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Inconscient et Surréel, ou « le monde tangent au réel » (A.

Artaud)
Nicole Geblesco
Dans Topique 2012/2 (n° 119), pages 25 à 34
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
ISSN 0040-9375
ISBN 9782847952179
DOI 10.3917/top.119.0025
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Inconscient et Surréel,
ou « le monde tangent au réel »
(A. Artaud)
Nicole Geblesco
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C’est durant la première guerre mondiale, celle qui fut appelée « grande »
parce qu’elle faucha tant de vies humaines et redessina les cartes géographiques
de trois continents, celle qui débuta en août 1914, que Breton en vint à connaître
les recherches de Freud. Étudiant en médecine, il fut incorporé au 17e régiment
d’infanterie en février 1915 et affecté en juillet 1916, à sa demande, au Centre
neuro-psychiatrique de St. Dizier, un établissement militaire où il restera
jusqu’en novembre. C’est là qu’il lira les ouvrages de Régis et d’hesnard et
découvrira les hypothèses freudiennes avec un enthousiasme qui ne se démentira
jamais. Mis en présence des malades, il s’affronte aussi à l’expression langa-
gière de la folie, une leçon qu’il n’oubliera pas.
Désormais convaincu de l’existence de l’inconscient, cette force psychique
décrite par Freud, le jeune poète va chercher à en mettre l’énergie au service de
la création des images verbales et plastiques. Il tient l’inconscient pour le moteur
de « la faculté merveilleuse (…) d’atteindre deux réalités distantes et de leur
rapprochement tirer une étincelle1 ». On entend là l’écho des échanges de 1917
avec Pierre Reverdy.
Cet accouplement-choc qui fait image, Breton et ses amis – Soupault,
Aragon, Éluard, tous acquis pendant la guerre – vont tenter dès la fin de celle-ci,
dès 1919, de l’arracher à leur inconscient grâce à l’écriture automatique. Quand
par-delà l’aventure dadaïste Crevel, Péret et Desnos auront rejoint le groupe
réuni autour de Breton, s’ajouteront aux expérimentations le sommeil hypno-

1. « Max Ernst » in Les pas perdus (1924) ; Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1988, t. I, p. 245-246.

Topique, 2012, 119, 25-34.


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tique et le rêve, les jeux du « cadavre exquis » et l’intérêt pour les dessins issus
de l’automatisme. Littérature s’efface au profit de La Révolution surréaliste.
Nous sommes en 1924.
Mais, au vrai, dans toute cette activité, de quel « inconscient » s’agit-il ? Que
recouvre exactement ce vocable pour Breton, lecteur indirect de Freud, ou pour
le fondateur de la psychanalyse ?
Freud, lui, s’en est expliqué clairement dans Die Traumdeutung parue à
Vienne en 1900 mais qui ne sera traduite en français sous le nom de La science
des rêves 2 qu’en 1926 :
« Il faut, comme l’a dit Lipps 3, voir dans l’inconscient le fond de toute vie
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psychique. »
Mais Freud va se distinguer de son prédécesseur. L’inconscient de Lipps, pas
plus que l’inconscient des philosophes, n’est l’inconscient freudien. Pour Freud,
le terme recouvre deux systèmes psychiques très différents. Le premier, celui
auquel Freud réservera l’appellation d’inconscient, « ne peut en aucun cas
parvenir à la conscience ». Le second, auquel Freud donne le nom de « pré-
conscient » (Vorbewusst) aura accès à la conscience mais seulement « quand ses
excitations se sont conformées à certaines règles 4 ».
C’est donc dans un système psychique intermédiaire entre « inconscient »
proprement dit (Unbewusst) et conscience (Bewusstsein) que, dans cette visée,
s’opèrent les jonctions entre mouvements pulsionnels et traces mnémiques
(mnésiques) de mots ou de choses. Les élans pulsionnels se travestissent ou se
masquent en quelque sorte au cours de cet accolage aux traces perceptives, et
cela afin que l’excitation ne se trouve pas interdite à la conscience en tant que
facteur de déplaisir.
On saisit le malentendu : ce qui pour Breton surgit directement du désir incons-
cient sous forme de rêve ou d’image poétique est tenu pour Freud pour le résultat
d’un premier tri dans l’instance intermédiaire, d’un travail psychique antérieur à
toute saisie, un travail psychique au moyen duquel l’excitation pulsionnelle incons-
ciente s’habillera en représentation pré-consciente. Ce qui paraît au poète une
création spontanée et immédiate, jaillie toute nue des profondeurs, est en réalité,
selon Freud, issu d’un labeur psychique complexe. Même l’écrit ou le dessin
obtenu par automatisme, même le rêve, ne constituent que des dérivés de l’excita-
tion pulsionnelle, ses substituts. Aucune prise directe d’un élément inconscient
n’est possible. Seul le pré-conscient fournit des représentations.
D’où l’impossibilité pour Freud de comprendre à quoi les surréalistes veulent
en venir avec leurs tentatives ; d’où la déception de Breton lors de sa visite à

