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EN CE TEMPS-LÀ

CLÉMENT ROSSET

EN CE TEMPS-LÀ
NOTES SUR LOUIS ALTHUSSER

LES ÉDITIONS DE MINUIT


r 1992 by LES ÉDITIONS DE MINUIT
www.leseditionsdeminuit.fr
La parution récente du livre posthume de
Louis Althusser, L’avenir dure longtemps
suivi de Les faits 1, m’incite à noter, comme
en marge, quelques souvenir et réflexions
sur une période et un homme que j’ai connus
à la fois de très près et de très loin. De très
près, car, j’étais, de 1961 à 1965, élève à
l’Ecole normale supérieure et, comme philo-
sophe, directement en contact avec Althus-
ser qui assurait, assez « théoriquement » il
est vrai – non au sens althussérien mais au
sens courant du terme – la préparation au
concours d’agrégation de philosophie. De
très loin, car j’étais complètement indiffé-
rent à l’effervescence intellectuelle qui ré-
gnait alors à l’Ecole et autour de la personne
d’Althusser, dont je décidai immédiatement
de « sécher » les cours, moins par mépris de
ceux-ci que par refus instinctif de m’associer
au petit groupe de ceux qui les suivaient.

1. Editions Stock/IMEC, 1992.

7
L’alliance, chez Althusser, de la plus
extrême lucidité et de la plus totale folie
– alliance « contre nature », j’y reviendrai,
qui fait d’Althusser un cas, au sens où l’on
parle d’un « cas Wagner » ou d’un « cas
Nietzsche » – m’a paru digne de réflexion.
Ce cas est en effet doublement instructif,
éclairant d’un même coup de projecteur ce
qu’il peut y avoir de plus raisonnable et de
plus insensé dans le fonctionnement du
cerveau humain.

Nice, 1er mai 1992

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Ce qui m’a étonné dès que j’ai fait la
connaissance de Louis Althusser (en 1961,
année où j’eus la chance de devenir le
pensionnaire de cette moderne abbaye de
Thélème qu’était alors l’Ecole normale
supérieure de la rue d’Ulm), et ce qui
m’étonne encore aujourd’hui à la lecture
de son livre posthume, c’est qu’il n’avait
l’air ni de l’intellectuel de gauche dont il
avait la réputation déjà bien établie, ni
même d’un « intellectuel » tout court : je
l’avais tout de suite perçu comme trop
intelligent pour être l’un ou l’autre. Je
m’attendais à trouver un doctrinaire :
j’avais devant moi le plus incertain des
hommes – et il m’a fallu attendre la publi-
cation de ses confessions pour apprendre
qu’il en était aussi le plus timide. Au lieu
du dogmatique que je m’imaginais, un pur
sceptique ; au lieu du fanatique, un parfait
refroidi. Son regard en disait déjà long sur
ce point : non celui d’un serpent, appa-

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remment endormi mais qui guette le bon
moment pour vous sauter à la gorge,
– plutôt l’œil vide d’un saurien « énervé »,
au sens propre du terme, par trente ans de
captivité au Jardin des Plantes, dont les
visiteurs du musée s’efforcent en vain
d’attirer l’attention. La photographie du
philosophe figurant sur la couverture de
son dernier livre, fort bien choisie, suffit
d’ailleurs à donner une juste idée, à ceux
qui ne l’ont pas connu, de ce qu’était le
regard d’Althusser. J’ajouterai qu’Althus-
ser était aussi trop courtois, trop libéral,
trop distrait – trop indifférent et comme
« revenu de tout » – pour qu’on pût le
soupçonner une seule minute d’être sé-
rieusement engagé dans une cause quel-
conque. C’est pourquoi cet homme-là me
sembla immédiatement d’excellente et
parfaite compagnie, bien trop poli pour
vous suggérer l’ennui d’une conviction
partagée ou l’humiliation d’un conseil
– hormis les conseils techniques et fort
avisés qui me permirent, à moi et à beau-
coup d’autres, de réussir à passer victo-
rieusement, avec un minimum de temps et

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d’effort, les épreuves de l’agrégation de
philosophie.
Il va sans dire que cette distraction, si
précieuse de la part de quelqu’un placé en
situation de surveiller et à l’occasion de
censurer nos études, s’expliquait en partie
par le fait que le principal de l’attention
d’Althusser était occupé ailleurs, absorbé
presque entièrement par des questions de
stratégie politique et aussi des problèmes,
autrement graves, d’ordre pyschologique
ou plutôt psychopathologique, intéressant
le rapport d’Althusser tant avec lui-même
qu’avec les femmes en général et son
épouse en particulier, que venaient pério-
diquement sanctionner de terribles crises
de dépression nerveuse et des séjours en
maison de santé. Althusser s’en explique
lui-même très clairement dans sa confes-
sion posthume. Quant à moi, qui devinais
le drame en observant la mine blafarde et
cadavérique d’Althusser certains jours, je
fus très vite informé du détail et de la
gravité de l’affaire par les confidences du
philosophe Jean Lacroix qui avait été
professeur d’Althusser en classe de khâgne

