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LE SECRET DU CORPS, C'EST LE SOI.

Réflexions à partir des textes de l'Inde ancienne

Ysé Tardan-Masquelier

Les Cahiers jungiens de psychanalyse | « Cahiers jungiens de psychanalyse »


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2005/2 n° 114 | pages 61 à 74
ISSN 0984-8207
DOI 10.3917/cjung.114.0061
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2005-2-page-61.htm
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CAHIERS JUNGIENS DE PSYCHANALYSE – mmp

Le secret du corps, c’est le soi


Réflexions à partir des textes de l’Inde ancienne
Ysé Tardan-Masquelier* - Paris

Préambule : les traditions religieuses cachent et révèlent


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Les traditions religieuses se voient elles-mêmes comme tout entières
vouées à l’entreprise de connaissance. Diffuser la révélation originelle, en
exposer au grand jour les conséquences métaphysiques et spirituelles, la mettre
dans un récit ouvert et compréhensible, maintenir la mémoire de ce qui autre-
ment se perdrait dans la nuit des temps : tels sont les impératifs de la transmis-
sion. Cet effort incessant est exclusivement tourné vers la conservation de
vérités et d’actes considérés comme intangibles, posés dans une intemporalité
inaltérable : « Conserver les rites de la famille et des ancêtres, cela revient, étant
donné que les ancêtres sont ceux qui touchent de plus près aux dieux, à prati-
quer la religion transmise par les dieux eux-mêmes », dit Cicéron (Des Lois II,
XI, 27). Et le système sacrificiel le plus ancien de l’Inde est efficace et créateur
parce qu’il est réputé imiter littéralement le premier sacrifice accompli par les
dieux pour instituer le cosmos. L’enseignement du corpus fondateur et le
déploiement des exégèses impliquent des lignées ininterrompues de maîtres et
de disciples qui « ont vu » et « montrent » à leur tour, qui témoignent et « éclai-
rent » les consciences. Le vocabulaire visuel exprime l’intention toujours
reprise de faire jaillir le sens, de rendre visible la lumière-source enfouie au
cœur du monde.
Ce travail évident est pourtant l’endroit qui cache un avers, un autre tra-
vail tout aussi obstiné pour maintenir intouchée la part de mystère enve-
loppée dans la révélation. Nommer les êtres et les choses, énoncer la loi et le
devenir, c’est les détacher d’un noyau d’être qui les déborde infiniment,
n’étant jamais épuisé par leur création. Si les traditions ne désignent plus
l’emplacement vacant de cette pure possibilité, si elles viennent l’obturer par
leurs prétentions explicatives, elles perdent l’impulsion qui les justifie. C’est

* Y. Tardan-Masquelier est docteur en sciences des religions, chargée de cours à la Sorbonne, à l’Institut
catholique de Paris et à l’Institut national des langues et civilisations orientales ; elle est directrice de
l’École française de yoga, directrice de la rédaction de la Revue française de yoga. Elle est l’auteur de Jung et la
question du sacré, Paris, Albin Michel, 1995 ; L’Hindouisme, des origines védiques aux courants contemporains, Paris,
Bayard, 1999 ; La Sagesse, Paris, Desclée de Brouwer, 2001 ; L’Esprit du yoga, Paris, Albin Michel, 2005 ; elle
a co-dirigé L’Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 1997, et Le Livre des sagesses, Paris, Bayard, 2002.

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pourquoi, vestales de l’énigme fondatrice, elles sont tout autant ordonnées au
secret qu’au dévoilement.
Les transmetteurs font partout référence au secret initial dont la connais-
sance confère le salut et l’immortalité. La fabrique inventive de l’hermétisme y
trouve sa raison d’être. Les métaphores, les comparaisons, les symboles tis-
sent un langage allusif, qui troue l’explicite du monde. Les « comme si » lais-
sent filtrer l’implicite, caché dans l’intérieur du texte sacré, ce surplus d’être
en attente de réalisation, de compréhension, par celui qui l’approche. Cela
explique que différents niveaux de lecture puissent coexister. Le judaïsme et
le christianisme ont quatre « sens de l’Écriture » : le littéral, l’allégorique, le
moral, le mystique. L’Islam parle d’exotérique et d’ésotérique. L’hindouisme
– comme nous allons le voir – naît de l’exégèse intériorisante de son premier
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corpus. Ainsi, du point de vue traditionnel, les interprétations n’inventent
pas, à proprement parler. Elles exhument des profondeurs les strates de sens
potentiels qu’elles « éveillent ». Le texte est un espace ; on le parcourt de son
bord extérieur vers le centre.
L’énigme fondatrice, loin de pouvoir être définie, se présente comme une
question indéfiniment ouverte. Elle accueille les quêtes de ceux qui cheminent
à l’intérieur de sa béance créatrice. La parole sacrée est « creuse » ; son appré-
hension méditative, bien différente d’une saisie intellectuelle, implique la
dépossession du connaître immédiat au profit de la visée herméneutique.
L’homme qui interprète est un homme qui marche, aimanté par le secret indi-
cible qu’indique et recouvre à la fois le texte canonique. Ce secret, comme on
va le voir, le concerne directement, puisqu’il le révèle à lui-même et lui confère
la guérison, la paix, le salut, l’immortalité. Or, le point de vue religieux, à la dif-
férence du point de vue de la modernité laïque, considère qu’il ne peut y accé-
der par ses seules forces : une révélation lui est nécessaire.