2. La science des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1926.


3. Grundtatsachen des Seelenlebens, Bonn 1883. Cf. L’interprétation des Rêves (Freud, 1900)
trad. réalisée par D. Berger, Paris, PUF, 1967 (5e éd. 1980), p. 520.
4. L’interprétation des Rêves, ouvrage cité (éd. 1980), p. 522.
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OU « LE MONDE TANGENT AU RÉEL » (A. ARTAUD)

Vienne en 1921, d’où l’étonnement que lui avoue Freud recevant un exemplaire
des Vases communicants (1932). Pour le maître de Vienne, il est des vases qui
ne communiquent pas, la conscience et l’inconscient par exemple. S’il admet
que les désirs secrets de l’artiste puissent inspirer celui-ci, c’est qu’ils suggèrent
au créateur une fantasmatique où domine le principe de plaisir, sans plus. Certes,
Freud cite Goethe et Schiller mais c’est à la science qu’il attribue la faculté de
sublimer la vie pulsionnelle.
On le constate : il y a alors impasse entre le savant viennois et le poète
français5.
Pourtant, il y aura bien fécondation réciproque entre surréalisme et psycha-
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nalyse mais plus tard et sans que jamais Freud et Breton ne se revoient.
Breton évoluera le premier.
En mars et avril 1935, il prononce à Prague deux conférences dans lesquelles
il revient sur la nature et le rôle de l’inconscient6.
Dans Position politique du surréalisme, il reprend certains passages des
Vases communicants, ouvrage resté pour Freud une énigme, et remarque : « dès
qu’on observe (…) une minute de souffrance », on la découvre faite « des bulles
troubles qui se lèvent à toute heure du fond marécageux de l’inconscient de
l’individu. » Pour intégrer à « l’être collectif » un individu débarrassé de « ces
germes corrupteurs », il faut accepter « de réhabiliter l’étude du moi.7»
L’être collectif ? Nous y reviendrons. Pour l’instant, restons-en à la néces-
saire étude du moi. Breton va expliciter sa pensée :
« “Plus de conscience”, tel est en effet le mot d’ordre que nous aimons par
excellence retenir de Marx (…). Plus de conscience du social toujours mais aussi
plus de conscience psychologique. »
Et comment l’acquérir, cette conscience psychologique ? En se référant à
Freud, spécialiste en la matière, et Breton de le citer :
« à la question : “Comment quelque chose devient-il conscient ?” on peut,
dit Freud, substituer avec avantage celle-ci : “Comment quelque chose devient-
il pré-conscient ?”. Réponse : « Grâce à l’association avec les représentations
verbales correspondantes », et un peu plus loin, il précise : « Comment pouvons-
nous amener à la (pré)conscience des éléments refoulés ? En rétablissant par le
travail analytique ces membres intermédiaires pré-conscients que sont les souve-
nirs verbaux.8»
Breton a lu Freud désormais et non les seuls Régis et hesnard. « Le moi et le
ça » dont il cite ici des passages, figure dans les Essais de psychanalyse parus
en 1927 chez Payot dans une traduction française de Samuel Jankélévitch. La

