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Identification à l'agresseur et identification projective à

l'adolescence
À propos d'un cas
Jean-Yves Chagnon
Dans Topique 2011/2 (n° 115), pages 127 à 140
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
ISSN 0040-9375
ISBN 9782847952056
DOI 10.3917/top.115.0127
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Identification à l’agresseur
et identification projective à l’adolescence
À propos d’un cas
Jean-Yves Chagnon
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L’objectif de cet article vise à exposer certaines interrogations relatives au
statut de l’identification à l’agresseur, identification comme on le sait introduite
dans la théorie psychanalytique par S. Ferenczi (1933) et A. Freud (1936), dans
ses rapports à l’identification projective dont les différentes formes, d’une grande
complexité, ont été théorisées par M. Klein et ses continuateurs (Klein, 1946).
Relativement peu développé après A. Freud (à l’exception de Lagache et Spitz)
l’identification à l’agresseur est un concept qui revient aujourd’hui en force sous
deux focales cliniques : celle de la psychocriminologie d’une part (Balier, 2005 ;
Senon et coll., 2008), celle des situations limites de la psychanalyse relatives aux
troubles narcissiques-identitaires amenant à revisiter la question des trauma-
tismes sexuels et narcissiques et leur répétition (Roussillon, 1991, 1999 ;
Bokanovski, 2005). Un numéro récent de la Revue Française de Psychanalyse
(2009) vient d’ailleurs de lui être consacré. Pour notre propos nous verrons, à
partir d’un cas issu d’une clinique expertale qui confronte habituellement à des
situations extrêmes, que l’adolescence, du fait des nécessités de remanier les
identifications (Marty & Chagnon, 2006), peut être le moment propice où une
identification à l’agresseur, que nous qualifierons d’identification projective à
l’agresseur, peut tendre à emboliser et aliéner le psychisme du sujet au prix d’une
impasse subjective et de passages à l’acte destructeurs.

RAPPELS hISTORIQUES ET CONCEPTUELS

La notion d’identification à l’agresseur n’est pas employée par S. Freud lui-


même, mais il en décrit certains aspects du mécanisme à partir des jeux d’enfants

Topique, 2011, 115, 127-140.


128 TOPIQUE

dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920) : il s’agit de montrer les fonctions


de maîtrise, de renversement passif/actif et de vengeance où une situation déplai-
sante (le départ de la mère, l’intervention du médecin) est répétée plaisamment,
donc au service du principe de plaisir.

Il semble que l’expression identification à l’agresseur soit employée pour la


première fois par Ferenczi dans une communication de 1932 devenue un jalon
majeur de la littérature psychanalytique, fécondant les travaux contemporains
sur le traumatisme, à savoir « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant.
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Le langage de la tendresse et de la passion » (1933). La thèse de la communica-
tion concerne l’effet de séduction traumatique produit par l’agression sexuelle
d’un adulte sur un enfant. Du fait de sa personnalité encore immature, celui-ci y
réagit non par une défense mais par une « identification anxieuse » et l’introjec-
tion de l’agresseur sur fond de confusion des sentiments. Il n’est pas inutile de
rappeler l’accueil plus que frais que Freud fit à ce texte (« un fatras ») au point
qu’il demanda à Ferenczi de renoncer à le lire et le publier. Il y voyait en effet un
retour à la neurotica justifiant les modifications techniques inacceptables de
Ferenczi. L’argument du texte concerne « la révision de la technique analytique
fondée sur la reconnaissance de l’importance du facteur traumatique – généra-
trice d’un « clivage psychique » et l’attitude de bienveillance active requise du
thérapeute en ces cas. Cela donne lieu à l’examen des situations incestueuses et
des sentiments qu’elles génèrent chez les enfants séduits » (Assoun, 2009, p.
314). Ferenczi dégage ainsi « une peur qui, quand elle atteint son point culmi-
nant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à
deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et à s’iden-
tifier totalement à l’agresseur. Par identification, disons par introjection de
l’agresseur, celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure et devient intrapsy-
chique » (Ferenczi, 1933, p. 130). Une trilogie constituée par l’amour passionné,
les punitions passionnelles et le terrorisme de la souffrance permet de s’attacher
l’enfant victime et d’organiser la confusion de langue entre adultes (passion) et
enfant (tendresse). Ferenczi propose alors de réviser la théorie sexuelle et
génitale à la lumière de cette problématique, point qui probablement « choqua »
le plus Freud. Il oppose un érotisme infantile tendre à un érotisme adulte
passionnel, « laissant en suspens leur différence », mais il suggère un devenir
haineux pour tout objet séducteur par introjection du sentiment de culpabilité de
l’agresseur.
Anna Freud reprendra le terme d’identification à l’agresseur dans « Le Moi
et les mécanismes de défense » (1936), sans citer aucunement Ferenczi. On sait
qu’elle effectue dans ce livre une distinction entre les défenses dirigées contre
les « dérivés pulsionnels » (refoulement, régression, formation réactionnelle,
introjection, projection, isolation, annulation rétroactive, renversement et retour-
nement, sublimation) et les défenses dirigées contre les affects douloureux (déni
JEAN-YVES ChAGNON – IDENTIFICATION À L’AGRESSEUR 129
ET IDENTIFICATION PROJECTIVE À L’ADOLESCENCE

