STEFAN KRISTENSEN
1. Introduction
127
de France et le corpus du Visible et l’invisible. Ainsi, et du même coup, mon
propos ici est un essai de prolonger le geste qui était celui de Merleau-Ponty
lui-même. En effet, plusieurs notes de travail du Visible et l’invisible ainsi
que le troisième cours sur la nature, du printemps 1960, témoignent d’un
effort de pensée visant à rendre compte de la jointure entre l’infrastructure
biologique et la superstructure culturelle-symbolique de l’homme, ce qui
constitue précisément le projet d’une ontologie de la chair. Je tenterai de
montrer que l’inconscient n’est rien d’autre que l’espace de cette jointure, et
qu’il est donc possible de prolonger l’approche de Merleau-Ponty par celle
de Guattari moyennant une interprétation phénoménologique de la notion
de machine.
2. L’inconscient phénoménologique
128
la reconnaissance de la spécificité de l’inconscient en tant que tel, se confond
avec celle du fond de la perception et, plus précisément, la question des
conditions et du processus du devenir-figure du fond. En termes merleau-
pontiens, la question est celle du sens d’être de l’invisible : est-ce un invisible
de fait qui pourrait à tout instant devenir visible en fonction des variations de
l’attention du sujet percevant, ou est-ce un invisible de droit qui, s’il devenait
visible, changerait de nature. Ce dernier invisible ne pourrait se manifester,
en tant que tel, qu’indirectement et non pas dans la corrélation directe du
percevant et du perceptible.
Or de ce point de vue, la question de l’inconscient semble quitter
l’espace exclusif du psychisme individuel pour se situer dans un contexte
plus large et indéterminé. Il ne s’agit en effet plus de faits qui se produisent
dans une intimité personnelle et inviolable, mais plutôt de faits qui se
produisent dans le champ perceptif-affectif d’une personne, c’est-à-dire
dans un extérieur : des faits qu’on peut appeler psychiques seulement dans
la mesure où ils concernent le rapport d’un individu avec le monde et autrui,
mais certainement pas parce qu’il décrivent une réalité privée, intime et
accessible seulement pour le sujet lui-même. Il s’agit bien de l’inconscient
de quelqu’un, mais cette appartenance à quelqu’un n’est pas de l’ordre
d’un rapport de propriété ; en effet, à la fois le désir et la répression du
désir sont des phénomènes impensables hors des interactions sociales et des
conventions et rapports de force qui caractérisent les collectivités humaines.
Désirer quelque chose, c’est toujours aussi sentir que cette chose est désirable
pour autrui. Ainsi, l’approche phénoménologique a non seulement pour
conséquence de nous inviter à repenser le rapport entre visible et invisible,
conscient et inconscient, mais aussi à concevoir le psychisme humain comme
un phénomène trans-individuel, à la fois personnel et collectif. C’est ce que
semble suggérer Merleau-Ponty lorsqu’il décrit l’inconscient en termes
charnels dans certaines notes de travail du Visible et l’invisible, par exemple
celle intitulée « Corps et chair – Eros – Philosophie du freudisme » de
décembre 1960 : « Le ça, l’inconscient, – et le moi (corrélatifs à comprendre
à partir de la chair » ; et un peu plus loin : « Toute l’architecture des notions
de la psycho-logie (perception, idée, – affection, plaisir, désir, amour, Eros)
tout cela, tout ce bric-à-brac s’éclaire soudain quand on cesse de penser
comme des positifs […], mais comme des différenciations d’une seule et
massive adhésion à l’Être qui est la chair »4. Ainsi, on peut déjà ici affirmer
que l’inconscient selon Merleau-Ponty n’est pas un inconscient individuel,
psychique au sens habituel, mais plutôt une dimension de l’existence par
laquelle elle participe à l’Être en tant que tel. L’étape suivante est dès lors
de comprendre les conséquences de cette appartenance de l’inconscient à
la chair pour ce qui est des rapports du moi avec autrui. L’ontologie de la
chair en effet peut être comprise dans le sens d’une cosmologie, mais aussi,
comme je l’ai signalé, dans le sens d’une ontologie sociale.
