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Husserl et la question de l'inconscient phénoménolo-

gique
Le terme d'inconscient apparaît dans l'oeuvre de Husserl, mais assez rarement et de façon
isolée. Et presque toujours, il figure entre guillemets. Husserl le cite en réalité plus qu'il ne le re-
prend à son compte, le faisant parfois précéder d'un « das sogenannte ». Il n'y a donc pas vérita-
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blement chez lui de concept phénoménologique de l'inconscient.
La question que l'on peut cependant se poser est de savoir si, indépendamment du mot (et
des réserves qu'il peut susciter pour Husserl), l'idée d'inconscient est présente dans la phénomé-
nologie husserlienne, et sous quelle forme. Comme on le sait, Sartre a défendu avec insistance la
thèse que la théorie de l'intentionnalité exclut la possibilité même de l'inconscient. Une formule
permet peut-être de résumer sa position : « il n'y a de virtualités de conscience que comme
conscience de virtualités ». « La conscience, ajoute-t-il plus loin, est conscience de part en part. »
Elle ne saurait avoir de degré. Et cela découle, selon Sartre, de l' « idée fondamentale de la phé-
noménologie de Husserl », à savoir de l'idée que toute conscience est intentionnelle, que « toute
conscience est conscience de quelque chose ». Développant cette idée, Sartre en conclut que « la
conscience n'a pas de " contenu " », elle est pure extériorité, pur rapport à ce qui se situe au-delà
d'elle-même. « Du même coup, la conscience s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il
n'y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi… ; elle n'est rien
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que le dehors d'elle-même… » .
On peut effectivement se demander si l'idée même d' « inconscient phénoménologique », ou
celle d'un traitement phénoménologique de l'inconscient, ne comporte pas une contradiction dans
les termes. Le champ d'étude de la phénoménologie est celui de la conscience. La délimitation de
ce champ s'effectue, à partir du début des années 1900, au moyen de la méthode de la réduction
phénoménologique. Toute position d'être est alors suspendue, tout être est ramené à sa manifes-
tation phénoménale. Ce qui ne conduit pas seulement à mettre entre parenthèses l'existence ob-
jective des êtres transcendants, celle par exemple des choses du monde, mais aussi l'existence
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subjective du phénoménologue, ou en tout cas de ce qui constitue son « moi empirique » . A sup-
poser donc que ce moi empirique comporte une quelconque dimension psychique inconsciente,
elle serait elle aussi mise entre parenthèses et son existence ne saurait être alléguée dans le
cadre de la réduction.

1 Quant aux références critiques qu'il pourrait adresser au concept psychologique d'inconscient, elles
sont encore plus rares. On ne cherchera donc pas ici à déterminer un point de vue husserlien sur la psycha-
nalyse par exemple. On peut citer toutefois un appendice à la Crise des sciences européennes (traduction
G. Granel, 1976, Gallimard, coll. Tel) dû à Fink et portant « Sur le problème de l' " inconscient " » (Appendice
XXI au § 46, p. 525). Sur les rapports que l'on pourrait établir entre phénoménologie husserlienne et psy-
chanalyse freudienne, on peut renvoyer à un article ancien d'A. de Waelhens : « Réflexions sur une problé-
matique husserlienne de l'inconscient, Husserl et Hegel » (Edmund Husserl 1859-1959, Recueil commémo-
ratif, Phaenomenologica vol. 4, 1959, M. Nijhoff) et, plus récemment, à l'article de R. Bernet : « L'analyse
husserlienne de l'imagination comme fondement du concept freudien d'inconscient » (Alter n° 4, 1996). Enfin
le n° 5 de la revue Alter (1997) consacré aux thèmes de la veille, du sommeil et du rêve comporte de pré-
cieux documents et articles sur une phénoménologie de l'inconscient ou de l'inconscience.

2 Sartre, L'être et le néant, Gallimard, 1943, collection Tel, p. 17 et 21-2. « Une idée fondamentale de
la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité » in Situations I, Gallimard, 1947, coll. Idées, p. 40.

3 C'est peut-être même là la fonction première de la réduction, puisqu'il s'agit ainsi de distinguer la
phénoménologie d'une psychologie descriptive avec laquelle Husserl lui-même l'avait tout d'abord confon-
due. La psychologie descriptive, comme toute psychologie, attribue les phénomènes étudiés à une personne
réelle, à un être humain, et elle les situe ainsi dans un monde objectif, dans une nature. La phénoménologie
met le monde entre parenthèses, et avec lui le moi empirique du phénoménologue.

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Ce sont donc à la fois des raisons de fond et des raisons de méthode qui font apparaître in-
évitable l'alternative suivante : ou bien l'inconscient dont on parle est un véritable inconscient, et il
échappe au champ de la phénoménologie ; ou bien il n'y échappe pas, mais ce n'est pas un in-
conscient au sens fort du terme, au sens de ce qui reste nécessairement inaccessible à la
conscience.
Cette alternative, pourtant, suppose une opposition abrupte, tranchée, inconciliable entre
conscience et inconscient : entre une conscience qui ne serait que transparence et lumière
(« conscience de part en part ») et un inconscient qui ne serait qu'obscurité. Or il se pourrait que
cette opposition soit artificielle. Et il se pourrait que l'étude phénoménologique de l'un des deux
termes de l'opposition (la conscience) conduise à la relativiser. Pour qu'il puisse y avoir phénomé-
nologie de l'inconscient, il faut supposer que celui-ci n'est pas seulement l'envers invisible de la
conscience, mais qu'il s'annonce et qu'il s'amorce dans la vie même de la conscience telle qu'elle
s'offre à la description. C'est justement ce dont la phénoménologie husserlienne permet peut-être
de rendre compte.

La conscience en de multiples sens


Quel sens peut prendre chez Husserl l'idée d'inconscient phénoménologique ? Elle peut
sans doute en prendre plusieurs, si l'on tient compte du fait que le terme de conscience est lui-
même plurivoque.
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Dans les Recherches logiques , où la méthode de réduction n'est pas encore définie ni ap-
pliquée, le domaine d'investigation de la phénoménologie est déjà compris comme celui de la
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conscience. La cinquième Recherche distingue trois sens de ce mot. Il peut désigner
1/ l'ensemble des vécus psychiques ;
2/ la perception interne que nous avons (que nous pouvons avoir) de ces vécus ;
3/ la classe des vécus intentionnels.
A ces trois sens, Husserl en ajoutera plus tard un quatrième :
4/ La conscience comme cogito (comme intentionnalité en acte).
D'après la première de ces définitions, on pourrait croire la question de l'inconscient phéno-
ménologique réglée d'avance. Si tout vécu psychique relève de la conscience, cela semble ex-
clure, par définition, l'idée d'inconscient psychique. On verra que la chose n'est pas si simple. Et
c'est en particulier à propos des vécus psychiques ne répondant à aucune des trois autres défini-
tions de la conscience, c'est-à-dire des vécus qui ne sont ni réfléchis, ni intentionnels, ni actuels,
que l'on pourra se demander en quel sens ils pourraient bien encore être qualifiés de conscients.

La conscience comme réflexion


Le deuxième sens est plus spécifique que le premier parce que, bien entendu, la conscience
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n'est pas une perception interne permanente . Les vécus conscients au sens 1 (donc la totalité
des vécus) ne sont pas forcément conscients au sens 2, pas forcément réfléchis, ils sont simple-
ment l'objet d'une perception interne possible. Si la perception interne désigne le concept de

4 Husserl, Recherches logiques (abréviation : RL), traduction H. Elie, A. L. Kelkel, et R. Scherer, 1969-
72-74, P.U.F.

5 RL V, § 1, p. 145 [346].

6 RL V, § 5, p. 155 [355-6]. Le premier sens a cependant son origine dans le second. C'est à partir de
la perception interne que nous pouvons avoir de certains vécus que nous constituons le concept de
conscience comme flux de vécus, en replaçant ces vécus réfléchis dans le « tout concret » du flux de la
conscience auquel ils appartiennent en vertu de la continuité temporelle de la conscience (§ 6, p. 157-8
[357-8] et 346).

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conscience le plus fort et le plus originaire , on peut donc dire que tous les vécus ne sont pas
conscients en ce sens, mais qu'ils sont seulement accessibles à la conscience.
Ce caractère de la conscience de n'être pas perpétuellement tournée sur ses propres vécus
annonce déjà la troisième définition du terme, c'est-à-dire l'idée d'intentionnalité. L'attitude pre-
mière, spontanée de la conscience est de s'ouvrir intentionnellement sur le monde. Les actes
mêmes par lesquels elle se dirige ainsi sur ce qui lui est extérieur restent quant à eux « incons-
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cients ». Le cours de 1923/4 intitulé Philosophie première développera ce point en détail. Ainsi se
définit la « naïveté » première de la subjectivité :
« le sujet, tant qu'il n'accomplit aucune espèce d'acte de réflexion, n'est pas même conscient de
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sa propre subjectivité » .
L'idée de naïveté signifie précisément chez Husserl que le sujet n'a pas conscience de sa
propre contribution à la représentation qu'il a des objets ; en d'autres termes, ses actes subjectifs
demeurent « anonymes », ils produisent des résultats, pourrait-on dire, sans les signer. Le sujet ne
s'appréhende ni comme l'auteur d'un acte ni surtout comme le producteur d'un résultat de pensée
qui lui apparaît immédiatement donné. Mais il est toujours possible à la conscience d'inverser son
orientation spontanée et de revenir réflexivement sur ses propres vécus, de lever l'anonymat et
d'être ainsi moins naïve. Par exemple, le thème de mon vécu de conscience peut être une maison
que je perçois ; mais ensuite, je réfléchis et c'est ma perception de la maison qui devient théma-
tique. Dans ce cas cependant, c'est l'acte qui accomplit cette réflexion qui est, à son tour, ano-
nyme et inconscient.
« [L']acte de vécu réflexif est alors à son tour " inconscient " de soi-même, anonyme, tandis que
le je précédemment anonyme, c'est-à-dire celui qui avant la réflexion se contentait de vivre naïve-
ment, est à présent, en tant que moi réfléchi, " dévoilé " et devenu objet de connaissance et éventuel-
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lement exprimé » .
On comprend ainsi que la réflexion est toujours possible, que toute naïveté peut être sur-
montée, que je peux toujours réfléchir sur ma réflexion et ainsi de suite – mais qu'en même temps,
il demeure toujours un reste d'irréflexion et de naïveté et que le vécu, quel qu'il soit, commence
toujours par être anonyme et « " inconscient " ». L'intentionnalité de la conscience n'en fait pas
une « conscience de part en part » (Sartre), elle implique que la conscience ne fait jamais que
rendre conscient un inconscient préalable et toujours résiduel.
Pourtant, s'agit-il véritablement et à proprement parler d'inconscient ? Husserl emploie bien
une fois ce terme, mais avec des guillemets, et il parle plutôt d'anonymat, ou de latence, ou encore
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d'oubli de soi (Selbstverlorenheit, Selbstvergessnheit) . « Parler du " moi qui est inconscient de
soi " ne convient pas », précise-t-il, « en raison de la multiplicité de significations qui s'attachent au

