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L’anorexie de la jeune fille débute, la plupart du 1948) : traitement contraignant, inquiétant aussi,
temps, à l’adolescence, à un moment où, sur et dans mais traitement subjectif quand même (Lacan,
le corps, vient s’inscrire la différence, à un moment 1974a). Nous soutenons qu’à la période de l’adoles-
où le rapport à l’autre sexe vient prendre une certaine cence et, plus précisément, de la puberté, le symp-
consistance, à un moment où vacille l’assise symbo- tôme de l’anorexie a une réelle fonction pour les
lique du sujet. Confrontée à l’altérité, les appuis jeunes filles, période d’autant plus délicate que les
symboliques et les identifications imaginaires idéaux de minceur, voire de maigreur, sont particu-
peuvent ne plus suffire à soutenir l’édifice subjectif, lièrement valorisés à notre époque. L’anorexie
auquel le sujet se trouve contraint – soit « localiser la névrotique ou « anorexie vraie de la jeune fille »
jouissance qui traverse le corps » (Lacadée, 2007). (Dewambrechies-La Sagna, 2006) est à distinguer de
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est aussi, pour certains sujets, une tentative de dire (Lacan). Avec le surgissement de cette étrangeté
« non », là où tout est possible, tout est ouvert, ce dans et sur le corps, surgissement d’un réel (Lacan)
qui n’est pas sans angoisser ces sujets : des jeunes qui prend parure féminine, elle est confrontée à une
hommes mis en cause dans leur virilité et dans les jouissance, sur laquelle elle n’a pas commande,
repérages symboliques propices à leur donner une jouissance au-delà d’elle. Logiquement, elle pense
garantie d’être. pouvoir régler cette jouissance qui la traverse, en
Nous repérons, dans la clinique avec les jeunes intervenant directement sur le corps qu’elle n’a de
filles anorexiques, que se faire l’objet du désir de cesse de remodeler. En maîtrisant, elle cherche à
l’Autre est un engagement problématique ; aussi faire taire cette part excédentaire de jouissance,
tentent-elles, par la maîtrise de la corporéité, encombrante, trop présente, trop réelle.
d’échapper à cette soumission qui tend vite à Revenons à Freud et à ses fondamentaux. Dès
l’angoisse. Être entièrement soumis au bon vouloir 1913, Freud repérait l’importance d’un symbolique
de l’Autre, un Autre qui a perdu les limites symbo- – déterminant la condition humaine, régulant la
liques qui le réglaient, pourrait bien mener le sujet signification phallique –, symbolique ne se confon-
à sa perte. La restriction, que l’anorexique dant avec aucune autre forme de symbolisation : si
s’impose, masque, souvent mal, une envie déme- le mot est le meurtre de la chose (Freud, 1925),
surée de manger et, surtout, une peur que cela ne « pas tout ne passe sous le signifiant » reprenait
s’arrête plus avec toutes les conséquences en Lacan (Lacan, 1969). Tout l’enseignement de
matière de prise de poids, qui pourraient définiti- Lacan, dans les années 1970, se donne, pour visée,
vement l’exclure de la scène contemporaine : « ça de démontrer l’existence d’une jouissance excéden-
pourrait ne plus s’arrêter ! » Le témoignage de taire, échappant à la régulation phallique – sans,
Justine est particulièrement éclairant sur cette pour autant, être une jouissance psychotique. Cette
crainte, sa peur de la rechute vers la crise bouli- jouissance « qui ne passe pas sous le signifiant »,
mique, qui pourrait ne plus s’arrêter (Justine, Lacan la nommera diversement : jouissance supplé-
2007). Face à cette crainte, qui confine à l’angoisse, mentaire, jouissance Autre, jouissance féminine,
elle se trouve contrainte d’échafauder des stratégies une jouissance rencontrée et éprouvée par certaines
– en se restreignant – pour ne pas s’y risquer. Son femmes (Lacan, 1958b). Ce bout de jouissance
envie de manger confine à l’angoisse d’être signe la « position féminine de l’être » (Laurent,
dévorée. Elle se prive pour correspondre, certes, à 1993), bien au-delà de l’anatomie ou de la posture,
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emportement amoureux, sans limite. Ces mystiques transférentiel prudent, tel que nous l’utilisons dans
étaient, la plupart du temps, anorexiques. Nos la rencontre avec les patients psychotiques : un
modernes anorexiques ne seraient-t-elles pas nos soutien par la jouissance et les idéaux plutôt que
mystiques d’hier ? par le désir. Que certains auteurs aient pu parler de
« forclusion de la castration » (Lacan, 1972a) de
« mélancolisation du lien social » (Douville, 2001)
SAINTES ANOREXIES ou, encore, « forclusion généralisée » (Miller,
Les sujets mystiques, des sujets traversés par une 1987), propre à notre modernité, s’entend et se
question engageant le féminin, éprouvaient, sans rencontre dans la réalité clinique et le maniement
pouvoir rien en dire, une jouissance illimitée, qu’ils transférentiel.