129
3. La nuque brûlante
130
autrui. Deuxièmement, si la chair est bien la matrice de la subjectivité, alors
cette dernière ne peut pas être la réalité ultime, mais elle doit être considérée
comme produite. Troisièmement, la généralité primitive de la chair est aussi
une générativité ou, en termes guattaro-deleuziens, une productivité. Puisque
la polarité sujet-objet, et donc tous les phénomènes de conscience qui rendent
possible les procédures d’objectivation inhérentes à toute science, est issue
de la « matrice polymorphe », celle-ci possède une fécondité spécifique que
l’ontologie de la chair a pour tâche de rendre compte.
Du point de vue du sujet cette fois, les manifestations de l’être vertical et
matriciel de la chair peuvent être identifiés comme des sensations attribuées à
l’inconscient au sens freudien, mais aussi plus largement à certains phénomènes
qu’on pourrait qualifier d’animistes8, comme dans cette autre note de travail
datée d’avril 1960 :
On se sent regardé (nuque brûlante) non parce que quelque chose passe du
regard à notre corps et vient le brûler au point vu mais parce que sentir son corps
c’est aussi sentir son aspect pour autrui9.
Dans cette note, Merleau-Ponty insiste sur le fait que l’on peut sentir la présence
d’autrui, son regard et son désir, de manière inconsciente ; ce sentir n’est pas
une « perception effective », mais un se sentir regardé implicite en raison du
simple fait de la visibilité de mon corps pour autrui. En ce sens, le corps est un
« organe à être vu », expression qu’il tire des études de morphologie animale
d’Adolf Portmann10. On a ici à la fois une référence à notre animalité et à
notre constitution d’êtres désirants dont le regard est d’abord une expression
immédiate et charnelle du désir pour autrui. Le chiasme de la relation moi-autrui
n’est pas une structure qui s’enclencherait au moment de l’entrée en relation
et qui, dans la solitude, serait désactivée ; au contraire, elle est constitutive
de notre être au monde même. Et ma visibilité pour autrui est aussi en même
temps qualifiée par Merleau-Ponty d’« universelle », précisément en raison de
la visibilité de mon corps pour autrui. Cet universel est un fait charnel et non
pas une idéalité. La sensation de la nuque brûlante dans la rencontre avec le
regard désirant d’autrui est donc une manifestation de l’inconscient dans sa
dimension à la fois concrète et générale. Elle signale l’ouverture à un universel
de la chair, mais n’efface pas la singularité des existants impliqués. Leur
singularité n’est simplement pas de l’ordre de la conscience ou de l’identité
personnelle : elle est circonstancielle et contextuelle, donc relativement
indéterminée. Merleau-Ponty a sans doute à l’esprit ici à nouveau le passage de
Schilder qu’il évoquait dans la note de novembre 1959, où Schilder explique
qu’il n’y a pas une priorité de notre propre image du corps sur celle d’autrui, ni
de l’inverse, mais que les deux sont des « données d’expérience primaire » et
« dès le départ étroitement associées » ; il poursuit en écrivant qu’il y a « des
échanges mutuels permanents entre notre image du corps et celle de chacune
des personnes qui nous entourent »11. L’inconscient dans cette perspective est
alors cette dimension libidinale de mon être au monde ; son inaccessibilité à
131
la conscience et au partage intersubjectif explicite n’est pas en raison de son
caractère d’intimité radicale, mais plutôt de généralité charnelle préréflexive.
132
l’idée freudienne d’une discontinuité fondamentale entre l’inconscient, compris
comme un espace de circulation d’énergies analogue à celui de la biologie, à
savoir exprimable par les moyens symboliques de la science18. Il ne pouvait
que rejeter l’insistance merleau-pontienne sur la continuité du sentir depuis le
niveau préréflexif jusqu’aux sphères les plus abstraites de la pensée logique.