L’ÉNIGME AU CŒUR DE LA PAROLE VÉDIQUE


De la religion des ancêtres des hindous, les aryas, nous ne possédons rien
– ni temples, ni autels, ni images – sauf un corpus textuel qui surgit, admirable-
ment constitué, dans une langue raffinée, sous le signe d’une théologie et d’une
liturgie savamment élaborées : le Veda. Il se compose au cours du IIe millé-
naire avant l’ère commune, sur un legs beaucoup plus ancien, qui remonte à
des sources indo-européennes. C’est là une situation particulière, si l’on songe
aux autres grandes civilisations – la mésopotamienne, l’égyptienne, la cré-
toise –, qui nous ont laissé une archéologie, alors qu’ici le texte est le seul
monument d’une mémoire qui serait, sans lui, à jamais perdue. La chose est
d’autant plus étrange que, il ne faut pas l’oublier, il fait l’objet d’une transmis-
sion uniquement orale, les manuscrits apparaissant beaucoup plus tard, et
l’écrit restant, jusqu’à nos jours, un support secondaire. Car c’est la parole
sonore qui constitue le mode principal de la culture hindoue.
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Voir l’invisible
Veda est formé sur la même racine qui nous a donné « voir » (latin : video).
En sanskrit, voir, c’est connaître, d’où vidya, « connaissance », avidya, « nes-
cience ». Le Veda en tant que texte constitue le témoignage de ce que les
grands voyants (rishis) qui l’ont composé ont contemplé : « Arrivés à la lumière,
nous avons trouvé les dieux 1 ». Ils ont vu ce qui désormais est invisible aux
yeux des humains. Non seulement ils ont été admis dans le monde de l’au-delà,
mais ils ont assisté aux actes accomplis par les dieux pour créer l’univers. Ils les
ont vus séparer le ciel et la terre, faire jaillir les eaux, dépecer la matière cos-
mique en un premier sacrifice qui fait de l’ordre dans le temps, l’espace, les
classes d’êtres. Ces grandioses évocations d’une origine à jamais scellée consti-
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tuent la substance des hymnes védiques.
La conception indienne de l’Histoire veut que, exclus de l’âge d’or des
grands rishis, les êtres humains, dans la condition dégradée qui est la leur, ne
peuvent plus voir, mais peuvent entendre. C’est là la grâce insigne qu’ils doi-
vent aux poètes du Veda, et qui les fait honorer à l’égal des dieux : qu’ils aient
mis en mots l’invisible, devenu mystère depuis qu’il est invisible. Ainsi, le Veda
a un statut particulier : la tradition indienne le souligne bien, lorsqu’elle dis-
tingue un ensemble fondateur – dont il est la tête – qu’on appelle shruti (littéra-
lement, « ce qui a été entendu »), et une littérature sacrée ultérieure, smiriti ( « ce
dont on se souvient » ). La shruti dit l’origine, les fondements, les principes.
Elle est la matrice de tout langage, de toute signification, de toute quête. Ainsi
le veut la sagesse populaire : lorsqu’un brahmane a perdu sa vache, il n’a qu’à la
chercher dans le Veda !
Ceux qui ont vu font entendre à ceux qui ne voient pas : la parole révélée
devient ainsi la trace, le fil qui rattache au secret de l’Être, à la vie divine.

Les quatre quarts de la Parole


Le discours védique n’est que la manifestation d’une Parole majuscule,
Parole divine, germe sonore du cosmos. Dans le Rig Veda, elle est seule parmi
les dieux à s’autocélébrer dans un hymne à la première personne :
« Je suis la Souveraine, celle qui rassemble les trésors,
qui comprend ; parmi les bénéficiaires de l’hommage, la première.
Les dieux m’ont distribuée en mainte place, j’ai beaucoup de séjours
[...]
Quiconque j’aime, je fais de lui un puissant
J’en fais un porteur de Formules 2, un Voyant, un sage
[...]

1. Rig Veda, VIII, 48.


2. Cette bizarre expression va s’éclairer bientôt : brahmana est celui qui porte le brahman, la formule
énigmatique.

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C’est moi qui souffle comme le vent
M’emparant de toutes les existences 3. »
Or, l’hymne à énigmes I, 164 nous apprend que la Parole « mesure quatre
parties » dont « trois sont tenues secrètes, on ne les met point en branle », tan-
dis que « les hommes parlent la quatrième ». Ainsi le langage est-il conçu
comme la manifestation extériorisée, incarnée – le sanskrit dit : nirukta, « expli-
cite » – d’un tout invisible, celui des réalités informulables (anirukta). Un texte
commente : « La Parole est sans fin, au-delà de toute création, immense. Tous
les dieux, les gandharva 4, les hommes ou les animaux vivent en elle [...]. Elle est
la mère des Vedas, le nombril de l’immortalité 5. »
Si la Parole fait figure de grande déesse créatrice, c’est que, dans l’univers
mental védique, énoncer ou nommer fait surgir du non-être, fait exister. Le
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non-être n’est pas un néant, mais une potentialité en attente, un infini dont le
réel ne représente qu’une portion finie. La Parole non formulée déborde de tou-
tes parts ce que les poètes-voyants en peuvent révéler. Le fait humain se détache
sur fond d’inépuisable mystère ; c’est là son impuissance, et en même temps la
garantie de la pérennité, puisque de l’être est toujours possible, en surplus.

