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Elisabetta Basso*
Zusammenfassung: Dieser Artikel zielt darauf ab, Michel Foucaults Ansatz zu den
phänomenologischen Psychologie und Psychopathologie in den 1950en Jahren zu
analysieren. Diese Untersuchung wird im Licht der neueren dokumentarischen Quellen
durchgeführt, die heutzutage zu unserer Verfügung stehen. Unser Beitrag konzentriert
sich insbesondere auf einen der Kurse, die Foucault zwischen 1952 und 1954 an der
Universität Lille gehalten hat. Es handelt sich um den Kurs über „Binswanger und die
Phänomenologie” (1953-54). Die Analyse von diesem Kurs, den Foucault im Rahmen
der philosophischen Überlegung zum anthropologischen Problem der Psychopatho-
logie auffasst, wird endlich uns ermöglichen, Foucault seinen eigenen Platz im Bereich
der Philosophie der Psychiatrie zuzuschreiben.
Schlagworte: Daseinsanalyse, Psychopathologie, philosophische Anthropologie,
Philosophie der Psychiatrie.
SKETCH
In this regard, in the present paper it is pointed out that, in his lectures on Binswanger,
Foucault presents the existential analysis in two different ways: on the one hand, after
he has outlined the modus operandi of existential analysis as a clinical method, he
maintains that its approach “is not, and cannot be ontological, insofar as it is a reflec-
tion on the sick man. As such, it can only concern the modes of being of man, not
its being in general as human reality”. But on the other hand, Foucault considers
also the conceptual apparatus developed by Binswanger in his main theoretical work
of 1942: Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins (Zürich, Niehans). In
this work, Binswanger recognizes the existential structure of love as the origin of all
human meanings, and the foundation of all the existential structures. In doing so, he
provides the existential analysis with an ontological foundation. Now, according to
Foucault, this ontological foundation “destines the reflection on man to a metaphy-
sical impasse”. Thus, faced with its double aspect—Foucault concludes—existential
analysis must make a choice, namely, it must choose “between returning to the problem
of expression, the analysis of language, and a metaphysical recourse to the classical
theme of love”. Now, the problem of expression is exactly the core of Foucault’s intro-
duction to Le Rêve et L’Existence. Therefore, compared to the analysis made in his
lectures of 1953-54, in his introduction Foucault seems to somehow want to redeem
existential analysis from its metaphysical commitment, by suggesting it to be guided by
the “polemic intention”, which had initially motivated “its critique of other forms of
reflection on man and disease.”
The analysis of Foucault’s lectures on “Binswanger and phenomenology” leads us
to two conclusions. On the one hand, it points out that, far from being a “false step” in
Foucault’s intellectual path—as many Foucault scholars have put it—the introduction to
Le Rêve et L’Existence is strongly connected to Foucault’s first “archeological” work,
Folie et déraison. The unpublished manuscripts of the 1950s show indeed that several
topics and problems with which Foucault dealt in relation to Binswanger’s anthropo
logical project still remain central in Histoire de la folie. Among these, the problem
of the relation between the normal and the pathological, the problem of language, its
forms of expression and the conditions of possibility of their understanding, but above
all the problematization of philosophy’s possibility to found an anthropology.
The conclusive remarks of the paper concern the place that Foucault deserves today
in the field of “philosophy of psychiatry”. His reflections on the diverse philosophical
approaches to psychopathology do indeed highlight an issue that remains highly
topical in the present-day debate within this field of research. In particular, his analysis
of the two alternatives that he sees available to the existential analysis—namely, the
possibility to develop a critical gaze, or to fall into speculative excesses—points out
two different ways in which philosophy can approach psychopathology. If, on the
one hand, there is the possibility of a cross or a mutual exchange of problems, intui-
tions, conceptual and methodological tools between philosophers and psychiatrists,
on the other hand, Foucault warns us against the “philosophical demon” that could
threaten these exchanges. This is the danger represented by a philosophical discourse
that, rather than develop and transform itself through the challenge offered to it by its
confrontation with a historically embedded empirical knowledge, is exposed to the risk
of being self-referential.