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au lycée du Parc à Lyon et était devenu son
ami intime, comme il devait devenir par la
suite mon propre professeur et ami. Reste
que, et quelles qu’aient pu être les causes
du fait, Althusser fut, pour nous norma-
liens qui suivions ou ne suivions pas ses
cours et recevions ses conseils en vue des
épreuves de l’agrégation, le plus dévoué, le
plus avisé et le plus libéral des maîtres. Le
plus dévoué : car il est parfaitement vrai,
comme il le dit dans son livre, qu’il rattra-
pait une ou deux semaines d’absence par
une semaine de travail accéléré et de lec-
ture attentive de nos dissertations. Le plus
avisé : car il avait parfaitement saisi,
comme il le dit encore dans son livre, que
le principe du succès à l’agrégation (et,
ajouterai-je après Rabelais et Montaigne,
de l’intelligence tout court) ne consistait
pas dans l’accumulation du savoir et la
confusion d’esprit qui s’ensuit ou l’accom-
pagne, mais dans la clarté des idées et la
fermeté de l’argumentation. Raison pour
laquelle, soit en dit en passant, je n’ai point
été autrement étonné d’apprendre, en li-
sant son livre, que les seuls philosophes

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qu’il ait effectivement lus soient, non
Hegel et Marx, mais bien Descartes et
Malebranche. Le plus libéral enfin, et ici je
lui laisse la parole : « Jamais je n’ai proposé
à quiconque de penser autrement que dans
la ligne de son propre choix et d’ailleurs
faire autrement eût été insensé. Je m’en
étais fait un principe que j’ai toujours suivi,
par simple respect de la personnalité de
mes “élèves”. Sous ce rapport, jamais je
n’ai tenté d’“inculquer” quoi que ce soit à
quiconque, contrairement à [ce qu’a insi-
nué] la bêtise de quelques journalistes en
mal de “scoop” » 2. Je puis certifier per-
sonnellement la véracité de cet auto-témoi-
gnage, si étonnant qu’il puisse paraître aux
yeux de ceux qui soit n’ont pas connu
l’enseignement d’Altusser et s’en sont
forgé une opinion fausse, soit ont suivi cet
enseignement dans un esprit de ferveur
dévote. Car l’écoute subjuguée, de la part
des fidèles d’un maître, se persuade aisé-
ment que celui-ci leur impose – alors qu’il
2. Op. cit. p. 155. Les mots figurant entre crochets
sont un ajout de ma main qui m’a paru nécessaire à
l’intelligence de la phrase où je les fais figurer.

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ne fait que la proposer, parmi cent autres
possibles et plausibles – une parole que
ceux qui l’écoutent, sans pour autant for-
cément l’entendre, sont en réalité les pre-
miers à s’imposer à eux-mêmes. Sortie
vivante de la bouche du maître, avec tout
ce que la vie implique d’incertain et d’im-
provisé, la parole se fige lorsqu’elle par-
vient aux oreilles des disciples qui la re-
cueillent et la transforment, par excès de
dévotion, en lettre morte et parole gelée,
comme dans le Quart livre de Rabelais. Le
rapport de disciple à maître peut même en
venir à ce point de soumission perverse
qu’on s’imagine que ce n’est plus au disci-
ple d’analyser la pensée du maître, mais au
maître d’analyser la stupidité de ceux qui
l’écoutent, – comme en témoignent élo-
quemment les premiers mots, rapportés
par Althusser 3, d’un cours magistral con-
sacré à Lacan par Jacques-Alain Miller
lors de l’année universitaire 1965-1966 :
« Nous n’allons pas étudier Lacan mais
être étudiés par lui. »

3. Op. cit., p. 201.

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Ce que je remarque là, au sujet des deux
formes de fausse écoute d’Althusser, selon
qu’on était contre lui ou pour lui, me paraît
d’ailleurs intéresser une vérité d’ordre très
général. Il y a, me semble-t-il, deux catégo-
ries d’hommes à jamais incapables d’en-
tendre ce que vous dites : celle de vos
ennemis et celle de vos amis. Rien à atten-
dre des premiers, qui ont pris le parti de
vous ignorer. Mais rien à attendre non
plus, ou plus exactement beaucoup à
craindre, des seconds, qui vous aiment tant
qu’ils seront toujours incapables, par un
effet de sympathie préalable et hallucina-
toire, d’entendre de vous autre chose que
ce qu’ils désirent s’entendre dire person-
nellement, pour correspondre à leurs pro-
pres soucis et fantasmes. C’est pourquoi il
arrive souvent qu’un ami lecteur se fâche
en apprenant qu’il se trouve d’autres per-
sonnes pour vous lire et vous estimer à leur
façon – comme si un livre était la propriété
privée d’un lecteur et d’un seul. C’est
pourquoi il arrive aussi, et je dirais non pas
souvent mais toujours et nécessairement,
qu’un commentateur, fût-il des plus péné-

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trants, voire plus génial lui-même que celui
dont il commente l’œuvre, trahisse tou-
jours ce dernier, dès lors qu’il en est épris,
par cet excès d’amour – qui est d’ailleurs
moins un effet fâcheux de l’amour qu’une
définition générale de celui-ci – qui lui fait
s’identifier à l’autre et lui prêter des dispo-
sitions qui n’ont jamais appartenu qu’à
lui-même. « Molière par X », « Marivaux
par Y », sont ainsi et nécessairement des
indicateurs, non de Molière ou de Mari-
vaux, mais bien de X ou d’Y (tout comme
moi-même qui, au moment ou j’écris ces
lignes, renseigne certainement davantage
sur moi que sur celui dont je parle). Une
célèbre collection des Editions du Seuil,
qui entend faire parler les écrivains « par
eux-mêmes », résume ici le problème et le
paradoxe : puisque les soi-disant « Molière
par lui-même » ou « Marivaux par lui-
même » sont tourjours écrits par d’autres
personnes qui contredisent, par leur pro-
pre signature, le titre du livre, qu’ils si-
gnent. J’avouerai par parenthèse, car cette
digression m’éloigne à la fois de la per-
sonne d’Althusser et de mon propos à son

