Vous êtes sur la page 1sur 11

Chimères.

Revue des
schizoanalyses

La pulsion, la psychose et les quatre petits foncteurs


Félix Guattari, Françoise Routhier

Citer ce document / Cite this document :

Guattari Félix, Routhier Françoise. La pulsion, la psychose et les quatre petits foncteurs. In: Chimères. Revue des
schizoanalyses, N°20, automne 1993. Zones de Folies. pp. 113-122 ;

doi : https://doi.org/10.3406/chime.1993.1910

https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1993_num_20_1_1910

Fichier pdf généré le 14/02/2020


FELIX GUATTARI

La pulsion, la psychose et les

quatre petits foncteurs

Félix,
entre
comprendre
tique.reun
Pouvez-vous
circuler
paradigme
vous
vos
affirmez
les
œuvres
sciences
dire
scientifique
que
en
? vous
quoi
humaines
avez
et
cette
unpour
et
paradigme
perspective
lesperspective
sciences
plus
permet
sociales
de
esthé¬
fai¬
de

Félix Guattari - Je dirais que ce qui me paraît lester, rendre


lourd, rendre difficile, le travail d’élaboration dans la psy¬ Ce texte est la
chanalyse, c’est cette volonté des psychanalystes de se poser retranscription d’un
entretien organisé et
en hommes de science, de poser la psychanalyse comme une filmé par
science. Cela me paraît une absurdité à bien des égards. On Rogero Da Costa
veut saisir des objets incorporels que sont les objets mentaux, avec des
avec leur dimension d’ipséité, d’altérité, de créativité et dans psychanalystes
brésiliens, à Paris,
leur rapport au monde ; or ces objets ont précisément été éli¬ en juillet 1992.
minés depuis la Renaissance de manière systématique par le
développement de la science ; il y a en l’occurrence une Traduit du portugais
par Françoise Routhier
contradiction de base. Si on veut saisir ce qu’il y a de riche
dans l’histoire du mouvement psychanalytique, il faut saisir
précisément ce qu’il y a de créatif, d’inventif, de romanesque,
de fantastique, de fou, en particulier dans l’œuvre de Freud.
Ce qui nous renvoie au paradigme esthétique, c’est cette di¬
mension de créativité.
Je ne suis pas en train de dire que j’identifie l’objet de la psy¬
chanalyse avec l’objet d’art. Mon but n’est pas du tout d’es-
thétiser la psychanalyse : ce que je veux, c’est saisir, au sein
du paradigme esthétique, cette dimension la plus proche de la

AUTOMNE 1993 - CHIMERES 113


FELIX GUATTARI

créativité, la plus proche du déploiement de lignes narratives,


de constructions formelles, qui permet de cartographier une
subjectivité qui n’est pas encore là mais qui, pourtant y est
déjà dans un mouvement de devenir. C’est en cela que je par¬
le de transfert du paradigme scientifique vers un paradigme
esthétique dans le domaine de la psychanalyse.

Pourtant, n ’utilisez-vous pas souvent aussi des notions venues


de la science ? Ne ménagez-vous pas également un passage
avec la science en usant, même pour un paradigme éthico-
esthétique, de notions telles que celles de « chaos » ou d’«at-
tracteurs étranges » ?

F. G. - Cela vient du fait qu’on est dans un monde qui s’est


développé à l’extrême dans les registres de la science et de la
technologie. Il serait tout à fait arbitraire de ne vouloir garder
de références que dans l’ordre de la littérature romantique ou
dans celui du drame de l’époque de Sophocle ou d’Eschyle.
Notre mythe existentiel est imprégné par la science. Il ne
s’agit donc pas de dire : « Moi, la science, je ne veux rien en
savoir ; je ne veux rien savoir des technologies ». Au
contraire, je baigne dedans, ça fait partie de mon roman fa¬
milial d’aujourd’hui. Ce roman est beaucoup plus proche de
l’informatique, de la télématique, de tous les développements
de la cosmologie et de la biologie que le roman familial de
l’époque de Goethe, du mythe de la nature et des souffrances
du jeune Werther.

