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Créativité, création, processus créateur

Patrick Joulain
Dans Cahiers jungiens de psychanalyse 2012/1 (N° 135), pages 43 à 61
Éditions Les cahiers jungiens de psychanalyse
ISSN 0984-8207
DOI 10.3917/cjung.135.0043
© Les cahiers jungiens de psychanalyse | Téléchargé le 06/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

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cahiers jungiens de psychanalyse – 135

Créativité, création, processus créateur


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Patrick Joulain* – Paris

« Un conseil : ne peignez pas trop d’après nature. L’art est une abstraction :
tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la création qu’au résultat,
c’est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître : créer ».
Paul Gauguin1

La créativité de l’inconscient peut se comprendre comme cet étonnant


pouvoir de création que possède tout être humain, tout psychisme humain,
d’imagination créatrice de représentations, de fantasmes, de rêves, de rêveries
diurnes, d’hallucinations... Cette capacité créative peut donner lieu, ou non, à
une élaboration ultérieure aboutissant à une œuvre artistique. Tout aussi éton-
nant est ce pouvoir de faire de ses fantasmes une réalité extérieure inscrite dans
une œuvre et partageable avec d’autres. Nous allons tenter de cerner les méca-
nismes psychiques à l’œuvre dans cette créativité mais aussi dans tout processus
créateur, en nous étayant sur quelques auteurs s’étant intéressés à ce domaine
de la recherche psychanalytique.
Il faut souligner d’emblée que parmi ces mécanismes, il existe un processus
fondamental qui, au cœur de la psyché, est organisateur de l’espace psychique :
la symbolisation. Sous-jacent à l’activité créatrice, ce processus aboutit à la
formation de symboles, d’objets symboles, qui ont la particularité de ne pas être
pris seulement pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais aussi pour quelque chose
d’autre. Ils représentent autre chose qu’eux-mêmes et à la fois sont et ne sont
pas semblables à eux-mêmes. C’est là l’identité paradoxale de l’objet symbole.
Notre propos va tout d’abord concerner les débuts de cette théorisation.

À l’origine
La psychanalyse, à ses débuts, dans son mouvement d’investigation des
processus psychiques normaux et pathologiques, a mis rapidement en évidence,

* Patrick Joulain est psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris.


1. Paul Gauguin, Lettre à Émile Schuffenecker, août 1888. Paru dans Lettres de Gauguin à sa
femme et à ses amis, recueillies par Maurice Malingue, nouv. éd., Paris, Grasset, 1949, p. 321.

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au sein de ceux-ci, l’impact du sexuel et particulièrement du sexuel infantile.
Bientôt, c’est aussi dans la création artistique que Freud et les psychanalystes de
son époque cherchèrent des contenus inconscients concernant des fantasmes
sexuels. Une telle conception fut souvent mal reçue et considérée comme
réductrice, à une époque où l’activité artistique était plutôt considérée comme
l’une des formes les plus accomplies d’une spiritualité qui élève l’âme humaine
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au-delà de toute matérialité et triomphe du même coup de l’animalité pulsion-
nelle. Peu à peu, les travaux freudiens et postfreudiens conçurent une théo-
risation de la création articulée autour du concept de sublimation : un flux
pulsionnel, source de conflit intrapsychique, trouve au sein de la production
artistique une voie détournée pour se satisfaire, malgré les différentes censures
qui s’exercent sur lui.
La sublimation est le processus qui permet ce destin de la pulsion, caractérisé
donc par le déplacement de son but immédiatement sexuel et la mise à dispo-
sition de son énergie pour le développement culturel, valorisé par la société.
La sublimation a cette capacité d’échanger un but à l’origine sexuel contre
un autre qui n’est plus sexuel. Les sublimations se constituent aux dépens des
pulsions dites « perverses polymorphes2» de la sexualité infantile (il n’y aurait
pas de sublimation possible de la génitalité, dans la mesure où celle-ci s’associe
à une voie de décharge spécifique, l’orgasme). Par exemple, sublimation de
l’érotisme anal en intérêt pour l’argent, de l’érotisme urétral en ambition, de la
pulsion de voir en intérêt pour le savoir, des pulsions homosexuelles en amitié...
La sublimation ainsi définie peut apparaître comme le promoteur de la culture3
et le garant du lien social, en permettant que se développe un « courant tendre »
établissant en particulier les relations de tendresse entre parents et enfants et
les sentiments d’amitié. Mais cette conception néglige, selon René Roussillon4,
une caractéristique fondamentale du processus créateur : il tend à effacer les
traces de ce sur quoi il se fonde, à savoir le sexuel. L’effacement de ces traces
est tout aussi caractéristique du processus que la présence inconsciente de la
fantasmatique sexuelle originaire. D’après cet auteur, cela témoignerait d’une
certaine insuffisance d’élaboration que de céder à la tentation de penser ce fait
de l’effacement des traces du sexuel comme le simple effet d’une forme de résis-
tance à l’existence de ces contenus inconscients fantasmatiques.

2. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Œuvres complètes, Psychanalyse, Vl, Paris,
PUF, 2005, p. 118.
3. S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921, Œuvres complètes, Psychanalyse,
XVI, Paris, PUF, 2005, p. 5-83.
4. R. Roussillon, « La capacité à créer et la contrainte à créer », in Le transitionnel, le sexuel et la
réflexivité, Paris, Dunod, 2008, p. 152.

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La coupure épistémologique
C’est à Winnicott et aux auteurs qui se réclament de son apport que nous
devons la relance de la question de la création : si le sexuel est bien présent
derrière tout processus créateur, c’est dans la mesure où il change de nature,
où il ne reste pas semblable à lui-même. René Roussillon écrit : « Si le sexuel
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peut représenter la matrice du désir satisfait dans la création, s’il peut four-
nir le modèle de toute création, c’est qu’il n’est plus semblable à lui-même,
qu’il est devenu sexuel par métaphore, sexuel métaphorique5. » Ce qui ne cesse
alors d’interroger sur sa nature, caractérisée pour cet auteur par la plasticité. De
plus, le concept de trouvé/créé faisant partie de la théorie de la transitionnalité
conçue par Winnicott transforme les rapports réciproques du sexuel et de la
création. Winnicott6 décrit la rencontre mère-bébé comme un moment d’illu-
sion tout à fait nécessaire, une scène où deux investissements se recouvrent :
d’un côté un nourrisson affamé, c’est-à-dire animé par un besoin alimentaire
(fonction d’auto-conservation) associé à la mise en jeu du formant d’emprise de
la pulsion sexuelle7 8, de l’autre une mère tolérante, munie d’un sein producteur
de lait ou d’un biberon et désireuse d’être « attaquée » par l’enfant.
Dès la naissance, le bébé a été nourri et a pu ainsi vivre des moments de
satisfaction avec l’objet maternel, ce qui a amené à la construction dans son
psychisme de représentations, lesquelles ont contribué à constituer peu à peu le
Moi de l’enfant. Par conséquent, dès le début, le nourrisson peut réactiver dans
son psychisme les traces mnésiques de ces moments de satisfaction et réaliser
sur un mode hallucinatoire la satisfaction du désir d’être nourri, lorsque la mère
n’est pas là. Nous savons que l’immaturité psychique du bébé est particulière-
ment propice à l’activation du processus de satisfaction hallucinatoire du désir,
lorsque la satisfaction est attendue d’un objet absent. La maturation psychique
de l’enfant l’amènera, l’obligera même, comme nous le verrons plus loin, à
utiliser d’autres mécanismes psychiques. L’objet « subjectif » créé par l’enfant
dans son hallucination rencontre l’objet de la réalité extérieure, la mère ou son
substitut, qui présente à cet enfant le sein ou le biberon et se présente à lui pour
être trouvée, à peu près au bon moment, pour ne pas le désillusionner trop vite.
Un moment d’illusion résulte de cette rencontre : « Une parcelle de vécu que
l’enfant peut prendre soit comme une hallucination, soit comme une chose

