervelle, ne sortira désormais plus aucune cogitation ? Cette occurrence du rien
est ce qui est fondamental dans l’anorexie. C’est un rien positivé, qui est refus du rien
qui assure la métonymie du désir. C’est un rien qui colle au sujet, le rend inerte,
bouche sa division, le ferme à l’inconscient.
Loin que cette aperception, par Lacan, du mécanisme fondamental de l’anorexie
soit superflue ou inutile, elle constitue un préalable à toute prise en charge de l’ano-
rexie sur le plan clinique, qu’il s’agisse de psychiatrie ou de psychanalyse. Le mécon-
naître est méconnaître la portée de la théorie analytique en ce qu’elle touche

7. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 601.
8. Ibid., p. 600.
9. Ibid., p. 601.

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Portrait de l’analyste en caméléon

concrètement à la jouissance et au désir. Le rien massif de l’anorexie pourra, à ce


prix, devenir un presque rien, ouvert aux petites choses de la vie.
Alors, quand quelqu’un, chargé d’introduire un dossier commémorant la dispa-
rition du Docteur Lacan – il y a trente ans –, évoque les concepts fondamentaux du
lacanisme et écrit : « que faire de tout cela, et en a-t-on vraiment besoin pour soigner
un patient ? »10, je réponds : oui, absolument, pour les soigner toujours, pour qu’ils
guérissent souvent.
Ce n’est pas rien.
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10. Schneider M., « Que reste-t-il de Jacques Lacan ? », Le Point, no 2031, 18 août 2011, p. 68.

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