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14. Selon Moreno Pestaña, 2006, par exemple, la rencontre de Foucault avec Binswanger, grâce
la médiation de Jacqueline Verdeaux, ne serait qu’« un effet des réseaux entretenus par la famille
Foucault » (p. 134). En outre, son introduction à son texte, Le Rêve et L’Existence, aussi bien que
Maladie mentale et personnalité, résulteraient d’une « réponse conjoncturelle aux demandes de
marché spécifiques » (p. 56).
15. Voir Sheridan, 1980, p. 194.
16. Parmi les auteurs les plus cités par Foucault, on trouve Eugen Bleuler, Karl Jaspers,
Alfred Storch, Erwin Straus, Viktor Emil von Gebsattel, Klaus Conrad, Ernst Kretschmer.
42 Revue de synthèse : TOME 137, 6e SÉRIE, N° 1-2, 2016
17. La correspondance entre Binswanger et Foucault a été publiée dans Bert et Basso, 2015,
p. 175-195. La correspondance croisée entre Foucault, Kuhn, Binswanger et Verdeaux nous donne
beaucoup de détails sur les deux visites que Foucault et les Verdeaux firent en Suisse en mars et
septembre 1954. Si la première rencontre avec les deux psychiatres eut lieu à Münsterlingen et
Kreuzlingen, la deuxième visite à Binswanger, en revanche, eut lieu à Brissago, dans le Tessin, où le
psychiatre se rendait souvent pour discuter avec le philosophe husserlien Wilhelm Szilasi.
18. Roland Kuhn (1912-2005) fut actif à Münsterlingen de 1939 à 1980, d’abord comme
médecin-chef et ensuite, à partir de 1971, comme directeur.
19. Eribon, 1989/19912.
20. Nous rappelons qu’en plus du texte Le Rêve et L’Existence, Jacqueline Verdeaux signe
également, en 1956, la traduction française de l’ouvrage du psychiatre suisse Jakob Wyrsch (Wyrsch,
1949/1956), du cas clinique de Binswanger, Suzanne Urban (Binswanger, 1952/1957), ainsi que la
traduction de l’étude de Kuhn sur la Phénoménologie du masque (Kuhn, 1957).
21. Voir Gueguen, 2004.
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27. Jeune psychiatre, Roland Kuhn avait réussi déjà en 1939 à installer une machine à la clinique
psychiatrique universitaire de Waldau, à Berne, avant de quitter cet asile pour Münsterlingen cette
même année. Voir les esquisses biographiques rédigées par Kuhn : Kuhn, 1977 ; 1990 ; 2007. Voir
aussi l’article de Pidoux, 2010.
28. Hermann Rorschach avait travaillé à l’asile de Münsterlingen au tout début des années 1910
(voir en particulier Ellenberger, 1954/1995 et Signer et Müller, 2008).
29. Kuhn, 2004, p. 75.
30. Voir Kuhn, 2004, p. 99. Sur l’importance de la dimension esthétique dans le travail de Kuhn,
nous renvoyons à l’article de Dammann, 2015.
31. Nous renvoyons, à ce propos, à la publication qui a accompagné l’exposition organisée à
l’occasion du 175e anniversaire de la fondation de la clinique psychiatrique de Münsterlingen à St.
Gallen, au musée de la Fondation pour l’art naïf et l’art brut en Suisse (Museum im Lagerhaus, Stiftung
für schweizerische naive Kunst und art brut), et ensuite aux Archives d’État du Canton de Thurgovie
à Frauenfeld (Staatsarchiv Thurgau) ; voir Luchsinger, Salathé, Dammann et Jagfeld, 2015. Certains
des articles rassemblés dans cet ouvrage s’inscrivent dans le cadre d’un projet de recherche qui a été
conduit entre 2006 et 2008 au Staatsarchiv du Canton de Thurgovie et qui s’est concentré notamment
sur les productions des malades rassemblées à Münsterlingen par Roland Kuhn.
