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En lisant Jung avec Lacan

Giuseppe Maffei
Dans Cahiers jungiens de psychanalyse 1987/2 (N° 53), pages 45 à 61
Éditions Les cahiers jungiens de psychanalyse
ISSN 0984-8207
DOI 10.3917/cjung.053.0045
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précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Giuseppe MAFFEI
(Lucca)

EN LISANT JUNG AVEC LACAN (*)

Le titre de cet article est là pour signifier que cette contribution - loin
de témoigner d'une pÈmsée systématisée - est simplement une tentative
pour proposer des thèmes de réflexion qui nous semblent utiles pour
questionner notre théorie et la faire avancer. Certaines thèses seront
volontairement provocantes, mais cette provocation nous paraît se justifier
par la constatation que notre théorie n'a pas connu, après Jung, de vrais
développements et que beaucoup d'entre nous sont devenus plutôt des
psychosophes que des psychologues.
Les positions critiques de Lacan à l'égard de la psychanalyse freu-
dienne telle qu'elle s'est développée sont, à mon avis, très importantes
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pour l'avenir de la psychanalyse et elles contiennent des germes qui ne
sont pas encore arrivés à maturation. Personnellement, la façon dont
Lacan a posé les problèmes ne me semble pas saisir l'essentiel de la
pensée de Freud et je soutiens que le système lacanien est une déviation
- féconde - de cette pensée, système auquel il me paraît très important
de se confronter.

C'est une lecture des critiques que Lacan adresse à Jung qui est à
l'origine de cet article. En effet, elles me sont apparues, d'une part,
stimulantes et exactes mais, par ailleurs, elles me semblent nées d'une
lecture qui n'a pas percé la surface de l'écrit et qui n'a pas été attentive
aux possibles développements implicites. Je crois cependant utile de
méditer ces critiques non seulement avec le but de discuter certaines
questions fondamentales de notre théorie, mais aussi avec le but de
découvrir si, dans la pensée de Jung, existent des réponses aux critiques
formulées. J'ai l'impression que Lacan a lu Jung dans une perspective utile
à la construction de son édifice théorique et qu'il n'a pas vu ce qui était
neuf dans cette pensée par rapport à c.elle de Freud et qui pourrait
apporter une contribution importante au développement de la théorie
analytique en général. Même en admettant que la discussion de la relation
entre Freud et Jung puisse être considérée comme une activité culturelle
«rétro», je pense qu'il est nécessaire d'étudier non seuleme·nt où et
pourquoi est née la pensée jungienne, mais aussi si elle est porteuse de
potentialités pour le développement de la théorie psychanalytique.

(*) Dans une première rédaction, cet article a été publié par la Rivista di Psicologia Analitica
(Rome), vol. 7, p. 467-489, 1976. Il a été traduit par l'auteur et revu par Micheline Dufour-Guérin
pour être publié dans ce numéro 53 des Cahiers.

CAHIERS JUNGIENS DE PSYCHANALYSE N° 53 45


EN LISANT JUNG AVEC LACAN

L'erreur la plus évidente de Lacan à propos de Jung concerne, à mon


avis, la notion de Moi que Lacan considère être une structure de
l'imaginaire. Cette conception est fondamentale pour lui et elle représente,
comme il est bien connu, une rupture avec certaines conceptions psycha-
nalytiques traditionnelles et en particulier avec celles de la psychologie du
Moi de Hartmann, Loewenstein et Kris. Selon Lacan, le Moi appartiendrait
au registre de l'imaginaire parce qu'il naîtrait à travers l'expérience de
l'image de l'autre et de la phase du miroir. L'unité du Moi est imaginaire
et, si l'on perdait cela de vue, nous perdrions l'aspect profondément
révolutionnaire de la découverte freudienne concernant la conception de
l'homme, c'est-à-dire, en effet, la dimension de l'imaginaire dans la vie
psychique. Le Moi est lié à l'histoire particulière de chaque homme, aux
relations établies avec les autres, aux images qu'ils se font de lui et à leurs
images mêmes, ainsi qu'aux différentes situations de l'environnement.
Cette conception du Moi est essentielle dans la constitution d'une théorie
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générale de l'homme et peut conduire à donner des réponses à certains
problèmes que l'homme s'est toujours posé et qui concernent en particulier
la liberté et la responsabilité (2).
Il faudrait, bien sûr, s'interroger - concernant le Moi - à propos de
la cohérence entre les pensées lacanienne et freudienne, mais il est assez
évident que la non-considération des aspects imaginaires du Moi efface,
chez certains freudiens, une partie essentielle de l'œuvre de Freud. Alors
que la conception jungienne du Moi met en lumière les mêmes aspects
que valorise la vision lacanienne.

Dans Types psychologiques, Jung définit le Moi dans les termes


suivants:
«J'entends par "moi" un complexe de représentations formant, pour
moi-même, le centre du champ conscienciel, et me paraissant posséder un
haut degré de continuité et d'identité avec lui-même. C'est pourquoi je
parle aussi du complexe du moi. Le complexe du moi est un contenu du
conscient (...); c'est aussi une condition de ce conscient, car un élément
psycholog.ique ne m'est conscient que s'il est en rapport avec le complexe
du moi. Mais le moi n'étant que le centre du champ conscientiel, ne se
confond pas avec la totalité de la psyché; ce n'est qu'un complexe parmi
bea.ucoup d'autres.» (3).
Dire que le Moi est « complexe de représentations » signifie que, selon
cette façon de voir, le Moi appartient à un registre qui _n'est pas
définissable exclusivement par ses fonctions, mais qu'il est plutôt à
considérer dans le registre des représentations. Cet aspect de la définition
est mis en évidence par le « me paraissant » de « me paraissant posséder
un haut degré de continuité et d'identité avec lui-même». L'expérience du

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

Moi pour le sujet n'appartient pas à un niveau de vérité, de réalité,


d'affirmation du «Je suis», mais plutôt au plan du semblant, de l'imaginaire.

