Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
RÉSUMÉ : Les auteurs présentent une discussion clinique des fonctions psy-
chiques du tchador, un vêtement en forme de voile porté en public par cer-
taines femmes iraniennes. S’inspirant du concept théorique du moi-peau élaboré
par Anzieu, les auteurs suggèrent que le tchador ne recouvre pas seulement le
corps – il peut servir d’enveloppe à la psyché et fonctionner comme une
deuxième peau pour le moi. La fonction maternelle du « holding » (tous les
moyens qui supportent le moi naissant de l’enfant) est symboliquement déplacée
sur tout vêtement qui « cache », « couvre », « voile », « habille » le corps.
À travers les médiations sensorielles et métonymiques, les fonctions « conte-
nantes » de la peau sont étendues aux vêtements, offrant ainsi une enveloppe
maternelle imaginaire à l’individu. Les vignettes cliniques présentées suggèrent
que pour certaines femmes iraniennes le tchador pourrait servir, d’un côté, de
second moi-peau, une sorte de bouclier contre le monde perçu comme intrusif ;
et de l’autre, de surmoi maternel punitif, une sorte de « cellule de holding » au
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
1. Article publié sous le titre « The couch and the chador », Int. J. Psychoanal. (2012) 93 :
1357-1375. Traduit par André Renaud et relu par Jean-Michel Quinodoz.
2. Une version abrégée de cet article a été présentée au troisième Congrès international de
psychopathologie fondamentale à l’université fédérale de Fluminense, Niterói, RJ/Brésil,
4-7 septembre 2008, et à la Conférence internationale du musée Sigmund-Freud sur « La
force du Monothéisme », Vienne, 29-31 octobre 2009.
87
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
88
LE DIVAN ET LE TCHADOR
89
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
90
LE DIVAN ET LE TCHADOR
91
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
tchador, étaient très religieuses, très bien mariées et qui avaient commencé une
psychanalyse et que leur vie était devenue merdique. Elles avaient retiré leur
tchador, souhaitaient divorcer et la rumeur veut que l’une d’elle ait commencé une
aventure avec un homme marié. Je suis persuadée que vous portiez vous-même le
tchador avant votre analyse et que celle-ci vous a fait le retirer. »
Maintenant fermement son tchador, elle dit :
« Je vous respecte et respecte votre travail, mais je choisirai toujours Dieu, mon
mari et ma religion avant vous. Aussi, quoique vous fassiez, tenez-vous loin de
moi. »
Elle a fait un lapsus. Elle voulait dire : « Tenez-vous loin de mon Dieu »
(Khodaam), mais elle a plutôt dit : « Tenez-vous loin de moi » (Khodam). Les
mots en farsi (langue locale), comme on peut le voir, sont très similaires. Il
semble qu’elle ait senti l’analyste se rapprocher trop près d’elle, entrer dans
son espace psychique intime, ce qu’elle aurait éprouvé comme dangereux.
L’analyste a suggéré que Madame X était effrayée par ce qui pouvait être
dévoilé d’elle comme le résultat de leur récent travail à tous les deux et des
conséquences désastreuses de telles révélations. Madame X resta silencieuse
quelques minutes et réagit à l’interprétation par le rêve suivant :
« J’ai rêvé que j’avais une relation sexuelle avec le neveu de mon mari qui n’est
âgé que de douze ans. Il avait un très gros pénis. Dans le rêve j’éprouvais telle-
ment de plaisir sexuel, mais je me suis réveillée et l’angoisse du rêve ne m’a pas
quittée. Pourquoi diable avec un enfant de 12 ans ? La seule autre chose qui m’est
restée est que j’avais de très longs ongles et je portais du vernis à ongles rouge.
Je n’ai jamais mis du vernis à ongles, puisque je ne peux pas prier avec du vernis
à ongles et, encore dans le rêve, j’avais son gros pénis dans mes mains avec de
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
Commentaires
92
LE DIVAN ET LE TCHADOR
Madame Y
Une peur récurrente rapportée par les femmes qui luttent pour rejeter le
tchador est celle de devenir une prostituée. Cette peur (et, parfois, le désir)
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
5. Stoller (1979) a écrit sur la prévalence de tels fantasmes chez plusieurs femmes.
93
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
94
LE DIVAN ET LE TCHADOR
téléphona à l’heure prévue et dit qu’elle avait pensé parler de plusieurs sujets
très personnels, mais elle ne parvenait pas à se sentir suffisamment libre
d’aborder ces sujets même au téléphone. L’analyste fit remarquer que comme
dans le film des Indiens, l’œil du maître continuait de la surveiller.