32. Kuhn, 1940 ; 1944/19542 ; 1944b.
33. Voir l’esquisse autobiographique rédigée par Kuhn en français : Kuhn, 2007.
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Cela pourrait sembler paradoxal, mais en réalité il faut se montrer attentif. S’il est vrai,
en effet, que Foucault, dans ses écrits des années 1950, trace une distinction assez nette
entre la psychologie classique et l’approche phénoménologico-anthropologique, il faut
également tenir compte du fait que les psychiatres qui, à cette même époque, essayent
d’introduire en France l’« analyse existentielle » ne considèrent pas celle-ci comme
moins scientifique que la psychologie expérimentale. On peut citer à ce sujet l’article
dans lequel Henri Ellenberger présente, en 1955, l’analyse existentielle dans l’Encyclo-
pédie médico-chirurgicale comme « une des d isciplines les plus riches de promesses
pour l’avenir » 40 :
40. Ellenberger, 1955, p. 1.
41. Ibid.
42. Ellenberger, 1955, p. 4.
43. Ibid.
44. Binswanger, 1946-1947.
45. Fonds Michel Foucault, Bibliothèque nationale de France, cote NAF 28730.
46. Voir en particulier Basso, 2012.
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Cette sorte de continuité, et en même temps de rupture, entre le projet de Sartre et celui
de Foucault est sans doute l’un des points les plus intéressants de ce cours de Foucault
sur Binswanger. Dans l’une des rares recensions qui apparaissent dans les années 1950
de la traduction française du texte Le Rêve et L’Existence, Robert Misrahi, dans la Revue
de Métaphysique et de Morale en 1959, reprochait sévèrement à Foucault de ne pas
avoir mentionné Sartre dans son « Introduction », « Sartre qui fut l’un des premiers
à avoir précisé, en France, les concepts d’anthropologie et d ’ontologie phénoméno
logiques » 51. Or, en lisant le manuscrit du cours de Lille, on peut enfin accéder aux
raisons explicites pour lesquelles Foucault prend ses distances avec Sartre au début des
années 1950. Sartre est très présent également dans les manuscrits de Foucault datant
des années 1950 et même dans la correspondance de Foucault avec Binswanger et avec
Jacqueline Verdeaux qui précède la publication de la traduction du texte Le Rêve et
L’Existence 52.
Il est important, à ce propos, de souligner la position de ce cours sur Binswanger par
rapport aux deux autres cours qui le précèdent. Nous avions déjà anticipé qu’il s’agissait
du troisième volet d’une réflexion sur l’anthropologie philosophique. Cette réflexion
s’inscrit dans le contexte d’une problématisation épistémologique de la psychologie,
de ses objets et de ses méthodes. C’est à partir de là que Foucault décide d’interroger
ses sources philosophiques, à savoir la philosophie allemande du xviii e siècle et notam-
ment l’approche kantienne du problème de la fondation des « sciences humaines ».
En effet, Kant avait récusé la « psychologie rationnelle » pour privilégier la « psycho-
logie empirique » et développer à partir de celle-ci une anthropologie entendue comme
la seule discipline capable de rendre compte de l’homme dans sa complexité. Les
réflexions de Foucault se poursuivent donc par l’analyse de la signification de l’anthro-
pologie jusque dans le xix e et le xx e siècle à partir de ce qu’il appelle le « problème
critique de la totalité », à travers Hegel, Feuerbach, Dilthey, Nietzsche, Jaspers, et les
divers projets anthropologiques plus ou moins liés à la phénoménologie 53.
C’est précisément dans ce souci de rendre compte de la « complexité » de l’humain
jusque dans ses formes d’aliénation que se situe l’origine de l’intérêt de Foucault pour
l’anthropologie existentielle de Binswanger. Avant d’entrer dans son analyse, Foucault
consacre un cours – le second des cours de Lille – à la relation plus générale entre
« Phénoménologie et psychologie » : ce cours nous révèle, entre autres, la connais-
sance très poussée que Foucault avait de Husserl. Ce passage par la psychologie phéno-
ménologique est très important et il vaudrait sûrement la peine d’être approfondi,
notamment à travers une analyse de la manière dont la phénoménologie a été prise
en c onsidération, à cette époque, par les divers auteurs, philosophes, psychologues
et psychiatres, qui formulent, ou réagissent, aux critiques adressées à la psychologie
expérimentale, notamment sur la question de son statut « scientifique ».