5. Ibid., p. 153.
6. D. W. Winnicott, « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », in De la pédiatrie à la
psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 40.
7. P. Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Paris, PUF, 1997.
8. P. Joulain, « De la pulsion d’emprise à l’emprise dans la pulsion », Cahiers jungiens de psycha-
nalyse, n° 131, Paris, 2010, p. 74.

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qui appartient à la réalité extérieure9. » Winnicott pose ici les bases de son fruc-
tueux paradoxe du « trouvé-créé ». Ce processus subjectif va permettre l’accès à
un premier lien avec un objet extérieur, à l’éventuelle confiance dans la réalité
extérieure et à l’expérience culturelle, artistique, scientifique.
Le processus créateur apparaît donc grâce à la rencontre de la satisfaction
hallucinatoire du désir avec une réalité susceptible d’être créée. Le bébé va vivre
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un moment d’omnipotence magique, lié à l’illusion d’avoir les prérogatives
divines de créer le monde qui l’entoure. L’humain hallucine d’abord la réalité
qu’il trouve ainsi : il crée le monde. Serge Lebovici a proposé une formula-
tion de ce paradoxe : « l’objet est investi avant d’être perçu10 », formule qu’il
complétera un peu plus tard par : « et l’objet est créé par le bébé11 ». Winnicott
situe ainsi l’origine de la créativité dans la manière dont s’établit la dialectique
relationnelle première entre mère et nourrisson. Ce faisant, il attribue à la mère
une fonction essentielle dans la genèse de la capacité créatrice. Ceci à condition
que la mère puisse effacer suffisamment les traces de son altérité dans la relation
primaire, en s’adaptant au mieux aux besoins de son enfant. Si cet effacement
est suffisant, l’enfant s’éprouve alors comme créateur de cet objet et, du coup,
il peut s’identifier au sein. « Je suis le sein » signifie alors « je suis le créateur du
sein ». Ainsi, l’objet est implanté au cœur de l’être du créateur, de l’enfant12.
Selon René Roussillon, l’activité créatrice ultérieure du sujet portera la trace
des caractéristiques spécifiques de la relation primaire à la mère, tant au niveau
des réussites que des avatars de cette activité créatrice, de son inspiration, de
ses points de butée et d’aveuglement. « La mère est la muse à partir de laquelle
prend sens la poussée créatrice, celle qui, autant du dehors que du dedans,
contraint le travail créatif, l’exige par son existence séparée13. » Mais il souligne
aussi le fait que « la satisfaction hallucinatoire du désir qui préside au processus
créateur ne peut se maintenir que par sa rencontre avec une réalité suscep-
tible d’être créée, dans la mesure où cette dernière confirme le processus lui-
même14 ». En cas de défaut persistant de la satisfaction attendue, de déception,
il y a abandon par le psychisme de cette tentative de satisfaction par le moyen
de l’hallucination et mise à l’écart par le déni et le clivage du vécu en question.

9. D. W. Winnicott, op. cit., p. 40.


10. S. Lebovici, « La relation objectale chez l’enfant », Psychiatrie de l’enfant, VIII, 1, 1960,
p. 147-226.
11. S. Lebovici, « La genèse de la relation objectale chez l’enfant », Le nourrisson, la mère et le
psychanalyste, les interactions précoces, Paris, Paidos/Le Centurion, 1983, p. 20.
12. R. Roussillon, op. cit., p. 162.
13. Ibid., p. 163.
14. Ibid., p. 154.

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Ceci aura des conséquences désorganisatrices non négligeables, comme nous
allons le voir.
René Roussillon écrit ainsi : « Le véritable processus créateur n’est-il pas
au chiasme de ce double impératif : être capable de produire ce que l’on crée
potentiellement, être capable de créer ce que l’on trouve, de lui donner une
dimension créative pour soi15 ? » Tout trouvé, dans le monde extérieur, appelle
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d’une certaine manière son intégration signifiante, doit pouvoir être créé, c’est-
à-dire représenté et signifié au-dedans de soi. Réciproquement, le créé (toutes les
représentations pulsionnelles, instinctuelles, intrapsychiques) appelle sa décou-
verte dans la réalité extérieure et la réduction de l’écart entre réalité interne et
réalité externe, confondues dans un espace transitionnel, au sens winnicottien.
Le sujet est pris, d’une certaine manière, entre, d’un côté, une exigence interne
de création et, de l’autre, une forme de réalisation, de production de soi par la
création. Il est autant le produit de ses activités créatrices qu’il en est l’auteur.

Du désir de créer au besoin de créer...