Brahman, l’énigme formulée


Le discours védique a un statut très singulier. L’opération qui le fonde, et
que nous appelons « poétique » par approximation, consiste à mettre en mots
la vibration initiale qui a donné le branle à l’existence des êtres et des choses.
Cette vibration, inaudible en elle-même, les poètes l’ont, en quelque sorte,
piégée dans le filet du langage. Les mots sont des coquilles opaques qui locali-
sent, contiennent, protègent le son primordial, et qui le distribuent en un
réseau sémantique efficace. Ils le diffractent, le font éclater en une multitude
de phonèmes particuliers. Le langage n’en conserve pas moins, au cœur des
syllabes, la trace de l’Un qui le travaille en secret et subvertit les significations
explicites. Cette structure multiplanaire qui fait le propre du texte révélé, le
sanskrit la désigne sous le vocable brahman. C’est, au départ, la formule énig-
matique que l’on emploie dans le cadre du rite, et l’officiant qui en connaît et
en récite un grand nombre, pour toutes sortes d’occasions, devient celui que la
Parole divine intronise, comme dans l’hymne, « porteur de Formules ».
Par « formules énigmatiques », il ne faut pas entendre des phrases figées,
ésotériques, à répéter en accompagnement de certains gestes, mais l’énigme
fondatrice informulable et pourtant partiellement formulée, mise en forme
dans un langage qui s’efforce de la révéler et de l’occulter à la fois. Un tel lan-
gage, le sanskrit, de samskrita – littéralement, « bien confectionné, parfait » –, est
réputé l’équivalent, la transcription humaine de la langue des dieux, devabhashya.
3. Rig Veda, X, 125.
4. Sorte de demi-dieux.
5. Taittirîya Brâhmana, II, 4, 5.

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Un rite védique actualisait par une séquence dramatique le rapport de la
formule à la Parole cosmogonique. Les officiants du sacrifice se plaçaient face
à face sur deux bords opposés de l’autel carré et se lançaient tour à tour des
questions et des réponses. Cet exercice, qui devait reposer sur des sortes de
catéchismes appris par cœur, était un « tissage » destiné à renforcer ou à repri-
ser la trame du monde. Faire du plein, saturer le réel, c’est poursuivre la visée
créatrice qui prend sa source dans le son originel :
« Le sacrifice qui de toutes parts est tendu avec des fils,
qui s’étire sur cent et un actes divins,
ces pères qui sont venus ici le tissent.
Assis sur [le métier] tendu : “Tisse en avant, tisse en arrière”, disent-ils
[...]
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Ils ont pris place sur le siège ;
Les navettes à tisser, ils en ont fait des mélodies 6. »
Ce qu’on appelle les hymnes à énigmes ont sûrement pris forme dans ce
contexte, mais on pense aussi qu’une filiation plus lointaine est à établir avec
les premiers dialogues entre maîtres et disciples et avec les débuts du théâtre
indien. Les questions semblent avoir principalement pour objet le secret des
origines. On s’interroge, par exemple, sur la constitution de l’Homme cos-
mique, matière première de la création :
« Qui a mis la forme en lui,
qui la taille et le nom ?
Qui en lui la démarche ? Qui, l’intelligence ?
Qui [a mis] les pas dans l’Homme ? [...]
Qui, le réel en lui ? Qui, l’irréel ?
De qui vient la mort, de qui la non-mort ? », etc.
Réponse : « C’est le brahman 7. »
« Celui qui préside à toutes choses,/à ce qui fut et ce qui sera [...]/hommage à ce tout-
puissant brahman 8 », clame un autre hymne empli d’images et de spéculations à
jamais obscures pour nous. Ce qui est clair, en revanche, c’est que le mot brah-
man, qui désignait au départ une forme langagière en rapport avec la transcen-
dance cachée, évolue vers la désignation de cette transcendance même.
D’énigme formulée, le brahman se met à devenir le secret de l’Être mystérieux,
puis l’Absolu invisible, inaccessible et néanmoins formulable et créateur : « La
première façon de penser l’Absolu, dans l’Inde, c’est de le percevoir comme la
quintessence de la parole védique : c’est là le sens premier de brahman 9. »

6. Rig Veda, X, 130, 1-2.


7. Atharva Veda, X, 8.
8. Ibid., X, 7.
9. Ch. Malamoud, « Briques et mots. Observations sur le corps des dieux dans l’Inde védique », « Le corps
des dieux », Le Temps de la réflexion, VII, Paris, Gallimard, 1986, p. 96.