S’agissant du cours sur Binswanger qui nous occupe, il est important de souligner
que si Foucault se tourne vers la Daseinsanalyse, dans le contexte que nous venons
de définir, c’est qu’elle se présente comme une anthropologie qui « utilise » certains
éléments méthodologiques de l’approche phénoménologique pour rendre compte de
l’expérience pathologique. Ce qui intéresse Foucault au début des années 1950, c’est
bien le problème anthropologique de la relation entre l’homme et la maladie. S’il est
vrai, comme il le reconnaît explicitement, que la phénoménologie a réussi à restituer
52. Dans la lettre qu’il écrit le 21 mai 1954 à Binswanger, qui lui reprochait d’avoir prétendu que
« l’être-homme n’est que le contenu concret et effectif de ce que l’ontologie appelle facticité », Foucault
répond en corrigeant ses propres déclarations et en ajoutant que « depuis Sartre nous inclinons trop, en
France, à faire de la facticité la racine, en quelque sorte, de tous les existentiaux. Je reconnais volontiers
que ce n’est pas du tout la perspective de la Daseinsanalyse » (dans Bert et Basso, p. 192-194).
53. À côté de philosophes comme Paul Häberlin, Hans Kunz, Richard Hönigswald, Max Scheler,
on trouve également des médecins ou des biologistes comme Erwin Straus, Viktor von Weizsäcker,
Jakob von Uexküll, Kurt Goldstein.
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« n’est jamais que l’épanouissement du monde déjà-là. […] Or les significations qu’on
rencontre dans l’expérience pathologique ne se déploient pas à partir d’un monde
déjà-là, ou plutôt si elle emportent avec elles la présupposition d’un monde, c’est celle
d’un autre monde qu’est [sic] un “non monde 55. »
C’est de ces remarques, nous semble-t il, qu’il faut partir pour comprendre la raison pour
laquelle, au début des années 1950, Foucault préfère l’analyse existentielle de Binswanger
au projet anthropologico-phénoménologique de Sartre. Foucault reconnait en effet dans les
projets respectifs de Sartre et Binswanger le « même souci d’une connaissance concrète de
l’homme », lequel justifie leur critique de l’« abstraction psychologique ». Cependant, à ses
yeux, cette critique « se détache sur deux horizons bien différents » :
« hanté par le génie de Politzer, Sartre débute sa recherche du concret par une dénon-
ciation de l’essence qui abstrait de l’homme ses conditions d’existence, et l’aliène dans
un ciel métaphysique ; formé à l’école de ces psychiatres qui depuis Bleuler cherchent à
restituer le sens de la maladie dans la totalité de la personne humaine, Binswanger amorce
son analyse en récusant tout ce qui peut fragmenter le tout de la réalité humaine, et en
dénonçant par exemple ce “cancer” (Krebsübel) de la psychologie qui est l’opposition du
sujet et de l’objet de l’homme et de son monde, du moi et du non moi 56. »
Et Foucault d’ajouter :
« […] il s’agira pour Sartre, en écartant tout ce qui peut opposer l’homme de lui-même,
tout ce qui peut l’arracher à son existence concrète, de retrouver ce qui le rend tout
entier présent au moindre de ses actes : le libre choix qu’il fait de lui même ; pour
Binswanger, il s’agit de retrouver l’unité qui fonde toutes les dimensions de sa présence
au monde, la racine de son être 57. »
Or, ce qui intéresse Foucault, c’est la manière dont la philosophie, sous la forme de
la psychologie ou de l’anthropologie, peut rendre compte et restituer un sens plein à
l’expérience de la maladie, de l’« aliénation » du sujet : « Le sujet au sens phénomé-
nologique – remarque Foucault – ne s’aliène pas […] et ce serait une tautologie de
définir la maladie mentale par son effacement ». Et d’ajouter : « les notions de sujet et
de personne ne sont pas à la mesure de celle d’aliénation 58. » Par conséquent :
« Il faut trouver accès à une notion plus radicale qui puisse fonder l’aliénation […].