Remontons à 1906. Dans la Psychologie de la démence précoce, nous


pouvons lire qu'avec le terme de «complexe du Moi» on peut entendre la
somme des représentations du Moi qui serait toujours accompagnée par la
tonalité affective du corps. Le Moi serait l'expression psychologique de
l'ensemble très associé de toutes les sensations somatiques.
Cette définition paraît se poser sur le même plan que celui mis en
évidence à propos du passage précédent. Le Moi est comme un noyau de
représentations qui permet l'unification des différentes sensations soma-
tiques.
Si l'on fait une distinction, à l'intérieur de la pensée psychanalytique,
entre une façon de voir qui considère le Moi comme particulièrement
caractérisé par ses fonctions et une façon de voir qui considère comme
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plus important l'aspect représentatif du même Moi ou, pour mieux dire,
pose le Moi dans le. registre de l'imaginaire, il me paraît évident que Lacan
et Jung se situent à l'intérieur de la deuxième façon de penser. Le
problème dont on parle est essentiel et il convient d'en faire apparaître
l'importance: la première façon de voir peut donner naissance, en effet, à
des conséquences très dangereuses pour l'avenir de la psychanalyse.
Lacan a beaucoup parlé de ce problème et on peut essayer de résumer
ainsi ses idées : si l'on pense que le Moi «est» quelque chose, qu'il «est»
ses fonctions, on court le risque que la psychanalyse revienne à une
dimension pré-analytique. Un Moi sera par exemple fort ou faible, adapté
ou pas adapté à la réalité et à l'environnement, et un homme sera d'autant
plus sain que ·l'on trouvera son Moi fort et bien adapté. On pourra dire,
pour corriger cette affirmation, qu'une caractéristique d'un Moi fort est
aussi d'avoir de bons rapports avec l'inconscient, mais cette correction ne
pourra pas effacer l'importance donnée à la force du Moi dans ses
rapports à la réalité extérieure. Au niveau pratique, cette conception aura
pour conséquence d'infléchir la cure vers le développement d'un Moi fort
et, au pire, vers une identification du patient à l'analyste. Les hasards de
l'existence du Moi, ses avatars imaginaires ~t identificatoires, son évanes-
cence, ses relations avec la pulsion de mort seront perdus de vue. On peut
voir facilement, j'espère, la relation de cette conception avec notre
civilisation industrielle.

Freud a, au contraire, rompu avec cette façon de voir. Il a démontré


scientifiquement la précarité et l'appartenance à l'imaginaire de l'expérience
du Moi et en a vu les origines dans la plus lointaine expérience infantile,
là où notre histoire est déterminée par les autres et aussi par l'Autre qui
est en nous. Aujourd'hui on peut, bien sûr, proférer : «je suis fort », «je

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

suis médecin», etc., mais on sait, dans le même temps, que ces
affirmations ne disent pas quelque chose à propos de notre essence,
qu'elles ne sont pas des affirmations «substantialistes» ; on sait que nous
sommes comme nous sommes à cause de notre histoire et de nos
identifications précoces, à cause de notre place dans une chaîne non
seulement réelle, mais aussi symbolique et imaginaire. C'est peut-être la
plus fondamentale des découvertes freudiennes ; elle affirme une relativisa-
tion du Moi, non pas à partir d'un point de vue religieux, mais à partir d'un
point de vue scientifique. On pourrait presque soutenir qu'une orthodoxie
psychanalytique devrait se fonder sur ce noyau et, comme je l'ai déjà dit,
il me semble que Freud, Jung et Lacan partagent ce centre théorique.

La relativisation du Moi comporte des risques qu'il est intéressant de


noter. Elle provoque en effet, dans les positions de Jung et de Lacan, un
développement théorique qui peut faire apparaître ces analystes comme
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des psychologues « religieux». Freud a résisté davantage à ce développe-
ment, peut-être P8:rée que son monde et les paramètres auxquels il se
référait étaient très différents. Il est possible que, pour compenser l'impor-
tance qu'a pris dans leur façon de penser la relativisation du Moi, Jung
accentue le monde archétypique et Lacan le rôle de l'Autre. Chez les deux
auteurs, l'accent mis sur la nécessaire prise de conscience de la position
non substantielle du Moi conduit à faire de cette même expérience un but
affirmé, d'une façon didactique et religieuse.
A mon avis, tout en partant de considérations qui font partie du
patrimoine scientifique moderne, ils n'ont pas réussi à rester à l'intérieur
de ce même patrimoine et ils ont abouti à des positions dans lesquelles le
refoulé est revenu et les a conduit à une théorisation anti-historique. Si
l'expérience psychanalytique démontre et valorise l'appartenance du Moi
au registre de l'imaginaire, ce qui, d'une certaine façon, devient substantiel
est la relation, pour Jung, du Moi au Soi, pour Lacan la relation entreS et
A, à travers a et a'. En se plaçant sur cette base, ils finissent par devenir
plus psychosophes que psychologues et par se mettre dans des positions
de sagesse. Ils pensent tous deux pouvoir irtdiquer une direction. (Je crois
que ce n'est pas un hasard que Lacan ait été tellement polémique avec
Jung et aussi avec la psychologie du Moi.) Je crois que ce qui èorrespond
davantage à l'évolution actuelle de la théorie et de la pratique, c'est de
penser la psychanalyse comme quelque chose qui fait découvrir nos
noyaux d'angoisse, nos conflits et qui, ensuite laisse chacun libre d'aller
où il veut, sans indiquer de direction.

Pour sortir de cette évolution « religieuse» de la pensée sans perdre


ce qu'on a affirmé à propos de la relativisation du Moi, il est nécessaire
de voir que si le Moi est relatif, il est aussi historique dans deux sens : il

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

est déterminé par l'histoire et, dans le même temps, il la détermine.