À partir de ces réflexions, René Roussillon nous invite à penser que dès lors
il n’y a plus lieu d’interpréter la création à partir du sexuel. Le sexuel a un lien
premier avec la création, certes, mais c’est la problématique de la création qui
ouvre celle du sexuel et non plus l’inverse. Au désir de créer comme expression
du sexuel, selon la conception freudienne classique ci-dessus évoquée, se subs-
titue le besoin de créer, comme moteur du sexuel, de la sexualité. Le monde, la
vie doivent être trouvés-créés, le sexuel contribue à cette tâche fondamentale, il
représente la force liante grâce à laquelle elle peut s’accomplir. Combien de fois
entendons-nous, et encore récemment dans une émission littéraire télévisée, les
écrivains affirmer que le fait d’écrire ne change rien véritablement, que ça n’a
rien à voir avec une psychanalyse, qu’ils n’ont pas le choix : ils doivent écrire,
ils ressentent le besoin d’écrire. Le désir de créer est un leurre, car il s’enracine
en fait dans un besoin de créer, même si le créateur a l’impression d’agir selon
son libre arbitre.
Pour l’écrivain et poète contemporain Charles Juliet, le besoin d’écrire est
bien présent. Il parle même de contrainte d’écrire, d’agir sur lui et de se transfor-
mer : « Écrire, c’était m’élucider, creuser dans ma mémoire, dans mon incons-
cient16. » Cette patiente et exigeante exploration intérieure semble en revanche
avoir donné des résultats. Il dit se sentir mieux, même s’il reconnaît : « J’ai trop
voulu être, j’ai oublié de vivre. » Est-ce lié au fait qu’il soit entré en écriture

15. Ibid., p. 160.


16. Entretien recueilli par Marine Landrot, Télérama n° 3141, 27 mars 2010.

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comme on entre en psychanalyse ? À l’adolescence, il commence un journal
qu’il va tenir pendant des décennies. « Au début, je ne savais pas très bien ce que
je faisais, j’ai pris un cahier sur lequel j’essayais de noter ce que je percevais de
ma réalité interne. En fait, dans ce journal, je parle très peu de l’extérieur, parce
que celui-ci était sans intérêt. Ce qui me passionnait, c’était d’observer ce qui
se passait en moi, de le fixer pour pouvoir le comprendre. »17 Cette observation
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de lui-même passait par l’écoute d’une sorte de voix intérieure : « M’attendre,
parfois pendant plusieurs heures, à ne rien faire, dans le silence, que la voix
arrive. » La privation sensorielle est en effet une excellente incitation pour le
psychisme, à défaut de pouvoir traiter des informations venant du monde exté-
rieur, à activer l’apparition de représentations intrapsychiques, voire d’halluci-
nations. Cela a pu être constaté au cours d’expériences d’isolement, en parti-
culier chez les navigateurs solitaires. À travers cette quête intime, profonde et
douloureuse, advient, nous explique Charles Juliet, une « seconde naissance » :
il s’agit de « naître à soi-même ». Et de préciser, par des métaphores : « Travailler
un bloc de pierre ou travailler sur les mots, c’est une manière d’intervenir sur
soi-même, de se sculpter intérieurement, de pétrir sa pulpe. »
Il est vrai que cet écrivain a vécu des traumatismes dans son enfance. Un
mois après sa naissance, il est séparé brutalement de sa mère, internée en hôpi-
tal psychiatrique à la suite d’une tentative de suicide. Elle n’en sortira pas. Le
nourrisson est alors placé, à trois mois, dans une famille de paysans suisses.
À sept ans, en 1941 il apprend le même jour et l’existence, et le décès de sa mère
biologique, morte de faim dans l’asile où elle avait été placée, conséquence des
horreurs de la seconde guerre mondiale. Dernier d’une fratrie de quatre, venu
au monde dans une famille paysanne de l’Ain, où sa mère, fragile, ne pouvait
plus faire face à une nouvelle naissance, Charles Juliet a exprimé dans ses écrits
sa profonde culpabilité face à la dépression et à la mort de sa mère. À 12 ans, il
quitte douloureusement sa famille d’accueil pour suivre l’enseignement d’une
école militaire. Sa vie, durant ces années de pensionnat, jusqu’à l’âge de 20 ans,
il la qualifie de disciplinée, austère et extrêmement dure. Il est ensuite admis à
l’école de santé militaire, pour avant tout étudier le psychisme humain. Mais
au bout de trois ans, il abandonne ces études pour se consacrer à l’écriture,
dans un climat intérieur d’impérieuse nécessité. Sinon, Charles Juliet aurait pu
devenir... psychiatre ou psychanalyste ?
Nous parlions de besoin de créer. Il est cependant des cas où l’écart entre
le créé et le trouvé a été excessif, c’est-à-dire que la rencontre entre le sujet et
l’objet-autre-sujet (selon l’expression de René Roussillon) ne s’est pas effec-
tuée de manière adéquate, au niveau de la dialectique relationnelle première

17. C. Juliet, Conférence à la médiathèque de Valence (Drôme) les 13 et 14 mars 2008.

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entre mère et nourrisson. La pulsion sexuelle échoue dans ces cas à s’organiser
correctement, à assurer son primat et laisse place aux forces désorganisatrices.
Alors, le besoin de créer se transformera en une contrainte à créer, ou même, si
l’entreprise paraît perdue d’avance, à une contrainte à détruire.

... Et à la contrainte à créer


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La contrainte à créer, quant à elle, concerne les zones des traumatismes
primaires de la psyché, c’est-à-dire ces secteurs où l’expérience vécue n’a pas pu,
à l’époque, être liée, symbolisée, appropriée subjectivement, tant le psychisme
avait été débordé par l’intensité de ce qui était vécu. À partir de là, le sujet
tentera, en particulier à travers la création, d’intégrer à son psychisme cette
expérience non symbolisée, clivée, pour se réapproprier secondairement ce qu’il
lui avait fallu historiquement couper de lui-même pour continuer à survivre.
Le processus créateur, dans le cas d’une contrainte à créer, est bien une tenta-
tive de transitionnalisation de la zone traumatique, une tentative pour créer à
travers la production artistique ce qui a été trouvé dans l’expérience trauma-
tique, mais n’a pu être subjectivement approprié, ce qui témoigne toujours
plus de l’échec du trouvé-créé premier. Les contenus psychiques traumatiques
doivent d’autant plus être matérialisés dans le monde extérieur que leur symbo-
lisation interne n’a pas pu avoir lieu et n’arrive toujours pas à avoir lieu. Dans le
besoin de créer, un phénomène de trouvé-créé se réalise entre un objet extérieur
concret, trouvé, et une représentation fantasmatique, intrapsychique, symbo-
lisée, créée par le sujet. Dans la contrainte à créer, le trouvé-créé concerne,
d’une part, une expérience traumatique, trouvée dans la mesure où elle n’est
pas symbolisée, pas véritablement intrapsychique, comme un peu en marge
du psychisme, et de l’autre, une activité et une production artistiques, à travers
lesquelles se déploie la tentative de créer ce qui a été trouvé dans l’expérience
traumatique, afin de transitionnaliser la zone traumatique. Mais, ce faisant,
la production créatrice externalise la symbolisation, la produit au-dehors,
pourrait-on dire, de la psyché et de manière matérialisée. Nous y reviendrons.
Nous allons tenter maintenant d’illustrer ces concepts en nous intéressant à des
artistes et en présentant des vignettes cliniques.