fantasmatique, déni en parole et par action, restriction du Moi, altruisme défensif


et identification à l’agresseur) (Yorke, 2005). L’identification à l’agresseur telle
qu’A. Freud la décrit recoupe en fait plusieurs mécanismes et processus de
défense visant d’une part la répression contre les pulsions, donc l’intérieur,
d’autre part la défense contre les objets extérieurs générateurs d’angoisse. Si
l’acuité de son talent clinique où elle décortique finement les différents processus
à l’œuvre dans certains symptômes ou comportements ne fait aucun doute, sa
théorisation reste cependant encore assez sommaire. Elle montre donc à partir
de nombreux exemples issus de contextes de vie quotidienne ou encore de
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séances, que confronté à un danger extérieur (une menace ou une critique
émanant d’une autorité) l’enfant (ou l’adulte) s’identifie à son agresseur, objet
d’angoisse, tout en retournant sa passivité en activité, ce qui aide à intégrer une
expérience désagréable ou traumatique et apporte un sentiment de sécurité. Il
peut s’identifier à certaines caractéristiques physiques ou morales de la personne
de l’agresseur ou en adopter certains symboles de puissance ou encore s’identi-
fier à l’agression elle-même, ce qui, sans qu’A. Freud le dégage clairement,
engage des niveaux de représentation et de symbolisation différents. Le
mécanisme peut également avoir lieu de manière anticipée, ce qui implique la
projection ; enfin l’agressivité qui en découle peut se tourner contre une seule
personne (l’agresseur) ou indifféremment contre le monde extérieur.
Au final A. Freud montre que l’identification à l’agresseur constitue un stade
de développement encore inabouti du Surmoi, dans la mesure où le sujet intério-
rise les critiques de son « agresseur » mais sans que ces critiques n’aboutissent à
une autocritique, la pulsion coupable étant projetée à l’extérieur sur une personne
à qui le sujet peut ainsi reprocher cette pulsion : « grâce à un nouveau processus
de défense, c’est une attaque directe dirigée contre le dehors qui succède à
l’identification à l’agresseur » (A. Freud, 1936, p. 107). L’identification est donc
complétée par une projection de la culpabilité, ce qui inévitablement fait penser
à l’identification projective. Le motif du procédé relève d’ailleurs chez l’enfant
de l’excès de la culpabilité encore insupportable et donc « évacuée ». Le rapport
à ce que sera plus tard l’identification projective se précise quand A. Freud fait
valoir que l’identification à l’agresseur constitue d’une part une phase prélimi-
naire de l’évolution du Surmoi (à laquelle certains sujets particulièrement agres-
sifs n’accèdent jamais, « prédisposition avortée aux états mélancoliques ») mais
également d’autre part « une phase intermédiaire dans la formation des états
paranoïaques » (ibid., p. 110). L’identification à l’agresseur est donc une combi-
naison d’introjection et de projection qui reste normale tant que le Moi en fait
usage contre les personnes qui ont autorité sur lui, et devient pathologique quand
elle est transférée à la vie relationnelle externe, générant la jalousie morbide ou
la paranoïa.
Dans leur commentaire du concept, Laplanche et Pontalis (1967) se deman-
daient quel rôle faire jouer à l’identification à l’agresseur dans la théorie analy-
130 TOPIQUE

