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John McDowell

L’esprit et le monde
L’esprit et le monde (édition de 1996 avec Introduction)

Avec une préface inédite

par

John McDowell

traduit de l’anglais (USA)

par Christophe Alsaleh


Préface à l’édition française (2007)
Note explicative sur les choix de traduction.

(On se référera utilement à l'index en fin de volume, pour juger de l'exhaustivité et de


la portée de cette note qui est également une note d'intention.)
Comme on peut s'y attendre dans un livre dont le titre est L'esprit et le monde, toute la
terminologie est axée sur le vocabulaire de la relation entre l'esprit et le monde. McDowell
veut montrer que cette relation ne se réduit pas à ce que ce qu'il appelle le « naturalisme brut »
(bald naturalism) peut en dire, à savoir une relation causale. Mais refuser cette simple
causalité ne consiste pas à enfermer l'esprit sur lui-même, en prétendant, comme Davidson,
que « seule une croyance peut servir de justification à une autre croyance ». Il y a bien une
« redevabilité » (answerability) à l'expérience empirique. McDowell s'appuie sur l'image
quinienne d'un "tribunal de l'expérience", où la pensée empirique (empirical thought) est
précisément ce qui peut répondre (to be answerable) de son contenu . C'est ainsi que nous
avons choisi de rendre l'idée d'answerability, en gardant le français « responsabilité » pour les
passages où il est question de « responsibility ».
Si il n'y a pas d'abîme (gap) entre l'esprit et le monde, entre la raison et la nature, c'est
essentiellement, d'après McDowell, parce que l'entendement (understanding) est agissant dès
la réceptivité (receptivity, sensibility). Si bien que la spécificité du sentir (sentience) humain
est de pouvoir réagir à (to be responsive to) des raisons, d'avoir une certaine réactivité
(responsiveness) rationnelle. Un contenu d'expérience se présente comme une raison.
Les présents (deliverances) de l'expérience sont donc d'emblée conceptuels, et n'ont
pas à être élaborés davantage pour fournir une raison. McDowell, à la suite de la critique
sellarsienne du Mythe du Donné (Myth of the Given), va préférer l'idée d'ouverture à
(openness to) la réalité ou au monde à celle de Donné1 (givenness).
Un des motifs puissants qui conduisent la philosophie à poser des questions sur le
contact de l'esprit et de la réalité, questions qui ne sont qu'illusoires, vient de ce qu’on se
place de l'extérieur, et non pas de l'intérieur pour comprendre le rapport des positions
(stances, postures) (dont les exemples typiques sont la croyance et le jugement) à l'état dans
lequel se trouvent les choses (how things are). On élabore ainsi une image marginale (from

1
Nous nous sommes contentés de reprendre les choix de Fabien Cayla, traducteur d'Empirisme et
sideways on) de ce qui se passe, que cela aille dans le sens du cohérentisme ou du naturalisme
brut.
Tant que nous ne réalisons pas la spécificité de la nature humaine, du sentir humain,
tant que nous ne réalisons pas que nous actualisons de manière singulière notre animalité,
dans une seconde nature (second nature), nous posons un gouffre entre nature et raison, entre
sensibilité et entendement, entre concept et intuition.
Les modèles présents dans la philosophie traditionnelle dont nous serions bien inspirés
de nous rappeler et auxquels McDowell nous appelle sont le « regard éthique spécifique »
(specific ethical outlook) dans l'éthique d'Aristote, la Bildung des Lumières, reprise par
Gadamer.

Le traducteur2

philosophie de l'esprit.(Voir sa note de traduction, p.17, de cet ouvrage, Editions de l'Eclat, 1992)
2
Je voudrais exprimer ma gratitude à John McDowell qui a répondu avec beaucoup de gentillesse et de
patience à mes différentes sollicitations. Je remercie vivement Sandra Laugier, qui m'a fait confiance et qui m'a
soutenu, parfois dans des moments particulièrement difficiles, pour que j'accomplisse ce travail dans les
meilleures conditions possibles. Une personne à laquelle je suis extrêmement reconnaissant est Valérie
Aucouturier, qui a relu et corrigé tout le manuscrit, fait d'importantes et décisives remarques terminologiques, et
qui a ainsi contribué aux éventuelles réussites de cette traduction. Je reste évidemment le seul responsable de
cette traduction, et en particulier de toutes les erreurs, infidélités et autres coquilles que le lecteur avisé et
critique ne manquera pas de remarquer.
<vii>

Préface (1996)