7 RL V, § 6, p. 156 [356].

8 Husserl, Philosophie première (abréviation : PP), traduction A. L. Kelkel, 1970-2, P.U.F.

9 PP I, appendice, IIIc, p. 338 [266].

10 Idem, p. 333 [262].

11 Expression qu'il juge finalement inappropriée puisque « conformément à ce qu'on appelle norma-
lement l'oubli, un savoir de soi conscient aurait dû précéder, auquel devrait succéder l'oubli de ce qui a déjà
été conscient. Mais apparemment, ici, le mode de l'oubli de soi-même, considéré en soi, est celui qui pré-
cède. » (PP, II, 40ème leçon, p. 127 [90])

3
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terme de conscience » . Mais cela ne convient pas non plus pour une raison plus fondamentale :
« C'est une véritable absurdité, écrit-il dans les Leçons sur la Conscience intime du temps, que de
parler d'un contenu " inconscient " qui ne deviendrait conscient qu'après coup. » Il faut donc distin-
guer la « conscience originaire » d'un vécu, qui ne l'objective pas encore, de sa conscience ré-
13
flexive ultérieure. On est tout proche ici de ce que Sartre appellera le « cogito préréflexif », de
cette « conscience (de) soi » immédiate et non positionnelle qui serait « le seul mode d'existence
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qui soit possible pour une conscience de quelque chose » . Tout vécu semble être d'abord
conscient de cette façon, puis à portée d'une prise de conscience réflexive.
La chose demande pourtant à être examinée de plus près. Considérons tout d'abord cette
idée que tout vécu peut être appréhendé réflexivement, et que le « moi latent » peut toujours de-
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venir un « moi patent ». Au § 79 des Idées directrices , Husserl envisage une objection de prin-
cipe. La question est de savoir si le vécu réfléchi n'est pas nécessairement modifié par la réflexion,
de telle sorte que le vécu naïf d'origine serait, tel quel, inaccessible. Si c'était le cas, le terme
d'inconscient ne serait pas usurpé, car cela voudrait dire que ce qui n'est pas d'abord l'objet d'une
perception interne réflexive ne peut jamais vraiment l'être ensuite. Mais alors c'est la possibilité
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même de la phénoménologie qui serait, évidemment, en cause.
A cette mise en cause, Husserl répond par l'affirmation d'une possibilité de principe garantie
par l'évidence. Il ne dit pas, bien entendu, que la réflexion soit toujours infaillible et exactement fi-
dèle au vécu réfléchi, mais qu'il appartient à l'essence d'un vécu psychique de ne pouvoir être
donné que par le moyen d'une réflexion. C'est là son mode de donation propre, de même que celui
d'une chose matérielle est la perception externe ou celui d'une essence, l'intuition des essences.
Le terme de vécu n'aurait donc plus aucun sens si on ne pouvait lui faire correspondre une expé-
rience donatrice, une intuition remplissante. Il ne serait qu'une représentation vide. Ici comme
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ailleurs, le discours théorique doit puiser son sens dans la donnée intuitive .
Revenant sur cette question dans le second tome des Idées directrices (ID II, § 23, p. 152
[101] sqq.), il expliquera que ce qui garantit l'identité du vécu préréflexif et du vécu réfléchi, c'est la
possibilité d'une réflexion de degré supérieur. Je réfléchis sur ma réflexion , je surplombe en
quelque sorte à la fois le vécu préréflexif et le vécu réfléchi et je constate leur identité. Cette réuni-
fication par la réflexion de ce que la réflexion avait d'abord dissocié est aussi ce qui permettra à
Husserl, dans Philosophie première, de garantir l'unité du « moi scindé » par la réflexion. PP I,

12 PP II, 40ème leçon, p. 127 [90].

13 Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (abréviation : CIT),
traduction H. Dussort, 1964, P.U.F., Supplément IX, p. 159-61.

14 Sartre, L'être et le néant, p. 16 sqq.

15 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, tome I, (abréviation : ID I) traduction P. Ri-
coeur, 1950, Gallimard, coll. Tel.

16 Non pas bien sûr que la phénoménologie soit une psychologie introspective. En tant que discipline
eidétique, elle n'a pas à « constater l'existence des vécus » par une expérience interne, mais à décrire leur
essence. Mais pour dégager l'essence d'un vécu, il faut bien qu'il soit réfléchi (ID I, § 79, p. 260-1 [153-4]).

17 On trouve là l'application d'un principe général de la théorie husserlienne de la connaissance : à


toute représentation symbolique doit correspondre, pour qu'elle soit légitime et sensée, un remplissement
possible par une représentation intuitive. Dans le cas des théories élaborées et médiates, ce sont les média-
tions elles-mêmes qui doivent pouvoir être « données ». Par conséquent, ces théories ne peuvent en tout
cas pas contredire le donné intuitif, faute de quoi elles sont totalement arbitraires et mêmes absurdes.
Concernant notre problème, cela implique qu'on ne peut pas supposer que tout vécu soit inaccessible à la
réflexion. Cela n'implique pas cependant que l'on doive forcément admettre qu'aucun vécu ne le soit.

4
p. 332 [262] sqq. PP II, p. 125 [88] sqq. La « scission du moi » peut être multiple, car je peux réflé-
chir sur ma réflexion, et ainsi de suite. Mais le moi a toujours la possibilité d'opérer à nouveau une
réflexion de degré supérieur qui, à la fois, va créer une nouvelle scission, mais embrassera et
identifiera tous les actes et tous les sujets d'acte inférieurs. Le moi tout d'abord scindé peut tou-
jours être ramené à l'unité par une réflexion supérieure du type : c'est moi qui réfléchis sur ma per-
ception (PP II, p. 128-9 [90-1].
L'argument combattu par Husserl est de nature sceptique et, comme tel, se détruit lui-même.
Cependant, il comporte un fond de vérité. L'idée que la réflexion modifie nécessairement le vécu
qu'elle appréhende a en effet sa légitimité, si elle n'est pas brandie comme un argument sceptique
et si elle est convenablement comprise. La réflexion introduit toujours un décalage entre le vécu
réfléchissant et le vécu réfléchi. Ce décalage est d'abord temporel : lorsque la réflexion a lieu, le
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vécu naïf initial n'est plus ; la réflexion vient après coup, elle est « rétroception » (Zurückgreifen)
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(ou encore rétrospection ) s'appuyant sur le souvenir rétentionnel. Il est vrai que ce décalage
temporel, tout d'abord nécessaire, ne subsiste pas forcément. Il est possible par exemple de réflé-
chir à son acte de perception tout en continuant de percevoir. Je peux me dire, ou dire à
quelqu'un : « je regarde la maison » sans cesser de la regarder. La simultanéité ne signifie pour-
tant pas que le vécu réfléchissant et le vécu réfléchi se confondent : au contraire, « dans le pré-
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sent vivant j'ai, en état de coexistence, le moi dédoublé et l'acte dédoublé du moi » . Il n'y a plus
de décalage temporel, mais il y a toujours un décalage intentionnel. Or si ce décalage n'empêche
pas la réflexion d'appréhender le vécu, on peut se demander s'il peut être appréhendé tel quel, tel
qu'il existait avant la réflexion.
Il ne s'agit plus là d'un argument sceptique alléguant arbitrairement que toute perception in-
terne est illusoire, mais de l'exigence philosophique de dégager les conditions de possibilité trans-
cendantales de la connaissance réflexive. La connaissance réflexive, comme toute connaissance,
constitue son objet, elle l'objectivise ou, pour mieux dire, elle le phénoménise. Au vécu phénomé-
nisé, Husserl oppose ce qu'il appelle, dans les Leçons sur la Conscience intime du temps, la sub-
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jectivité absolue ou le flux absolu , antérieur à toute appréhension réflexive. Les vécus réfléchis
sont des « objets temporels » constitués par la conscience. Ils ont une durée, une place temporelle
fixe, même si c'est dans le temps subjectif de la conscience et non dans le temps objectif du
monde. A leur fondement, il doit y avoir toutefois le flux absolu de la conscience comme pur écou-
lement préalable à toute constitution d'objet temporel (fût-il un vécu). C'est ce flux, décrit en termes
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héraclitéens ou bergsonniens comme un changement tel « qu'aucune persistance ne puisse
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être en lui » , qui constitue la conscience préréflexive absolue. Et le problème est que l'on ne
peut appréhender les contenus de cette conscience absolue qu'en les objectivant, en les phéno-
ménisant, c'est-à-dire d'abord en les temporalisant, en les constituant comme unités temporelles.

18 PP II, 40ème leçon, p. 126 [88].

19 CIT, Supplément IX, p. 159.

20 PP II, 40ème leçon, p. 126 [88-9].

21 CIT, § 34 sqq., p. 97 sqq. ; Supplément VI, p. 147 sqq.

22 Cf. Platon, Théétète, 182d.

23 Bergson, L'évolution créatrice, P.U.F., 1907, p. 1-3.

24 CIT, Supplément VI, p. 151. Cf. F. Dastur, Husserl des mathématiques à l'histoire, P.U.F., 1995,
p. 67 sqq.

5
Quelle conscience peut-on avoir alors du flux absolu en tant que tel, avant toute
phénoménisation ? On ne peut pas en avoir une conscience réflexive, seulement une conscience
préphénoménale : cette « conscience originaire » préréflexive dont on doit bien admettre l'existe-
nce puisqu'il serait « absurde » de supposer que les vécus ne deviennent conscients que dans la
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réflexion . Mais loin que cette idée, dont nous avions tout d'abord relevé l'analogie avec celle de
Sartre, fasse apparaître la conscience comme translucide de part en part, elle soulève, comme on
va le voir, plusieurs problèmes. Tout d'abord, que signifie cette conscience originaire qui n'est
même pas encore une représentation de ce dont elle est conscience ? De quoi est-elle exacte-
ment consciente ? Ensuite, dans quelle mesure la conscience réflexive peut-elle la refléter fidèle-
ment ?