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Le travail « poétique »
À voir les choses de l’extérieur, les poètes védiques composent des hym-
nes selon des règles préétablies à partir d’un stock d’images qui tissent des
correspondances entre divers niveaux du réel. Le rite est un char qu’il faut
chaque jour atteler et dételer, on doit le consolider, en tenir serrées les atta-
ches et les rênes pour une parfaite efficacité. Le rite est un vaisseau dont les
feux sacrificiels sont les flancs et le sacrifiant le pilote 10. Mais le feu sacrificiel
est aussi une divinité, Agni, qui, portant les offrandes humaines aux dieux,
assure la médiation fondatrice de l’ordre cosmique. Il est la bouche par
laquelle les dieux se nourrissent. Il est le soleil qui continue de cuire le monde
issu du premier sacrifice, prolongeant ainsi sa durée. Les bons poètes excel-
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lent à entrelacer ces correspondances, et on sait qu’il existait des écoles védi-
ques plus ou moins réputées, en concurrence les unes avec les autres, et qui
se rencontraient pour des compétitions au terme desquelles les princes
dotaient richement les gagnants.
Cette composante sociologique fait apparaître les poètes comme des bar-
des de cour, à la manière des troubadours médiévaux, dans un milieu de
haute caste qui partage une culture et des références hermétiques aux autres
groupes. Mais elle cache une dimension proprement spirituelle. Les rishis, les
voyants, sont aux prises avec l’énergie primordiale, avec l’obligation dans
laquelle ils sont de la prendre à la source et de la dompter pour en formuler la
quintessence. Travail épuisant, périlleux. Les maîtres humains de la parole
sont les associés des dieux : dire, c’est « faire être ». Cela exige un effort
intense, un échauffement qui fait transpirer à grosses gouttes, à l’instar des
sacrifiants qui transpirent à s’activer autour de l’autel. L’inspiration surémi-
nente qui coule dans la personne du poète le traverse de part en part et le
« cuit », ne lui laissant d’autre ressource que d’accepter cette brûlure qui le
transforme. La restitution de l’Être au cœur du langage suppose une décanta-
tion, un passage au crible qui purifie le cœur. Il est significatif que les expres-
sions inventées pour dire cet effort aient été ensuite recyclées dans le vocabu-
laire de l’ascèse et du renoncement.

« Les dieux aiment le secret...


... et détestent ce qui se donne à voir clairement 11 ». Dans le monde divin, tout
est véridique parce que transparent. Les dieux ont une affinité particulière avec
la lumière. Ils ne ferment jamais les yeux, ni ne clignent face au soleil, qui ne les
brûle pas, et leurs corps ne projettent pas d’ombre. Leur langue, l’archétype du
sanskrit, est elle aussi réputée limpide ; le réel et la dénomination y sont en par-

10. Shatapatha Brâhmana, IX, 4, 4, 15 ; II, 3, 3, 15.


11. Extrait d’un Brâhmana, traduit par Ch. Malamoud, « Les dieux n’ont pas d’ombre », Cuire le monde,
Paris, La Découverte, 1989, p. 243.

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faite adéquation, d’où sa puissance créatrice : nommant, elle appelle à l’être.
Une telle coïncidence n’offre aucune prise à l’erreur, aucune faille par où
s’introduirait le mensonge.
Les dieux ont pourtant fabriqué de l’occulte. Se réservant l’intégralité de
la parole divine, ils n’en ont donné qu’un quart aux mortels. Encore ce quart
a.t.il été volontairement travesti. Ils ont altéré la langue parfaite, falsifiant les
mots en ajoutant des syllabes, en changeant des phonèmes. Ils en ont fait un
langage à double entente, rempli de jeux verbaux dont eux seuls connaissent le
sens implicite. Ils s’en enveloppent comme d’un écran de fumée, qui les cache
tout en les révélant par voie détournée. Désormais, « ce qui est clair pour les
hommes est mystérieux pour les dieux, ce qui est mystérieux pour les hommes
est clair pour les dieux 12 ».
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Ce chassé-croisé entre le divin et l’humain rejoint la dialectique du visible
et de l’invisible. La religion védique est fondamentalement aniconique. Elle ne
représente pas les dieux dans des images, elle se les représente mentalement, et
ce sont les mots des poètes qui leur donnent « corps ». Il ne peut en être autre-
ment, car « les dieux sont cachés pour les hommes » depuis la fin de l’âge pri-
mordial : « Autrefois, les dieux et les hommes, et aussi les Pères, buvaient
ensemble [au sacrifice] ; c’était leur banquet commun. Jadis on les voyait,
quand ils venaient au banquet ; aujourd’hui, ils y assistent encore, mais invi-
sibles 13. » Ce changement, qui fonde la condition historique, ne reçoit aucune
explication, sauf plus tard, dans des textes qui font appel à la notion de cycles
cosmiques. Mais il se comprend aisément comme le passage d’un « vivre
ensemble » sans coupure à la séparation entre ici-bas et au-delà. Dans notre
monde tel qu’il est, les dieux sont invisibles et entendent bien le rester. C’est
pourquoi ils ne cessent de tisser du secret et de s’envelopper dedans, pour se
soustraire aux regards des mortels.

L’ÉNIGME AU CŒUR DE L’ÊTRE HUMAIN


Autour des VIIIe-VIIe siècles avant notre ère, un ensemble de thèmes nou-
veaux se fait jour. Ils sont l’œuvre de maîtres enseignants qui se déplacent à
travers les royaumes fondés le long du Gange. Des mouvements de spiritualité
et de philosophies naissent, qui proposent des points de vue différents de ceux
de l’ancienne religion védique. Peu à peu, le rite cesse d’être l’unique passage
obligé entre les hommes et les dieux, et le texte védique devient matière à réin-
terprétation. La prédication bouddhique fait le choix le plus radical, en affir-
mant que l’expérience de la vie ne permet pas de décider s’il existe des dieux ou
non, et s’il y a de l’éternel en l’homme. D’autres démarches, qui fondent l’hin-
douisme historique, se vouent à retravailler la notion d’énigme en la plaçant au