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sujet, avoir été longtemps stupéfait, et
même un peu exaspéré, par l’art infaillible
avec lequel les commentateurs d’une œu-
vre tombent immanquablement à côté de
celle-ci et trouvent au surplus, par je ne sais
quelle diablerie, le moyen d’y exalter des
qualités qui sont non seulement absentes
de cette œuvre mais aussi en contradiction
manifeste avec elle. Encore si l’admirateur
de Molière ou de Marivaux se contentait
de gratifier leur théâtre de qualités qui lui
sont simplement étrangères. Mais il fait
mieux, ou plutôt bien pire : il saura tou-
jours y dénicher, pour ensuite les monter
en épingle, des vertus et des qualités qui
sont précisément celles que les auteurs
concernés n’ont cessé de décrire comme
autant de vices et de défauts. Althusser
signale lui-même, dans un chapitre de son
Pour Marx 4, cette bizarrerie ordinaire de la
critique qui consiste à interpréter à rebours
l’œuvre dont elle rend compte : taxant de
« mélodrame misérabiliste » une pièce de
Bertolazzi dont le propos manifeste (pro-

4. Ed. Maspero, 1966, p. 131 sq.

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bablement d’ailleurs trop manifeste et
didactique – mais j’ignore tout de l’auteur
et de la pièce en question –, d’où son seul
et vrai défaut, s’il existe) est précisément
de caricaturer le mélodrame et le misérabi-
lisme, ainsi que la générosité imaginaire
qui y trouve son content à peu de frais et
à bon compte, au sens à la fois moral et
bancaire du terme. Cette tendance qui
porte à interpréter à rebrousse-poil, à voir
du noir quand on montre du blanc et vice
versa, a de quoi troubler en ce qu’elle n’est
pas seulement occasionnelle ou fréquente,
auquel cas il n’y aurait qu’à l’attribuer au
simple fait du crétinisme, mais paraît aussi
une constante de l’esprit humain interdi-
sant, même au plus lucide des hommes, de
jamais porter un regard direct sur l’objet
qu’il a en vue et de ne pouvoir ainsi jamais
s’en faire ce que Spinoza appellerait une
« idée adéquate ». Il n’y a pourtant pas
vraiment lieu de se désoler, comme je le
faisais par le passé, de cette fatalité qui fait
de toute perception une perception plus
ou moins fausse et n’autorise le regard que
pour autant que celui-ci soit en même

18
temps une manière de détournement du
regard. Car l’égarement forcé du commen-
tateur est d’un effet somme toute plus
bénéfique que dommageable. Au pire, il
attirera mon attention sur une œuvre que
je ne connais pas et dont je peux augurer
favorablement à partir du bien qui en est
dit, même si c’est hors de propos, ou plus
sûrement encore du mal, si le ton du
commentateur m’avertit immédiatement
de la médiocrité de ce dernier. Ou il
provoquera en moi une réaction salutaire
m’incitant à revenir au contact direct avec
l’auteur que je connais et aux raisons qui
me le font aimer, – ainsi l’extrême imperti-
nence d’un essai récent sur Marivaux
m’a-t-elle amené à relire cet auteur et à y
découvrir des richesses que je n’avais pas
encore inventoriées. Ou enfin, dans la
meilleure des hypothèses, il m’informera
du talent ou du génie du commentateur
lui-même : si celui-ci ne m’apprend rien
sur l’auteur qu’il commente, ou n’en dit à
mes yeux que des sottises, il me fera au
moins découvrir l’existence d’un autre
auteur.

19
Mais je reviens à Althusser et à la sympa-
thie qu’il m’inspirait. Il n’est que temps de
préciser que tous les faits – ces fameux
« faits » dont Althusser aimait à se recom-
mander et qui donnent leur titre à une
première version de ses confessions pos-
thumes, publiée aujourd’hui à la suite de
L’avenir dure longtemps – parlaient en
défaveur de cette impression de tolérance
et de scepticisme qu’il m’avait donnée
d’emblée. N’était-il pas membre actif du
Parti communiste français, partisan d’une
ligne idéologiquement pure et inflexible,
celui dont on commençait à murmurer çà
et là qu’il était l’homme providentiel at-
tendu depuis toujours : quelqu’un qui
allait conférer aux rêveries révolutionnai-
res les plus ambitieuses, pour ne pas dire
les plus extravagantes, l’autorité d’une
base théorique et scientifique irréfutable ?
Sans doute, – encore qu’il soit possible
qu’Althusser ait été ici la première victime
de ceux qui allaient composer par la suite
la petite équipe des althussériens de choc,
comme le suggère Althusser lui-même
dans son livre : « C’étaient Pierre Mache-

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rey, Etienne Balibar et François Regnault,
si je n’oublie personne, qui, en janvier
1963, étaient venus me chercher dans mon
bureau pour que je les aide à lire les
œuvres de jeunesse de Marx. Ce n’est donc
pas moi qui pris l’initiative de parler de
Marx à l’Ecole, mais j’y fus conduit par
l’invitation de quelques normaliens » 5.
Quoi qu’il en soit, je persiste et signe :
Althusser me semble toujours aujourd’hui,
comme il m’avait semblé jadis, être à peu
près le seul philosophe de sa génération
qui ait échappé, non seulement à toute
forme d’idéologie, mais encore à ce que je
me représente un peu confusément comme
« idéologie de gauche ». On pensait et
disait volontiers d’Althusser qu’il était
mi-communiste, mi-curé. Or je demeure
persuadé qu’il n’a jamais été ni l’un ni
l’autre, ou du moins qu’il n’en a jamais eu
ce qu’on appelle, encore une fois un peu
confusément, l’état d’esprit ou la psycho-
logie : cette psychologie dont j’ai retrouvé
en revanche les stigmates, à des degrés