5. Cf. A. Breton, Œuvres complètes, t. II, 1992, p. 215.


6. Id., « Chronologie », p. XLIII.
7. Ibid., p. 430.
8. Ibid., p. 435-436.
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compréhension de la nature et de la fonction des trois instances, conscient, pre-


conscient et inconscient s’est, chez Breton, affinée et complétée. Et il conclut,
rappelant l’importance de la quête surréaliste :
« Or, ces représentations verbales, que Freud nous donne pour des “traces
mnémiques provenant principalement des perceptions acoustiques”, sont préci-
sément ce qui constitue la matière première de la poésie. “La vieillerie poétique,
confia Rimbaud, avait une grande part dans mon alchimie du verbe.” En particu-
lier, tout l’effort du surréalisme depuis quinze ans, a consisté à obtenir du poète
la révélation instantanée de ces traces verbales dont les charges psychiques sont
propageables aux éléments du système perception-conscience (comme à obtenir
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du peintre la projection aussi rapide que possible des restes mnémiques d’ordre
optique). Je ne me lasserai pas de répéter que l’automatisme seul est dispensateur
des éléments sur lesquels le travail secondaire d’amalgame émotionnel et du
passage de l’inconscient au pré-conscient peut valablement s’exercer. 9»
Breton a fait un pas vers Freud. Il distingue l’inconscient du pré-conscient.
Le contrôle conscient de l’auteur – faire sentir la charge émotionnelle contenue
dans les éléments trouvés par automatisme – est une élaboration secondaire. Il
demeure cependant une légère ambiguïté : pour le fondateur du Surréalisme, la
surréalité vient de l’inconscient et passe dans le pré-conscient sur les produc-
tions duquel l’élaboration secondaire s’exercera, soit. Mais cette surréalité est
saisie dans son passage au pré-conscient, pure en quelque sorte, cueillie par
l’automatisme à l’état d’élément de l’inconscient. Pour le fondateur de la psycha-
nalyse, il y aurait là erreur d’interprétation. C’est dans le passage du pré-
conscient à la conscience et non avant que l’auteur pourra saisir quelque chose
comme un surgeon de l’inconscient, une représentation, inconsciente certes mais
déjà re-présentation.
Il est toutefois encore un angle de vision où Breton se rapproche de Freud, à
savoir l’exploration des « terres immenses et presque vierges du soi» (N. B.
traduction de l’Es par Jankélévitch, devenue le ça de la terminologie psychana-
lytique actuelle). Reprenant l’essai de Freud dans la traduction de l’édition
française de 1927, Breton insiste sur la rationalité propre au psychisme humain :
les signes captés par l’automatisme sont déchiffrables, comme le rêve :
« Les signes en question ne sauraient être retenus pour leur étrangeté
immédiate ni pour leur beauté formelle et cela pour l’excellente raison qu’ils
sont déchiffrables. Je crois pour ma part avoir suffisamment insisté sur le fait
que le texte automatique et le poème surréaliste sont non moins interprétables
que le récit de rêve (…). Ce que je sais, c’est que l’art contraint depuis des siècles
à ne s’écarter qu’à peine des sentiers battus du moi et du super-moi ne peut que
se montrer avide d’explorer en tous sens les terres (…) du soi (N. B. du ça). 10 »

9. Ibid., p. 436.
10. Id., p. 438.
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OU « LE MONDE TANGENT AU RÉEL » (A. ARTAUD)