Il faudrait ressaisir le point à partir duquel l’homme s’abandonne au mouvement
59. Ibid.
60. Voir en particulier l’étude de Binswanger sur La fuite des idées : « Ainsi, le concept de
pathologique […] n’était plus maintenant l’expression pour quelque chose de purement négatif,
c’est-à-dire le contraire de la norme, mais se laissait également concevoir positivement, justement
à partir de la norme. Nous devons en particulier à Goldstein la perspective selon laquelle ce positif
correspond à un “nouvel être dans le monde” […] (ce qui veut toujours dire un être ordonné selon une
norme, un sens, une structure) qu’il faut caractériser positivement » (Binswanger, 1932-1933/2000,
p. 149-150). Foucault connaissait très bien cette étude, que l’on trouve souvent citée dans ses manuscrits.
61. Binswanger, 1951, p. 109 : « “Dasein” comprend l’âme et le corps, le conscient et
l’inconscient, le volontaire et l’involontaire, la pensée et l’action, l’émotivité, l’affectivité et l’instinct
[…] une idée qui embrasse tout cela ne peut être rien d’autre que l’Être lui-même, à l’exclusion de
toute qualification ».
62. Binswanger, 1947, p. 9.
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63. Voir la lettre du 20 août 1917, à propos des documents préparatoires de l’ouvrage introductif
de Binswanger aux « Problèmes de la psychologie générale » (Binswanger, 1922) : voir Binswanger et
Freud, 1992/1995, p. 214, lettre n° 114F.
64. Lettre de Foucault à Binswanger, datée du 27 avril 1954, dans Bert et Basso, 2015, p. 183.
65. Ibid.
66. Ibid.
67. Foucault, 1954/1994, p. 65.
68. De ce point de vue, même si nous partons de perspectives différentes, nous partageons la
thèse de Louis Pinto selon laquelle le projet théorique de Foucault dans son ensemble « peut être
conçu comme une manière radicale de penser la psychologie en constituant comme problème ce qu’on
pourrait appeler le savoir de soi dans ses modalités et dans ses conditions de possibilités » (Pinto,
2000, p. 118).
69. Foucault, 1954/1994, p. 65.
70. Voir Sabot, 2015, p. 109.
52 Revue de synthèse : TOME 137, 6e SÉRIE, N° 1-2, 2016
« n’a pas pour résultat d’exiler l’homme dans l’univers éthéré de la réflexion méta
physique, mais de reprendre toute réflexion sur l’homme au niveau de ce fondement
qu’est l’homme lui même dans son existence 74. »
Et de préciser :
Cependant, d’un autre côté, il y a l’appareil conceptuel que Binswanger développe dans
son grand ouvrage théorique de 1942 : les Grundformen und Erkenntnis menschlichen
Daseins (Formes fondamentales et connaissance du Dasein humain). Dans cette étude,
Binswanger décide en effet de donner à la Daseinsanalyse une fondation ontologique. Il
le fait, écrit Foucault, au moment où il reconnaît dans la structure existentielle de l’amour
« l’origine de toutes les significations et le fondement de toutes les structures ». Là où
Heidegger avait situé dans le « souci » (Sorge) la racine ontologique à partir de laquelle
la structure pratique du Dasein devait se comprendre, Binswanger y substitue l’amour
ou « cette rencontre dans l’amour (liebende Begegnung) dont l’expérience pathologique
est [ill] privée ». Or, selon Foucault, on a là affaire à des thèmes qui, à la différence
de la démarche existentielle « pratique » des analyses binswangeriennes, « engagent la
réflexion sur l’homme dans une impasse métaphysique » 76. La Daseinsanalyse se trouve-
rait donc confrontée à l’exigence d’assumer son propre choix :
« Elle doit choisir en effet […] entre un retour au problème de l’expression, à l’analyse
du langage, à une investigation de cette sphère objective où le sens acquiert cette solidité
compacte qui permet la compréhension et la reconnaissance ; et un recours métaphy-
sique au thème classique de l’amour, comme possibilité fondamentale de nouer entre
les existences un rapport qui s’enracine en elles, mais en même temps les dépasse 77. »
Autrement dit, poursuit Foucault, pour la Daseinsanalyse « il s’agit de choisir entre
l’histoire et l’éternité, entre la communication concrète des hommes, et la communion
métaphysique des existences ; entre l’immanence et la transcendance ; bref entre une
philosophie de l’amour, et une analyse de l’expression, entre la spéculation métaphy-
sique et la réflexion objective » 78. La critique de l’appareil conceptuel mis en œuvre
par l’analyse existentielle prend parfois une tonalité sarcastique, par exemple lorsque
Foucault affirme que Binswanger aurait ajouté aux thèmes heideggériens « une vieille
métaphysique de l’amour, réassortie d’un Platon converti, baptisé et sanctifié par les
Pères de l’Église » 79, finissant, ajoute-t-il encore, par « superposer une réflexion éthique à
la réflexion ontologique et anthropologique ». Une réflexion dont « les bonnes intentions
se manifestent et sont garanties par l’ennui qu’elles dégagent : comme tout ce qu’est [sic]
fait pour toucher, elles ne vont pas loin ; et si elles ont un autre but, elles le manquent » 80.