5. L’avenir dure longtemps, p. 200.

21
naturellement variables, chez presque tous
les philosophes de ce temps que j’ai eu
l’occasion de connaître par leurs œuvres
ou de fréquenter personnellement.
Althusser résume sa conception du
matérialisme en disant et répétant que
l’objectif de celui-ci consiste à « ne plus se
raconter d’histoires », ajoutant que cette
formule constitue la seule « définition » du
matérialisme à laquelle il ait « jamais
tenu » 6. Il précise aussi, à plusieurs repri-
ses 7, que l’homme qui l’a initié à cet
objectif et l’a aidé à maintenir, contre vents
et marées, sa propre ligne de cap en
direction de ce but n’est pas telle grande
figure de la pensée marxiste-léniniste, ou
tel camarade communiste, mais bien un
professeur d’histoire dont il avait suivi les
cours en classe de khâgne au lycée du Parc
à Lyon, pendant les dernières années
d’avant guerre, et qui était tout sauf un
communiste ou un marxiste-léniniste :
Joseph Hours, fondateur de l’Aube (avec
Georges Bidault) et un des premiers je
6. Op. cit., p. 161.
7. Op. cit., principalement p. 86-87.

22
crois à avoir concocté la formation du parti
politique MRP qui devait peser d’un cer-
tain poids pendant la IVe République et
aux tout débuts de la Ve, tout cela après
avoir milité aux côtés de Charles Maurras,
dont il avait violemment récusé les thèses
après les avoir un court temps épousées. Je
voudrais commenter brièvement ces deux
faits.
Sur le premier point, je remarquerai que
cette définition du matérialisme par Al-
thusser – « ne plus se raconter d’histoi-
res » – est excellente (elle a toujours en
tous cas été également la mienne, ou plutôt
ma conception de la philosophie en géné-
ral) et montre l’ancrage profond d’Althus-
ser dans le scepticisme, comme je l’ai déjà
suggéré, ainsi que l’invraisemblance de
tout engagement dans une forme d’utopie
quelle qu’elle soit. Je remarque aussi que
cette définition du matérialisme pourrait
aussi bien être celle de la philosophie tout
court, ou du moins d’une certaine concep-
tion de la philosophie, dès lors qu’on
conçoit celle-ci moins comme le lieu où
s’élaborent des idées sagaces que comme

23
une vaste entreprise de dissipation des
idées folles (mais il va de soi que l’un
n’exclut pas nécessairement l’autre : beau-
coup de ceux qui ont le plus efficacement
contribué au décapage des idées folles, et
je pense ici à ce Spinoza dont Althusser se
recommande tant lui-même, ont été en
même temps des grands inventeurs de
concepts). Je dois enfin noter que cette
définition du matérialisme, si elle vaut
pour un certain nombre de philosophies
qui se recommandent ouvertement du
matérialisme ou ont pu y être plus ou
moins rattachées (Epicure, Machiavel,
Hobbes, Spinoza), ne vaut en revanche
aucunement pour les expressions les plus
notoires du matérialisme moderne, ou
réputé tel, dont pourtant Althusser s’est
recommandé sans avoir jamais voulu en
démordre : Marx et Lénine. Et il n’y a
maintenant plus moyen de retarder le
moment de laisser éclater la contradiction
majeure dans laquelle s’est enferré Althus-
ser, et que tous savent : cherchant à
prendre pied sur des pensées solides et
indiscutables, telles qu’on ne puisse jamais

24
les soupçonner d’être utopiques ou de « se
raconter des histoires », Althusser a ma-
lencontreusement porté son choix sur les
pensées les plus manifestement sujettes à
ce soupçon. En sorte que le plus invrai-
semblable est devenu vrai : le sceptique
avisé est devenu « marxiste-léniniste » et
n’a eu de cesse de prétendre se persuader,
et nous faire accroire, que le « marxisme-
léninisme », folle religion d’un temps
égaré, constituait la théorie moderne de la
désillusion et de la lucidité mentale.
Sur le second point, je remarquerai que
la personnalité de Joseph Hours (dont j’ai
aussi eu la chance de suivre les cours au
lycée du Parc de Lyon en 1958 et 1959, en
même temps que je suivais ceux de Jean
Lacroix, et qui m’a certainement autant
impressionné et influencé moi-même qu’il
ne l’avait fait, une vingtaine d’années plus
tôt, à l’égard d’Althusser) avait assurément
tout pour conforter Althusser dans sa
bonne tendance – à ne pas s’en laisser
conter – et le dissuader de s’abandonner à
la tendance contraire et funeste qui l’a
finalement emporté et conduit Althusser à

25
avaler par la suite les plus invraisemblables
bobards. Il est sans doute fort malaisé de
donner, à ceux qui ne l’ont pas entendu en
personne, une idée de l’extraordinaire
professeur que fut Joseph Hours. Hours
possédait un sens prodigieux, quasi mira-
culeux, presque « voyant » au sens où l’on
parle de voyance, de – comment dirai-je ? –
de ce qui existe effectivement, concrète-
ment, quotidiennement, en personne et en
chair et en os ; bref, de l’histoire telle
qu’elle se déroule en réalité, in rebus, des
personnages qui l’on faite jour après jour,
des motivations et des conditionnements, à
la fois psychologiques et sociaux, qui ont
inspiré jusqu’au moindre détail de leurs
paroles et de leur comportement. Je me
suis toujours demandé d’où cet homme
– pourtant sujet, comme nous tous, à cer-
taines lacunes et certains aveuglements
tenaces – tirait l’infaillibilité de son savoir.
Cette infaillibilité se doublait d’une infail-
libilité critique, plus impressionnante et
précieuse encore. Hours sanctionnait im-
pitoyablement toute complaisance ou gri-
serie de l’esprit ; comme l’observaient jus-