12. Pancavimsha Brâhmana, X, 3.


13. Shatapatha Brâhmana, III 6, 2, 26.

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cœur même de l’être humain, traçant les premiers chemins de l’intériorité.
Elles inaugurent un moment exceptionnel.
Il faudrait dire, de manière plus large, ce qu’a été cette période dans
l’histoire de l’humanité. Car de la Chine taoïste et confucéenne aux rivages de
l’Ionie et de la Grèce continentale, en passant par les bords du Gange parcou-
rus par les ascètes philosophes et les rives de l’Euphrate où les Juifs exilés se
remémorent et collectent leurs traditions, des intuitions analogues surgissent.
Elles touchent à la conscience d’être soi, de ce que c’est qu’un être humain,
corps et âme. Elles interrogent la nature de l’esprit, du mental, suivent les tra-
cés du désir et des émotions, démontent les mécanismes de la pensée, la rela-
tion entre l’agent et l’action. Ce sont là les tout premiers chantiers de l’anthro-
pologie, les prémisses de la psychologie. Carl Jaspers, dans les années 1940, en
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parle comme de la « période axiale », il évoque « ce prodigieux, cet unique ins-
tant qui dura quelques siècles et jaillit de trois sources : la Chine, les Indes et
l’Occident 14 ».

« Tu es cela 15 »
En Inde, les Upanishads, les textes qui enfantent cette nouvelle vision,
sont produits dans un milieu savant, rompu aux subtilités de l’exégèse védique.
Ils sont le fait d’écoles spirituelles centrées sur l’enseignement d’un maître – un
peu à la manière de l’Académie platonicienne ou du Portique stoïcien. On y
pratique le questionnement continuel sous la forme d’entretiens sur des sujets
tels que l’origine de la souffrance, l’analyse des affects, les moyens de se libérer
de l’emprise des attachements, la finalité de la vie, etc. Cette quête de sens finit
par déboucher sur la reconduction de toutes les expériences diverses qu’un
être humain fait de la vie vers un centre caché, âtman, le Soi, entendu comme
identique au brahman, l’Être.
Métaphysique de l’Un, la pensée des Upanishads postule que la diversité
est le produit d’une illusion fondamentale, celle d’une existence séparée. Elle
s’efforce de faire apparaître que tout est « non-deux ». Secret de la sagesse, la
découverte de l’âtman trace une voie pour la sortie de la souffrance comprise
comme discordance ou non-reconnaissance de l’absolue unité du réel. La dif-
férence n’est pas abolie, elle est traversée et dépassée par le mouvement de
renoncement à la croyance dans la permanence des spécificités individuelles.
Dans le chapitre VI de la Chândogya Upanishad, un jeune homme revient
chez lui, tout fier des savoirs acquis par de longues années d’études chez ses
gurus védiques. Son père, Uddalaka Aruni, présenté comme le porteur de la
nouvelle philosophie, le met à la question : « Puisque tu es content de toi, fier
de tes connaissances, orgueilleux, t’es-tu jamais enquis de l’enseignement

14. C. Jaspers, Bilan et perspectives, trad. H. Naef et J. Hersch, Paris, Desclée de Brouwer, 1956, p. 28.
15. Chândogya Upanishad, VI, 8, 8, 7 et sq.

68
grâce auquel on est informé de ce qu’on n’a pas appris comme si on l’avait
appris, de ce qu’on n’a pas perçu comme si on l’avait perçu, de ce qu’on n’a
pas élucidé comme si on l’avait élucidé ? – Comment donc est cet enseigne-
ment ? – De même que par un morceau d’argile on connaît tout ce qui est
argile [...] de même que par un morceau de cuivre on connaît tout ce qui est
cuivre [...] de même que par une seule lame on connaît tout ce qui est fer [...]
ainsi en est-il de cet enseignement. » Cela vient du fait que « de toutes choses,
au commencement, il n’y avait, seul et sans second, que l’Être ». Ainsi, « tou-
tes les créatures ont dans l’Être leur racine ; elles ont leur siège dans l’Être ;
elles reposent sur l’Être ». « Cette essence subtile, c’est par elle que tout est
animé ; c’est la seule réalité ; c’est l’âtman et toi-même tu es cela. » « Tat (cela)
tvam (toi) asi (tu es) » : tel sera désormais l’inlassable mantra de la non-dualité,
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le verbe emblématique, support de la méditation qui fait pénétrer dans l’un et
le simple. Tattvamasi se décline aussi autrement : brahmâsmi, « je suis brahman » ;
so’ham, « je suis Lui ».

La « clairière de l’Être 16 »
L’évidence a posteriori de ces formules est trompeuse. La saisie intuitive de
l’Un suppose en réalité d’accepter de vivre désormais au risque d’une énigme
fondatrice qui ne se donne jamais que comme vide initial. Bien qu’il récapitule
toute réalité, l’âtman n’est pas un super-moi. « Caverne », « trou dans le cœur »,
« milieu de l’âme », confidence silencieuse, « cette essence difficile à percevoir,
intégrée dans le mystère, cachée, sise dans la caverne primordiale » est pure
présence. « Plus ténue que l’atome, plus vaste que l’immense, le Soi est caché
dans le secret de l’être humain. » « Caché au cœur de tout ce qui existe, le Soi
n’est pas visible. Seuls les esprits subtils le perçoivent grâce à leur conscience
subtile 17. » « Plus subtil que le subtil, plus grand que le grand est le Soi ; il est
caché dans le cœur des êtres 18. » « Voici quel est le vrai : de même que d’un bra-
sier jaillissent par milliers des étincelles qui sont de même nature que le feu,
semblablement, de l’immuable proviennent les différentes réalités créées qui
retournent se perdre en Lui 19. »
C’est à découvrir ce « non-lieu » que l’existence du sage upanishadique
prend du sens. Découverte ô combien paradoxale ! La vie est pareille à un
songe, à une roue qui tourne autour d’un moyeu vide, à un théâtre d’ombres.
Mais c’est au moment où se révèle son manque d’être que surgit l’intuition de
l’Être ; c’est dans la constatation radicale de son inconsistance que jaillit la
conscience de la secrète plénitude qui l’habite. Le renversement illuminateur,
objectif de la pédagogie de ces vieux maîtres, Jung l’avait parfaitement identi-

