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Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien

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Anne Béraud : Pour la vingt-cinquième rencontre du Pont Freudien, et au nom du Pont


Freudien, je suis très heureuse d'accueillir Anne Lysy. Psychanalyste à Bruxelles en
Belgique, Anne Lysy est membre de la Nouvelle École Lacanienne (NLS), de l’École de la
Cause Freudienne (ECF) et de l'Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle est
Docteur en lettres et philosophie. Elle enseigne à la Section clinique de Bruxelles et
travaille au Centre Psychanalytique de Consultations et de traitements (CPCT). Elle a été
responsable du Kring voor psychoanalyse (qui est le cercle néerlandophone de la NLS)
lors de sa fondation et y assure toujours un enseignement. Peut-on dire que tu es mi-
flamande, mi-wallonne ?

Elle a travaillé au Courtil (une institution très réputée pour jeunes psychotiques). Elle a
écrit de nombreux articles, a participé à la rédaction de plusieurs revues. Elle est la
directrice de la rédaction du bulletin de la NLS. Pour terminer ce tableau qui n'est qu'un
résumé, elle fut la responsable du dernier congrès de la NLS sur « Le corps et ses objets »
(en mars 2008 à Gand), ce qui lui confère une autorité d'expérience, pour assurer le
séminaire de fin de semaine sur ce même thème qu'il lui a fallu longuement travailler.

Ce soir, nous abordons le thème de l'anorexie, avec pour titre : « L'anorexie : je mange
rien ». L'absence de négation est tout à fait volontaire, et vous allez bientôt savoir
pourquoi.

Une augmentation considérable des conduites anorexiques nous amène, une fois de plus,
à réfléchir à ce qui se joue, pour chaque sujet, à travers ce symptôme contemporain et
plutôt féminin. Nombre de jeunes filles se reconnaissent comme anorexiques et vont
chercher dans certains groupes communautaires une réponse qui leur permette de
fonctionner socialement à partir de ce trait identificatoire qu’est devenu leur symptôme.
La psychanalyse apporte-t-elle un autre type de réponse ?

La clinique psychanalytique nous enseigne que l’anorexie n’est pas une entité en soi.
Ainsi, le symptôme alimentaire ne suffit pas pour décider de la marche à suivre sur le plan
du traitement. Il existe plusieurs types d’anorexies en fonction de la structure subjective,
et c’est à propos de l’anorexie sous sa forme lassique, lorsque la féminité est un enjeu
primordial, que Lacan a pu dire que l’anorexique n’est pas celle qui ne mange rien, elle est
celle qui mange « rien » (le « rien »). Ce symptôme n’est pas sans inquiéter son entourage
et se manifeste essentiellement dans son rapport à l’Autre : elle ne demande rien, d’où la
grande difficulté de mettre en place un traitement. Comment, si elle mange rien, comme
le dit Lacan, peut-elle consentir à mettre ce rien en jeu dans le discours psychanalytique ?

Je vais laisser Anne Lysy développer ces questions. Comme d'habitude, une période de
questions suivra la conférence.

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Les séminaires de fin de semaine sur « Le corps et ses objets » auront lieu comme à
chaque fois à l'Hôpital Notre-Dame. Nous vous y attendons nombreux.

Je laisse la parole à notre invitée.

Anne Lysy : Merci beaucoup. Je remercie Anne Béraud pour son invitation d’abord, et
pour sa présentation. Son invitation me permet de me rendre pour la première fois ici au
Québec. Je suis très heureuse de faire votre connaissance, la connaissance de personnes
intéressées par la psychanalyse et aussi, dans la mesure du temps qui m’est disponible, de
pouvoir découvrir un peu la ville de Montréal. Mais venons-en à notre sujet.

La magnifique affiche qui a été créée pour cette soirée m’a frappée. Elle isole un détail
d’un tableau classique, la tête de Méduse du Caravage, et zoome sur la bouche ouverte de
ce personnage féminin. C’est une image qui dramatise un moment de surgissement de
quelque chose d’éprouvé dans le corps, qui n’est pas sans m’évoquer le tableau de Munch,
Le cri, ou encore la Sainte-Thérèse du Bernin en extase. Bouche ouverte sur rien,
évocatrice de l’angoisse, voire de l’horreur, autant que d’une mystérieuse jouissance. Le
titre est lapidaire, aussi, et est en résonance avec l’image : « L’anorexie : Je mange rien ».
Il semble donner une définition de l’anorexie par cette formule, qui est d’autant plus forte
qu’il y manque quelque chose. Je mange rien. Il manquerait en bon français la négation :
« je ne mange rien ». C’est une élision voulue. Ce n’est pas une faute d’inattention. La
formule est de Lacan, et je vais la commenter ce soir. Je la situerai dans son contexte.
Mais je dis déjà qu’elle donne tout son poids au rien. Le rien n’est pas une absence de
quelque chose, le rien est quelque chose, dit Lacan. Le rien est, pour Lacan, un objet.
Étrange objet, certes, et paradoxal, nous le verrons, car il n’est pas non plus identifiable à
l’aliment.

Prenons donc cet énoncé pour une énigme : « l’anorexique mange rien ». Énigme que
nous allons tenter de déchiffrer ensemble ce soir. Si j’ai choisi de parler de l’anorexie,
aussi à l’invitation d’Anne Béraud, ce n’est pas pour céder aux sirènes de la mode, ni pour
prendre un thème un peu racoleur ; c’est parce que j’ai rencontré ce thème dans mon
travail de ces derniers mois sur le corps dans l’expérience psychanalytique, mais je n’ai
pas eu l’occasion de l’approfondir. Quelques cas présentés au congrès de la NLS faisaient
état de l’anorexie, mais me paraissaient relever de logiques différentes. Et j’avais lu il y a
quelques mois des articles de collègues de l’École de la Cause Freudienne sur le sujet, et
s’ils renvoyaient certes tous à l’enseignement de Lacan, ils ne disaient pas forcément la
même chose sur tous les sujets ; bref, cela m’a intriguée. J’ai donc souhaité me pencher
sur cette question.

Qu’est-ce que l’anorexie vue par la psychanalyse ? Y a-t-il une anorexie, toujours pareille,
une structure réductible à un modèle, qu’on peut retrouver dans une série de cas, fût-ce
avec des accents particuliers, ou y a-t-il des anorexies qui ont une structure différente,
même si elles présentent à peu près les mêmes phénomènes ? Cette question ne relève pas
tant d’une passion de classification que d’un souci que je nommerai provisoirement
thérapeutique. Quelle réponse apporter ? Quel traitement proposer, selon la façon dont
on aborde l’anorexie ? Comme une ou comme multiple. Ou encore, comme symptôme à

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éradiquer ou comme phénomène qui peut avoir une fonction dans la vie d’un sujet, et
auquel, le cas échéant, on ne touche pas à la légère. C’est poser la question aussi de ce qui
spécifie l’abord psychanalytique et le distingue d’autres formes de thérapeutique, d’autres
théories parfois tout à fait incompatibles avec la psychanalyse dans leurs présupposés.

Je ne suis pas une spécialiste de l’anorexie, et dans ma pratique de psychanalyste, j’ai


certes eu affaire à des phénomènes de cet ordre chez des analysantes dont il ne m’est
néanmoins pas possible de faire état ici, mais je n’ai jamais eu affaire non plus aux cas
lourds rencontrés en hôpital et dont le pronostic vital est en jeu. Je me suis donc plongée
dans la lecture pour répondre à la question. Je m’appuie sur les textes de Lacan, je
m’appuie sur les travaux théoriques et cliniques de collègues lacaniens qui ont été publiés,
j’ai prospecté aussi dans la littérature abondante qui prend la chose d’un point de vue
cognitivo-comportementaliste ou systémique et je m’appuie aussi sur des écrits – de plus
en plus nombreux – d’anorexiques qui témoignent de leur souffrance et de leur parcours.

J’évoquerai deux témoignages en particulier, que je vous recommande. D’une part, le livre
paru en février dernier, de Jessica Nelson : Tu peux sortir de table1, titre évocateur.
Jessica Nelson est journaliste et écrivain. Elle donne comme sous-titre : Un autre regard
sur l’anorexie. Ce n’est pas seulement un écrit autobiographique, qui parle de sa propre
expérience, mais il évoque également d’autres jeunes femmes, des parents qu’elle a
rencontrés, des médecins, des psychologues qu’elle a interrogés. Elle a lu de nombreuses
publications, d’orientation psychanalytique, mais pas seulement. Elle écrit d’ailleurs que
faire ce livre a été pour elle une issue à l’anorexie, une création. À la fois une
reconstruction de son parcours douloureux et une interprétation, la sienne.

D’autre part, un petit livre, un témoignage paru l’an dernier, que j’ai lu parmi beaucoup
d’autres publications, d’une jeune fille, Justine. Le titre est : Ce matin j’ai décidé d’arrêter
de manger2. Elle raconte comment elle a été prise dans une spirale infernale l’amenant à
l’hospitalisation, et a fait de nombreuses rechutes de forme boulimique. Elle veut
sensibiliser d’autres adolescentes, tirer la sonnette d’alarme devant les effets dévastateurs
de sites internet à la mode, qui, comme des clubs cherchant des adhérents, prônent
l’anorexie et pratiquent l’émulation. C’est à qui ira le plus loin dans la perte de kilos et
dans les moyens pour y parvenir. Depuis une vingtaine d’année, il faut bien le dire en
effet, l’anorexie est devenue un phénomène très médiatisé. Comme le sont d’autres
phénomènes : la toxicomanie, la boulimie, la dépression, les Troubles Obsessionnels
Compulsifs (TOC)... Pas un magazine qui ne sorte de dossier à ce sujet, pas une chaîne de
télévision qui n’ait fait de reportage. La santé, la santé psychique aussi, est devenue une
marchandise qui se vend bien.

L’anorexie est un mot qui relève du champ de la santé mentale, mais elle est plus
largement un fait de société et on utilise le mot à toutes les sauces, si je puis dire. Elle fait
partie du vocabulaire courant. Passant à table, un adolescent dira moqueusement à sa
sœur qui picore « Ben, t’es anorexique, toi ! » Et elle proteste qu’il ne sait pas de quoi il
parle. En effet. Et elle évoque telle ou telle compagne de classe silencieuse et décharnée
qui est devenue en quelques mois l’ombre d’elle-même. On en parle beaucoup, donc. Mais
sait-on vraiment de quoi il s’agit ?

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Je vais commencer par vous présenter les différentes parties que j’ai prévues pour ce soir.
Je ne suis pas sûre de pouvoir finir, on verra le temps que cela prend. J’ai une
introduction sur comment définir l’anorexie : le DSM3, le monosymptôme et la
psychanalyse. Je passerai ensuite à Lacan pour expliquer, essayer de vous rendre un peu
plus sensible ce que c’est que ce rien en évoquant deux moments de l’enseignement de
Lacan : le Séminaire IV4 et le Séminaire XI5. Et puis je donnerai à la fin quelques
indications sur comment concevoir un traitement, au cas par cas, dans la psychanalyse, en
donnant des exemples. Voilà, c’est le chemin que je vous propose de parcourir. On fera
peut-être des bonds, on verra.

I. LE DSM OU L’ABORD PSYCHANALYTIQUE DU


MONOSYMPTÔME

1. Un témoignage

Comment définir l’anorexie ? Qu’est-ce que c’est ? Jessica Nelson, dans son livre, a
retrouvé des extraits de son journal intime qui décrivent le début de son anorexie. Je
trouve que cela vaut la peine d’entendre la façon dont elle le dit même si on y reconnaît
des choses qu’on trouve ailleurs.

Il y en a qui comptent l’argent. Moi je compte les calories. Certains alignent les pièces de
monnaie, j’aligne la valeur énergétique des aliments qui me pénètrent, tâche plus vitale
encore que celle de les avaler. Je dis pénétrer, on pense sexe. Je réponds oui, c’est ça.
Avez-vous déjà eu l’impression qu’on vous viole ? L’avez-vous vécue ? J’ai l’impression
que la nourriture va me manger toute crue. Et, au lieu de la laisser couler en moi, d’en
aimer chaque bouchée, j’ai fermé ma bouche et mon cœur. Au début, c’était comme un
jeu, un défi que je me serais lancé à moi-même. Peut-être une façon de connaître mes
propres limites. Ce qui est sûr, c’est que jamais je n’aurais imaginé en arriver à cet
extrême. Tout à l’heure je me suis pesée – je me pèse tous les jours, même si je n’ose
l’avouer à personne – je fais 38 kg 200. Il y a un an à la même époque, je pesais 55 kg et
je mesurais (disons que je mesure toujours, je ne rapetisse pas, Dieu merci !) 1 m70. C’est
à mon retour des États-Unis que cette espèce de frénésie s’est installée.6

Et elle raconte qu’après ce séjour aux États-Unis, elle avait pris quelques kilos et qu’à la
rentrée elle s’était attiré des remarques ironiques d’amis, et surtout de son père. Le
problème, c’est qu’elle les a prises très au sérieux et qu’elle a eu honte de son corps. Elle
décide alors – peut-être inconsciemment, dit-elle – que rien ne devait plus passer. Je cite
:

Chaque grain de raisin, chaque feuille de salade devait repartir en sens inverse.

Elle se fait vomir, en effet.

Il s’agit de se plier à la dictature des autres - manger en société, à l’heure des repas -,
mais secrètement de se plier à une dictature personnelle - rien dans mon corps7

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Elle écrit aussi que la viande, pourtant appréciée, est devenue taboue.

Je pris le prétexte d’un reportage sur l’acheminement des bêtes vers les abattoirs. En
réalité, je craignais de faire entrer dans ma chair vivante de la chair morte.8

D’autres facteurs sont intervenus pour ce qu’elle appelle elle-même le déclenchement de


l’anorexie, qui ont, la plupart, trait à sa féminité naissante –elle a treize ans–. Il y a des
rencontres, un petit ami dans le genre Nijinski, beau et élancé, dont elle a voulu être
l’ange, comme elle dit. Il aimait les filles comme lui. Une amie admirée, qui devient son
modèle, qui lui vante les sensations obtenues –entre autres la lucidité et la légèreté–, amie
qui la fascine par sa toute-puissance dans son anorexie. Les circonstances du voyage aux
États-Unis, qui est le pays natal du père, qui l’ont renvoyée à son impression d’avoir été
un boulet pour lui, par sa naissance même. Elle revient de là décidée à devenir femme.
Elle arrive à l’aéroport en France complètement méconnaissable, outrancièrement
maquillée et en minijupe. Mais malgré sa volonté de grandir seule, elle rencontre bien vite
la difficulté d’affronter le regard sur son corps. C’est là qu’elle rencontre la honte. À
travers ce récit qu’elle en fait, à travers les expressions même, les tournures de phrase, elle
arrive à cerner la particularité de ce qui lui arrive. Et c’est tout l’intérêt de ce livre. Bien
sûr, on y reconnaît une série de traits qu’on retrouve dans d’autres cas d’anorexie, et qui
sont répertoriés dans des descriptions d’anorexie, que ce soit celles que vous trouvez dès
que vous surfez sur Internet, ou dans des manuels plus spécialisés.

2. Le DSM

Actuellement, vous trouverez immanquablement la description de l’anorexie telle que la


présente le DSM-IV9, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, référence
importante dans la psychiatrie et, plus largement, dans la santé mentale aujourd’hui. Il y
aurait beaucoup à dire sur ce DSM, je me contenterai de souligner qu’il est le révélateur
de ce qu’est devenue la psychiatrie : elle renonce explicitement aux questions sur les
causes de la maladie, aux considérations théoriques, parce qu’elle veut devenir objective
et être une branche de la médecine comme une autre. Elle n’interprète plus, elle se
contente d’observer et de quantifier. Le DSM se veut un instrument diagnostique qui
serait comme un langage commun entre les différentes disciplines. C’est un langage très
univoque, qui se veut univoque, qui est très codifié. Par exemple, pour diagnostiquer une
schizophrénie, ou un Trouble Obsessionnel Compulsif, ou une anorexie, il faut au moins
la présence de trois ou quatre critères dont le DSM fait la liste, et en fonction de cela, le
trouble est attesté et un traitement correspondant doit être prescrit et, corollaire non
négligeable, il pourra être remboursé.

Les grandes entités structurales classiques, vous le savez, se trouvent, là-dedans,


pulvérisées : l’hystérie, la paranoïa ont disparu et elles sont remplacées par une liste de
syndromes qui toujours s’allonge en fonction des observations statistiques des troubles, et
les traits sont simplement décrits, sans que se pose la question : de quoi tel symptôme
peut être la manifestation ? Ces entités sont ce qu’on appelle des monosymptômes. C’est-
à-dire que ce sont des entités qui existent en elles-mêmes sans le recours à une structure,

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sans la référence à une étiologie. Elles sont des noms, des étiquettes, qui se juxtaposent et
qui désignent des symptômes en soi, des maladies en soi. D’où le terme « monosymptôme
». Et l’anorexie mentale est un de ces monosymptômes identifiés.

Vous le savez, dans le DSM, l’anorexie est un des troubles de ce qu’on appelle les «
troubles de la conduite alimentaire », avec la boulimie. L’anorexie se résume à la triade
des trois « A », comme on dit souvent : l’anorexie proprement dite, c’est-à-dire la
restriction alimentaire ; deuxièmement, l’amaigrissement très important (plus de trente
pour cent du poids du corps) ; et l’aménorrhée, la disparition des règles. Donc il y a des
critères qui sont donnés. On distingue deux types d’anorexie selon qu’il y ait
vomissements ou pas, et des troubles associés, tels que : humeur dépressive, symptômes
obsessionnels, rigidité mentale...

3. Le monosymptôme, signifiant identificatoire


Quand on parle de monosymptôme, on peut dire « signifiant identificatoire », Anne
Béraud l’évoquait tout à l’heure. La pente à la monosymptomatisation date des années 70,
80 disons. Elle s’est manifestée en médecine, la psychiatrie a suivi, et c’est un mouvement
qui a son pendant – où est la poule et l’œuf, c’est difficile à dire – dans le
communautarisme américain, c’est-à-dire la formation de communautés qui se réunissent
autour d’un trait : les gays, les sourds, les gros, par exemple, et qui revendiquent une
culture propre.

Ce qu’il est important de réaliser dans cette affaire, c’est que le symptôme devient un
insigne identificatoire qui n’est plus le nom pour dire un malaise, une souffrance, ou la
manifestation d’une vérité refoulée. Il devient un signifiant social à partir duquel se
constituent des communautés ségrégatives10. Et c’est vrai pour l’anorexie, pour la
boulimie qui, avant, il faut bien le dire, n’étaient pas des syndromes si fréquents. Ils
n’avaient pas pignon sur rue même s’ils existaient. Il y a eu des articles importants écrits
dès le XIXe siècle, par Lasègue11, tout à fait passionnants. Mais ce n’est que récemment
qu’ils sont devenus des signifiants de masse, comme dit Domenico Cosenza, un collègue
italien, psychanalyste, qui travaille dans une institution pour anorexiques et qui en parle
très bien12.

Ce sont donc des insignes sociaux dans lesquels beaucoup de jeunes filles se reconnaissent
puisqu’elles voient nommés là, dans ces signifiants, les phénomènes qui organisent leur
souffrance quotidienne. Mais dans le champ de la santé mentale, cette
monosymptomatisation a pour corollaire logique la spécialisation. C’est-à-dire qu’on a
maintenant des lieux spéciaux, des thérapeutes spécialisés, dans la toxicomanie, les
dépressifs et dans l’anorexie aussi, ce qui crée une figure d’expert, de nouveaux maîtres du
discours13.

4. La psychanalyse et le monosymptôme

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La psychanalyse, par rapport à ce mouvement, ne doit pas rechigner. Il ne s’agit pas de
prôner un retour en arrière. Elle a bien sûr à tenir compte de ces modifications dans le
monde contemporain, de ces nouvelles formes du symptôme, mais cela ne signifie pas
qu’elle emboîte le pas. C’est-à-dire que là où elle se distingue, là où elle s’oppose à d’autres
abords thérapeutiques, c’est quand elle s’insurge contre l’effacement du sujet avec sa
singularité radicale et irréductible qu’un tel mouvement implique de fait.

Comme le disait récemment Jacques-Alain Miller à son cours, le sujet n’est pas
catégorisable, il n’est pas étalonnable, il est incomparable. Le discours analytique, c’est le
discours qui valorise le sujet comme incomparable. Alors s’il y a bien sûr à tenir compte
de la monosymptomatisation propre à notre époque, la psychanalyse, néanmoins, va à
l’encontre de ses conséquences sur la thérapeutique, comme le disait Alfredo Zenoni14. Ce
n’est pas tant le monosymptôme qui est le problème, c’est la réponse monothérapeutique :
« la réponse spécialisée fige alors le symptôme en une entité clinique en soi (...) qui le
réfère à une technique thérapeutique et à une interprétation pré-établies. » Ce sont des
protocoles de traitement pré-établis. Même s’ils prévoient des variantes, ils sont
applicables à tout toxicomane, à tout anorexique, en partant du trait qui constitue le sujet
comme identique aux autres. En fait, on fait l’impasse, on annule le sujet comme sujet de
l’inconscient singulier, qui ne se résorbe jamais dans l’universel.

On s’accorde en général, dans les descriptions actuelles, à dire que neuf anorexiques sur
dix sont des femmes ou des filles, en moyenne de douze à vingt ans, et qu’un à deux pour
cent des femmes sont touchées. Les garçons sont moins nombreux, donc, mais il y en a. Et
il ne faut pas oublier non plus l’anorexie des nourrissons. On s’accorde aussi à dire que
c’est une maladie, une maladie grave, d’autant plus que le taux de suicide est élevé. Mais
aussi que les personnes anorexiques refusent, le plus souvent, en tout cas au début, de se
soigner. « Je ne suis pas malade », protestent-elles.