tique, dans la mesure où les rapports avec les autres types d’identification (hysté-
rique, mélancolique, narcissique) n’ont pas été travaillés par les auteurs qui ont
mis cette notion au premier plan. Pourtant le contexte dans lequel elle semble se
produire se situe plus souvent dans un contexte duel de type sadomasochiste que
dans un contexte triangulaire. La Revue Française de Psychanalyse (Bertrand,
Bourdellon, 2009) reprendra ce débat, à commencer par la question des rapports
entre l’identification à l’agresseur du type Ferenczi et celle du type A. Freud. En
effet cette dernière a délibérément ignoré Ferenczi par fidélité au père possible-
ment sous-tendue par une identification (Ferenczienne) à l’agresseur paternel,
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son analyse et le dévoilement de ses fantasmes sexuels par S. Freud dans l’article
« Un enfant est battu » (1919) ayant pu agir comme un traumatisme narcissique
incestuel la condamnant à devenir la gardienne du temple (Bourdellon, 2009).
Pour M. Bertrand et G. Bourdellon (2009) dans leur argument au numéro précité
tout semble opposer les deux concepts : l’identification à l’agresseur type A.
Freud, en tant que précurseur du Surmoi à un moment où l’enfant ne peut encore
assumer sa culpabilité, a des effets structurants permettant que ce qui ne peut
encore s’intérioriser se « joue » sur une scène interpsychique, alors que l’identi-
fication à l’agresseur férenczienne, conséquence d’un traumatisme majeur
accompli par un parent proche dans un contexte de relations familiales défavo-
rables, a des effets destructeurs, l’enfant se sacrifiant pour garder une relation
d’amour avec l’adulte coupable. Mais un lien entre les deux existe à travers le
renversement actif/passif et la répétition qui peut prendre la forme d’explosions
de violence destructrice. Les auteures s’interrogent sur la nature de la modifica-
tion du Moi provoquée par l’identification à l’agresseur : introjection ou incorpo-
ration d’une imago d’autant plus redoutable qu’elle aurait lieu dans un contexte
d’identification narcissique limitant l’introjection pulsionnelle et suscitant une
dépendance. Enfin elles soulignent que dans les pathologies transgénération-
nelles la transmission de l’identification à l’agresseur pourrait s’effectuer par
identification projective. Le parent ne serait plus un objet transformateur pour
le psychisme de l’enfant, mais celui-ci, parentalisé, deviendrait le récepteur des
identifications projectives excessives de l’adulte.
L’hypothèse que je défends concerne ainsi le fait que l’identification à
l’agresseur, dont la dénomination garde une valeur signifiante, serait métapsy-
chologiquement sous tendue par une forme « extrême » d’identification projec-
tive. Elle serait utilisée quand le déplaisir, la culpabilité voire la détresse, issus
d’une situation relationnelle susceptible de réactiver des traumatismes primaires
non subjectivés (Roussillon, 1999), sont excessifs pour pouvoir être traités sur le
plan intrapsychique et de fait nécessitent l’éjection, l’expulsion dans un autre
ainsi contrôlé, manipulé, maltraité. L’adolescence constitue de façon « privilé-
giée » cette situation où, du fait de la multiplicité des tâches psychiques à accom-
plir, le psychisme, en particulier dans le cadre de la réactivation de la position
dépressive (Diatkine, 1985) peut être confronté à un excès de souffrance
JEAN-YVES ChAGNON – IDENTIFICATION À L’AGRESSEUR 131
ET IDENTIFICATION PROJECTIVE À L’ADOLESCENCE

psychique persécutive ou dépressive nécessitant le recours à ce que j’appellerai


l’identification projective à l’agresseur.
Je ne reviendrai pas longuement sur la définition de l’identification projective
dont les développements et les acceptions sont innombrables tant chez les
kleiniens que les non kleiniens d’ailleurs (Ségal, 1964 ; hinschelwood, 2000 ;
Ciccone, 1999 ; Athanassiou-Popesco, 2008). On sait que l’identification projec-
tive est un « terme introduit par Mélanie Klein pour désigner un mécanisme qui
se traduit par des fantasmes, où le sujet introduit sa propre personne (his self) en
totalité ou en partie à l’intérieur de l’objet pour lui nuire, le posséder et le
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contrôler » (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 192). Indissociable du système
conceptuel kleinien et en particulier de la théorisation de la position schizo-
paranoïde qui rend compte des processus de défense contre l’angoisse issue de
la pulsion de mort puis contre l’angoisse de perte d’objet, l’identification projec-
tive désigne donc un mécanisme par lequel le Moi expulse hors de lui les
expériences intolérables en se clivant lui-même et en projetant ces parties clivées
dans les objets extérieurs. Dès lors ceux-ci seront identifiés avec les parties
« mauvaises » de la personne propre et redoutés en tant que tels. Après M. Klein,
Bion (1967) contribuera à différencier une identification projective pathologique,
encore dite intrusive, qui consiste en une évacuation violente d’états d’esprit
douloureux pour obtenir un soulagement immédiat et en une intrusion fantas-
matique dans un objet pour le contrôler, d’une forme de communication non
symbolique par laquelle une personne ressent ce qu’en éprouve une autre. Ce
mécanisme sous-tendrait l’empathie, soit la capacité à se mettre à la place de
l’autre. La différence entre expulsion et communication est cruciale en raison de
ses incidences sur la pensée ; enfin ajoutons que dans l’identification projective
la séparation entre sujet et objet est abolie. Plus tard D. Meltzer (1984) montrera
que l’identification projective peut également s’effectuer à un objet interne
incorporé. L’identification projective s’oppose ainsi dialectiquement à l’identi-
fication introjective qui résulte du deuil réussi, impliquant séparation, renonce-
ment, et symbolisation du manque ; elle peut être considérée comme la forme la
plus courante d’identification narcissique. « Le passage de l’identification narcis-
sique (projective) à l’identification introjective est conditionné par l’élaboration
de la position dépressive, dont la réussite sous la prédominance des pulsions
libidinales permet de renoncer au recours massif à l’identification projective
avec l’objet qui était auparavant utilisée pour dénier la reconnaissance de la
séparation avec les angoisses qui les accompagnent » (Bégoin, 1984, p. 488).