Contrairement aux dires des détracteurs tant de la psychanalyse que du


surréalisme, il n’est question ni pour le première ni pour le second de se livrer à
l’irrationnel. Au contraire, pour l’une comme pour l’autre, c’est d’inventorier
les richesses d’une rationalité aussi rigoureuse que la logique des philosophes et
des savants qu’il s’agit, mais d’une logique qui a son langage propre. De même
que l’on peut déchiffrer et comprendre les signes d’un énoncé algébrique sans
être obligé de recourir à l’expression verbale quotidienne, de même peut-on
déchiffrer et comprendre les représentations psychiques organisées en pensées
inconscientes dans les élaborations du pré-conscient. Il suffit d’en connaître les
règles syntaxiques et des éléments de vocabulaire.
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On le voit, étudiant la deuxième topique conçue par Freud pour rendre
compte des dynamismes psychiques, Breton a modifié sa position et s’est
rapproché de celle du viennois.
Freud va lui aussi se remettre en cause. Plus exactement, il va remettre en
cause sa conception de l’art, et cela à la suite de la visite d’un autre surréaliste ;
non pas un poète comme André Breton mais un peintre, Salvador Dali. Au lende-
main du passage de celui-ci, Freud écrit à Stefan Zweig ; nous sommes en juillet
1938, trois ans après les conférences de Prague :
« Comme critique, cependant, on pourrait toujours dire que le concept d’art ne
saurait être entendu que si le rapport quantitatif entre les matériaux inconscients et
l’élaboration pré-consciente se maintient dans une limite déterminée. 11»
Pesons chaque terme pour en comprendre la portée :
« Le rapport quantitatif » : on sait l’importance du facteur économique aux
yeux de Freud. Il s’agit donc bien d’un problème majeur.
« … entre les matériaux inconscients », c’est-à-dire des contenus du ça, le
psychique tout entier non encore différencié en Moi et en Sur-Moi. C’est l’ins-
tance qui fascine André Breton.
« … et l’élaboration préconsciente » : nous voilà au nœud central, au point
où le pulsionnel rencontre des représentations de choses et des représentations
de mots, c’est-à-dire des traces auditives et visuelles des perceptions ; le point
où, pourvu qu’elle ne suscite pas de déplaisir, le Moi et le Sur-Moi (le super-moi
de Breton à la suite de Jankélévitch) peuvent laisser passer jusqu’à la conscience
la représentation ainsi créé dans l’espace intermédiaire ou au contraire la refouler
dans l’impensable du ça, dans la partie silencieuse parce que vraiment incons-
ciente, de l’appareil psychique. Au principe économique s’est ajouté un topos, un
lieu mental où se déroule un premier tri entre les poussées libidinales ; une élabo-
ration, fût-ce dans une sorte de pénombre psychique.
Et ce travail doit se maintenir « dans une limite déterminée » : à l’irruption
des matériaux inconscients, le psychisme du créateur doit imposer une limite,

11. Cité in « Un psychanalyste défenseur du Surréalisme, A. R. W. James », in Mélusine


XIII, éd. L’Âge d’homme, Lausanne, 1992.
30 TOPIQUE

faire preuve de maîtrise du pulsionnel.


En d’autres termes, le concept d’art désigne dorénavant pour Freud un labeur
psychique singulier visant à garder sous contrôle – « dans une limite déter-
minée » – la quantité de données pulsionnelles parvenue à proximité de la
conscience sans toutefois s’y être totalement frayé un accès. Et cette maîtrise de
la dynamique pulsionnelle s’effectuera par l’intermédiaire des processus
verbaux, par « l’élaboration pré-consciente ». Les traces verbales investies par
l’élan pulsionnel deviennent ainsi l’outil du passage d’un topos psychique à un
autre, du pré-conscient au conscient. Désormais, pour Freud il y art quand il y a
choix, mesure, pensée. Nous voilà loin des premières conceptions freudiennes
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d’une œuvre d’art réduite à son contenu vu comme le pure fantasme personnel
de l’auteur, la forme, elle, relevant « du secret le plus intime du créateur » et l’ars
poetica demeurant un mystère (Freud, 1908). Loin aussi (Freud, 1929) de la
perception de l’art comme une « simple retraite devant les nécessités de la vie »,
en somme une « légère narcose »12.
La révolution surréaliste s’est imposée au fondateur de la psychanalyse et lui
a imposé une réflexion plus profonde. Sans peut-être se l’avouer, Freud s’est
rapproché de Breton.
Bien sûr, il faudrait pouvoir creuser davantage. Étudier ces passages des
Essais de psychanalyse – lus par Breton – où, dans « Le Moi et le Ça », Freud
scrute la formation et le rôle des traces mnémiques acoustiques et visuelles. Et
commenter cette phrase en apparence anodine et pourtant lourde de sens :
« à proprement parler, le mot prononcé n’est qu’une trace mnémique du mot
entendu. 13»
Il s’y cache toute une théorie du langage où Lacan retrouverait ses petits…
Mais cela excéderait le cadre de cet article alors qu’il nous faudra bientôt
conclure.
Et le Surréel ? me direz-vous. Justement nous y voici. J’avais dit devoir
revenir au dossier de « l’être collectif » face à l’individu. C’est précisément ici
que nous allons rencontrer le Surréel.
Comment cela ?
Chez Freud, nous avons interrompu notre lecture du Moi et du Ça (Freud,
1927) au moment où l’auteur, ayant disséqué les relations du narcissisme avec la
mélancolie, précise à propos du premier qu’il « emprunte aux influences du
milieu toutes les exigences que celui-ci pose au moi » abordant ainsi les rapports
qu’entretient l’individu avec son milieu de vie, touchant à ce qui appartient à