La majeure partie de ce livre est une sorte de compte-rendu des conférences John
Locke, que j’ai prononcées à Oxford durant le dernier trimestre de 1991. J’ai quelque peu
modifié le texte de ces conférences par rapport à leur forme initiale. J'ai tenté de l’améliorer
en le rendant plus clair et plus explicite. J'ai aussi supprimé les expressions comme « la
semaine prochaine » ou « la semaine dernière », qu’il semblait absurde de conserver dans une
version destinée à être lue (au moins en ce qui concerne le texte des conférences) d'un seul
trait. Mais hormis la correction d'une erreur mineure à la fin de la dernière conférence, les
textes présentés ici, intitulés « Première conférence » et ainsi de suite jusqu’à la « Sixième
conférence », reprennent exactement mes propos à Oxford.
De plus, cette version destinée à la lecture tente de reproduire le mode d'organisation
et le ton que j'ai adoptés dans mes conférences. Il y a au moins trois choses à préciser à ce
propos.
Tout d'abord, même si j'ai modifié par endroits des expressions et des énoncés, j'ai
partout conservé l'ordre qui présidait aux conférences, au niveau des paragraphes et des
sections. En particulier, je n'ai pas cherché à éliminer ou à atténuer les répétitions. J’ai pensé
que des récapitulations fréquentes et parfois un peu longues seraient utiles au public, et
j’espère qu’elle le seront aussi aux lecteurs.
Deuxièmement, il semblait raisonnable, au sein d’un ensemble de conférences assez
bref, de suivre un chemin de pensée assez linéaire, et en révisant le texte je n’ai pas tenté de
corriger cette bi-dimensionnalité. Les notes de bas de page, dans la mesure où elles dépassent
les simples indications bibliographiques, et les épilogues, visent à donner une idée de ce à
quoi pourrait ressembler un traitement un peu plus complexe de ces questions. Mais ce ne
sont rien de plus que des additions au texte de mes conférences, qui est présenté plus ou
moins tel quel.
<viii> Troisièmement, je n'ai pas cherché à effacer le caractère direct et informel de la
série de conférences.
Je souhaiterais reconnaître de nombreuses dettes importantes.
Quiconque aura lu un peu rapidement ces conférences croira peut-être que Donald
Davidson y figure, après la première page à peu près, en tant qu’ennemi. J'espère que des
lecteurs moins superficiels verront clairement que ma manière d’isoler l’œuvre de Davidson
pour la critiquer est une marque de respect. Je définirais ma position à son égard comme une
différence qu’il est aisé de reléguer aux marges de l’image, avec un accord massif sur le
centre. Pour les fins propres de ces conférences, j'exagère la différence. Dans les épilogues,
j'essaie d’avancer quelques amendements. C’est un fait est que les écrits de Davidson ont
constitué pour moi une source d'inspiration constante ; depuis que, sur les conseils pressants
de David Wiggins, j’ai lu pour la première fois « Vérité et signification », ou, peut-être « Dire
que »3 (je ne me rappelle plus exactement lequel j'ai lu en premier).
J'ai été plus fortement influencé que ne peuvent le laisser penser les notes de bas de
page par P.F. Strawson, en particulier par son livre inégalé sur la Première Critique de Kant4.
Je ne suis pas sûre que le Kant de Strawson soit vraiment Kant, mais je suis convaincu que ce
Kant n’est pas loin d’accomplir ce que Kant voulait accomplir. Dans ces conférences, je suis
directement Strawson lorsque je me sers de Kant dans le contexte du problème de la première
personne (cinquième conférence); et mon usage de Kant pour dire comment concevoir
l'expérience (l'essentiel de ce que je cherche à faire dans ce livre ) est strawsonien, dans
l'esprit et souvent dans le détail.
L'influence que Strawson a eu sur moi a été à la fois directe et indirecte, par
l'intermédiaire de Gareth Evans. Evans n’a pas vécu assez longtemps pour écrire une préface
pour son œuvre séminale, The Varieties of Reference5; s'il en avait eu le temps, il aurait
certainement voulu montrer l’importance de l'influence de son maître Strawson sur sa pensée,
à ses points les plus cruciaux. L'importance, directe, qu’a eu Evans pour moi est
inappréciable. Durant à peu près une décennie, ce qui a le plus compté dans ma vie
intellectuelle était le fait de le côtoyer au sein du département de philosophie. Tous ceux qui
l'ont connu savent que cela impliquait un feu continu de stimulation intellectuelle. J’ignore
comment je pourrais ne serait-ce que commencer à isoler tout ce qu’il m’a apporté; je ne sais
pas même quel genre de philosophe <ix> je serais devenu aujourd’hui (si tant est que j’en sois

3
Ces deux articles ont été repris dans Enquêtes sur la vérité et l'interprétation, tr.fr. par Pascal Engel
(Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1993)
4
The Bounds of Sense (Londres, Methuen, 1966). Il faut également mentionner Les Individus. Un essai
de métaphysique descriptive.
5
Oxford, Clarendon Press, 1982
devenu un) si je ne l'étais pas, d’abord, devenu pour lui. Il est l’une des deux personnes,
aujourd’hui disparues, avec lesquelles j’aurais le plus aimé pouvoir discuter de ce livre.
L'autre personne est Wilfrid Sellars. Son essai classique, Empirisme et philosophie de
l'esprit6 était déjà être central pour moi bien avant que je songe à venir à l'Université de
Pittsburgh, et je regrette profondément d’être devenu son collègue trop tard dans sa vie pour
pouvoir me nourrir de conversations avec lui, autant que je me suis nourri de la lecture de ses
travaux.
Les écrits de Robert Brandom, et les conversations que j'ai eues avec lui, ont beaucoup
compté dans la mise en forme des mes idées ; me contraignant souvent à clarifier les
différences, en elles-mêmes minimes, qui affectent à mes yeux les dehors d’un large accord
entre nous. La manière dont je formule les choses dans ces conférences porte clairement la
marque de l'influence de Brandom. Entre autres choses, je voudrais mentionner son séminaire
sur la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, auquel j'ai assisté en 1990 et qui m'a ouvert les
yeux. Des pensées que Brandom a éveillées en moi apparaissent explicitement en un ou deux
lieux de ces conférences, mais l'effet de ce séminaire se fait sentir partout; à tel point que
j’aime à considérer le travail présenté dans ces conférences comme une sorte de prolégomène
à la lecture de la Phénoménologie de l'esprit, tout comme le livre de Brandom Making It
Explicit: Reasoning, Representing and Discursive Commitment7, qui est, entre autres choses,
un prolègomène à la lecture de ce texte difficile. Je suis également profondément redevable à
Brandom pour l'aide et le soutien continu qu'il m'a apporté pendant la préparation de ces
conférences.
Beaucoup d'autres personnes m'ont aidé dans ce travail. J'ai essayé de mentionner les
dettes particulières en note, mais j’ai certainement oublié en beaucoup d'endroits qui m’a
appris, la première fois, à formuler les choses de cette manière, et je m'en excuse. Je voudrais
remercier ici James Conant, John Haugeland et Danielle Macbeth, pour l'aide et les
encouragements qu'ils m'ont apportés.

Les formulations qu’on trouvera dans ces conférences ont été esquissées pour la
première fois durant l'hiver 1985-86, alors que je tentais de dominer mon enthousiasme à la

6
tr. fr. par Fabien Cayla (Combas, Editions de l'Eclat, 1992)
7
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994; les éditions du Cerf annoncent une prochaine
traduction française...
lecture ( ma troisième ou quatrième lecture du livre ) de L'Homme spéculaire8 de Richard
Rorty. Il me semble que c'est une précédente lecture de Rorty qui m'avait poussé à lire Sellars,
et il sera évident <x> que l'œuvre de Rorty est, de toute façon, centrale dans ma manière de
définir ma position philosophique.
Je me suis servi de ces premières formulations pour des conférences données à
Oxford, pendant l’année universitaire (ma dernière année à Oxford), et pour mes conférences
« Whitehead » à Harvard, au printemps 1986. J'étais donc membre de la fondation Radcliffe
lorsque j’ai accompli ce premier travail, et même si ce fruit de ma bourse de recherches est un
peu tardif je tiens à exprimer ma reconnaissance à l’égard de la fondation Radcliffe pour sa
générosité. Je remercie également les membres de University College, Oxford de m’avoir
permis d'accepter la bourse de cette fondation.
Je suis très reconnaissant à la Faculté de Philosophie de l'Université d'Oxford de
m'avoir fait l'honneur de m'inviter à donner ces conférences « John Locke », et à mes amis en
Angleterre qui m’ont accueilli avec tant de gentillesse durant ce séjour.