26
tement certains de mes condisciples à
Lyon, il ne laissait jamais rien « passer ».
On aurait dit d’une machine programmée
pour recracher automatiquement, l’une
après l’autre, toutes les illusions qui peu-
vent venir troubler la cervelle des hommes.
Cette théorie ? – Archi-fausse. Cette
idée ? – Stupide. Mais enfin, rien que ce
petit espoir ? – Strictement imbécile. A
part cela, le plus courtois et le plus aimable
des hommes, toujours disposé à écouter
vos questions et vos suggestions ; mais
entre-temps la machine à penser ou plutôt
à récuser, qui continuait à fonctionner,
avait déjà condamné et dépêché vos rêve-
ries à la trappe, comme dans une scène
célèbre d’Ubu roi. Hours comme Ubu était
d’une férocité à la fois intraitable et co-
casse, à cette différence près que cette
férocité s’exerçait non à nos dépens mais
pour notre plus grand profit. Beaucoup
d’entre ceux qui écoutaient ses cours,
hésitant à lui reprocher directement d’oser
penser ce qu’il pensait et surtout d’oser le
dire tout haut, se contentaient de lui re-
procher de trop « se répéter » ; ce à quoi

27
Hours répliquait, comme le Pierrot de
Molière dans Don Juan, qu’il disait tou-
jours la même chose parce que c’était
toujours la même chose, et que si ce n’était
pas toujours la même chose il ne dirait pas
toujours la même chose. Et, quelques ins-
tants plus tard, il expédiait à la trappe une
nouvelle idée ou une nouvelle tête, à la
consternation générale de l’auditoire mais
aussi au grand plaisir de quelques-uns dont
j’étais.
L’unique moyen pour Althusser de
concilier son vœu de lucidité, que l’ensei-
gnement de Joseph Hours avait contribué
à attiser sinon à inspirer, avec son enga-
gement politique en faveur du marxisme-
léninisme, dont une seule parole d’Hours
aurait dû suffire à l’écarter pour toujours,
fut d’imaginer une doctrine absurde,
mélange monstrueux et contre nature de
marxisme et d’anti-marxisme, qu’il expose
dans ce livre au demeurant fort intelligent
et fort clair qu’est son Pour Marx. Althus-
ser y développait ce qu’on a justement
décrit comme « marxisme imaginaire »,
attribuant à Marx des pensées qui ne

28
provenaient pas de Marx, ni de son héri-
tage hégélien qu’Althusser est forcément
amené, par la logique si l’on peut dire de
son propos, à dénier contre toute évi-
dence, mais bien d’Epicure, de Machiavel,
de Spinoza – tous auteurs auxquels Al-
thusser se réfère avec une insistance signi-
ficative dans son livre posthume. J’y déce-
lerais aussi, pour ma part, l’influence de
Nietzsche, si je ne savais, par une confi-
dence d’Althusser lui-même, que ce der-
nier ne l’avait jamais lu et remettait cette
lecture à des jours meilleurs, adoptant à
l’égard de Nietzsche ce qui avait été déjà
la position de Freud (ce Freud dont
Althusser révèle, dans ce qui est peut-être
la confidence la plus surprenante de sa
confession, qu’il ne l’avait pas lu non
plus).
Il est vrai que le choix du marxisme-
léninisme s’explique aussi par le fait qu’Al-
thusser voyait un lien nécessaire entre la
méditation philosophique et l’engagement
politique. Althusser s’explique là-dessus
dans une page qui résume si parfaitement
ses contradictions et le fonctionnement

29
bizarre de son cerveau que je prends le
parti de la citer tout entière : « Comme
tout philosophe, mais en critiquant radica-
lement cette prétention (je critiquai ainsi
l’idée même, dérisoire pour moi, d’un père
tout-puissant et prétendant l’être), je me
tenais pour responsable de quelque chose
qui regardait les idéaux humains et jusqu’à
la conduite de l’histoire du monde réel,
jusque dans ce qui prétend le conduire à
son destin (un destin qui n’existe, Heideg-
ger l’a bien dit, que dans l’illusion de la
conscience commune et des politiques), à
savoir la politique et les politiques. C’est
pourquoi je me suis à diverses reprises
aventuré sur le terrain concret de la politi-
que, me prononçant (aventureusement
certes) sur le stalinisme, la crise du mar-
xisme, les congrès du Parti et le mode de
fonctionnement du Parti (Ce qui ne peut
plus durer dans le parti communiste, 1978).
Mais quel philosophe, au fond de lui-
même, le plus souvent ouvertement chez
les grands, et surtout s’il ne consent pas à
l’avouer, n’a cédé à cette tentation, philo-
sophiquement organique, de garder en vue