12. « Der Dichter und das Phantasieren » (1907-1908), trad. B. Feron in L’inquiétante étran-
geté et autres essais, Paris, Gallimard, 1990, p. 29 et 41-46. Et Malaise dans la civilisation, trad.
Ch. Et J. Odier, Paris, PUF, 1971, p. 26. Cf. aussi N. Geblesco, « Un dialogue Breton Freud » in
Recherches Poïétiques nos. 6-7, 1997, Presses Universitaires de Valenciennes, p. 82-87.
13. In Essais de Psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1967, p. 188.
NICOLE GEBLESCO – INCONSCIENT ET SURRÉEL, 31
OU « LE MONDE TANGENT AU RÉEL » (A. ARTAUD)

l’être singulier et à ce qui est l’apanage du groupe. C’est tout juste l’instant où
Freud voudrait étendre ses recherches jusqu’à « expliquer l’organisation libidi-
nale d’une foule », passant là encore de l’individuel au collectif.
Breton, lui, remarquera dans Situation surréaliste de l’objet, sa conférence
de Prague du 29 mars 1935 :
« Les créations apparemment les plus libres des peintres surréalistes ne
peuvent naturellement venir au jour que moyennant le retour à eux des “restes
visuels” provenant de la perception externe. »
Du milieu extérieur au créateur donc, comme dans la pensée freudienne il en
est de la formation de « l’idéal du moi », venu lui aussi du milieu où baigne le
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sujet. Et Breton continue :
« C’est seulement dans le travail de regroupement de ces éléments désorga-
nisés que s’exprime à la fois en ce qu’elle a d’individuel et de collectif leur
revendication. »
Préfigurant le Freud de la lettre à Zweig, il ajoute :
« Le génie éventuel de ces peintres tient moins à la nouveauté toujours
relative des matériaux qu’ils mettent en œuvre qu’à l’initiative dont ils font
preuve quand il s’agit de tirer partie de ces matériaux.14»
Nous retrouvons en définitive et chez Breton et chez Freud la même tension
entre individuel et collectif. Du sujet particulier au groupe social il y a des allers
et des retours dont témoignent autant « l’idéal du moi » que tout un chacun se
forge, parfois jusqu’à en devenir la victime, et l’œuvre d’art, conçue et exécutée
par une personne déterminée, à qui appartient la responsabilité de l’œuvre, mais
déterminée aussi en ce sens – nous jouons ici sur les mots – qu’elle subit
l’influence du milieu autant qu’elle l’influence.
C’est peut-être bien à ce croisement entre l’individuel et le collectif que nous
rencontrons le « Surréel », ce mot dont Breton laisse l’usage à d’autres, cette
« surréalité » dont Artaud affirme la présence lorsqu’il invoque « les forces qui
dorment derrière les formes », ce « monde tangent au réel » qu’il veut voir vivre
sur la scène du Théâtre Alfred Jarry15. En somme, le possible présent dans le réel
lui-même, la métamorphose incessante de ce qui est en ce qui peut advenir.
Mais, et c’est là tout l’enjeu de la dynamique entre l’individu et le monde
dont il est issu et dans lequel il réside, ce Surréel appartient-il à l’objet suscep-
tible à tout instant de mettre en action ses latences, ou bien cette mise en acte
est-elle le fait du regard que le sujet porte sur l’objet ? La métamorphose appar-
tient-elle à l’objet ou au sujet – au poète, au peintre – discernant et dévoilant
l’inédit, le futur dans ce qui se donne pour une finitude, un « seulement là » ?
Peut-on concéder à l’homme une faculté poïétique quant au Surréel ? Poïétique,
c’est-à-dire créatrice, ce penser et ce faire créateurs qu’explore un René