8
tr. fr. par Thierry Marchaisse (Paris, Le Seuil, 1990)
<xi>

Introduction

1. Ce livre a d’abord été publié sans introduction. Cependant, je me suis rendu compte
depuis lors qu’il était plus difficile à comprendre que je ne le pensais. J’espère qu’une vision
d'ensemble passant sur certains détails pour se concentrer sur le thème central, aidera un peu
des lecteurs.
Mon ambition est de rendre compte, dans l’esprit d’un diagnostic, de certaines
inquiétudes caractéristiques de la philosophie moderne – inquiétudes qui concernent
centralement, comme mon titre l’indique, la relation entre l’esprit et le monde. En filant la
métaphore médicale nous pourrions dire qu’un diagnostic satisfaisant doit indiquer un
remède. J’espère parvenir à expliquer comment nous en venons à rencontrer des obligations
philosophiques aussi familières, et je souhaite que mon explication nous permette de montrer
que cette apparence d’obligation est une illusion
L’emprise que cette illusion a sur nous est un fait d’importance. Je voudrais être en
mesure de reconnaître le pouvoir des sources de cette illusion, de sorte que nous puissions
respecter la conviction qu’il s’agit bien d’authentiques obligations, tout en voyant, pour ce qui
nous concerne, comment se dégager de l’impression d’être confronté à une tâche intellectuelle
urgente.

2. Une bonne manière d’aborder l’image que je propose ici, est d’étudier la plausibilité
d'un empirisme minimal.
Pour comprendre comment un état mental ou un épisode peut être dirigé vers le
monde, comme l’est une croyance ou un jugement par exemple, il nous faut situer cet état ou
cet épisode mental dans un contexte normatif. Une croyance ou un jugement que les choses
sont d'une certaine façon ( une croyance ou un jugement dont le contenu (comme on dit) est
que les choses sont d'une certaine <xii> façon ) est nécessairement une posture ou une
position dont la correction ou l'incorrection dépend de ce que les choses sont ou ne sont pas
effectivement de cette façon. (Si c'est ainsi que nous pouvons comprendre comment un
jugement ou une croyance sont dirigés vers le monde, alors nous pouvons aisément le faire
pour les autres types de postures ou de positions dotées de contenu.) La relation entre l’esprit
et le monde est donc normative au sens où, quand la pensée vise le jugement ou la fixation
d’une croyance, c'est devant le monde ( comment sont les choses ) qu'elle répond de sa
correction ou de son incorrection.
Mais comment faut-il développer l’idée selon laquelle notre pensée peut répondre de
la sorte devant le monde ? Quand on traite cette question, il faut limiter notre attention, au
moins tacitement, à la pensée qui répond devant le monde empirique , c’est-à-dire l’état dans
lequel se trouvent les choses empiriquement accessibles. Même si nous pensons que répondre
devant l’état des choses suppose davantage que répondre devant le monde empirique, il
semble cependant correct de dire que, dans la mesure où notre condition cognitive est une
confrontation avec le monde par le biais de l’intuition sensible (pour emprunter les termes de
Kant), il faut, pour réfléchir précisément sur l’idée que la pensée se dirige vers l’état des
choses, commencer par réfléchir sur ce que c’est que répondre devant le monde empirique.
Mais comment faut-il comprendre l’idée que notre pensée répond devant le monde empirique,
si ce n’est par un recours à l’idée que notre pensée répond devant l’expérience ? Comment le
monde empirique (devant lequel toute pensée empirique doit répondre pour peu qu’elle
prétende être une pensée) peut-il rendre un verdict, si ce n’est par la médiation d’un verdict
venant (pour reprendre les termes de W. V. Quine) du « tribunal de l’expérience9 » ?
Voilà ce que j’entends par « empirisme minimal »: c’est l’idée qu’il faut constituer
l’expérience en un tribunal, et fournir ainsi une médiation pour que notre pensée réponde
devant l’état des choses, car il est nécessaire qu'elle réponde de la sorte pour pouvoir
prétendre au titre de pensée. Mais il s'agit là seulement d'un aspect d’une combinaison de faits
envisageables, dont on peut espérer qu'elle nous rende compte des inquiétudes philosophiques
auxquelles j’ai fait allusion. L’autre aspect est un état d’esprit, que je vais aborder (cf., plus
bas, § 4), dans lequel il est difficile de voir comment l’expérience pourrait fonctionner
comme un tribunal, et rendre des verdicts sur notre pensée.
Si cette combinaison était développée jusqu'au bout, elle aboutirait sans aucun doute à
une antinomie où l'expérience devrait ( d'après l'empirisme minimal) et en même temps ne
pourrait pas ( d'après la conception que je n’ai pas encore abordée) être le juge de nos <xiii>
tentatives pour nous faire une idée de l’état dans lequel les choses se trouvent. Mais prenons
l’étape où ces pressions conjuguées s'exercent sur une réflexion qui n'est pas suffisamment

9
« Deux dogmes de l’empirisme », in W.V. Quine, Du point de vue logique, tr. fr. sous la direction de
Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2003, pp. 49-81, à la page 75
consciente d'être soumise à de telles pressions pour réaliser l'antinomie ainsi engendrée.
L’intuition latente de cette tension entre deux tendances de la pensée peut aisément laisser
naître une inquiétude philosophique familière, concernant le fait que l'esprit puisse se diriger
vers le monde, un fait qu'il nous faudrait traduire, semble-t-il, dans les termes d'une capacité à
répondre devant l'état des choses. Dans cette situation, on se poserait la question suivante :
« Comment est-il possible que la pensée se dirige vers l’état dans lequel se trouvent les
choses ? ». Cette question, qui commence par « comment est-il possible ? », est d'un genre
familier aux philosophes ; elle doit cette saveur philosophique particulière à son arrière-plan.
On trouve en effet dans cet arrière-plan tous les éléments d’une conception qui, si on
l'explicitait, nous conduirait à réaliser que l’objet de la question n’est en fait pas du tout
possible.

3. On pourra être étonné que j’associe l’empirisme à une inquiétude philosophique au


sujet de la possibilité de la pensée. On pourra certainement objecter que l’empirisme est plutôt
une position épistémologique, et qu'il serait plus pertinent de se demander : « Comment est-il
possible que la connaissance soit empirique ? ». Dans les termes de la métaphore juridique de
Quine, cela revient à peu près à poser cette question : « Comment l’expérience peut-elle, si
elle est posée en juge d’une croyance, par exemple, rendre un verdict suffisamment favorable
pour qu’on puisse classer cette croyance parmi les cas de connaissance ? »
Mais supposons que ce soit plutôt au second élément de ma combinaison d’options
que notre pensée ait tendance à se conformer (élément dont je n’ai jusqu’à présent mis en
évidence que les effets). Tout ce que nous supposons par-là, c'est qu'il est difficile de
comprendre comment l’expérience peut fonctionner comme un tribunal, et prononcer des
jugements sur nos croyances. Cette difficulté concerne la possibilité même que l'expérience
puisse rendre des verdicts sur nos pensées, et elle est sans doute beaucoup plus importante que
celle consistant à se demander quel genre de verdict l'expérience doit pouvoir rendre pour être
suffisamment favorable à l'une de nos pensées.
Il est vrai que de nombreux problèmes, du moins en apparence, hantent la philosophie
moderne, tout particulièrement au sujet de de la connaissance. Mais il me semble utile de
prendre ces problèmes comme autant de manières d'exprimer avec plus ou moins de bonheur
une inquiétude plus profonde, inquiétude face à une menace qui n'est que pressentie, celle de
voir une forme de pensée à laquelle nous avons succombé couper tout simplement nos esprits
du reste de la réalité, sans qu'il soit pour eux ne serait-ce que question de chercher à connaître
cette réalité. Le problème particulier <xiv> de l’auto-attribution de la connaissance n’est
qu’une des formes de manifestation de cette inquiétude, et ce n'est pas la plus importante.