Comme le dit notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, elles montrent en général
une opposition très active au traitement et l’on aperçoit avec elles ce qu’on appelle «
l’attachement du sujet à son symptôme »15. Là où le bon sens dirait « un symptôme, c’est
quelque chose qui vous empêche drôlement de vivre, c’est quelque chose qui ne va pas, et
donc on veut s’en débarrasser », eh bien là, les anorexiques se font la preuve vivante que
ça ne va pas de soi, qu’on ne veut pas forcément son bien. Et ce n’est pas parce qu’elles
auraient mauvais caractère. Il y a là le mystère d’une étrange douleur et d’une étrange
volonté, d’une exigence qui paraît exorbitante et mortifère, d’une drôle de satisfaction, qui
s’avoue parfois comme telle, et d’un désespoir le plus souvent muet. Par là même s’avère
une autre dimension du symptôme anorexique ; par là on touche du doigt qu’il ne s’agit
pas d’une simple affaire de comptage de calories ou de kilos. Dans beaucoup de
traitements monothérapeutiques, tout tourne autour de la nourriture, alors que c’est aussi
d’autre chose qu’il s’agit.

Jessica Nelson, dans son livre, se montre très critique par rapport au traitement en
hôpital, qui organise tout en fonction des repas ou sur un contrat de prise de poids. Les
anorexiques sont de fait obsédées par la nourriture, dit-elle, mais tout organiser autour de
ça focalise sur leurs obsessions et fait bien souvent l’impasse sur l’autre dimension16.

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C’est aussi ce qui fait dire à notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, de manière
assez radicale, que l’anorexie n’est pas un trouble du comportement alimentaire. Et elle
renvoie à ce propos à la formule de Lacan :

L’anorexique, celle qui mange le rien17

C’est une des façons dont Lacan a approché cette autre dimension. C’est aussi cette
référence lacanienne qui a inspiré le très beau livre sur l’anorexie écrit en 1989 par
Ginette Rimbault et Caroline Eliacheff, Les indomptables18. À partir de leur expérience
de l’anorexie en hôpital, elles choisissent de parler non pas de leurs cas, mais de
personnages historiques connus, parfois anciens. Ce sont des jeunes femmes qui, toutes,
témoignent d’un certain mode d’être comparable aux anorexiques contemporaines et qui
en révèlent les enjeux : Sissi, impératrice d’Autriche, l’Antigone de Sophocle, Simone
Weil, philosophe du début du XXe siècle, et Sainte-Catherine de Sienne au Moyen-Âge :
autant de « figures de l’anorexie », comme elles sous-titrent leur livre, qu’il est
passionnant d’y découvrir.

II. LACAN : L’ANOREXIQUE MANGE RIEN


Cette formule, Lacan l’a amenée pour la première fois dans les années 50, dans son
séminaire sur La relation d’objet, et les écrits de la même période. Il l’a reprise plus tard,
en 64, dans son séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, et
plus tard encore, dans les années 70. Jamais il ne la récusera. Même s’il lui apporte des
accents et des interprétations qui se modifient, comme se modifie l’ensemble de ses
avancées au cours de son enseignement. Il apporte une théorie inédite de l’anorexie,
certainement pas, donc, à la manière des manuels diagnostiques où des chapitres distincts
sont consacrés à cela.

Le discours psychanalytique n’est pas une nomenclature. La clinique vise à cerner les
positions subjectives par rapport au langage et à la jouissance, qu’on peut définir en
termes de structures, ou modes de jouissance, de façons de se débrouiller avec son
symptôme, au sens que Lacan donne à ce terme à la fin de son enseignement. Lacan,
donc, amène l’anorexie comme « un exemple clinique éclairant »19 de ce qu’il cherche à
mettre en lumière à tel ou tel moment de son enseignement, exemple de ce rapport du
sujet à l’Autre, au langage, à l’objet et à la jouissance.

Je vais donc m’arrêter à deux moments de cet enseignement, comme je vous le disais tout
à l’heure. Je ne vais pas du tout être exhaustive, mais ce sont deux moments importants :
le Séminaire IV et le Séminaire XI.

1. Le rien, l’amour et le désir


C’est ainsi que j’ai sous-titré ce premier moment, qui reprend le Séminaire IV et « La
direction de la cure »20. Lacan, dans les années 50, met en avant la prévalence, dans tout
phénomène humain, de l’ordre symbolique, l’ordre du langage, qui préexiste au sujet et
qui le détermine. Il l’appelle le grand Autre pour le distinguer comme au-delà, comme

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horizon des petits autres, les égaux, les comme moi, les pareils, même si la fonction de ce
grand Autre est supportée ou incarnée par des figures proches, par exemple, les parents,
le père, la mère, pour l’enfant.

L’insertion du sujet dans le langage modifie ou altère pour de bon tout ce qui pourrait être
de l’ordre du naturel ou de l’instinctif. C’est un point essentiel de son enseignement qu’il
articule avec la triade besoin-demande-désir. Il veut montrer que le désir est irréductible
au besoin, que l’objet du désir n’est pas réductible à l’objet du besoin. Le désir n’est pas
non plus la satisfaction d’un besoin ; il n’est rien d’autre qu’un désir qui ne tend pas vers
un objet mais se présente comme désir de rien. C’est sur ce point que l’anorexique est
convoquée par Lacan comme, je dirais, une défenseuse de ce rien. C’est comme une façon
particulière de mettre en scène et d’utiliser ce rien. Alors ça peut vous paraître un peu
abstrait ; je vais vous commenter quelques passages du Séminaire IV qui rendront cela
beaucoup plus parlant.

Lacan parle, dans ces passages, de ce qui, structuralement, se passe dans le rapport de la
mère à l’enfant quand elle le nourrit. Ce Séminaire IV se déroule en 1956-1957. Il met là
en question des théories de l’objet oral des disciples de Freud ; ce qu’il avance, c’est une
critique de la conception classique de l’oralité, de l’objet oral. Il faut bien comprendre
cela, parce que l’on pourrait dire : l’anorexie, c’est un trouble de l’oralité. Il s’agit de savoir
ce que cela veut dire. Or, il va déplacer tout à fait cette question de l’oralité.

Comment procède sa démonstration ? On peut dire que la mère est celle qui satisfait les
besoins de l’enfant. Il a faim, elle lui donne le sein ou le biberon, peu importe. Mais c’est
plus complexe que cela, du fait du langage. En tant qu’être parlant, quand elle donne à
manger, elle fait un don, dit Lacan. C’est-à-dire elle symbolise l’objet ou la relation du
nourrissage. Elle fait un don d’amour. Alors comment le nourrissage devient-il don
d’amour ? Lacan explique que c’est parce que la mère devient pour l’enfant une puissance
qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet
sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du
don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit
Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même, mais par le rien qui l’auréole. Comme le fait
remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par
exemple, au-delà de sa valeur marchande21.

L’oralité, donc, ne se situe plus sur le terrain d’une satisfaction du besoin. Il y a une autre
faim en jeu, dirais-je. L’oralité devient, dit Lacan, une activité érotisée, au sens de la libido
freudienne. Elle ne met pas seulement en jeu la libido qui est au service de la conservation
du corps – se nourrir pour subsister – mais la libido sexuelle. Et, précise-t-il, l’objet réel
est lui- même là-dedans indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou autre chose, ce qui
compte, c’est la valeur qu’il prend dans la dialectique sexuelle. C’est le fait que « l’activité
[orale] a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre
symbolique »22. C’est à cet endroit de son développement, dans son séminaire, qu’il
évoque l’anorexie mentale, de la page 184 à 187.

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Donc il isole deux mécanismes, ou deux aspects, de cette dialectique par rapport à l’Autre
et au désir. D’une part, il dit quelque chose sur le statut de l’objet qu’elle mange, et d’autre
part, il dit quelque chose sur le rapport à l’Autre qu’elle instaure par cet objet. Je dis tout
ça en préliminaire à la citation. Je ne vais pas citer beaucoup, mais cela vaut la peine de
citer quelques passages ce soir, de Lacan.

[...] il est possible que pour jouer le même rôle, il n’y ait pas du tout d’objet réel. Il s’agit
en effet seulement de ce qui donne lieu à une satisfaction substitutive de la saturation
symbolique. Cela peut seul expliquer la véritable fonction d’un symptôme comme celui de
l’anorexie mentale. Je vous ai déjà dit que l’anorexie mentale n’est pas un ne pas
manger, mais un ne rien manger. J’insiste - cela veut dire manger rien. Rien, c’est
justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. Ce n’est pas un nicht essen [en
allemand], c’est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la
phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant
mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence
savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il
dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. Si vous ne saisissez pas cela, vous ne
pouvez rien comprendre, non seulement à l’anorexie mentale, mais encore à d’autres
symptômes, et vous ferez les plus grandes fautes.23

Donc, premièrement, il ne s’agit donc pas d’un objet réel mais de rien comme objet. La
dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, qui fait que l’oralité
devient une activité érotisée, se fait autour de cet objet rien. Il ne s’agit pas que l’enfant ne
mange pas, ce que Lacan appelle la négation de l’action, il parlera plus loin de négativité,
il mange rien. Il ajoute même qu’il savoure l’absence comme telle. Je trouve cette
expression très parlante, parce que ça donne déjà une idée d’une satisfaction qui est d’un
autre ordre que la satisfaction du besoin, qui est suggérée dans le « savourer l’absence ».
C’est le premier aspect sur la question de ce qu’est l’objet.

Deuxième aspect – c’est moi qui les distingue, pour des raisons didactiques –, il utilise ce
rien, l’enfant, pour faire dépendre la mère de lui. C’est-à-dire qu’il retourne le rapport de
dépendance initial. Comme le paraphrase Jacques-Alain Miller dans un de ses cours,
l’enfant met en échec sa dépendance par rapport à l’autre en se nourrissant non pas de
quelque chose, c’est-à-dire du sein, en tant qu’objet partiel, mais de cet objet comme
annulé, du rien comme objet. Et pour expliquer ce renversement, Lacan fait appel, là,
dans ces pages, à ce que Mélanie Klein a appelé la position dépressive et la conjugue avec
ce qu’il a lui-même construit, le stade du miroir comme constitutif du sujet sur le plan
imaginaire.

Il explique d’abord ceci : la mère peut donner, mais aussi refuser, donc, littéralement elle
peut tout : elle est toute-puissante. L’enfant rencontre cette toute-puissance dans sa
constitution comme sujet. Il rencontre dans le miroir deux choses, explique Lacan. D’une
part, –c’est ce que l’on connaît bien, c’est ce que Lacan a développé dans son texte sur le
stade du miroir– il éprouve un sentiment de triomphe, au moment où il se saisit, dans le

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miroir, comme totalité. C’est une expérience de maîtrise. Il rencontre là sa forme, qui
dépend de lui. Forme qui donne un semblant de maîtrise sur ce qu’il éprouve, de fait,
parce qu’il s’éprouve comme morcelé et incoordonné.

Mais d’autre part –c’est ce que Lacan ajoute au stade du miroir dans le Séminaire IV–, il
rencontre « la réalité du maître » :

Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se


trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater
qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre
en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement
dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant.

C’est là que peut s’insérer ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, quand je vous
parlais de l’anorexie mentale. On pourrait aller un peu vite, et dire que le seul pouvoir
que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et
introduire ici la dimension du négativisme, qui n’est pas sans rapport avec le moment
que je vise. [c’est-à-dire le « ne pas manger », nicht essen, pas nichts essen.] [...] Je ferais
néanmoins remarquer que l’expérience nous montre, et non sans raison, que ce n’est pas
au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la
toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est
apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique
que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de rien.
[Manger rien.] C’est là qu’il renverse la relation de dépendance, se faisant, par ce
moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès
lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à sa merci, à la merci des
manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui.24

Comme le souligne Recalcati, on a ainsi le rien dans sa valeur dialectique, qui autorise le
renversement des rapports de force. L’enfant est objet de l’Autre, impuissant. Il dépend de
cet Autre, c’est le statut natif du sujet. Eh bien maintenant, le sujet rend l’autre dépendant
de lui, et le plonge dans l’impuissance de l’angoisse. Comme beaucoup d’auteurs le
soulignent, notamment Carole Dewambrechies-La Sagna, ce n’est généralement pas
l’anorexique qui est angoissée, c’est l’entourage qui ne sait plus quoi faire.

C’est le versant dialectique de l’anorexique que Lacan décrit ici. Il en fait une figure de
maîtrise et surtout de protestation, voire de refus. Mais c’est aussi un appel, une tentative
d’ouvrir une brèche chez cet Autre omnipotent. C’est dans un passage de « La direction de
la cure », des mêmes années, qu’il revient ainsi sur l’anorexie et la caractérise par ce refus,
en reprenant les termes : besoin, demande, désir. Je renvoie à un paragraphe de « La
direction de la cure » : quand l’Autre rabat l’amour au niveau du besoin, dit-il, il est
étouffant. Quand l’Autre « confond ses soins avec le don de son amour », quand l’Autre, à
la place de donner ce qu’il n’a pas – ce qui est la définition de l’amour – quand l’Autre,
donc, à la place de donner ce qu’il n’a pas « le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a »,

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alors l’enfant refuse. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère. « C’est l’enfant que
l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un
désir (anorexie mentale). »25

Comment comprendre cela ? Le « non » anorexique veut dissocier la dimension du désir


et du besoin. Ou de la demande qui traduit le besoin. Le « non » ou le « rien manger » est
ainsi, en dernier ressort, une défense subjective du désir. Lacan dit là aussi, d’ailleurs : «
Il faut que la mère désire en dehors de lui ». Autrement dit, qu’elle lui lâche les baskets !
Qu’elle ne le gave plus. Parce que c’est ce qui lui manque à lui pour trouver la voie vers le
désir.

2. Un refus dialectique - exemples

C’est un refus dialectique, soulignait notre collègue italien Recalcati. Il a la valeur d’un
appel à l’autre. Je vais vous donner deux ou trois petits exemples pas très travaillés, mais
qui concrétisent un peu certaines choses. Le premier, je ne connais pas tous les détails,
c’est un fait qu’on m’a raconté. Il s’agit d’une petite fille et de sa mère, reçues par un
analyste, et la petite fille a déclenché soudain une anorexie. Cette mère se préoccupe
beaucoup de ce qu’il advient de ses enfants quand ils sont à la maternelle. Elle surveille
tout, elle veut tout savoir, et même tout voir. Son idéal, ce serait par exemple qu’on
installe des caméras dans les crèches. C’est, d’ailleurs, paraît-il, un projet qui risquait de
se réaliser. Sa fille devient anorexique à un moment précis : c’est au moment où la mère
dit son projet : « Je vais ouvrir une garderie chez moi ». Qu’est-ce que cela signifie pour
l’enfant ? Qu’est-ce qui a pu se produire là ? Eh bien, elle devient un objet de soins – ce
qu’elle était déjà – mais au même titre que n’importe quel autre enfant. Jusque là, elle
avait plus ou moins pu s’accommoder des soins gavants. Mais au moment où la dimension
de l’amour est pour de bon écrasée, elle proteste. D’ailleurs, aspect significatif, dès que la
mère, qui a réalisé un peu ce qui se passait par son travail en analyse, a dit qu’elle
renonçait au projet, l’anorexie a cessé.

Autre petite donnée clinique, reprise au livre de Jessica Nelson, pour cette dimension
d’appel à un autre qui serait un peu moins tout présent. Il y a un détail frappant. Si
frappant, d’ailleurs, qu’elle en fait le titre même de son livre. Elle dit que le déclic qui a été
le début de la fin de l’anorexie – ça a pris du temps –, ça a été une phrase de sa mère,
quelque chose à ce moment- là a basculé. Sa mère a dit, à un moment donné, à un repas,
et sur un ton léger : « Ça y est ! Tu as fini tes trois petits pois, tu peux sortir de table! »
Elle l’interprète après coup comme un décalage opéré par sa mère dans sa propre
position. Elle dit :

Des années plus tard, j’ai compris que, à ce moment précis, ma mère m’avait
inconsciemment signifié que l’arme que j’utilisais contre ma famille, la maigreur et le
refus de m’alimenter « normalement », cessait d’avoir la même emprise sur elle.

La « forme d’humour » est là-dedans importante. C’est cette forme d’humour qui compte,
qui a démontré qu’elle n’est plus dépendante.

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En effet, Isabelle [c’est sa mère] n’était plus dépendante du chantage par la peur que
j’exerçais sur tous, au moyen de ma lente destruction physique. ‘Tu penses que tu as tous
les pouvoirs sur nous ? semblait-elle sous-entendre. Ça suffit comme ça.’ [...] Qu’avait
bien pu déclencher en moi cette petite phrase ? [Parce qu’elle dit « J’ai remonté la pente à
ce moment-là.] Avec la distance, je vois aujourd’hui dans l’anorexie une arme raffinée,
tragique, aux significations multiples. Une arme qu’on ne retourne pas nécessairement
contre soi dans une pulsion suicidaire [ça peut arriver !] mais dont on se sert pour
affirmer une identité propre dans l’effacement. L’anorexie est une forme de rébellion
singulière, si singulière néanmoins qu’elle a bien du mal à être considérée comme
telle.26

Ce sont les paroles de Jessica, son témoignage. Ce n’est pas une professionnelle qui parle.

Quand on peut déployer comme cela les coordonnées de l’histoire du sujet, on rencontre
souvent des moments de déception dans la demande d’amour, qui ne sont pas forcément
seulement dans les rapports à la mère, cela peut être autant le père ou une personne
importante pour le sujet. Et la protestation et la demande d’amour négative peuvent aller
très loin. Cela atteint des extrémités caractéristiques de l’anorexie. Je cite Recalcati :

« Le corps devient squelette, se voue à la mort pour ouvrir un manque dans l’autre, pour
secouer l’autre. »

C’est comme si, réduit à la peau sur les os, tendant à se faire disparaître, il se fait d’autant
plus consistant « pour exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. »27

3. Un rien pas toujours dialectique


Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien
dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de
Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de
constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la
position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à
incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la
mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non
pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique
qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté
dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent
pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il
interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien
dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien
dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en
rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de
soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte
d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de
faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce

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sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il
s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire
d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je
pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce
que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures
d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati28, Giulia, elle s’appelle, pour
vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la
psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire
prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes
psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre,
mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse,
presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui
l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une
longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une
grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un
clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de
solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de
ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même
temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant
crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans
péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre
avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un
blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des
hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils
apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le
recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le
miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle
remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit
être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et
donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes
sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a
donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité.
Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve
d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un
exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle
« romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans
son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il
appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie
comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance
mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait
de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les

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bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan
aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle
dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il
formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau,
l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la
jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : « couleur de vide » ou déchaînée dans le


réel ?

J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la


pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans
utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas
simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

l’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la
prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse29, « la livre
de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il
réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc
l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre,
c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable
dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect
de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le
retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI30, cherche sa satisfaction.
C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en
se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant.
Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la
représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se
baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche
cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous
voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se
refermant sur sa satisfaction »31. On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir
avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il
s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire
»32, la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones
érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-
érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par
un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion
orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est
pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut
être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des «
substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.33

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Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI,
Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant
dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation.
C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas
détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ;
il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout
enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là,
entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ?
» Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa
propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale
donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition
en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie
mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon
dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes
qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance
pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme,
dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé
comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le
corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une
fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de
la toxicomanie34.

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite
et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place
à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un
objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par
où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se
laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans
son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par
l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose
d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y
aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le
miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants
que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une
difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable,
du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation35. Normalement,
donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à
l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque
chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors

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qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement,
qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps,
ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne
peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis
grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est
intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour
sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se
déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se
transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc,
l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en
latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi,
d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le
regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui
n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas
honte, tu grossis... » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite
sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en
parler dans la discussion.

III. LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE : AU CAS PAR CAS


Le traitement se fait au cas par cas, de façon subjectivée. La psychanalyse ne vise pas
exclusivement un traitement du symptôme comme tel. Comme le font, par exemple, les
thérapies comportementales. Par exemple : retrouver l’appétit, reprendre du poids. Ce
n’est pas une raison de penser qu’il faudrait laisser maigrir jusqu’à la mort ! Le symptôme
psychanalytique est un symptôme vu depuis le sujet, et donc le traitement doit permettre
de faire émerger la question du sujet dans sa particularité. Cela, c’est, je dirais, le principe
de l’abord psychanalytique. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de cure standard. Mais on
pourrait dire qu’il y a quelques principes. J’énumère quelques principes qui ressortent de
travaux de collègues. Ce sont quelques notations, et concrètement c’est chaque fois à
revoir.

Contrairement au traitement habituel des troubles du comportement alimentaire, un des


principes est celui-ci : il faut distinguer les phénomènes, ceux qui sont attestés, et la
structure subjective. C’est-à-dire qu’il ne faut pas rabattre l’un sur l’autre, et en ce sens,
pour répondre à ma question initiale, il n’y a pas une anorexie. Il y a une variété
d’anorexies avec des déclinaisons subjectives différentes d’une apparente homogénéité
phénoménologique du symptôme36. C’est donc au cas par cas qu’il faut aller voir et faire
ce que la structure permet. Décoller le sujet de ce signifiant anonyme « anorexique »,
pour élaborer une question subjective, donc faite de division. Il faut que le sujet se
reconnecte à l’inconscient. Ce sont des expressions que j’ai retrouvées à plusieurs
endroits. Il faut permettre que le sujet puisse repérer ses modes de jouissance et les
aménager dans un patient travail de déchiffrage. Dans tous les cas, il faut voir ce que

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l’anorexie apporte comme réponse au sujet, et selon la fonction qu’elle a, il faut soutenir le
sujet, éventuellement, dans la recherche d’autres points d’ancrage. Quand il s’agit
d’anorexie clairement psychotique, il faut rompre l’exclusivité de cette solution-là.