supposaient et interprétaient comme étant le signe Si le pouvoir est donné et pris par les idéaux,
de la présence et de l’amour de leur dieu ; cette suffisent-ils à orienter la clinique ? Sans doute pas.
présence, selon Lacan, nous met sur la voie du Ainsi, nous soutenons que ce n’est pas la mode qui
sentiment d’existence : « Il est clair que le témoi- rend anorexique, mais c’est elle qui, en revanche,
gnage essentiel des mystiques, c’est justement de peut être aux commandes de nouveaux idéaux,
dire qu’ils l’éprouvent [cette Autre jouissance] propices à donner une place à chacun. La mode
mais qu’ils n’en savent rien [...]. Cette jouissance dessine les corps et donne en pâture une panoplie
qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas de corps maigres – identiques les uns aux autres –
ce qui nous met sur la voie de l’existence ? » supposés gages d’inscription dans le lien social,
(Lacan, 1972c, p. 78). voire d’existence. Il n’y a qu’à suivre les défilés de
À force de se contraindre à l’ascèse et à mannequins pour comprendre ce que signifie la
l’anorexie, les sujets mystiques éprouvaient un mise en série de corps sans sujet. La maigreur
« sentiment océanique » (Rolland, 1927), auquel ils donne identité factice au sujet, à un moment où il
cédaient volontiers. Catherine de Sienne, mystique cherche à se positionner dans le monde des autres
italienne du XVe siècle, était en adoration devant le et de l’altérité. Ces corporéités faméliques fonc-
Christ en croix et devant ses plaies ouvertes ; elle tionnent comme autant de « corps imaginaires », là
ne mangeait quasiment pas – à l’exception de quel- où le symbolique faut. Par son jeûne, l’anorexique
ques herbes. Lacan attribua « l’anorexie sainte » de tente de se créer une limite symbolique, limite qui
cette époque à l’extension du christianisme – soit ne renvoie, hélas ! en rien à l’ordre social.
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1960, nommait le rapport du sujet au désir de ne va pas bien, elle est à 27 kg, mais sait, aussi, que
l’Autre. La clinique ne cesse d’attester que quelqu’un, en elle, ne veut pas changer. Le régime
l’anorexique se met difficilement en demande, de alimentaire restrictif est parti d’une « broutille », un
peur de faire surgir le désir de l’Autre – « qu’est-ce copain, qui lui parla de son poids et puis sa honte
soudaine. Vient alors sa décision de maigrir. Si, au
qu’il veut ? » – et, en retour, son propre désir – selon
début, elle maîtrise le régime, à un moment donné,
l’acception de Lacan, selon laquelle « le désir de elle ne contrôle plus rien : « je ne ressemblais à rien,
l’homme, c’est le désir de l’Autre » (Lacan, 1951). un tas », puis « au moins maigre, je faisais partie de
La clinique de l’anorexie vient, tout particulière- celles qui pouvaient être choisies », ou encore :
ment, interroger cette dépendance à l’égard de « aujourd’hui je deviens folle, je compte tout, je vois
l’Autre et cette nécessité d’en passer par lui pour du gras partout ! ». Après quelques semaines de
exister dans une aliénation constituante, aliénation silence, semaines où nous ne l’interrogeons jamais
dont le sujet se sépare, à partir du moment où il parle sur son alimentation, mais nous nous préoccupons
en son nom. L’anorexique annule toute altérité, de ses conditions de vie, elle nous dira qu’elle
refuse la séparation, pour jouir isolément d’un corps s’ennuie à la cité U et que « compter [les calories]
ça l’occupe ! ». Nous nous intéressons à cette