4. Quelle pression peut bien subir notre pensée, au point qu'il soit si difficile de
comprendre comment l’expérience peut fonctionner comme un tribunal ? On peut mettre en
évidence ce point en restituant un élément crucial de l’attaque menée par Wilfrid Sellars
contre « le Mythe du Donné ».
Sellars souligne que le concept de connaissance s’inscrit dans un contexte normatif. Il
écrit : « en caractérisant comme connaissance un épisode ou un état, nous n'offrons pas une
description empirique de cet épisode ou de cet état, mais nous le situons dans l'espace logique
des raisons, des justifications et des aptitudes à justifier ce qu’on affirme »10. C’est une
manière de répéter ce sur quoi je viens juste ( § 3 ci-dessus) d’insister, pour dire que même si
Sellars parle ici spécifiquement de la connaissance, c’est uniquement pour insister sur une
application de la pensée selon laquelle l’idée d’un contact avec le monde requiert un contexte
normatif, que ce contact consiste ou non en une connaissance.
On peut résumer l'orientation générale des réflexions de Sellars en disant que
l’épistémologie est encline à succomber au sophisme naturaliste11. Dans la version plus
générale sur laquelle j'ai insisté, c'est l'idée que le danger du sophisme naturaliste empêche
toute réflexion sur le fait d'être dirigé vers le monde, sans qu'il importe de savoir si ce fait
concerne ou non une connaissance. En restituant ainsi les idées de Sellars, nous identifions le
naturel ( comme Sellars le fait d’ailleurs parfois ) avec l’objet des « descriptions empiriques »;
c’est-à-dire, avec l’objet d’un mode de discours à distinguer de celui où nous posons des
choses dans le cadre normatif constitué par l’espace logique des raisons. Sellars fait le tri
entre les concepts qu'on ne peut définir qu'en montrant comment ils servent à poser des choses
dans l’espace logique des raisons, comme le concept de connaissance, et les concepts qui sont
utilisés dans des « descriptions empiriques ». Si nous prenons cette remarque comme une
mise en garde contre le sophisme naturaliste, on comprend alors les « descriptions
empiriques » comme des manières de poser les choses dans l’espace logique de la nature,
pour inventer une expression à la manière de Sellars.
Que serait alors cet espace logique de la nature ? Nous pouvons, je pense, tirer
l’essentiel des leçons de Sellars si nous admettons que l’espace logique de la <xv> nature est

10
Empirisme et philosophie de l'esprit, tr. fr. par Fabien Cayla (Combas, Editions de l'Eclat, 1992), p.
80
11
cf. Empirisme et philosophie de l'esprit, p. 22, pour une formulation de ce genre.
l’espace logique où les sciences de la nature fonctionnent, ce que nous pouvons désormais
concevoir à la suite d'un développement très bien connu et en soi remarquable de la pensée
moderne. D'après cette conception, il nous faut définir la position de quelque chose dans la
nature, en la différenciant d'une position dans l'espace logique des raisons; poser quelque
chose dans la nature, c'est la situer dans le règne de la loi. Mais il plutôt retenir du propos de
Sellars la revendication négative que la caractérisation positive. Quelles que soient les
relations constitutives de l’espace logique de la nature, elles diffèrent en genre des relations
normatives constitutives de l’espace logique des raisons. Les relations constitutives de
l’espace logique de la nature, dans la conception que nous venons de rappeler, n'incluent pas
des relations comme celle où quelque chose garantit autre chose, ou ( plus généralement ) la
valide. Sellars l’affirme en soulignant que la « description empirique » ne peut pas revenir à
poser quelque chose dans l’espace logique des raisons.
Maintenant, à supposer que nous admettions cette dichotomie des espaces logiques,
dans lequel de ces espaces peut-on loger le concept d’expérience ? Cela dépend bien entendu
de la signification que le mot « expérience » a pour nous. Mais supposons que nous
concevions le déroulement d’une expérience subjective comme un composé d’impressions,
c’est-à-dire les stimulations que le monde exerce sur un être doté de capacités sensorielles.
Parler des stimulations que le monde exerce relève à coup sûr de la « description
empirique » ; ou, d’après l'autre terminologie que j’ai introduite, parler de la réception d’une
impression, c’est parler d’une transaction dans la nature. Donc, d'après les principes de
Sellars, identifier une impression, c’est poser quelque chose dans un espace logique différent
de celui dans lequel on peut parler de connaissance. Autrement dit, pour garder à l’esprit le
cas général, c'est poser quelque chose dans un espace logique différent de celui dans lequel on
peut parler du fait d'être dirigé vers le monde, sans qu'il importe de savoir si ce fait concerne
ou non une connaissance. D'après ces principes, dans l’espace logique qui permet de parler
des impressions il n’y a pas entre les choses des relations comme celle où quelque chose
garantit ou valide autre chose. Donc, si nous concevons l’expérience comme un composé
d’impressions, elle ne peut pas constituer d'après ces principes un tribunal, et la pensée
empirique ne lui est aucunement redevable. Une telle supposition serait exactement un cas du
sophisme naturaliste, contre lequel Sellars nous met en garde, un cas où l'on admet qu'une
« description empirique » peut revenir à poser des choses dans l’espace logique des raisons.
Il y a une tension, au moins en puissance, entre la ligne de réflexion que je viens de
tirer de Sellars et l'empirisme minimal. (Pour que cette tension se réalise, il faut que
l’empirisme ait besoin de concevoir « le tribunal de l’expérience » comme composé
d’impressions ; je reviens sur cette question plus loin ( § 6).) Dans les conférences qui
suivent, c’est <xvi> pour l’essentiel Donald Davidson qui joue le rôle que j’ai ici donné à
Sellars, quelqu'un qui, de par sa réflexion, interdit toute conception intelligible de l'expérience
comme tribunal. Etant données mes intentions, Sellars et Davidson peuvent indifféremment
tenir l'un ou l'autre ce rôle. L’attaque de Sellars contre le Donné correspond, et c’est ce dont je
tire profit dans la première conférence, à l’attaque de Davidson contre ce qu’il appelle « le
troisième dogme de l’empirisme », le dualisme du schème conceptuel et du « contenu ”
empirique. Davidson suggère même explicitement que sa critique expulse tout empirisme,
même minimal ; il décrit le troisième dogme de l’empirisme comme étant « peut-être le
dernier », pour la raison que « si nous l’abandonnons, il n’est pas évident qu’il reste quoi que
ce soit de distinctif qu’on puisse encore appeler empirisme »12.