Les artistes à l’œuvre


Représentant souvent une bonne solution sociale à la zone traumatique
primaire du sujet, la symbolisation artistique, d’un point de vue intrapsychique,
n’est pas toujours productrice de liens organisateurs. C’est alors pourquoi elle
doit être compulsivement répétée. Certains écrivains – ou leurs lecteurs –

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ne disent-ils pas qu’ils écrivent toujours le même livre ? Deux artistes, récem-
ment exposés, plongent le spectateur dans un univers expressif, personnel et
singulier. Ils ont en commun un parcours existentiel traversé par des épisodes
psychotiques et des séjours psychiatriques. Le norvégien Edvard Munch18 a eu
une jeunesse agitée, marquée par des deuils, l’alcool, des hallucinations et des
délires paranoïaques. Son œuvre est marquée par la reprise de certains motifs,
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sans doute liés à des vécus anciens particulièrement traumatiques, reprise
resserrée sur une période très courte ou se produisant à quelques années d’in-
tervalle. Cette forme de rituel compulsif est bien soulignée par l’éventail des
moyens qu’utilise Munch à certaines époques, pour la réitération d’un thème
particulier : peintures, gravures, photographies. Il a l’habitude de reprendre un
sujet, soit en le répétant à l’identique, soit en le réinterprétant dans un nouvel
environnement, voire à l’aide d’un autre support. Ainsi, il réalise de nombreux
autoportraits, les séries présentant le corps de son modèle Rosa Meissner, des
personnages aux visages pleins d’effroi ou mélancoliques, des paysages de son
enfance, ce qu’il voit à travers son œil malade après qu’une hémorragie dans le
corps vitré ait altéré la vue de son œil droit...
Le parcours artistique de la japonaise Yayoi Kusama19, autre exemple visi-
blement d’une contrainte à créer, est encore plus marqué par la sérialité et la
diversité des supports : peintre, sculpteure, écrivaine, chanteuse, cette artiste
protéiforme se produira aussi dans la rue, pour y exhiber des corps, volon-
tiers nus. Installée à New-York de 28 à 44 ans, elle est retournée au Japon
en 1973, après une grave crise psychique. Elle y réside depuis plus de trente
ans dans une institution psychiatrique, selon sa propre volonté. Infatigable,
elle continue de créer, toujours dans différents registres. Son œuvre trouve une
de ses origines dans une expérience hallucinatoire vécue à 10 ans : assise à la
table familiale, raconte-t-elle, les fleurs rouges de la nappe se multiplient sur
le plafond, les murs, le sol, sur elle-même. L’artiste a fait de son impression
inquiétante d’anéantissement et de dissolution, mais aussi, vraisemblablement,
d’éblouissement esthétique, la quête d’une œuvre atypique répétant à l’infini
le motif du point ou du pois, les collages d’étiquettes, les assemblages d’objets
trouvés, souvent hérissés de phallus en tissu, la mise en abyme vertigineuse de
sa propre image ou de celle du spectateur grâce à l’utilisation de miroirs.
Pour René Roussillon, le processus créateur, comme nous venons de le voir,
peut se présenter selon deux modalités différentes, en fonction du type de fonc-
tionnement psychique qui le sous-tend : « la première centrée sur le besoin de
créer, considéré comme une tentative pour réduire par la symbolisation l’écart

18. Edvard Munch, l’œil moderne, exposition au centre G. Pompidou, Paris, 21 septembre
2011-09 janvier 2012.
19. Yayoi Kusama, exposition au centre G. Pompidou, Paris, 10 octobre 2011-09 janvier 2012.

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inévitable qui s’insinue entre le trouvé et le créé, la seconde fondée par la néces-
sité de tenter de réduire une déchirure survenue dans la trame de la subjecti-
vité ». Il faut noter que dans les créations concrètes, les productions effectives,
ces deux modalités du processus créateur s’entremêlent souvent.

Psychanalyse et création
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Tentons maintenant de comparer la pratique psychanalytique et le proces-
sus créateur. Tous deux présentent nombre de caractéristiques communes. Ils
vont incontestablement dans la même direction, celle de la symbolisation de
l’expérience vécue refoulée ou clivée, la transformation d’une matière psychique
première en représentation ainsi rendue utilisable pour la psyché, sous le primat
du principe de plaisir. Sinon, sans symbolisation de cette matière première, le
psychisme est soumis à la compulsion de répétition. Cependant, une différence
notable existe entre psychanalyse et création artistique. La production symbo-
lique liée au travail psychanalytique n’est pas dans la subordination majeure aux
canons de l’esthétique sociale, mais elle réfère plutôt à l’harmonisation interne
liée au travail d’intégration intrapsychique. Les études analytiques concernant
les cures d’artistes montrent que dans certaines d’entre elles, le travail effectué
n’apporte guère de changement notable, nous indique René Roussillon20, mais
sert au contraire à alimenter la créativité du sujet. Dans d’autres cures, à l’in-
verse, les changements internes tarissent la nécessité de production artistique.
On peut trouver un exemple de la première occurrence avec cette femme fort
érudite, détentrice de différents diplômes plutôt prestigieux, à qui ses proches,
depuis longtemps, avaient de manière insistante conseillé d’aller consulter un
psychothérapeute. Elle n’y concéda que taraudée par les souffrances d’un deuil
impossible qui, bien entendu, en avait réveillé d’autres. Demandeuse d’une
analyse, elle ne put en supporter qu’un cadre allégé : une séance en face à face,
où elle s’asseyait, dans les premières séances, seulement au bord du fauteuil.
Elle s’installa dans un modus vivendi relationnel où son discours ressemblait
à une réflexion à voix haute, en ma présence, ou encore à un cours magis-
tral (une de ses activités professionnelles), ce qui me faisait vivre différentes
formes d’emprise : être dans l’ennui, être séduit par ce qu’elle présentait, ressen-
tir l’impression d’être bloqué dans une position d’élève soumis à l’ascendant
d’un professeur. Quelquefois, elle a semblé perdre pied mais elle a pu alors me
demander d’intervenir, de lui dire quelque chose. J’ai choisi à chaque fois de lui
communiquer assez spontanément mes impressions émanant de ce qu’elle avait
abordé dans la séance. Peu à peu, je m’aperçus qu’elle puisait dans ses séances