L'histoire n'est pas quelque chose qui est au-delà de l'homme, elle est
créée par l'homme qui, lui aussi, est créé par elle. Et le symbolique pas
moins. Relativiser le Moi veut dire avoir conscience de sa relativité et de
son historicité et, par suite, donner de la valeur à cela en tant que relatif
et caduc. Je donne beaucoup d'importance à ce «en tant que ». Un
amour, une amitié, une quelconque structure historique sont relatifs ; c'est
pour ça qu'ils ont de la valeur, parce que c'est l'homme qui les vit, et il
peut les vivre seulement s'il sait qu'ils sont relatifs et aussi qu'il en est le
constructeur (voir la Caducité de Freud). A mon avis, cette possibilité de
sortir d'une dimension « religieuse » et d'accéder à une dimension scienti-
fique existe pour Jung et pour Lacan, mais les deux auteurs ont mis
l'accent plutôt sur certains aspects religieux de leur pensée. A mon avis,
Jung reste scientifique lorsqu'il parle de ses positions de méthode et
d'équation personnelle et Lacan là où il ne s'éloigne pas de ses observa-
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tions sur les effets des mots.

Après avoir mis en évidence ce noyau central et problématique,


j'examinerai maintenant certaines critiques que Lacan, dans ses œuvres,
fait à Jung. Un premier point de discussion peut être trouvé dans D'une
question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Je cite :
''Il est capital de constater dans l'expérience de l'Autre inconscient où
Freud nous guide, que la question [celle de l'inconscient comme Autre,
comme autre scène, N. de l'A.] ne trouve pas ses linéaments en de
protomorphes foisonnements de l'image, en des intumescences végéta-
tives, en des franges animiques s'irradiant des palpitations de la vie.
«C'est là toute la différence de son orientation avec l'école de Jung
qui s'attache à de telles formes: Wandlungen der libido. Ces formes
peuvent être promues au premier plan d'une mantique, car on peut les
produire par des techniques appropriées (promouvant les créations imagi-
naires : rêveries, dessins, etc.) en un site repérable : on le voit sur notre
schéma, tendu entre a et a', soit dans le voile du mirage narcissique,
éminemmen~ propre à soutenir de ses effets de séduction et de capture
tout ce qui vient s'y refléter.
«Si Freud a rejeté cette mantique, c'est au, point où elle négligeait la
fonction directrice d'une articulation signifiante, qui prend effet de sa loi
interne et d'un matériel soumis à la pauvreté qui lui est essentielle.
«De même que c'est dans toute la mesure où ce style d'articulation
s'est maintenu, par la vertu du verbe freudien, même démembré, dans la
communauté qui se prétend orthodoxe, qu'une différence subsiste aussi
profonde entre les deux écoles, encore qu'au point où les choses en sont
venues, aucune des deux ne soit en état d'en formuler la raison. Moyennant

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

quoi, le niveau de leur pratique apparaîtra bientôt se réduire à la distance


des modes de rêveries de l'Alpe et de l'Atlantique.
« Pour reprendre la formule qui avait tant plu à Freud dans la bouche

de Charcot, "ceci n'er;npêche pas d'exister" l'Autre à sa place A» (5).

Selon Lacan, donc, pour Jung la libido se manifesterait directement


dans ses symboles et ses transformations. Symboles et transformations
exprimeraient directement la libido même. Ce ne serait pas tant un travail
de déchiffrement que, plutôt, une mantique révélatrice directe de ce que
symboles et transformations portent en soi. Il serait possible de traduire
directement les symboles qui apparaissent, par exemple, dans les rêves en
indicateurs des stades de développement de la libido. Ainsi, l'on rêve d'un
serpent, celui-ci représenterait directement une phase de l'évolution de la
libido. Il ne serait pas nécessaire de faire un long et difficile travail
d'interprétation, car le serpent serait tout de suite interprétable comme
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indiquant quelque chose d'autre que soi-même. Ce type de critique ne
concernerait pas seulement le système jungien, mais aussi cet aspect
particulier du freudisme pour lequel tous les objets pointus sont des
phallus et tous les objets creux des vagins. Il est d'autre part notoire que
Lacan a insisté pour que soit faite une lecture attentive et personnelle des
symboles. Dans sa référence à Jung, la critique de Lacan se fait plus âpre
qu'envers ledit freudisme parce que, dans l'œuvre de Jung, les symboles
ne révéleraient pas seulement des contenus à propos desquels il serait
quand même possible d'exprimer une opinion, mais plutôt des manifesta-
tions et des métamorphoses de la libido.

Il faut ouvrir une parenthèse à propos de la conception jungienne de


la libido. A mon avis, Jung opère, à ce propos, un changement auquel il
est nécessaire de réfléchir et qui est assez dangereux ; par rapport à la
découverte freudienne, il revient à des positions psychologiques pré-freu-
diennes; il identifie la libido avec la force vitale en soi, avec l'énergie
psychique qui, suivant ses propres lois, tendrait à une auto-réalisation.
Etant donné qu'à la base de toutes les pulsions il y a une tendance, une
direction, on peut soutenir que la vraie force pulsionnelle est celle qui peut
être abstraite des différentes pulsions ; étant donné que tant dans la faim
que dans la sexualité existe un intérêt vers, une direction, on peut soutenir
q~e la vie psychiq~e trouve son caractère unitaire dans l'existence d'une
force psychique qui veut s'autoréaliser.

Jung écrit que sa façon de voir le « conduit à un concept de libido qui


s'élargit d'une façon générale jusqu'à la notion de "tendre vers". La
citation de Freud faite plus haut montre bien que nous savons trop peu de
choses sur la nature et le dynamisme des instincts humains pour avoir
l'audace d'accorder à un seul d'entre eux le primat. Aussi est-il plus

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

prudent, quand on parle de libido, d'entendre par ce terme une valeur


énergétique qui peut se communiquer à un domaine quelconque, puissan-
ce, haine, faim, sexualité, religion, etc., sans être une tendance spécifique:
comme le dit excellemment Schopenhauer: "La volonté, cho.se_ en soi, est
absolument différente de son phénomène et complètement indépendante
de toutes les formes de celui-ci en lequel cependant elle pénètre en se
manifestant, mais qui par conséquent ne concernent que sa manifestation
objective et lui sont étrangères à elle-même" » (6).