Cependant, comme on l’a vu, Merleau-Ponty aménage dans ses textes tardifs
la possibilité d’une conception discontinue du psychisme, mais dans laquelle la
coupure est entre l’impersonnel de la chair et la subjectivité personnelle, et non
pas à l’instar de Lacan, entre l’énergétique et le conscient. Mais cela intervient
après 1955, dans la phase de travail intensif sur le projet dont nous avons le
brouillon sous le titre Le Visible et l’invisible, et à ce moment-là, Lacan était
engagé de manière décisive dans son projet de formalisation des structures de
l’inconscient19. Du point de vue de Merleau-Ponty, il me suffira de mentionner
l’allusion qu’il fait à la démarche de Lacan dans sa préface au livre de Hesnard,
lorsqu’il dénonce la « déviation idéaliste » de la psychanalyse20.
5. L’hétérogénéité de la machine
Tant que notre philosophie ne nous aura pas donné les moyens d’exprimer mieux
cet intemporel, cet indestructible en nous qui est, dit Freud, l’inconscient même,
peut-être vaut-il mieux continuer de l’appeler inconscient – à la seule condition
de savoir que le mot est l’index d’une énigme –, car il garde, comme l’algue ou le
caillou qu’on rapporte, quelque chose de la mer où il a été pris21.
Mon hypothèse ici est que les tentatives de Guattari (avec et sans Deleuze)
cherchent à explorer cet espace en rejoignant la critique phénoménologique à
l’égard de Lacan, i.e. en rejetant la réduction des contenus de l’inconscient à
du symbolique. Les questions directrices ce faisant sont les suivantes : peut-
on rendre compte de l’inconscient dans des termes qui articulent à la fois
la continuité et la discontinuité entre l’inconscient et le conscient ? Peut-on
formuler une théorie de l’inconscient en termes politiques, c’est-à-dire en
termes de rapports de force, de domination et d’émancipation ?
On le sait, Félix Guattari a été en analyse chez Lacan et il était si proche
du maître qu’il a été considéré comme l’un de ses héritiers22. Or déjà dans
l’essai « Machine et structure », écrit en 1969 peu avant sa rencontre avec
Deleuze, on peut identifier la présence de Lacan, mais aussi l’écart introduit à
son égard. Mon but ici est de montrer que cet écart par rapport à Lacan est en
même temps un rapprochement à l’égard de l’ontologie merleau-pontienne,
même si cela n’est jamais explicite ; les références à ce dernier sont pour
133
ainsi dire absentes dans ses textes. Ce que je cherche à montrer ici est un
rapprochement basé sur les arguments plus que sur des références explicites
de l’auteur. Plus précisément, il s’agit d’une interprétation de ce qu’aurait été
la conception de Merleau-Ponty si les aspects suivants étaient radicalisés :
le caractère impersonnel et anonyme de l’inconscient, la dialectique figure-
fond et le projet de décrire les traits du « polymorphisme fondamental » de la
chair. J’espère montrer que ce rapprochement peut effectivement être fondé
sur des bases textuelles réelles, en particulier « Machine et structure », le livre
L’inconscient machinique, contemporain de Mille plateaux, des textes publiés
dans le courant des années 1980 dans la revue Chimères, ainsi que son dernier
ouvrage Chaosmose (1992).
Dans « Machine et structure », Guattari pose les éléments essentiels de sa
réflexion qui ne va pas se modifier fondamentalement jusqu’à ses derniers
textes. Je me contente ici de mettre en évidence certains motifs d’un texte
complexe et dont la lecture peut laisser perplexe même un lecteur averti. Le
premier aspect essentiel est que le but explicite du texte est posé comme un
« repérage des positions particulières de la subjectivité dans son rapport à
l’événement et à l’histoire »23. Cet accent sur la question de la subjectivité
est une constante chez Guattari, comme on peut le voir en lisant les premières
lignes de Chaosmose : « Mes activités professionnelles dans les champ de la
psychothérapie, comme mes engagements politiques et culturels m’ont amené
à mettre toujours plus l’accent sur la subjectivité en tant qu’elle est produite par
des instances individuelles, collectives et institutionnelles »24. Pour introduire
la polarité entre structure et machine, Guattari reprend, dans une longue note
de bas de page, la distinction posée par Deleuze dans Différence et répétition
entre répétition et généralité : la structure est de l’ordre de la généralité, à
savoir d’un régime de substituabilité réciproque des termes dans la structure,
tandis que la machine est de l’ordre de la répétition, à savoir des singularités
insubstituables, de termes qui ne prennent pas place dans la structure parce
qu’ils se soustraient au régime de la référence généralisée. En parlant de
« machine » plutôt que de mécanisme ou de singularité, Guattari insiste sur
le fait que ce qui s’oppose à la structure doit être à la fois individuel, comme
le caractère automatique de la pulsion, et collectif, comme les dispositif
d’organisation politique qui orientent les comportements et les perceptions
individuelles (sans pour autant les déterminer). C’est ce qu’il nomme ici la
« transversalité », une notion issue de sa pratique à la clinique de La Borde25.