La conscience comme intentionnalité


Ces deux problèmes vont se préciser à partir de l'analyse du troisième concept de
conscience, celui de la conscience comme vécu intentionnel. Il semble au premier abord que ce
concept ne puisse que nous renforcer dans l'idée que la phénoménologie ne laisse aucune place
au concept d'inconscient, étant donné que c'est sur cette « idée fondamentale » de l'intentionnalité
de la conscience que Sartre a voulu fonder sa réfutation de l'hypothèse de l'inconscient. Mais il
faut faire apparaître ici, justement, toute la différence entre les deux conceptions de l'intentionnali-
té. Sans doute la théorie de l'intentionnalité signifie-t-elle, pour Husserl comme pour Sartre, que
l'objet de la conscience n'est pas contenu dans la conscience, et donc que la conscience est tou-
jours une ouverture sur ce qui se situe au-delà d'elle-même. Mais cela ne veut pas dire pour Hus-
26
serl que, comme pouvait l'écrire Sartre, « la conscience n'a pas de " contenu " » . Au contraire,
l'idée d'un contenu (Inhalt) vécu par la conscience est constante. Ce que signifie alors la théorie de
l'intentionnalité, c'est que l'objet de la conscience, l'objet visé intentionnellement, n'est pas iden-
tique à ce contenu. L'exemple de la perception est celui qui permet d'illustrer le plus simplement ce
point. Husserl oppose, dans la perception, le contenu de sensation et l'acte intentionnel d'appr-
éhension (Auffassung) – ou d'interprétation (Deutung), ou encore d'aperception (Apperzeption) –
de ce contenu, acte qui permet à la conscience de viser, à travers lui, un objet de perception exté-
27
rieur . Par l'appréhension intentionnelle, le contenu de sensation vécu par la conscience acquiert
un « sens » et devient le « représentant » d'un objet qui, lui, est extérieur. Et c'est ce décalage né-
28
cessaire entre contenu et objet qui fait l'essence de l'intentionnalité. La conscience a donc bien
un « dedans », une intériorité qui fait partie intégrante du flux des vécus (c'est-à-dire de la
conscience au sens 1).
Cet intérieur de la conscience, Sartre le récusait, car il interdit de voir en elle un « grand
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vent », une pure extériorité, une « conscience de part en part » . Dans quelle mesure en effet

25 En 1907, Husserl le désignera justement comme « conscience absolue » (Introduction à la logique


et à la théorie de la connaissance, § 42a, p. [246] ; Husserliana XXIV, appendice B III, p. 407, 414-5,
419-21).

26 L'être et le néant, p. 17.

27 RL V, § 14.

28 Husserl le met en évidence au moyen d'une double variation : d'une part, l'appréhension percep-
tive peut demeurer identique lorsque le contenu de sensation varie, comme lorsque je perçois un même ob-
jet sous plusieurs aspects ; et d'autre part, un même contenu peut faire l'objet d'appréhensions différentes
(par exemple lorsque je m'aperçois que j'ai été illusionné par un trompe-l'oeil).

29 Cf. Sartre, L'être et le néant, p. 25-6.

6
peut-on dire que les contenus hylétiques sont conscients ? La question se pose à la fois pour la
conscience préréflexive et pour la conscience réfléchie. Dans un vécu intentionnel naïf, ce dont j'ai
conscience, c'est d'un objet, par exemple d'une chose perçue. Puis-je dire aussi que j'ai
conscience de ma sensation de l'objet, et si oui, en quel sens ? Husserl pose la question dans ses
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leçons de 1906/7 d'Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance :
« C'est une question difficile que de décider de quelle manière les sensations (Empfindungen)
sont conscientes dans la perception et de quelle manière, d'autre part, le caractère de l'appréhension
de perception l'est.
La perception est, pour parler psychologiquement, le vécu que nous avons quand, par exemple,
nous voyons un arbre, « car sous nos yeux se tient l'arbre » avec les côtés apparaissants déterminés.
Ce ne sont pas les sensations que nous voyons, ce n'est pas sur elles que notre attention, notre
croyance perceptives, notre objectivation aperceptive sont dirigées. Et pourtant elles sont
« conscientes ». Que veut dire ici « conscient », si ce n'est perçu ? »
« Comment ce contenu est donné dans la perception réflexive, nous le savons. Il est donné là
comme perçu. Mais comment le contenu de la perception, par exemple sa teneur en sensations, est-
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elle donnée avant la réflexion, comment est-elle « présente » (« vorhanden ») en elle ? »
On retrouve là un aspect du problème déjà évoqué de la conscience de soi préphénomé-
nale, préréflexive ou encore non thématique, de cette « conscience absolue » dont le mode de
conscience paraît problématique. Car on peut dire que le vécu est déjà conscient avant la ré-
flexion, mais peut-on dire que son contenu de sensation, traversé qu'il est par une intentionnalité
totalement orientée vers l'objet, est conscient avant qu'une analyse réflexive ne le fasse
32
ressortir ?
La question se pose d'ailleurs aussi, et sans doute davantage, si l'on considère le cas où le
contenu n'est pas traversé de la sorte par une visée intentionnelle. Husserl envisage dans les
Idées directrices la possibilité de vécus purement hylétiques, c'est-à-dire de vécus qui ne soient
pas « porteurs de quelque " appréhension qui les anime " », qui ne soient pas « impliqués dans
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des fonctions intentionnelles » , bref qui ne soient pas conscients au sens 3. D'une pure sensa-
tion qui ne serait que vécue, c'est-à-dire qui non seulement ne serait pas réfléchie, mais ne serait
pas non plus animée par une intentionnalité et ainsi rapportée à un objet, on peut d'ailleurs se de-
mander en quel sens elle serait encore consciente.
Pour bien comprendre le sens de cette hypothèse, il faut faire les distinctions suivantes.
Parmi toutes les sensations du champ de la conscience, certaines correspondent à un objet qui se
détache, qui est remarqué, sur lequel porte spécialement notre attention ; d'autres correspondent à
l' « arrière-plan » du champ, à ce à quoi on reste inattentif et qui constitue l'environnement de
l'objet. C'est ici que se situent des perceptions que l'on peut qualifier d'inconscientes à peu près au
sens des petites perceptions de Leibniz : « est inconscient, écrit Husserl, ce qui n'est pas remar-
qué ». Mais, précise-t-il aussitôt, « le non-remarqué lui aussi » est « en général objectivé ». Cet
arrière-plan n'en est pas moins intentionnel, il est bel et bien visé ou, plus exactement, co-visé par
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la conscience. L'intention ne doit pas être confondue avec l'attention , ce qui est visé intentionnel-
lement, ce n'est pas seulement ce qui est remarqué préférentiellement.

30 Husserl, Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance (abréviation : ILTC), traduction


L. Joumier, 1998, Vrin.

31 ILTC, § 42, p. [242].

32 La question se pose tout autant pour le contenu de sensation que l'acte d'appréhension.

33 ID I, § 85, p. 289 [172].

34 ILTC, § 42c, p. [251] ; RL V, § 13, p. 181 [378].

7
L'hypothèse de vécus purement hylétiques est donc autre. Elle suppose qu'une partie de
l'arrière-plan non remarqué du champ de conscience ne soit pas non plus intentionnel, et que les
sensations qui y appartiennent ne soient pas toutes animées par une appréhension objectivante.
On peut facilement illustrer cette idée : le bruit du cours d'eau auquel je suis habitué suscite en-
core en moi une sensation, mais il se pourrait que cette sensation ne devienne plus perception,
35
pas même une petite perception au sens de Leibniz , pas même une perception inattentive. Elle
ferait alors bien partie de ce que Husserl appelle le flux de la conscience, mais serait-elle encore
véritablement consciente ? On peut en douter.
On peut d'autant plus en douter que de tels vécus purement hylétiques ne paraissent même
pas accessibles à la conscience réflexive. C'est du moins ce que laissent penser les hésitations de
Husserl quant à l'existence même de ces vécus. La réflexion ne peut ni attester, ni écarter leur
présence dans le flux.
« Si nous nous limitons à l'environnement de perception, il est alors possible que toutes les
sensations de tous les champs sensoriels ne soient pas insérées (eingespannt) dans l'aperception,
mais que seulement des fragments tirés des champs sensoriels aient effectivement fonction de repré-
sentants (Repräsentanten) dans les aperceptions de perception. De façon purement phénoménolo-
36
gique, cela peut sans doute à peine être décidé. Il y a en tout cas une possibilité. »
Il ne s'agit pas de dire que des contenus hylétiques sont inaccessibles à la conscience ré-
flexive : pour Husserl, ils ne paraissent pas être inconscients en ce sens. Mais la difficulté est de
connaître exactement leur mode de conscience (intentionnel ou non) avant la réflexion. Le souve-
nir rétentionnel que nous gardons du vécu préréflexif ne nous permet pas de le déterminer, et l'on
voit ici que la « rétroception » réflexive laisse échapper une part du vécu passé.

La conscience comme cogito


L'hypothèse de l'existence d'un inconscient au sens de la présence, dans le flux, de conte-
nus non intentionnels indépendants (par opposition au troisième sens du mot conscience) est pro-
blématique. En revanche, un autre sens du terme inconscient s'est présenté, celui de l'inconscient
comme inattention. L'intérêt de cette nouvelle acception est qu'elle fait apparaître, du point de vue
husserlien, la possibilité de vécus qui soient à la fois intentionnels et « " inconscients " », même si
c'est avec des guillemets. Il faut alors en venir à une quatrième définition possible de la
conscience, celle de la conscience comme cogito, c'est-à-dire comme intentionnalité en acte. Pour
l'introduire, on peut partir de l'exemple déjà évoqué de l'arrière-plan du champ intentionnel, c'est-à-
dire de ce qui n'est pas privilégié par l'attention.
« …Nous avons donc dans l'attention, écrit Husserl en 1906/7, un nouveau concept de
conscience, et même dans l'attention qui règne dans et avec une aperception. Une seule et même
aperception peut, pour parler idéalement (ideell), être un vécu sous différentes formes attentionnelles,
sous la forme de conscience de l'attention primaire ou secondaire, etc. Parmi elles aussi, sous la
forme de l'" inattention ", de l' " inconscience ", ce en quoi l'inconscience n'est pas une simple priva-
37
tion, mais est elle-même un caractère de conscience. »
En un sens donc, les vécus intentionnels situés à l'arrière-plan de la conscience ne sont plus
conscients. Mais pour exprimer cela, Husserl préférera, cette fois encore, une autre terminologie
lui paraissant moins équivoque. Dans les Idées directrices, il opposera les actes opérés (ou ac-

35 Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Préface, G.F., 1990, p. 41