Ces phrases éloignent la psychologie analytique de la psychologie


moderne. Il y a passage évident à une abstraction ; la puissance, la faim,
la sexualité, la religion, etc., sont toutes manifestations phénoménologiques
d'une énergie plus profonde; l'homme est à nouveau confronté avec
l'inconnaissable et la psychologie glisse vers la psychosophie. Je crois très
importante la phrase dans laquelle Jung dit que nous connaissons trop
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peu pour << accorder » la primauté à un seul des instincts. Jung est
confronté ici, évidemment, à son problème personnel avec Freud, qui,
comme chacun sait, donne une primauté à la pulsion sexuelle, simplement
parce qu'il la retrouve à l'origine des problèmes auxquels la cliniqu~ le
confrontait. A un niveau théorique plus général, Freud n'a jamais renoncé
à son dualisme pulsionnel (7).
Lacan dit: <<Freud, très attaché à élaborer, à partir de l'expérience,
des mécanismes extrêmement précis, toujours soucieux de sa référence
empirique, voit la théorie analytique se transformer chez Jung en un vaste
panthéisme psychique, série de sphères imaginaires s'enveloppant les
unes les autres, qui conduit à une classification générale des contenus,
des événements, de l' Erlebnis de la vie individuelle, et enfin de ce que
Jung appelle les archétypes. Ce n'est pas dans cette voie qu'une élabora-
tion clinique, psychiatrique, des objets de sa recherche peut se poursuivre.
Et c'est pourquoi il essaie maintenant d'établir la relation que peuvent
entretenir entre elles les pulsions sexuelles, auxquelles il a donné tant
d'importance parce qu'elles étaient cachées et que son analyse les
révélait, et les pulsions du moi, qu'il n'a pas jt,.~squ'alors mises au premier
plan [on parle des années autour de 1912, N.d.I'A.]. Peut-on dire, oui ou
non, que les unes sont l'ombre des autres? La réalité est-elle constituée
par cette projection libidinale universelle qui est au fond de la théorie
jungienne? Ou bien y a-t-il au contraire une relation d'opposition, une
relation conflictuelle, entre pulsions du moi et pulsions libidinales ?
<<Avec son honnêteté habituelle, Freud précise que son insistance à
maintenir cette distinction est fondée sur son expérience des névroses, et
qu'après tout, ce n'est là qu'une expérience limitée. C'est pourquoi il dit
non moins nettement qu'on peut supposer, à un stade primitif, antérieur à
celui auquel nous permet d'accéder l'investigation psychanalytique, un état

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

de narc1ss1sme où il est impossible de discerner les deux tendances


fondamentales, la Sexuallibido et les /ch- Triebe. Elles y sont inextrica-
blement mêlées, beisammen, confondues, et ne sont pas distinctes
- unterscheidbar- pour notre grossière analyse. Il explique néanmoins
pourquoi il tente de maintenir la distinction » (8).

Jung, à partir des manifestations visibles de l'homme, réussit à en


extraire une certaine caractéristique et à en faire la quintessence de la vie
et alors, en conséquence, l'homme est à nouveau confronté avec le
mystère et prêt à accepter que quelqu'un lui explique ce qu'il arrive à
l'intérieur de lui-même. La critique de Lacan est, à ce propos, très
intéressante et aiguë: si l'on fait de la libido, entendue comme énergie,
une substance, s'ouvre la porte à la mantique et à ses prêtres. L'homme
connaît, au contraire, à l'intérieur de soi-meme, des pulsions bien précises,
puissance, faim, haine, sexualité, religion, etc. Aussi « religion », dit Jung.
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Et avec ce mot, il ouvre une possibilité de lecture de son œuvre que
Lacan, saisi par d'autres aspects, n'a pas vue. Jung observe certains faits
qui sont d'une grande importance, par exemple la forte ressemblance
entre les symboles individuels et les symboles collectifs et mythologiques
et, plus particulièrement, dans les rêves comme dans les religions,
l'existence spontanée d'images de but du développement psychique (le
Soi, les Mandalas). Jung inclut ces observations à l'intérieur de sa
conception du monde, mais il aurait pu aussi se limiter à soutenir que les ·
images de but, les représentations-buts, ne sont pas seulement représenta-
tives du Moi Idéal ou de l'Idéal du Moi du sujet, mais qu'elles sont aussi
inhérentes au développement génétiquement fixé de l'homme. Comme la
stature est déterminée par la structure génétique, de la même façon il se
pourrait aussi que le but ·du développement psychique soit prédéterminé
et que les yariations individuelles qu'on constate soient dues à des
influences du milieu. Les variations individuelles ne nient pas l'existence de
ces buts. Jung affirme ce que je viens de dire, mais il conduit son discours
dans une dimension somme toute eschatologique qui pourrait être mise de
côté en insistant plutôt sur l'idée que la tendance génétique vers des buts
psychiques est à considérer comme une pulsion dont on pourrait commen-
cer à apprendre à tenir compte. Je ferais une comparaison avec ce qui
arrivera et arrive déjà dans le domaine _physique: tout comme l'homme
devra tenir compte de sa capacité à influencer le patrimoine génétique au
niveau physique, de la même façon il pourra essayer de connaître ce qui,
de génétique, le meut psychiquement et comment ce qui est génétique
peut se· manifester au niveau du psychisme.

Mais revenons à Lacan. Ce qu'il n'a pas vu, c'est que Jung a· décrit
une autre forme d'Autre, un Autre présent dans notre patrimoine génétique.

