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Claudio Majolino
Dans Revue de métaphysique et de morale 2006/1 (n° 49), pages 89 à 112
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130555988
DOI 10.3917/rmm.061.0089
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Les « essences »
des Recherches logiques
ABSTRACT. — The aim of this paper is to point out, against Heidegger’s interpretation,
that Husserl’s categorial intuition is not to be considered as the analogon of the sense
intuition. By analysing the relationship between Husserl’s early mathematical researchs
and Brentano’s ontological interpretation of Aristotle, we are in position to emphasize
the fundamental opposition between analogy and variation. Such an opposition is the
very key of Husserl’s phenomenology as a non ontological theory of multiplicities,
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LE SOURIRE DE HEIDEGGER
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Mon propre point de départ a été le même Franz Brentano – mais non pas avec cette
œuvre de 1874 ; c’est en effet dans la Signification multiple de l’étant chez Aristote
que Heidegger a appris à lire la philosophie. Étrange et significative coïncidence, chez
Husserl et Heidegger, que cet identique premier pas avec le même philosophe, mais
non avec le même livre. Mon Brentano, dit en souriant Heidegger, est le Brentano
d’Aristote 3.
3. Ibid., p. 473.
4. F I 28/21b : « [...] die Wiener Universitätsvorlesungen über praktische Philosophie, an die
ich noch nach 35 Jahren mit großer Dankbarkeit zurückdenke ».
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Selon un tel témoignage, tiré des Souvenirs de Franz Brentano de 1919, ont
d’abord impressionné Husserl des thèmes soit peu évoqués, soit complètement
ignorés par la Psychologie (au moins dans la première édition). Un historien
faisant confiance aux indications de Heidegger ne pourrait donc qu’être déçu.
Cependant, il faut bien reconnaître que Heidegger a raison : chez Husserl, il
n’y a pas de question de l’être. Mais il faudrait peut-être ajouter : et pour cause.
En effet, si Husserl passe à côté du problème fondamental de l’ontologie, ce
n’est pas parce qu’il a ignoré le Brentano d’Aristote, mais justement parce qu’il
l’a massivement critiqué. Autrement dit, c’est justement contre l’aristotélisme
brentanien, revu et corrigé à la lumière de la scolastique – et non avec lui,
comme ce sera le cas de Heidegger –, que Husserl aboutit à la phénoménologie
des Recherches logiques et à la notion d’« intuition catégoriale ».
Le sourire de Heidegger, noté par Jean Beaufret dans ses cahiers, non sans
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5. Husserl Chronik, p. 14. Dans le manuscrit A I 3/10a, Husserl reproduit exactement la même
liste de concepts clés brentaniens, en attribuant à une telle découverte le mérite de lui avoir fait
finalement comprendre des questions sur lesquelles il réfléchissait depuis son apprentissage chez
Weierstrass à Berlin.
6. La question complexe du rapport de Brentano à l’aristotélisme n’a, à ma connaissance, fait
l’objet que de deux remarquables mises au point, à savoir les études de Franco Volpi et celles de
Jean-François Courtine, auxquelles nous renvoyons volontiers. Voir notamment F. VOLPI, « War
Franz Brentano ein Aristoteliker ? Zu Brentanos und Aristoteles’ Auffassung der Psychologie als
Wissenschaft », Brentano Studien, no 2, 1989, p. 13-29, et J.-Fr. COURTINE, « L’aristotélisme de
Franz Brentano », Études phénoménologiques, no 27-28, 1998, p. 3-50.
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L E S M U LT I P L E S S I G N I F I C AT I O N S D E L ’ Ê T R E
– À S AVO I R : D E U X
7. Franz BRENTANO, Aristote, les significations de l’être, trad. Pascal David, Paris, Vrin, p. 20-21.
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Il est important de noter que Brentano introduit dans sa phrase un mot très
révélateur : « se laissent subordonner à une première distinction ». Dès l’Intro-
duction, Brentano avoue qu’il ne saurait se satisfaire du « tetracw'" ». En effet,
cette réduction préliminaire établie, il s’agit maintenant pour Brentano d’inter-
roger chacune des quatre significations ainsi isolées sur son droit de cité dans
le domaine de la science de l’être en tant que tel.
À un tel examen ne résistera en fin de compte que la signification catégoriale.