La polarité de la machine et de la structure s’applique principalement à la
position du sujet dans ce contexte : la structure se définit avant tout comme
un « système de renvois », donc un espace symbolique, et dans ce système,
le sujet est pleinement impliqué, mais comme instance de représentation. En
contraste avec cette corrélation structure-sujet, la machine surgit en produisant
un écart, un « coupure » qui rompt l’équilibre de la corrélation. La machine est
donc « excentrique, par essence, au fait subjectif »26 en tant que conscience, en
tant que moi. La machine est à l’écart du moi, mais « à côté », voire « du côté »
du sujet de l’inconscient. La machine est donc l’instance transversale qui va
134
porter les expressions de l’inconscient, en tant qu’elle ne sont pas personnelles,
mais qu’elles expriment, à travers l’inconscient des sujets, des contenus qui
sont aussi partagés au plan du social27.
Comme le constate le psychiatre Jean-Claude Polack en évoquant la
rupture de Guattari avec Lacan, « la schizophrénie enracinait son trouble
dans une région de l’Inconscient que les phénoménologues décrivent parfois
mieux que la psychanalyse », à savoir la « zone chaotique du refoulement
originaire »28. Cette affirmation est celle d’un clinicien ; elle s’appuie sur
une très longue expérience de vie et de traitement des schizophrènes à la
Clinique de La Borde. Tout comme Polack, Guattari fondait son approche
théorique sur l’expérience clinique et institutionnelle du travail à La Borde,
où le travail thérapeutique individuel et celui sur la vie collective n’étaient
jamais séparés. La notion de machine doit dès lors aussi être saisie comme
une manière d’unir la perspective de l’individu et celle du collectif. D’un
point de vue collectif, il s’agit d’introduire des manières de faire qui portent
et dépassent les gestes individuels, qui introduisent une logique hétérogène
par rapport à celle des projets et des volontés individuelles explicites. Pour
dégager une telle couche d’expérience, Guattari consacre une grande partie de
son Inconscient machinique à une critique de la linguistique et de sa tentation
de réduire toute forme de sens à du sens linguistique29. La « zone chaotique de
l’inconscient », que Guattari désigne par le terme de « machine » en tant que
« fait de rupture, comme fondation atopique de l’ordre du général »30, et qui
fonde à son tour le sujet des différents domaines de la vie humaine (économie,
culture, histoire, etc.), se configure selon des règles hétérogènes à celles de la
signification, et même au phénomène du sens dans sa plus grande généralité,
comme phénomène de renvoi. L’intérêt du dualisme structure-machine, c’est
que l’inconscient machinique n’est pas une dimension du sens, mais plutôt une
dimension de non-sens qui produit du sens en interférant dans les structures de
sens où s’investit l’intentionnalité. Cela signifie que l’inconscient ne peut pas à
ce compte faire l’objet d’une thématisation sous le régime de l’intentionnalité,
même obscure et ambiguë. Ainsi, l’idée de rendre compte du mode d’existence
de l’inconscient d’un point de vue phénoménologique trouve une ressource
riche chez Guattari. Plutôt que de demeurer dans l’alternative binaire d’un
inconscient, soit obscur et indicible, soit entièrement éclairé par les mathèmes
et les lois structurales, Guattari esquisse avec l’idée du machinique une
approche des configurations propres à l’inconscient sans pour autant en perdre
le « caractère énigmatique » cher à Merleau-Ponty. Guattari l’exprime par
exemple dans le passage suivant de L’Inconscient machinique, où il discute les
études contemporaines sur le comportement animal :
135
6. Les plis de la chair et les mouvements de la machine
136
la réalité. En effet, si la structure globale des significations n’était pas en
contact avec une force d’une autre nature qu’elle, on ne pourrait expliquer le
fait qu’elle évolue, qu’elle subit des changements et des bouleversements, et
surtout, on resterait enfermé sur le plan de la structure globale des signes qui
se renvoient l’un à l’autre.