Qu’en est-il de la notion spécifique de la pulsion ?

F. G. - Il faut partir d’une base, d’un acquis, c’est-à-dire de


cette extraordinaire révolution opérée par Freud qui a consisté
à séparer chez l’homme la vie pulsionnelle de la vie instinc-
tuelle. Non d’ailleurs que Freud nie l’existence d’instincts : il
continue de postuler à partir de cette notion, mais il forge celle
de « pulsion ». Une pulsion n’a pas seulement affaire avec
une source biologique, une poussée énergétique libidinale.
Freud attache entre elles les quatre dimensions de la pulsion :
la source, la poussée, le but et l’objet. Et cet objet, c’est un
objet mental, fantasmatique ou culturel, même quand il a af-

114 CHIMERES - AUTOMNE 1993


La pulsion, la psychose et les quatre petits fondeurs

faire avec des parties du corps, le sein maternel, les fesses ou,
chez Lacan, le regard, le voir (le tout sous la logique binaire
du phallus). Pour ma part, beaucoup plus qu’une représenta¬
tion liée à la conception mécaniciste propre au xixe siècle qui
donne à la pulsion une sorte d’infrastructure biologique, c’est
cette dimension de l’objet qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse,
ce n’est pas de rattacher la pulsion à l’existence massive, don¬
née ontologiquement une fois pour toutes par rapport aux
effets de néant, mais de voir comment il y a construction de
l’existence, logique de l’existence, machinique de l’existence,
hétérogenèse des composantes existentielles. Voilà ce que
c’est pour moi que de rattacher la pulsion à l’existence.
Or si on veut comprendre l’existence, on n’a pas intérêt à par¬
tir de métaphores énergétiques comme celle de la libido freu¬
dienne, ou dynamiques comme celles du refoulement, ni de
toute cette représentation d’objets déjà discursifs, déjà pris
dans des rapports d’espace ou de temps. On doit chercher la
pulsion avant ces rapports de discursivité. C’est ce qui
m’amène à proposer quatre foncteurs ontologiques. Deux
d’entre eux, les flux et les machines, sont de l’ordre de la pul¬
sion freudienne manifeste. Les machines sont, pourrait-on
dire, la partie représentationnelle de la pulsion chez Freud,
sauf que chez moi elles ne sont pas seulement représenta¬
tionnelles mais constituent aussi une machinique spécifique.
Les deux autres foncteurs ne sont pas discursifs, ne sont pas
dans le temps, pas dans l’espace, et donc n’appartiennent ni
à l’énergétique ni à la dynamique : ce sont les univers incor¬
porels et les territoires existentiels. Je dis que c’est là, dans la
perspective de composition de ces quatre foncteurs ontolo¬
giques, qu’on rencontre la pulsion, qu’on rencontre une com¬
posante où retrouver aussi les fantasmes originaires du freu¬
disme, mais sur un substrat ontologique très différent, tout à
fait séparé de l’ancrage biologique.
Reprenons l’exemple des quatre fantasmes originaires freu¬
diens, les quatre matrices pulsionnelles que sont le fantasme
du retour au sein maternel, le fantasme de la séduction, le fan¬
tasme de la scène primitive et le fantasme de la castration et
voyons comment je les repositionne dans ma perspective hé-
térogénétique. Je ne dirais pas de la fusion avec le sein ma¬
ternel qu’il s’agit d’un fantasme ; c’est le mouvement même