Deuxième point que je retire de toutes ces lectures, c’est que l’abord psychanalytique est
possible aussi dans l’hôpital ou dans les institutions spécialisées. Il ne faut pas
nécessairement faire des cures classiques qui, souvent, au départ, ne seront pas vraiment
envisageables puisque le sujet ne demande rien. Cela peut arriver qu’il y ait demande, il y
a des anorexiques qui se présentent à l’analyse. Je pense que c’est rarement pour le
symptôme lui-même. Je donnerai un cas pour terminer tout à l’heure qui montre bien
cela.

Souvent, le sujet anorexique, c’est la difficulté qu’évoquait Anne Béraud, est fermé sur son
économie autarcique. Toute la question est : comment arriver à faire émerger quelque
chose d’autre ? Carole Dewambrechies-La Sagna évoque la question. Elle travaille en
hôpital avec des anorexiques et elle raconte comment elle évite de faire le médecin,
suivant en cela les conseils de Lasègue. Elle parle, quand elle va visiter ses patientes, de
petites choses de la vie, de ce que la jeune fille est en train de lire. Elle essaie d’introduire
quelque chose de décalé, et elle ne fait pas de contrat ni de durée de séjour imposée
d’avance, par exemple, qui serait la même pour tous.

Il y a bien sûr à faire des traitements, mais cela ne doit pas être une formule la même pour
tous. Il faut que le temps subjectif soit impliqué dans cette affaire. Cosenza, par exemple,
qui travaille en Italie, parle de sa pratique avec les petits groupes dans une institution
spécialisée, Recalcati en parle aussi. Le principe dans une institution spécialisée, est qu’on
accepte au départ, ce signifiant « anorexique ». Il n’y a aucune raison de ne pas le prendre
comme tel. Et puis, il s’agit de le désolidifier. Il s’agit de décaler le sujet de cette
identification-là. Et comment ? C’est toujours en mettant un écart entre l’énoncé et
l’énonciation, en mettant un écart entre le sens et la signification, faire que les choses ne
soient pas réduites, collées. Et cela permet d’envisager qu’une métaphore d’un autre genre
puisse se construire, une métaphore de chaque sujet, avec ses propres signifiants.

On voit que l’acte de l’analyste ne répond pas du tout à un protocole, à une formalisation
déjà prévue, à une interprétation qu’on pourrait répéter de l’une à l’autre personne
comme j’ai pu en voir dans des comptes rendus d’approches comportementalistes ou
systémiques, où c’est toujours le même type d’intervention qui est préconisé. Là, il faut
inventer un peu, il faut, cas par cas, répondre au bon moment, trouver des choses qui
décollent. Évidemment, on ne peut pas pavoiser, parce que cela reste complètement
difficile. En effet, rien de plus difficile que de mobiliser la jouissance.

Ce qui me frappe dans ces cas et dans les témoignages que j’ai lus, c’est que l’issue trouvée
– quand quelque chose, en effet, a pu, après parfois des années et des années, se mobiliser
et se transformer – l’issue trouvée est toujours individuelle et particulière, et qu’elle est
possible quand le sujet peut se réapproprier ses signifiants. Il doit trouver d’abord, pour

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commencer, un accès à la parole, ce qui n’est pas joué d’avance. Trouver une façon de
faire, ce n’est pas du tout une recette qui ne tiendrait pas compte de la particularité, il faut
parfois beaucoup de temps à dégager cette façon particulière au sujet.

Je peux peut-être en donner deux ou trois exemples. Par exemple Justine, dans ce petit
livre, comment elle en sort ? Il y a un moment important, qu’elle raconte, quand elle
ouvre un blog sur Internet. Elle était prise dans cette spirale en ne sortant pas de cela, ne
pouvant pas parler d’autre chose. Là aussi sur le blog, elle parle, comme elle dit, de la
maladie, mais sur un ton désinvolte, gai et moqueur. Là, c’est le ton qui fait tout. Elle dit :
« Une autre Justine est apparue sur la Toile »37. Il y a un décalage qui se produit pour
elle-même, du fait même de se mettre à écrire sur ce blog, et elle recevra des tas de
messages d’autres, et pas n’importe lesquels, il faudrait aller lire dans le détail.

Elle arrive à récrire après son histoire dans ce petit livre, et à décrypter, dit-elle, « ce qui
me serrait la gorge et le ventre au moment du grand passage vers l’âge adulte »38. C’est
une partie qui s’appelle « Les racines du mal ? ». Elle explique qu’elle a été délogée à
douze ans par l’arrivée d’une petite sœur, et qu’elle s’est retrouvée délogée dans tous les
sens du terme, puisqu’elle a même dû céder sa chambre. Elle s’est retrouvée au sous-sol,
où l’on avait aménagé une chambre loin du reste de la maison et elle avait des peurs pas
croyables, elle était seule, elle avait très peur qu’on vienne la kidnapper, qu’on vienne
l’enlever. Et elle a un accident, d’ailleurs, qui fait qu’on est bien obligé de la rapatrier dans
la maison et elle est très contente mais elle mange beaucoup. Et elle est devenue très
grosse. On l’appelle Olida, c’est une marque de saucisson, je pense. Elle dit, à un moment
donné : « J’ai décidé de leur prouver que je m’en sortirais toute seule ». Elle en a marre de
ces moqueries et donc elle commence un régime, et c’est ce que je vous ai dit au début,
c’est la spirale.

Il y a une autre goutte d’eau à la même époque. C’est un élément, aussi, très intéressant.
Particulier à elle. Son père, sa passion, c’était le vélo. Et son père abandonne la
compétition cycliste du jour au lendemain. Elle, elle participait à tout cela, elle
l’accompagnait partout. Et elle dit : « Mon admiration n’avait plus de raison d’être ». Et
elle se venge. Elle admirait beaucoup ce père, elle faisait tout avec lui. Elle se venge, elle
ne l’embrasse plus. C’est le comble pour elle, elle ne l’identifie pas plus que ça, mais elle
dit : « Mais pourquoi ça a eu cet effet-là ? » Elle indique qu’avant, il disait : « Le jour où tu
ramèneras un garçon, il sera cycliste. ». Et elle dit : « Je prenais ça très au sérieux ». Et
quand il a arrêté, c’est comme s’il m’avait dit « Tu n’auras plus de mari ». Et en plus, dit-
elle, elle pense à son corps, tout le temps dans ces moments-là, en ces termes-là : maigrir,
c’était pour plaire au cycliste. Elle voulait être belle pour lui, maigrir pour lui. Et jamais il
n’avait dit « Tu es belle ». Elle va mieux, après notamment une thérapie, où elle arrive,
justement, à subjectiver cela davantage. Elle dit qu’elle garde l’ambition de trouver
l’homme de sa vie dans ce milieu, et qu’elle veut devenir journaliste sportive. « Mon
destin est là », dit-elle. Cela donne à réfléchir sur ce qu’on doit entendre par guérison. Ce
n’est pas le côté « le symptôme disparaît complètement », on voit bien que le noyau
subjectif reste, mais il est traité autrement.

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Chez Jessica Nelson, c’est pareil, j’en dirai un mot et puis je terminerai par un cas de
Patrick Monribot. Elle se dit « candidate à la pureté, je me voulais moins maigre que pure.
»39 Ça, c’est aussi très intéressant. « Je me fichais de devenir affreuse, de toutes façons
j’avais décidé de n’être plus désirable »40. Là, on voit cet élément « image maigre ». Ce
n’est pas tellement une image maigre qui doit plaire aux autres, parce qu’on a souvent une
lecture de l’anorexie impliquant qu’il faut être maigre pour être une femme désirable.
Elle, justement, elle s’oppose très fort à cette lecture et elle disait « Moi, rien à voir avec ça
». Il ne s’agissait pas d’être maigre pour plaire, il y a une déconnexion de l’Autre, là, plutôt
: « J’avais décidé de ne plus être désirable ». Transparaît en effet dans son livre que la
sexualité, pour elle, a été inassimilable... Enfin, comme pour tous, pourrait-on dire. Elle
en dit : « Elle m’intéressait et me dégoûtait à la fois »41. Et elle raconte comment, à cinq
ans, il s’était passé quelque chose avec une petite voisine avec qui elle jouait au docteur...
et un peu plus. Et un jour, le grand frère de cette voisine est intervenu. Elle n’explique pas
plus de détails, d’ailleurs elle s’en souvient peu. Elle dit simplement : « Moi, j’ai pas du
tout été traumatisée de ça, mais je l’avais raconté innocemment à ma mère. » Là-dessus,
branle-bas de combat dans le quartier, évidemment, et la voisine, dorénavant, exclut
Jessica de sa maison, parce qu’elle a accusé soi- disant son fils.

Tout d’un coup apparaît une perversion dans le monde, pour elle. En plus, elle avait une
grande proximité physique avec son père, sur laquelle, aussi, des personnes
commençaient à faire des allusions, en trouvant « qu’est-ce qui se passe là, ce n’est pas
normal, à douze ans, collée à son père comme ça ». Elle dit (je paraphrase) : « Il fallait que
je m’éloigne de cette perversion dans le monde, en moi. Je devais m’éloigner de la
nourriture, car manger est sexuel. Je devais m’éloigner de l’adulte et avoir un corps de
fillette. »42 Ce qui l’a sauvée – c’est son expression –, c’est sa passion pour les livres, sa
passion pour les études. Elle a passé son bac dans des conditions complètement
impensables, en étant d’une maigreur... on se demande comment elle est arrivée là. Elle
dit : « Je serais morte si on m’avait privée d’études car j’aurais perdu mon orgueil de
première de classe, et je n’aurais plus eu le cœur de faire des efforts pour rester en vie.
»43 « Avide de savoir, ça m’a permis de n’être pas totalement engloutie par mes
obsessions alimentaires. »44

Autre facteur, la rencontre avec un homme, particulier, qui n’est pas le Nijinski du début,
qui est un autre, qui ne l’a jamais forcée à manger et l’a prise sous son aile. Avec ses frères,
cet homme-là mettait une ambiance gaie. Elle raconte qu’il y avait des fous rires et des
blagues à l’heure des repas, et cela a complètement changé son rapport à cela. Elle se pose
la question : « Suis-je guérie ? Oui, si cela veut dire que j’ai un poids normal et que je peux
manger normalement. Non, dit-elle, car je reste obsédée par la ligne, mais ça ne
m’empêche plus de vivre »45. Et je reste – c’est un élément intéressant – « obsédée par le
regard de l’autre »46. Mais cela ne l’empêche plus de vivre. Donc pourquoi faudrait-il
éradiquer tout résidu de l’anorexie, demande-t-elle.

Enfin, le cas de Patrick Monribot, notre collègue de Bordeaux, qui est un vrai bijou. C’est
une histoire qu’on se raconte comme un mot d’esprit. C’est un exposé qu’il a fait à des
journées de l’École de la Cause Freudienne, qui est paru dans la Lettre mensuelle, et qu’il

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a intitulé « La belle bouche erre » 47, en référence au cas de la belle bouchère de Freud.
Ce que je veux montrer là, c’est non seulement la particularité des signifiants de toute
cette constellation, mais aussi c’est la question de l’objet qui est traitée ici. C’est pour cela
que j’avais envie de terminer par ce cas.

Il s’agit de qui ? Il s’agit d’une anorexique, d’une étudiante. Elle erre. Elle erre dans le sens
où elle ne sait pas trop quoi choisir dans ses études, elle est un peu perdue par rapport à
cela, mais elle ne vient pas chez lui parce qu’elle est anorexique. Elle vient parce qu’elle est
très angoissée et qu’elle est égarée. Elle a beaucoup maigri, elle a suivi un cursus
comportemental à l’hôpital où elle a consenti au vieux deal désormais classique : une
permission de sortie contre un repas complet. « Elle est fille de boucher, sœur de
charcutier, sa mère vend du pain et elle est anorexique ». Joliment dit, évidemment. Un
jour, elle arrive très angoissée – c’est au début de cure –, parce qu’elle va devoir soutenir
un examen, une épreuve orale.

[...] elle veut me voir d’urgence juste avant l’heure fatidique. Pétrifiée, elle ne dit presque
rien, si ce n’est cette phrase à propos de l’examen : "L’oral m’angoisse". À quoi je réponds
: "Voilà qui est bien dit, cela suffit".

Séance courte, donc.

Je ne sais pas ce qui me prend, dit Patrick Monribot, c’est un truc bizarre, pas sûr que ce
soit un moment très pertinent, mais la pente du coaching, pourtant que je dénonce à
tour de bras, me rattrape ici. En lui serrant la main chaleureusement, je lui dis "Eh bien,
courage ! Défendez votre bifteck!". La réponse, évidemment, immédiate fuse : "Eh ben,
ça c’est un comble pour une fille de boucher!"

On peut penser ce qu’on veut de cette interprétation, évidemment, mais en tout cas elle a
eu pour effet que le corps est entré sur la scène analytique de différentes façons. La séance
suivante, elle ne veut plus lui serrer la main. Elle amène un rêve qui un est rêve de
transfert, qui ramène le bifteck, on pourrait dire. Dans ce rêve, sa mère dit : « Va chercher
le bébé au réfrigérateur ». Elle l’apporte à table, donc l’analysante, et au moment où elle
va le découper comme un vulgaire poulet, le bébé se jette sur elle pour la dévorer, et lui
dit... elle dit là, cette phrase, enfin elle se réveille en pensant « Il m’a mordue ». Dans
l’analyse de ce rêve, il apparaît que ce bébé-bifteck offert à l’Autre, c’est elle-même, et que
dans le transfert se rejoue cette voracité de l’Autre maternel. C’est le bébé offert à l’Autre
sous toutes ses formes, à l’autre parental, la mère qui réclame son plat favori dans le rêve.
L’Autre, c’est aussi le bébé offert à l’analyste qui milite pour la défense du steak. À la
question « Que me veut l’Autre ? » explique Patrick Monribot, on voit que la réponse est
double. Vous vous rappelez la question : « Que me veut l’autre ? », qui est celle de l’enfant
à l’autre, sur le désir de l’autre ? La réponse est double : sur le versant signifiant, c’est le
signifiant bifteck qui lui a été donné par l’Autre, d’ailleurs. Et sur le versant de l’objet a,
c’est le bébé à consommer ; elle offre son corps à la gourmandise de l’Autre. Où, dit-il, on
aperçoit à l’horizon le fantasme manger/être mangé, se faire dévorer. Et on aperçoit aussi,
dit-il, la logique de l’anorexie. Elle mange rien « parce que l’objet oral mordu ou dévoré,
c’est toujours elle ». Et donc, « plutôt le rien que l’objet oral » .

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Je trouve ça tout à fait intéressant. Selon lui, il faut arriver à cerner mieux ce réel, ce qui a
façonné un tel fantasme. On le cerne par les arcanes de la chaîne signifiante. C’est ce que
Freud a appelé la perlaboration. Et dans ce travail, des signifiants majeurs s’articulent.
Des signifiants... ce sont des mots courants, mais ce sont des signifiants qui ont un poids
particulier pour ce sujet. Il isole deux de ces signifiants : le gras et le maigre. À deux ans et
demi, elle est tombée dans la bassine d’huile où sa mère cuisait des canards. Ça se passe
dans le Périgord. Elle se fait donc le foie gras de la mère. Conséquence : jamais plus
manger de gras. Ensuite, dit-il, elle est passée du gras, non sexualisé, de la mère, au steak
de bœuf, érotisé, lié au père, qui est boucher. Et il y a plusieurs fils, là, comme ça, qui
tournent autour de ce signifiant et du déclenchement de l’anorexie. À l’adolescence –
l’anorexie a commencé à ce moment-là –, quand le grand-père lui pince sa poitrine
naissante, et quand un garçon, un premier flirt, met une main dans sa culotte. C’est donc
la rencontre de la sexualité. On comprend qu’elle ne veut plus serrer la main. Et
maintenant, à partir d’alors, même les poissons et les viandes maigres sont refusés. Le
maigre renvoie au père, dit-il. C’est un rêve récurrent qui le ramène dans l’analyse, rêve
où se présente une scène vue maintes fois dans son enfance et dans son adolescence : le
père qui manipule un quartier de viande, et qui est associée à la phrase : « La viande, c’est
du maigre ». Et donc, elle se retrouve là en position d’être le morceau de viande du père.

Après quelques années de cure, dont on n’a pas les détails ici, quelque chose se déchiffre,
d’abord, comme on le voit, à travers les histoires et les signifiants. La cure s’achève sur «
une issue symptomatique inédite, liée au choix professionnel ». Elle est venue parce
qu’elle n’arrivait pas, justement, à se décider là-dessus. Elle choisit un métier qui est
plutôt du genre psy, où elle peut soigner les autres. Le nouveau symptôme, c’est « soigner
les autres ». Et Patrick Monribot fait remarquer – et d’ailleurs la patiente aussi a tout à
fait réalisé cela – que c’est une alternative au refus alimentaire, même si elle continue à ne
plus trop aimer le gras. Mais c’est une alternative, c’est quelque chose de nouveau, qui est
un nouveau moyen de défense par rapport à la pulsion. Car pour elle, « soigner, c’est
nourrir ». C’est comme ça que cela s’inscrit pour elle : soigner, c’est nourrir. Et ce qui est
très joli, c’est, justement, qu’elle arrive à faire une différence qui est essentielle pour elle.
« À la campagne, dit-elle en fin de séance, on soignait les bêtes et on gavait les canards.
J’ai longtemps confondu les deux. Eh bien non, ce n’est pas du tout la même chose! » Et il
écrit : « Ce fut là notre dernière séance ». Voilà. Merci !

Anne Béraud : Vous pouvez poser des questions si vous le souhaitez. Il y a un micro qui
se promène dans la salle. Je vais commencer par une question. J’aurais souhaité que tu
précises ce point qui m’apparaît capital, quand tu as parlé de l’anorexie comme solution
pour le sujet. Donc que tu l’explicites peut-être davantage parce que c’est passé assez
rapidement dans l’exposé, et ça peut paraître tout à fait surprenant, quand tu dis qu’il ne
s’agissait pas forcément de chercher la guérison. L’anorexie comme pouvant être, aussi,
une solution pour un sujet.

Anne Lysy : Oui. Je pense que c’est une solution dans le sens de la psychose comme
solution. Je ne dirais pas cela de façon absolument générale, et d’ailleurs je ne dis pas que
c’est une bonne solution. Au contraire. Quand je dis « une solution », c’est, comme

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certains exemples l’ont montré, et on pourrait en citer d’autres, c’est une réponse du sujet
par rapport à quelque chose qui le menace. Donc, dans ce sens-là, c’est un moyen de faire
avec un réel qui, à l’occasion, est beaucoup plus menaçant, est éprouvé comme beaucoup
plus menaçant pour le sujet que le fait de maigrir. Dans ce sens-là, c’est comme ce cas de
cette jeune fille qui maigrit plutôt que de voir apparaître les signes de ce qui est pour elle
inassimilable, qui sont les signes de son devenir femme, et qui maigrit pour cela. Mais
c’est une solution dont il y a tout intérêt à ce qu’elle en trouve d’autres, pour se protéger
de ce réel-là. Je pense à d’autres cas qui ont été évoqués au congrès de la NLS,
notamment.

Je pense au cas qui a été développé par Catherine Roex48, le cas d’une schizophrène qui
arrivait en pouvant peu historiser, qui était très démunie par rapport à sa propre histoire,
qui se trouvait laide et difforme et qui était anorexique aussi. Enfin, je dirais « aussi »
parce que c’était parmi d’autres choses qui vraiment étaient compliquées. C’est un peu
difficile à résumer comme ça, mais toute la cure dont a fait état Catherine Roex montrait
que dans ce travail qu’elle a fait, cette fille, en même temps que se construire son histoire,
ce qui n'était pas du tout joué d’avance, il y avait tout un travail, comme elle appelait cela,
de cosmétique du corps. C’était se refaire une image du corps. Et cela passait par plusieurs
moyens. L’« anorexie », c’est-à-dire qu’elle a continué à faire attention, à ce moment-là, à
ses kilos, mais ça n’avait pas les proportions d’une anorexie devant être hospitalisée.
Enfin, ce souci de ne pas trop manger faisait partie de cette construction d’une image
devenue tout autre, d’une image idéale d’elle-même, ça a passé par les appareillages au
niveau des dents, ça a passé par d’autres moyens pour se reconstituer une image. Elle est
devenue, dit-elle, une belle jeune fille... Il y avait un côté artificiel, mais elle allait
beaucoup mieux en même temps. Elle était devenue une jeune fille active, bien habillée –
pour elle c’était très important – et qui a trouvé aussi un emploi, enfin elle voulait faire
des études sociales et n’y réussissait pas, et finalement, elle est devenue vendeuse ou
gérante même d’un magasin de vêtements d’enfants. Qui était pour elle, une façon
d’associer le soin aux enfants qu’elle voulait professionnellement faire, mais qu’elle ne
réussissait pas, et justement la constitution – le vêtement – la constitution d’un corps
beau. Et là on voit comment le traitement n’a pas cherché à supprimer complètement ce
versant plus anorexique, mais tout en soulignant comment là, ce n’était pas non plus une
anorexique mourante.