Dans L’inconscient machinique, Guattari décrit cette dynamique en termes
micropolitiques, à partir de la notion de visagéité. La visagéité est ce qui
donne la normativité dans la perception de l’espace social, ce qui correspond
au sentiment de familiarité avec les choses et définit la limite entre ce qui
est perçu comme licite et ce qui ne l’est pas. Il se réfère, en introduisant la
notion de visage, à l’idée « gestalt-signe » du psychologue du développement
René Spitz35 : c’est la forme visuelle (la Gestalt, précisément) qui fait qu’un
phénomène se détache et s’offre à notre perception. Plus loin dans le texte,
il note que la mise en place d’une telle forme est davantage « une opération
de “gestaltisation” qu’une opération logique ou diagrammatique »36. Dans
la société capitaliste, explique Guattari, une certaine forme est dominante,
à savoir celle du visage frontal « yeux-front-nez » qui prescrit une manière
unique, et abstraite, de donner forme à la subjectivité. Ainsi, la manière dont
une personne se développe dans ce contexte est en référence constante aux
possibilités visuelles offertes par la « visagéité » dominante. Cette « visagéité
normale » est ce qui « déclenche le sentiment […] d’appartenance à un
territoire », moyennant des processus micropolitiques complexes qui vont dans
deux directions : une « politique molaire » qui va du général vers le particulier et
prescrit des modes de subjectivation conformes aux systèmes de représentation
dominants, et une « politique moléculaire » qui va du particulier vers le général
en émettant des « traits de visagéité » non conformes à la visagéité dominante et
qui, pour cette raison, tendent à y induire des transformations37. On retrouve ici
la dynamique de l’institution de structures globales de signification (telles que
la langue ou d’autres systèmes de représentation qui valent à l’échelle d’une
société) et du changement au sein de ces structures par l’irruption de formes qui
leur sont étrangères. On peut, me semble-t-il, concevoir les visagéités comme
des structures globales qui servent de fond et sur lesquelles se détachent des
formes concrètes ; leur caractéristique est d’être impersonnelles et de fournir
des cadres normatifs de la perception sociale. La visagéité « s’instaure à
l’intersection de l’individuation subjective conscientielle, et de l’ensemble des
flux matériels, sémiotique et sociaux participants aux “modes de production”
capitalistiques »38. Leur dimension normative est productrice de manières
de voir et par là assujettissante dans l’ambiguïté même de ce mot : elles
soumettent l’individu à des cadres précis et permettent à l’individu d’établir
une relation avec lui-même et devenir un sujet au sens d’une conscience de soi.
Et la particularité de la visagéité capitalistique (selon les termes de Guattari)
est le vide formel de la prétention à l’objectivité, une forme sans forme qui
aspire et égalise toutes les formes particulières39. Il s’agit d’une grande forme
qui aspire tout dans un dispositif général de signifiance où tout renvoie à tout
et produit ainsi une impression d’éternité : comme il l’écrit, « Rien ne peut
137
advenir de l’extérieur du visagéifié, puisque c’est l’idée même d’extériorité qui
est devenue relative »40. Pour que ce fond général change et laisse apparaître de
nouvelles réalités et de nouveaux rapports, il faut l’irruption de quelque chose
d’hétérogène.
La mise en place d’une visagéité est un processus qui s’étend dans le temps
autant que dans l’espace. Pour penser ce processus, Guattari a besoin d’un type
de phénomène qui possède à la fois un caractère de régularité et prévisibilité
en même temps que la possibilité de connaître des écarts et des flottements
susceptibles d’en modifier la teneur. Régularité et contingence seraient ici les
deux termes clé. C’est la ritournelle du comportement animal, notamment
dans le cas de danses nuptiales de certaines espèces d’oiseaux, qui lui fournit
ce modèle. Comme il l’écrit au début de son commentaire des recherches
éthologiques contemporaines :
138
de l’univers en « dormant dans des centaines de lieux, sources, rochers, et
interagissant avec les humains dans leurs propres rêves et rituels qui visent à
renforcer les liens entre toutes les choses vivantes : rêver était pratiqué comme
un moyen de ressourcer la vie »44.