ILLUSTRATION CLINIQUE

Un cas clinique dramatique, assez complexe car impliquant des phénomènes


de répétition sur plusieurs générations, illustrera mes propositions. Il s’agit d’un
132 TOPIQUE

infanticide commis par un adolescent de 16 ans sur la personne de sa cousine de


2 ans ½ confiée à la garde de sa mère. David maltraitera à coups de poings et de
coups de pieds Aurélie, sa cousine, avant de tenter de l’étrangler et la laisser dans
un état comateux : elle décédera quelques jours plus tard à l’hôpital. David est
mis en examen du chef de violences volontaires ayant entraîné la mort sans
intention de la donner (juridiquement ce n’est pas un meurtre ce qui aurait signé
l’intention de tuer) et incarcéré en maison d’arrêt où je le rencontre dans un cadre
d’expertise psychologique. La mère est également mise en examen pour « non
dénonciation de crime » et « non-assistance à personne en péril » et le magistrat
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instructeur, conscient de la dimension « familiale » du crime, me nomma pour
les deux expertises.
David est le 2e enfant d’une fratrie nombreuse (dont 2 enfants décédés) issue
de 3 hommes différents et d’une mère défavorisée sur les plans médico-psycho-
social. Garçon au physique harmonieux il présente une mimique peu expressive,
peu souriante, figée et cette caractéristique s’accompagne d’une grande pauvreté
expressive verbale et d’une répression affective majeure. C’est d’ailleurs ce qui
avait énormément surpris la police lors des interrogatoires, l’immense détache-
ment et froideur avec laquelle il avait rapporté les faits, ce qui avait été rattaché
à une absence totale d’empathie et de compassion pour sa victime. Nous nous
trouvons face à des défenses de l’ordre du gel affectif, de la coupure émotion-
nelle, de l’alexityhmie, défenses post-traumatiques particulièrement bien décrites
par les auteurs contemporains qui se sont intéressés aux fonctionnements non
névrotiques à expression comportementale, agie, délinquante ou non, et à
expression psychosomatique. De fait ses propos sont souvent factuels, opéra-
toires, collés à l’événement et banalisés/banalisants, l’imaginaire étant peu
disponible, sinon vacuitaire. D’efficience intellectuelle limite David a connu des
difficultés d’apprentissage dès le CP et il a été orienté en CLIS et suivi par un
SESAD. Au moment des faits il était en SEGPA et devait entamer un stage en
menuiserie. Le déplaisir de travailler scolairement, de lire et au-delà de penser
est majeur et ancien, signe d’une structuration défaillante des régulations secon-
daires (sublimation, plaisir de fonctionnement mental) pesant sur son estime de
soi. Par contre, avec ses mots à lui, et sur incitation, il dira son angoisse persécu-
tive d’agression ou encore son anxiété dite de performance sous tendues par la
honte, justifiant ainsi un évitement social d’ordre phobique et le repli sur soi,
son univers familial (peu de copains, de copines, de sorties, de loisirs). Il
semblait se cantonner dans des attitudes passives ou d’attente prudente contraires
aux habituelles attitudes d’expansion narcissique adolescente (il ne conteste pas
le régime carcéral, ne montre pas d’animosité). Sur question il évoquera des
phobies infantiles conséquentes sous tendues par l’angoisse de séparation, très
mal élaborée, en particulier faute de tiers séparateur interne/externe aimé et
source d’identification secondaire valable. En contrepartie de cette « timidité »
qu’il dit le caractériser il se dépeint comme « nerveux », c’est-à-dire agressif avec
JEAN-YVES ChAGNON – IDENTIFICATION À L’AGRESSEUR 133
ET IDENTIFICATION PROJECTIVE À L’ADOLESCENCE