5. Jusqu'à présent ma suggestion a été que nous pouvons discerner l'origine de


certaines inquiétudes philosophiques caractéristiques de la pensée moderne dans la tension
existant entre deux forces. On peut clairement rendre compte de ce que ces deux forces ont en
commun: une tendance à faire adopter à nos réflexions sur la pensée empirique, et par
conséquent, sur la direction vers le monde en général, une certaine forme. Dans un cas, il
s'agit de la force d'attraction de l'empirisme minimal, qui nous présente l’idée même qu’une
pensée puisse être dirigée vers le monde empirique comme ne devant son intelligibilité qu'à
l’idée d’une capacité à répondre devant le tribunal de l’expérience. Dans ce tribunal,
l'expérience, c'est le monde qui s'imprime sur des sujets qui perçoivent. Dans l'autre cas, il
s'agit de la force d'un état d’esprit dans lequel il est impossible de concevoir comment
l’expérience pourrait être un tribunal. L’idée de tribunal, solidaire de l'idée d'un justiciable,
s’inscrit dans ce que Sellars appelle « l’espace logique des raisons », un espace dont la
structure est constituée, par exemple, par la possibilité que certains de ses occupants
garantissent ou rendent valides d'autres de ses occupants. Mais l’idée d’expérience, du moins
si elle est comprise en termes d’impressions, s’inscrit bien entendu dans un espace logique de
connexions naturelles. A partir de là, on peut aisément en venir à penser que toute tentative de
concevoir l’expérience comme un tribunal est vouée au sophisme naturaliste, un sophisme que
Sellars décrit comme l’écueil des épistémologues proclamés. Supposons que nous ne soyons
qu’implicitement conscients que notre réflexion est soumise à ces deux forces ; on peut alors

12
« Sur l’idée même de schème conceptuel », in Donald Davidson, Enquêtes sur la vérité et
l’interprétation (tr. fr. par Pascal Engel, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993), pp. 267-289, cit. p. 276
comprendre pourquoi il nous est si difficile du point de vue philosophique de concevoir
comment la pensée peut être à propos du monde empirique.
Comme je l’ai dit ( § 1, plus haut), mon but est d'établir un diagnostic, et c'est la
découverte d'un remède qui m'occupe. Si l'on peut discerner l'origine de l'inquiétude
philosophique relative à la possibilité même d’un contact avec le monde dans la tension entre
ces deux forces, alors c'est cette tension que le remède doit faire disparaître. Il est bien évident
que ma description <xvii> permet d'envisager différents remèdes. Dans ce livre, j'en prescris
un en particulier. Il me faut donc maintenant le présenter en le distinguant des autres
possibles.

6. L'une des solutions serait de renoncer à l’empirisme, en tout cas celui où


l’expérience est comprise en termes d’impressions. Comme je l’ai déjà mentionné plus haut (
§ 4), Davidson lie explicitement le destin de l’empirisme au destin du dualisme du schème et
du contenu. Et il procède en effet à la démolition de ce dualisme, d'une manière qui rappelle
l’attaque de Sellars contre le Mythe du Donné. De son côté, Sellars travaille à la délimitation
d'un concept d’impression qui isole ce concept de l’épistémologie.
Je ne trouve pas vraiment satisfaisante les positions de ce genre. J'insiste sur ce point,
particulièrement par rapport à Davidson, dans la première conférence. La raison donnée par
Davidson pour abandonner l’empirisme est, pour l’essentiel, l’affirmation que nous ne
pouvons pas dire que l’expérience a une importance épistémologique à moins de succomber
au Mythe du Donné, dans lequel l’expérience, même si elle est conçue de telle sorte qu’elle ne
peut pas être un tribunal, est néanmoins censée exercer un pouvoir de jugement sur notre
pensée empirique. Cet argument a sans aucun doute la forme requise pour nous convaincre
que nous devons renoncer à l’empirisme. Le problème est qu’il ne nous montre pas comment
nous le pouvons. Il ne procure aucune explication susceptible de ruiner la plausibilité de la
conception empiriste, d’après laquelle nous ne pouvons comprendre comment la pensée
empirique est dirigée vers le monde qu’en fonction de la manière dont elle répond devant le
monde de sa correction; et d'après cette conception, ce n'est que si le tribunal de l'expérience
offre une médiation que la pensée empirique peut répondre de sa correction; l'expérience
n'étant conçue qu'en termes d'impacts exercés directement par le monde sur des êtres dotés de
capacités perceptives. Si nous nous en tenons aux positions que Davidson examine, la
tentation de l’empirisme ne peut mener qu'au Mythe du Donné et à son incohérence. Mais tant
qu’aucune explication ne nous permet d’écarter les tentations de l’empirisme, il n'y a là
qu’une source perpétuelle de malaise philosophique, et il n'y a aucune possibilité
d'abandonner sereinement l’empirisme, même si la présentation de Davidson est telle que le
rejet de l'empirisme y semble urgent.
Il est vrai que, suivant les principes qui conduisent Davidson et Sellars à rejeter
l’empirisme, on peut voir que des instance où il apparaît perceptuellement à un sujet que les
choses sont ainsi exercent une contrainte rationnelle sur la pensée empirique. On pourrait voir
là une manière de céder aux tentations <xviii> de l’empirisme. Mais cette concession ne
comble pas le fossé que je suis en train d’indiquer ; elle ne donne aucune explication
susceptible d’éliminer ce que l'empirisme a de tentant, quand on le décrit en termes
d’impressions. Lorsqu’il apparaît perceptuellement à un sujet que des choses sont ainsi, que
cela constitue en soi une instance de contenu empirique. Tant que rien n’est fait pour ruiner la
plausibilité de l'idée selon laquelle un contenu empirique n’est intelligible qu’en termes de
redevabilité à des impressions, ce contenu continue à sembler tout aussi problématique dans
ce contexte que dans le contexte d'un jugement ou d'une croyance.