7. Phénoménologie machinique
139
« L’opposition entre une pure subjectivité, signifiante, individuée et coupable
et un destin collectif biologico-économique dont la conscience […] aurait à
prendre le contrôle, n’est pas tenable. De même le dilemme entre la liberté et
l’inné. Toutes ces ruptures manichéistes relèvent en fin de compte de formations
de pouvoir qui les utilisent pour sectionner les agencements créateurs »47. Il y a,
dit Guattari, un enjeu politique, et pas seulement philosophique, à chercher ce
dépassement du dualisme, dans la mesure où une hiérarchisation dualiste des
comportements, entre un niveau animal et un niveau humain par exemple, est
généralement solidaire d’une justification de la domination de l’un sur l’autre.
Ici encore, le propos de Guattari résonne avec la remarque de Merleau-Ponty
citée plus haut à propos du « problème moi-autrui » qu’il désigne comme un
« problème occidental ».
L’approche phénoménologique consiste en fin de compte dans l’affirmation
du caractère irréductible de la perspective en première personne. C’est ce
qui empêche par principe l’adoption d’une approche scientifique prétendant
expliquer les mécanismes de l’inconscient. Comme l’explique Guattari dans
son dernier ouvrage, sa démarche suit un paradigme esthétique, et non pas
scientifique. En effet, le travail clinique implique une créativité et une prise de
risque incompatibles avec l’assurance prétendue des résultats de laboratoire.
Pour accompagner les personnes souffrant par exemple de dissociation
psychique, il est nécessaire d’aménager des possibilités existentielles
d’évolution, et ce risque-là implique de saisir la subjectivité « dans sa
dimension de créativité processuelle »48.
Chez Guattari, l’unicité de la subjectivité, à savoir l’unité d’un ego qui fonde
la possibilité d’une identité personnelle, est conditionnée par la stabilité des
institutions sociales, culturelles et politiques dans lesquelles se trouve inséré
l’individu. Dans Chaosmose, il donne l’exemple du rapport avec la télévision :
« mon sentiment relatif d’unicité » est alors fondé sur les rythmes et les
formes qui se déploient à l’écran. Ce qui se produit sur l’écran constitue un
« motif existentiel s’instaurant comme “attracteur” au sein du chaos sensible
et significationnel »49. Ce qui est garant de l’unicité d’une subjectivité, de
sa pérennité à travers le temps, n’est pas une propriété « interne » au sujet
considéré comme un être prédonné. En effet, dans cette perspective, le sujet
est une unité produite et cela implique qu’il conserve toujours la trace de
la présence du niveau impersonnel dans sa vie consciente. Ainsi, comme le
dit encore Guattari dans le même passage, les deux possibilités classiques
d’effondrement de la personnalité, la névrose et la psychose, peuvent être
décrits comme des situations où une certaine ritournelle prend toute la place et
induit soit des comportements obsessionnels (névrose), soit une implosion de
la personnalité (psychose). Il ne s’agit donc en aucun cas de rejeter la notion
de sujet en tant que telle, mais de montrer qu’elle est produite et qu’elle n’est
140
pas une notion dernière. Mais que le sujet n’est pas une notion dernière est
aussi une idée de Merleau-Ponty, comme il l’exprime dans ce passage célèbre
du Visible et l’invisible :
Si nous pouvons montrer que la chair est une notion dernière, qu’elle n’est pas
union ou composé de deux substances, mais pensable par elle-même, s’il y a un
rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant, ce cercle
que je ne fais pas, qui me fait, cet enroulement du visible sur le visible […]50.
141
Paradoxalement le « minimal self » est alors l’instance où la présence d’altérité
est la plus massive, mais aussi en même temps le point de départ de processus,
plus ou moins précaires, de subjectivation.