Il y a par exemple le cas d’Anna Pigou, qu’elle avait intitulé « De la bouche à nourrir à la
bouche pour parler »49. Anna Pigou est une psychiatre grecque. Elle a reçu une jeune
femme qui est arrivée très amaigrie, et accompagnée de quelqu’un, son employeur. Et elle
ne parlait pas du tout ! Et donc, c’était l’employeur qui parlait. Ce qui m’a frappé dans ce
cas, c’est que finalement, dans le cours de l’analyse elle a commencé à parler. Elle a
commencé par écrire des billets, puis elle a commencé à parler et à reconstruire son
histoire, dont les détails ne me reviennent plus. Ce que je me souviens, par contre, c’est
qu’à la fin, il y a eu une sorte de tempérament, de symptôme qui n’a pas en effet disparu
complètement. Mais ce qu’elle a fini par faire, c’est se construire une forme de s’alimenter
répondant à des règles très précises, avec la nourriture biologique. Elle associait cela,

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disait Anna Pigou : c’est la nourriture que les hommes qui savent mangent. Enfin, cela a
un côté un peu délirant, mais voilà quelqu’un qui finalement ne se portait pas mal du tout,
quand on voit d’où elle venait. Donc elle a fait quelque chose d’autre de ce symptôme.

Karen Harutyunyan : Merci beaucoup. Je pense à trois choses. La première, c’est le cas
de Françoise Dolto, du nourrisson qui a refusé de manger. C’est le cas de Françoise Dolto
où il y avait un nourrisson qui ne mangeait pas. Son père était inquiet parce que la mère
du bébé était hospitalisée à cause d’une certaine maladie contagieuse, après
l’accouchement. C’était difficile de trouver une solution médicale pour cet enfant. Et son
père arrive chez Dolto, parce qu’il était un de ses analysants, et après avoir raconté la
situation, la suggestion de Dolto a été d’envelopper le biberon avec un des sous-vêtements
de la mère de cet enfant, et de donner le biberon au nourrisson. Et ce fut une solution.

Pendant votre exposé, cela m’a fait penser à la logique des objets partiels. C’est une
certaine logique dialectique circulaire qui passe par l’objet oral. Et dans la résolution
subjective, cela passe par l’objet regard et par deux solutions d’autoguérison dans vos
deux exposés : le blog et le baccalauréat. Comme s’il y avait une certaine circulation entre
les objets partiels qui mettent au travail la dialectique subjective par rapport à quelque
chose qui pour le sujet représentait justement cet impossible de se faire manger.

Cela me renvoie au troisième commentaire : c’est ma difficulté de trouver la différence


dans l’explication de Lacan par rapport à l’anorexique qui mange rien et le texte très
intéressant de Winnicott dans Jeu et réalité50, sur l’utilisation d’objet, où justement il
commente cela d’une façon qui m’apparaît très similaire à ce dont il s’agit avec l’objet a.
Peut-être avez-vous la possibilité de commenter la position de Winnicott, en lien avec le
concept de l’objet a ?

Anne Béraud : Il y avait deux autres questions. Anne Lysy répondra après. Oui ?

Denise Légaré : J’ai cru comprendre que quand vous parliez des anorexiques, vous avez
dit qu’il y avait plusieurs types d’anorexies, que chacune avait ses propres enjeux, elles
sont toutes très différentes dans leur quête. Parallèlement à cela, vous parlez beaucoup du
rapport à la mère, des besoins de l’enfant, on nourrit l’enfant, mais c’est aussi un don
d’amour. Je me demandais s’il n’y avait pas là quelque chose toujours présent en lien avec
la mère ? Est-ce que nécessairement, toujours, avec chacune des anorexiques, il y a
quelque chose qui ne va pas avec la mère ? Est-ce que ça peut être autrement ? Est-ce que
ça peut ne pas être là ? Et est-ce que ce qui est là, si c’est le cas, est-ce que ce n’est pas
toujours en lien avec le désir de la mère qui est uniquement centré sur l’enfant, qui
n’arrive pas à désirer en dehors de son enfant ?

Michel Johnson : À peu près au centre de votre exposé, vous avez mentionné quelque
part que l’enfant doit, pour accéder au désir, se libérer de ce qu’est la charge de soins, qu’il
perçoit comme étant des soins qui lui sont presque imposés. J’aurais aimé que vous
reveniez là-dessus pour expliquer un peu ce dont il s’agit.

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Anne Lysy : Merci pour toutes ces questions. Je ne pourrai certainement pas répondre à
tout cela, d’emblée. Prenons la question par rapport à Winnicott, par exemple. Je ne peux
pas du tout répondre là, je n’ai pas ce texte en tête, donc je ne veux pas m’aventurer. Mais
je trouve votre question très intéressante, parce que Lacan se réfère volontiers à
Winnicott. Par exemple, ce qu’il explique de l’objet dans « Subversion du sujet et
dialectique du désir »51, c’est en référence, notamment, à l’objet transitionnel de
Winnicott. Cela dit, on ne peut pas nécessairement rabattre l’objet transitionnel sur l’objet
a, mais il y a vraiment quelque chose qu’il faut en effet aller précisément regarder là. Mais
je ne peux pas l’expliquer ici, dans l’instantané.

De même les textes de Dolto, je ne les ai pas relus. Alors je ne suis pas sûre d’avoir
compris votre question sur la circularité. Ce qui m’intéresse dans cette question, c’est
qu’en effet, cela relativise un peu la fixation sur l’objet oral. Et je trouve que c’est très
important. Alexandre Stevens, avec qui je discutais de cela, me disait que dans l’anorexie,
l’objet qui compte, c’est le regard. Donc, je n’ai pas suivi tout à fait votre développement,
mais en effet, c’est la question de l’oralité. Évidemment, je ne sais pas si j’ai réussi à le
faire passer suffisamment, c’est aussi ce que cherche à déconstruire Lacan. Lacan, même
s’il part de descriptions du nourrissage, c’est pour toujours indiquer à quel point la
pulsion, son objet est indifférent. Et qu’il y a plusieurs substances qui peuvent venir
occuper cette place. C’est l’oral, mais c’est aussi le regard, c’est la voix et c’est ce qu’il
appelle, dans sa Lettre aux Italiens52, des substances épisodiques pour donner l’idée
qu’en effet, ce ne sont pas des consistances fixées une fois pour toute, c’est plusieurs
choses qui peuvent remplir cette fonction de vide qu’ont les objets partiels.

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : J’irai lire cela, vraiment avec intérêt, après votre intervention, votre
question sur la place de la mère. Là encore, le cas de Dolto mériterait d’être lu. Mais il me
semble qu’il y a, présente dans cette intervention de Dolto, justement, une dimension très
winnicottienne, non ?

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, c’est ça, elle le formalise comme cela. Mais envelopper le biberon dans
les sous-vêtements de la mère, ça me paraît vraiment relever, justement, de l’objet
transitionnel winnicottien.

Quant à la question du rapport à la mère, c’est une question importante parce que c’est
tout le problème du risque de psychologisation quand on parle de la mère. Il faut dire que
quand Lacan parle de la mère, il parle bien sûr des situations qui sont décrites
habituellement. C’est pour cela que je disais qu’il fait une critique des conceptions de
l’objet oral chez les post- freudiens. Il cite d’ailleurs quelqu’un qui se demandait avec
inquiétude si la mère qui ne donne pas le sein mais qui donne le biberon, cela modifie
complètement le rapport à l’objet. C’est pour cela qu’il insiste tellement sur le fait que
l’objet est indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou n’importe quoi d’autre !

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La mère, chez Lacan, c’est une figure symbolique, je dirais. C’est une figure du grand
Autre que dans certains écrits, comme dans la « Question préliminaire... »53, il va écrire
comme une fonction. Il l’appelle Désir de la Mère, écrit DM, qu’il articule à la fonction
paternelle du Nom-du-Père. Vous voyez, cela désincarne un peu de le prendre du côté de
la fonction. Et je pense que même dans les textes qui ont l’air plus réalistes, c’est d’une
fonction qu’il s’agit, c’est la fonction du grand Autre, qui est symbolique. Tout tourne
autour de cela, pour Lacan, dans ces années-là. Et dans plusieurs articles que j’ai lus pour
préparer ce travail, cette question était posée. Est-ce qu’il faut toujours la mère, est-ce que
c’est la maman, enfin, la personne qui détermine ce qui se passe ?

Il y a deux choses différentes que je pense par rapport à cela. Actuellement, on


désœdipianise ; enfin, il ne s’agit pas de rabattre tout sur les figures œdipiennes
imaginaires. Et peuvent venir à la place de cette mère, dans sa fonction, des tas d’autres
gens. Cela ne doit pas être nécessairement la mère. D’ailleurs dans son livre, Jessica
Nelson dit « Pour moi, c’est pas vraiment un problème avec ma mère, c’est plutôt avec
mon père, pour telle et telle et telle raison », et elle articule cela. C’est pour vous dire que
c’est une certaine configuration du désir que rencontre l’enfant dans les premières figures
qu’il a autour de lui, dont il s’agit là.

Cela dit, c’est un versant de ma réponse que je vais nuancer. Il ne faudrait pas non plus
rendre inexistante la mère dans la problématique, et ce, pour plusieurs raisons. Je pense à
d’autres textes de Lacan, où la mère est une fonction, par exemple dans la « Note sur
l’enfant », qui est la « Lettre à Jenny Aubry »54. Il répartit là les fonctions du père, qui
doit rendre le désir non anonyme, et de la mère dont les soins ne doivent pas être
complètement anonymes non plus, et qui ne doit pas être la mère parfaite. Parce que c’est
par l’intermédiaire de ses manques et de ses manquements qu’elle introduit la dimension
du désir. En effet, ce ne sont pas non plus des fonctions désincarnées. Il insiste sur le fait
qu’elles ne doivent pas être désincarnées, cela va même plus loin, puisque ce qu’il indique
là, c’est que ce n’est absolument pas indifférent quels parents l’on a. Il dit cela aussi dans
les conférences nord-américaines de 75, que ce n’est pas du tout indifférent, parce qu’il
parle là du rapport à la langue et au langage. C’est par ces premiers autres qui l’ont mis au
monde, par le hasard d’une rencontre, que quelque chose se transmet du désir qui l’a mis
au monde dans les inflexions mêmes de la langue, dans certains signifiants privilégiés.
Dans ce sens-là, ce sont vraiment des gens incarnés qui transmettent un désir. Si je
prends la chose d’un peu plus loin, mais on peut dire en même temps, ce n’est pas la
maman dans son rôle imaginaire, il y a d’autres personnes qui viennent dans cette
fonction- là. Par ailleurs, il ne faudrait pas faire une métaphysique, non plus. Cela n’a rien
de métaphysique, la psychanalyse. Le réel du rapport à telle mère, à tel père, dans la
clinique, c’est à cela qu’on a affaire tous les jours. Il y a encore une question à laquelle je
n’ai pas répondu, je crois. Quelle est votre question?

Dans la salle : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, je reprenais ce que dit Lacan dans « La direction de la cure »
notamment, où il montre qu’à se préoccuper des besoins, et de combler tous les besoins
en croyant par là aimer avec les meilleures intentions du monde, en fait on étouffe. C’est

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la bouillie gavante qui masque tout ce qui peut être du côté du manque. Or, pour Lacan,
l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. La mère, dit-il, confond ses soins avec le don de
son amour, ce qui a pour résultat que l’enfant ne respire plus, et ne peut plus trouver un
désir pour lui non plus. Son désir subjectif ne peut pas trouver sa voie à lui parce qu’il est
complètement bouché, je ne sais pas comment le dire autrement, par le fait que le désir de
la mère a bouché. Vous comprenez ? Parce que cela va dans les deux sens, la mère qui se
préoccupe trop de l’enfant, dont j’ai donné un exemple, c’est en même temps quelque
chose, dit Lacan, qui fait qu’un sujet ne peut pas trouver un désir à lui.

Raymond Joly : Je me demande s’il y a un autre point de vue où l’on ne peut pas se
demander si la mère, sans oublier aucunement la définition de la mère comme fonction,
que vous avez tellement bien soulignée, n’est pas la première incarnation, précisément, de
la chose, et du réel, et de ce qui est perdu. Je me demande s’il n’y a pas des choses comme
cela chez Lacan.

Anne Lysy : Oui, absolument d’accord. Je pense que Lacan en parle explicitement,
effectivement, de la mère comme chose perdue. Oui. C’est encore un autre versant. J’ai
d’ailleurs lu des choses là-dessus par rapport à l’anorexique, qui rechercherait cette mère
perdue. Elle veut retrouver cette mère perdue jusque dans la mort.

Jean-Paul Gilson : J’écoutais Anne Lysy et je me retrouvais avec plaisir jeune analyste
en contrôle avec ces difficultés-là des anorexiques. J’ai été étonné de la question de
l’analyste qui me disait : « Mais enfin, vous n’avez pas peur qu’elle meure ? » Et je lui dis :
« Mais non, pas du tout, je n’y ai même jamais pensé. » Elle était toujours admirative,
mais je n’avais aucun mérite, c’est maintenant que je comprends pourquoi je fonctionnais
comme cela et je fonctionne toujours comme cela. C’est que quand l’anorexique arrive
chez nous, les analystes, elle est déjà en analyse. Son anorexie, c’est son analyse. Et quand
je les écoutais, tout jeune analyste, ce que je me formulais qui était spécifique à l’anorexie,
ce n’est pas du tout ces histoires à la Dolto. D’ailleurs, ce n’est pas Dolto qui dit cela, ce
sont les commentateurs et les gens qui glosent sur l’enseignement de Dolto.

Ce ne sont pas du tout ces histoires de rapport à la mère, ce qui me frappait, moi, quand je
les écoutais, c’est quelque chose de tout bête, c’est qu’elles construisaient un savoir. Je dis
« elles » parce qu’effectivement ce sont plus souvent des femmes ou des jeunes filles. Mais
ce n’était pas le savoir de l’inconscient. C’était le savoir de leur estomac vide. C’est comme
cela que moi je suis entré dans ce qu’on appelle maintenant la clinique de l’anorexie. Elles
construisent le savoir de leur estomac vide. Le flux, le transit intestinal, remplace le flux
du discours Et donc elles n’ont pas un analyste, elles ont une famille. Elles arrivent
comme elles peuvent en train de construire et de faire leur analyse. Si on lit les choses
comme cela, c’est d’abord très enthousiasmant, parce qu’on ne considère pas que les gens
qui arrivent et qui ne vont pas bien, qui ont des angoisses – parce que c’est dur pour les
anorexiques – comme des tarés. On considère qu’au contraire, ils sont déjà en réaction de
santé, en train d’essayer de guérir, ce qui est une position très freudienne.

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Tout à l’heure, Anne parlait d’une réponse du sujet ; oui, effectivement, on peut dire des
choses comme cela, et moi je pense que c’est de cette manière-là qu’il faut essayer de lire
les choses et de se demander pourquoi l’anorexique ne peut pas faire autrement que de
rabattre sur son corps ce qui est en fait la possibilité de savoir ce qu’il en est de son
inconscient. En 1975, à l’École freudienne, on a sorti Scilicet. C’est du latin, on traduit par
« tu peux savoir », mais en fait, ce sont deux mots latins, scire, savoir, et licet, il est
permis, il est permis de savoir. Et donc, l’idée de Lacan, c’était que quand on fait une
analyse, on s’en va vers la constitution d’un savoir. Pourquoi ? Pas pour faire intello. Parce
que la jouissance, comme Anne Lysy l’a dit tout à l’heure, c’est dur, cela fait mal, ce n’est
pas toujours jojo, et donc il y a une façon de traiter, de dealer avec la jouissance, qui est le
savoir. Cela a donné la formule de Lacan : « le savoir, comme moyen de jouissance ».
Moyen dans les deux sens du terme ! « Façon de », mais aussi comme « médiation »,façon
de moyenner la jouissance. Moi, je pense que l’anorexique, à sa manière, essaye de
construire ce que nous avons construit, qui s’appelle la psychanalyse, sauf que c’est un
peu biaisé, c’est un peu perverti, c’est rabattu sur le corps. L’analyste à qui elles parlent,
jusque-là, jusqu’à ce qu’elles arrivent chez nous, c’est la famille, c’est la société, et donc
notre travail à nous, c’est de remplacer le transit intestinal, le transit des aliments par
celui des mots.

Anne Lysy : Je suis assez d’accord avec cela, en effet. Il faut subjectiver, réinsérer
l’inconscient dans l’affaire. Parce que l’anorexique, sinon, elle fait complètement le court-
circuit là-dessus, comme Lacan a pu dire du toxicomane. Il a aussi dit cela par rapport à la
fonction phallique, c’est complètement court-circuité. On pourrait dire que l’anorexique,
en effet, rabat sur le corps. Il y a là un raccourci, une mise en jeu du corps dont Lacan dit
dans le séminaire Les non-dupes errent55, dans les années 70, que c’est un refus de
savoir. Il dit : « elles n’en veulent rien savoir ». Donc, là-dessus je serais donc peut-être
plus nuancée en disant qu’elles font une analyse avant de venir. Parce que le discours
analytique, c’est un autre genre de savoir dans son rapport à la jouissance. Ce n’est pas
complètement équivalent. La question, c’est comment resubjectiver cette affaire où le
corps est complètement court-circuité. C’est d’ailleurs aussi ce que font Ginette Rimbault
et Caroline Eliacheff dans leur livre56, mais leur repère, c’est vraiment ce que Lacan dit
du côté de l’anorexie comme figure du désir. C’est de remettre en valeur que l’anorexique,
ce n’est pas une tarée, comme vous dites, c’est un sujet à part entière, et qui donc essaie de
se débrouiller et s’empatouille, s’embrouille complètement avec son corps. Et la
psychanalyse a quelque chose à lui apporter, me semble-t- il, comme elle apporte des
choses à la psychanalyse, comme tout sujet qui vient à l’analyse apporte des choses à la
psychanalyse.

Anne Béraud : On va s’arrêter là-dessus. Merci.

Anne Béraud : Pour la vingt-cinquième rencontre du Pont Freudien, et au nom du Pont


Freudien, je suis très heureuse d'accueillir Anne Lysy. Psychanalyste à Bruxelles en
Belgique, Anne Lysy est membre de la Nouvelle École Lacanienne (NLS), de l’École de la
Cause Freudienne (ECF) et de l'Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle est
Docteur en lettres et philosophie. Elle enseigne à la Section clinique de Bruxelles et

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travaille au Centre Psychanalytique de Consultations et de traitements (CPCT). Elle a été
responsable du Kring voor psychoanalyse (qui est le cercle néerlandophone de la NLS)
lors de sa fondation et y assure toujours un enseignement. Peut-on dire que tu es mi-
flamande, mi-wallonne ?

Elle a travaillé au Courtil (une institution très réputée pour jeunes psychotiques). Elle a
écrit de nombreux articles, a participé à la rédaction de plusieurs revues. Elle est la
directrice de la rédaction du bulletin de la NLS. Pour terminer ce tableau qui n'est qu'un
résumé, elle fut la responsable du dernier congrès de la NLS sur « Le corps et ses objets »
(en mars 2008 à Gand), ce qui lui confère une autorité d'expérience, pour assurer le
séminaire de fin de semaine sur ce même thème qu'il lui a fallu longuement travailler.

Ce soir, nous abordons le thème de l'anorexie, avec pour titre : « L'anorexie : je mange
rien ». L'absence de négation est tout à fait volontaire, et vous allez bientôt savoir
pourquoi.

Une augmentation considérable des conduites anorexiques nous amène, une fois de plus,
à réfléchir à ce qui se joue, pour chaque sujet, à travers ce symptôme contemporain et
plutôt féminin. Nombre de jeunes filles se reconnaissent comme anorexiques et vont
chercher dans certains groupes communautaires une réponse qui leur permette de
fonctionner socialement à partir de ce trait identificatoire qu’est devenu leur symptôme.
La psychanalyse apporte-t-elle un autre type de réponse ?

La clinique psychanalytique nous enseigne que l’anorexie n’est pas une entité en soi.
Ainsi, le symptôme alimentaire ne suffit pas pour décider de la marche à suivre sur le plan
du traitement. Il existe plusieurs types d’anorexies en fonction de la structure subjective,
et c’est à propos de l’anorexie sous sa forme lassique, lorsque la féminité est un enjeu
primordial, que Lacan a pu dire que l’anorexique n’est pas celle qui ne mange rien, elle est
celle qui mange « rien » (le « rien »). Ce symptôme n’est pas sans inquiéter son entourage
et se manifeste essentiellement dans son rapport à l’Autre : elle ne demande rien, d’où la
grande difficulté de mettre en place un traitement. Comment, si elle mange rien, comme
le dit Lacan, peut-elle consentir à mettre ce rien en jeu dans le discours psychanalytique ?

Je vais laisser Anne Lysy développer ces questions. Comme d'habitude, une période de
questions suivra la conférence.

Les séminaires de fin de semaine sur « Le corps et ses objets » auront lieu comme à
chaque fois à l'Hôpital Notre-Dame. Nous vous y attendons nombreux.

Je laisse la parole à notre invitée.

Anne Lysy : Merci beaucoup. Je remercie Anne Béraud pour son invitation d’abord, et
pour sa présentation. Son invitation me permet de me rendre pour la première fois ici au
Québec. Je suis très heureuse de faire votre connaissance, la connaissance de personnes
intéressées par la psychanalyse et aussi, dans la mesure du temps qui m’est disponible, de
pouvoir découvrir un peu la ville de Montréal. Mais venons-en à notre sujet.