14. A. Breton, Position politique du surréalisme, op. cit., p. 491.


15. A. Artaud, « Théâtre Alfred Jarry » in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, t. II, p. 12.
32 TOPIQUE

Passeron, à la fois peintre et philosophe, tant dans ses œuvres plastiques que dans
ses écrits 16.
Ce « par-delà » l’individu restreint dans l’ici et le maintenant mais suscep-
tible de concevoir d’autres espaces et d’autres dimensions, ce surplus d’être où
le particulier s’universalise et l’universel se particularise, nous en trouvons le
souci et l’écho aussi bien dans la métapsychologie freudienne que chez les
surréalistes : c’est la phylogénèse face à l’ontogénèse, la phylogénèse évoquée
par Freud pour expliquer la présence chez l’homme d’aujourd’hui de formations
fantasmatiques ou de savoirs semblant appartenir à l’espèce humaine en évolu-
tion plutôt qu’à l’histoire personnelle de chacun – on songe à l’esclave savant
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du Ménon platonicien… C’est Breton aussi, reprenant à son compte l’Alchimie
du verbe de Rimbaud pour se tourner vers l’alchimie des alchimistes afin de
pénétrer plus avant dans les arcanes de la création poétique : la matière aurait-
elle des secrets aussi précieux au poète qu’au chimiste et au physicien ?
Une tension entre le su et l’insolite, l’ici et l’ailleurs qui hante autant Freud
que les surréalistes : une question que le réel pose sans trêve à la pensée de
l’homme sous mille et un aspects et où vibre ce que les surréalistes ont désigné
du mot de Surréel.
Tensions entre les instances psychiques au sein de l’appareil psychique lui-
même, tensions entre moi et non-moi, tensions entre « les désirs du cœur » et
« les moyens dont on dispose pour les satisfaire » – cette source du merveilleux
selon la superbe formule de Benjamin Péret – tensions entre moi et les autres,
entre les autres et moi, entre moi et moi. Tensions entre moi et le monde, mon
univers et l’univers.
Qu’est-ce que l’homme, celui du XXe siècle, comme celui du XXIe? Un pur
produit – de la nature, de la culture, des forces économiques ? ou un producteur ?
Faut-il le tenir pour passivement soumis aux lois qui régissent la matière
inanimée ou le vivant, ou bien est-il acteur et auteur, capable à la fois de
s’adapter à son milieu d’existence, de le modifier et de se modifier lui-même ?
Doit-il se limiter aux normes admises et voir ce que voit le groupe ou bien peut-
il se rendre disponible aux « forces qui dorment derrière les formes » ?
Songeons à Milan Kundera : « Et je ressentis de la peur. Peur de ce lamen-
table horizon, peur de ce lot. Je sentais mon âme se recroqueviller sur elle-même,
je la sentais reculer, et je m’effrayais à l’idée que, devant cet encerclement, elle
n’avait pas où s’évader. 17 »

16. R. Passeron a conduit le groupe et la revue le Surréalisme Révolutionnaire (un numéro


unique, en mars-avril 1948). Cf. L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Paris, Vrin,
1962 et 1980 ; La poïétique, Paris, Klincksieck, 1975 ; Recherches poïétiques, revue éd. par la
Société internationale de poïétique, t. I et sq. Cf. aussi Dictionnaire général du surréalisme sous
la dir. d’A. Biro et R. Passeron, Paris, PUF, 1982.
17. M. Kundera, La plaisanterie (1967), trad. fr. M. Aymonin, Paris, Gallimard, 1968 ; éd.
révisée, collection « Folio », 2011, p. 101.
NICOLE GEBLESCO – INCONSCIENT ET SURRÉEL, 33
OU « LE MONDE TANGENT AU RÉEL » (A. ARTAUD)