parlant, réduit à sa seule corporéité, dans une jouis-
chambre de cité U, qui ne ressemble à pas grand-
sance quasi charnelle. Avoir un corps parlant chose, qui ne cesse de la renvoyer à sa solitude, et
suppose, en effet, d’être pris dans la dialectique de la à ce qui pourrait la rendre plus conforme à ce quelle
demande et du désir, soit une dialectique symbo- aime. Elle semble étonnée et sort de son silence :
lique ; l’anorexique cherche à contourner cette « elle manque de couleurs ». Et puis, contingence,
détermination symbolique. Contournant l’Autre – et la période de Noël arrive et les éclairages dans les
ce qu’il pourrait vouloir pour elle – l’anorexique rues : couleurs et lumières. Flore commence alors à
n’est pas un sujet en demande, mais, bien plus, en parler et fait de nombreux récits sur les noëls de son
position d’objet ; elle se plie aisément à ce montage, enfance, sa nostalgie des noëls de sa grand-mère
laissant l’Autre, sa famille, ses proches, s’acharner à paternelle, de ce qu’elle a perdu (les noëls de
l’enfance, son père parti, qui lui manque tant, etc.),
vouloir son Bien et à demander des traitements pour
tout ce qu’elle aimait tant et qu’elle aimerait
elle. Elle se laisse faire, elle se laisse porter, mais, de retrouver. Après quelques mois de suivi, Flore se
son côté, elle ne cède rien ; elle simule se prêter à ce lance dans un projet tout à fait nouveau de « déco-
jeu. Elle fait de même dans la relation à ceux ration intérieure » pour des appartements contempo-
– médecins, cliniciens – qui engagent avec elle rains, en s’engageant dans une toute nouvelle voie :
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L’objet n’est pas symbolique, mais réel : il ne se pas tant d’une clinique du symbolique, d’une
ne range donc pas dans la série des objets qui clinique de l’altérité, que d’une clinique de l’objet,
causent le désir – les objets agalmatiques –, mais plaçant le sujet dans une position hors discours :
compte parmi les objets matérialisables (Chaumon, « le discours impuissant à appareiller la jouissance
2004). La thèse de Lacan se déduit de cette logique dans une chaine signifiante qui l’articulerait au lien
psychique en jeu dans l’anorexie, à savoir que le social n’est plus d’aucun secours pour ces adoles-
sujet mange le rien. L’anorexique se nourrit du cents » (Lacadée, 2007, p. 49). Le sujet, dans cette
manque qui, justement, lui fait singulièrement clinique là, ne prend pas la parole en son nom,
défaut. Le sujet donne à penser qu’il ne manque de n’oppose rien au désir de l’Autre (famille, parents,
rien, en ne demandant ni ne désirant que sur le mère), sauf à se faire leur objet d’angoisse, posi-
mode du refus ou dans une certaine indifférence. tionnement qui l’apparente au fonctionnement
Tel est le paradoxe propre au fonctionnement mélancolique.
psychique névrotique : tenter, via le symptôme, de Si l’anorexique n’est pas en demande – engage-
se séparer de l’objet localisé au lieu de l’Autre, ment désirant – elle est, en revanche, tout à fait
mais tout en faisant sans cesse appel à l’Autre, en loquace sur les mesures qui pourraient lui permettre
l’inquiétant. Cela permet, au sujet, de s’assurer de d’aller mieux – en référence à ce que les autres
l’Autre – précisément de l’amour de l’Autre – mais veulent pour elle (reprise de poids, relance du désir,
avec le prix à payer du symptôme et d’un certain restauration de l’image du corps, reprise des rela-
isolement dans le lien social. tions sociales...) – sur l’avenir radieux qui l’attend.