Madame Y associa alors sur un fait survenu, alors qu’elle avait cinq ans, sa
mère l’avait laissée seule à la maison pendant qu’elle faisait une course à
l’épicerie. Elle lui avait interdit d’ouvrir la porte à qui que ce soit et lui avait
promis de la surveiller à distance. Après quelques minutes son oncle frappa
à la porte. Elle savait que sa mère aurait reçu avec enthousiasme son frère.
Néanmoins, Madame Y ne pouvait pas ouvrir la porte parce que l’œil de sa
mère la surveillait. Puisque l’oncle continuait de frapper à la porte, elle a
paniqué, s’est paralysée sur place et a fait pipi dans ses culottes. Elle disait
que les yeux la suivaient toujours comme les Titanides dans la mythologie
grecque.
Après deux années de psychothérapie psychanalytique, Madame Y a
demandé trois séances par semaine et elle prit le divan. Même si l’analyste
ne portait pas de tchador ni de foulard dans le cabinet, Madame Y oscillait,
elle, entre se voiler et se dévoiler durant les séances. Après huit mois sur le
divan, le rituel de Madame Y se couvrant de son tchador sur le divan
commença à diminuer graduellement. Le rituel exhibitionniste de dissimula-
tion changea au profit d’une exposition d’elle-même. En entrant dans le
cabinet, elle retirait son tchador, puis son foulard, puis plaçait ses cheveux
d’une manière plus séduisante sur l’oreiller du divan et racontait comment
elle s’était rendue visible aux autres : « On me l’a souligné, on veut me
parler, je sais qu’on me regarde dans la rue. »
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
95
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
femmes et de leur corps. Peu importe ce que je fais, je ne peux pas échapper à
l’horreur et à l’excitation soulevées par la scène du film dans laquelle le tueur en
série, hypnotisé par Hannibal, devient l’esclave de son maître ; il pourrait plani-
fier de tuer et enlever des femmes – mais de manière plus importante encore,
prendre leur peau pour s’en faire un vêtement. Il rembourrerait des bas pour rem-
plir leurs seins vides et ratatinés afin de leur donner la forme de vrais seins. Ce
n’est ni l’enlèvement ni le meurtre qui font que cette scène fait partie de mes cau-
chemars, les scènes qui m’apportent excitations et douleurs, assez semblables à ce
que j’ai maintes fois éprouvé sur le divan… Pensez-vous que le tueur en série veut
vraiment devenir une femme ou déteste-t-il les femmes ? Mais pourquoi leur
enlever la peau pour s’en recouvrir lui-même ? Et dites-moi pourquoi ces scènes
ne me quittent pas ? »
Commentaires
96
LE DIVAN ET LE TCHADOR
97
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
film de fiction dramatique. De telles émotions sont aussi suggérées par des films docu-
mentaires considérés troublants parce que chargés de données réelles empêchant de fonc-
tionner comme des événements d’un espace transitionnel (Apter, 1992 ; Goldstein, 1998).