16. C. Jaspers, « Lettre à Heidegger de 1949 », J.-C. Gens, Carl Jaspers, Paris, Bayard, 2003, p. 229.
17. Katha Upanishad, I, 2, 12 et 20 ; I, 3, 12.
18. Shvetâshvatara Upanishad, III, 20.
19. Mundaka Upanishad, II, 1, 1.

69
fié. Dans le séminaire sur le yoga de la kundalinî donné en 1932, il interprète la
proposition du yoga tantrique comme la mise en œuvre d’une « expérience du
non-moi » : « L’Orient possède une intuition du Soi, et il perçoit en consé-
quence le moi et la conscience comme des parties plus ou moins secondaires
du Soi 20. » « Le yogi produit sur le plan psychologique un déplacement de
centre tout à fait essentiel, allant du moi personnel vers un non-moi imperson-
nel qui est désormais ressenti comme la véritable assise de la personnalité 21. »
Une telle « expérience du non-moi », si elle vient à se produire, revêt néces-
sairement l’aspect d’un secret. L’exprimer dans un discours, la manifester dans
des actes, la déployer dans la durée, c’est la perdre de vue. Encore une fois,
l’âtman ne se donne que comme énigme, secret des secrets. Il ne peut faire
l’objet d’aucune représentation, d’aucun savoir, lui qui est le seul sujet véri-
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table. « L’âtman a été déposé dans le secret de sa créature. » « Seuls les ascètes
pénètrent cela qui resplendit, déposé dans le secret 22. »

Le corps, « forteresse du brahman »


Comment vivre d’une telle révélation ? Certes la préservation de son
essence absolue ne coupe pas les ponts avec l’existence ; au contraire, comme
nous l’avons vu, elle lui donne son sens. Mais ce sens semble à ce point
sublimé, dépouillé de ses aspects personnels, qu’on peut se demander en quoi
il concerne les travaux et les jours de l’être humain qui peine à parcourir son
itinéraire terrestre.
Or, s’engager plus avant dans cette question, c’est négliger le fait que l’Inde
a donné au corps une dignité particulière. Elle le voit bien dans sa débilité :
« Ce corps, en vérité, né du rapport charnel, développé dans l’enfer (de la
matrice), sorti par le passage de l’urine, composé d’os, recouvert de chair,
revêtu de peau, est empli d’excréments, d’urine, de bile, de phlegme, de moelle,
de graisse, de cervelle et d’autres nombreuses ordures 23... » Et, pourtant, le
corps a une valeur éminente en ce qu’il donne un siège à l’âtman : le Soi, non-né
et immortel, n’est pas du corps, mais, tant qu’il y a vie, il est dans le corps. La
chair mortelle, dense et obscure, est évidée en son centre ; elle porte le secret
d’une présence invisible : « Dans cette forteresse du brahman qu’est le corps, un
petit lotus forme une demeure à l’intérieur de laquelle règne un petit espace. »
Là, dans ce lotus du cœur, repose « l’âtman pur de toute tache, qui ne connaît ni
la vieillesse ni la mort, ni la peine, ni la faim, ni la soif 24 ». « Comme des gens
qui en ignorent l’emplacement passent et repassent, sans le trouver, sur un tré-

20. C. G. Jung, Les Énergies de l’âme. Séminaire sur le yoga de la Kundalinî, trad. Z. Bianu, Paris, Albin Michel,
1999 ; Quatrième conférence du 2 novembre 1932, p. 141.
21. C. G. Jung, « À propos de la symbolique des mandalas », Psychologie et orientalisme, trad. J. Rigal, Paris,
Albin Michel, 1985, p. 70.
22. Mahâ Nârâyana Upanishad, 201 et 228.
23. Maitry Upanisad, III, 4.
24. Chândogya Upanishad, VIII, I, 1-5.

70
sor, de même toutes les créatures vivent jour après jour sans découvrir ce
monde du brahman 25. » Et encore : « C’est à l’intérieur de ce cœur, auquel abou-
tissent, comme les rayons d’une roue de chariot, tous les canaux du corps, que
se trouve le Soi [...]. Ce Soi réside dans l’espace à l’intérieur de la ville lumi-
neuse du brahman [...] le Soi brillant et pur à l’intérieur du corps [...] il est là,
dans la cavité du cœur 26. »
Non seulement le corps est un espace pour le Soi, mais il indique un chemin,
celui de l’individuation, il constitue la médiation existentielle nécessaire vers la
connaissance métaphysique qui libère. Soumettre le corps au travail de
l’intériorité devient alors une grande voie spirituelle : « C’est à l’intérieur du
corps où le souffle est entré que ce Soi subtil doit être atteint par la cons-
cience 27. » Divers mythes évoquent l’intérieur, le secret, la quête, et toute une
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anthropologie du corps « creux », qui s’évide à travers la pratique du yoga,
l’ascèse, le renoncement pour se révéler comme le contenant du divin. L’être
humain a été créé avec des ouvertures vers l’extérieur, « c’est pourquoi on voit
au-dehors, et non pas en soi-même. Mais un sage a scruté son âme, le regard
tourné en lui-même à la recherche de ce qui ne meurt pas 28 ». Dans cette rentrée
en soi, l’être humain ne s’enferme pas ; au contraire, il bascule dans la dimen-
sion cosmique : « Aussi vaste que l’espace qu’embrasse notre regard est cet
espace à l’intérieur du cœur. L’un et l’autre, le ciel et la terre y sont réunis, le feu
et l’air, le soleil et la lune, l’éclair et les constellations 29. » Dans cette culture qui
pense l’univers comme un grand corps, on envisage inversement le corps
humain comme un cosmos intérieur. Alors, entre le corps du monde et le
monde du corps, il y a résonance et réciprocité, comme il y a non-dualité entre
le brahman, l’Être universel, et l’âtman, le Soi individuel.