20. R. Roussillon, op. cit., p. 159.

51
une matière qui contribuait, parfois grandement, à la rédaction de ses écrits
personnels ou professionnels, que ce soit du théâtre, des poèmes, des essais,
des cours ou des nouvelles. Mais ce courant psychique n’empêcha toutefois pas
qu’un certain travail psychanalytique d’élaboration de la souffrance psychique
de cette patiente s’effectue, partiellement.
Il semble bien que l’étayage mutuel et harmonieux des transformations
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internes liées au travail analytique et de la création artistique soit rare. Il y
a pourtant l’exemple de l’écrivaine Anne Wiazemsky, petite fille de François
Mauriac, égérie de Robert Bresson, épouse de Jean-Luc Godard, sœur du dessi-
nateur de presse Pierre Wiazemsky, qui s’est mise à l’écriture après et grâce à
cinq ans d’analyse. « Ces cinq ans, explique-t-elle, cachés comme une liaison
clandestine, m’ont fait voir ce désir très fort que j’écartais depuis toujours, sans
doute à cause du poids de mon grand-père. Je n’ai pas compris comment ça a
marché, mais je me suis mise à écrire21. » Depuis, livre après livre, elle continue
à puiser dans ses souvenirs et dans ses blessures personnelles : « La mémoire
est très bonne romancière », affirme-t-elle. Il faut souligner le fait que chaque
artiste est aux prises avec les formes de son désir et/ou avec les particularités de
son histoire traumatique et qu’il tente, avec plus ou moins de talent et de réus-
site, de matérialiser par la représentation ce qui lui pose un problème.

Illustration clinique
En-dehors de la cure d’artiste, il peut exister des moments créateurs avec
n’importe quel patient en analyse. Je pense là à un patient ayant vécu diffé-
rentes situations traumatiques dans son enfance, y compris des abus sexuels
perpétrés par une personne de son voisinage. Il souffrait d’épisodes dépressifs
itératifs, depuis toujours, disait-il, avec idées suicidaires, non élaborées en plans
ni déjà mises en actes, mais s’accompagnant d’un vécu passager de désespoir et
de souffrance intense. Il avait remarqué avoir fait à chaque fois « des transferts
massifs » avec les quelques thérapeutes qu’il avait consultés, ce qui lui faisait
craindre avec beaucoup d’angoisse de sombrer dans des vécus relevant en fait
de phénomènes de dépersonnalisation.
Une série d’événements a souvent été abordée au cours des séances, surve-
nue durant la même période de l’année. Cela a commencé par la naissance de
son seul enfant, peu de temps après son mariage, à un âge assez tardif. Puis il
a présenté un épisode infectieux sévère diagnostiqué avec retard mais traité
avec succès. Enfin, il dut faire face à la mort de sa mère, alors que leur dernier
contact avait été terni par une violente dispute, et, quelques temps après, à celle

21. M. Landrot, Télérama n° 3235, 11 janvier 2012, p. 28.

52
de l’un de ses frères. Par la suite, ses tentatives pour avoir un deuxième enfant,
« de créer une vraie famille », ont échoué en le laissant dans un grand désespoir.
Plus tard encore, les médecins lui diagnostiquèrent un cancer, heureusement
très localisé, sans métastases, dont le traitement permit la guérison. En séance,
il parlera souvent de son impression de vide intérieur et de son envie de spiri-
tualité, de créativité. Il avait toujours besoin de remplir sa vie de projets, de
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différentes activités, et de se remplir, lui, en mangeant trop à certains moments.
Dernier de sa fratrie, arrivé non désiré longtemps après son aîné, il a dû s’adap-
ter et aider son environnement familial en souffrance.
Je m’étais rendu compte qu’il était venu me voir à la même période de
l’année que la série d’événements ci-dessus évoquée. Environ un an après le
commencement de notre travail, il va revisiter, d’une certaine manière, ceux-
ci. Des émotions vont apparaître : il va pouvoir ressentir, cette fois fortement,
de la colère et de la tristesse à l’évocation du deuxième enfant qu’il n’a pas eu.
Mais dans le même temps, d’autres vécus ne vont pouvoir s’actualiser que sous
la forme de manifestations somatiques. Il fait à nouveau des crises de boulimie,
suivies parfois de vomissements, ce que je peux relier à sa mère, au vide ressenti
depuis sa disparition mais aussi à son sentiment d’envahissement quand elle
était là. Il souffre d’un lumbago et parle de « dos bloqué ». Je lui dis qu’il est
immobilisé et en douleur. Il se souvient que sa mère et son frère décédé avaient
des douleurs au dos et également que le jour de l’enterrement de sa mère, ce
même frère avait le dos bloqué. C’est à cette séance qu’il m’annonça avoir écrit
« une petite nouvelle » à laquelle il pensait depuis peu de temps et qui a comme
jailli en lui, de lui, sous une forme presque achevée. Une semaine plus tard il
dut être hospitalisé pour un nouvel épisode infectieux également sévère, dont
il guérit.
Durant cette période, il écrit une quinzaine de nouvelles qu’il va me donner
à lire et qui révèlent à l’évidence un certain talent. Tout aussi évident est le fait
que ces nouvelles reprennent, travaillent des aspects de son histoire passée et
plus récente, en particulier traumatiques, mais pas seulement car des éléments
œdipiens sont également présents. Ce sont des nouvelles assez légères, ne déga-
geant pas une atmosphère désespérée et finissant bien, par une issue heureuse
et une solution au problème posé, c’est-à-dire par la levée d’un malentendu.
Elles partent en effet à chaque fois d’une situation familiale dans laquelle un des
parents parle de quelque chose qui est source de malentendu, de quiproquo,
pour les enfants qui ont entendu ces propos et qui, du coup, en sont tourmen-
tés. Y apparaît bien la difficulté de communication, d’ajustement empathique
de l’adulte, du parent vis-à-vis de l’enfant, le parent étant présenté en général
comme faisant malgré tout de son mieux. C’est une période durant laquelle
je me demande, pour la première fois, si son humeur dépressive ne relève pas

53
aussi d’un éventuel processus de deuil en marche. Quelques semaines plus tard,
nous comprendrons lors d’une séance qu’il ressent en lui tantôt un mouve-
ment le poussant à baisser les bras en n’ayant plus d’espoir, tantôt l’impression
de parcourir intérieurement, peu à peu, un processus de renoncement souhai-
table. Le travail avec ce patient s’est poursuivi mais il avait là incontestablement
franchi une étape et le surgissement de ce processus créateur y avait sans doute
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contribué.