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La magnifique affiche qui a été créée pour cette soirée m’a frappée. Elle isole un détail
d’un tableau classique, la tête de Méduse du Caravage, et zoome sur la bouche ouverte de
ce personnage féminin. C’est une image qui dramatise un moment de surgissement de
quelque chose d’éprouvé dans le corps, qui n’est pas sans m’évoquer le tableau de Munch,
Le cri, ou encore la Sainte-Thérèse du Bernin en extase. Bouche ouverte sur rien,
évocatrice de l’angoisse, voire de l’horreur, autant que d’une mystérieuse jouissance. Le
titre est lapidaire, aussi, et est en résonance avec l’image : « L’anorexie : Je mange rien ».
Il semble donner une définition de l’anorexie par cette formule, qui est d’autant plus forte
qu’il y manque quelque chose. Je mange rien. Il manquerait en bon français la négation :
« je ne mange rien ». C’est une élision voulue. Ce n’est pas une faute d’inattention. La
formule est de Lacan, et je vais la commenter ce soir. Je la situerai dans son contexte.
Mais je dis déjà qu’elle donne tout son poids au rien. Le rien n’est pas une absence de
quelque chose, le rien est quelque chose, dit Lacan. Le rien est, pour Lacan, un objet.
Étrange objet, certes, et paradoxal, nous le verrons, car il n’est pas non plus identifiable à
l’aliment.

Prenons donc cet énoncé pour une énigme : « l’anorexique mange rien ». Énigme que
nous allons tenter de déchiffrer ensemble ce soir. Si j’ai choisi de parler de l’anorexie,
aussi à l’invitation d’Anne Béraud, ce n’est pas pour céder aux sirènes de la mode, ni pour
prendre un thème un peu racoleur ; c’est parce que j’ai rencontré ce thème dans mon
travail de ces derniers mois sur le corps dans l’expérience psychanalytique, mais je n’ai
pas eu l’occasion de l’approfondir. Quelques cas présentés au congrès de la NLS faisaient
état de l’anorexie, mais me paraissaient relever de logiques différentes. Et j’avais lu il y a
quelques mois des articles de collègues de l’École de la Cause Freudienne sur le sujet, et
s’ils renvoyaient certes tous à l’enseignement de Lacan, ils ne disaient pas forcément la
même chose sur tous les sujets ; bref, cela m’a intriguée. J’ai donc souhaité me pencher
sur cette question.

Qu’est-ce que l’anorexie vue par la psychanalyse ? Y a-t-il une anorexie, toujours pareille,
une structure réductible à un modèle, qu’on peut retrouver dans une série de cas, fût-ce
avec des accents particuliers, ou y a-t-il des anorexies qui ont une structure différente,
même si elles présentent à peu près les mêmes phénomènes ? Cette question ne relève pas
tant d’une passion de classification que d’un souci que je nommerai provisoirement
thérapeutique. Quelle réponse apporter ? Quel traitement proposer, selon la façon dont
on aborde l’anorexie ? Comme une ou comme multiple. Ou encore, comme symptôme à
éradiquer ou comme phénomène qui peut avoir une fonction dans la vie d’un sujet, et
auquel, le cas échéant, on ne touche pas à la légère. C’est poser la question aussi de ce qui
spécifie l’abord psychanalytique et le distingue d’autres formes de thérapeutique, d’autres
théories parfois tout à fait incompatibles avec la psychanalyse dans leurs présupposés.

Je ne suis pas une spécialiste de l’anorexie, et dans ma pratique de psychanalyste, j’ai


certes eu affaire à des phénomènes de cet ordre chez des analysantes dont il ne m’est
néanmoins pas possible de faire état ici, mais je n’ai jamais eu affaire non plus aux cas
lourds rencontrés en hôpital et dont le pronostic vital est en jeu. Je me suis donc plongée
dans la lecture pour répondre à la question. Je m’appuie sur les textes de Lacan, je

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m’appuie sur les travaux théoriques et cliniques de collègues lacaniens qui ont été publiés,
j’ai prospecté aussi dans la littérature abondante qui prend la chose d’un point de vue
cognitivo-comportementaliste ou systémique et je m’appuie aussi sur des écrits – de plus
en plus nombreux – d’anorexiques qui témoignent de leur souffrance et de leur parcours.

J’évoquerai deux témoignages en particulier, que je vous recommande. D’une part, le livre
paru en février dernier, de Jessica Nelson : Tu peux sortir de table57, titre évocateur.
Jessica Nelson est journaliste et écrivain. Elle donne comme sous-titre : Un autre regard
sur l’anorexie. Ce n’est pas seulement un écrit autobiographique, qui parle de sa propre
expérience, mais il évoque également d’autres jeunes femmes, des parents qu’elle a
rencontrés, des médecins, des psychologues qu’elle a interrogés. Elle a lu de nombreuses
publications, d’orientation psychanalytique, mais pas seulement. Elle écrit d’ailleurs que
faire ce livre a été pour elle une issue à l’anorexie, une création. À la fois une
reconstruction de son parcours douloureux et une interprétation, la sienne.

D’autre part, un petit livre, un témoignage paru l’an dernier, que j’ai lu parmi beaucoup
d’autres publications, d’une jeune fille, Justine. Le titre est : Ce matin j’ai décidé d’arrêter
de manger58. Elle raconte comment elle a été prise dans une spirale infernale l’amenant à
l’hospitalisation, et a fait de nombreuses rechutes de forme boulimique. Elle veut
sensibiliser d’autres adolescentes, tirer la sonnette d’alarme devant les effets dévastateurs
de sites internet à la mode, qui, comme des clubs cherchant des adhérents, prônent
l’anorexie et pratiquent l’émulation. C’est à qui ira le plus loin dans la perte de kilos et
dans les moyens pour y parvenir. Depuis une vingtaine d’année, il faut bien le dire en
effet, l’anorexie est devenue un phénomène très médiatisé. Comme le sont d’autres
phénomènes : la toxicomanie, la boulimie, la dépression, les Troubles Obsessionnels
Compulsifs (TOC)... Pas un magazine qui ne sorte de dossier à ce sujet, pas une chaîne de
télévision qui n’ait fait de reportage. La santé, la santé psychique aussi, est devenue une
marchandise qui se vend bien.

L’anorexie est un mot qui relève du champ de la santé mentale, mais elle est plus
largement un fait de société et on utilise le mot à toutes les sauces, si je puis dire. Elle fait
partie du vocabulaire courant. Passant à table, un adolescent dira moqueusement à sa
sœur qui picore « Ben, t’es anorexique, toi ! » Et elle proteste qu’il ne sait pas de quoi il
parle. En effet. Et elle évoque telle ou telle compagne de classe silencieuse et décharnée
qui est devenue en quelques mois l’ombre d’elle-même. On en parle beaucoup, donc. Mais
sait-on vraiment de quoi il s’agit ?

Je vais commencer par vous présenter les différentes parties que j’ai prévues pour ce soir.
Je ne suis pas sûre de pouvoir finir, on verra le temps que cela prend. J’ai une
introduction sur comment définir l’anorexie : le DSM59, le monosymptôme et la
psychanalyse. Je passerai ensuite à Lacan pour expliquer, essayer de vous rendre un peu
plus sensible ce que c’est que ce rien en évoquant deux moments de l’enseignement de
Lacan : le Séminaire IV60 et le Séminaire XI61. Et puis je donnerai à la fin quelques
indications sur comment concevoir un traitement, au cas par cas, dans la psychanalyse, en
donnant des exemples. Voilà, c’est le chemin que je vous propose de parcourir. On fera
peut-être des bonds, on verra.

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I. LE DSM OU L’ABORD PSYCHANALYTIQUE DU
MONOSYMPTÔME

1. Un témoignage

Comment définir l’anorexie ? Qu’est-ce que c’est ? Jessica Nelson, dans son livre, a
retrouvé des extraits de son journal intime qui décrivent le début de son anorexie. Je
trouve que cela vaut la peine d’entendre la façon dont elle le dit même si on y reconnaît
des choses qu’on trouve ailleurs.

Il y en a qui comptent l’argent. Moi je compte les calories. Certains alignent les pièces de
monnaie, j’aligne la valeur énergétique des aliments qui me pénètrent, tâche plus vitale
encore que celle de les avaler. Je dis pénétrer, on pense sexe. Je réponds oui, c’est ça.
Avez-vous déjà eu l’impression qu’on vous viole ? L’avez-vous vécue ? J’ai l’impression
que la nourriture va me manger toute crue. Et, au lieu de la laisser couler en moi, d’en
aimer chaque bouchée, j’ai fermé ma bouche et mon cœur. Au début, c’était comme un
jeu, un défi que je me serais lancé à moi-même. Peut-être une façon de connaître mes
propres limites. Ce qui est sûr, c’est que jamais je n’aurais imaginé en arriver à cet
extrême. Tout à l’heure je me suis pesée – je me pèse tous les jours, même si je n’ose
l’avouer à personne – je fais 38 kg 200. Il y a un an à la même époque, je pesais 55 kg et
je mesurais (disons que je mesure toujours, je ne rapetisse pas, Dieu merci !) 1 m70. C’est
à mon retour des États-Unis que cette espèce de frénésie s’est installée.62

Et elle raconte qu’après ce séjour aux États-Unis, elle avait pris quelques kilos et qu’à la
rentrée elle s’était attiré des remarques ironiques d’amis, et surtout de son père. Le
problème, c’est qu’elle les a prises très au sérieux et qu’elle a eu honte de son corps. Elle
décide alors – peut-être inconsciemment, dit-elle – que rien ne devait plus passer. Je cite
:

Chaque grain de raisin, chaque feuille de salade devait repartir en sens inverse.

Elle se fait vomir, en effet.

Il s’agit de se plier à la dictature des autres - manger en société, à l’heure des repas -,
mais secrètement de se plier à une dictature personnelle - rien dans mon corps63

Elle écrit aussi que la viande, pourtant appréciée, est devenue taboue.

Je pris le prétexte d’un reportage sur l’acheminement des bêtes vers les abattoirs. En
réalité, je craignais de faire entrer dans ma chair vivante de la chair morte.64

D’autres facteurs sont intervenus pour ce qu’elle appelle elle-même le déclenchement de


l’anorexie, qui ont, la plupart, trait à sa féminité naissante –elle a treize ans–. Il y a des
rencontres, un petit ami dans le genre Nijinski, beau et élancé, dont elle a voulu être
l’ange, comme elle dit. Il aimait les filles comme lui. Une amie admirée, qui devient son
modèle, qui lui vante les sensations obtenues –entre autres la lucidité et la légèreté–, amie
qui la fascine par sa toute-puissance dans son anorexie. Les circonstances du voyage aux

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États-Unis, qui est le pays natal du père, qui l’ont renvoyée à son impression d’avoir été
un boulet pour lui, par sa naissance même. Elle revient de là décidée à devenir femme.
Elle arrive à l’aéroport en France complètement méconnaissable, outrancièrement
maquillée et en minijupe. Mais malgré sa volonté de grandir seule, elle rencontre bien vite
la difficulté d’affronter le regard sur son corps. C’est là qu’elle rencontre la honte. À
travers ce récit qu’elle en fait, à travers les expressions même, les tournures de phrase, elle
arrive à cerner la particularité de ce qui lui arrive. Et c’est tout l’intérêt de ce livre. Bien
sûr, on y reconnaît une série de traits qu’on retrouve dans d’autres cas d’anorexie, et qui
sont répertoriés dans des descriptions d’anorexie, que ce soit celles que vous trouvez dès
que vous surfez sur Internet, ou dans des manuels plus spécialisés.

2. Le DSM

Actuellement, vous trouverez immanquablement la description de l’anorexie telle que la


présente le DSM-IV65, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux,
référence importante dans la psychiatrie et, plus largement, dans la santé mentale
aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur ce DSM, je me contenterai de souligner qu’il
est le révélateur de ce qu’est devenue la psychiatrie : elle renonce explicitement aux
questions sur les causes de la maladie, aux considérations théoriques, parce qu’elle veut
devenir objective et être une branche de la médecine comme une autre. Elle n’interprète
plus, elle se contente d’observer et de quantifier. Le DSM se veut un instrument
diagnostique qui serait comme un langage commun entre les différentes disciplines. C’est
un langage très univoque, qui se veut univoque, qui est très codifié. Par exemple, pour
diagnostiquer une schizophrénie, ou un Trouble Obsessionnel Compulsif, ou une
anorexie, il faut au moins la présence de trois ou quatre critères dont le DSM fait la liste,
et en fonction de cela, le trouble est attesté et un traitement correspondant doit être
prescrit et, corollaire non négligeable, il pourra être remboursé.

Les grandes entités structurales classiques, vous le savez, se trouvent, là-dedans,


pulvérisées : l’hystérie, la paranoïa ont disparu et elles sont remplacées par une liste de
syndromes qui toujours s’allonge en fonction des observations statistiques des troubles, et
les traits sont simplement décrits, sans que se pose la question : de quoi tel symptôme
peut être la manifestation ? Ces entités sont ce qu’on appelle des monosymptômes. C’est-
à-dire que ce sont des entités qui existent en elles-mêmes sans le recours à une structure,
sans la référence à une étiologie. Elles sont des noms, des étiquettes, qui se juxtaposent et
qui désignent des symptômes en soi, des maladies en soi. D’où le terme « monosymptôme
». Et l’anorexie mentale est un de ces monosymptômes identifiés.

Vous le savez, dans le DSM, l’anorexie est un des troubles de ce qu’on appelle les «
troubles de la conduite alimentaire », avec la boulimie. L’anorexie se résume à la triade
des trois « A », comme on dit souvent : l’anorexie proprement dite, c’est-à-dire la
restriction alimentaire ; deuxièmement, l’amaigrissement très important (plus de trente
pour cent du poids du corps) ; et l’aménorrhée, la disparition des règles. Donc il y a des
critères qui sont donnés. On distingue deux types d’anorexie selon qu’il y ait
vomissements ou pas, et des troubles associés, tels que : humeur dépressive, symptômes
obsessionnels, rigidité mentale...

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3. Le monosymptôme, signifiant identificatoire

Quand on parle de monosymptôme, on peut dire « signifiant identificatoire », Anne


Béraud l’évoquait tout à l’heure. La pente à la monosymptomatisation date des années 70,
80 disons. Elle s’est manifestée en médecine, la psychiatrie a suivi, et c’est un mouvement
qui a son pendant – où est la poule et l’œuf, c’est difficile à dire – dans le
communautarisme américain, c’est-à-dire la formation de communautés qui se réunissent
autour d’un trait : les gays, les sourds, les gros, par exemple, et qui revendiquent une
culture propre.

Ce qu’il est important de réaliser dans cette affaire, c’est que le symptôme devient un
insigne identificatoire qui n’est plus le nom pour dire un malaise, une souffrance, ou la
manifestation d’une vérité refoulée. Il devient un signifiant social à partir duquel se
constituent des communautés ségrégatives66. Et c’est vrai pour l’anorexie, pour la
boulimie qui, avant, il faut bien le dire, n’étaient pas des syndromes si fréquents. Ils
n’avaient pas pignon sur rue même s’ils existaient. Il y a eu des articles importants écrits
dès le XIXe siècle, par Lasègue67, tout à fait passionnants. Mais ce n’est que récemment
qu’ils sont devenus des signifiants de masse, comme dit Domenico Cosenza, un collègue
italien, psychanalyste, qui travaille dans une institution pour anorexiques et qui en parle
très bien68.

Ce sont donc des insignes sociaux dans lesquels beaucoup de jeunes filles se reconnaissent
puisqu’elles voient nommés là, dans ces signifiants, les phénomènes qui organisent leur
souffrance quotidienne. Mais dans le champ de la santé mentale, cette
monosymptomatisation a pour corollaire logique la spécialisation. C’est-à-dire qu’on a
maintenant des lieux spéciaux, des thérapeutes spécialisés, dans la toxicomanie, les
dépressifs et dans l’anorexie aussi, ce qui crée une figure d’expert, de nouveaux maîtres du
discours69.

4. La psychanalyse et le monosymptôme

La psychanalyse, par rapport à ce mouvement, ne doit pas rechigner. Il ne s’agit pas de


prôner un retour en arrière. Elle a bien sûr à tenir compte de ces modifications dans le
monde contemporain, de ces nouvelles formes du symptôme, mais cela ne signifie pas
qu’elle emboîte le pas. C’est-à-dire que là où elle se distingue, là où elle s’oppose à d’autres
abords thérapeutiques, c’est quand elle s’insurge contre l’effacement du sujet avec sa
singularité radicale et irréductible qu’un tel mouvement implique de fait.

Comme le disait récemment Jacques-Alain Miller à son cours, le sujet n’est pas
catégorisable, il n’est pas étalonnable, il est incomparable. Le discours analytique, c’est le
discours qui valorise le sujet comme incomparable. Alors s’il y a bien sûr à tenir compte
de la monosymptomatisation propre à notre époque, la psychanalyse, néanmoins, va à
l’encontre de ses conséquences sur la thérapeutique, comme le disait Alfredo Zenoni70.
Ce n’est pas tant le monosymptôme qui est le problème, c’est la réponse
monothérapeutique : « la réponse spécialisée fige alors le symptôme en une entité
clinique en soi (...) qui le réfère à une technique thérapeutique et à une interprétation pré-

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établies. » Ce sont des protocoles de traitement pré-établis. Même s’ils prévoient des
variantes, ils sont applicables à tout toxicomane, à tout anorexique, en partant du trait qui
constitue le sujet comme identique aux autres. En fait, on fait l’impasse, on annule le sujet
comme sujet de l’inconscient singulier, qui ne se résorbe jamais dans l’universel.

On s’accorde en général, dans les descriptions actuelles, à dire que neuf anorexiques sur
dix sont des femmes ou des filles, en moyenne de douze à vingt ans, et qu’un à deux pour
cent des femmes sont touchées. Les garçons sont moins nombreux, donc, mais il y en a. Et
il ne faut pas oublier non plus l’anorexie des nourrissons. On s’accorde aussi à dire que
c’est une maladie, une maladie grave, d’autant plus que le taux de suicide est élevé. Mais
aussi que les personnes anorexiques refusent, le plus souvent, en tout cas au début, de se
soigner. « Je ne suis pas malade », protestent-elles.

Comme le dit notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, elles montrent en général
une opposition très active au traitement et l’on aperçoit avec elles ce qu’on appelle «
l’attachement du sujet à son symptôme »71. Là où le bon sens dirait « un symptôme, c’est
quelque chose qui vous empêche drôlement de vivre, c’est quelque chose qui ne va pas, et
donc on veut s’en débarrasser », eh bien là, les anorexiques se font la preuve vivante que
ça ne va pas de soi, qu’on ne veut pas forcément son bien. Et ce n’est pas parce qu’elles
auraient mauvais caractère. Il y a là le mystère d’une étrange douleur et d’une étrange
volonté, d’une exigence qui paraît exorbitante et mortifère, d’une drôle de satisfaction, qui
s’avoue parfois comme telle, et d’un désespoir le plus souvent muet. Par là même s’avère
une autre dimension du symptôme anorexique ; par là on touche du doigt qu’il ne s’agit
pas d’une simple affaire de comptage de calories ou de kilos. Dans beaucoup de
traitements monothérapeutiques, tout tourne autour de la nourriture, alors que c’est aussi
d’autre chose qu’il s’agit.

Jessica Nelson, dans son livre, se montre très critique par rapport au traitement en
hôpital, qui organise tout en fonction des repas ou sur un contrat de prise de poids. Les
anorexiques sont de fait obsédées par la nourriture, dit-elle, mais tout organiser autour de
ça focalise sur leurs obsessions et fait bien souvent l’impasse sur l’autre dimension72.

C’est aussi ce qui fait dire à notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, de manière
assez radicale, que l’anorexie n’est pas un trouble du comportement alimentaire. Et elle
renvoie à ce propos à la formule de Lacan :

L’anorexique, celle qui mange le rien73

C’est une des façons dont Lacan a approché cette autre dimension. C’est aussi cette
référence lacanienne qui a inspiré le très beau livre sur l’anorexie écrit en 1989 par
Ginette Rimbault et Caroline Eliacheff, Les indomptables74. À partir de leur expérience
de l’anorexie en hôpital, elles choisissent de parler non pas de leurs cas, mais de
personnages historiques connus, parfois anciens. Ce sont des jeunes femmes qui, toutes,
témoignent d’un certain mode d’être comparable aux anorexiques contemporaines et qui
en révèlent les enjeux : Sissi, impératrice d’Autriche, l’Antigone de Sophocle, Simone

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Weil, philosophe du début du XXe siècle, et Sainte-Catherine de Sienne au Moyen-Âge :
autant de « figures de l’anorexie », comme elles sous-titrent leur livre, qu’il est
passionnant d’y découvrir.

II. LACAN : L’ANOREXIQUE MANGE RIEN


Cette formule, Lacan l’a amenée pour la première fois dans les années 50, dans son
séminaire sur La relation d’objet, et les écrits de la même période. Il l’a reprise plus tard,
en 64, dans son séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, et
plus tard encore, dans les années 70. Jamais il ne la récusera. Même s’il lui apporte des
accents et des interprétations qui se modifient, comme se modifie l’ensemble de ses
avancées au cours de son enseignement. Il apporte une théorie inédite de l’anorexie,
certainement pas, donc, à la manière des manuels diagnostiques où des chapitres distincts
sont consacrés à cela.

Le discours psychanalytique n’est pas une nomenclature. La clinique vise à cerner les
positions subjectives par rapport au langage et à la jouissance, qu’on peut définir en
termes de structures, ou modes de jouissance, de façons de se débrouiller avec son
symptôme, au sens que Lacan donne à ce terme à la fin de son enseignement. Lacan,
donc, amène l’anorexie comme « un exemple clinique éclairant »75 de ce qu’il cherche à
mettre en lumière à tel ou tel moment de son enseignement, exemple de ce rapport du
sujet à l’Autre, au langage, à l’objet et à la jouissance.

Je vais donc m’arrêter à deux moments de cet enseignement, comme je vous le disais tout
à l’heure. Je ne vais pas du tout être exhaustive, mais ce sont deux moments importants :
le Séminaire IV et le Séminaire XI.