AUTOMNE 1993 - CHIMERES 115


FELIX GUATTARI

de la chaosmose, à la fois dissolution dans le monde à un ni¬


veau où n’existe ni sujet ni objet, et appropriation d’une di¬
mension existentielle. Seulement il ne s’agit pas d’une di¬
mension existentielle purement négative, chaotique. C’est une
dimension « chaosmique », au sens où elle se développe dans
une certaine texture ontologique. Quant au fantasme de sé¬
duction, c’est un rapport de flux, un rapport d’identification
où il y a un objet mais pas vraiment de sujet, où il y a un objet-
sujet, une objectité. Mais une objectité qui se répète à elle-
même, qui est prise dans un rapport de miroir, un rapport de
pure répétition. La première image, celle du fantasme origi¬
naire de fusion avec le sein maternel, on pourrait la représen¬
ter par des taches qui se joindraient les unes aux autres de
façon indistincte ; tandis que le rapport de séduction, ce se¬
rait la répétition d’une barre, la répétition d’une marque, sans
qu’on puisse créer quoi que ce soit qui échappe à ce caractè¬
re de flux. Maintenant si l’on considère le fantasme de la
scène primitive, je dirais que c’est une machine de représen¬
tation qui occupe toujours le troisième pôle, que c’est une ins¬
tance de communication, d’échange, qui reüe deux pôles hé¬
térogènes. Enfin, pour ce qui concerne le fantasme de
castration, celui que je récuse le plus avec la triangulation
œdipienne, c’est quelque chose qui n’indique pas seulement
la positionalité de trois termes, mais l’autopositionalité de soi
par rapport à soi, c’est-à-dire l’autopoïèse, la positionalité en
territoire existentiel. On pourrait ainsi trouver, en allant vite,
les quatre fantasmes originaires de la psychanalyse pris dans
la polarité de mon schéma à quatre termes, pris entre les flux,
les phylums machiniques, les univers incorporels et les terri¬
toires existentiels.

Il y a un consensus chez les psychanalystes pour distinguer


l’instinct de la pulsion. Ce qui fait la différence, c’est le lan¬
gage. Dans l’homme, on trouverait la pulsion, et pas l’instinct,
justement parce qu’on a le langage. Comme vous ne vous ser¬
vez pas de l’opposition nature-culture, de quelle façon voyez-
vous la question de la différence entre instinct et pulsion ?

F. G. - Les animaux ont toute une série de composantes sé¬


miotiques qui ne sont pas de l’ordre du langage mais qui sont

116 CHIMERES - AUTOMNE 1993


La pulsion, la psychose et les quatre petits foncteurs

néanmoins des systèmes signalétiques et symboliques extrê¬


mement élaborés, y compris au niveau social, au niveau de
la perception, au niveau de la représentation, au niveau de la
création esthétique elle-même (car il y a une esthétique du
monde animal). Il est donc tout à fait arbitraire de dire qu’il
y a d’une part un monde de l’instinct, massif, de pure causa¬
lité linéaire, et par ailleurs un monde de la pulsion en rela¬
tion avec le langage élaboré. Si vous considérez les quatre
formations du « self» de Stern que je reprends dans la
Chaosmose, vous verrez qu’avant le soi verbal, il y a le soi
émergeant, le soi noyau et le soi interpersonnel, qui ne sont
pas de l’ordre du langage et qui impliquent une richesse sé¬
miotique extraordinaire de communication par les yeux, par
les gestes, par les attitudes, par la circulation sanguine, par
les humeurs, etc. Il y a [ chez l’enfant] toute une exubérance
éthologique qui emploie des composantes sémiotiques ex¬
trêmement riches, bien plus riches finalement que celles des
adultes, parce que le langage ne fait que limer, embrouiller
cette richesse, cette acuité sémiotique des communications
préverbales. C’est ce que n’ont pas perçu la plupart des psy¬
chanalystes d’enfants ; ils voient ceux-ci comme des espèces
de types perdus dans le monde, alors qu’ils disposent au
contraire d’une richesse de perception extraordinaire.
On comprend donc l’importance qu’ont dans la psychana¬
lyse ces composantes sémiotiques, en particulier si l’on veut
travailler avec les psychotiques. En effet les psychotiques
ont, eux, accès à un mode de communication, que je n’ap¬
pellerais pas « préverbal » parce que le verbal est quand
même toujours présent, mais où il faut retrouver la spécifi¬
cité de ces composantes. Et là, il n’est pas permis de faire la
distinction entre la pulsion et l’instinct parce qu’ils sont tres¬
sés, tissés de composantes sémiotiques extrêmement riches,
mais hétérogènes.