Stefan Kristensen
stefan.kristensen@unige.ch
Cette étude a été conçue et rédigée dans le cadre d’un séjour à la Sektion
Phänomenologische Psychopathologie und Psychotherapie (prof. Thomas Fuchs) de
l’Université de Heidelberg, grâce à une bourse “chercheur expérimenté” de la Fondation
Alexander von Humboldt.
RÉFÉRENCES:
142
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Empirical and Phenomenological Considerations », Journal of Consciousness
Studies, 15, 8, p. 63-93.
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– 1964 : Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard [nouvelle pagination : 1999].
– 1968 : Résumés de cours. Collège de France. 1952-1960, Paris, Gallimard.
– 2001: Parcours deux, 1951-1961, Lagrasse, Verdier.
– 2011 : Le monde sensible et le monde de l’expression. Cours au Collège de France.
Notes, 1953, éd. par Emmanuel de Saint Aubert et Stefan Kristensen, Genève,
MetisPresses.
Michalet, Judith, 2011 : « La chair comme “plissement du dehors”. La lecture
deleuzienne du dernier Merleau-Ponty », Chiasmi International, 13, p. 241-258.
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Polack, Jean-Claude, 2008 : « L’analyse, entre psycho et schizo », Multitudes, 34, p. 54-
62.
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– 2007 : « Machines désirantes », in Strass de la Philosophie, blog de Jean-Clet Martin
http://jeancletmartin.blog.fr/2007/12/11
– 2008 : « Un cavalier schizo-analytique sur le plateau du jeu d’échec politique »,
Multitudes, 34, p. 30-40.
– 2012 : « Machines, comment ça marche ? », Chimères, n° 77, p. 35-46.
de Saint Aubert, Emmanuel, 2013 : Être et chair. Du corps au désir : l’habilitation
ontologique de la chair, Paris, Vrin.
Schilder, Paul, 1968 : L’image du corps. Etude des forces constructives de la psyché
[1950], trad. fr. par François Gantheret et Paule Truffert, Paris Gallimard.
NOTES:
1 Barbaras 1995, p. 548. Cette affirmation fait écho à la phrase de Merleau-Ponty
qu’on peut lire dans sa préface à l’ouvrage d’Angelo Hesnard, L’œuvre de Freud et
son importance pour le monde moderne : « Cette phénoménologie qui descend dans
son propre sous-sol est plus que jamais en convergence avec la recherche freudienne »
(Merleau-Ponty 2001, p. 281).
2 Ibid., p. 545.
3 Merleau-Ponty 1968, p. 179.
4 Merleau-Ponty 1964, p. 318 (nouvelle pagination) ; la parenthèse dans cette phrase ne
se ferme pas dans la transcription de Claude Lefort.
5 Voir notamment Saint Aubert 2013, chapitre I et II.
6 Merleau-Ponty 1964, p. 270.
7 Guattari 1979, p. 86 (note).
8 A condition de comprendre l’animisme dans le contexte de l’être charnel et non pas
à la manière dualiste comme l’ajout d’une couche d’âme sur un substrat matériel ;
à ce propos, cf. Merleau-Ponty 1942, p. 182, ainsi que le commentaire d’Annabelle
Dufourcq (2012, p. 44-46).
9 Merleau-Ponty 1964, p. 293-294.
10 La référence à Portmann au bas de la page est à la traduction anglaise : Animal Forms
143
and Patterns. A Study of the Appearance of Animals, Londres, Faber and Faber,
1952. Merleau-Ponty se réfère dans cette note à l’ouvrage de Georges Devereux,
Psychoanalysis of the Occult, New York, 1953.
11 Schilder 1968, p. 250.
12 Voir à ce propos notamment Duportail 2005.
13 Lacan 1978, p. 111-128.
14 Lacan 1961.
15 Lacan 1973, p. 92-104.
16 Lacan 1978, p. 111. Je dois à Guy Félix Duportail l’information sur le contexte de la
conférence. Une enquête approfondie devrait être faite pour en retrouver la trace, ou du
moins les notes, si elles ont été conservées.