1. Le rien, l’amour et le désir


C’est ainsi que j’ai sous-titré ce premier moment, qui reprend le Séminaire IV et « La
direction de la cure »76. Lacan, dans les années 50, met en avant la prévalence, dans tout
phénomène humain, de l’ordre symbolique, l’ordre du langage, qui préexiste au sujet et
qui le détermine. Il l’appelle le grand Autre pour le distinguer comme au-delà, comme
horizon des petits autres, les égaux, les comme moi, les pareils, même si la fonction de ce
grand Autre est supportée ou incarnée par des figures proches, par exemple, les parents,
le père, la mère, pour l’enfant.

L’insertion du sujet dans le langage modifie ou altère pour de bon tout ce qui pourrait être
de l’ordre du naturel ou de l’instinctif. C’est un point essentiel de son enseignement qu’il
articule avec la triade besoin-demande-désir. Il veut montrer que le désir est irréductible
au besoin, que l’objet du désir n’est pas réductible à l’objet du besoin. Le désir n’est pas
non plus la satisfaction d’un besoin ; il n’est rien d’autre qu’un désir qui ne tend pas vers
un objet mais se présente comme désir de rien. C’est sur ce point que l’anorexique est
convoquée par Lacan comme, je dirais, une défenseuse de ce rien. C’est comme une façon

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particulière de mettre en scène et d’utiliser ce rien. Alors ça peut vous paraître un peu
abstrait ; je vais vous commenter quelques passages du Séminaire IV qui rendront cela
beaucoup plus parlant.

Lacan parle, dans ces passages, de ce qui, structuralement, se passe dans le rapport de la
mère à l’enfant quand elle le nourrit. Ce Séminaire IV se déroule en 1956-1957. Il met là
en question des théories de l’objet oral des disciples de Freud ; ce qu’il avance, c’est une
critique de la conception classique de l’oralité, de l’objet oral. Il faut bien comprendre
cela, parce que l’on pourrait dire : l’anorexie, c’est un trouble de l’oralité. Il s’agit de savoir
ce que cela veut dire. Or, il va déplacer tout à fait cette question de l’oralité.

Comment procède sa démonstration ? On peut dire que la mère est celle qui satisfait les
besoins de l’enfant. Il a faim, elle lui donne le sein ou le biberon, peu importe. Mais c’est
plus complexe que cela, du fait du langage. En tant qu’être parlant, quand elle donne à
manger, elle fait un don, dit Lacan. C’est-à-dire elle symbolise l’objet ou la relation du
nourrissage. Elle fait un don d’amour. Alors comment le nourrissage devient-il don
d’amour ? Lacan explique que c’est parce que la mère devient pour l’enfant une puissance
qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet
sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du
don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit
Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même, mais par le rien qui l’auréole. Comme le fait
remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par
exemple, au-delà de sa valeur marchande77.

L’oralité, donc, ne se situe plus sur le terrain d’une satisfaction du besoin. Il y a une autre
faim en jeu, dirais-je. L’oralité devient, dit Lacan, une activité érotisée, au sens de la libido
freudienne. Elle ne met pas seulement en jeu la libido qui est au service de la conservation
du corps – se nourrir pour subsister – mais la libido sexuelle. Et, précise-t-il, l’objet réel
est lui- même là-dedans indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou autre chose, ce qui
compte, c’est la valeur qu’il prend dans la dialectique sexuelle. C’est le fait que « l’activité
[orale] a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre
symbolique »78. C’est à cet endroit de son développement, dans son séminaire, qu’il
évoque l’anorexie mentale, de la page 184 à 187.

Donc il isole deux mécanismes, ou deux aspects, de cette dialectique par rapport à l’Autre
et au désir. D’une part, il dit quelque chose sur le statut de l’objet qu’elle mange, et d’autre
part, il dit quelque chose sur le rapport à l’Autre qu’elle instaure par cet objet. Je dis tout
ça en préliminaire à la citation. Je ne vais pas citer beaucoup, mais cela vaut la peine de
citer quelques passages ce soir, de Lacan.

[...] il est possible que pour jouer le même rôle, il n’y ait pas du tout d’objet réel. Il s’agit
en effet seulement de ce qui donne lieu à une satisfaction substitutive de la saturation
symbolique. Cela peut seul expliquer la véritable fonction d’un symptôme comme celui de
l’anorexie mentale. Je vous ai déjà dit que l’anorexie mentale n’est pas un ne pas
manger, mais un ne rien manger. J’insiste - cela veut dire manger rien. Rien, c’est
justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. Ce n’est pas un nicht essen [en

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allemand], c’est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la
phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant
mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence
savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il
dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. Si vous ne saisissez pas cela, vous ne
pouvez rien comprendre, non seulement à l’anorexie mentale, mais encore à d’autres
symptômes, et vous ferez les plus grandes fautes.79

Donc, premièrement, il ne s’agit donc pas d’un objet réel mais de rien comme objet. La
dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, qui fait que l’oralité
devient une activité érotisée, se fait autour de cet objet rien. Il ne s’agit pas que l’enfant ne
mange pas, ce que Lacan appelle la négation de l’action, il parlera plus loin de négativité,
il mange rien. Il ajoute même qu’il savoure l’absence comme telle. Je trouve cette
expression très parlante, parce que ça donne déjà une idée d’une satisfaction qui est d’un
autre ordre que la satisfaction du besoin, qui est suggérée dans le « savourer l’absence ».
C’est le premier aspect sur la question de ce qu’est l’objet.

Deuxième aspect – c’est moi qui les distingue, pour des raisons didactiques –, il utilise ce
rien, l’enfant, pour faire dépendre la mère de lui. C’est-à-dire qu’il retourne le rapport de
dépendance initial. Comme le paraphrase Jacques-Alain Miller dans un de ses cours,
l’enfant met en échec sa dépendance par rapport à l’autre en se nourrissant non pas de
quelque chose, c’est-à-dire du sein, en tant qu’objet partiel, mais de cet objet comme
annulé, du rien comme objet. Et pour expliquer ce renversement, Lacan fait appel, là,
dans ces pages, à ce que Mélanie Klein a appelé la position dépressive et la conjugue avec
ce qu’il a lui-même construit, le stade du miroir comme constitutif du sujet sur le plan
imaginaire.

Il explique d’abord ceci : la mère peut donner, mais aussi refuser, donc, littéralement elle
peut tout : elle est toute-puissante. L’enfant rencontre cette toute-puissance dans sa
constitution comme sujet. Il rencontre dans le miroir deux choses, explique Lacan. D’une
part, –c’est ce que l’on connaît bien, c’est ce que Lacan a développé dans son texte sur le
stade du miroir– il éprouve un sentiment de triomphe, au moment où il se saisit, dans le
miroir, comme totalité. C’est une expérience de maîtrise. Il rencontre là sa forme, qui
dépend de lui. Forme qui donne un semblant de maîtrise sur ce qu’il éprouve, de fait,
parce qu’il s’éprouve comme morcelé et incoordonné.

Mais d’autre part –c’est ce que Lacan ajoute au stade du miroir dans le Séminaire IV–, il
rencontre « la réalité du maître » :

Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se


trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater
qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre
en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement
dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant.

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C’est là que peut s’insérer ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, quand je vous
parlais de l’anorexie mentale. On pourrait aller un peu vite, et dire que le seul pouvoir
que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et
introduire ici la dimension du négativisme, qui n’est pas sans rapport avec le moment
que je vise. [c’est-à-dire le « ne pas manger », nicht essen, pas nichts essen.] [...] Je ferais
néanmoins remarquer que l’expérience nous montre, et non sans raison, que ce n’est pas
au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la
toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est
apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique
que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de rien.
[Manger rien.] C’est là qu’il renverse la relation de dépendance, se faisant, par ce
moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès
lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à sa merci, à la merci des
manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui.80

Comme le souligne Recalcati, on a ainsi le rien dans sa valeur dialectique, qui autorise le
renversement des rapports de force. L’enfant est objet de l’Autre, impuissant. Il dépend de
cet Autre, c’est le statut natif du sujet. Eh bien maintenant, le sujet rend l’autre dépendant
de lui, et le plonge dans l’impuissance de l’angoisse. Comme beaucoup d’auteurs le
soulignent, notamment Carole Dewambrechies-La Sagna, ce n’est généralement pas
l’anorexique qui est angoissée, c’est l’entourage qui ne sait plus quoi faire.

C’est le versant dialectique de l’anorexique que Lacan décrit ici. Il en fait une figure de
maîtrise et surtout de protestation, voire de refus. Mais c’est aussi un appel, une tentative
d’ouvrir une brèche chez cet Autre omnipotent. C’est dans un passage de « La direction de
la cure », des mêmes années, qu’il revient ainsi sur l’anorexie et la caractérise par ce refus,
en reprenant les termes : besoin, demande, désir. Je renvoie à un paragraphe de « La
direction de la cure » : quand l’Autre rabat l’amour au niveau du besoin, dit-il, il est
étouffant. Quand l’Autre « confond ses soins avec le don de son amour », quand l’Autre, à
la place de donner ce qu’il n’a pas – ce qui est la définition de l’amour – quand l’Autre,
donc, à la place de donner ce qu’il n’a pas « le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a »,
alors l’enfant refuse. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère. « C’est l’enfant que
l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un
désir (anorexie mentale). »81

Comment comprendre cela ? Le « non » anorexique veut dissocier la dimension du désir


et du besoin. Ou de la demande qui traduit le besoin. Le « non » ou le « rien manger » est
ainsi, en dernier ressort, une défense subjective du désir. Lacan dit là aussi, d’ailleurs : «
Il faut que la mère désire en dehors de lui ». Autrement dit, qu’elle lui lâche les baskets !
Qu’elle ne le gave plus. Parce que c’est ce qui lui manque à lui pour trouver la voie vers le
désir.

2. Un refus dialectique - exemples

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C’est un refus dialectique, soulignait notre collègue italien Recalcati. Il a la valeur d’un
appel à l’autre. Je vais vous donner deux ou trois petits exemples pas très travaillés, mais
qui concrétisent un peu certaines choses. Le premier, je ne connais pas tous les détails,
c’est un fait qu’on m’a raconté. Il s’agit d’une petite fille et de sa mère, reçues par un
analyste, et la petite fille a déclenché soudain une anorexie. Cette mère se préoccupe
beaucoup de ce qu’il advient de ses enfants quand ils sont à la maternelle. Elle surveille
tout, elle veut tout savoir, et même tout voir. Son idéal, ce serait par exemple qu’on
installe des caméras dans les crèches. C’est, d’ailleurs, paraît-il, un projet qui risquait de
se réaliser. Sa fille devient anorexique à un moment précis : c’est au moment où la mère
dit son projet : « Je vais ouvrir une garderie chez moi ». Qu’est-ce que cela signifie pour
l’enfant ? Qu’est-ce qui a pu se produire là ? Eh bien, elle devient un objet de soins – ce
qu’elle était déjà – mais au même titre que n’importe quel autre enfant. Jusque là, elle
avait plus ou moins pu s’accommoder des soins gavants. Mais au moment où la dimension
de l’amour est pour de bon écrasée, elle proteste. D’ailleurs, aspect significatif, dès que la
mère, qui a réalisé un peu ce qui se passait par son travail en analyse, a dit qu’elle
renonçait au projet, l’anorexie a cessé.

Autre petite donnée clinique, reprise au livre de Jessica Nelson, pour cette dimension
d’appel à un autre qui serait un peu moins tout présent. Il y a un détail frappant. Si
frappant, d’ailleurs, qu’elle en fait le titre même de son livre. Elle dit que le déclic qui a été
le début de la fin de l’anorexie – ça a pris du temps –, ça a été une phrase de sa mère,
quelque chose à ce moment- là a basculé. Sa mère a dit, à un moment donné, à un repas,
et sur un ton léger : « Ça y est ! Tu as fini tes trois petits pois, tu peux sortir de table! »
Elle l’interprète après coup comme un décalage opéré par sa mère dans sa propre
position. Elle dit :

Des années plus tard, j’ai compris que, à ce moment précis, ma mère m’avait
inconsciemment signifié que l’arme que j’utilisais contre ma famille, la maigreur et le
refus de m’alimenter « normalement », cessait d’avoir la même emprise sur elle.

La « forme d’humour » est là-dedans importante. C’est cette forme d’humour qui compte,
qui a démontré qu’elle n’est plus dépendante.

En effet, Isabelle [c’est sa mère] n’était plus dépendante du chantage par la peur que
j’exerçais sur tous, au moyen de ma lente destruction physique. ‘Tu penses que tu as tous
les pouvoirs sur nous ? semblait-elle sous-entendre. Ça suffit comme ça.’ [...] Qu’avait
bien pu déclencher en moi cette petite phrase ? [Parce qu’elle dit « J’ai remonté la pente à
ce moment-là.] Avec la distance, je vois aujourd’hui dans l’anorexie une arme raffinée,
tragique, aux significations multiples. Une arme qu’on ne retourne pas nécessairement
contre soi dans une pulsion suicidaire [ça peut arriver !] mais dont on se sert pour
affirmer une identité propre dans l’effacement. L’anorexie est une forme de rébellion
singulière, si singulière néanmoins qu’elle a bien du mal à être considérée comme
telle.82

Ce sont les paroles de Jessica, son témoignage. Ce n’est pas une professionnelle qui parle.

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Quand on peut déployer comme cela les coordonnées de l’histoire du sujet, on rencontre
souvent des moments de déception dans la demande d’amour, qui ne sont pas forcément
seulement dans les rapports à la mère, cela peut être autant le père ou une personne
importante pour le sujet. Et la protestation et la demande d’amour négative peuvent aller
très loin. Cela atteint des extrémités caractéristiques de l’anorexie. Je cite Recalcati :

« Le corps devient squelette, se voue à la mort pour ouvrir un manque dans l’autre, pour
secouer l’autre. »

C’est comme si, réduit à la peau sur les os, tendant à se faire disparaître, il se fait d’autant
plus consistant « pour exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. »83

3. Un rien pas toujours dialectique

Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien
dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de
Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de
constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la
position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à
incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la
mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non
pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique
qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté
dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent
pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il
interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien
dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien
dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en
rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de
soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte
d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de
faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce
sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il
s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire
d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je
pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce
que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures
d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati84, Giulia, elle s’appelle, pour
vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la
psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire
prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes
psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre,

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mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse,
presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui
l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une
longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une
grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un
clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de
solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de
ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même
temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant
crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans
péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre
avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un
blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des
hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils
apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le
recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le
miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle
remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit
être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et
donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes
sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a
donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité.
Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve
d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un
exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle
« romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans
son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il
appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie
comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance
mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait
de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les
bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan
aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle
dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il
formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau,
l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la
jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : « couleur de vide » ou déchaînée dans le


réel ?

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J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la
pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans
utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas
simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

l’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la
prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse85, « la livre
de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il
réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc
l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre,
c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable
dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect
de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le
retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI86, cherche sa satisfaction.
C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en
se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant.
Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la
représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se
baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche
cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous
voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se
refermant sur sa satisfaction »87. On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir
avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il
s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire
»88, la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones
érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-
érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par
un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion
orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est
pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut
être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des «
substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.89

Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI,
Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant
dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation.
C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas
détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ;
il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout
enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là,
entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ?
» Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa

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propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale
donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition
en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie
mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon
dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes
qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance
pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme,
dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé
comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le
corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une
fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de
la toxicomanie90.

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite
et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place
à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un
objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par
où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se
laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans
son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par
l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose
d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y
aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le
miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants
que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une
difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable,
du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation91. Normalement,
donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à
l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque
chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors
qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement,
qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps,
ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne
peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis
grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est
intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour
sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se
déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se
transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc,
l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en

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latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi,
d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le
regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui
n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas
honte, tu grossis... » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite
sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en
parler dans la discussion.

III. LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE : AU CAS PAR CAS


Le traitement se fait au cas par cas, de façon subjectivée. La psychanalyse ne vise pas
exclusivement un traitement du symptôme comme tel. Comme le font, par exemple, les
thérapies comportementales. Par exemple : retrouver l’appétit, reprendre du poids. Ce
n’est pas une raison de penser qu’il faudrait laisser maigrir jusqu’à la mort ! Le symptôme
psychanalytique est un symptôme vu depuis le sujet, et donc le traitement doit permettre
de faire émerger la question du sujet dans sa particularité. Cela, c’est, je dirais, le principe
de l’abord psychanalytique. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de cure standard. Mais on
pourrait dire qu’il y a quelques principes. J’énumère quelques principes qui ressortent de
travaux de collègues. Ce sont quelques notations, et concrètement c’est chaque fois à
revoir.

Contrairement au traitement habituel des troubles du comportement alimentaire, un des


principes est celui-ci : il faut distinguer les phénomènes, ceux qui sont attestés, et la
structure subjective. C’est-à-dire qu’il ne faut pas rabattre l’un sur l’autre, et en ce sens,
pour répondre à ma question initiale, il n’y a pas une anorexie. Il y a une variété
d’anorexies avec des déclinaisons subjectives différentes d’une apparente homogénéité
phénoménologique du symptôme92. C’est donc au cas par cas qu’il faut aller voir et faire
ce que la structure permet. Décoller le sujet de ce signifiant anonyme « anorexique »,
pour élaborer une question subjective, donc faite de division. Il faut que le sujet se
reconnecte à l’inconscient. Ce sont des expressions que j’ai retrouvées à plusieurs
endroits. Il faut permettre que le sujet puisse repérer ses modes de jouissance et les
aménager dans un patient travail de déchiffrage. Dans tous les cas, il faut voir ce que
l’anorexie apporte comme réponse au sujet, et selon la fonction qu’elle a, il faut soutenir le
sujet, éventuellement, dans la recherche d’autres points d’ancrage. Quand il s’agit
d’anorexie clairement psychotique, il faut rompre l’exclusivité de cette solution-là.

Deuxième point que je retire de toutes ces lectures, c’est que l’abord psychanalytique est
possible aussi dans l’hôpital ou dans les institutions spécialisées. Il ne faut pas
nécessairement faire des cures classiques qui, souvent, au départ, ne seront pas vraiment
envisageables puisque le sujet ne demande rien. Cela peut arriver qu’il y ait demande, il y
a des anorexiques qui se présentent à l’analyse. Je pense que c’est rarement pour le
symptôme lui-même. Je donnerai un cas pour terminer tout à l’heure qui montre bien
cela.

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Souvent, le sujet anorexique, c’est la difficulté qu’évoquait Anne Béraud, est fermé sur son
économie autarcique. Toute la question est : comment arriver à faire émerger quelque
chose d’autre ? Carole Dewambrechies-La Sagna évoque la question. Elle travaille en
hôpital avec des anorexiques et elle raconte comment elle évite de faire le médecin,
suivant en cela les conseils de Lasègue. Elle parle, quand elle va visiter ses patientes, de
petites choses de la vie, de ce que la jeune fille est en train de lire. Elle essaie d’introduire
quelque chose de décalé, et elle ne fait pas de contrat ni de durée de séjour imposée
d’avance, par exemple, qui serait la même pour tous.

Il y a bien sûr à faire des traitements, mais cela ne doit pas être une formule la même pour
tous. Il faut que le temps subjectif soit impliqué dans cette affaire. Cosenza, par exemple,
qui travaille en Italie, parle de sa pratique avec les petits groupes dans une institution
spécialisée, Recalcati en parle aussi. Le principe dans une institution spécialisée, est qu’on
accepte au départ, ce signifiant « anorexique ». Il n’y a aucune raison de ne pas le prendre
comme tel. Et puis, il s’agit de le désolidifier. Il s’agit de décaler le sujet de cette
identification-là. Et comment ? C’est toujours en mettant un écart entre l’énoncé et
l’énonciation, en mettant un écart entre le sens et la signification, faire que les choses ne
soient pas réduites, collées. Et cela permet d’envisager qu’une métaphore d’un autre genre
puisse se construire, une métaphore de chaque sujet, avec ses propres signifiants.

On voit que l’acte de l’analyste ne répond pas du tout à un protocole, à une formalisation
déjà prévue, à une interprétation qu’on pourrait répéter de l’une à l’autre personne
comme j’ai pu en voir dans des comptes rendus d’approches comportementalistes ou
systémiques, où c’est toujours le même type d’intervention qui est préconisé. Là, il faut
inventer un peu, il faut, cas par cas, répondre au bon moment, trouver des choses qui
décollent. Évidemment, on ne peut pas pavoiser, parce que cela reste complètement
difficile. En effet, rien de plus difficile que de mobiliser la jouissance.

Ce qui me frappe dans ces cas et dans les témoignages que j’ai lus, c’est que l’issue trouvée
– quand quelque chose, en effet, a pu, après parfois des années et des années, se mobiliser
et se transformer – l’issue trouvée est toujours individuelle et particulière, et qu’elle est
possible quand le sujet peut se réapproprier ses signifiants. Il doit trouver d’abord, pour
commencer, un accès à la parole, ce qui n’est pas joué d’avance. Trouver une façon de
faire, ce n’est pas du tout une recette qui ne tiendrait pas compte de la particularité, il faut
parfois beaucoup de temps à dégager cette façon particulière au sujet.

Je peux peut-être en donner deux ou trois exemples. Par exemple Justine, dans ce petit
livre, comment elle en sort ? Il y a un moment important, qu’elle raconte, quand elle
ouvre un blog sur Internet. Elle était prise dans cette spirale en ne sortant pas de cela, ne
pouvant pas parler d’autre chose. Là aussi sur le blog, elle parle, comme elle dit, de la
maladie, mais sur un ton désinvolte, gai et moqueur. Là, c’est le ton qui fait tout. Elle dit :
« Une autre Justine est apparue sur la Toile »93. Il y a un décalage qui se produit pour
elle-même, du fait même de se mettre à écrire sur ce blog, et elle recevra des tas de
messages d’autres, et pas n’importe lesquels, il faudrait aller lire dans le détail.