D ’où vient la pulsion ? Qu ’ est-ce qui fait la pulsion si ce n ’est


pas le langage ?

F. G. - J’ai répondu tout à l’heure. Pour moi, la pulsion, c’est


la pulsion de vie. Je construis mon monde à travers des di¬
mensions machiniques, incorporelles, de territorialisation

AUTOMNE 1993 - CHIMERES 117


FELIX GUATTARI

existentielle au sein d’une économie des flux. C’est un rap¬


port à l’existence, c’est une construction de l’existence. Je la
situe dans une ontologie constructiviste.

Il n’y a donc pas à retenir de distinction entre pulsion et in¬


conscient?

F. G. - Eh non ! Il y a un rapport d’immanence entre la pul¬


sion, l’inconscient, l’existence et les catégories ontologiques.
C’est faire un choix éthique que de parler de machines plutôt
que de pulsions, de flux plutôt que de libido, de désir d’abo¬
lition plutôt que de pulsion de mort. Ce n’est pas seulement
une question de vocabulaire.
On revient à la première question sur le paradigme esthé¬
tique. C’est en effet un choix éthique. Si vous partez d’une
causalité de type scientifique pour articuler la subjectivité à
la pulsion, vous perdez toutes les dimensions de créativité,
tous les coefficients de liberté, tous les carrefours, toutes les
bifurcations possibles et donc tout le caractère de richesse
permanente, d’autoappropriation du processus analytique
par exemple. Si au contraire vous partez de foncteurs hété¬
rogènes, d’un constructivisme permanent de la pulsion, vous
prenez alors la responsabilité de vous engager dans la
construction d’un monde plutôt que dans celle d’un autre,
vous prenez en charge, par exemple, les dimensions contex¬
tuelles, les dimensions sociales, les dimensions écono¬
miques, les dimensions médiatiques, plutôt que de vous en
tenir à une catégorisation d’universaux psychologiques tels
que le complexe de castration ou la triangulation œdipienne.
Vous êtes donc exposé à une responsabilité éthique à tous
les moments de l’interprétation. Vous n’avez pas de garan¬
tie scientifique, vous êtes confronté en permanence à un en¬
gagement ontologique.

Vous dites qu’une lecture actuelle de l’œuvre de Freud fait


voir la pulsion de mort plutôt comme une pulsion créatrice,
comme un stade de destruction de l’ordre. Au lieu de distin¬
guer entre un niveau de l’ordre où localiser un corpus de re¬
présentations et le chaos de désordre des pulsions, vous pré¬
férez travailler dans le chaos et la complexité.