ses petits frères avec lesquels il partageait sa chambre et sur lesquels il pouvait
parfois se déchaîner.
Les parents de David ont divorcé quand il avait 7 ans et comme on peut s’y
attendre il n’a rien à dire sur cette séparation à l’image du fonctionnement
familial. S’il en demandait les raisons à sa mère celle-ci lui répondait demande
à ton père et vice versa. Dans la représentation personnelle qu’il a du fonction-
nement familial, on ne parle pas des sujets qui fâchent, on les évite, on réprime
leur pensée, les émotions qui s’y rattachent restent irreprésentables. Dans l’entre-
tien il ne montre aucune agressivité, aucune révolte à l’égard de la mère ou du
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père mais dans une audition il rapportera avoir des doutes sur le fait d’être aimé
et sur la place qu’il pouvait avoir dans la famille. Par contre il est plus véhément
à l’égard de son beau-père, qui semblait avoir la main leste, avec lequel il avait
des conflits d’une grande banalité et qu’il accusait de lui mettre la pression et
d’avoir tous les droits.
Les faits se sont déroulés sur plusieurs semaines pendant le temps où la
fillette était à la garde de la mère, essentiellement le week-end. Dans la quinzaine
précédant le drame David avait été « placé » par sa mère sans beaucoup d’expli-
cations chez des gens quasi inconnus de lui mais habitant près de son lieu de
stage et en fin de 2e semaine il semble avoir été temporairement « oublié » par
celle-ci le vendredi soir alors qu’elle devait venir le chercher. Il peine évidem-
ment à expliquer les faits mais ne fuit pas pour autant le questionnement que je
lui impose. La psychocriminologie moderne insiste sur l’importance de la prise
en compte des modalités du passage à l’acte car c’est à travers les modalités
factuelles de celui-ci que peut se « dire » quelque chose des expériences subjec-
tives non symbolisées mais en quête de signifiance. Ces actes ont du sens au
double sens de signification (non symbolique) et de direction, d’adresse à l’autre
fut-ce une relation parasitaire ou destructrice. Je lui demande donc comment il
les comprend : c’est que je la tapais, j’avais des pulsions, à chaque fois que je la
voyais, ça me donnait envie de la taper. Ceci rejoint ce qu’il disait dans ses
dépositions : « à chaque fois que j’étais énervé ça me donnait envie de tirer sur
elle, d’aller sur elle pour la taper. J’étais attiré vers elle pour la taper, pourquoi
je sais pas ». Que faisait-elle de particulier ? Elle faisait rien, elle était sage, elle
parlait pas trop, elle avait deux ans. Avec ces sujets on ne peut « attendre » une
impossible mise en mots spontanée, il faut leur proposer une « pragmatique de la
mentalisation » (Ciavaldini, 1999), c’est-à-dire les aider à « toucher » leurs sensa-
tions, leurs vécus émotionnels précédant ou accompagnant les passages à l’acte
puis à trouver les représentations préconscientes – les mots – pour dire ce qui
échappe à la mentalisation consciente. J’insiste donc : pourquoi cette envie de
la taper ? Que ressentait-il face à elle ? Sa façon de faire, son physique, son
visage que j’aimais pas. Ses façons de faire m’énervaient. Les expressions de
son visage. C’est-à-dire ? Son air malheureux, de chien battu. Inspirait-elle la
pitié ? Oui un peu. De la jalousie ? Non j’étais pas jaloux mais j’avais de la rage.
134 TOPIQUE

Elle souriait pas. Comment cela se passait-il ? Avant je la tapais un peu, mais
pas comme ce que j’avais fait maintenant – il veut dire avant sa mort qui semble
toute proche –, c’est la première fois que ça m’arrive, j’avais jamais eu d’achar-
nement comme ça avant. Sur le coup j’ai ressenti de la chaleur et je me suis jeté
et acharné sur elle (?) Je l’ai tapée à coups de poings et coups de pieds. Je l’ai
étranglée aussi. Qu’a-t-il ressenti ensuite ? Pas grand-chose sur le coup. Et
maintenant ? C’est nul. Quand j’y pense c’est bizarre de pas y avoir repensé
avant (il veut probablement dire de ne pas avoir eu de signal avertisseur). J’ai
honte parce que c’est une petite fille, je regrette aussi.
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Dans ses dépositions il dira qu’il ressentait du « chaud » et ensuite un « vide »
dans sa tête, exprimant ainsi l’aspect économique de décharge de la tension
interne suscitée par la perception de « l’air de chien battu » d’Aurélie, c’est-à-
dire au fond par la perception d’un enfant impuissant, en détresse qu’il cherche
à faire taire, à écraser, par sa violence. On peut faire l’hypothèse qu’à un premier
niveau il ne supporte pas le comportement d’Aurélie qui sollicite la pitié c’est-
à-dire le lien consolateur avec sa mère et, dans sa logique « primaire » et
envieuse, le déprive lui d’un lien privilégié avec elle. Mais à un second niveau je
ferais l’hypothèse qu’Aurélie réactive et figure pour lui quasi hallucinatoirement
ses propres « parties » infantiles en détresse (malheureuse, non souriante,
assimilée à du féminin), ses noyaux traumatiques infantiles clivés issus du
commerce relationnel précoce défaillant avec la mère ayant en partie pesé sur
son développement psychique. En s’en prenant à Aurélie, comme à un moindre
degré il s’en prenait à ses frères et sœurs, il s’en prendrait à cette « partie »
traumatique qu’il évacue et fait taire en « l’écrasant ». La « logique » inconsciente
du passage à l’acte (Roussillon, 2002) vise donc à restituer au sujet un sentiment
de toute-puissance inversant le sentiment d’impuissance issu des traumas
primaires puis des conditions de vie difficile, impuissance majorée par la non
réussite scolaire et les déficits narcissiques consécutifs. Le mécanisme d’identi-
fication à l’agresseur (son beau-père, sa mère) paraît bien sous tendu par l’iden-
tification projective : « le sujet s’identifie projectivement à un autre (qui l’a
maltraité) pour faire subir à un troisième objet, lui-même dépositaire de sa propre
partie infantile victime, le même sort qu’il a subi précédemment » (Ciccone,
1999, p. 109).
Mais j’irai ici plus loin en proposant l’hypothèse selon laquelle David agit
en quelque sorte par « procuration » certains processus psychiques de sa mère :
David expulserait et évacuerait non seulement « sa » souffrance dans Aurélie,
devenue objet et réceptacle familial excrémentiel, mais également la souffrance
de sa mère (ou la partie souffrante de celle-ci) à laquelle il serait projectivement
identifié. J’ai ainsi eu l’occasion de rencontrer cette femme, toujours dans un
cadre expertal, et celle-ci va révéler une répétition transgénérationnelle saisis-
sante.
La mère de David, Madame A., est une femme dont les vicissitudes de l’his-
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ET IDENTIFICATION PROJECTIVE À L’ADOLESCENCE