7. Sellars et Davidson croient que nous sommes contraints de renoncer à l’empirisme,


au sens évoqué, en partie parce qu’ils pensent que l’espace logique des raisons est spécifique,
relativement à l’espace logique où Sellars situe le fonctionnement de la « description
empirique », espace que j’ai identifié, pour Sellars, avec l’espace logique de la nature. C’est
du moins ainsi que Sellars présente cette idée, mais il y a quelque chose d'analogue chez
Davidson; à la spécificité de l’espace logique des raisons chez Sellars correspond la
spécificité de ce que Davidson appelle « l’idéal constitutif de rationalité »13.
Une autre manière de résoudre la tension se présente : il suffit de rejeter la dichotomie
des espaces logiques. Si nous suivons cette voie, nous pouvons accepter d'inscrire le concept
d’expérience dans l’espace logique de la nature, tout en refusant d'y voir un problème pour
l’empirisme. Le principe est d’identifier l’espace logique des raisons ( au sein duquel, si nous
tenons à l’empirisme, il faut établir un lien entre l’expérience et la pensée empirique ) à une
partie de l’espace logique de la nature ; il est en effet possible de reconstruire les relations
normatives constitutives de l’espace logique des raisons avec des éléments conceptuels pris
dans l’espace logique que Sellars oppose, à tort selon cette conception, à l’espace logique des
raisons. Cette conception est exposée dans le présent ouvrage sous l’étiquette du
« naturalisme brut ». Le naturalisme brut refuse d’admettre que les relations constitutives de

13
« Les événements mentaux », in Donald Davidson, Actions et Evénements (tr. fr. par Pascal Engel,
P.U.F., Paris, 1993), pp.277-302, cit. p.299
l’espace logique des raisons puissent être autre chose que des relations naturelles. « Naturel »
a ici un sens à mettre en relation avec l’espace logique que Sellars (et Davidson, mais avec
une autre terminologie), oppose à l’espace logique des raisons. D’après ce naturalisme, les
raisonnements que Sellars accuse d'être des sophismes naturalistes sont certes naturalistes
<xix> mais cela ne prouve en rien qu'ils sont des sophismes. Nous pouvons donc admettre le
concept d’expérience dans l’espace logique de la nature, sans être empêchés de voir dans
l’expérience ainsi conçue un tribunal. Il est donc inutile de chercher une explication
susceptible d’éloigner les tentations de l’empirisme.
J’en dirai bientôt (§ 9, plus bas) davantage sur le naturalisme brut. Mais je voudrais
d'abord présenter une autre manière de résoudre la tension, celle que je prescris.

8. Ma proposition s’appuie sur une idée rejetée par le naturalisme brut, d'après laquelle
la structure de l’espace logique des raisons est spécifique si on la compare à la structure de
l’espace logique auquel les descriptions scientifiques-naturelles ramènent les choses. Mais
même de cette façon, ma proposition laisse du champ pour penser ensemble ( ce qui d’après
Davidson et Sellars est interdit ) l'idée que l'expérience est quelque chose de naturel, et l'idée
selon laquelle c'est devant l'expérience que la pensée empirique répond. Il faut donc trouver
une autre parade face à la menace du sophisme naturaliste.
La révolution scientifique moderne a répandu une clarté nouvelle sur le type
spécifique d'intelligibilité que les sciences naturelles sont censées apporter aux choses. Le
contenu de cette clarté nouvelle réside essentiellement, d'après moi, dans un constat similaire
à celui qui pousse Sellars à nous mettre en garde contre le sophisme naturaliste. D'après ce
constat, Il faut faire une distinction nette entre l’intelligibilité scientifique-naturelle et
l’intelligibilité qu’on procure à quelque chose en le situant dans l’espace logique des raisons.
On affirme ainsi la dichotomie des espaces logiques, et c'est ce à quoi le naturalisme brut se
refuse. Cependant, nous pouvons reconnaître que l'expérience est quelque chose de naturel,
sans être du coup forcés d'expulser l’idée d’expérience de l’espace logique des raisons. Si cela
est possible, c’est parce que rien ne nous oblige à identifier la dichotomie des espaces
logiques avec la dichotomie du naturel et du normatif. Il n’est pas nécessaire de ramener
l’idée même de nature à des instanciations de concepts relevant de l’espace logique ( qui est,
d'après ma proposition, distinct de l’espace logique des raisons ) au sein duquel le type
d’intelligibilité propre aux explications scientifiques-naturelles est mis en évidence.
De ce point de vue, Sellars a raison de dire que l’espace logique où l’enquête
scientifique-naturelle développe son type distinctif de compréhension, est étranger à l’espace
logique des raisons. Dans le cadre constitué par l’espace logique des raisons, un genre tout
différent d’intelligibilité <xx> se déploie. Et (c'est répéter la même chose en d'autres termes)
Davidson a raison de dire que les concepts s'y ordonnent d'après un « idéal constitutif de
rationalité ». Il s'agit donc de concepts très spécifiques, si on les compare avec l’appareil
conceptuel des sciences nomologiques. Mais c'est une chose de le reconnaître – en termes
sellarsiens, d’isoler un espace logique dont il faudra faire jouer la différence avec l’espace
logique des raisons. C'en est une autre d'identifier cet espace logique, comme Sellars le fait au
moins implicitement, avec l’espace logique de la nature. Cette combinaison, entre
l’empirisme et l’idée qu'une impression produite par le monde sur un sujet percevant aurait
lieu dans la nature, est justement, semble-t-il rendue impossible par cette différence. L’erreur
ici est d’oublier que la nature comprend la seconde nature. C'est en partie par l'apprentissage
des capacités conceptuelles que les êtres humains font l'acquisition d'une seconde nature. Les
relations de ces capacités conceptuelles appartiennent à l’espace logique des raisons.
Une fois que nous nous sommes rappelé l’idée de seconde nature, il est clair que la
description de certaines circonstances des opérations de la nature revient à situer ces
circonstances dans l’espace logique des raisons, en dépit de la spécificité de cet espace. Il est
alors possible de laisser les impressions dans la nature sans menacer l'empirisme. On peut du
coup nier qu'il soit possible de déduire de la thèse selon laquelle la réception d’une impression
est une transaction dans la nature, la conclusion tirée par Sellars et Davidson, selon laquelle
l’idée de réception d’une impression est étrangère à l’espace logique où fonctionnent des
concepts comme celui de redevabilité. Des capacités conceptuelles, dont les relations
s’inscrivent dans l’espace logique spécifique des raisons, sont à l’œuvre non seulement dans
les jugements (qui résultent de l'activité mentale d'un sujet par rapport à un objet) mais aussi
et d'emblée dans les transactions naturelles constituées par les pressions exercées par le
monde sur les capacités de réception d'un sujet adéquat : un sujet doté des concepts adéquats.
Les impressions peuvent très bien être des cas où la perception fait paraître (rend apparent) à
un sujet que les choses sont d'une certaine façon. Quand il reçoit une impression, un sujet peut
très bien être ouvert à l’état dans lequel les choses se trouvent être selon toute évidence. Nous
pouvons ainsi interpréter correctement une image où la redevabilité des postures au monde
passe par leur redevabilité à l’expérience.