Actualité de la sublimation
Il est souhaitable de revenir maintenant sur le concept de sublimation et
d’en présenter, à partir de travaux récents, une conception actualisée. Cela nous
permettra de tenter d’articuler cette notion avec les linéaments de la représen-
tation du processus créateur liée au trouvé/créé évoqué plus haut. Que désigne
le terme de sublimation, notion autour de laquelle Freud a tenté d’articuler
sexuel et création ? Désigne-t-il un processus psychique particulier ou une acti-
vité culturelle socialement investie ? Dans les faits, les activités culturelles et
artistiques comportent bien la mise en œuvre d’un processus qualifié de subli-
matoire, mais aussi celle de bien d’autres choses, qui ont à voir avec le social,
les idéologies, la culture du moment. René Roussillon nous invite à bien distin-
guer processus et activité sublimatoires :
« L’activité sublimatoire qui débouche sur la production de créations artis-
tiques ou culturellement investies est prise au sein d’un ensemble d’enjeux, qui
concernent aussi bien la place du processus sublimatoire dans l’ensemble de
l’économie de la personnalité, que le jeu des relations sociales dans lesquelles
elle s’inscrit. À ne pas différencier les deux, nous nous exposons à laisser toute
une série de jugements de valeur relevant de positions idéologiques de groupes
sociaux prendre le pas sur la juste appréciation métapsychologique22. »
Par ailleurs, nous pouvons constater que des processus de sublimation se
retrouvent à l’intérieur de différents types de fonctionnements psychiques,
associés, mis au service d’ensembles psychopathologiques variés, tels que la
mélancolie, la dépression, la paranoïa, la schizophrénie... Cela n’est pas contra-
dictoire, c’est même assez répandu, comme on peut le constater chez nombre
de grands artistes. Ainsi, le parcours de vie et de création de Gustav Mahler est,
de ce point de vue, intéressant. Toute son œuvre est marquée par la récurrence
impressionnante du thème de la mort, ce qu’il faut sans doute relier au nombre
considérable de deuils auxquels il a dû faire face, à commencer par le décès de
huit de ses dix frères, dont beaucoup moururent de diphtérie. Il est né deux

22. R. Roussillon, op. cit., p. 164.

54
ans après un premier frère, mort accidentellement à un an. Quatre de ses frères
meurent très jeunes et un autre, Ernst, décède en 1875 d’une péricardite quand
Mahler a 14 ans. Ernst avait un an de moins que Gustav et était le plus proche,
le plus aimé de ses frères. Mahler dira n’avoir jamais subi de perte aussi cruelle.
Enfin, un autre frère se suicidera à 22 ans, en 1895, lorsque Gustav a 35 ans. À
29 ans, Mahler perd ses deux parents. À 41 ans, en 1901, il est victime d’une
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grave hémorragie qui le confronte à la peur d’une mort imminente, ce qui
l’aurait poussé à se marier et à avoir des enfants. Il rencontre d’ailleurs Alma
peu après. Et il l’épouse ; ils auront deux filles. Mais en 1907, il est à nouveau
confronté à une épreuve terrible, avec la mort de sa fille aîné, Maria, suivie
du diagnostic d’une maladie cardiaque. L’année 1910 le confronte encore à
une crise profonde, liée cette fois aux infidélités d’Alma. Il se décide alors,
non sans hésitation, à rencontrer Freud, en août, à Leyde aux Pays-Bas, où
celui-ci est en vacances. Ce fut leur unique rencontre, qui dura quatre heures.
Françoise Coblence fait l’hypothèse selon laquelle c’est le pressentiment d’un
effondrement intérieur qui a conduit Mahler vers Freud, mais il est alors trop
tard23. Mahler meurt quelques mois plus tard, en mai 1911. Jusqu’à ce terme,
il n’a cessé de travailler à sa dixième symphonie, sans pouvoir l’achever. Aucun
musicien, d’ailleurs, dans toute l’histoire, n’y est parvenu. F. Coblence cite le
compositeur Arnold Schönberg qui exprime bien ce qui devait aussi hanter
Mahler : « Il semble que la Neuvième soit le terme. Celui qui veut aller au-delà
doit disparaître... Ceux qui ont écrit une Neuvième Symphonie étaient proches
de l’Au-delà24. » La bataille entre rivaux n’a pas tourné à l’avantage de Mahler...
Le traitement par la musique, la transposition dans la musique, ont sans
doute contribué au processus d’intégration de ces événements traumatiques, au
travail de deuil marqué, en particulier, par la violence des confits affectifs d’am-
bivalence avec lesquels s’est débattu Mahler. Françoise Coblence signale à ce
propos que l’événement suivant s’est avéré récurrent dans la vie du musicien :
le succès du survivant reste tributaire de la mort du rival ou de sa maladie25.
Ainsi le compositeur a rapporté comment il a pu écrire le final de sa deuxième
symphonie qu’il n’arrivait pas à composer : « La manière dont j’ai reçu l’inspi-
ration pour ce final est tout à fait significative en ce qui concerne l’essence de
la création musicale. Je portais en moi depuis longtemps l’idée d’introduire
un chœur dans le dernier mouvement et seule l’inquiétude de passer pour un
servile imitateur de Beethoven m’avait fait hésiter. À cette époque, Bülow est
mort et j’ai assisté à sa cérémonie funèbre. L’atmosphère, les circonstances dans

23. F. Coblence, « Gustav Mahler : jalousie et rivalités », Revue française de psychanalyse, tome
LXXV, n° 3, Paris, PUF, 2011, p. 753.
24. Ibid., p. 753.
25. Ibid., p. 750.

55
lesquelles je me trouvais et les pensées que je dédiais au disparu correspondaient
étroitement à l’œuvre que je portais alors en moi. Tout à coup, le chœur, avec
accompagnement à l’orgue, a entonné le Choral de Klopstock, die Aufersteh’n.
Ce fut comme un éclair qui me traversa, la lumière jaillit dans mon âme ! Tel
est l’éclair qu’attend le créateur, telle est l’inspiration sacrée ! Ce que j’avais vécu
alors, il me fallait ensuite le créer avec des sons. Et pourtant, si je n’avais pas
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déjà porté en moi cette œuvre, comment aurais-je pu vivre ce moment ? (...)
c’est ainsi que tout se passe toujours en moi : c’est seulement lorsque j’éprouve
(erlebe) que je crée et seulement lorsque je crée que j’éprouve26. »
Mahler craignait d’être blessé narcissiquement en passant, aux yeux des
autres, pour un servile imitateur de Beethoven, servile évoquant l’idée d’une
soumission dépréciative. L’inspiration lui évita cela. Une atmosphère de mort,
de deuil, avec toutes les résonances que cela put avoir en lui, incita un proces-
sus créateur, du type « besoin de créer » plutôt que « contrainte à créer », alors
que ce dernier type a dû opérer chez Mahler, à d’autres moments. Une œuvre
déjà en lui (le créé), libérée de son refoulement, rencontra l’univers des sons (le
trouvé). D’autres impressions infantiles pénibles ont marqué Mahler et ont eu
vraisemblablement une influence sur son œuvre. Son père, personnage décrit
comme brutal et despotique, maltraitait sa mère et les conflits entre ses parents
étaient fréquents et violents. Un jour, témoin d’une scène particulièrement
insupportable, Mahler enfant s’est enfui de la maison et, dans la rue, a entendu
un orgue de barbarie jouer un air populaire viennois. Les musiques populaires,
les berceuses, ont entouré l’enfance de Mahler et se retrouvent dans toute son
œuvre, avec les sonneries et les musiques militaires de la caserne proche de la
maison familiale. Le mélange de la musique classique et de mélodies populaires
a toujours été revendiqué par ce musicien et constitue l’une des spécificités de
son répertoire.
Le processus sublimatoire s’offre comme l’un des processus de gestion de
l’économie pulsionnelle, mais il n’est qu’une partie d’un tout et il est tribu-
taire d’une économie psychique d’ensemble. C’est l’un des destins de la pulsion
sexuelle, un processus de « transformation » (René Roussillon) de la pulsion,
comme nous allons le voir, qui peut se combiner (Jean-Louis Baldacci27) à des
mécanismes de défense comme l’idéalisation, la projection, le refoulement, le
clivage... Quels sont les éléments qui rendent nécessaire ce processus de trans-
formation ? Ce sont les caractéristiques fondamentales de la sexualité infantile
et des pulsions prégénitales qui l’habitent, dans la mesure où, en l’absence à
ce moment-là de la vie, de voies de décharge spécifiques (l’orgasme), risquent