toire, elle-même assez catastrophique, ont grevé l’organisation de son fonction-


nement psychique, de sa personnalité et pesé sur l’exercice de sa conjugalité puis
de sa parentalité. Elle présente des modalités de fonctionnement mental de statut
« limite », marquées par un évitement phobique de toute conflictualité interne et
externe, évitement de l’agressivité qui, retournée contre elle, la contraint à
occuper des positions masochistes morales (destinée malheureuse) voire parfois
plus érogènes. Cette incapacité anti-ambivalancielle à assumer et à disposer
d’une certaine quantité d’agressivité l’empêchant de dire « non » et de dispenser
une autorité mesurée et limitante, repose sur une angoisse dépressive de perte
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d’objet et une crainte d’effondrement d’une représentation idéalisée et sacrifi-
cielle d’elle-même.
Issue elle-même d’une famille « à problèmes multiples », mal investie par ses
parents en tant que fille, elle fut confiée, alors que ses frères restaient à la maison,
du jour au lendemain et sans explications à une « tante » en mal d’enfants qui la
maltraita de ses 6 ans à sa majorité. Elle se marie alors avec le premier homme
venu qui la sort de son enfer mais elle quitte une servitude pour une autre, celle
des maternités successives dont la fonction antidépressive est manifeste. Pour
autant son dévouement maternel (elle parle constamment de sacrifice) s’avérera
de piètre qualité. Phobique des contacts elle ne peut prendre ses enfants dans ses
bras ce qu’elle identifie bien comme répétition de son passé carentiel. Paradoxa-
lement en apparence ce trop peu « d’amour » maternel dans le registre corporel
(et verbal : leur parler) s’accompagne d’une vive angoisse justifiant une surpro-
tection anxieuse à l’égard des enfants, surprotection limitant l’autonomie et le
contact avec des tiers. La difficulté foncière à élaborer l’absence, la séparation,
qui équivalent pour elle à une perte radicale sinon à la mort, fait qu’elle ne peut
être avec ses enfants (elle ne peut les materner tendrement) ni sans (elle ne peut
les laisser s’autonomiser, s’éloigner d’elle d’où la difficulté à faire preuve
d’autorité ou à accepter celle de son concubin, c’est-à-dire à véhiculer un
message de castration par le père) ce qui en faisait une mère très inadéquate tant
dans le registre du « maternage » que dans celui de l’éducation.
Concernant les faits, il faut revenir au motif du « placement » d’Aurélie chez
Mme A., qui rappelle singulièrement le sien. Aurélie est la fille de son frère cadet
et elle avait déjà eu l’occasion de la recueillir face aux difficultés du couple dont
plusieurs enfants avaient déjà été retirés par les services sociaux : ce « place-
ment » survient là encore sur un fond de carences d’investissement parental, de
franche misère psychologique voire de maltraitance des enfants. Dans ces condi-
tions, Aurélie était déjà perturbée dans son développement psychique : à 2 ans
½ elle parlait peu ou mal, elle suivait sa tante partout par vraisemblable angoisse
de séparation pathologique, elle pleurait dès qu’elle la voyait partir et enfin dès
qu’elle voyait David. Il s’agit là d’indéniables signes de souffrance psychique
tant liés à de mauvaises conditions relationnelles précoces que réactionnelles
aux mauvais traitements subis par David.
136 TOPIQUE