30
ce qu’il entend changer, transformer dans
le monde ? Heidegger dit lui-même, il est
vrai en parlant de la seule phénoménologie
(mais pourquoi elle seule ? Mystère),
qu’elle vise à changer le monde”. C’est
pourquoi j’ai critiqué le fameux mot des
Thèses sur Feuerbach”, de Marx : “Il
s’agit non plus d’interpréter le monde,
mais de le transformer”, montrant contre
cette formule que tous les grands philoso-
phes ont voulu intervenir sur le cours de
l’histoire du monde, soit pour le transfor-
mer, soit pour le faire régresser, soit pour
le conserver et le renforcer en sa forme
existante contre les menaces d’un change-
ment jugé dangereux. Et sur ce point, en
dépit de la célèbre formule aventureuse de
Marx, je pense avoir eu raison et le pense
toujours » 8.
Sans vouloir prétendre, comme le dit
Saint-Simon à propos d’une lettre du car-
dinal de Bouillon adressée au roi
Louis XIV, qu’il entre dans cette page
« autant de folie que de mots », je voudrais

8. Op. cit., p. 164.

31
en signaler seulement ce qui m’en sem-
blent être les trois principales absurdités.
La première à sauter aux yeux est évi-
demment de justifier la prétention à jouer,
tout philosophe qu’on soit, un rôle politi-
que, alors qu’Althusser déclare d’autre
part et dès les premiers mots qu’il « criti-
que radicalement cette prétention ». Il
faudrait ici, me semble-t-il, choisir et se
décider. Ou bien l’engagement politique
est une fumisterie, et alors le philosophe a
toutes raisons de s’en garder. Ou il ne l’est
pas, et alors le philosophe peut avoir
certaines bonnes raisons de s’y mêler. Mais
il ne saurait être à la fois l’un et l’autre,
moins encore pouvoir se déduire l’un de
l’autre, comme l’insinue Althusser dont le
raisonnement en la matière pourrait à peu
près s’énoncer ainsi : j’ai perçu que l’enga-
gement politique était une folie et c’est
pourquoi justement je m’y suis engagé.
La seconde consiste à affirmer que toute
philosophie éprouve, comme organique-
ment, la « tentation » d’entendre « chan-
ger » ou « transformer » le monde. Il s’agit
là, sans doute, moins d’une absurdité que

32
d’une évidente et énorme contre-vérité.
Inutile d’énumérer le nombre des philoso-
phes illustres qui n’ont jamais éprouvé
l’ombre d’une telle tentation, parmi les-
quels figurent au premier rang la plupart
des philosophes dont se recommande
Althusser lui-même. Il me suffira d’appeler
Descartes à la barre des témoins, qui
déclare dans le Discours de la méthode :
« C’est pourquoi je ne saurais aucunement
approuver ces humeurs brouillonnes et
inquiètes qui, n’étant appelées, ni par leur
naissance ni par leur fortune, au manie-
ment des affaires publiques, ne laissent pas
d’y faire toujours, en idée, quelque nou-
velle réformation. Et si je pensais qu’il y eût
la moindre chose en cet écrit, par laquelle
on me pût soupçonner de cette folie, je
serais très marri de souffrir qu’il fût publié.
Jamais mon dessein ne s’est étendu plus
avant que de tâcher à réformer mes pro-
pres pensées, et de bâtir dans un fonds qui
est tout à moi. »
Mais Althusser rétorque, toujours dans
cette même page – et c’est là la troisième et
plus profonde des absurdités que j’annon-

33
çais –, que le philosophe qui se défend de
vouloir modifier le monde et le déclare de
la façon la plus explicite est justement celui
dont on a les plus sûres raisons de penser
qu’il a toujours eu secrètement en vue le
projet de modifier le monde : « surtout s’il
ne consent pas à l’avouer ». Ce « surtout »
évoque à mes yeux une réflexion de
Mlle Anaïs, telle que la rapporte le narra-
teur du Confort intellectuel de Marcel
Aymé : « Ses préférences allaient, en litté-
rature, à Picasso et, en peinture, à Jean
Paulhan qui, n’étant pas peintre, l’était
néanmoins et d’autant plus » (c’est moi qui
souligne ces derniers mots). Autrement
dit : l’engagement politique, évident chez
ceux qui y participent, est encore plus
évident chez ceux qui n’y participent pas.
Car en témoignent tous ceux qui l’avouent,
et ne sont au fond que de l’assez petite
bière, mais aussi et principalement tous
ceux qui s’en défendent et constituent
apparemment, aux yeux d’Althusser (qui
se souvient peut-être ici, tout en l’interpré-
tant à contresens, d’un passage du Prince
où Machiavel déclare que l’allié le plus sûr

34
est celui qui se rallie à vous après avoir été
longtemps votre ennemi), le bon et meil-
leur grain. En sorte que le plus, déjà
abondamment prouvé par le plus, se
trouve de surcroît et surabondamment
prouvé par le moins. On remarquera la
parenté de cette aberration mentale avec
celle que j’observais à propos de la pre-
mière bizarrerie d’Althusser dans cette
page et qui consiste à prétendre fonder une
vérité sur la reconnaissance de la vérité qui
lui est exactement contraire : j’ai raison, et
j’en tiens pour preuve avérée le fait que j’ai
manifestement tort. Ou encore, pour le
dire en abrégé : j’ai tort, donc j’ai raison.
On pourra aussi noter, dans cette page
d’Althusser, cette manie, propre à toute
folie, qui consiste à prêter à l’humanité
entière ce qui n’est que le fait de sa propre
complexion psychologique : tel je suis et
pense, tels vous devez tous être et penser.
Manie peut-être d’origine grammaticale,
comme le suggère Nietzsche avant Witt-
genstein, attribuant l’idée de Dieu ou
d’essence à un respect trop strict de la
déclinaison des verbes : je suis donc tu es,