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·EN LISANT JUNG AVEC LACAN

Et la lecture de cet Autre pourrait n'être pas une mantique, mais naître
d'une recherche scientifique très attentive à la dimension du sujet. Une
étude de la phénoménologie psychique pourrait nous révéler des structures
indiquant où s'oriente notre futur et la différenciation entre les buts
génétiquement fixés et le Moi-Idéal et l'Idéal du Moi pourrait conduire vers
une meilleure connaissance de nous-mêmes.
Lacan écrit : « L'inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est
marqué par un blanc ou occupé par un mensonge: c'est le chapitre
censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà, elle est
écrite ailleurs. A savoir :
« - dans les monuments : et ceci est mon corps, c'est-à-dire le
noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la
structure d'un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois
recueillie, peut sans perte grave être détruite ;
« - dans ·les documents d'archives aussi : et ce sont les souvenirs de
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mon enfance, impénétrables aussi bien qu'eux, quand je n'en connais pas
la provenance ;
« - dans l'évolution sémantique: et ceci répond au stock et aux
acceptions du vocabulaire qui m'est particulier, comme au style de ma vie
et à mon caractère ;
« - dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous une
forme héroïsée véhiculent mon histoire ;
« - dans les traces, enfin, qu'en conservent inévitablement les distor-

sions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres


qui l'encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens.» (9).
J'ajouterais: dans les matériaux avec lesquels tout cela est const_ruit,
qui me font exister aujourd'hui et non dans une autre époque, et dont la
connaissance est nécessaire pour pouvoir accéder à une liberté psychique
relative. Avec cet ajout, la psychologie jungienne pourrait rejoindre la
psychologie moderne et sortir de la solitude psychosophique dans laquelle
elle a fini par se renfermer.

Pour être plus clair, si nous parlons de .la libido jungienne comme de
quelque chose de mystérieux et d'irrationnel, nous nous mouvons dans
une direction régressive et anti-historique ; si nous parlons d'une tendance
psychique à la réalisation de quelque chose qui est préfixé dans la
structure génétique, nous nous mouvons dans une direction positive et
dans l'espoir d'une connaissance, et peut-être de l'appropriation d'une
force jusqu'aujourd'hui inconnue. Et l'on peut imaginer que dans la
structure génétique puissent être préfixées les modalités de relattons
existentielles avec le milieu (et pourquoi pas celles de possibles muta-
tions ?). Les symboles étudiés par Jung pourraient être compris alors non
comme expression directe de la libido, mais, entre autres possibilités,

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

comme indicateurs de mouvements psychiques dirigés vers un but et


génétiquement préordonnés.

Lacan écrit: «Or; le jungisme - pour autant qu'il fait, de ces modes
primitifs de l'articulation du monde, quelque chose de subsistant, le noyau,
dit-il, de la psyché elle-même - s'accompagne nécessairement de la
répudiation du terme de libido, de la neutralisation de cette fonction par le
recours à une notion d'énergie psychique, à une notion beaucoup plus
généralisée d'intérêt. » (1 0).
A ce propos, il me paraît intéressant de discuter non seulement le
problème de la libido, mais aussi le fait que Lacan soutient que Jung
donne une valeur de noyau à ces modes primitifs d'articulation avec le
monde que sont les archétypes. Dans sa conception, ces modes seraient
à l'intérieur de la psyché ou sous les niveaux psychiques du désir et de la
libido freudienne. L'œuvre de Jung se prête bien sûr à cette lecture, mais
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cette interprétation est, à mon avis, une interprétation partielle. On peut
aussi lire Jung sans considérer que les susdites modalités d'articulation
sont au dedans de l'homme, mais en pensant, au contraire, que la psyché
humaine peut également être examinée sous l'aspect des modalités
d'articulation au monde déjà réalisées ou à réaliser.
Lacan dit encore : « ... ce que Freud entend présentifier dans la
fonction de la libido n'est point un rapport archaïque, un mode d'accès
primitif des pensées, un monde qui serait là comme l'ombre subsistante
d'un monde ancien à travers le nôtre. La libido, c'est la présence,
effective, comme telle, du désir. » (1 0).

Il me semble qu'on pourrait soutenir de la même façon que ce que


Jung présentifie dans les archétypes n'est pas l'ombre sous.:.jacente d'un
monde ancien, mais le fait que les modalités de fonctionnement psychique
suivent certaines structures préformées, qui ne doivent pas être considé-
rées comme sous-jacentes ou comme un noyau central. Jung, comme
Freud, se prête à plusieurs lectures : pourquoi le fait que la psyché
humaine soit le plus souvent occupée par des images, des rêves, des
pensées, des désirs doit-il être vu seulement comme un fait sous-jacent à
la vie psychique? N'est-il pas plus simple de considérer que la vie
psychique se structure aussi génétiquement d'une certaine façon et que
cette structuration fasse tout un avec la vie psychique, telle qu'elle peut
être décrite à travers la psychanalyse ?

Dans un autre texte, Lacan dit encore :


« Figuration de la libido, voilà comment un disciple de Jung interprétera
l'apparition du serpent dans un rêve, dans une vision ou un dessin,
manifestant à son insu que si la séduction est éternelle, elle est aussi

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

toujours la même. Car voici le sujet à portée de capture par un éros


autistique qui, si refraîchi qu'en soit l'appareil, a un air de Vieille Connais-
sance.
"Autrement dit l'âme, aveugle lucide, lit sa propre nature dans les
archétypes que le monde lui réverbère : comment ne reviendrait-elle pas à
se croire l'âme du monde?
"( ... ) Mais c'est aussi la preuve qu'il n'y a pas de compromis possible
avec la psychologie, et que si l'on admet que l'âme connaisse, d'une
connaissance d'âme, c'est-à-dire immédiate, sa propre structure - fût-ce
dans ce moment de chute dans le sommeil où Silberer nous prie de
reconnaître dans une pelle à gâteau qui se glisse dans une pâte feuilletée
le symbolisme fonctionnel des couches du psychisme -, plus rien ne peut
séparer la pensée de la rêverie des noces chymiques. » (11).