118 CHIMERES - AUTOMNE 1993


La pulsion, la psychose et les quatre petits fondeurs

F. G. - Il y a une pensée fondamentaliste chez Freud. Quand


il fait son exploration de la chaosmose hystérique, de la
chaosmose psychotique, il est pris dans un vertige où il a peur
que la réalité disparaisse et que l’on tombe dans un monde de
pulsions où le processus primaire se dissout dans une sorte
d’abolition. Mon idée, c’est que le chaos recèle la complexité,
et qu’il faut établir un rapport d’immanence entre le chaos et
la complexité. A vitesse infinie, le chaos est porteur des
schèmes les plus complexes. Que ce soit dans le rêve, dans le
processus schizo, dans n’importe quelle situation de déso¬
rientation asignifiante, à travers l’épreuve du désir, à travers
toutes les épreuves humaines, celle du sevrage, celle de l’en¬
trée dans le monde du langage oral, celle de l’entrée dans le
monde de la langue écrite, de l’entrée dans le monde de la pu¬
berté, à chaque fois il se produit une épreuve chaosmique, une
plongée dans la chaosmose, parce qu’on entre chaque fois
dans une autre constellation d’univers. Mais au cœur de cette
chaosmose sont sécrétées des lignes de possible, se créent des
mondes de virtualité, des points d’articulations entre le désir
et la réalité. L’articulation du mouvement chaosmique ne doit
pas être réifïée dans une pulsion de mort que l’on opposerait
à une pulsion de vie, ou dans un rapport d’opposition entre la
réalité et le désir. Pour moi, un aller et retour permanent doit
permettre de comprendre ce que sont ces points d’articula¬
tions entre le désir et la réalité, entre le chaos et la complexité.

Points d’articulation, mais surtout, je le crois de plus en


plus, prise de consistance. Parce que ce mouvement-là im¬
plique justement qu’on puisse avoir des univers par rapport
auxquels des territoires existentiels puissent prendre
consistance.

F. G. - Il y a en effet des seuils de consistance qui naissent à


partir du moment où les constellations d’univers trouvent
leurs articulations dans le registre discursif, dans le registre
machinique, à mesure que se mettent en place des dispositifs,
des pratiques sociales, des pratiques d’échange, des rapports
de connectivité avec les flux les plus divers. C’est dans cette
articulation entre les machines et les univers ontologiques que
se pose ce problème de la consistance.

AUTOMNE 1993 - CHIMERES 119


FELIX GUATTARI

Vous avez parlé Vautre jour du jazz comme d’un exemple de


machine incorporelle, d’entité, d’écosystème intemporel.
D’une façon à mon avis absolument originale, vous réarticu¬
lez la notion d’objet-art comme étant celle d’un « objet-sujet
du désir ». Qu’entendez-vous par là ? Pouvez-vous nous ex¬
pliquer comment le jazz peut être considéré comme « objet-
sujet du désir ?

F. G. - Le jazz est né à partir de cette plongée chaosmique ca¬


tastrophique que fut la mise en esclavage des populations
noires sur le continent nord et sud-américain. A travers la sub¬
jectivité noire, il y a eu conjonction des rythmes, des lignes
mélodiques des ritournelles les plus résiduelles de l’imagi¬
naire des ethnies africaines déportées avec l’imaginaire reli¬
gieux du christianisme, avec un nouveau type d’instrumenta¬
tion, avec un nouveau type de socialisation au sein même de
l’esclavage. Il y a eu aussi les rencontres intersubjectives avec
les musiques folk blanches qui se trouvaient là. Il s’est donc
produit une sorte de recomposition de territoires existentiels
subjectifs au sein desquels s’est affirmée une subjectivité de
résistance de la part des Noirs. Outre qu’elle ouvrait des lignes
de potentialité à toute l’histoire de la musique, et pas seule¬
ment de la musique américaine : je rappelle que Debussy,
Ravel, les plus grands musiciens occidentaux ont été extrê¬
mement influencés par les rythmes et la musique du jazz. On
a avec le jazz un exemple de plongée chaosmique dans une
déréliction presque totale, l’esclavage des Noirs, qui a enri¬
chi les leaders de la musique la plus élaborée.

D’accord pour ce qui est du jazz. Mais quand tu parles de


l’objet-art comme d’un objet-sujet, comme d’un attracteur
étrange, tu exprimes quelque chose de très différent de ce que
je dis sur l’objet-art par rapport auquel ma pulsion fonction¬
ne traditionnellement.