En effet, l’ens per accidens est vite expulsé de la philosophie première parce
qu’il manque de toute autonomie ontologique, n’étant qu’en vertu d’un être à
lui étranger, qui se trouve fortuitement aller de pair avec lui. Il s’agit donc, écrit
Brentano, d’une « première signification impropre de l’être » 8. Il n’en va pas
autrement de l’ens tamquam verum et falsum, qui ne se trouve que dans les
jugements, affirmatifs ou négatifs, et qui manque donc de toute existence en
dehors de l’esprit (oujk e[xw ou\savn tina fuvsin tou' o[nto" dhlou'sin) : « Il a son
fondement dans les opérations de l’entendement humain qui relie et sépare,
affirme et nie, non dans les principes suprêmes de la réalité à partir desquels la
métaphysique tend à la connaissance de son être en tant qu’être [o]n h|/ o[n]. » 9
L’être de l’accident et l’être du vrai représentent donc des significations « impro-
pres » (uneigentliche) de l’être dans la mesure où, pour des raisons différentes,
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Vu que l’être qui se subdivise en catégories est dit par rapport à une unité [pros hen],
et que celles-ci se distinguent selon les différentes façons d’exister [Existenzweisen]
dans la substance première, une déduction de la subdivision des catégories ne s’avère
pas impossible 15.
C’est à ce moment que Brentano peut reprendre le fil des réductions et entamer
une véritable déduction des multiples significations de l’être à partir du couple
fondamental de la substance et de la relation à la substance. En restituant ainsi
à la métaphysique son objet véritable, en tant que « science de la réalité en tant
que réalité » (Wissenschaft der Realen als Realen), c’est-à-dire science de la
substance première : « c’est donc de la substance que la philosophie première
doit sonder les principes et les causes, c’est à elle qu’il revient en priorité, et
pour ainsi dire exclusivement, de considérer l’être » 16.
D E L ’ O N TO L O G I E À L A P S Y C H O L O G I E E T R E TO U R
16. Ibid., p. 201. « Platon croyait que le concept d’étant [das Seiende] était univoque par rapport
à tout ce qui est dit être. Par conséquent, il posa au-dessus de ses idées l’Idée de l’étant. C’est
exactement ce que Aristote lui a reproché, qui affirmait que l’expression “étant” a plusieurs signi-
fications. On dit que certains étants “sont” de façon tout à fait impropre [manches werde ganz
uneigentlich seiend gennant] » (Fr. BRENTANO, Über Aristoteles, Hambourg, Meiner, 1986, p. 191).
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Par la suite nous avons indiqué, en tant que trait spécifique des phénomènes psychi-
ques, l’in/existence intentionnelle, à savoir la direction vers quelque chose en tant
qu’objet ; il n’y a aucun phénomène physique qui montre rien de semblable. [...] Il
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Nous nous représentons de façon impropre [uneigentlich] ce dont nous n’avons pas
de représentations correspondantes. Dans cette catégorie, nous avons, par exemple, la
façon inadéquate de nous représenter Dieu à travers des analogies tirées des créatures.
L’on désigne ce à quoi de telles analogies se réfèrent par le biais du mot « Dieu ».
Mais ce que Dieu est en lui-même, cela se dérobe à notre représentation. Nous ne
savons pas, de façon propre [eigentlich], ce qu’est ce qu’on appelle « Dieu », nous
ne comprenons pas le sens ultime du mot « Dieu » [...]. Pareillement nous ne pouvons
pas former des concepts comme « infini », « illimité », « éternel », etc., de façon
propre. Nous ne pouvons que les atteindre grâce à des formations analogiques, en
regardant un espace que nous pouvons saisir par le regard ou en multipliant un
événement périodique comme l’alternance du jour et de la nuit. Mais les choses ne
sont guère différentes dans le cas où nous nommons des objets dont on ne saisit que
des caractères singuliers [Merkmale] sans que nous puissions nous les représenter
comme tels, en raison de leur complication. On ne peut pas avoir de représentation
propre [eigentlich] ni d’un million, ni d’un milliard ; nous utilisons ces noms sans les
comprendre jusqu’au bout 20.
20. Fr. BRENTANO, Die Lehre vom richtigen Urteil, Hambourg, Meiner, p. 64-65.
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Si l’exemple de Dieu était sans doute peu parlant pour Husserl en 1884, il
n’y a aucun doute que le discours concernant l’infini devait lui paraître bien
plus familier. Husserl était en effet un jeune mathématicien qui venait d’achever
en 1883 une dissertation sur le calcul des variations. Et c’est uniquement avec
quelques connaissances en théorie des mathématiques – issues de son appren-
tissage berlinois chez Weierstrass et d’une lecture approfondie des textes d’his-
toire des mathématiques de Hankel – que Husserl affronte les leçons viennoises
de Brentano.