Comme le souligne avec gravité André Breton, « toute erreur dans l’interpré-
tation de l’homme entraîne une erreur dans l’interprétation de l’univers : elle est
par suite un obstacle à sa transformation. 18 »
Et c’est peut-être bien une erreur de cette sorte qui entraîna il y a vingt ans,
l’écroulement de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et, à sa suite
celui de tous les régimes instaurés dans l’Est européen 19. Il n’est pas impossible
non plus, qu’une « erreur dans l’interprétation de l’homme » soit également à
l’œuvre dans les ébranlements économiques, sociaux et politiques qui affectent
notre monde d’aujourd’hui.
Comment, maintenant comme hier et comme demain, connaître et se
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connaître, atteindre et s’atteindre, se reconnaître et s’y reconnaître ?
Ces interrogations qui touchent à l’inconscient et à la conscience, au réel, à
l’irréel et au Surréel ne sont-elles pas encore les nôtres ? Il y va de « l’émancipa-
tion de l’homme » certes, mais aussi bien de sa survie, ce qui est au fond la même
chose.

Nicole GEBLESCO
63, boulevard du Jardin Exotique
M. C. 98000 Monaco
photocopies@braquetti.mc (mention N. Geblesco)

Nicole Geblesco – Inconscient et Surréel, ou « le monde tangent au réel » (A. Artaud)

Résumé : Si Breton découvre avec enthousiasme les thèses freudiennes (1916), c’est
dans les écrits des docteurs Régis et hesnard. Sa conception de l’inconscient diffère de
celle de Freud dont l’œuvre ne sera traduite en français qu’une dizaine d’années plus tard.
D’où un malentendu entre le poète et le savant dont témoignent tant les visites du premier
au second en 1921 que les lettres de Freud à Breton à la réception des Vases communicants
en 1932. Ni Breton ni Freud, pourtant, n’en resteront là ! Comment et dans quelle mesure
leur réflexion propre rapprochera surréalisme et psychanalyse, c’est ce que ces pages s’at-
tachent à mieux cerner.
Mots-clés : Inconscient – Pré-conscient – Conscience – Surréalité – Surréel – Création
– Individu – être collectif – Sujet – Objet – Émancipation de l’homme.

18. A. Breton, Œuvres complètes, t. II, p. 430.


19. L’évocation de la notion freudienne d’inconscient fut interdite en URSS par décret (1931).
Le Dictionnaire des Beaux-Arts de l’URSS, Moscou, 1961, écrit du Surréalisme qu’il s’agit d’une
« tendance réactionnaire dans l’art des pays capitalistes contemporains s’appuyant sur la doctrine
idéaliste de Freud. (…) L’imagination perverse des surréalistes ne s’occupe que du monde des
rêves dénués de sens et monstrueux. » Cf. Dictionnaire général du surréalisme, op cit.
34 TOPIQUE

Nicole Geblesco – The Unconscious and the Surreal, or ‘the World as Tangential to Reality.’
(A. Artaud)

Abstract : Breton discovered Freud’s ideas with great enthusiasm in 1916 through the
writings of Doctors Régis and hesnard. Breton’s conception of the unconscious differs
from Freud’s whose works were only translated into French some ten years later. This fact
lies at the root of the misunderstandings between the poet and the psychoanalyst, as illus-
trated by the former’s visits to the latter in 1921 and Freud’s letters to Breton after the
publication of Vases Communicants (Communicating Vessels) in 1932. Neither Breton nor
Freud, however, let it rest there. This article explores the extent to which their own indi-
vidual thinking brought Surrealism and psychoanalysis into greater interconnection.
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Key-words : Unconscious – Pre-conscious – Consciousness – Surreality – Surreal –
Creation – Individual – Collective Being – Subject – Object – Emancipation of Man.

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