36 ILTC, § 42c, p. [251].

37 ILTC, § 42c, p. [251].

8
38
complis) et les actes non opérés . Les vécus intentionnels proprement actifs sont ceux dans les-
quels le moi est impliqué. Husserl les désigne aussi par le terme de cogito. Cette dernière expres-
sion ne s'applique donc pas aux seuls actes de réflexion, comme on pourrait le croire, mais à tout
vécu intentionnel dans lequel existe une « intentionnalité explicite », dans lequel le moi participe
activement, « vit en tant que " sujet opérant " », dirige son regard de façon privilégiée vers un ob-
39
jet . A l'opposé, les vécus intentionnels inactuels et passifs sont les vécus d'arrière-plan. Husserl
distingue deux cas : ils peuvent soit être passés à l'arrière-plan après avoir été à l'avant-plan, à la
faveur d'un déplacement de l'attention ; soit surgir d'abord à l'arrière-plan, dans le cas de ce que
Husserl appelle des amorces d'actes :
« Par exemple une croyance, une croyance réelle, " s'amorce " (" regt " sich) ; nous croyons
déjà " avant de le savoir ". On trouve de même, dans certaines circonstances, des positions de plaisir
ou de déplaisir, des désirs, et même des décisions qui sont déjà vivantes avant que nous " vivions "
" en " elles, avant que nous opérions le cogito proprement dit, avant que le moi " s'occupe " (betätigt
40
sich) à juger, à prendre plaisir, à désirer, à vouloir. »
L'idée de passivité signifie donc que certains vécus intentionnels s'effectuent en quelque
sorte d'eux-mêmes, sans que le moi y participe et sans qu'il y prête encore attention. Il est
d'ailleurs nécessaire par essence que cela se produise. La conscience intentionnelle n'est jamais
totalement en acte. Le moi ne peut être dirigé de façon actuelle vers tous ses objets intentionnels
à la fois :
« Il appartient irréductiblement à l'essence de la conscience que tout acte ait son horizon
d'obscurité, que tout accomplissement d'acte sombre dans l'obscurité, dès lors que l'ego se tourne
vers de nouvelles lignes de la cogitatio (de l'action). »
A l'inverse cependant, il se peut très bien qu'à certains moments, l'intentionnalité soit entiè-
rement inactuelle, dans le cas d'une « conscience assoupie ». Tout est alors visé sur le mode de la
conscience d'arrière-plan :
« Ce n'est pas une nécessité propre à l'essence de la conscience que, en elle, un cogito actuel
doive être accompli. Notre " conscience éveillée " peut être interrompue, par moments, par une
conscience endormie, complètement assoupie, dépourvue de toute différence entre un champ actuel
41
du regard et un arrière-plan obscur. Tout est maintenant arrière-plan, tout est obscurité. »
On pourrait donc dire qu'une conscience peut être totalement endormie mais qu'elle ne peut
jamais être totalement éveillée. Les vécus non opérés ou inaccomplis qui accompagnent toujours
42
la conscience actuelle sont alors qualifiés par Husserl d' « inconscients » . Ce sont ceux dans
lesquels le moi est, dit-il, « sorti de scène ». Mais une conscience assoupie peut toujours être
éveillée, une conscience inactuelle peut toujours devenir actuelle, ce qui veut dire que le moi peut

38 Le terme d'acte comme synonyme de vécu intentionnel est hérité des Recherches logiques. Mais
il devient embarrassant lorsqu'il s'agit, comme ici, de distinguer une intentionnalité effectivement en acte et
effectivement active, d'une intentionnalité seulement potentielle et passive. Cf. ID I, § 84, p. 285 [170].

39 ID I, § 115, p. 389 [236]. Cf. § 84, p. 284 [169] ; cf. § 37, p. 118 [65].

40 Ibidem ; cf. § 84, p. 284-5 [169].

41 Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Idées directrices , tome II) (abrévia-
tion : ID II), traduction E. Escoubas, 1982, P.U.F., § 26, p. 160 [107].

42 Idem, p. 161 [108].

9
y porter son regard. C'est en ce sens que Husserl reprend à son compte la formule (approximati-
43
vement) kantienne : « l'ego pur doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » .
Evidemment, tous les vécus d'arrière-plan ne pourraient pas, de fait, passer à l'avant-plan.
Et, par exemple, on ne se rappellera jamais la totalité de ses rêves. Mais ce n'est là une impossibi-
lité d'essence pour aucun vécu. Tout vécu « " inconscient " » peut en droit devenir conscient, être
accompli sur le mode du cogito. Une fois de plus, l'inconscient paraît se définir comme une
conscience en puissance, et non comme un véritable inconscient au sens fort du terme.
Cependant, l'idée d'inconscience au sens d'intentionnalité passive demande à être dévelop-
pée davantage, dans la mesure où elle ne correspond pas seulement à ce qui se situe à l'arrière-
plan de mon champ de conscience et qui semble toujours pouvoir, à la faveur d'un déplacement
(ou d'un éveil) de l'attention, passer à l'avant-plan. Les intentionnalités passives composent aussi
les horizons de toute visée intentionnelle, ainsi que leurs fondations transcendantales. Et il faut
examiner si leur inconscience n'est pas alors davantage rebelle à toute prise de conscience.

La conscience d'horizon
L'idée d'horizon est déjà intervenue avec celle de conscience inactuelle d'arrière-plan. « Tout
44
acte, écrivait Husserl à ce propos, a son horizon d'obscurité ». Mais l'horizon ne se limite pas à
l'arrière-plan co-visé par la conscience.
L'idée d'horizon recouvre plusieurs choses assez différentes. Elle s'applique tout d'abord,
mais pas exclusivement, au champ de perception visuelle à l'intérieur duquel on distingue l'horizon
interne (les faces cachées de l'objet perçu) et l'horizon externe (l'au-delà de ce champ de percep-
tion). Une conscience perceptive nous donne à voir certains aspects d'un objet et certaines parties
de son environnement ; mais notre visée déborde cela, nous visons l'objet comme une totalité in-
cluant les parties qui nous restent invisibles et nous percevons l'environnement comme inclus
dans les dimensions d'un monde qui s'étend par-delà les limites de notre champ de perception.
Cette idée d'horizon, et plus encore celle de halo, suggère une moindre conscience de ce qui
est situé aux marges du champ perceptif. Il ne s'agit pourtant pas encore d'inconscience. Husserl y
insiste : si par exemple je tourne mon attention vers un objet situé à l'arrière-plan spatial du champ
perceptif, cet objet ne devient pas conscient, il l'était déjà, il devient seulement remarqué. Il passe
en d'autres termes d'une « conscience d'arrière-plan » (Hintergrundbewusstsein) à une
« conscience d'avant-plan » (Vordergrundbewusstsein). Tant qu'il demeure à l'arrière-plan, l'objet
est, si l'on veut, inconscient au sens où il n'est pas détaché par l'attention (conscience au sens 4),
mais il est conscient au sens où il est visé intentionnellement (conscience au sens 2). De même
pour l'horizon interne : la conscience que j'ai des dimensions inapparaissantes de l'objet peut être
indéterminée ; « néanmoins cette conscience vide d'intuition est conscience, une conscience d'ho-
45
rizon mais dans laquelle ne pénètre aucun rayon de l'être-activement-dirigé-sur » . Loin d'associ-
er l'idée d'horizon à celle d'inconscience, Husserl parle donc d'une « conscience d'horizon ». Cette
conscience d'horizon, qui ne se limite pas, comme on va le voir, à la conscience d'arrière-plan que
l'on vient d'évoquer, doit être examinée dans sa spécificité.
On pourrait tout d'abord penser, d'après les cas qui viennent d'être évoqués, qu'elle est sy-
nonyme de conscience inattentive, mais cela n'est même pas nécessaire. Mon attention peut por-
ter sur la face invisible de la chose perçue, par exemple lorsque je me demande à quoi elle res-

43 Ibidem. Cf. déjà ID I § 57, p. 190 [109], où elle est citée de façon plus exacte : « Le " je pense " doit
pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Cf. Kant, Critique de la raison pure, Déduction trans-
cendantale, § 16, traduction A. Tremesaygues et B. Pacaud, 1944, P.U.F., p. 110.

44 ID II § 26, p. 160 [107] (déjà cité plus haut).

45 PP II, 48ème et 49ème leçons, p. 201-4 [145-6].

10
46
semble . On pourrait alors envisager que la conscience d'horizon signifie une conscience vide,
symbolique, c'est-à-dire qu'elle soit la visée de ce qui n'est pas donné proprement dans le champ
perceptif, de ce qui n'y figure pas intuitivement ; mais là encore, ce n'est pas toujours vrai. L'hori-
zon externe d'un objet comporte une partie encore intuitive, qui est l'arrière-plan de la perception,
et une partie non intuitive, vide, qui est tout à fait en dehors du champ perceptif. Ces précisions
n'empêchent pas que, dans sa plus grande partie, l'horizon soit effectivement à la fois non remar-
qué et non intuitif. L'idée d'horizon implique justement qu'il y ait toujours une visée consciente du
non remarqué par-delà le remarqué, du non intuitif par-delà l'intuitif. Mais ce qui fait l'unité et
l'essence de la conscience d'horizon, c'est qu'elle est une conscience anticipatrice de l'expérience,
la conscience d'une possibilité, d'un pouvoir que possède le moi de prolonger l'expérience de telle
47
et telle façon . Ce qui veut dire en d'autres termes que la conscience d'horizon est toujours une
48
préfiguration de l'expérience possible , de ce que je vais voir si je fais le tour de l'objet, ou bien si
je déplace mon champ de perception dans telle ou telle direction. D'autre part, cette conscience
49
anticipatrice est aussi une conscience positionnelle . Ce qui signifie qu'elle ne consiste pas sim-
plement à imaginer ce que pourrait être la suite de l'expérience, mais bien à poser ce qu'elle doit
être et donc à avoir une pré-connaissance, si indéterminée soit-elle, de ce que donnera l'explorati-
on des horizons. Je sais a priori que si je fais le tour de la chose perçue, je percevrai sa face ar-
rière, que celle-ci aura une certaine coloration, même si j'ignore laquelle ; et je sais qu'en dépla-
çant mon champ de perception, je continuerai de faire l'expérience d'un seul et même monde cor-
respondant a priori à une certaine typique. L'indétermination des horizons n'est jamais totale, et « il
n'y a pas d'expérience, au sens simple et premier d'expérience de chose qui, s'emparant de cette
chose pour la première fois, la portant à la connaissance, ne " sache " pas déjà d'elle davantage
50
que ce qui vient ainsi à la connaissance » .
La conscience d'horizon est donc la pré-connaissance que j'ai de l'existence d'une chose ne
s'épuisant pas dans les aspects que j'en perçois, et d'un monde débordant les limites de mon
champ perceptif. En ce sens, elle est conscience d'une transcendance des choses et du monde.
La transcendance ne signifie rien d'autre phénoménologiquement que le fait que l'être du monde
51
excède, par ses horizons de déterminabilité, la représentation que j'en ai. La nécessité d'un hori-
zon interne de la perception, d'une dimension de la chose perçue excédant la perception, signifie
ainsi que ce que je perçois de la chose renvoie à ce que je n'en perçois pas, et que c'est bien la
chose elle-même, la chose transcendante, et non le phénomène de chose (le corrélat de percep-

46 Idem, p. 204 [146].

47 Husserl, Expérience et jugement (abréviation : EJ), traduction D. Souche, 1970, P.U.F., p. 36-7
[27].

48 PP II, 49ème leçon, p. 205-6 [148-9].

49 PP II, 49ème leçon, p. 206-8 [148-9].

50 EJ, § 8, p. 36 [27].

51 « Transcendance égale position de ce qui n'est pas purement donné soi-même (selbstgegebe-
nem) » (Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance, § 39, p. 276 [234], note).