35
tu es donc Il est, etc. Et de même : j’y crois
donc tu y crois, tu y crois donc il croit, il y
croit donc nous y croyons tous.
Une dernière idée, qui était comme on
dit dans l’air du temps, devait s’ajouter à
ces folies et achever de semer le trouble
dans la raison déjà chancelante d’Althus-
ser : le concept de « scientificité », ou de
l’opposition, conçue par Althusser ou sug-
gérée par un de ses disciples, je ne sais,
entre ce qui était « scientifique » et ce qui
relevait de l’« idéologique ». Ce mani-
chéisme simpliste obtint naturellement les
effets qu’obtient tout manichéisme : tout
ce qui était ou semblait marxiste devint
aussitôt scientifique, tout ce qui ne l’était
pas idéologique. Ce verdict fondamental
s’autorisait, il va sans dire, des nuances que
permet l’emploi du double adjectif : tel
penseur illustre et confirmé par l’estime
des siècles se voyait seulement taxé
d’« idéologue pré-scientifique », alors que
son concurrent moderne et manifestement
imbécile, pourvu qu’il pensât à gauche,
n’était traité que de « scientifique encore
un peu idéologue ». Voilà qui avait de quoi

36
égaliser les chances et contenter tout le
monde, faisant de tout génie un révolu-
tionnaire en puissance et du premier ahuri
venu un révolutionnaire en attente d’idées.
Je m’aperçois aujourd’hui, avec le recul du
temps, que mes camarades littéraires de
l’Ecole normale de la rue d’Ulm, qui
abritait aussi d’éminents scientifiques dont
certains sont devenus et restés mes amis
intimes, étaient déjà les victimes incons-
cientes de l’idée fantasmatique d’une pri-
mauté des sciences sur les lettres et prépa-
raient ainsi, quoique à leur insu, moins la
révolution culturelle de mai 1968 que l’ar-
rivée au pouvoir du président Valéry
Giscard d’Estaing dont la politique en
matière de culture et d’éducation, encore
en vigueur aujourd’hui, fut de séparer
l’ivraie du bon grain en réservant tout
avenir respectable aux scientifiques et
n’ouvrant plus les portes des facultés de
lettres qu’à ceux dont il était avéré qu’ils ne
savaient et ne sauraient jamais ni lire ni
écrire. Il est vrai que, chez Althusser et son
équipe, le terme de scientifique ne dési-
gnait pas ce qu’on a l’habitude de considé-

37
rer comme scientifique, par exemple les
mathématiques ou la physique, mais bien
le marxisme-léninisme et la psychanalyse,
bizarrement considérés par eux comme
seules « sciences exactes », par l’effet
d’une aberration mentale dont l’excès
même, aujourd’hui où j’écris ces lignes, me
semble défier toute analyse et réflexion.
Quoi qu’il en soit, beaucoup des disciples
d’Althusser, de ces althussériens mineurs
au sens où l’on parle de « socratiques
mineurs », brodèrent et brodent encore
aujourd’hui sur ce thème absurde de
l’identité de la science et de la projection
de leurs propres fantasmes. Il me déplaîrait
de citer quiconque, et je préfère me
contenter du commentaire général qu’en
offre Rabelais, dans un passage du Quart
livre qui décrit la personne et la descen-
dance d’Antiphysie, la Contre-Nature, et
qui me paraît s’appliquer assez bien à la
personne d’Althusser et à celle de ses
disciples : « Ainsi tirait tous les fous et
insensés en sa sentence et était en admira-
tion à tous gens écervelés et dégarnis de
bon jugement et sens commun. Depuis elle

38
engendra les Matagots, Cagots et Papelars,
les Maniacles Pistolets, les Démoniacles
Calvins, imposteurs de Genève, les enragés
Putherbes, Briffaulx, Cafards, Chattemi-
tes, Cannibales et autres monstres diffor-
mes et contrefaits en dépit de Nature » 9.
J’ajouterai cependant un seul mot concer-
nant la curieuse personnalité de cet agité
confusionnel qui s’était persuadé que la
Révolution ne deviendrait possible que le
jour où les ouvriers français auraient lu et
compris les Ecrits de Lacan, et s’employait
activement à hâter et favoriser cette lec-
ture. Ce cas, dont on pouvait d’ores et déjà
mesurer la gravité, n’a d’ailleurs fait, me
semble-t-il, que s’aggraver par la suite.
Dans un ouvrage récent, qui date de 1988,
notre auteur ajoute en effet que la compré-
hension véritable de l’histoire, qui suppose
la connaissance de Marx et de Lacan,
demande aussi une connaissance appro-
fondie des mathématiques modernes, de
Heidegger et de nombreux autres auteurs
dont Hölderlin et Mallarmé. Du sérieux

9. Le Quart livre, ch. XXXII.

39
boulot supplémentaire en perspective pour
nos ouvriers.
Une dernière remarque, avant de con-
clure. Althusser dit dans son livre qu’il
« sonde », qu’il flaire et devine à partir de
ses « ouï-dire », et qu’il se passe ainsi le
plus souvent de prendre connaissance
directe des textes et des auteurs qu’il
commente. Cela explique sans doute le fait
qu’il se laisse parfois éblouir par ses infor-
mateurs qui lui font souvent louer ou
dénigrer des auteurs dont il parlerait sur
un autre ton s’il avait pris la peine ou
trouvé le temps, entre deux crises dépres-
sives, de parcourir les ouvrages. Mais ce
n’est pas en soi un signe de négligence, et
encore moins d’inintelligence : le meilleur
lecteur en qualité étant parfois un assez
médiocre lecteur en quantité (il n’est que
de songer à Nietzsche qui déclare, dans un
passage d’Ecce Homo, que tout son génie
est dans ses narines). Lacan, que j’ai tou-
jours soupçonné d’être à la fois géniale-
ment intuitif et à peu près inculte, faisait de
même : il lui fallait toujours l’intermédiaire
d’un patient ou d’un auditeur, plus in-