Husserl débarque donc à Vienne avec ses propres problèmes théoriques, hérités
de Weierstrass, concernant notamment la fondation du calcul infinitésimal par
l’arithmétisation de l’analyse. Soit l’idée que l’analyse tout entière doit se fonder
exclusivement sur le système des nombres, et qu’elle n’a finalement comme base
que le concept de nombre 21. Brentano offre à Husserl un moule philosophique,
une forme, pour reformuler ses problèmes et les aborder à nouveaux frais.
Au départ de la réflexion philosophique de Brentano, on l’a vu, il y a un
problème d’homonymie. Problème dont la solution – la voie analogique du
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Le concept de nombre – écrit Husserl – est un concept multiple [Der Begriff der Zahl
ist ein vielfacher]. Nous en avons déjà une indication dans le fait que plusieurs mots
de nombre différents se présentent dans le langage de la vie quotidienne 22.
21. « Weierstrass avait l’habitude, écrit Husserl dans une note de l’introduction à la Philosophie
de l’arithmétique (dorénavant PdA), de commencer ses mémorables leçons sur la théorie des
fonctions analytiques par les phrases : l’arithmétique pure (ou analyse pure) est une science qui a
uniquement et seulement pour base le concept de nombre. Elle n’a besoin par ailleurs d’aucune
espèce de présupposition, d’aucun postulat ni d’aucune prémisse » (Edmund HUSSERL, Philosophie
de l’arithmétique (trad. Jacques English), Paris, PUF, 1992 (1972), p. 14.
22. Ou, selon la traduction de Jacques English, qui, hélas, étouffe tout écho brentanien : « Le
concept de nombre se divise en plusieurs variétés » (p. 11).
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Dans ses cours d’université, F. Brentano a insisté depuis toujours avec la plus grande
force sur la différence entre représentations « propres » et représentations « impro-
pres » ou symboliques. C’est à lui que je dois d’avoir profondément compris
l’extrême importance de la représentation impropre dans toute notre vie psychique,
qu’avant lui, autant que je sache, personne n’avait pleinement saisie. [Trad. English,
p. 236.]
23. Voir la bibliothèque privée de Husserl et l’ex libris sur la première page de son exemplaire
de George Grote, Aristotle, 1872 (cote BQ 164 I).
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S P L E N D E U R E T M I S È R E D E S R E P R É S E N TAT I O N S P RO P R E S
Mais une telle solution n’était pas destinée à satisfaire longtemps Husserl.
Rappelons brièvement la tâche de la Philosophie de l’arithmétique. L’arithmé-
tique connaît plusieurs types de nombres, parfois difficiles à ranger sous un
concept unitaire (qu’il s’agisse du concept de numération, de quantité, etc.) ; et
pourtant, il faut les expliquer de façon unitaire ; pour cela, il faut d’abord
reconduire l’arithmétique générale à l’arithmétique des numérations, fondée sur
le simple concept de « nombre » (Anzahl) ; tout concept autre doit être soit
dérivé soit réduit à ce dernier, en un mot « fondé » (fundiert, begründet) sur
lui ; pour cela, il faut une explication théorique du concept de numération, telle
qu’on puisse d’abord établir son caractère fondateur et, ensuite, en déduire ou
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C’est par la réflexion sur l’acte psychique qui accomplit l’unité des contenus liés dans
l’ensemble que nous obtenons la représentation abstraite de la liaison collective, et
24. Il y a donc quatre phases : 1) le rassemblement d’objets quelconques par le biais d’un acte
dit de « liaison collective » ; 2) la réflexion sur l’acte psychique qui relie ; 3) la représentation
abstraite du « lien collectif » ; 4) la formation du concept de quantité ou de pluralité dénombrable.
Voir PdA, p. 94.
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c’est au moyen de celle-ci que nous formons le concept de la quantité en tant que
celui d’un tout qui lie des parties d’une manière simplement collective. [Chap. IV.]