98
LE DIVAN ET LE TCHADOR
Commentaires
99
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
l’angoisse mentale que cette dernière semblait lui infliger. Elle avait recours
à des rituels symboliques infructueux dans un effort de se séparer de la peau
imaginaire qu’elle partageait avec sa mère et se débarrasser de l’objet persé-
cuteur dans son monde interne. Nous nous demandions si Madame Z
n’essayait pas aussi de se séparer de l’analyste – qui dans le transfert tient
lieu de mère représentant et renforçant un monde symbolique répressif. En
considérant le tchador comme un deuxième moi-peau, on se rend compte que
sa fonction contenante échoue. Au contraire, il suscite plutôt angoisse et
souffrance psychiques. Lorsque « la topographie psychique consiste en une
noix sans écorce, la personne recherche une écorce substitut dans la douleur
physique ou dans l’angoisse psychique ; (elle) s’enveloppe dans la souf-
france » (Anzieu, 1989, p. 102). Madame Z avait recruté sa mère réelle dans
le rôle d’un surmoi externe qui activait et augmentait le surmoi maternel
interne. Pour elle, le tchador ne semblait pas jouer une fonction de contenant
(holding function), à la Winnicott (en français dans le texte) ; c’était plutôt
une cellule de prison. Comme stratégie défensive pour contrôler la peur de
la souffrance infligée par le surmoi punisseur interne, elle s’automutilait dans
une identification à l’agresseur. Dans la mesure où elle était en charge de sa
propre pénalité, l’automutilation lui donnait un sentiment de pouvoir et de
contrôle. Dans ce jeu de pouvoir sadomasochiste, elle prétendait désarmer sa
mère en lui disant : « Tu ne peux pas me faire mal parce que je m’inflige à
moi-même beaucoup plus que ce que tu pourrais me faire et je m’en réjouis,
et de plus ça te rend impuissante à me contrôler. »
Certains psychanalystes perçoivent l’automutilation comme une stratégie
inconsciente de démarcation des limites de soi (Doctors, 1981 ; Muller,
1996), d’autres y voient plutôt une réaction à la conscience d’une menace de
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
100
LE DIVAN ET LE TCHADOR
entre la fille et la mère chez les patientes pour qui le tchador avait la fonc-
tion d’une enveloppe psychique ou d’une cellule de prison. En général, selon
une psychologue clinicienne, beaucoup de filles portant le tchador ont hérité
cette coutume de leur mère. Il est peu probable qu’une fille porte le tchador si
sa mère ne le porte pas. Curieusement, les mères sont davantage préoccupées
que les pères de protéger leurs filles du regard des hommes. Lorsqu’une fille
portant le tchador est « détchadorisée », elle éprouve généralement le senti-
ment profond d’avoir trahi sa mère. Au père, elle signifie symboliquement :
« Même si je t’aime, je ne peux pas te prendre comme mon homme, aussi, en
raison de la loi de l’inceste, je dois choisir un autre homme. » La principale
trahison est faite à la mère, en quittant l’espace maternel. La mère pense :
« Après tout ce que j’ai fait pour elle, elle m’abandonne pour lui – le père ;
je ne suis maintenant qu’une servante de deux amoureux » (déclaration d’une
analysante sur le divan).
Cette observation, à propos du conflit de la fille et le sentiment de trahison
à l’égard de la mère par le retrait du tchador, va dans le sens des résultats de
Kulish et Holtzman (2003) et Holtzman et Kulish (1996) sur l’omniprésence
de la mère dans l’esprit des femmes et des filles lorsqu’elles tentent de quitter
les limites de l’espace maternel. Leurs observations suggèrent que, chez la
fille, l’approche de la sexualité adulte commence le plus souvent par des
pensées concernant spécifiquement la mère comme rivale œdipienne, la
crainte de représailles, une vive compétition et des fantasmes de triomphes.
Ces fantasmes soulèvent une grande angoisse et des sentiments de culpabilité
chez la fille, laquelle parvient douloureusement, et le plus souvent extrême-
ment difficilement, à la séparation et à l’autonomie.
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
101
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
Commentaires
102
LE DIVAN ET LE TCHADOR
Observations finales
Sur le plan social, nous pouvons voir le tchador comme une partie de la pré-
sentation de soi à l’autre, une partie du rôle respectif qui définit ce que
signifie un certain type de femme, un symbole de négociation d’une identité
particulière et une partie du politique d’inclusion ou d’exclusion. Sur le plan
psychique, le tchador peut représenter un objet chargé de contenir, couvrir,
dissimuler et rendre invisible. Nous avons présenté, dans ce qui précède,
quelques vignettes cliniques accompagnées de nos commentaires cliniques et
théoriques. Nous avons proposé de voir comme un objet fantasmatiquement
riche et complexe remplissant plusieurs fonctions. Bien que le tchador soit
chargé d’une symbolique sociale, nous nous sommes centrées sur le tchador
103
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
en tant qu’objet psychique qui s’immisce dans la relation aux autres dans un
contexte culturel particulier.