26. Ibid., p. 749.


27. J.-L. Baldacci, « Dès le début... la sublimation ? », Revue française de psychanalyse, LXIX, 5,
Paris, PUF, 2005, p. 1405-1474.

56
de survenir des effets d’insatisfaction. Ce sont aussi les interdits qui pèsent sur
certains modes de satisfaction de la sexualité infantile. Tout cela contraint le
sujet à en transformer les formes d’expression. Nous savons depuis Freud que
le mode de transformation de la pulsion, caractéristique de la sublimation, est
l’inhibition quant au but, c’est-à-dire « échanger le but qui est à l’origine sexuel
contre un autre qui n’est plus sexuel, mais qui est psychiquement parent avec
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le premier28 ».
Beaucoup plus récemment, Jean-Louis Baldacci et René Roussillon ont
proposé, chacun à sa façon, d’affiner la définition de la sublimation : l’inhibi-
tion quant au but s’accompagne d’une modification de l’objet de la pulsion.
Celle-ci prend la représentation comme nouvel objet, représentation qui n’est
plus là le moyen de représenter une satisfaction obtenue, mais devient le nouvel
objet. Les activités sublimatoires produisent ainsi des objets-représentations,
des représentations devenues objets extérieurs, matérialisés, perceptibles, qui
ont valeur représentative. La pulsion conduit à donner une forme matérialisée
à la représentation, comme dans le jeu, l’activité artistique ou même l’activité
artisanale.
Quelles sont les conditions de la sublimation, de la capacité à la sublimation ?
La mise en œuvre du processus de transformation que constitue la sublimation
ne va pas de soi et nécessite des conditions. Pour aborder cette question, il nous
faut tout d’abord rapprocher, comparer deux processus : la sublimation et la
réalisation hallucinatoire du désir, qui toutes deux s’accomplissent dans et par
la représentation. En effet, la réalisation hallucinatoire du désir, comme nous
l’avons vu précédemment, ramène, en tant qu’hallucination, la représentation
psychique à une perception et donne ainsi, tout comme le fait la sublimation,
un statut d’objet à la représentation en permettant au désir de s’accomplir dans
la représentation identifiée à l’objet. Cependant, la réalisation hallucinatoire
du désir est une forme de réalisation qui consiste à passer de la représentation
à l’objet perçu hallucinatoirement, alors que dans la sublimation on passe de
la représentation à l’objet-représentation perçu dans la réalité extérieure. En ce
sens, la sublimation est tout l’inverse de la réalisation hallucinatoire du désir.
L’hallucination superpose directement sans travail psychique important,
perception et représentation. La sublimation, quant à elle, se doit de les diffé-
rencier, dans la mesure où la perception concerne un objet matériel à produire.
Et ceci nécessite tout un travail psychique. La sublimation repose en effet sur
la capacité du Moi du sujet à mettre en jeu toute une série de processus pour
produire un objet-représentation. Autrement dit, la sublimation suppose que

28. S. Freud, « La morale sexuelle culturelle et la nervosité moderne », 1908, Œuvres complètes,
VIII, Paris, PUF, 2007, p. 195-219.

57
le sujet ait renoncé à la forme de réalisation hallucinatoire, qu’il ait fait le deuil
de la réalisation en circuit court de l’hallucination.
Par ailleurs, le processus de sublimation a besoin, pour se déployer et produire
une satisfaction, que la pulsion puisse investir en tant qu’objets des représenta-
tions de qualité. Nous savons que de telles représentations se construisent dans
le psychisme à partir d’expériences de satisfaction partagées avec un objet-autre-
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sujet. Cela concerne le lien avec les personnes significatives de l’environnement
premier. Dans les cas où l’expérience, la rencontre entre le sujet et l’objet-autre-
sujet, n’ont pas amené suffisamment de plaisir partagé, de satisfaction, le sujet
tentera alors de se protéger de son retour ou bien de trouver enfin la satisfaction
manquante, par exemple en répétant l’expérience initiale selon des modalités
différentes. Nous avons vu précédemment que lorsque l’objet maternel ou son
substitut est absent, ces expériences sont reprises par le sujet pour être réalisées
sur un mode hallucinatoire. Ainsi, la sublimation nécessite pour être présente
et active comme processus dans le psychisme, à la fois le renoncement à la
forme de réalisation hallucinatoire du désir et l’existence antérieure de celle-
ci, c’est-à-dire la présence de représentations mentales de qualité, susceptibles
d’être réinvesties sur un mode hallucinatoire. « Avec la sublimation, écrit René
Roussillon, on passe de l’hallucination première à ce que Freud puis Winnicott
ont appelé l’illusion, le registre de l’illusion, c’est-à-dire la rencontre avec un
objet trouvé-créé, la rencontre avec un objet créé de telle sorte qu’il puisse
accueillir la perception hallucinatoire d’un objet perceptivement apte à accueil-
lir l’hallucination29. » Dans le jeu, l’enfant n’hallucine pas, il a simplement et
transitoirement l’illusion que tel objet concret représente tel objet subjectif de
ses rêveries, de ses fantasmes, activés à ce moment-là. Cet objet concret, après
le jeu, ne représentera plus que lui-même.
Une autre condition rendant possible un processus sublimatoire est liée à
la topique psychique telle que la définit la métapsychologie freudienne : l’ap-
pareil psychique se compose de différents « lieux », de « territoires » obéissant
à des lois processuelles différentes. Freud en décrit trois : le Ça, le Moi et
le Surmoi30. Le Moi et le Surmoi sont en partie inconscients et les compo-
sants inconscients du Ça ne peuvent accéder à la conscience qu’après avoir
été transformés en représentations. Le Surmoi régule les formes de réalisa-
tion possibles de l’ensemble des motions pulsionnelles : il indique ce que le
sujet peut accomplir effectivement ou ce que ce dernier ne peut réaliser que
dans le dire, dans l’acte de parole ou encore ce qui ne doit s’accomplir que
dans la pensée, c’est-à-dire dans et par la seule représentation et à condition