Le lien avec la problématique jusqu'ici développée est évident: s1, a


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l'intérieur de la pensée jungienne, on ne pouvait soutenir que cette théorie,
à savoir que le serpent est toujours une figuration de la libido, Lacan aurait
parfaitement raison et la psychologie jungienne serait destinée à être une
psychosophie.
Mais la découverte jungienne peut être lue dans une autre direction,
c'est-à-dire celle qui considère les faits psychiques observables dans la
perspective d'une tendance du développement psychique vers des buts
objectifs, d'une certaine façon préfixés. L'image du serpent, examinée
dans une perspective jungienne, révélera non seulement ce que la psycha-
nalyse permettrait de révéler, mais donnera aussi de précieuses informa-
tions à propos des modalités des futures relations existentielles avec le
monde et avec notre propre profondeur (Grund), et cela aussi en tenant
compte d'images semblables dans la mythologie, la religion, l'histoire, etc.
(des images identiques de serpents n'existent pas, et pourtant il peut être
très intéressant de retrouver un parallèle mythologique pour chacune
d'elles : un serpent rampant est différent d'un serpent entortillé sur lui-
même).
Lorsque nous décrivons un développement à son terme. ou dans une
de ses phases, nous pouvons considérer le rapport entre pulsions et
défenses, mais nous pouvons aussi le décrire dans une autre perspective,
celle de la situation existentielle atteinte et en particulier rejointe avec la
profondeur (Grund). Rien n'empêche de penser qu'un autre discours, en
relation avec tous les autres discours possibles et .en particulier psychana-
lytique, puisse être lu, non à travers une mantique intuitive et mystérieuse,
mais à travers une comparaison attentive avec des matériaux provenant
d'autres champs du savoir. L'apparition de l'image d'un serpent dévoile
une possible qualité serpentueuse du sujet et cette qualité serpentueuse
n'est pas complètement assimilable à une qualité phallique (Jones indiquait

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

comme attributs semblables aux deux - phallus et serpent - forme,


érectilité, émission de quelque chose, possibilité de s'insinuer dans les
trous, etc.). Elle a à faire aussi avec d'autres caractéristiques du serpent
non directement phalliques, c'est-à-dire la sinuosité, la viscosité suppo-
sée, etc. D'autre part, Jones soutient que le serpent peut indiquer aussi
l'intestin et ses contenus ; mais l'interprétation «autre» jungienne est celle
qui permet de voir le serpent comme analogue à une modalité d'existence.

Nous pouvons nous aider dans le développement de cette thèse par


la lecture de Jones, qui écrit : « Le serpent est un des symboles les plus
constants du phallus, et le concept général de " sexualité" dérive largement
des expériences et des pensées communes à propos de cet objet. Selon
l'école Jung-Silberer, l'image du. serpent dans le rêve symboliserait l'idée
abstraite de sexualité plutôt que l'idée concrète du phallus, alors que,
selon l'école psychanalytique, le serpent symboliserait seulement le phallus,
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encore que communément associé à la sexualité en général ; la différence
pratique est que, selon l'école psychanalytique, chaque signification du
contexte onirique exprimée en termes d'idée générale est secondaire,
provient et dépend d'une signification inconsciente plus profonde qui peut
être exprimée uniquement en termes concrets. De plus, l'inconscient
assimile l'idée générale de connaissance à l'idée plus spécifique de
connaissance sexuelle, laquelle, à son tour, est assimilée au pouvoir
sexuel ; l'association apparaît dans l'expression biblique "connaître une
femme". Pour cette raison, le serpent est associé, particulièrement en
Orient, à l'idée de connaissance, si bien qu'il sert communément d"' em-
blème" de la sagesse. Cependant, dire qu'un serpent peut "symboliser"
soit un phallus, soit la sagesse, conduit à confondre deux processus
psychologiques totalement différents. Le rapport entre eux peut être
illustré à l'aide de ces deux situations: la première, celle d'un homme qui
emploie incidemment l'expression familière: "He is a wily old snake"
(c'est un vieux serpent rusé) ; dans ce cas, on pourrait se dire que la
métaphore est purement extérieure, basée sur la connaissance acquise
qu'il existe quelque relation présumée entre le serpent et la ruse; la
deuxième situation est celle d'un homme qui sent personnellement et
instinctivement que le serpent est un " emblème " approprié clair et naturel
de l'idée de sagesse et de ruse; ici, on pourrait certainement s'attendre à
découvrir que l'idée agit comme un véritable symbole phallique incons-
cient. » (12).

Il existe une lecture de Jung qui pose la question d'une façon


différente et où le symbole serpent peut être lu autrement que comme une
représentation figurée indirecte, c'est-à-dire que l'on pourrait soutenir,
avec Jung, qu'une image de serpent n'est pas seulement un symbole dans
le sens freudien, mais qu'elle peut indiquer aussi une modalité existentielle

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

de l'homme. Et que le serpent rampe ou se morde la queue ou qu'il soit


entortillé sur lui-même, ces manifestations différentes seraient des indica-
teurs de différentes modalités d'existence, dont le signifié ne serait pas
directement percevable mais qui devrait être déchiffré et qui pourrait être
mis en relation et, en conséquence, mieux compris à travers des comparai-
sons avec les images émanant de l'histoire, de la mythologie et de la
religion. Rien n'empêche de penser que le « Dasein » de l'homme, c'est-à-
dire la relation qu'il a avec le monde, avec laprofondeur (et pourquoi pas
avec le . futur ?) puisse avoir des équivalences figurées. Le symbole
contiendrait, selon Jung, la possibilité de laisser entrevoir l'éventuel déve-
loppement futur. Ce dernier pourrait s'esquisser non seulement au niveau
du désir, mais aussi au niveau d'un noyau riche d'informations liées soit à
l'histoire, soit au patrimoine génétique.