Notre intérêt pour ce sujet a été initié par l’observation faite par des psy-
chanalystes femmes lors de cures de femmes iraniennes qui insistaient pour
se couvrir de leur tchador sur le divan et qui se dévoilaient ou se re-voilaient
selon l’atmosphère transféro-contre-transférentielle de la situation analy-
tique. Même si le code vestimentaire incite les femmes iraniennes à couvrir
leur cheveux d’un foulard en public, il n’y aucune norme incitant celle-ci à
se couvrir de quoi que ce soit devant une autre femme, particulièrement
devant une femme psychanalyste dans l’intimité confidentielle de la situa-
tion psychanalytique. Dans les exemples cliniques présentés, nous avons
exploré la signification intime du tchador dans une psyché particulière et
cherché la transformation de ce symbole social (lieu de la loi du père) en un
signe emblématique (un lieu maternel de symptômes hystériques potentiels).
On s’est demandé comment le tchador, en tant que vêtement culturel, pou-
vait représenter une seconde peau, c’est-à-dire une représentation déplacée du
désir d’un « sac maternel » pour celles qui se sentent vulnérables de fragmen-
tation interne. Nos observations cliniques suggèrent que pour certaines
femmes le tchador sert de fonction défensive, en leur procurant un sanc-
tuaire imaginaire pour une retraite psychique. Pour d’autres, il pourrait aussi
agir comme un « second moi-peau » ou comme une « enveloppe psychique ».
La métaphore d’une « seconde peau » ou d’une « enveloppe psychique » veut
saisir le fantasme d’être contenu ou tenu ensemble. Sur un plan métapho-
rique, cela supporte la peau imaginaire que l’enfant partage avec sa mère et,
dans le fantasme, cela enveloppe les parties fragmentées et chaotiques du soi.
La fonction d’une peau contenante est étendue à d’autres enveloppes senso-
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
8. Lothstein (1997), dans son étude sur le fétichisme des sous-vêtements féminins parmi les
hommes présentant des troubles de leur identité sexuelle, se réfère aux sous-vêtements
comme une « peau-magique », une « seconde peau » pour réparer un moi défectueux et
jouant le rôle d’objet transitionnel pour apaiser les angoisses d’annihilation et de sépara-
tion.
104
LE DIVAN ET LE TCHADOR
105
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
106
LE DIVAN ET LE TCHADOR
Remerciements
107
SIAMAK MOVAHEDI ET GOHAR HOMAYOUNPOUR
108
LE DIVAN ET LE TCHADOR
MACMASTER N., LEWIS T. (1998). Orientalism : From unveiling to hyperveiling. J. Eur. Stud.
28 : 121-35.
MCDOUGALL J. (1972). Pirmal Scene and Sexual Perversion. Int. J. Psycho-Anal. 53 : 371-84.
MOORE L. (2002). Frayed connection, fraught projections : The troubling work of Shirin
Neshat. Women : A cultural review. 13 : 1-18.
MULLER J. (1996). Beyond the psychoanalytic dyad : Develomental semiotics in Freud, Pierce,
Lacan. New York, NY : Routlege.
PACTEAU F. (1994). The symptom of beauty. Boston, MA : Harvard UP.
REINHARDT D. (2005). Surface strategies and constructive line : Preferential planes, contour,
phenomenal body in the work of Bacon, Chalayan, Kawakubo. Disponible sur :
http://www.arts.monash.edu.au/others/colloquy/issue9/reinhardt.pdf.
ROSE L. (1988). Freud and fetishism : Previously unpublished minutes of the Vienna Psychoa-
nalytic Society. Psychoanal. Q. 57 : 147-66.
ROTH D. (2006). Adomment as a method of interior design. Stud Gend Sex. 7 : 179-94.
ROUNTHWAITE A. (2008). Veiled subjects : Shirin Neshat and non-liberatory agency. J. Visual
Culture. 7 : 165-82.
S AYYID B. (1997). A fundamental fear : Eurocentrism and the emergence of Islamism.
Londres : Zed Books.
SEGAL H. (1956). Depression in the Schizophrenic. Int. J. Psycho-Anal. 37 : 339-43.
SHAW W. M. (2001). Ambiguity and audience in the films of Shirin Neshat. Third Text. 15 :
57 : 43-52.
SPERLING M. (1963). Fetishism in Children. Psychoanal. Q. 32 : 374-92.
STOLLER R. (1979). Sexual excitement. New York : Pantheon.
© In Press | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)