40
formé que lui en l’occurrence, pour lui
faire connaître les références littéraires ou
philosophiques propres à étayer certain
propos tenu par hasard un jour de verve.
Ce qui permettait à Lacan, la semaine
suivante, d’interpeller sévèrement son pu-
blic : « Personne n’a donc remarqué que
mon séminaire de la semaine dernière
n’était qu’un commentaire de l’Amphi-
tryon de Plaute ? Il y a vraiment des jours
où je me demande ce que vous faites ici ! »
Et chacun de baisser la tête, avant de
passer des nuits blanches à potasser ce
Plaute dont Lacan n’avait jamais lu ni ne
lirait jamais une seule pièce.
Althusser raconte les circonstances qui
l’avaient incité à héberger un temps Lacan,
pour y prononcer son séminaire, dans la
salle de conférences de l’Ecole normale
supérieure : « Comme je le voyais fort
embarrassé depuis la menace de son exclu-
sion de la clinique de Sainte-Anne, je lui
offris l’hospitalité de l’Ecole. Et c’est de ce
jour que, durant des années, le mercredi à
midi, la rue d’Ulm fut encombrée de riches
voitures anglaises empiétant sur tous les

41
trottoirs, au grand scandale des habitants
du quartier. Je n’assistai jamais à un sémi-
naire de Lacan. Il parlait devant une salle
comble emplie de fumée, ce qui devait
provoquer sa perte plus tard, car la fumée
envahissait des rayons précieux de la bi-
bliothèque juste au-dessus et Lacan ne put
jamais, malgré les sévères avertissements
de Robert Flacelière, obtenir que ses audi-
teurs s’abstinssent de fumer. Un jour,
excédé par cette fumée, Flacelière lui signi-
fia son congé » 10. Moi-même n’assistai
jamais non plus à ce séminaire, quoique
pensionnaire de l’Ecole pendant les années
au cours desquelles Lacan y dispensa son
enseignement. Mais je me rappelle à ce
propos une anecdote assez drôle que je
rapporterai pour conclure ces remarques,
car elle me semble parfaitement illustrer
l’atmosphère de folie qui régnait alors à
l’Ecole, tant autour de la personne de
Louis Althusser que de celle de Jacques
Lacan. Il me faut d’abord préciser la rai-
son, purement matérielle, de mon propre
10. Op. cit., p. 178. Robert Flacelière était alors
directeur de l’Ecole.

42
absentéisme. Lacan avait choisi, sans doute
par nécessité pratique, l’heure du déjeuner
pour prononcer son séminaire. J’étais donc
écartelé chaque mercredi, d’une part entre
les exigences d’un appétit féroce qui
m’invitait à me rendre à la cantine de
l’Ecole ou, si j’étais en fonds, à un petit
restaurant proche de l’Ecole, d’autre part
entre la nécessité morale de profiter de ma
présence en ces lieux pour aller écouter, ne
fût-ce qu’une fois, la parole du mage. Ce
fut toujours l’appétit qui l’emporta, hormis
un seul jour où l’intérêt de l’esprit trouva
le moyen de s’imposer aux intérêts de mon
estomac. Je me présentai donc, un certain
mercredi et à l’heure dite, dans la salle de
conférences de l’Ecole que je fus surpris de
trouver, non pas comble comme je me
l’imaginais, mais seulement à moitié pleine.
Il y avait aussi quelque chose de bizarre
dans le comportement de l’auditoire. Cha-
cun était tranquillement occupé à lire son
journal, à consulter ses notes, à essayer de
résoudre un problème d’échecs ou de mots
croisés. On avait l’impression que tout le
monde s’attendait à quelque chose, mais

43
semblait en même temps résigné à ne
s’attendre à rien. De fait, Lacan n’appa-
raissait toujours pas, et le temps passait. Je
pris le parti de m’informer et de demander
à une voisine, occupée à tricoter un mail-
lot, si c’étaient bien là le lieu et l’heure où
devait parler Lacan. Cette dame se re-
tourna vers moi et me répliqua sèchement :
« Comment ? Vous ne savez donc pas que
Lacan ne viendra pas aujourd’hui ? Il est à
l’étranger pour une quinzaine de jours. »
Cette réponse extravagante m’éclaira, plus
qu’elle ne me suffoquait, sur la nature des
cours de Lacan et sur les dispositions
d’esprit de ceux qui les écoutaient. Il se
trouvait donc ici, autour de moi, une
centaine de gens dont la soumission à
l’égard de Lacan était telle qu’ils auraient
cru gravement déroger en manquant une
seule séance du maître, même s’il était
connu et avéré que celui-ci en serait ab-
sent. C’est ainsi que j’apppris davantage,
par ma présence momentanée à un cours
de Lacan où Lacan ne parlait pas, que tout
ce qu’aurait pu m’apprendre Lacan en
parlant : comprenant d’un seul coup, et le

44
caractère histrionesque du séminaire de
Lacan, et surtout le degré d’égarement
auquel peut parvenir, lorsqu’il est conve-
nablement entretenu, le besoin de soumis-
sion intellectuelle.
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE PREMIER JUIN MIL NEUF CENT QUATRE-
VINGT-DOUZE DANS LES ATELIERS DE
NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.
À LONRAI (61250) (FRANCE)
N D’ÉDITEUR : 2737
o

N D’IMPRIMEUR : I2-1087
o

Dépôt légal : juin 1992

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