11
52
tion, le noème), que je vise . De même, l'horizon externe est la visée permanente d'un monde
transcendant. L'horizon externe de ma perception « embrasse en vérité le monde tout entier, et
53
même celui-ci comme un horizon unique, un horizon infini d'expérience possible. » .
« Nous ne voulons naturellement pas dire par là que toute perception recèle réellement en soi
une telle infinité en tant qu'infinité réelle de préfigurations vides et par là de systèmes de perceptions
possibles. Et pourtant la sphère infinie de l'être encore inconnu et indéterminé est de quelque manière
préfigurée dans chaque perception ou plutôt représentée (Vertreten) d'une certaine manière dans son
horizon de conscience et, d'une certaine manière inauthentique, préfigurée valablement. Car outre ce
qui est préfiguré comme co-présent ou présumé co-présent avec un sens déterminé dans chaque
moment à partir du contenu intuitif de la perception actuelle, il y a du moins aussi le style unitaire de
54
l'expérience continue possible, qui est prétracé » etc.
On voit donc que la conscience d'horizon ne saurait se limiter à la conscience d'arrière-plan :
sans quoi il faudrait étendre les dimensions de l'arrière-plan au monde tout entier. Ce qui est com-
pris dans ma conscience d'horizon va bien au-delà de ce qui est visé intentionnellement de façon
inactuelle et inattentive. Mais comment comprendre cela ? Avons-nous véritablement et en perma-
nence une représentation et une visée du monde dans ses dimensions infinies ? Le sens de cette
« conscience d'horizon » demande encore à être clarifié.

Les implications intentionnelles


Pour l'éclairer, Husserl utilise dans le cours de 1923/4 le terme d' « implication
intentionnelle ». Cette notion désigne ici tout ce qui est contenu implicitement dans le sens de ma
visée intentionnelle sans être forcément conscient de façon actuelle. Il donne plusieurs exemples.
Lorsque j'imagine quelque chose, même si je ne m'imagine pas moi-même, je suis impliqué dans
55
ma représentation imaginaire comme le sujet percevant par rapport auquel celle-ci est orientée .
Autre exemple : si je me représente un savoir théorique, disons le théorème de Pythagore, cela
implique intentionnellement une référence au premier savant qui l'a établi, à ceux qui l'ont trans-

52 La nécessité d'un horizon interne de la perception est corollaire à la fameuse loi d'essence de la
perception, souvent citée par Husserl, selon laquelle la perception externe d'un objet n'est jamais adéquate,
on ne perçoit jamais toutes les faces d'un objet à la fois. Sans cela, il n'y aurait plus de différence entre ap-
parition et apparaissant. Cette loi d'essence est expliquée et justifiée de façon détaillée dans les leçons de
1907 intitulées Chose et espace (traduction J.-F. Lavigne, 1989, P.U.F.). Si nous avions une perception adé-
quate comme « donnée absolue d'une chose », « aurions-nous encore, demande Husserl, une différence
entre apparition et apparaissant, et la transcendance ainsi supposée ? » (§ 33, p. 147). « Il est évident, pré-
cise-t-il plus loin, qu'alors les moments emplissants sont trait pour trait représentés dans l'exposition ; à
chaque qualité qui s'étend correspond nécessairement une quasi-qualité, c'est-à-dire un moment pré-empi-
riquement exposant correspondant. De même naturellement l'extension : à l'extension vue, qui apparaît, doit
correspondre une extension pré-empirique comme moyen d'exposition. Donc la chose entière se confond
(fällt zusammen) pour ainsi dire avec son exposition, à savoir, avec l'extension des data sensibles pré-empi-
riques, donc avec le fragment de champ rempli pour chacune des choses originaires sensibles qui se com-
pénètrent. Et nous aurions maintenant des fragments de champ, mais pas des choses. » (§ 34, p. 151 [120])

53 PP II, 49ème leçon, p. 206 [148].

54 PP II, 49ème leçon, p. 207 [149].

55 PP II, 44ème leçon, p. 162-3 [115-6].

12
56 57
mis, etc. De proche en proche, on comprend que c'est le « monde entier » qui constitue le
58
« contenu intentionnel implicite » de chaque acte de conscience . C'est du moins le monde entier
tel qu'il nous est déjà connu ou pré-connu : c'est-à-dire, tout d'abord, les parties du monde dont
nous avons déjà une expérience ou un savoir déterminé, mais aussi le monde dans son infinité,
dans la mesure où il est toujours prédéterminé a priori par « le style unitaire de l'expérience conti-
59
nue possible, qui est prétracé » , où il a son « a priori », sa « typique » formellement déterminée
60
et qui correspond à un « espace de jeu invariant ouvert à tels ou tels possibles » .
La notion d'implication intentionnelle commence ainsi à éclairer le sens de la conscience
d'horizon. Le monde environnant n'est pas présent à mon esprit sous la forme d'une représenta-
tion, même inattentive, même « inconsciente », il est seulement impliqué intentionnellement. Les
implications intentionnelles constituent une sorte de savoir potentiel permanent du monde,
constamment à disposition. Mais la place exacte de ce savoir implicite dans la vie de la
conscience est encore à déterminer. Quel est exactement le mode de conscience de ce savoir
dispositionnel acquis ?
Il faut, pour éclairer davantage cette question, revenir sur la notion d'horizon, dont on n'a
jusqu'ici développé qu'un aspect limité. Car si la pré-connaissance du monde se situe bien aux ho-
rizons de la conscience, elle appartient tout d'abord à ses horizons temporels. Elle se profile dans
ses horizons de passé et se projette par anticipation dans ses horizons de futur. On est ainsi ame-
né à s'intéresser à une autre structure d'horizon que celle du champ perceptif spatial ou quasi-spa-
tial, qui a été jusqu'ici prise en compte et qui est généralement privilégiée.
Ce qui est à l'horizon du champ de ma conscience, ce ne sont pas seulement, en effet, les
dimensions infinies du monde environnant, mais aussi « des infinités ouvertes du passé et du fu-
tur » :
« Au flux du présent vivant lui-même appartient toujours une région du passé immédiatement
conscient, conscient dans l'immédiate résonnance de la perception qui vient de s'évanouir ; de même
une région du futur immédiat, de celui dont j'ai conscience comme à venir à l'instant, à la rencontre
duquel le flux de la perception se hâte en quelque sorte. »
L'horizon de passé comporte donc tout d'abord sa rétention immédiate, mais ne se limite
évidemment pas à cela :
« Derrière ce passé rétentionnel immédiat se profile cependant la sphère des moments passés
(Vergangenheiten) pour ainsi dire sédimentés, achevés une fois pour toutes, en tant qu'horizon ouvert
celle-ci est maintenant à son tour d'une certaine façon présente à la conscience, et un regard explora-
teur et évocateur peut y pénétrer : c'est une sphère englobant tout ce qui est susceptible d'être ré-
61
évoqué par le truchement de souvenirs. »
Une fois encore, Husserl insiste sur le fait que l'horizon de passé, même au-delà de la réten-
tion immédiate, n'est pas inconscient, puisqu'il est « d'une certaine façon présent à la

56 PP II, 50ème leçon, p. 212 [152-3].

57 PP II, 48ème leçon, p. 200-1 [144].

58 Non pas seulement « la Nature », mais également le « monde environnant spiritualisé et transfigu-
ré en culture – un monde avec des maisons, des ponts, des outils, des oeuvres d'art, etc. » (PP II, 49ème
leçon, p. 210 [151]).

59 PP II, 49ème leçon, p. 207 [149].

60 EJ § 8, p. 42 [32-3].

61 PP II, 49ème leçon, p. 208 [149-50].

13
conscience ». Mais de quelle façon l'est-il ? C'est la question classique : que sont nos souvenirs
quand nous n'y pensons pas ? En un sens, on peut bien dire qu'ils sont « inconscients ». C'est du
62
moins le terme que Husserl utilise dans les leçons des années 1920 sur les Synthèses passives ,
ou encore dans un appendice de Logique formelle et logique transcendantale, lorsqu'il évoque cet
arrière-fond sédimenté de souvenirs réévocables. Les modifications que subissent les vécus en
s'enfonçant dans le passé les maintiennent d'abord dans la conscience rétentionnelle, mais
seulement jusqu'à une certaine limite. Ensuite, ils se perdent dans l' « arrière-fond » (Untergrund),
« dans ce qu'on appelle l' " inconscient " qui n'est rien moins qu'un néant phénoménologique
mais qui est lui-même un mode limite de la conscience. C'est à cet arrière-plan (Hintergrund)…, qui
est l'horizon qui accompagne tout présent vivant et qui manifeste son sens continuellement changeant
63
dans l' "évocation " (" Weckung "), que se rapporte la genèse intentionnelle totale » .
L'arrière-plan (Hintergrund) dont il est question ici n'est évidemment pas le même que celui
dont il a été question plus haut, que ce halo d'inattention qui entoure chaque visée intentionnelle. Il
s'agit d'un arrière-plan (ou d'un arrière-fond) plus reculé encore, plus éloigné de notre conscience
explicite, et qui renferme tout le sens constitué par l'ensemble de nos expériences passées. Cet
implicite est, si l'on veut, inconscient, même si on peut toujours le rendre explicite, l'éveiller à notre
esprit, l'évoquer, même si, une fois de plus, c'est un inconscient qui apparaît constamment à por-
tée de la conscience. Mais la question se pose tout de même du statut qu'il faut accorder à ce sa-
voir dispositionnel implicite du monde dont nous sommes constamment porteurs, et dont notre
conscience n'éclaire cependant jamais qu'une très petite partie.