Elle confirme que David fut un enfant « difficile », mais elle tend à le
minimiser oscillant entre reconnaissance et méconnaissance des réalités ainsi
déniées. Elle reconnaît que David brutalisait Aurélie, mais devant l’évidence des
déclarations de son fils à la police, non pour l’avoir perçu elle-même, ce qui
renvoie à une cécité psychique majeure. Par contre elle nie avoir vu des signes
physiques, des bleus, sur le corps d’Aurélie, se réfugiant derrière le fait qu’elle
ne s’en occupait pas, laissant ce soin à sa fille aînée, ce qui une fois de plus
démontre sa carence d’investissements maternels tendres.
L’élément troublant dans ce dossier vient du fait de cette cécité mais surtout
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du fait qu’après avoir « oublié » son fils et déclenché comme nous l’avons vu
une certaine fureur, non parlée, elle lui confie Aurélie et s’absente ainsi que les
autres membres de la famille. C’est lors de cette absence que David, qui recon-
naîtra avoir maltraité régulièrement Aurélie les week-ends précédents,
commettra les derniers gestes qui seront finalement fatals à la fillette. Mais une
fois revenue Mme A. ne semble pas immédiatement prendre conscience de la
situation (elle pensait qu’Aurélie comateuse était endormie) et elle ne l’amènera
à l’hôpital que le lendemain. Qui plus est, elle tentera de maquiller les faits en
accident en organisant au niveau familial une version accidentelle qui sera vite
éventée d’où sa mise en examen. Questionnée sur cette tentative de maquillage
de la réalité elle dira avoir voulu protéger (s)on fils. Je ne pensais pas qu’elle
allait partir (?) Je n’arrive pas à dire décès, mort. J’emploie le terme « partir ».
Pour moi Aurélie et mon père sont pas morts. Y’a que ma tante qui est morte.
J’appelle les enfants de mes amis Aurélie. On ne saurait mieux dire son inapti-
tude au deuil (et donc à la séparation) et son déni des réalités qui finit par confu-
sionner les événements et les identités.

REPRISE ThÉORIQUE

Mon hypothèse est donc que le passage à l’acte infanticide de David est
induit (et on peut se demander à quel degré de « conscience ») par sa mère qui
tout à la fois suscite son angoisse et sa rage destructrice en l’abandonnant
momentanément puis en le « laissant » ensuite agir dans un quasi accord muet
soutenu par sa cécité vis à vis de l’état d’Aurélie, ce qui reproduit à un degré
moindre son propre passé. Ainsi David « agirait », par le biais de l’identification
projective à l’agresseur, non seulement pour son propre compte, mais également
par procuration, les processus traumatiques, maltraitants et « meurtriers » de sa
mère. Aurélie serait pour cette dernière la fillette haïe d’un frère haï mais égale-
ment, son double, l’enfant maltraitée en elle dont elle ne peut se dégager et qui
la persécute intérieurement, alors que David est projectivement identifié à
certains objets internes de sa mère, en particulier les parents maltraitants de celle-
ci. J’ai bien conscience du caractère osé de cette hypothèse qui peut tout aussi
JEAN-YVES ChAGNON – IDENTIFICATION À L’AGRESSEUR 137
ET IDENTIFICATION PROJECTIVE À L’ADOLESCENCE

bien renforcer la déresponsabilisation et donc la désubjectivation de l’intéressé.


Pourtant la répétition transgénérationnelle des phénomènes de maltraitance et
des traumatismes visant le retournement passif/actif, la maîtrise de la situation et
la vengeance sur l’objet est maintenant bien cernée et a donné lieu à de
nombreux travaux. La caractéristique du cas présenté ici tient au fait que la
répétition de la maltraitance « saute » une génération et que la transmission inter-
subjective (ou mieux transubjective) se double d’une induction qui pousse à la
répétition traumatique. Logique individuelle et logique maternelle (et au-delà
familiale) s’entremêlent, entre autres du fait des confusions identitaires générées
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par les identifications narcissiques (projectives) à l’œuvre : dans ces familles on
ne sait plus qui est qui, ce qui est à qui, protection bien illusoire et cruelle contre
l’angoisse omniprésente de perte et le deuil, tant de l’objet que d’une représen-
tation idéalisée de soi. Le trouble identitaire se double dès lors d’une plus grande
difficulté de contenance de la violence, fondamentale ou non, qui prend la valeur
paradoxale d’une défense identitaire (Jeammet, 1997).
Pour nous résumer sur un fond de pathologie transgénérationnelle où se
transmettent carence de soins (défaut d’investissement tendre) et maltraitance, le
sujet se construit dans un inachèvement structural œdipien. Les pulsions ne sont
pas ou peu représentables alors que les traumatismes cumulatifs créent des
brèches narcissiques colmatées par déni-clivage, mécanisme enté (hanté ?) sur
l’environnement. À l’adolescence, qui confronte habituellement à une double
tâche d’intégration de l’identité sexuée et de modification des liens aux objets
parentaux, obligeant un remaniement des identifications, tâche aujourd’hui
subsumée sous le concept de subjectivation, les brèches se ré-ouvrent alors que
le potentiel pulsionnel pubertaire, violent par essence, cherche une voie
d’expression. Ici une conjoncture environnementale singulière, l’arrivée d’un
nouvel enfant (déjà souffrant), alors que l’adolescent doit investir une activité
destinée à terme à l’autonomiser, joue un rôle de catalyseur. Elle signifie l’iné-
luctabilité du détachement mère-fils compliqué du fait de la dépendance inéla-
borée, de la douleur persécutive du deuil pour lui et sa mère. Un premier
mécanisme d’identification projective expulsif vise à projeter la souffrance
dépressive dans la fillette. Mais le retour du projeté dans le regard de celle-ci
fonctionne comme une menace psychotisante mettant à mal le déni-clivage de la
détresse. Un deuxième mécanisme d’identification projective à l’agresseur,
combinant l’objet interne de l’adolescent et ceux de sa mère, fait que celui-ci se
dépersonnalise et se déshumanise, perd ses capacités identificatoires
empathiques, et devient (entre dans la peau d’) un bourreau omnipotent visant
la récupération narcissique par l’écrasement identitaire de la victime. Tout ceci
dans un en deçà des représentations et de la mentalisation (le chaud et le vide, la
pression) mais à un niveau sensorimoteur primitif celui du contact peau à peau
défectueux.
Ciccone (1999) a livré une étude quasi exhaustive de ces phénomènes de
138 TOPIQUE