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Elle arrive à récrire après son histoire dans ce petit livre, et à décrypter, dit-elle, « ce qui
me serrait la gorge et le ventre au moment du grand passage vers l’âge adulte »94. C’est
une partie qui s’appelle « Les racines du mal ? ». Elle explique qu’elle a été délogée à
douze ans par l’arrivée d’une petite sœur, et qu’elle s’est retrouvée délogée dans tous les
sens du terme, puisqu’elle a même dû céder sa chambre. Elle s’est retrouvée au sous-sol,
où l’on avait aménagé une chambre loin du reste de la maison et elle avait des peurs pas
croyables, elle était seule, elle avait très peur qu’on vienne la kidnapper, qu’on vienne
l’enlever. Et elle a un accident, d’ailleurs, qui fait qu’on est bien obligé de la rapatrier dans
la maison et elle est très contente mais elle mange beaucoup. Et elle est devenue très
grosse. On l’appelle Olida, c’est une marque de saucisson, je pense. Elle dit, à un moment
donné : « J’ai décidé de leur prouver que je m’en sortirais toute seule ». Elle en a marre de
ces moqueries et donc elle commence un régime, et c’est ce que je vous ai dit au début,
c’est la spirale.

Il y a une autre goutte d’eau à la même époque. C’est un élément, aussi, très intéressant.
Particulier à elle. Son père, sa passion, c’était le vélo. Et son père abandonne la
compétition cycliste du jour au lendemain. Elle, elle participait à tout cela, elle
l’accompagnait partout. Et elle dit : « Mon admiration n’avait plus de raison d’être ». Et
elle se venge. Elle admirait beaucoup ce père, elle faisait tout avec lui. Elle se venge, elle
ne l’embrasse plus. C’est le comble pour elle, elle ne l’identifie pas plus que ça, mais elle
dit : « Mais pourquoi ça a eu cet effet-là ? » Elle indique qu’avant, il disait : « Le jour où tu
ramèneras un garçon, il sera cycliste. ». Et elle dit : « Je prenais ça très au sérieux ». Et
quand il a arrêté, c’est comme s’il m’avait dit « Tu n’auras plus de mari ». Et en plus, dit-
elle, elle pense à son corps, tout le temps dans ces moments-là, en ces termes-là : maigrir,
c’était pour plaire au cycliste. Elle voulait être belle pour lui, maigrir pour lui. Et jamais il
n’avait dit « Tu es belle ». Elle va mieux, après notamment une thérapie, où elle arrive,
justement, à subjectiver cela davantage. Elle dit qu’elle garde l’ambition de trouver
l’homme de sa vie dans ce milieu, et qu’elle veut devenir journaliste sportive. « Mon
destin est là », dit-elle. Cela donne à réfléchir sur ce qu’on doit entendre par guérison. Ce
n’est pas le côté « le symptôme disparaît complètement », on voit bien que le noyau
subjectif reste, mais il est traité autrement.

Chez Jessica Nelson, c’est pareil, j’en dirai un mot et puis je terminerai par un cas de
Patrick Monribot. Elle se dit « candidate à la pureté, je me voulais moins maigre que pure.
»95 Ça, c’est aussi très intéressant. « Je me fichais de devenir affreuse, de toutes façons
j’avais décidé de n’être plus désirable »96. Là, on voit cet élément « image maigre ». Ce
n’est pas tellement une image maigre qui doit plaire aux autres, parce qu’on a souvent une
lecture de l’anorexie impliquant qu’il faut être maigre pour être une femme désirable.
Elle, justement, elle s’oppose très fort à cette lecture et elle disait « Moi, rien à voir avec ça
». Il ne s’agissait pas d’être maigre pour plaire, il y a une déconnexion de l’Autre, là, plutôt
: « J’avais décidé de ne plus être désirable ». Transparaît en effet dans son livre que la
sexualité, pour elle, a été inassimilable... Enfin, comme pour tous, pourrait-on dire. Elle
en dit : « Elle m’intéressait et me dégoûtait à la fois »97. Et elle raconte comment, à cinq
ans, il s’était passé quelque chose avec une petite voisine avec qui elle jouait au docteur...
et un peu plus. Et un jour, le grand frère de cette voisine est intervenu. Elle n’explique pas

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plus de détails, d’ailleurs elle s’en souvient peu. Elle dit simplement : « Moi, j’ai pas du
tout été traumatisée de ça, mais je l’avais raconté innocemment à ma mère. » Là-dessus,
branle-bas de combat dans le quartier, évidemment, et la voisine, dorénavant, exclut
Jessica de sa maison, parce qu’elle a accusé soi- disant son fils.

Tout d’un coup apparaît une perversion dans le monde, pour elle. En plus, elle avait une
grande proximité physique avec son père, sur laquelle, aussi, des personnes
commençaient à faire des allusions, en trouvant « qu’est-ce qui se passe là, ce n’est pas
normal, à douze ans, collée à son père comme ça ». Elle dit (je paraphrase) : « Il fallait que
je m’éloigne de cette perversion dans le monde, en moi. Je devais m’éloigner de la
nourriture, car manger est sexuel. Je devais m’éloigner de l’adulte et avoir un corps de
fillette. »98 Ce qui l’a sauvée – c’est son expression –, c’est sa passion pour les livres, sa
passion pour les études. Elle a passé son bac dans des conditions complètement
impensables, en étant d’une maigreur... on se demande comment elle est arrivée là. Elle
dit : « Je serais morte si on m’avait privée d’études car j’aurais perdu mon orgueil de
première de classe, et je n’aurais plus eu le cœur de faire des efforts pour rester en vie.
»99 « Avide de savoir, ça m’a permis de n’être pas totalement engloutie par mes
obsessions alimentaires. »100

Autre facteur, la rencontre avec un homme, particulier, qui n’est pas le Nijinski du début,
qui est un autre, qui ne l’a jamais forcée à manger et l’a prise sous son aile. Avec ses frères,
cet homme-là mettait une ambiance gaie. Elle raconte qu’il y avait des fous rires et des
blagues à l’heure des repas, et cela a complètement changé son rapport à cela. Elle se pose
la question : « Suis-je guérie ? Oui, si cela veut dire que j’ai un poids normal et que je peux
manger normalement. Non, dit-elle, car je reste obsédée par la ligne, mais ça ne
m’empêche plus de vivre »101. Et je reste – c’est un élément intéressant – « obsédée par
le regard de l’autre »102. Mais cela ne l’empêche plus de vivre. Donc pourquoi faudrait-il
éradiquer tout résidu de l’anorexie, demande-t-elle.

Enfin, le cas de Patrick Monribot, notre collègue de Bordeaux, qui est un vrai bijou. C’est
une histoire qu’on se raconte comme un mot d’esprit. C’est un exposé qu’il a fait à des
journées de l’École de la Cause Freudienne, qui est paru dans la Lettre mensuelle, et qu’il
a intitulé « La belle bouche erre » 103, en référence au cas de la belle bouchère de Freud.
Ce que je veux montrer là, c’est non seulement la particularité des signifiants de toute
cette constellation, mais aussi c’est la question de l’objet qui est traitée ici. C’est pour cela
que j’avais envie de terminer par ce cas.

Il s’agit de qui ? Il s’agit d’une anorexique, d’une étudiante. Elle erre. Elle erre dans le sens
où elle ne sait pas trop quoi choisir dans ses études, elle est un peu perdue par rapport à
cela, mais elle ne vient pas chez lui parce qu’elle est anorexique. Elle vient parce qu’elle est
très angoissée et qu’elle est égarée. Elle a beaucoup maigri, elle a suivi un cursus
comportemental à l’hôpital où elle a consenti au vieux deal désormais classique : une
permission de sortie contre un repas complet. « Elle est fille de boucher, sœur de
charcutier, sa mère vend du pain et elle est anorexique ». Joliment dit, évidemment. Un
jour, elle arrive très angoissée – c’est au début de cure –, parce qu’elle va devoir soutenir
un examen, une épreuve orale.

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[...] elle veut me voir d’urgence juste avant l’heure fatidique. Pétrifiée, elle ne dit presque
rien, si ce n’est cette phrase à propos de l’examen : "L’oral m’angoisse". À quoi je réponds
: "Voilà qui est bien dit, cela suffit".

Séance courte, donc.

Je ne sais pas ce qui me prend, dit Patrick Monribot, c’est un truc bizarre, pas sûr que ce
soit un moment très pertinent, mais la pente du coaching, pourtant que je dénonce à
tour de bras, me rattrape ici. En lui serrant la main chaleureusement, je lui dis "Eh bien,
courage ! Défendez votre bifteck!". La réponse, évidemment, immédiate fuse : "Eh ben,
ça c’est un comble pour une fille de boucher!"

On peut penser ce qu’on veut de cette interprétation, évidemment, mais en tout cas elle a
eu pour effet que le corps est entré sur la scène analytique de différentes façons. La séance
suivante, elle ne veut plus lui serrer la main. Elle amène un rêve qui un est rêve de
transfert, qui ramène le bifteck, on pourrait dire. Dans ce rêve, sa mère dit : « Va chercher
le bébé au réfrigérateur ». Elle l’apporte à table, donc l’analysante, et au moment où elle
va le découper comme un vulgaire poulet, le bébé se jette sur elle pour la dévorer, et lui
dit... elle dit là, cette phrase, enfin elle se réveille en pensant « Il m’a mordue ». Dans
l’analyse de ce rêve, il apparaît que ce bébé-bifteck offert à l’Autre, c’est elle-même, et que
dans le transfert se rejoue cette voracité de l’Autre maternel. C’est le bébé offert à l’Autre
sous toutes ses formes, à l’autre parental, la mère qui réclame son plat favori dans le rêve.
L’Autre, c’est aussi le bébé offert à l’analyste qui milite pour la défense du steak. À la
question « Que me veut l’Autre ? » explique Patrick Monribot, on voit que la réponse est
double. Vous vous rappelez la question : « Que me veut l’autre ? », qui est celle de l’enfant
à l’autre, sur le désir de l’autre ? La réponse est double : sur le versant signifiant, c’est le
signifiant bifteck qui lui a été donné par l’Autre, d’ailleurs. Et sur le versant de l’objet a,
c’est le bébé à consommer ; elle offre son corps à la gourmandise de l’Autre. Où, dit-il, on
aperçoit à l’horizon le fantasme manger/être mangé, se faire dévorer. Et on aperçoit aussi,
dit-il, la logique de l’anorexie. Elle mange rien « parce que l’objet oral mordu ou dévoré,
c’est toujours elle ». Et donc, « plutôt le rien que l’objet oral » .

Je trouve ça tout à fait intéressant. Selon lui, il faut arriver à cerner mieux ce réel, ce qui a
façonné un tel fantasme. On le cerne par les arcanes de la chaîne signifiante. C’est ce que
Freud a appelé la perlaboration. Et dans ce travail, des signifiants majeurs s’articulent.
Des signifiants... ce sont des mots courants, mais ce sont des signifiants qui ont un poids
particulier pour ce sujet. Il isole deux de ces signifiants : le gras et le maigre. À deux ans et
demi, elle est tombée dans la bassine d’huile où sa mère cuisait des canards. Ça se passe
dans le Périgord. Elle se fait donc le foie gras de la mère. Conséquence : jamais plus
manger de gras. Ensuite, dit-il, elle est passée du gras, non sexualisé, de la mère, au steak
de bœuf, érotisé, lié au père, qui est boucher. Et il y a plusieurs fils, là, comme ça, qui
tournent autour de ce signifiant et du déclenchement de l’anorexie. À l’adolescence –
l’anorexie a commencé à ce moment-là –, quand le grand-père lui pince sa poitrine
naissante, et quand un garçon, un premier flirt, met une main dans sa culotte. C’est donc
la rencontre de la sexualité. On comprend qu’elle ne veut plus serrer la main. Et
maintenant, à partir d’alors, même les poissons et les viandes maigres sont refusés. Le

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maigre renvoie au père, dit-il. C’est un rêve récurrent qui le ramène dans l’analyse, rêve
où se présente une scène vue maintes fois dans son enfance et dans son adolescence : le
père qui manipule un quartier de viande, et qui est associée à la phrase : « La viande, c’est
du maigre ». Et donc, elle se retrouve là en position d’être le morceau de viande du père.

Après quelques années de cure, dont on n’a pas les détails ici, quelque chose se déchiffre,
d’abord, comme on le voit, à travers les histoires et les signifiants. La cure s’achève sur «
une issue symptomatique inédite, liée au choix professionnel ». Elle est venue parce
qu’elle n’arrivait pas, justement, à se décider là-dessus. Elle choisit un métier qui est
plutôt du genre psy, où elle peut soigner les autres. Le nouveau symptôme, c’est « soigner
les autres ». Et Patrick Monribot fait remarquer – et d’ailleurs la patiente aussi a tout à
fait réalisé cela – que c’est une alternative au refus alimentaire, même si elle continue à ne
plus trop aimer le gras. Mais c’est une alternative, c’est quelque chose de nouveau, qui est
un nouveau moyen de défense par rapport à la pulsion. Car pour elle, « soigner, c’est
nourrir ». C’est comme ça que cela s’inscrit pour elle : soigner, c’est nourrir. Et ce qui est
très joli, c’est, justement, qu’elle arrive à faire une différence qui est essentielle pour elle.
« À la campagne, dit-elle en fin de séance, on soignait les bêtes et on gavait les canards.
J’ai longtemps confondu les deux. Eh bien non, ce n’est pas du tout la même chose! » Et il
écrit : « Ce fut là notre dernière séance ». Voilà. Merci !

Anne Béraud : Vous pouvez poser des questions si vous le souhaitez. Il y a un micro qui
se promène dans la salle. Je vais commencer par une question. J’aurais souhaité que tu
précises ce point qui m’apparaît capital, quand tu as parlé de l’anorexie comme solution
pour le sujet. Donc que tu l’explicites peut-être davantage parce que c’est passé assez
rapidement dans l’exposé, et ça peut paraître tout à fait surprenant, quand tu dis qu’il ne
s’agissait pas forcément de chercher la guérison. L’anorexie comme pouvant être, aussi,
une solution pour un sujet.

Anne Lysy : Oui. Je pense que c’est une solution dans le sens de la psychose comme
solution. Je ne dirais pas cela de façon absolument générale, et d’ailleurs je ne dis pas que
c’est une bonne solution. Au contraire. Quand je dis « une solution », c’est, comme
certains exemples l’ont montré, et on pourrait en citer d’autres, c’est une réponse du sujet
par rapport à quelque chose qui le menace. Donc, dans ce sens-là, c’est un moyen de faire
avec un réel qui, à l’occasion, est beaucoup plus menaçant, est éprouvé comme beaucoup
plus menaçant pour le sujet que le fait de maigrir. Dans ce sens-là, c’est comme ce cas de
cette jeune fille qui maigrit plutôt que de voir apparaître les signes de ce qui est pour elle
inassimilable, qui sont les signes de son devenir femme, et qui maigrit pour cela. Mais
c’est une solution dont il y a tout intérêt à ce qu’elle en trouve d’autres, pour se protéger
de ce réel-là. Je pense à d’autres cas qui ont été évoqués au congrès de la NLS,
notamment.

Je pense au cas qui a été développé par Catherine Roex104, le cas d’une schizophrène qui
arrivait en pouvant peu historiser, qui était très démunie par rapport à sa propre histoire,
qui se trouvait laide et difforme et qui était anorexique aussi. Enfin, je dirais « aussi »
parce que c’était parmi d’autres choses qui vraiment étaient compliquées. C’est un peu
difficile à résumer comme ça, mais toute la cure dont a fait état Catherine Roex montrait

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que dans ce travail qu’elle a fait, cette fille, en même temps que se construire son histoire,
ce qui n'était pas du tout joué d’avance, il y avait tout un travail, comme elle appelait cela,
de cosmétique du corps. C’était se refaire une image du corps. Et cela passait par plusieurs
moyens. L’« anorexie », c’est-à-dire qu’elle a continué à faire attention, à ce moment-là, à
ses kilos, mais ça n’avait pas les proportions d’une anorexie devant être hospitalisée.
Enfin, ce souci de ne pas trop manger faisait partie de cette construction d’une image
devenue tout autre, d’une image idéale d’elle-même, ça a passé par les appareillages au
niveau des dents, ça a passé par d’autres moyens pour se reconstituer une image. Elle est
devenue, dit-elle, une belle jeune fille... Il y avait un côté artificiel, mais elle allait
beaucoup mieux en même temps. Elle était devenue une jeune fille active, bien habillée –
pour elle c’était très important – et qui a trouvé aussi un emploi, enfin elle voulait faire
des études sociales et n’y réussissait pas, et finalement, elle est devenue vendeuse ou
gérante même d’un magasin de vêtements d’enfants. Qui était pour elle, une façon
d’associer le soin aux enfants qu’elle voulait professionnellement faire, mais qu’elle ne
réussissait pas, et justement la constitution – le vêtement – la constitution d’un corps
beau. Et là on voit comment le traitement n’a pas cherché à supprimer complètement ce
versant plus anorexique, mais tout en soulignant comment là, ce n’était pas non plus une
anorexique mourante.

Il y a par exemple le cas d’Anna Pigou, qu’elle avait intitulé « De la bouche à nourrir à la
bouche pour parler »105. Anna Pigou est une psychiatre grecque. Elle a reçu une jeune
femme qui est arrivée très amaigrie, et accompagnée de quelqu’un, son employeur. Et elle
ne parlait pas du tout ! Et donc, c’était l’employeur qui parlait. Ce qui m’a frappé dans ce
cas, c’est que finalement, dans le cours de l’analyse elle a commencé à parler. Elle a
commencé par écrire des billets, puis elle a commencé à parler et à reconstruire son
histoire, dont les détails ne me reviennent plus. Ce que je me souviens, par contre, c’est
qu’à la fin, il y a eu une sorte de tempérament, de symptôme qui n’a pas en effet disparu
complètement. Mais ce qu’elle a fini par faire, c’est se construire une forme de s’alimenter
répondant à des règles très précises, avec la nourriture biologique. Elle associait cela,
disait Anna Pigou : c’est la nourriture que les hommes qui savent mangent. Enfin, cela a
un côté un peu délirant, mais voilà quelqu’un qui finalement ne se portait pas mal du tout,
quand on voit d’où elle venait. Donc elle a fait quelque chose d’autre de ce symptôme.

Karen Harutyunyan : Merci beaucoup. Je pense à trois choses. La première, c’est le cas
de Françoise Dolto, du nourrisson qui a refusé de manger. C’est le cas de Françoise Dolto
où il y avait un nourrisson qui ne mangeait pas. Son père était inquiet parce que la mère
du bébé était hospitalisée à cause d’une certaine maladie contagieuse, après
l’accouchement. C’était difficile de trouver une solution médicale pour cet enfant. Et son
père arrive chez Dolto, parce qu’il était un de ses analysants, et après avoir raconté la
situation, la suggestion de Dolto a été d’envelopper le biberon avec un des sous-vêtements
de la mère de cet enfant, et de donner le biberon au nourrisson. Et ce fut une solution.

Pendant votre exposé, cela m’a fait penser à la logique des objets partiels. C’est une
certaine logique dialectique circulaire qui passe par l’objet oral. Et dans la résolution
subjective, cela passe par l’objet regard et par deux solutions d’autoguérison dans vos

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deux exposés : le blog et le baccalauréat. Comme s’il y avait une certaine circulation entre
les objets partiels qui mettent au travail la dialectique subjective par rapport à quelque
chose qui pour le sujet représentait justement cet impossible de se faire manger.

Cela me renvoie au troisième commentaire : c’est ma difficulté de trouver la différence


dans l’explication de Lacan par rapport à l’anorexique qui mange rien et le texte très
intéressant de Winnicott dans Jeu et réalité106, sur l’utilisation d’objet, où justement il
commente cela d’une façon qui m’apparaît très similaire à ce dont il s’agit avec l’objet a.
Peut-être avez-vous la possibilité de commenter la position de Winnicott, en lien avec le
concept de l’objet a ?

Anne Béraud : Il y avait deux autres questions. Anne Lysy répondra après. Oui ?

Denise Légaré : J’ai cru comprendre que quand vous parliez des anorexiques, vous avez
dit qu’il y avait plusieurs types d’anorexies, que chacune avait ses propres enjeux, elles
sont toutes très différentes dans leur quête. Parallèlement à cela, vous parlez beaucoup du
rapport à la mère, des besoins de l’enfant, on nourrit l’enfant, mais c’est aussi un don
d’amour. Je me demandais s’il n’y avait pas là quelque chose toujours présent en lien avec
la mère ? Est-ce que nécessairement, toujours, avec chacune des anorexiques, il y a
quelque chose qui ne va pas avec la mère ? Est-ce que ça peut être autrement ? Est-ce que
ça peut ne pas être là ? Et est-ce que ce qui est là, si c’est le cas, est-ce que ce n’est pas
toujours en lien avec le désir de la mère qui est uniquement centré sur l’enfant, qui
n’arrive pas à désirer en dehors de son enfant ?

Michel Johnson : À peu près au centre de votre exposé, vous avez mentionné quelque
part que l’enfant doit, pour accéder au désir, se libérer de ce qu’est la charge de soins, qu’il
perçoit comme étant des soins qui lui sont presque imposés. J’aurais aimé que vous
reveniez là-dessus pour expliquer un peu ce dont il s’agit.

Anne Lysy : Merci pour toutes ces questions. Je ne pourrai certainement pas répondre à
tout cela, d’emblée. Prenons la question par rapport à Winnicott, par exemple. Je ne peux
pas du tout répondre là, je n’ai pas ce texte en tête, donc je ne veux pas m’aventurer. Mais
je trouve votre question très intéressante, parce que Lacan se réfère volontiers à
Winnicott. Par exemple, ce qu’il explique de l’objet dans « Subversion du sujet et
dialectique du désir »107, c’est en référence, notamment, à l’objet transitionnel de
Winnicott. Cela dit, on ne peut pas nécessairement rabattre l’objet transitionnel sur l’objet
a, mais il y a vraiment quelque chose qu’il faut en effet aller précisément regarder là. Mais
je ne peux pas l’expliquer ici, dans l’instantané.