La permanence du moi et des habitus


Cet acquis dispositionnel permanent, c'est ce que Husserl appelle l'habitus, et le sens de
cette notion renvoie à la question du moi pur. Le mode de subsistance des habitus suppose en ef-
fet tout d'abord l'unité et la permanence du moi dans le temps. Or du point de vue phénoménolo-
gique, cette permanence doit être celle du moi pur, du moi immanent qui n'est pas mis entre pa-
renthèses lors de la réduction phénoménologique, comme l'est le moi empirique.
Comme on le sait, Husserl a tout d'abord exclu l'existence d'un tel moi pur, au moment de la
64
publication de Recherches logiques . Il l'admet ensuite en 1913 dans les Idées directrices. Le moi
est alors présenté comme pôle d'identité habitant tout vécu intentionnel actuel et demeurant le
même à travers le changement des vécus (§ 57). Mais c'est surtout dans le second tome des
Idées directrices et dans la quatrième Méditation cartésienne que Husserl développe cette notion
de moi pur. Il ne suffit pas de dire en effet que le moi est présent, au moins potentiellement, dans
tout vécu actuel (cogito) ou actualisable (conscience d'arrière-plan), il faut préciser qu'il subsiste
65
identiquement par-delà ses propres intermittences. Le moi n'est pas un « pôle d'identité vide » . Il
possède des propriétés permanentes, des visées persistantes, ce que Husserl appelle des habi-

62 Husserl, De la synthèse passive (abréviation : SP), traduction B. Bégout et J. Kessler avec la col-
laboration de N. Depraz et M. Richir, 1998, Millon.

63 Husserl, Logique formelle et logique transcendantale (abréviation : LFLT), traduction S. Bachelard,


1957, P.U.F., Appendice II, § 2c, p. 412 [280] (traduction modifiée). Cf. SP, troisième section, chapitres II et
III.

64 RL V, notamment § 8. C'est la position adoptée par Sartre dans La transcendance de l'ego (Vrin).

65 Husserl, Méditations cartésiennes (abréviation :MC), traduction M. de Launay, 1994, P.U.F., IV,
§ 32, p. 113 [100].

14
66
tus . Par exemple, si je me forge une opinion, cette opinion demeure ensuite comme quelque
chose de permanent. Cela ne signifie évidemment pas qu'elle reste constamment présente à la
conscience ; mais cela ne signifie pas non plus simplement que j'ai la possibilité de m'en souvenir.
Ma conviction n'est pas seulement un acte passé que je peux réévoquer, elle est un habitus, un
acquis permanent du moi. Ainsi le moi n'est-il pas seulement le pôle d'où émanent mes vécus ac-
tuels, il est le substrat de mes propriétés permanentes constituant un caractère personnel.
« Toute " visée ", écrit Husserl dans le second tome des Idées directrices, est une instauration
qui reste une possession du sujet aussi longtemps que des motivations ne se présentent pas en lui
qui requièrent un " changement " de la prise de position, un abandon de l'ancienne visée ou encore un
abandon partiel concernant ses composantes et, du même coup, un changement concernant le tout
de la visée. Toute visée émanant d'un seul et même ego demeure nécessairement dans la chaîne des
67
remémorations, aussi longtemps qu'il n'y a pas de motifs qui la biffent. »
Il y a donc une sorte de principe de conservation dans le temps de la conscience. Une prise
de position, une fois arrêtée, demeure quand je n'y pense plus. Pour qu'elle cesse, il faut qu'une
nouvelle prise de position vienne l'abolir. Le temps de la conscience est plutôt un temps continu de
type leibnizien, où les êtres perdurent par eux-mêmes, qu'un temps discontinu de type cartésien
68
où les êtres requièrent pour subsister une re-création de tous les instants . C'est là un nouveau
point de différence entre la phénoménologie husserlienne et la phénoménologie sartrienne. Pour
Sartre, ma prise de positions passée ne vaut pour moi aujourd'hui que si je la choisis sans cesse à
nouveau. Elle ne perdure pas d'elle-même. Elle n'existe que sous-tendue par la conscience posi-
tionnelle correspondante. Pour Husserl, elle subsistera par-delà les intermittences de ma
conscience.
Cela dit, elle ne subsistera pas comme une propriété réelle, chosale, substantielle existe in-
dépendamment de la connaissance que j'en ai. Il ne s'agit pas ici de « propriétés psychiques », de
« propriétés de caractère » de l'homme comme « son don pour les mathématiques, sa rigueur lo-
69
gique, son grand coeur, son amabilité, son abnégation, etc. » . Ces propriétés appartiennent au
« sujet psychique réal », donc au moi empirique, et elles sont suspendues par la réduction phé-
noménologique. Il s'agit de prises de position qui demeurent, si l'on peut dire, en vigueur, tant
qu'aucune autre prise de position ne les a pas abolies. Par conséquent, ce qui leur permet de du-
rer, ce n'est pas un statut métaphysique de substance que Husserl leur accorderait. Il faut bien
qu'une activité intentionnelle continue les sous-tendent dans leur être. Mais cette activité, ce n'est
pas un choix permanent de la conscience, c'est une genèse passive continue qui s'opère d'elle-
même dans la subjectivité transcendantale.

Passivité primaire et passivité secondaire


L'explicitation du sens de ce savoir dispositionnel dont est porteuse chacune de nos visées
intentionnelles d'une façon implicite et sous-jacente nous ramène ainsi à la notion déjà examinée
de vécus intentionnels passifs, mais en un sens différent. Car là encore, il ne s'agit plus de ce qui
se situe simplement à l'arrière-plan de la conscience, au sens de ce qui n'est que co-visé et non
pas remarqué préférentiellement. Il s'agit de processus constitutifs qui sous-tendent à notre insu,
et d'une façon que Husserl pourra qualifier, elle aussi, d'inconsciente, toute visée d'objet. La phé-

66 ID II, § 29, p. 165 [111].

67 ID II, § 29, p. 167 [113].

68 Cf. Leibniz, « De la nature en elle-même », in Opuscules philosophiques choisis, traduction p.


Schrecker, 1978, Vrin.

69 ID II, § 30, p. 179-80 [122].

15
noménologie transcendantale s'intéressera particulièrement à ces opérations subjectives cachées,
notamment dans le cadre d'une logique transcendantale ayant à examiner les fondements ultimes
de la connaissance.
Le principe fondamental de la philosophie transcendantale est que tout objet de conscience
est nécessairement constitué. Par exemple, une simple chose physique perçue a dû être consti-
tuée comme objet un par-delà la multiplicité de ses apparitions phénoménales. Tout objet porte
donc la marque de l'activité subjective qui l'a, en quelque sorte, produit.
La constitution des objets pour la conscience s'effectue en partie de manière active, et donc
pleinement consciente, et en partie de manière passive, donc, dans un certain sens, inconsciente.
En effet, la genèse active, celle à laquelle le moi participe explicitement, « présuppose nécessai-
rement, comme son niveau le plus bas, une passivité prédonnée », donc une genèse passive. Une
genèse active est nécessaire pour produire par exemple des objets comme les idéalités mathéma-
tiques ou logiques (le nombre, le prédicat, etc.) ou même des choses matérielles déterminées
dans la connaissance par un certain nombre de caractéristiques, comme un marteau, une table,
70
etc. La constitution de tels objets requiert, cela va de soi, une série d'opérations intellectuelles,
d'opérations logiques au sens large. Mais pour exister, les opérations intellectuelles de dénom-
brement, de prédication, de caractérisation de choses matérielles, etc., supposent une synthèse
passive sous-jacente, continue grâce à laquelle « la chose prédonnée dans l'intuition passive ne
cesse d'apparaître dans l'unité de l'intuition ». Cette synthèse, c'est notamment celle donnée plus
haut en exemple, par laquelle « les modalités multiples d'apparition » d'un objet de perception sont
unifiées dans la conscience d'un objet un. Il n'y a évidemment pas d'opération intellectuelle par
laquelle, à partir de la considération d'un divers sensible, je reconstituerais l'unité des objets de
perception. Mais il y a bien une synthèse. Et ce qui fait que l'on n'en a généralement pas
conscience, c'est justement qu'elle est passive, qu'elle se fait en quelque sorte d'elle-même selon
un principe d'association. L'idée de passivité signifie, rappelons-le, qu'un processus intentionnel se
déroule sans que le moi ait besoin d'y participer activement, pas plus qu'il ne participe par exemple
à la digestion des aliments. Par conséquent, la genèse passive produit de façon anonyme ce qui
nous nous apparaît comme immédiatement donné :
« Ce qui, dans la vie, vient au-devant de nous comme étant pour ainsi dire achevé (…) est don-
71
né dans l'originarité du soi-même au sein de la synthèse de l'expérience passive. »
Mais cette passivité sous-jacente préalable à toute opération intellectuelle (logique au sens
large) n'est pas la seule forme de synthèse passive. Husserl la désigne comme passivité primaire.
Mais il y a aussi une passivité secondaire, c'est-à-dire une passivité qui est consécutive à une ac-
tivité. Un objet produit activement ne peut en effet être conservé comme acquis durable pour la
conscience, comme habitus, que sous forme passive. Il est évidemment exclu de conserver sans
cesse activement à l'esprit tous les objets de conscience.
Prenons l'exemple d'un jugement, exemple que développe Husserl dans le second appen-
dice de Logique formelle et logique transcendantale. La conscience originale du jugement, celle
dans laquelle il est produit, c'est le « juger actif ». Elle a lieu une fois et elle peut ensuite être répé-
tée. Mais c'est sous une forme modifiée et passive que le jugement se conserve comme habitus et
même qu'il est le plus souvent réévoqué. Ainsi la première modification est celle dans laquelle le
jugement qui vient d'être effectué est maintenu dans la rétention, « dans l'identification continue
passive » (§ 3a). Au-delà de la rétention, comme on l'a vu, il demeure dans l'arrière-fond sédimen-
tés des souvenirs. Il a alors un « effet génétique ultérieur » double : il peut tout d'abord être réévo-
qué dans le souvenir secondaire, sans nécessairement être totalement réactualisé, sans qu'il y ait
nécessairement une répétition de l'activité de jugement. Il peut aussi produire des effets apercep-
tifs dans la constitution (active ou passive) de nouveaux objets (§ 3b). Enfin, Husserl évoque le
cas de l'idée qui surgit à l'esprit sans avoir été produite activement, grâce à l'analogie avec des

70 MC, § 38, p. 125-6 [111-2].

71 MC, § 38, p. 126-7 [112].

16
productions antérieures et aux lois de l'association, ou encore le cas de l'idée qui nous vient tout
simplement parce qu'on la lit (§ 3c).
Toutes ces opérations passives jouent un grand rôle dans la connaissance, d'où l'importance
de leur thématisation par la logique transcendantale. Elles ne jouent pas seulement un rôle dans la
conservation ou le resurgissement d'une connaissance à l'esprit du savant. Elles sont au coeur du
vécu de connaissance par excellence, celui dans lequel le connu se donne lui-même, à savoir le
vécu d'évidence. L'évidence, pour Husserl, est le fondement ultime du savoir. Mais elle n'est pas
une lumière instantanée s'éclairant elle-même et ne nécessitant plus aucune analyse, comme le
laisserait penser une tradition issue de Descartes. Elle est une synthèse d'identification, donc un
processus par lequel se constituent des objets de pensée. Elle est, comme il le dit aussi, une mé-
72
thode, mais une méthode qui, tout d'abord, est « " cachée " » et « opérée naïvement » . La lo-
gique transcendantale doit donc procéder à la « mise à nu de la méthode qui s'exerce en fait et
73
" inconsciemment " » .