L’anorexique ne s’invente pas quelque fiction
DÉSABONNÉE AU DÉSIR imaginaire, à laquelle elle finirait par croire, elle se
situe hors du lien social (Lacan, 1936). Il s’agit de
L’existence du sujet tourne essentiellement déplacer la question du refus, du point de vue
autour de ces préoccupations obsédantes, au point, phénoménologique, à un refus qui serait structural,
d’ailleurs, de fréquemment envisager l’anorexie un refus de l’Autre, qui viserait donc le rapport du
comme un symptôme relevant d’une névrose sujet à sa jouissance. L’anorexique cherche à
obsessionnelle, où la ritualisation, la maîtrise par limiter la jouissance qui traverse le corps sans point
la pensée, sont particulièrement investies. d’arrêt, là où le symbolique désarrimé manque à
L’anorexique sait tout, tout sur la diététique, tout réaliser cette tâche. En se situant hors-discours
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jouissance, qui ne se régule pas entièrement par le clinique rencontre dans cette passion pour le rien
symbolique, ne s’épure pas au champ de l’Autre et de l’anorexie ou pour le fort-da mélancolique
l’habite tout entière ; elle creuse alors, en elle, ce (exalter/détruire) propre à l’usage compulsif de
trou, opération réelle, à défaut d’en avoir eu l’expé- l’objet toxique. Ici, cette façon de pouvoir sidérant
rience symbolique. Intervenant réellement sur le de l’objet sans médiation sur le sujet, est à peine
corps – un corps et sa jouissance, qui pourrait bien désigné par ce terme d’addiction quand bien même
échapper à sa commande – elle tente de mettre de addiction veut dire que quelque chose est figé,
la limite à une jouissance qui en est dénuée. Elle quelque chose se répète de la vie psychique du
existe, dans l’opération même qu’elle engage, jeune, soit en termes d’anesthésie du psychisme,
confondant sujet et objet, livrant son être à une part soit en termes de pouvoir de déferlement des
d’elle-même radicalement étrangère. Si impressions sensorielles et des associations
l’anorexique se satisfait, un temps, de contrôler sa verbales » (Douville, 2001). Ou encore : « La posi-
corporéité – manière, pour elle, de maitriser tivation de l’objet sous le pouvoir duquel il se place
l’image dans le miroir, de peur qu’elle ne lui fait que le jeune se fixe à un lieu qui n’est plus
échappe – elle finit par ne plus rien contrôler du celui de la perte, quitte à repousser, sans relâche et
tout ; le signifiant devient inapte à contrôler la dans une pseudo-perte, ce dit objet dans l’errance
jouissance. Et quand elle ne contrôle plus, elle est infinie d’un point repoussé au lointain. L’errance
en proie à une jouissance, à la fois « étrangère » et s’épanche dans l’infini lorsqu’il ne se produit pas
« familière », jouissance vertigineuse dans laquelle de sanction symbolique, quitte, au demeurant, à ce
elle s’abîme. Ce n’est donc pas sans raison que que le sujet, dans des effondrements dépressifs qui
l’anorexie est plutôt féminine et qu’elle engage le peuvent se prolonger si aucune parole adulte ne
sujet sur une pente mortifère. Dans ses vient faire mouche, mesure le caractère dérisoire
« Complexes familiaux », Lacan parle de de l’objet et se sente aspiré par un vide, un trou,
l’anorexie comme une « forme extrême de suicide un vertige auquel l’objet devenu dérisoire ne peut
différé » (Lacan, 1936). Le sujet s’abandonne à la plus faire pièce » (Douville, 2001).
mort, poussé par cette part de jouissance qui lui L’inflation des anorexies, aujourd’hui, nous
échappe ; désabonné à son désir, le sujet s’aban- amène, légitimement, à interroger le lien social, ses
donne sans angoisse. Les différents critères actuels coordonnées, l’inscription symbolique de chacun et
du DSM donnent les signes cliniques de cet la désorientation, peut-être plus grande – au nom
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ne serait-ce pas là la clef de l’extase, renversement à avancer sur l’échiquier de la relation à l’autre.
d’une détresse en laissé-être, de l’instase à Comment séparer le sujet de ce corps pris comme
l’extase ? (Millot, 2001). Ce renversement ne peut objet de jouissance, dont l’Autre jouit à l’envi ?
s’opérer que sur fond de consentement, consente- Comment la réintroduire à la dialectique désirante,
ment de l’être en l’amour, acquiescement au entre don et demande ? L’appel à l’Autre de la
manque. demande est appel à l’Autre de l’amour, qui ne va
L’anorexie de la jeune fille ne relève pas de pas sans dire (Lacan, 1974b).