De même les textes de Dolto, je ne les ai pas relus. Alors je ne suis pas sûre d’avoir
compris votre question sur la circularité. Ce qui m’intéresse dans cette question, c’est
qu’en effet, cela relativise un peu la fixation sur l’objet oral. Et je trouve que c’est très
important. Alexandre Stevens, avec qui je discutais de cela, me disait que dans l’anorexie,
l’objet qui compte, c’est le regard. Donc, je n’ai pas suivi tout à fait votre développement,
mais en effet, c’est la question de l’oralité. Évidemment, je ne sais pas si j’ai réussi à le
faire passer suffisamment, c’est aussi ce que cherche à déconstruire Lacan. Lacan, même

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s’il part de descriptions du nourrissage, c’est pour toujours indiquer à quel point la
pulsion, son objet est indifférent. Et qu’il y a plusieurs substances qui peuvent venir
occuper cette place. C’est l’oral, mais c’est aussi le regard, c’est la voix et c’est ce qu’il
appelle, dans sa Lettre aux Italiens108, des substances épisodiques pour donner l’idée
qu’en effet, ce ne sont pas des consistances fixées une fois pour toute, c’est plusieurs
choses qui peuvent remplir cette fonction de vide qu’ont les objets partiels.

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : J’irai lire cela, vraiment avec intérêt, après votre intervention, votre
question sur la place de la mère. Là encore, le cas de Dolto mériterait d’être lu. Mais il me
semble qu’il y a, présente dans cette intervention de Dolto, justement, une dimension très
winnicottienne, non ?

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, c’est ça, elle le formalise comme cela. Mais envelopper le biberon dans
les sous-vêtements de la mère, ça me paraît vraiment relever, justement, de l’objet
transitionnel winnicottien.

Quant à la question du rapport à la mère, c’est une question importante parce que c’est
tout le problème du risque de psychologisation quand on parle de la mère. Il faut dire que
quand Lacan parle de la mère, il parle bien sûr des situations qui sont décrites
habituellement. C’est pour cela que je disais qu’il fait une critique des conceptions de
l’objet oral chez les post- freudiens. Il cite d’ailleurs quelqu’un qui se demandait avec
inquiétude si la mère qui ne donne pas le sein mais qui donne le biberon, cela modifie
complètement le rapport à l’objet. C’est pour cela qu’il insiste tellement sur le fait que
l’objet est indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou n’importe quoi d’autre !

La mère, chez Lacan, c’est une figure symbolique, je dirais. C’est une figure du grand
Autre que dans certains écrits, comme dans la « Question préliminaire... »109, il va écrire
comme une fonction. Il l’appelle Désir de la Mère, écrit DM, qu’il articule à la fonction
paternelle du Nom-du-Père. Vous voyez, cela désincarne un peu de le prendre du côté de
la fonction. Et je pense que même dans les textes qui ont l’air plus réalistes, c’est d’une
fonction qu’il s’agit, c’est la fonction du grand Autre, qui est symbolique. Tout tourne
autour de cela, pour Lacan, dans ces années-là. Et dans plusieurs articles que j’ai lus pour
préparer ce travail, cette question était posée. Est-ce qu’il faut toujours la mère, est-ce que
c’est la maman, enfin, la personne qui détermine ce qui se passe ?

Il y a deux choses différentes que je pense par rapport à cela. Actuellement, on


désœdipianise ; enfin, il ne s’agit pas de rabattre tout sur les figures œdipiennes
imaginaires. Et peuvent venir à la place de cette mère, dans sa fonction, des tas d’autres
gens. Cela ne doit pas être nécessairement la mère. D’ailleurs dans son livre, Jessica
Nelson dit « Pour moi, c’est pas vraiment un problème avec ma mère, c’est plutôt avec
mon père, pour telle et telle et telle raison », et elle articule cela. C’est pour vous dire que
c’est une certaine configuration du désir que rencontre l’enfant dans les premières figures
qu’il a autour de lui, dont il s’agit là.

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Cela dit, c’est un versant de ma réponse que je vais nuancer. Il ne faudrait pas non plus
rendre inexistante la mère dans la problématique, et ce, pour plusieurs raisons. Je pense à
d’autres textes de Lacan, où la mère est une fonction, par exemple dans la « Note sur
l’enfant », qui est la « Lettre à Jenny Aubry »110. Il répartit là les fonctions du père, qui
doit rendre le désir non anonyme, et de la mère dont les soins ne doivent pas être
complètement anonymes non plus, et qui ne doit pas être la mère parfaite. Parce que c’est
par l’intermédiaire de ses manques et de ses manquements qu’elle introduit la dimension
du désir. En effet, ce ne sont pas non plus des fonctions désincarnées. Il insiste sur le fait
qu’elles ne doivent pas être désincarnées, cela va même plus loin, puisque ce qu’il indique
là, c’est que ce n’est absolument pas indifférent quels parents l’on a. Il dit cela aussi dans
les conférences nord-américaines de 75, que ce n’est pas du tout indifférent, parce qu’il
parle là du rapport à la langue et au langage. C’est par ces premiers autres qui l’ont mis au
monde, par le hasard d’une rencontre, que quelque chose se transmet du désir qui l’a mis
au monde dans les inflexions mêmes de la langue, dans certains signifiants privilégiés.
Dans ce sens-là, ce sont vraiment des gens incarnés qui transmettent un désir. Si je
prends la chose d’un peu plus loin, mais on peut dire en même temps, ce n’est pas la
maman dans son rôle imaginaire, il y a d’autres personnes qui viennent dans cette
fonction- là. Par ailleurs, il ne faudrait pas faire une métaphysique, non plus. Cela n’a rien
de métaphysique, la psychanalyse. Le réel du rapport à telle mère, à tel père, dans la
clinique, c’est à cela qu’on a affaire tous les jours. Il y a encore une question à laquelle je
n’ai pas répondu, je crois. Quelle est votre question?

Dans la salle : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, je reprenais ce que dit Lacan dans « La direction de la cure »
notamment, où il montre qu’à se préoccuper des besoins, et de combler tous les besoins
en croyant par là aimer avec les meilleures intentions du monde, en fait on étouffe. C’est
la bouillie gavante qui masque tout ce qui peut être du côté du manque. Or, pour Lacan,
l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. La mère, dit-il, confond ses soins avec le don de
son amour, ce qui a pour résultat que l’enfant ne respire plus, et ne peut plus trouver un
désir pour lui non plus. Son désir subjectif ne peut pas trouver sa voie à lui parce qu’il est
complètement bouché, je ne sais pas comment le dire autrement, par le fait que le désir de
la mère a bouché. Vous comprenez ? Parce que cela va dans les deux sens, la mère qui se
préoccupe trop de l’enfant, dont j’ai donné un exemple, c’est en même temps quelque
chose, dit Lacan, qui fait qu’un sujet ne peut pas trouver un désir à lui.

Raymond Joly : Je me demande s’il y a un autre point de vue où l’on ne peut pas se
demander si la mère, sans oublier aucunement la définition de la mère comme fonction,
que vous avez tellement bien soulignée, n’est pas la première incarnation, précisément, de
la chose, et du réel, et de ce qui est perdu. Je me demande s’il n’y a pas des choses comme
cela chez Lacan.

Anne Lysy : Oui, absolument d’accord. Je pense que Lacan en parle explicitement,
effectivement, de la mère comme chose perdue. Oui. C’est encore un autre versant. J’ai
d’ailleurs lu des choses là-dessus par rapport à l’anorexique, qui rechercherait cette mère
perdue. Elle veut retrouver cette mère perdue jusque dans la mort.

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Jean-Paul Gilson : J’écoutais Anne Lysy et je me retrouvais avec plaisir jeune analyste
en contrôle avec ces difficultés-là des anorexiques. J’ai été étonné de la question de
l’analyste qui me disait : « Mais enfin, vous n’avez pas peur qu’elle meure ? » Et je lui dis :
« Mais non, pas du tout, je n’y ai même jamais pensé. » Elle était toujours admirative,
mais je n’avais aucun mérite, c’est maintenant que je comprends pourquoi je fonctionnais
comme cela et je fonctionne toujours comme cela. C’est que quand l’anorexique arrive
chez nous, les analystes, elle est déjà en analyse. Son anorexie, c’est son analyse. Et quand
je les écoutais, tout jeune analyste, ce que je me formulais qui était spécifique à l’anorexie,
ce n’est pas du tout ces histoires à la Dolto. D’ailleurs, ce n’est pas Dolto qui dit cela, ce
sont les commentateurs et les gens qui glosent sur l’enseignement de Dolto.

Ce ne sont pas du tout ces histoires de rapport à la mère, ce qui me frappait, moi, quand je
les écoutais, c’est quelque chose de tout bête, c’est qu’elles construisaient un savoir. Je dis
« elles » parce qu’effectivement ce sont plus souvent des femmes ou des jeunes filles. Mais
ce n’était pas le savoir de l’inconscient. C’était le savoir de leur estomac vide. C’est comme
cela que moi je suis entré dans ce qu’on appelle maintenant la clinique de l’anorexie. Elles
construisent le savoir de leur estomac vide. Le flux, le transit intestinal, remplace le flux
du discours Et donc elles n’ont pas un analyste, elles ont une famille. Elles arrivent
comme elles peuvent en train de construire et de faire leur analyse. Si on lit les choses
comme cela, c’est d’abord très enthousiasmant, parce qu’on ne considère pas que les gens
qui arrivent et qui ne vont pas bien, qui ont des angoisses – parce que c’est dur pour les
anorexiques – comme des tarés. On considère qu’au contraire, ils sont déjà en réaction de
santé, en train d’essayer de guérir, ce qui est une position très freudienne.

Tout à l’heure, Anne parlait d’une réponse du sujet ; oui, effectivement, on peut dire des
choses comme cela, et moi je pense que c’est de cette manière-là qu’il faut essayer de lire
les choses et de se demander pourquoi l’anorexique ne peut pas faire autrement que de
rabattre sur son corps ce qui est en fait la possibilité de savoir ce qu’il en est de son
inconscient. En 1975, à l’École freudienne, on a sorti Scilicet. C’est du latin, on traduit par
« tu peux savoir », mais en fait, ce sont deux mots latins, scire, savoir, et licet, il est
permis, il est permis de savoir. Et donc, l’idée de Lacan, c’était que quand on fait une
analyse, on s’en va vers la constitution d’un savoir. Pourquoi ? Pas pour faire intello. Parce
que la jouissance, comme Anne Lysy l’a dit tout à l’heure, c’est dur, cela fait mal, ce n’est
pas toujours jojo, et donc il y a une façon de traiter, de dealer avec la jouissance, qui est le
savoir. Cela a donné la formule de Lacan : « le savoir, comme moyen de jouissance ».
Moyen dans les deux sens du terme ! « Façon de », mais aussi comme « médiation »,façon
de moyenner la jouissance. Moi, je pense que l’anorexique, à sa manière, essaye de
construire ce que nous avons construit, qui s’appelle la psychanalyse, sauf que c’est un
peu biaisé, c’est un peu perverti, c’est rabattu sur le corps. L’analyste à qui elles parlent,
jusque-là, jusqu’à ce qu’elles arrivent chez nous, c’est la famille, c’est la société, et donc
notre travail à nous, c’est de remplacer le transit intestinal, le transit des aliments par
celui des mots.

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Anne Lysy : Je suis assez d’accord avec cela, en effet. Il faut subjectiver, réinsérer
l’inconscient dans l’affaire. Parce que l’anorexique, sinon, elle fait complètement le court-
circuit là-dessus, comme Lacan a pu dire du toxicomane. Il a aussi dit cela par rapport à la
fonction phallique, c’est complètement court-circuité. On pourrait dire que l’anorexique,
en effet, rabat sur le corps. Il y a là un raccourci, une mise en jeu du corps dont Lacan dit
dans le séminaire Les non-dupes errent111, dans les années 70, que c’est un refus de
savoir. Il dit : « elles n’en veulent rien savoir ». Donc, là-dessus je serais donc peut-être
plus nuancée en disant qu’elles font une analyse avant de venir. Parce que le discours
analytique, c’est un autre genre de savoir dans son rapport à la jouissance. Ce n’est pas
complètement équivalent. La question, c’est comment resubjectiver cette affaire où le
corps est complètement court-circuité. C’est d’ailleurs aussi ce que font Ginette Rimbault
et Caroline Eliacheff dans leur livre112, mais leur repère, c’est vraiment ce que Lacan dit
du côté de l’anorexie comme figure du désir. C’est de remettre en valeur que l’anorexique,
ce n’est pas une tarée, comme vous dites, c’est un sujet à part entière, et qui donc essaie de
se débrouiller et s’empatouille, s’embrouille complètement avec son corps. Et la
psychanalyse a quelque chose à lui apporter, me semble-t- il, comme elle apporte des
choses à la psychanalyse, comme tout sujet qui vient à l’analyse apporte des choses à la
psychanalyse.

Anne Béraud : On va s’arrêter là-dessus. Merci.

1. J. NELSON, Tu peux sortir de table. Un autre regard sur l’anorexie. Paris,


Fayard, 2008.
2. JUSTINE, Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger. Pocket, 2007.
3. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique et
statistique des troubles mentaux. Édition révisée, Paris, Masson, 2004.
4. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Paris, Seuil,
2001.
5. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1994.
6. J. NELSON, Op. cit., p. 110
7. Ibid., p. 111.
8. Ibid., p. 66.
9. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique et
statistique des troubles mentaux.Op. cit.
10. M. RECALCATI, « Lignes pour une clinique des monosymptômes », La Cause
freudienne, n° 61, 2005, p. 90.
11. CH. LASÈGUE, « De l'anorexie hystérique », in Études médicales, Paris, Éd.
Asselin et Cie, 1884.
12. Voir notamment D. COSENZA, « Les nouvelles formes du symptôme et l’ABA »,
La Cause freudienne, n° 61, 2005, pp. 71-81.
13. M. RECALCATI, Op. cit., p. 73.
14. A. ZENONI, « Quelle réponse au monosymptôme ? », Quarto, 80-81, 2004, p.
76.

56/60
15. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA, « L’anorexie vraie de la jeune fille », La
Cause freudienne, n° 63, 2006, p. 58.
16. J. NELSON, Op. cit., p. 181 (entre autres).
17. J. LACAN, notamment dans Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, 1956-
1957. Op. cit., pp. 184 et 346. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA indique une série
de références à l’anorexie chez Lacan, dans son article « L’anorexie vraie de la jeune
fille », Op. cit., note 15, p. 65.
18. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Paris,
Odile Jacob, 1989.
19. D. COSENZA, « Anorexie », in Scilicet. Les objets a dans l’expérience analytique
(volume préparatoire au VIe Congrès de l’AMP, Buenos-Aires 2008), pp. 29-31.
20. J. LACAN. « La direction de la cure », 1958, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp.
585-645.
21. A. MÉNARD, « Nouveaux symptômes dans l’oralité », La petite girafe, n° 14,
2001, p. 63.
22. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., p. 184.
23. J. LACAN, Ibid., p.184.
24. J. LACAN, Ibid., pp. 186-187.
25. J. LACAN, « La direction de la cure », Op. cit., p. 628.
26. J. NELSON, Op. cit., p. 10.
27. M. RECALCATI, « Les deux riens de l’anorexie », in La Cause Freudienne, n°
48, mai 2001, p. 148.
28. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14,
2001, pp. 69-75.
29. J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004.
30. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973.
31. J. LACAN, Ibid., p. 164.
32. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6.
33. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l'École de la
Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres
écrits, Seuil, 2001, p. 309.
34. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31.
35. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », Op. cit.
36. Cf. les articles de D. COSENZA et M. RECALCATI in La Cause freudienne n°61,
Op. cit.
37. JUSTINE, Op. cit., p. 70.
38. Ibid., p. 123.
39. J. NELSON, Op. cit., p. 74.
40. Ibid., p. 93.
41. Ibid., p. 38.
42. Ibid., pp. 38-41.
43. Ibid., p. 185.
44. Ibid., p. 165.
45. Ibid., p. 162.

57/60
46. Ibid., p. 172
47. P. MONRIBOT, « La belle bouche erre », in La lettre mensuelle, n° 234, 2005,
pp. 10- 12.
48. C. ROEX, « L’histoire et la cosmétique du corps », paru en néerlandais dans
Skripta, Bulletin du Kring voor psychoanalyse van de NLS, 2008, n°1.
49. A. PIGOU, « De la bouche à nourrir à la bouche pour parler », paru en
traduction anglaise dans le Bulletin de la NLS n° 4, septembre 2008.
50. D. WINNICOTT, Jeu et réalité, 1971. Paris, Gallimard, 1975.
51. J. LACAN. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient
freudien », 1960, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 793-827.
52. J. LACAN, « Note italienne » in Autres écrits, Op. cit.
53. J. LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose », in Écrits, Op. cit., pp. 531-583.
54. J. LACAN, « Lettre à Jenny Aubry », Ornicar ? n° 37, Navarin, Paris, 1986.
Repris sous le titre « Note sur l’enfant », in Autres écrits, Op. cit.
55. J. LACAN, Les non-dupes errent, leçon du 9 avril 1974. Séminaire inédit.
56. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Op. cit.
57. J. NELSON, Tu peux sortir de table. Un autre regard sur l’anorexie. Paris,
Fayard, 2008.
58. JUSTINE, Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger. Pocket, 2007.
59. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique
et statistique des troubles mentaux. Édition révisée, Paris, Masson, 2004.
60. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Paris, Seuil,
2001.
61. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1994.
62. J. NELSON, Op. cit., p. 110
63. Ibid., p. 111.
64. Ibid., p. 66.
65. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique
et statistique des troubles mentaux.Op. cit.
66. M. RECALCATI, « Lignes pour une clinique des monosymptômes », La Cause
freudienne, n° 61, 2005, p. 90.
67. CH. LASÈGUE, « De l'anorexie hystérique », in Études médicales, Paris, Éd.
Asselin et Cie, 1884.
68. Voir notamment D. COSENZA, « Les nouvelles formes du symptôme et l’ABA »,
La Cause freudienne, n° 61, 2005, pp. 71-81.
69. M. RECALCATI, Op. cit., p. 73.
70. A. ZENONI, « Quelle réponse au monosymptôme ? », Quarto, 80-81, 2004, p.
76.
71. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA, « L’anorexie vraie de la jeune fille », La
Cause freudienne, n° 63, 2006, p. 58.
72. J. NELSON, Op. cit., p. 181 (entre autres).

58/60
73. J. LACAN, notamment dans Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, 1956-
1957. Op. cit., pp. 184 et 346. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA indique une série
de références à l’anorexie chez Lacan, dans son article « L’anorexie vraie de la jeune
fille », Op. cit., note 15, p. 65.
74. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Paris,
Odile Jacob, 1989.
75. D. COSENZA, « Anorexie », in Scilicet. Les objets a dans l’expérience analytique
(volume préparatoire au VIe Congrès de l’AMP, Buenos-Aires 2008), pp. 29-31.
76. J. LACAN. « La direction de la cure », 1958, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 585-
645.
77. A. MÉNARD, « Nouveaux symptômes dans l’oralité », La petite girafe, n° 14,
2001, p. 63.
78. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., p. 184.
79. J. LACAN, Ibid., p.184.
80. J. LACAN, Ibid., pp. 186-187.
81. J. LACAN, « La direction de la cure », Op. cit., p. 628.
82. J. NELSON, Op. cit., p. 10.
83. M. RECALCATI, « Les deux riens de l’anorexie », in La Cause Freudienne, n°
48, mai 2001, p. 148.
84. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14,
2001, pp. 69-75.
85. J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004.
86. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973.
87. J. LACAN, Ibid., p. 164.
88. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6.
89. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l'École de la
Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres
écrits, Seuil, 2001, p. 309.
90. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31.
91. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », Op. cit.
92. Cf. les articles de D. COSENZA et M. RECALCATI in La Cause freudienne n°61,
Op. cit.
93. JUSTINE, Op. cit., p. 70.
94. Ibid., p. 123.
95. J. NELSON, Op. cit., p. 74.
96. Ibid., p. 93.
97. Ibid., p. 38.
98. Ibid., pp. 38-41.
99. Ibid., p. 185.
100. Ibid., p. 165.
101. Ibid., p. 162.
102. Ibid., p. 172
103. P. MONRIBOT, « La belle bouche erre », in La lettre mensuelle, n° 234, 2005,
pp. 10- 12.

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104. C. ROEX, « L’histoire et la cosmétique du corps », paru en néerlandais dans
Skripta, Bulletin du Kring voor psychoanalyse van de NLS, 2008, n°1.
105. A. PIGOU, « De la bouche à nourrir à la bouche pour parler », paru en
traduction anglaise dans le Bulletin de la NLS n° 4, septembre 2008.
106. D. WINNICOTT, Jeu et réalité, 1971. Paris, Gallimard, 1975.
107. J. LACAN. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient
freudien », 1960, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 793-827.
108. J. LACAN, « Note italienne » in Autres écrits, Op. cit.
109. J. LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose », in Écrits, Op. cit., pp. 531-583.
110. J. LACAN, « Lettre à Jenny Aubry », Ornicar ? n° 37, Navarin, Paris, 1986.
Repris sous le titre « Note sur l’enfant », in Autres écrits, Op. cit.
111. J. LACAN, Les non-dupes errent, leçon du 9 avril 1974. Séminaire inédit.
112. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Op.
cit.

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