transmission psychique inconsciente via le processus d’identification projective


individuelle ou encore mutuelle, forme par excellence d’identification dite
narcissique, qui brouille les identités, à la différence de l’identification introjec-
tive qui garantit les limites, les frontières sujet/objet et permet une réappropria-
tion subjectivante. D’autres auteurs ont suggéré la nécessité d’approfondir voire
de proposer d’autres concepts que l’identification projective qui suppose selon
eux des « contenus » mentaux, ce qui ne rendrait pas suffisamment compte des
processus en jeu ici. Ainsi de la notion « d’identification projective opératoire »
(Toutenu, 2003), qui désigne une échappée du psychique vers le corporel concret
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et donc un échec de l’identification projective « ordinaire », ou encore de la
notion « d’engrènement » utilisée par Racamier (1995) à propos de certains
modes de fonctionnement familiaux incestuels : « L’engrènement est ce
processus par lequel les rouages d’une psyché semblent se mettre en prise directe
sur ceux d’une autre sans que puissent intervenir ni les intermédiaires fantasma-
tiques ni les médiations familiales, ni même enfin les médiations culturelles (…)
Alors que dans l’identification projective ce sont des sentiments et des émotions
dont le sujet se débarrasse et qu’il fait éprouver à l’autre, l’engrènement est de
l’ordre de l’agir, du faire agir : c’est une sorte de circuit interactif qui s’instaure,
faisant abstraction de toute pensée. » (Defontaine, 2002, p. 189). Plus récem-
ment C. Balier et A. Ciavaldini (2008) ont proposé le concept d’ « a-projection »
pour désigner une forme de projection, non pas d’objet au sens objectal, mais d’
« une charge explosive concentrée, à la recherche d’une extériorisation » (p.141),
et ce dans les cas de violence sexuelle et/ou meurtrière où le « recours à l’acte »
est conçu comme un acte de survie psychique protégeant le sujet d’une désinté-
gration narcissique et d’une menace d’inexistence. On pourrait objecter, quel
que soit l’apport évident de ces descriptions et de ces nouveaux concepts, qu’ils
mésestiment le fait que l’identification projective pathologique rend compte de
processus d’une extrême concrétude, les objets internes projetés n’étant juste-
ment pas des contenus mentaux faits de représentations symboliques mais des
conglomérats concrets poussant à l’agir, au faire agir.
Quoiqu’il en soit, il m’a semblé que les concepts d’identification à l’agres-
seur Ferenczien et A. Freudien pouvaient être complétés sous cette angle kleinien
et post-kleinien, et rendre compte, à l’adolescence en particulier, de ces phéno-
mènes obscurs de prise d’identité d’un autre, donc de désubjectivation, pour
sauver paradoxalement la subjectivité d’une désorganisation plus massive.

Jean-Yves ChAGNON
10, rue de la vallée
18230 St Doulchard
jean-yves.chagnon@libertysurf.fr
JEAN-YVES ChAGNON – IDENTIFICATION À L’AGRESSEUR 139
ET IDENTIFICATION PROJECTIVE À L’ADOLESCENCE

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Jean-Yves Chagnon – Identification à l’agresseur et identification projective à l’adoles-
cence. À propos d’un cas

Résumé : L’article traite de l’identification à l’agresseur telle que décrite par S.


Ferenczi et A. Freud. L’auteur propose de la considérer comme une forme particulière
d’identification projective pathologique, une identification projective à l’agresseur, sus-
ceptible d’être utilisée à l’adolescence face aux difficultés de traitement de l’excitation
pulsionnelle et à la réactivation de la position dépressive. Un cas clinique de pathologie
transgénérationnelle impliquant une répétition de la maltraitance sert d’illustration.
Mots-clés : Identification à l’agresseur – Identification projective – Adolescence –
S. Ferenczi – A. Freud – M. Klein.

Jean-Yves Chagnon – Identification with the Aggressor and Projective Identification in


Adolescence. A Case in Point.

Summary : This article examines the question of identification with an aggressor as


described by S. Ferenczi and A. Freud. The author explores this question as a particular
form of pathological projective identification, projective identification with the aggressor,
used by adolescents to face difficulties dealing with drive excitation and the reactivation
of depressive positions. A clinical case of trans-generational pathology involving repeated
abuse illustrates this hypothesis.
Key-words : Identification with the Aggressor – Projective Identification –
Adolescence – S. Ferenczi – A. Freud – M. Klein.

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