Les implications intentionnelles (suite)


A nouveau donc, c'est Husserl lui-même qui parle d'inconscient (entre guillemets). En quel
sens exactement cette fois ? Pas plus ici qu'ailleurs ce mot n'est vraiment introduit dans sa no-
menclature. Le terme qu'il utilise plus volontiers est celui d'anonymat, déjà évoqué plus haut en
référence aux leçons de 1923/4. L'idée est d'une certaine façon la même, mais elle s'applique dif-
féremment. Le sujet n'a pas conscience d'être à l'origine de résultats de pensée qui lui sont don-
nés passivement et qui sont, en ce sens, anonymes. Mais cela ne tient plus seulement ni essen-
tiellement à l'irréflexion première de la conscience spontanément tournée à l'extérieur d'elle-même.
Cela tient à l'existence de processus passifs sous-jacents sur lesquels s'appuie l'activité explicite-
ment consciente, mais qu'il faut, non pas une simple réflexion, mais toute une difficile exploration
phénoménologique pour mettre au jour. A propos de l'anonymat, Husserl pouvait écrire en 1923/4 :
« La vie de la conscience non thématique, qui est pour ainsi dire anonyme tout en étant
74
consciente en même temps est à tout moment accessible sous la forme de la réflexion. »
L'anonymat des processus intentionnels cachés dont il est question dans Logique formelle et
logique transcendantale ne se laisse pas, quant à lui, lever si facilement. Et dans Expérience et
jugement, à propos des « implications intentionnelles » que recèle notre connaissance du monde,
Husserl parlera d'un nécessaire
« retour à une subjectivité voilée – voilée parce qu'elle n'est pas actuellement décelable dans la
réflexion sur son activité intentionnelle, mais seulement indiquée dans les dépôts que laisse cette acti-
75
vité dans le monde qui nous est pré-donné. »
76
Cette subjectivité voilée, c'est la « subjectivité transcendantale » , et c'est elle, cette fois, et
non plus simplement le sens qu'elle a pu constituer, qui se trouve « impliquée » intentionnellement
dans les « dépôts de sens » que recèle pour nous le monde environnant. La notion d'implication
intentionnelle prend donc ici un sens assez différent de celui que nous avions envisagé plus haut.

72 Naïv betätigte (LFLT, § 80, p. 270 [177]).

73 LFLT, § 70b, p. 244 [160], traduction modifiée.

74 PP I, appendice, IIIc, p. 331-2 [261-2].

75 EJ, § 11, p. 56 [47].

76 EJ, § 11, p. 57 [48].

17
Il ne s'agit plus seulement de l'intentionnalité impliquante (c'est-à-dire impliquant un sens contenu
implicitement dans notre conscience du monde), mais aussi de l'intentionnalité « impliquée ». Et
l'implication ne signifie plus simplement ce qui est implicite, sous-entendu, non thématique dans
notre conscience, autrement dit ce qui est impliqué dans. Elle a un sens presque logique, le sens
de ce qui est impliqué par. Il s'agit de ce que notre conscience intentionnelle implique, requiert,
présuppose comme opérations intentionnelles sous-jacentes, opérations « " inconscientes " » dont
l'existence ne semble nous être connue précisément que par raisonnement, que parce que l'on
remonte, de façon presque déductive, du conséquent à l'antécédent. Que notre représentation ac-
tuelle du monde existe, avec tout ce qu'elle implique de « contenus intentionnels implicites », cela
implique que des opérations subjectives se sont déroulées, que des synthèses ont été accomplies,
souvent de façon passive et « " inconsciente " ».

Phénoménologie de l'inconscient
Nous pouvons maintenant revenir au paradoxe dont nous étions partis, à l'apparente incom-
patibilité entre l'idée de phénoménologie et celle d'inconscient. L'analyse phénoménologique de la
conscience fait apparaître les limites de cette dernière. De toute part la conscience est entourée
de zones d'inconscience constituant à la fois ses horizons de visée intentionnelle et les soubas-
sements transcendantaux sur lesquels elle doit nécessairement s'appuyer. Mais il reste à com-
prendre comment cette inconscience, et en particulier l'inconscience de la subjectivité transcen-
dantale « voilée », peut faire elle-même l'objet d'une investigation phénoménologique indispen-
sable en particulier dans le cadre du projet husserlien de fondation de la connaissance.
77
Une « phénoménologie de l'inconscient » semble requérir que les vécus inconscients
soient, d'une façon ou d'une autre, amenés à la conscience. N'est-ce pas reconnaître qu'il ne s'agit
pas alors d'un véritable inconscient ? Mais encore une fois, faire de l'inconscient l'autre absolu de
la conscience n'a pas grand sens. Ce qu'il faut se demander, c'est ce que signifie exactement,
pour un vécu ou un objet intentionnel, d'être inconscient. Les leçons sur les Synthèses passives
78
des années 1920 éclairent cette question en recourant à la notion d'affection . Par ce terme,
Husserl désigne « l'excitation », « l'attrait spécifique qu'un objet conscient exerce sur le moi », at-
trait qui peut l'amener à y porter son attention, à en rechercher l'intuition donatrice, à en prendre
connaissance enfin. L'affection a aussi ses degrés inférieurs, et elle peut, comme dans la
conscience d'arrière-plan, « envoyer en quelque sorte des rayons de force affective vers le pôle-
moi » qui, « dans leur faiblesse, ne l'atteignent pas et ne deviennent pas effectivement pour lui une
79
excitation qui éveille » . Le degré zéro de l'affection correspond donc à l'inconscient au sens
80
d' « une vitalité nulle de la conscience » mais qui n'est « en aucune façon un néant » .
La question que se pose Husserl est de savoir s'il peut y avoir pour la conscience constitu-
81
tion d'unités objectives à ce degré zéro d'affection . Dans cette hypothèse, il faudrait concevoir
que des objets qui se constitueraient d'abord de façon totalement inconsciente puissent ensuite,
une fois constitués, entrer dans des données conscientes. C'est une hypothèse que Husserl re-

77 SP, § 33, p. 221 [154].

78 SP, Troisième section, Chapitre II.

79 SP, § 32, p. 217 [148-9].

80 SP, § 35, p. 232 [167].

81 SP, § 34 ; déjà § 33, p. 221[153-4].

18
82
jette, à peu près comme il la rejetait, trente ans plus tôt, dans la Philosophie de l'arithmétique . Il
commence pourtant ici par l'envisager sérieusement : n'y a-t-il pas, pour la conscience, des « fu-
sions inconditionnellement nécessaires qui s'accomplissent en toutes circonstances dans une
stricte légalité », d'une façon en quelque sorte automatique et sans requérir en rien une affection ?
N'est-ce pas le cas de celles qui sont constitutives de la forme temporelle et de la forme spatiale
ou encore de la forme unitaire de chaque champ sensible (visuel, auditif, etc.) ? Ce serait seule-
ment « aux niveaux supérieurs de l'objectivation » que les formations d'unités seraient redevables
83
de l'affection . Mais à cette hypothèse, Husserl objecte à peu près qu'on ne comprend pas
comment ce qui se constitue dans les profondeurs de l'inconscience totale pourrait en sortir. En
vertu des « lois de propagation de l'affection », on peut rendre compte du fait qu' « une affection
faible déjà présente se fortifie ».
« Mais que quelque chose puisse tout simplement gagner en force affective, là où rien de la
sorte n'était disponible, que quelque chose qui n'était absolument pas là pour le moi, un pur néant af-
fectif, puisse avant tout devenir quelque chose d'actif, c'est là précisément ce qui résiste à la compré-
hension. Si nous suivons la gradualité inhérente à l'être de l'affection, nous demeurons dans l'intelligi-
bilité et la vue eidétique, et n'avons dès lors aucune raison de faire des substructions incompréhen-
84
sibles, qui pourraient bien excéder eo ipso la sphère de l'essence. »
Ces « substructions », ce sont bien celles que dénonçait la Philosophie de l'arithmétique et
85
qui consistent à invoquer des processus inconscients à l'origine de nos objectivations . Dès lors,
s'il est vrai que les objectivations, même inférieures, supposent un degré d'affection, même faible,
le renforcement de ce degré, le passage d'une conscience latente à une conscience patente, at-
tentive, intuitive, devient compréhensible et rend aussi compréhensible la possibilité d'une « phé-
noménologie de l'inconscient » bénéficiant de cette possibilité d'éveiller la conscience assoupie. Il
en va ici de même, semble-t-il, que pour la réévocation d'un passé lointain : son « éveil » n'est
possible que parce que le passé conserve sa place au sein d'une conscience spécifique, qui est la
conscience d'horizon du passé. Certes, ce qui s'était d'abord détaché pour la conscience sombre
peu à peu, au fur et à mesure de la modification rétentionnelle, dans « l'indifférenciation complète
issue d'une impuissance affective totale » et « s'éteint de lui-même ». Les objets ont « une affecti-
vité nulle » ; s'immergeant « dans une nuit sans pareille », ils deviennent « inconscients ». Et pour-
tant,
« toutes les affections particulières se sont transformées, au stade zéro, en une affection géné-
rale indivise ; toute conscience particulière s'est transformée en une conscience d'arrière-plan toujours

82 « Une chose est claire, je pense : c'est que ces mécanismes psychiques inconscients ne peuvent
pas avoir contribué, en quoi que ce soit, au contenu de notre représentation consciente du nombre, et qu'ils
sont incapables de donner la moindre explication à la formation de ces représentations. » (Philosophie de
l'arithmétique, traduction J English, 1972, P.U.F., p. 74 [62] ; cf. p. 241 [220] et p. 314-5 [289] )

83 SP, § 34, p. 226-7 [159-61].

84 SP, § 34, p. 229 [163].

85 Toutefois, les conclusions auxquelles parvient Husserl au terme de toute cette discussion ne sont
nullement catégoriques. « Que l'affection joue déjà son rôle essentiel dans la constitution de toutes les ob-
jectités, de telle sorte que, sans elle, il n'y aurait absolument aucun objet, ni aucun présent articulé objecti-
vement », c'est, dit-il seulement, « fort probable ». « Peut-être les unités ne pourraient-elles pas devenir ob-
jectives si, les conditions concrètes de l'unification étant en effet remplies, le pouvoir affectif était nul ».
L' « énigme de " l'inconscient " » demeure.