Par rapport à cette analyse, dans son introduction au texte Le Rêve et L'Existence
Foucault semble donc vouloir en quelque sorte racheter la Daseinsanalyse de cet
engagement métaphysique en lui suggérant de se laisser guider par cette « intention
polémique » qui au départ avait motivé « sa critique des autres formes de réflexion
sur l’homme et la maladie » 81. C’est précisément ce chemin que lui indique Foucault
en lui proposant la voie d’une analyse du phénomène de l’expression et du langage, à
savoir des « formes objectives de l’expression, et [des] contenus historiques qu’elle
enferme », puisqu’il affirme que ce sont « les rapports réels entre les hommes qui la
rendent possible, lui donnent à chaque moment son allure et son style, et sont la condi-
tion concrète d’un rapport concret entre le médecin et son malade » 82.
Or, nous pensons que pour mieux comprendre ce passage, il faut prendre en consi-
dération une autre figure, dont on peut mieux évaluer l’importance à la lumière des
archives que nous avons consultées : il s’agit de Bachelard. En effet, Bachelard
découvre les ouvrages de Binswanger et de Kuhn après la guerre, toujours grâce à
la médiation du couple Verdeaux. Parmi la correspondance de Kuhn, nous avons
76. Ibid.
77. Ibid.
78. Ibid.
79. Ibid.
80. Ibid.
81. Ibid.
82. Ibid.
54 Revue de synthèse : TOME 137, 6e SÉRIE, N° 1-2, 2016
retrouvé une lettre que Bachelard lui avait envoyée en décembre 1947, dans laquelle
le philosophe exprime son « enthousiasme croissant » pour ce qu’il appelle l’« école
de Daseinsanalyse », tout en regrettant l’isolement dans lequel la France avait sombré
durant la guerre 83. Il demande en outre à Kuhn l’adresse personnelle de Binswanger,
à qui il souhaite écrire. De même que pour Foucault, c’est Jacqueline Verdeaux qui
joue le rôle d’intermédiaire entre Bachelard, Kuhn et Binswanger : elle organise les
rencontres lors des visites de Kuhn à Paris, ramène de Suisse les nouvelles parutions,
les signale et les fait circuler parmi les chercheurs.
Dans un passage de La terre et les rêveries du repos (1948), Bachelard met à profit
les suggestions bibliographiques que Kuhn et J. Verdeaux lui avaient indiquées concer-
nant notamment le test de Rorschach et Binswanger. À la fin du deuxième chapitre
de la première partie, il se livre en effet à une analyse des notions binswangeriennes
d’Umwelt, Mitwelt, Eigenwelt, notions qui se trouvent au cœur de l’ouvrage de
Binswanger de 1942, les Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, que
Kuhn lui avait conseillé de lire dans sa réponse en date du 7 janvier 1948. Dans son
ouvrage paru en 1948, Bachelard écrit :
« Si nos efforts pouvaient être poursuivis, on aurait la possibilité d’examiner, comme
un monde autonome, l’univers de l’expression. On verrait que cet univers de l’expres-
sion s’offre parfois comme un moyen de libération à l’égard des trois mondes envisagés
par la Daseinsanalyse : Umwelt, Mitwelt, Eigenwelt – monde environnant – monde
interhumain – monde personnel 84. »
83. Cette correspondance entre Kuhn et Bachelard est publiée dans la partie « Document » du
présent numéro.
84. Bachelard, 1948, p. 76.
85. Lettre de Foucault à Binswanger, datée du 21 mai 1954. Bert et Basso, 2015, p. 193.
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