F. G. - Prenons un autre exemple plus courant pour la sub¬


jectivité des adolescents en Occident, qui sont beaucoup plus
proche de la musique rock que de la musique de jazz. On
s’aperçoit qu’au sein d’une économie domestique familiale,
conjointement à des identifications au père, à la mère, au mi-

120 CHIMERES - AUTOMNE 1993


La pulsion, la psychose et les quatre petits foncteurs

lieu des conflits, de tout ce que vous voulez, surgissent sou¬


dain des objets, des ritournelles musicales rock qui sont aussi
des personnages, des traits de visagéité, qui sont parfois une
pratique musicale, qui ont parfois rapport avec la télévision,
et qui prennent une importance décisive. Elles permettent à
l’enfant, à l’adolescent, de sortir, de se créer des rapports de
socialité avec des gens de sa génération. Elles jouent comme
objet-sujet, comme objectité-subjectité. Elles sont un levier
considérable. Elles peuvent aboutir éventuellement à la dé¬
linquance, à la drogue, mais là n’est pas la question. Elles cor¬
respondent bien à une mutation subjective, elles sont l’équi¬
valent dans nos sociétés de ce que sont les rituels initiatiques
dans les sociétés archaïques. On entre, avec l’objet très com¬
plexe de la musique rock, dans un nouveau système de classes
d’âge.

Pourriez-vous nous parler un peu plus de Daniel Stem ? On


a remarqué l’importance que vous accordez à son travail, à
la façon qu’il a de concevoir differents niveaux de subjecti-
vation qui précèdent la phase verbale.

F. G. - Ce qu’il y a pour moi de plus génial, de plus extraor¬


dinaire dans Freud, c’est sa découverte du processus primaire.
Il a vu que derrière le chaos du rêve, il y a des lignes de
constructions, de surdéterminations, d’associations, de com¬
positions, toute une consistance de l’existence subjective qui
se joue au cœur même du processus primaire. On trouve en¬
suite des constructions axées sur le moi, sur le surmoi, toute
une topique qui va plus dans le sens d’un ça chaotique que
d’un inconscient extrêmement structuré. Or il me semble que
Stem, lui, sans le dire comme je le dis, puisque sa vision est
scientifique en ce sens qu’il part de l’éthologie de l’enfance,
nous montre quelque chose d’extraordinaire. Cet enfant dont
on dit qu’il vit en symbiose avec sa mère, qu’il est totalement
dépendant du monde, qu’il est complètement perdu, qu’il est
dans un rapport de déréliction totale, Stem montre qu’en réa¬
lité, avant même le soi verbal, il a un rôle de téléguidage du
rapport des adultes entre eux et avec lui, qu’il n’est pas sujet
aliéné des adultes, qu’il contrôle, qu’il est dans un rapport de
codétermination avec la subjectivité des adultes, qu’il a en

AUTOMNE 1993 - CHIMERES 121


FELIX GUATTARI

même temps une perception d’une richesse extraordinaire de


tout ce qui se passe autour de lui, un rapport au regard, un rap¬
port aux lumières, à l’environnement. L’enfant dispose d’une
machine neurologique perceptive d’une extrême richesse.
C’est comme si Stem généralisait le champ découvert par
Freud du processus primaire dans le rêve et montrait toute
l’efficacité de ce champ dans l’ordre d’autres machines, celles
des rapports sociaux, celles des rapports perceptifs, celles des
rapports sémiotiques. Ce pas de Stem me paraît très impor¬
tant pour une recomposition de la psychanalyse dans une voie
hétérogénétique. Il nous sort du stmcturalisme psychanaly¬
tique tel qu’on l’a connu. Daniel Stem est quelqu’un d’extra¬
ordinairement modeste. Il amène tous ces éléments avec
confiance, avec sécurité. Il n’en tire pas toutes les déductions
possibles. Cela le regarde. Il appartient à ceux qui veulent uti¬
liser ses découvertes de le faire. Peut-être fera-t-il lui-même
un ouvrage théorique pour en tirer toutes les conséquences.
Je ne sais pas.

122 CHIMERES - AUTOMNE 1993

Vous aimerez peut-être aussi