PROPOSITIONS POUR UNE LECTURE CONTEMPORAINE

Pourquoi évoquer aujourd’hui ces très vieux textes qui parlent du secret en
une langue qui ne nous est guère familière ? Parce qu’ils ont une sorte d’ac-
tualité éternelle, non pas au sens où elle serait figée dans une intemporalité
intangible, mais au sens où elle désigne, en l’être humain, une dimension fon-
datrice qui peut être continuellement réentendue, retravaillée, réinterprétée de
manière neuve. Je voudrais, pour terminer, évoquer quelques aspects d’une
réappropriation créatrice, qui prend acte de la crise de la modernité et croise en
certains points la pensée jungienne.

25. Ibid., VIII, III, 2.


26. Mundaka Upanishad, II, 2, 6-7 ; III, 1, 5 et 7.
27. Mundaka Upanishad, III, I, 9.
28. Katha Upanishad, IV, 1.
29. Chândogya Upanishad, VIII, I, 3.

71
Secret et refoulé

Les théories modernes de la religion ont vu en elle un système immémorial


et sophistiqué d’occultation. Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, en « maîtres
du soupçon », ont décomposé les dynamiques du pouvoir, du refoulement, de
la sublimation. Ce sont des radicaux au sens précis que Marx donne à ce
terme : « Être radical, c’est saisir la chose à sa racine. Or, pour l’homme, la
racine, c’est l’homme lui-même 30 ». Pour eux, les religions instituées reposent
sur un fond caché qu’elles travestissent sous les masques de la dépendance
envers un Être suprême, de l’idéal imposé, de l’autorité perpétuée de généra-
tion en génération sur les consciences individuelles. Ils entendent donc rendre
l’homme à lui-même, saisir la genèse des interdits dans un non-dit qui se pare
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des plumes de la morale bourgeoise telle qu’elle s’est imposée au XIXe siècle. Le
secret inhérent à la transmission est alors perçu comme l’obstacle majeur sur le
chemin de la vérité et de l’autonomie. Feuerbach entérine le mouvement d’une
modernité areligieuse dans une phrase célèbre : « Le secret de la théologie, c’est
l’anthropologie 31. »
Freud, quant à lui, interroge la pertinence des notions d’oubli et de remé-
moration : ce qui a été n’est jamais effacé ; biffé de la conscience, cela se sur-
vit sur un autre mode, que l’on dénomme « inconscient ». C’est même le
refoulé qui institue l’inconscient comme tel, au point que dans les premiers
écrits de Freud les deux termes s’équivalent. Or les contenus « tombés » dans
l’inconscient sont « indestructibles 32 ». « Depuis que, revenus d’une erreur,
nous ne considérons plus nos oublis courants comme dus à une destruction
des traces mnésiques, donc à leur anéantissement, nous inclinons à cette
conception opposée : rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne dis-
paraît de ce qui s’est formé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut
reparaître dans certaines circonstances favorables, par exemple au cours d’une
régression suffisante 33. » S’agissant d’une communauté religieuse, Freud y
repère également des « retours du refoulé ». C’est même ce repérage qui cons-
titue l’objectif directeur de Totem et tabou, puis de Moïse et le monothéisme :
déchiffrer ce que la tradition ne dit pas, dont elle est pourtant le représentant
travesti ; découvrir l’événement originel dont le souvenir refoulé fait retour,
transformé, dans le temps historique des hommes. Le terme Enstellung définit
ainsi la situation du texte sacré, comme étant le produit à la fois d’une « défor-
mation » et d’un « déplacement ». Le texte sacré cache plus qu’il ne révèle, la
tradition religieuse obture la faille originelle désignée comme « meurtre du

30. K. Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), Paris, Aubier-Montaigne, 1971,
p. 81.
31. L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, Paris, PUF, 1973, p. 104.
32. S. Freud, Die Traumdeutung, GW, II-III, 583 (L’Interprétation des rêves).
33. S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 11.

72
père », qu’il soit réel ou symbolique. Dans cette perspective « réductive »,
issue de la crise de la modernité, l’insupportable secret de l’origine produit
nécessairement du refoulé.