Par la suite, dans la seconde partie, Husserl aborde les concepts de nombres
impropres ou symboliques, à savoir les autres concepts – les concepts de nom-
bres qui ne sont pas fondés sur la liaison collective, mais qui, pour autant, sont
censés présupposer et se référer toujours aux nombres propres. Les concepts
symboliques expriment donc des multiplicités impossibles à saisir par dénom-
brement. Des multiplicités qui sont bien saisies en elles-mêmes mais sans être
présentes « à proprement parler ». Ainsi :
En un sens symbolique, mais tout à fait déterminé, nous pouvons parler de nombres
là où leur représentation propre nous est à tout jamais refusée, et à ce stade nous
sommes même en mesure d’établir l’infinité idéale de l’empire des nombres. [Trad.
English, p. 275.]
que>, à partir duquel cette science se laisserait dériver, qu’est-ce qui en constitue le
contenu, sur quel type d’objets conceptuels portent ses propositions ? Étrange ques-
tion ! [Trad. Gérard/Fabre, p. 174.] 25
L A S O L U T I O N PA R L A F O R M E :
M U LT I P L I C I T É E T VA R I AT I O N
À la même époque, Husserl avait déjà recueilli une longue série de matériaux
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En effet, ce qu’on nomme arithmétique n’est que equivocæ une science. En réalité 1,
+ et tous les signes fondamentaux de l’arithmétique n’ont que des significations
multiples [vielfache Bedeutungen], qui correspondent aux différents domaines d’appli-
cation possible du même algorithme. [Husserliana, XXI, p. 63-64.]
La solution proposée par Husserl dans ses cours du semestre d’été 1895 Sur les
dernières recherches en logique déductive, d’où est tirée la citation précédente,
renverse complètement la donne du problème. On l’a vu : Husserl en avait déjà
touché un mot à son ami Stumpf dans la lettre du février 1891 ; il le répète de
façon plus argumentée dans ses leçons quelques années plus tard : il n’y a aucun
domaine conceptuel fondamental pour l’arithmétique. L’arithmétique des nom-
25. Edmund HUSSERL, « Lettre à Stumpf », trad. Vincent Gérard et Jean-Pierre Fabre, Annales
de phénoménologie, no 1, 2002, p. 173-179.
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26. En français, les seules, mais pour cela non moins brillantes, analyses approfondies consacrées
à cette question sont celles de Vincent Gérard, notamment dans son article « La mathesis universalis
est-elle l’ontologie formelle ? », Annales de phénoménologie, no 1, 2002, p. 61-98.
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Si donc, tout comme dans le cas des nombres, l’unité de l’être est à penser sur le
modèle de l’unité d’une multiplicité formelle (articulée selon des degrés différents
de complexité et selon différentes lois de transformation, et non pas des lois de
subsomption logique), il existe alors autant de façons de dire l’être que de pos-
sibilités de variation. Toutes les significations de l’être sont ainsi réhabilitées à
l’intérieur d’une nouvelle acception – démocratique – du catégorial.
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Nous trouvons donc dans les significations des parties d’un caractère très différent,
parmi lesquelles attirent ici spécialement notre attention celles qui sont exprimées par
des formes comme le, un, quelque, beaucoup de, peu de, est, ne pas, lequel, et, ou,
etc. ; ou aussi par le mode de formation des mots, substantif ou adjectif, singulier ou
pluriel, etc. » [§ 40.]
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On remarquera par la suite que « être » est chez Husserl toujours conjugué.
Ce qui signifie qu’il fait partie, au même titre que les autres syncatégorèmes,
d’un complexe signifiable « formé et articulé ». Le « ist » est donc une « caté-
gorie de signification », tout comme le « und » et le « oder ». Il s’agit d’insis-
ter sur le fait qu’il est question ici de parties de l’énoncé, tirées au clair déjà
dans la simple forme du jugement, et qui ne sont pas susceptibles d’avoir de
corrélat ontologique. Deux conclusions, donc : 1) toute catégorie sémantique
n’est en elle-même ni ontologique, ni susceptible de le devenir – elle n’a pas
de corrélat réel 27 ; 2) s’il se peut qu’il y ait quelque chose comme une
intuition catégoriale, l’intuition du « ist » ne saurait être en rien différente de
celle du « und » :
Ce qui est vrai de l’être l’est aussi des autres formes catégoriales dans les énoncés,
qu’elles relient entre elles des composantes des termes, ou les termes eux-mêmes,
pour former l’unité de la proposition. Le un et le le, le et et le ou, le si et le alors, le
tous et le aucun, le quelque chose et le rien, les formes de la quantité et les déter-
minations numériques, etc. – tout cela, ce sont des éléments propositionnels impor-
tants, mais nous cherchons en vain leur corrélat objectif (à supposer que nous puissions
même leur en attribuer) dans la sphère des objets réels, ce qui veut dire, purement et
simplement, des objets d’une perception sensible possible. [§ 43.]