29. R. Roussillon, op. cit., p. 169.


30. S. Freud, « Le Moi et le Ça », 1923, Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 2005, p. 255-302.

58
que celle-ci soit suffisamment déguisée. Ce sont les trois modes de réalisation
que distingue le Surmoi. Au sein de cette régulation, la sublimation se situe,
pour René Roussillon, entre l’accomplissement effectif, dans et par l’acte, et
la simple représentation psychique. C’est une solution intermédiaire, matéria-
lisée, comme le montre le jeu de l’enfant, première activité sublimatoire : « il
doit être joué effectivement pour prendre toute sa valeur, il doit matérialiser
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effectivement l’activité représentative, la mettre en acte-jeu, la produire sur la
scène du jeu31 ».
Il existe une époque de la vie de l’enfant durant laquelle on assiste à des
premières formes de sublimation, en présence d’un objet de l’environnement
premier, particulièrement la mère. Winnicott a très bien décrit cela32. C’est
classiquement l’enfant qui joue seul, en présence de sa mère occupée à autre
chose. Il est nécessaire que celle-ci accepte que l’enfant puisse ainsi se passer
d’elle, en jouant. Ce mouvement d’autonomisation obtenu grâce au processus
créateur de sublimation, peut se trouver contrecarré par un proche de l’enfant,
qui ne supporte pas d’être ainsi apparemment désinvesti par ce dernier. Dans
les meilleurs des cas, ce mouvement est reconnu et accepté par les objets-autres-
sujets de l’environnement de l’enfant et c’est le travail psychique implicite à
la production, beaucoup plus que la valeur du produit fini (un dessin, par
exemple) qui attire la reconnaissance.
La sublimation présente d’autres avantages encore. Un processus sublima-
toire peut être sollicité dès lors que des zones psychiques refoulées ou clivées
(traumatismes) sont réinvesties, actualisées par une expérience de vie. La subli-
mation va tenter de faire évoluer celles-ci, c’est-à-dire de permettre au mouve-
ment pulsionnel de trouver une issue satisfaisante, en évitant les processus de
refoulement ou de clivage. Ceci peut ainsi contribuer à empêcher, par exemple,
l’installation de ce qu’André Green nomme une « position phobique centrale »,
consistant en un évitement associatif tenace, à l’œuvre chez certains patients,
pour maintenir un écart entre les contenus psychiques redoutés et la conscience
du sujet33. Cela peut également éviter un phénomène d’idéalisation du psycha-
nalyste, avec des risques d’addiction au transfert, dans la mesure où le mouve-
ment sublimatoire, comme nous l’avons vu, a pour effet de désinvestir, de
s’affranchir de l’objet extérieur, en investissant la représentation comme nouvel
objet : il s’opère un déplacement de la visée pulsionnelle, de l’objet extérieur,
l’analyste par exemple, vers certaines représentations, dans le but de donner à

31. R. Roussillon, op. cit., p. 170.


32. D. W. Winnicott, « La capacité d’être seul », 1958, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris,
Payot, 1969, p. 205-213.
33. A. Green, « La position phobique centrale », 1998, La pensée clinique, Paris, Odile Jacob,
2000.

59
celles-ci une forme matérialisée. Il s’agit là de la transformation qualitative de
la libido d’objet en libido narcissique, caractéristique du processus sublimatoire
et permettant une émancipation par rapport à l’objet, c’est-à-dire une prise
d’indépendance, en lien avec la capacité de rester seul. Un enfant qui joue nous
le montre bien.
© Les cahiers jungiens de psychanalyse | Téléchargé le 06/07/2023 sur www.cairn.info via Conservatoire National des Arts et Métiers (IP: 163.173.128.143)

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Pour conclure
Au terme de notre parcours, il nous reste à espérer que la complexité des
thèmes abordés, la manière dont nous les avons présentés n’ont pas trop nui à
la clarté du propos. Nous avons essayé de proposer une théorisation possible,
plausible, de ces phénomènes de créativité, de création, de sublimation. Il en
existe d’autres. En tout état de cause, force est de constater que le processus de
création recèle encore bien des mystères. Dans l’attente de développements qui
viendraient en réduire les zones d’ombre, nous pouvons néanmoins être assurés
du fait que ces processus, en synergie avec d’autres processus de régulation,
qu’ils soient défensifs ou de transformation, œuvrent à cette tâche humaine
essentielle, difficile et permanente, consistant à s’adapter du mieux possible aux
aléas de la vie.

Résumé : L’auteur propose un parcours dans les domaines de la créativité, de


la sublimation et du processus créateur. S. Freud et les analystes se réclamant de
son apport conçurent une théorisation de la création articulée autour du concept
de sublimation. Puis, Winnicott vint relancer la question, réalisant une sorte de
coupure épistémologique. Sa théorie de la transitionnalité, son concept de trouvé/
créé, transformèrent les rapports réciproques du sexuel et de la création. À partir de
là, les travaux de René Roussillon montrent que c’est la problématique de la création
qui ouvre celle du sexuel et non pas l’inverse. La notion de sublimation s’en trouve
également complétée. Chemin faisant sont abordées les œuvres d’Edvard Munch,
de Yayoi Kusama, de Gustav Mahler, de Charles Juliet, d’Anne Wiazemsky, une
comparaison de la pratique psychanalytique et du processus créateur, ainsi que des
illustrations cliniques.

Abstract: The author offers a survey of the fields of creativity, sublimation,


and the creative process. Freud and the analysts belonging to his school centered
their theory of creativity on the concept of sublimation. Then Winnicott raised the
question again, bringing about a sort of epistemological split. His theory of transi-
tionality, his concept of the found/created, changed the mutual relationship between

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the sexual and creativity. Working from his ideas, René Roussillon showed that the
investigation of creativity leads to an investigation of sexuality, not the opposite. He
thereby explored the idea of sublimation more fully. Drawing examples from the
works of Edvard Munch, Yayoi Kusama, Gustav Mahler, Charles Juliet, and Anne
Wiazemsky, and citing clinical case studies, the author compares psychoanalytical
practice and the creative process.
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Mots-clés : Création artistique – Créativité – Processus créateur –
Réalisation hallucinatoire du désir – Sexuel infantile – Sublimation – Théorie
de la transitionnalité de Winnicott.

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