19
présente de notre passé en général, à savoir la conscience de l'horizon du passé entièrement inarticu-
86
lé, entièrement indistinct, lequel est le terme du passé rétentionnel vivant, mouvant » .
L'unité du passé de la conscience enveloppe alors « de manière implicite » tout le sens
constitué, toutes les objectités passées ne se détachant plus et ne produisant plus « aucun attrait
affectif ». Mais l'implicite est l'objet d'une explicitation possible, autrement dit d'un éveil. L'arrière-
87
fond du passé constitue un « réservoir » de sens sédimenté réévocable.
Nous retrouvons ici l'inconscient au sens de l'implicite, et l'implicite au sens du latent, au
sens d'une potentialité de conscience qui ne demande qu'à s'actualiser, même rétrospectivement :
88
« ce n'est que par le réveil que nous savons quelque chose du sommeil » .

L'analyse transcendantale
On aurait tort, cependant, de mettre sur le même plan le phénomène de réévocation de sou-
venirs lointains qui vient d'être évoqué et la mise au jour par le phénoménologue des opérations
intentionnelles passives qui constituent le soubassement transcendantal de la connaissance. La
différence essentielle est que ce que cherche à faire apparaître le phénoménologue, ce ne sont
pas des faits, mais des essences. Ce ne sont pas des vécus singuliers qu'il faudrait tirer du tré-
fonds de l'inconscient, mais plutôt les structures générales essentielles (eidétiques) de la subjecti-
vité dans sa genèse, ou comme dit aussi Husserl, ses « conditions de possibilité ». Il n'y a donc
rien de commun avec, par exemple, une psychanalyse ni avec la « prise de conscience » qu'elle
requiert.
Les phénomènes disponibles à la conscience, dit Husserl, « renvoient » (hinweisen) à leur
histoire, à leur genèse. Ainsi, la conscience modifiée que nous avons d'un objet (par exemple d'un
jugement qui nous revient en souvenir) renvoie ainsi à la conscience originale dans laquelle il s'est
constitué (le « juger actif »).
« La modification intentionnelle a d'une manière tout à fait générale la caractéristique de ren-
voyer en elle-même au non-modifié. Le mode de donnée modifié, en quelque sorte questionné, nous
89
dit lui-même qu'il est modification de ce mode originel. »
En quoi consiste ce renvoi ? Il ne relève pas d'une simple conjecture empirique, comme si
l'on décelait sur le vécu modifié des traces ou des indices laissant supposer l'existence du vécu
original. Mais il s'appuie sur une loi d'essence :
« …Aucun mode non-original de la conscience d'objets relevant d'une espèce fondamentale
n'est possible par essence si auparavant dans l'unité synthétique de la temporalité immanente n'est
apparu le mode original de conscience correspondant des mêmes objets en tant que " mode fonda-
mental primitif " du point de vue géné|tique, mode auquel renvoie, maintenant également du point de
90
vue génétique, tout mode non-original. » .

86 SP, § 35, p. 235-6 [170-2].

87 SP, § 37, p. 240 [177].

88 SP, § 37, p. 241 [178].

89 LFLT, Appendice II, § 2a, p. 408 [276].

90 LFLT, Appendice II, § 2b, p. 410-1 [278]. Husserl ne veut évidemment pas dire que toute
conscience non originale soit forcément précédée d'une conscience originale du même objet. Je peux me
représenter un paysage que je n'ai jamais vu en en lisant une description. Mais dans ce cas, il faut qu'il y ait
une analogie avec une conscience originale d'objets de même type. Et ce ne sont pas là, précise bien Hus-
serl, « des faits empiriques » mais des « faits d'essence » (Wesenstatsachen) (idem, p. 411 [279]).

20
La reconstitution de la genèse passive repose elle aussi sur de semblables renvois inten-
tionnels liés à des lois d'essence :
« …Sans nous transporter sur le terrain de la passivité, écrit Husserl dans les Méditations car-
tésiennes, …l'ego méditant peut – en pénétrant dans le contenu intentionnel des phénomènes mêmes
de l'expérience, de l'expérience des choses et de tous les autres phénomènes quels qu'ils soient –
trouver des renvois intentionnels qui conduisent à une histoire ; ainsi, ces phénomènes sont connus
comme des formations consécutives d'autres formations qui, conformément à l'essence, sont antécé-
91
dentes. »
Le principe de la genèse passive, qu'elle soit primaire ou secondaire, c'est, comme on l'a dit,
l'association. Mais il ne s'agit pas pour Husserl du concept empirique traditionnel d'association dé-
signant une « normativité empirique », « quelque chose comme une sorte de gravitation intra-psy-
chique ». Il s'agit d'une « normativité intentionnelle essentielle de la constitution de l'ego pur, un
92
domaine a priori inné, sans lequel, par conséquent, un ego comme tel serait inconcevable » .
L'association au sens phénoménologique est une loi d'essence aussi peu inductive et aussi peu
empirique que n'importe quelle loi de la géométrie.
Si les synthèses passives appartiennent à cette subjectivité transcendantale non « décelable
dans la réflexion » évoquée dans l'Introduction d'Expérience et jugement, on comprend maintenant
de quelle façon leur existence peut malgré tout être phénoménologiquement établie : non pas par
leur exhibition au regard de la conscience, mais par ce qu'on pourrait peut-être appeler leur déduc-
tion transcendantale, attestant leur nécessité apriorique à titre de conditions de possibilité des vé-
cus de conscience.
Le caractère « eidétique » de la phénoménologie, c'est-à-dire le fait que son domaine ne soit
pas exactement celui de la conscience, comme nous avions commencé à le dire, mais plus exac-
tement celui des structures aprioriques de toute conscience possible, la rend ainsi assez peu dé-
pendante d'éventuelles limites de la conscience réflexive. Si des lois a priori font apparaître que
certains modes de conscience « renvoient à » et « impliquent » des opérations subjectives sous-
jacentes, rien n'oblige à ce que celles-ci soient toujours accessibles à la réflexion.

conclusion
L'idée d'inconscient a donc son sens et sa légitimité dans le cadre d'une phénoménologie
intentionnelle. Elle y a même, on l'a vu, de multiples significations possibles. Parmi elles, certaines
correspondent à un inconscient au sens faible, c'est-à-dire à une conscience potentielle (préré-
flexive ou d'arrière-plan), à une « virtualité de conscience » dont Husserl ne paraît pas loin
d'admettre, avec Sartre, qu'elle est toujours plus ou moins en même temps « conscience de virtua-
lité ». Mais à deux niveaux au moins est apparue la possibilité d'un inconscient au sens fort, d'un
inconscient inaccessible à la conscience. Tout d'abord avec l'hypothèse de vécus purement hylé-
tiques, c'est-à-dire de sensations qui ne soient pas traversées par une visée intentionnelle. De tels
vécus, s'ils existent, ne pourraient sans doute jamais être détachés réflexivement du « flux
absolu », jamais être phénoménisés. Ensuite avec l'idée d'une subjectivité transcendantale « voi-
lée » qui ne serait pas « décelable dans la réflexion », qui ne serait qu' « indiquée dans les dépôts
de sens » dont notre conscience du monde est implicitement porteuse.
Non seulement la phénoménologie laisse une place à l'idée d'inconscient, mais il n'y a pas là
de réel paradoxe. Tout d'abord parce que l'analyse qu'elle fait des phénomènes de conscience la
conduit à écarter totalement l'idée naïve d'une « conscience de part en part » qui serait une plate
et translucide phénoménalité, opposable de façon schématique et commode à toute forme d'inco-
nscient ou d'inconscience. L'analyse phénoménologique des actes conscients éclaire peu à peu

91 MC, § 38, p. 127 [113].

92 MC, § 39, p. 129 [114].

21
93
un « horizon obscur » d'implications qui ne deviennent manifestes que progressivement et sans
doute partiellement. Même le vécu d'évidence, point culminant de la conscience claire et distincte,
est une « méthode cachée ». Ainsi, comme l'écrit Fink dans un appendice à la Crise des sciences
européennes, « l'analytique intentionnelle de la phénoménologie dissipe l'illusion d'une" donnée
immédiate de la conscience " et conduit à une science d'un nouveau genre, difficile à tenir, dans
94
laquelle on apprend seulement peu à peu à voir, puis à concevoir ce qu'est la conscience » .
S'il n'y a pas de réel paradoxe dans cette inclusion du thème de l'inconscient (fût-ce sous
d'autres appellations) au sein de la phénoménologie husserlienne, c'est aussi parce que la phé-
noménologie n'est pas une psychologie introspective, mais une eidétique transcendantale. Elle
s'intéresse à l'essence des vécus plus qu'à leur existence. Elle se présente, il est vrai, comme une
eidétique descriptive, et comme telle, elle reste liée à l'intuition. Mais c'est de l'intuition des es-
95
sences qu'il s'agit pour elle, et non pas nécessairement de celle des phénomènes individuels .
Un des aspects méthodologiques les plus constants et les plus importants de l'eidétique husser-
lienne est que l'essence d'un vécu peut aussi bien, peut même bien mieux être dégagée à partir
96
de sa représentation imaginaire qu'à partir de sa perception . Ce qui relève de l'individualité, de la
singularité phénoménale n'est pas l'objet d'une description scientifique possible et, d'une certaine
façon, n'intéresse pas le phénoménologue.

L. Joumier

93 Husserl, La crise des sciences européennes, traduction G. Granel, Gallimard, coll. Tel, § 49,
p. 190.

94 Idem, Appendice XXI au § 46, p. 526.

95 Husserl lui refuse l'usage de la déduction médiate sur le modèle mathématique. Du moins les
conclusions médiates, s'il y en a, n'ont-elles qu'un rôle heuristique et doivent « conduire à la rencontre des
choses ». Mais cette exigence n'est pas que les vécus eux-mêmes soient donnés, mais les essences de
vécus et les relations entre essences. Cf. ID I, § 75, p. 240 [140-1].

96 Cf. par exemple ID I, § 70.

22

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