Le soi et le corps
Mais il est une autre perspective, celle d’une « herméneutique instaurative 34 »,
qui court des grands romantiques – en particulier Schleiermacher et Schelling – à
Otto et à Jung ou à Eliade. Rudolf Otto, dans Le Sacré, la fonde sur la catégorie du
« numineux », que Jung transpose dans le cadre de sa psychologie. Le numineux
manifeste la vie d’un socle originel de l’âme, préexistant aux expressions symboli-
ques qui en marquent l’émergence, la dynamique, aussi bien au niveau individuel
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que collectif. Ce fond archétypal est « sacré » plutôt que « divin », il constitue
l’inconscient collectif de l’humanité, son essence intime et immanente. Le soi jun-
gien en est la réalisation, le déploiement inachevé, dans un élan continuel, grâce à
un travail de réappropriation consciente. En ce sens, le « processus d’indivi-
duation » est bien dévoilement d’une sorte de « secret » fondamental, permanent,
toujours de surcroît, dans la mesure où les discours et les images qui en témoi-
gnent n’en opèrent qu’une saisie fragmentaire.
Or, contrairement à ce que la distance historique et mentale pourrait laisser
croire, l’expérience spirituelle indienne, telle qu’elle s’exprime dans les Upani-
shads, n’est pas si éloignée de ce qu’éprouvent, par exemple, des pratiquants
du yoga aujourd’hui. Cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne le
corps : « “Posez les pieds sur le sol, comme si vous vouliez vous y enraciner.
Fermez les yeux et observez !” Ce furent les premières paroles de mon profes-
seur, lors de mon premier cours. Elles restent gravées dans les mémoires, celle
de l’intellect et celle de mon corps en raison de la surprise causée par les sensa-
tions physiques reçues en cet instant et de la délivrance vécue. Je me souviens
avoir pensé : “C’est là !... Enfin je vais m’arrêter : j’ai trouvé ce que je cher-
chais.” J’ai ressenti l’immense fatigue qui pesait sur mes épaules, mon déséqui-
libre. J’ai vu la nuit dans ma tête, mais également la petite lueur au fond, et j’ai
eu la certitude que j’étais en marche vers elle. Je n’avais plus qu’à suivre le che-
min que m’indiquait mon corps 35. »
Ce chemin que fraie l’exploration intime de la dimension corporelle, Jung
en avait saisi la signification quand il disait : « Les symboles du soi se forment
dans la profondeur du corps et expriment tout autant sa nature matérielle que
la structure de la conscience qui les perçoit. Les symboles sont des corps
vivants 36. » Une telle intuition rejoint, par-delà les siècles et l’écart culturel, la

34. Je reprends ici la distinction établie par G. Durand dans L’Imagination symbolique, Paris, PUF, 1964.
35. Témoignage cité par M. Dupuy et H. Martin, professeurs de yoga, dans leur livre Le Yoga et les femmes,
Paris, Éd. MA, 1985, p. 151.
36. C. G. Jung et Ch. Kerenyi, Introduction à l’essence de la mythologie, trad. H. Del Medico, Paris, Payot, 1968,
p. 133.

73
vision indienne des rapports entre l’âtman et le composé psycho-physiologique
en lequel il s’incarne et grâce à quoi il fait l’expérience du monde. Ces rapports
sont sous le signe de la non-dualité entre deux ordres de l’humain pourtant dif-
férenciés, hétérogènes. Le corps contingent est la demeure du soi éternel,
l’écrin périssable de sa transcendance. Entre les deux, comme en une conjunctio
oppositorum, il y a à la fois intime continuité, étroite réciprocité, et rupture de
niveau : « Cet âtman est une digue, une barrière qui sépare les mondes. Cette
digue, les jours et les nuits ne la franchissent pas, ni la vieillesse, ni la mort, ni la
souffrance, ni les bonnes actions, ni les mauvaises. En s’y heurtant tous les
péchés reculent ; car ce monde de brahman est affranchi du péché. C’est pour-
quoi, en vérité, en traversant cette digue, l’aveugle devient clairvoyant, le blessé
est guéri, le malade bien portant. C’est pourquoi, en vérité, la nuit, à qui tra-
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verse cette digue, se mue en jour. Car le monde de brahman est, une fois pour
toutes, lumineux 37. »

37. Chândogya Upanishad, VIII, IV, 1-2.

RÉSUMÉ : La tradition indienne la plus ancienne est fondée sur un corpus de textes énigmatiques, le
Veda, qui met au cœur de la parole révélée la problématique du secret : le langage, voilant l’essence, en
fait l’objet d’une quête. Dans les grandes sagesses ultérieures, ce secret est intériorisé : l’âtman, ou soi,
réside au cœur de l’être humain. Le corps en est le siège, fonction qui lui confère son éminente dignité et
fait de lui la médiation existentielle nécessaire vers la connaissance métaphysique qui libère. Une telle
anthropologie garde toute son actualité si l’on pense, comme Jung, que « les symboles du soi se forment
dans la profondeur du corps ».
SUMMARY : The most ancient Indian tradition is based on a body of enigmatic writings called the
Veda, which places the investigation of secrecy at the core of revelation. Because language conceals the
essence of wisdom, a quest is necessary. Subsequent religious teachings interiorise the secret : the
âtman, or self, dwells in the human heart. As the temple of the self, the body possesses eminent
dignity ; moreover, it is necessary as an existential vehicle towards the metaphysical knowledge which
provides release. Such a philosophy of humanity is not at all obsolete if one believes, like Jung, that
« the symbols of the self arise in the depths of the body ».

Mots-clés : Brahman – Cœur – Corps – Dualité – Énigme – Formule – Non-dualité – Parole – Refoulé –
Soi – Tradition – Upanishads – Veda.

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