9. La position que je qualifie de « naturalisme brut » ne figure dans ce livre que pour
défier la conception que je viens d’esquisser, dans le but de conjurer certaines inquiétudes
philosophiques. Le but que je partage avec le « naturalisme brut » est de montrer à quel point
nous n’avons aucune obligation d’entreprendre d’apporter des réponses aux questions qui
sont l’expression de ces inquiétudes philosophiques. J'ai suggéré de rassembler tous ces
problèmes <xxi> supposés sous une seule question : « Comment le contenu empirique est-il
possible ? » Le contenu empirique devient problématique, selon le mode que je souhaite
traiter, dès le moment où l'on se met à prendre conscience d’une apparente tension entre
l’empirisme et l'idée selon laquelle une impression est un événement dans la nature. Une fois
atteinte une conception des choses où il ne se trouve finalement nulle tension, la question,
considérée comme une manière d'exprimer cet embarras philosophique, devrait disparaître ; il
faut donc bien distinguer cette façon de prendre cette question du fait de se sentir obligé d'y
répondre. Le naturalisme brut ne m’intéresse que dans la mesure où on y trouve mon souhait
de parvenir à la disparition de cette question14.
Il faut ici éviter une confusion possible. Une bonne part de la littérature contemporaine
entreprend, dans un esprit naturaliste, d'apporter une réponse (sans vouloir les conjurer) aux
questions qu’on peut poser en commençant par « Comment est-il possible ? », des questions
qui portent sur le contenu empirique, ou sur d’autres aspects du mental. La littérature à
laquelle je pense cherche à produire des descriptions précises de la constitution matérielle des
sujets percevants, par exemple, de manière à comprendre comment des choses constituées
uniquement de matière peuvent être douées des complexes de capacités requis. Une question à
laquelle conviendrait ce genre de réponse n’est pas une question qui commence par
« Comment est-il possible ? », ce n’est pas une question susceptible de m’intéresser. Comme
je l’ai indiqué (§ 2, plus haut), une question qui commence par « Comment est-il possible ? »,
et qui est donc susceptible de m'intéresser, exprime un embarras spécifique. Cet embarras
vient de ce qu’on n'est pas suffisamment conscient de l'arrière-plan de la discussion, alors
qu'il suffirait d'expliciter cet arrière-plan pour montrer l'impossibilité de l'objet même de la
question. Il serait tout à fait inutile de répondre à une question qui commence par « Comment
est-il possible ? » dans les termes, pour ainsi dire, d’un ingénieur, c'est-à-dire en décrivant
avec précision la constitution matérielle requise ; ce serait comme répondre à Zénon en
marchant à travers la pièce. Tout ceci ne préjuge en rien de la validité de ce genre de
recherches « d’ingénieurs », dans d’autres situations. Dans cet ouvrage, le naturalisme brut est

14
L’étiquette de « naturalisme brut » est sans doute malheureuse pour désigner une position dont la
motivation est ainsi sophistiquée ; c’est ce que je reconnais dans la note de bas de page pp.00-00. Mais je crois
que je suis malgré tout attaché à cette appellation, puisque je lui ai accordé une grande importance thématique
dans les conférences dont cet ouvrage est une version.
pour moi une façon de conjurer (sans y répondre) les questions qui permettent d’exprimer cet
embarras philosophique spécifique, résultant d’un état d’esprit qu'il suffirait de mettre à jour
afin de dévoiler une impossibilité dans l'objet même de ces questions. Si j'évoque ici le
naturalisme brut, c'est uniquement pour présenter une forme de conjuration de ces questions
moins satisfaisante que la mienne. Les questions et réponses qui figurent dans les recherches
sur la machinerie du mental <xxii> ne m’intéressent pas.
J’ai essayé de montrer que les inquiétudes que je tente de conjurer viennent de l’idée
(certes bien souvent balbutiante) selon laquelle il y a une structure spécifique de l’espace
logique des raisons, à côté du cadre logique où la compréhension scientifique-naturelle se
développe. De ce point de vue, on ne sera pas surpris de constater que la période dans laquelle
la philosophie s'est mise à considérer que sa principale obligation était de traiter ces supposées
questions coïncide avec l’émergence de la science moderne, où la compréhension
scientifique-naturelle, telle qu'il nous est donné aujourd’hui de la concevoir, s’est échappée
d’une conception jusque-là indifférenciée de la compréhension en général. D'après l'image
que je donne de ce développement, il était capital, afin que la visée propre des sciences
naturelles fût élucidée, qu’on fût de plus en plus fermement conscient de la nécessité de
distinguer la compréhension scientifique-naturelle de celle qui consiste à situer des éléments
de compréhension dans l'espace logique des raisons ; c'est précisément l'idée selon laquelle la
structure de l’espace logique des raisons a sa spécificité, ce que Sellars, et, en d’autres termes,
Davidson, si je les comprends bien, affirment.
C'est un bon point pour le naturalisme brut que la fausseté de cette idée sans doute
inaboutie d'une division conceptuelle ; une fausseté qui pourrait être montrée en
reconstruisant la structure de l’espace logique des raisons dans des termes qui relèvent de
l’espace logique de la compréhension scientifique-naturelle. Cette thèse est programmatique,
et ce n’est pas elle qui m'amène à trouver insatisfaisant le naturalisme brut. Ce qui m'y amène
est plutôt un point dont j'ai fait mention au début de cette introduction (§ 1, plus haut). On
peut aisément (et cela peut même arriver à des gens intelligent) se laisser tenter par le genre
de philosophie que je cherche à conjurer. Une telle conjuration est plus satisfaisante si elle
nous permet en même temps de respecter, en tant qu'il s'agit d'intuitions essentielles, les idées
directrices de ceux qui pensent que les inquiétudes philosophiques familières nous soumettent
à de véritables obligations intellectuelles (idées directrices qui sont les nôtres quand nous
sommes sujets à ces inquiétudes), et de montrer que ce caractère obligatoire n'est qu'une
illusion. Ma conception se distingue du naturalisme brut précisément sur ce point. Je
reconnais comme une intuition essentielle, la conviction fondamentale qui engendre ces
inquiétudes, quand elle est associée avec la conception dont on peut difficilement douter, qui
fait des impressions des événements naturels. Dans ma conception, ceux qui pensent que la
philosophie doit répondre à des questions (plutôt que les conjurer) sur la manière qu'ont les
esprits d'être en contact avec le monde, n’ont pas tort de supposer que l’espace logique des
raisons est spécifique, car c'est bien là la voie pouvant, semble-t-il, conduire à poser les
problèmes <xxiii > concernant la manière dont une capacité à réagir à des raisons peut
s'adapter au monde naturel. (Et je crois bien que c’est une des premières leçons que nos
ancêtres ont apprise à l’époque de l’émergence de la science moderne.) Nous pouvons rejeter
l’obligation de tenter de répondre aux questions caractéristiques de la philosophie moderne
sans avoir à nier, comme le fait le naturalisme brut, qu’une intuition essentielle se cache
derrière l'impression d'être obligé de répondre à ces questions.
Etant donnés mes buts, je ne suis pas du tout obligé de fournir un argument de nature à
ruiner la possibilité du programme du naturalisme brut, la reconstruction de la structure de
l’espace logique des raisons dans des termes qui relèvent de l’espace logique de la
compréhension scientifique-naturelle. Il suffit que ma solution existe et qu'elle soit, comme je
le prétends, la plus satisfaisante pour qu'il ne reste plus la moindre motivation philosophique
(et ce n'est que ce genre de motivation qui m'intéresse dans ce livre) pour supposer que ce
programme doit être réalisable. Il n'y a aucun danger philosophique à penser que l'idée que la
raison n'est pas naturelle recèle une intuition essentielle, si l'on conserve à « naturel » le seul
sens que le naturalisme brut admette pour ce terme.