quelque refus de la féminité ou des insignes de la
Camille
féminité ; elle cherche, bien plutôt, à trouver Camille est une adolescente de 14 ans, que nous
ancrage là où le signifiant manque à dire l’être recevons dans un service de pédopsychiatrie ; ses
féminin et à trouver limitation à la jouissance, qui parents l’adressent au service pour un problème
la traverse. Si le signifiant manque à la faire toute cutané, un eczéma géant, qui recouvre tout son
femme, les occasions ne manquent pas de la rendre corps, eczéma qui a résisté jusque là à toutes les
toute « âmoureuse ». Aux prises avec une jouis- thérapeutiques et qui ne masque que très mal une
sance qui la dépasse – au-delà de la limite phal- anorexie passée jusque là sous silence. Alors que
lique – la femme en passe par une demande tous s’acharnent à traiter le corps – et plus particu-
d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une demande lièrement la peau – Camille maigrit sans que
personne ne s’en soucie vraiment. Camille dit
d’être.
qu’elle n’a jamais beaucoup mangé et que de
L’anorexie vient répondre aux impasses de la nombreux aliments la dégoutent : « à peine
civilisation, qui s’accompagne de la mise au rencart commencé le repas, j’ai plus faim, j’en peux plus ».
de la division subjective, et qui laisse libre champ Elle dit ne plus supporter les repas familiaux qui
à la prolifération d’une jouissance exigeante et durent des heures, selon une tradition familiale, ne
capricieuse qui désoriente et déshumanise. Les plus tenir sur sa chaise au bout d’un moment, vouloir
femmes, dans notre modernité, sont identifiées à hurler, vouloir partir, vouloir vomir : « j’ai envie de
de féroces figures, qui se succèdent et qui les éloi- leur vomir dessus ». Elle se plaint, alors, plus préci-
sément, des rythmes alimentaires fixés par sa mère :
gnent de ce qu’elles pourraient désirer et être, de
« tous les lundis la même chose, tous les lundis de
l’absence qui féminise (Barthes, 1977) : elles n’ont toute la vie ! ». Chaque jour est marqué d’un menu
jamais été si peu Autre à elles-mêmes, nécessité fixé par la mère, un menu qui n’est pas sans rapport
impérieuse pour les rendre « âmoureuses » (Leguil, avec ce qui fait plaisir au père de Camille, des plats
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elle accepte de perdre la jouissance et prend la S’autoriser à prendre en charge une patiente
parole. Elle pourra venir parler de son désir et de anorexique suppose de se défendre de toute position
son être femme à travers ce réel du corps – les de demande. La visée du suivi est de relancer le
règles – qui vient, pour elle, signer la féminité. Si désir, en séparant le sujet de sa place d’objet de
l’absence de règles lui a permis une certaine « tran- jouissance de l’Autre, dans lequel il a logé tout son
quillité », Camille n’est pas sereine quant à cette être, stratégie qui nécessite un maniement de la rela-
question ; ses règles lui manquent, parce que leur tion à l’autre particulier : obtenir, du sujet, qu’il
absence montre que quelque chose « cloche » dans consente à demander qu’il engage son désir et sa
sa féminité. Tant que Camille était sous le contrôle parole. Alors, seulement, apparaissent des effets
de sa mère, elle était « tranquille », mais thérapeutiques. Dans la mesure où l’anorexique a du
aujourd’hui, où elle parle en son nom, cette absence mal à parler en son nom, à engager sa parole, il y a
la trouble. Nous inciterons Camille à se saisir de lieu de penser un dispositif qui le lui permette. Dans
cette question sur son être-femme, en consultant un la clinique de l’anorexie, il s’agit d’orienter la cure,
gynécologue, un gynécologue qui ne soit pas celui non pas du côté du sens, ce qui ne ferait que nourrir
de sa mère, mais un autre de son choix : « Comment le symptôme, mais du côté du hors sens, qui permet
à la jeune fille de ne plus se situer dans le droit fil
voulez-vous que je puisse parler de ça au gynéco-
de sa jouissance, mais de se déplacer au fur et à
logue de ma mère, c’est glauque ! » Elle ira
mesure que le signifiant traite le réel auquel elle a
consulter une femme et retiendra de cette consulta-
affaire. Par là-même, elle peut retrouver un rapport
tion médicale « l’importance de la régularité des
authentique à la parole, elle ne parle plus pour ne
cycles pour être une femme ». Accepter le retour de
rien dire, mais engage son être dans ce qu’elle dit ;
ces menstruations par la consultation médicale elle renoue la jouissance illimitée au signifiant.