C'est ici que peut resurgir la critique lacanienne: ce que l'on vient de
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dire, n'est-ce pas la preuve évidente de ce que Lacan a soutenu,
c'est-à-dire que la psyché, selon Jung, se lirait directement dans ses
symboles? L'interprétation ne s'ouvre-t-elle pas alors complètement à
l'irrationnel et l'exercice de la profession analytique au dirigisme psychique
de nature religieuse? A mon ,?iVis, cette critique n'est pas exacte parce
qu'elle néglige le fait que les matériaux analogiques étudiés par Jung sont
précisément des matériaux dont la connaissance et la compréhension
nécessitent une étude objective et difficile de territoires différents de celui
de la psychologie. L'interprétation qui part de ce point de vue ne peut être
que très différente de l'interprétation freudienne: dans la psychanalyse,
l'interprétation naît d'un travail commun entre l'analyste et l'analysant, et
lorsqu'une image est dévoilée, elle se révèle être la représentation indirecte
figurée d'un élément refoulé. Une interprétation dans la visée jungienne,
qui n'exclut pas l'interprétation psychanalytique classique, ne peut être
qu'analogique et une image onirique ne peut être dite que semblable,
analogue à l'image d'un mythe, d'un conte réellement existant quelque
part, que l'analyste connaît. Et si le futur peut être présent dans l'image
du serpent figurant une représentation-but (Zielvorstellung), il ne s'y trouve
pas en tant que prémonition, mais comme information décodable à partir
d'un travail psychique. Dans cette direction, ori pourrait se servir, pour la
clinique, d'une part importante des matériaux recueillis dans la littérature
jungienne. Les analyses jungiennes sont, au contraire, souvent centrées
sur la révélation d'analogies et dans une certaine confusion entre les
interprétations symboliques et les interprétations fondées sur ces mêmes
analogies, sans que soit donnée suffisamment d'importance à l'après-coup.

Il est nécessaire de revenir encore sur le fait que Jung attribue aux
symboles une valeur prospective. Dans un certain sens, le futur serait déjà

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

ébauché dans les symboles et l'on pourrait y entrevoir des solutions aux
problèmes existentiels des êtres humains. Je pense que lorsqu'un sujet est
aux prises, dans un moment de sa vie, avec un problème irrésolu, il essaie
d'assimiler les difficultés rencontrées à d'autres déjà connues et résolues.
Ce n'est que par la suite qu'il réussit à s'adapter à la nouvelle situation.
En présence d'un problème non résolu, la psyché produit des symboles,
qui, à mon avis, ne portent pas en eux-mêmes la solution mais naissent
du fait que le problème est entré en contact avec les plus profondes
sphères du psychisme, à partir desquelles peuvent apparaître des solutions
viables. Il se produit une sorte d'immersion du nouveau dans le vieux, et
de cette rencontre peut sortir le symbole. Le fameux exemple de Kékulé
pourrait être expliqué de la même façon. Si l'on réfléchit sur les observa-
tions piagétiennes à propos de l'apprentissage du nouveau, on constate
quelque chose d'analogue : il y a avant tout une assimilation du nouveau
dans le déjà appris et, après, l'enfant apprend une nouvelle modalité, un
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nouveau geste, par exemple. Il n'est pas nécessaire de penser qu'existe
dans l'inconscient une possibilité de prémonition pour comprendre la
valeur prospective des symboles. On peut considérer, éventuellement,
aussi, une influence des informations génétiques.

On retrouve, à ce niveau, une des problématiques les plus difficiles de


la psychanalyse, à savoir la sublimation. Comme on le sait, classiquement,
dans la psychanalyse freudienne, l'énergie à la base de la sublimation est
la libido sexuelle et la sublimation est un des destins de la pulsion qui n'a
pas trouvé d'autres possibilités de réalisation en raison des difficultés
rencontrées dans la réalité. « Sublimation » dit passage d'un état solide de
la matière à un état gazeux, un changement d'état de la matière qui
maintient absolument identiques presque toutes ses propriétés.
Il me paraît intéressant de faire une comparaison avec ce que Jung dit
à propos des relations entre l'image instinctuelle et l'instinct. Il établit un
parallèle avec le spectre de la lumière et il soutient que les instincts
peuvent être situés dans la zone de l'infrarouge tandis que les manifesta-
tions de la vie spirituelle peuvent être situées dans la zone de l'ultraviolet.
Je cite:
«L'" imagination active" nous rend à même de découvrir l'archétype,
et précisément sans descendre au niveau de la sphère des instincts,
abaissement du niveau de conscience qui ne conduit qu'à un état
incapable de connaissance, ou, pis encore, à un succédané intellectualiste
des instincts. Exprimé à l'aide de la comparaison du spectre lumineux,
cela voudrait dire que l'image instinctuelle est découverte, non à l'extrémité
rouge, mais à l'extrémité violette de la gamme des couleurs. Le dynamisme
de l'instinct a en quelque sorte son siège dans l'infrarouge, mais l'image
de l'instinct réside dans la partie ultraviolette du spectre.» (13).
(... )
58
EN LISANT JUNG AVEC LACAN

« De même qu'il y a une transition progressive "psychique infrarouge",

c'est-à-dire de l'âme instinctive biologique, aux phénomènes vitaux physio-


logiques et par là, au système de conditionnements chimiques et physi-
ques, de même le "psychique ultraviolet", c'est-à-dire l'archétype, repré-
sente de son côté un domaine qui, d'une part, ne présente aucune
particularité du monde physiologique et, d'autre part et avant tout, ne peut
pas davantage être désormais exprimé comme psychique, bien qu'il se
manifeste sous forme psychique. C'est également ce que font les phéno-
mènes physiologiques, sans qu'on en donne pour autant une explication
psychique. Quoiqu'il n'y ait pas de sphère existentielle qui nous soit
transmise autrement que sous une forme psychique, on ne peut malgré
cela tout expliquer en termes de pur psychisme. Si nous sommes
conséquents, il nous faut appliquer également cette argumentation à
l'archétype. Comme leur être en soi et pour soi nous est inconnu et que
leur action spontanée est cependant objet d'expérience, il ne nous reste
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présentement sans doute d'autre ressource que de désigner leur nature,
d'après leur action essentielle, sous le nom d"' esprit", et cela dans le
sens que j'ai tenté d'éclaircir dans mon étude sur la phénoménologie de
l'Esprit. Ainsi la position de l'archétype au-delà de la sphère psychique
serait déterminée d'une façon analogue à celle de l'instinct physiologique,
qui s'enracine directement dans l'organisme matériel et, grâce à sa nature
psychoïde, constitue le pont menant à la matière en général. Dans la
représentation archétypique et dans la réception de l'instinct, l'esprit et la
matière se tiennent l'un en face de l'autre sur le plan psychique. La matière
comme l'esprit apparaissent dans la sphère de l'âme comme des propriétés
caractéristiques de contenus de la conscience. Tous deux sont, de par leur
nature ultime, transcendantaux, c'est-à-dire non représentables, étant
donné que la psyché et ses contenus constituent l'unique réalité qui soit
pour nous une donnée immédiate. » (14).