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27. Dans le § 43, il écrit, répondant à Kant : « dans l’objet l’être n’est rien, ni une partie ni un
moment ». En outre « l’être n’est absolument rien de perceptible ».
28. Pareillement, il ne faut pas « confondre des choses foncièrement différentes : les formes de
connexion sensibles ou réelles, avec les formes de connexion catégoriales ou idéales » (§ 48).
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élargi ou analogique, qui porte sur les parties formelles. Mais la voie empruntée
par Husserl dans ses études des années 1890 nous oblige à une certaine méfiance
envers une solution aussi hâtive.
En effet, s’opposant en cela à la révision brentanienne de la théorie du
jugement – orientée sur une réévaluation du rôle du jugement existentiel –,
Husserl choisit d’aborder l’être toujours dans sa forme prédicationnelle, en tant
qu’« être relationnel » (das beziehende Sein) – à savoir toujours au sein d’une
multiplicité significationnelle grammaticalement articulée. Ainsi, ce n’est pas
tant l’être qui doit être intuitionné que la multiplicité qui doit trouver un rem-
plissement intuitif :
C’est ainsi que, dans le langage usuel, ensembles, multiplicités indéterminées, totalités,
nombres, termes disjonctifs, prédicat (l’être-juste), états de choses, deviennent
« objets ». [§ 45.]
Nous pourrons donc caractériser les objets sensibles ou réels comme objets du
degré inférieur d’une intuition possible, les objets catégoriaux ou idéaux comme des
objets des degrés supérieurs [...] Les objets sensibles sont là dans la perception, dans
une seule couche d’acte ; ils ne sont pas soumis à la nécessité de devoir se consti-
tuer par couches multiples, dans des actes d’un degré plus élevé, qui constituent
leurs objets au moyen d’autres objets constitués déjà pour eux-mêmes dans d’autres
actes.
L’insertion dans le contexte catégorial lui confère une place et un rôle déterminés, le
rôle de membre d’une relation [eines Beziehungsgliedes], spécialement d’un membre-
sujet ou -objet ; et ce sont là des différences qui se manifestent phénoménologique-
ment. [§ 49.]
A P R È S L ’ H O M O N Y M I E : Ê T R E O U M U LT I P L I C I T É ?
pour lui préférer la variation. Il n’a donc ni raté l’être, ni réduit l’être à l’être
de l’objet, simplement présent (dans la perception sensible ou dans l’intuition
intellectuelle). Husserl l’a d’abord mis à sa place parmi les essences formelles
exprimées par les syncatégorèmes. En cela, il a mis en exergue le rôle indépas-
sable du grammatical pour la phénoménologie. Ensuite, il en a pensé le rapport
avec le sensible selon les termes d’une « Fundierung » qui ne pouvait que
paraître incompréhensible (ou peut-être trop bien compréhensible – pourvu
qu’elle soit traduite en termes scolastiques !) à Heidegger. Il s’agit de la fon-
dation d’une multiplicité sur une autre, dévoilée par une performance intention-
nelle elle aussi multiforme et stratifiée.
Pour finir, Husserl a su repenser l’intuition brentanienne, avancée dans les
cours de Vienne, d’un rapport étroit entre le « lovgo" » et le « prov" ti », entre
le langage et la relation – mais pour cela, il a dû se débarrasser de l’homonymie
« kai! ajnalogivan ». Si l’on veut même simplement imaginer une intuition de
l’être, il faut d’abord le conjuguer (flexion) et ensuite renoncer à le nominaliser.
Si l’on veut penser l’être, il faut déjà penser le « Dasein » autrement que par
rapport à l’inauthenticité (Uneigentlichkeit) du quotidien. La théorie de l’inten-
tionnalité elle-même est subordonnée à ce projet de conjugaison des multipli-
cités. C’est également en ce sens que, encore une fois, Heidegger a raison : le
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29. Jean-Michel SALANSKIS, Husserl, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 18.
30. Georg CANTOR, Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre, Leipzig, 1883, p. 165
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Université de Rome I – La Sapienza
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(cité dans la traduction française proposée par Jean-Christophe Devynck dans son livre, à tort
méconnu, Logique du phénomène. Étude sur les « Recherches logiques » de Husserl, Presses aca-
démiques Diakom, 2000, p. 169-170).