17 Lacan 1978, p. 112.
18 Lacan insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas pour Freud de la biologie proprement
dite : « Il s’agit d’une manipulation de symboles en vue de résoudre des questions
énergétiques » (Lacan 1978, p. 109). Mais cette demi-dénégation ne peut pas masquer
au minimum une forte analogue entre les raisonnements scientifiques et ceux de Freud
s’agissant des mécanismes de la pulsion.
19 Pour une vue d’ensemble des relations de Merleau-Ponty et de Lacan, cf. Phillips 1996
ou bien Duportail 2005 et 2011.
20 Malgré la mention de Lacan en soutien d’une approche interrogative de la psychanalyse,
difficile de ne pas voir Lacan comme cible de cette critique (cf. Phillips 1996, p. 94).
Lacan lui-même identifie les tendances à l’œuvre dans Le Visible et l’invisible comme
étant potentiellement compatibles avec les thèses de la psychanalyse telle qu’il la
conçoit. En parlant le 26 février 1964 de l’ouvrage récemment paru, il dit : « Les repères
qui y sont donnés, très spécialement à l’inconscient proprement psychanalytique, nous
laissent apercevoir qu’il se serait peut-être dirigé vers […] cette dimension nouvelle de
la méditation sur le sujet que l’analyse nous permet, à nous, de tracer » (Lacan 1973, p.
95).
21 Merleau-Ponty 2001, p. 281.
22 Voir à ce propos la biographie de François Dosse (Dosse 2007), en particulier p. 50-53
et 90-92.
23 Guattari 1972, p. 240.
24 Guattari 1992, p. 11.
25 Cf. Guattari 1972, p. 72-85. Pour la naissance de ce concept, voir la biographie de
François Dosse (Dosse 2007), p. 81-83.
26 Guattari 1972, p. 241.
27 On trouvera dans l’article d’Anne Sauvagnargues, « Machines, comment ça marche ? »
(2012), une synthèse claire et précise sur la notion de machine.
28 Polack 2008, p. 60.
29 Il s’agit des chapitres deux et trois, dans lesquels il critique notamment les conceptions
de Noam Chomsky en esquissant une pragmatique radicalement anticonceptualiste.
Dans Mille Plateaux, le développement est celui du 4e plateau, « Les postulats de la
linguistique » (p. 95-139). Pour une introduction à cette question chez Guattari, cf.
Dosse 2007, p. 268-287.
30 Guattari 1972, p. 246.
31 Guattari 1979, p. 145.
32 Guattari 1972, p. 244.
33 Merleau-Ponty 1964, p. 151-152.
34 Guattari 1972, p. 242.
35 Guattari 1979, p. 80, note 3. Cf. René Spitz, De la naissance à la parole, Paris, PUF,
1968.
36 Guattari 1979, p. 107.
37 Guattari 1979, p. 84.
38 Guattari 1979, p. 86s.
39 A ce sujet, il écrit, en référence aux philosophies de l’existence : « L’angoisse
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prétendument essentielle à la condition humaine n’a d’autre fondement que cette
attraction, sous ses diverses modalités historiques, et le vertige du collapsus sémiotique
qui lui est associé » (Guattari 1979, p. 99).
40 Guattari 1979, p. 104.
41 Guattari 1979, p. 127.
42 Guattari 1979, p. 155.
43 Merleau-Ponty 1964, p. 291-292.
44 Glowczewski 2008, p. 86. On peut se référer aussi à l’ouvrage de Glowczewski Les
Rêveurs du désert, publié en 1989 aux éditions Plon (réédition Actes Sud, 1996).
45 Guattari 1979, p. 212.
46 Guattari 1979, p. 15.
47 Guattari 1979, p. 141.
48 Comme il le formule dans la même page : « Bien entendu, je n’assimile pas la psychose à
une œuvre d’art ni le psychanalyste à un artiste ! Je souligne seulement que les registres
existentiels ici concernés engagent une dimension d’autonomie d’ordre esthétique »
(Guattari 1992, p. 27).
49 Guattari 1992, p. 33.
50 Merleau-Ponty 1964, p. 183.
51 Voir à ce sujet l’étude Kym Maclaren (2008). Maclaren elle-même conclut d’ailleurs à
une co-originarité de l’ipséité (selfhood) et de l’altérité dans la constitution du self.
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