La position de Freud est tout à fait différente. Pour Jung, la libido se


manifeste à des niveaux différents, chacun d'eux ayant sa propre autono-
mie, tandis que, selon Freud, l'énergie de l'esprit est toujours de l'énergie
sexuelle sublimée. Il me paraît que, à ce niveau également, on pourrait
entrevoir une lecture différente de celles qui viennent d'être considérées,
davantage centrée sur l'importance des modalités d'existence et sur la
présence de représentations-buts, génétiquement constituées. On pourrait
ainsi penser que, dans le patrimoine génétique de l'homme, existe, déjà
constituée, une modalité d'existence psychique, vers laquelle l'homme
devra tendre dans le cours de son développement, de la même façon que
le corps tend vers un certain but lui aussi déjà constitué. L'énergie avec
laquelle la future modalité d'existence tendra à se réaliser pourra être
considérée soit comme autonome, soit comme le résultat de l'étayage

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EN LISANT JUNG AVEC LACAN

d'autres formes d'énergie (sexuelle en particulier); mais la nouveauté la


plus intéressante, du point de vue clinique, de cette façon un peu
particulière de concevoir la position de Jung serait représentée par le fait
que, à travers une telle conception, on pourrait donner un statut précis à
l'expérience psychique fondamentale consistant dans la croyance que
notre développement psychique tend vers quelque chose de différent des
autres et de très particulier. Dans une conception psychanalytique clas-
sique, ce vers quoi nous tendons a toujours à faire avec un retour, aussi
masqué soit-il ; on essaie toujours de revenir là où quelque chose a
marqué la psyché d'une façon ineffaçable.
En introduisant cette forme particulière de téléologie, il me semble
possible de donner un fondement à l'expérience intérieure de croyance à
laquelle j'ai fait référence et qui oppose en général une forte résistance aux
interprétations qui essaient de la réduire à une névrose de destinée ou à
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une forme particulière d'attachement à un Moi-idéal. Si l'on considère, en
outre, le but du développement psychique comme une possible mutation
génétique, on pourrait arriver à fonder à ce niveau une éthique psychana-
lytique centrée sur le respect de l'originalité, de l'équation personnelle en
tant que résultat d'une possible mutation.

Avant de terminer, je veux faire une référence à l'une des critiques


soulevées par Winter (1) lorsqu'il soutient que la grande différence entre
Freud et Jung consiste dans le fait que Freud se serait continuellement
interrogé lui-même à propos de la mythologie, tandis que Jung, en faisant
toujours un passage entre ontogénèse et phylogénèse, n'aurait rien fait
d'autre qu'une opération analogique, en laissant absolument sans solution
tous les problèmes relatifs à la constitution même des mythes. Cette
critique me paraît présenter deux aspects contradictoires: d'un côté elle
touche quelque chose d'intéressant, mais d'un autre côté elle est très
banale. En tenant pour donné que Jung soit tombé dans une forme de
spiritualisme, il est tout à fait évident qu'il ne pouvait avoir de possibilité
autre que l'idéalisation continuelle des manifestations de l'esprit; d'un
autre côté encore, ladite critique néglige la possibilité d'une lecture
différente, celle qui pose au premier plan la problématique de l'évolution
génétique de l'homme. Comme je l'ai déjà dit, Jung n'a pas donné de
l'importance à la question de la mutation, alors qu'à mon avis, si on lui
prêtait une attention particulière, elle pourrait apporter une contribution
essentielle aux problèmes de l'équation personnelle et de l'individuation.

Pour conclure, la lecture lacanienne de Jung permet d'un côté


d'émettre des critiques importantes et essentielles sur certains thèmes
fondamentaux de Jung; d'un autre côté, elle permet au contraire· de
redécouvrir, sous ces aspects critiquables, d'autres aspects des mêmes

60
EN LISANT JUNG AVEC LACAN

thèses qui apparaissent au contraire favorables au développement de la


psychanalyse et à l'appropriation par l'homme de forces dont la psychana-
lyse classique ne tient pas suffisamment compte. Aussi la distinction
lacanienne entre symbolique, imaginaire et réel semble ne pouvoir réserver
au patrimoine génétique qu'une position en deça du symbolique. La
psychologie analytique jungienne pourrait, au contraire, démontrer sa
profonde originalité en étudiant le plus possible les modalités à travers
lesquelles· se manifestent éventuellement, au niveau psychique (symbo-
lique), nos déterminants génétiques réels et, en particulier, les relations
entre notre. histoire et notre patrimone génétique.
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NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

1. S.P. Winter, Freud/Jung et la question du narcissisme, Séminaire de mai 1976,


Paris.

2. On peut lire à ce propos les écrits de Lacan qui concernent les problèmes
criminologiques.

3. C.G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg & Cie, 1958, p. 456.

4. En ce qui concerne cet aspect de la théorie de Lacan, on peut consulter M.


Francioni, Psicoanalisi linguistica ed epistemologia in Jacques Lacan, Turin, Ed.
di Filosofia, 1973.

5. J. Lacan, Ecrits, Paris, Ed. du Seuil, 1966, p. 550.

6. C.G. Jung, Métamorphose de l'âme et ses symboles, Genève, Georg & Cie,
1953, p. 244.

7. J. Laplanche, <<Pour situer la sublimation "• Psychanalyse à l'Université, Paris,


Ed. République, 1976.

8. J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Le Séminaire, livre 1, Paris, éd. du


Seuil, 1975, p. 138.

9. J. Lacan, Ecrits, p. 259.

1O. J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire,


livre Xl, Paris, éd. du Seuil, 1973, p. 140.

11. J. Lacan, Ecrits, p. 700.

12. E. Jones, Teoria des simbolismo e a/tri scritti, Roma, Astrolabio, 1972.
13. C.G. Jung, Les racines de la conscience, Paris, Suchet/Chastel, 1971, p. 535.
14. Ibidem, p. 540.

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