devait permettre à Camille de vectoriser son désir,
non pas de ce qui oriente sa mère, mais d’une ques-
tion propre, dégagée de toute brûlure : que signifie LA SOLUTION ANOREXIQUE
être une femme ? Camille sait, désormais, que son
corps parle et que ça ne concerne pas que la peau ;
Qu’elles soient mystiques, anorexiques ou
d’ailleurs, l’eczéma, qui s’estompe sur le corps, tend
mélancoliques, ces sujets, en position féminine,
à se localiser sur la tête, mettant à mal sa certitude
première « j’ai ça dans la peau, pas dans la tête ». montrent, par leurs conduites sublimes ou sympto-
Aujourd’hui, elle dit « j’ai décidé d’être une femme matiques, qu’il existe un autre moyen que la
régulièrement », nouant réel et symbolique. Après production hystérique pour limiter la jouissance
(Borgnis Desbordes, 2011). Un moyen qui ne soit
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avec sa disparition (Barillé, dans Andreas-Salomé, transfert c’est de l’amour qui s’adresse au savoir »
2010). Face à la mère, elle interpose son évanouis- (Lacan, 1959, p. 146). Une manœuvre est à opérer
sement et son anorexie, pour que le rien, comme dans le transfert avec l’anorexique, pour que
objet a, puisse se perdre du regard, pour que du l’amour engagé – et non saturé – accède au désir,
désir puisse se soutenir. Le fading de l’anorexique pour que le sujet passe du désir de savoir au désir
(Guingand, 204) tente de se faire avec le rien d’être. L’anorexique, et, en cela, elle rejoint la
comme objet a, qui se présentifie dans la forme la mystique, croit en l’amour absolu qui lui donne
plus épurée, la plus réelle, du corps : un objet a consistance d’être ; elle ne vise pas tant à décom-
incarné, matérialisé, réduit à une lettre. pléter l’Autre, qu’à viser l’Un (Miller, 2011), tenta-
L’anorexique produit, par son corps, une lettre, qui tive risquée de limiter la jouissance tout en
traite – en la limitant – cette jouissance errant et l’alimentant. Il y a une nécessité à opérer sur la
dévastatrice. Elle tente de dessiner, de sculpter, un jouissance illimitée, afin de rendre possible un
littoral entre la vie et la mort, illusion folle de la travail analytique, qui peut amener le sujet à trouver
beauté d’un corps-déchet, qui la maintiendrait dési- un autre appui, au-delà de la nourriture, à construire
rante, sans qu’elle ait à perdre toute la jouissance. un savoir subjectivable (Cosenza, 2008).
L’anorexique produit de la lettre par le jeûne.
L’aliment, lui, est resté aux confins de la Chose,
CONCLUSION
das Ding (Lacan, 1959). Par le jeûne, l’anorexique
mange son propre corps, réduit à la Chose et trans- À l’heure actuelle, le vagabondage des images ne
forme ce déchet, qu’est devenu le corps, en lettre, donne aucune consistance aux êtres et ne propose
qu’elle soumet au regard de l’Autre et, notamment, aucun semblant qui vaille. Comment donner à la
de la mère, lettre qui coupe, lettre qui tente inscrip- jeune fille anorexique l’amour qu’elle réclame – et
tion : une matérialité, qui ne serait pas du l’objet qu’il n’y a pas – et, ainsi, évite qu’elle ne
semblant ! Au fond, par son jeûne, l’anorexique rejoigne nos mystiques d’autrefois, qui n’avaient de
tente de créer une limite symbolique à la jouissance cesse d’échafauder un dieu à la démesure de leur
qui la submerge. L’anorexique cherche à se créer jouissance ? Aujourd’hui, à défaut de dieu, la jeune
une prothèse symbolique : un sinthome. En ne fille n’a que le sacrifice du corps et de son être à
mangeant plus, elle impose une coupure sans proposer sur l’autel de la modernité, la cause amai-
parole, coupure sans signifiant. Comment la réin- grissante – valorisée et déterminante – étant le
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