10. Il faut qu'il soit bien clair que les réflexions sur l'expérience perceptive faites dans
cette introduction, ainsi que dans le reste du livre, ne sont prises qu'à d'exemple. Dès lors que
nous souhaitons parler de la capacité à réagir à des raisons, c'est le même genre de difficultés
que nous rencontrons partout. La notion de « réactivité aux raisons » fournit une traduction
correcte d’une certaine notion de la liberté. Pour le dire de la manière la plus générale, la
difficulté est de voir comment la liberté, en ce sens, s'adapte au monde naturel. Pour ceux qui
sont tentés d'identifier le naturel avec l'application des concepts relevant de l'espace logique
que Sellars oppose à l'espace logique des raisons, c'est quelque chose de très difficile. Dans la
cinquième conférence, j’évoque brièvement un autre cas de ce genre.
Certains lecteurs m’ont amicalement fait part de leur désaccord avec l’attitude
négative que je prône dans cet ouvrage à l’égard de ce que je qualifie de « philosophie
constructive » (cf., par exemple, p. 00). Je voudrais clarifier ce point en revenant sur ce que
j'ai fait dans cette introduction. J’entends par l’« engagement dans une philosophie
constructive » la tentative de répondre à des questions philosophiques du genre de celles que
j’ai repérées : les questions qui commencent par « Comment est-il possible ? ». Le sentiment
d’urgence associé à ces questions vient d’un état d’esprit qu'il suffirait d'expliciter
soigneusement pour montrer l'impossibilité de l'objet même de ces questions. De toute
évidence, il ne peut sembler raisonnable de s’embarquer dans un tel projet que si <xxiv> l’on
ne comprend pas tout à fait la situation qui, semble-t-il, le motive. Sans toucher à cet état
d’esprit, on ne peut même pas montrer la possibilité que cette question ait un objet ; si cet état
d’esprit est écarté, la question qui commence par « Comment est-il possible ? » perd de son
apparente pertinence. Dans les deux cas, on ne peut pas espérer répondre à la question, alors
que c'est en vue d'une telle réponse qu'elle était posée. Donc, si j’ai raison de caractériser les
inquiétudes philosophiques que je souhaite traiter comme je le fais, il n’y a aucun doute:
s'engager dans la « philosophie constructive », en ce sens, ne convient pas au traitement de
ces questions. Je l'ai dit, il nous faut conjurer ces questions plutôt que de tenter d'y répondre.
C'est évidemment un dur labeur, ou, si vous préférez, de la philosophie constructive, en un
autre sens. Et il est bien entendu que c'est ce que je veux vous offrir avec ce livre.
Conférences
<3>

Première conférence : Concepts et intuitions

1. Le sujet d’ensemble de ces conférences est la manière dont les concepts font la
médiation entre les esprits et le monde. Je formulerai la discussion dans les termes d’une
conception philosophique courante, que Donald Davidson a décrite comme un dualisme du
schème et du contenu15. Cela nous mènera rapidement à Kant. L’un de mes principaux
objectifs est de suggérer que Kant devrait encore avoir un rôle central dans nos discussions
sur la manière dont la pensée porte sur la réalité.
Lorsque Davidson parle d’un dualisme entre schème et contenu, « schème » signifie
« schème conceptuel ». Si le contenu et le conceptuel sont les deux pôles d'un dualisme, alors
« contenu » ne peut pas signifier ce qu’il signifie souvent dans la philosophie contemporaine,
à savoir, ce que livre une proposition subordonnée en « que », par exemple dans une
attribution de croyance : afin de disposer d’une étiquette, nous pouvons appeler le contenu
dans ce sens moderne « contenu représentationnel ». Le contenu représentationnel et le
conceptuel ne peuvent pas être considérés comme les deux pôles d'un dualisme. Cela est
évident, quel que soit l’accueil que nous réservons à l’idée qu’il existe des contenus
représentationnels non-conceptuels. (Je reviendrai sur ce point dans ma troisième conférence.)
Alors pourquoi est-ce le contenu qui est censé s’opposer aux concepts, dans le
dualisme critiqué par Davidson ? On peut parvenir à comprendre cette terminologie en
considérant la manière dont elle figure dans la remarque de Kant : « Des pensées sans contenu
sont vides »16. Une pensée serait vide <4> lorsque rien n’est pensé quand elle est pensée ;
c’est-à-dire lorsqu’elle est dépourvue de ce que j’appelle un « contenu représentationnel ».
Dès lors, elle ne serait pas du tout une pensée, et c’est sûrement ce que Kant veut dire ; il
n’entend pas (ce serait absurde) attirer notre attention sur une sorte particulière de pensées,
celles qui sont vides. Lorsque Kant dit que des pensées sans contenu sont vides, il n’avance
pas simplement une tautologie : « sans contenu » n’est pas seulement une autre manière de
dire « vide », comme ce serait le cas si « contenu » voulait simplement dire « contenu

15
« Sur l’idée même de schème conceptuel », in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation (op. cit.),
pp.267-289. Voir en particulier p.273, « un dualisme entre schème total (ou langage) et contenu non interprété »,
et p.276, « le dualisme du schème conceptuel et du contenu empirique ».
16
Critique de la Raison Pure A51/B75 , tr. fr. par Alain Renaut (Paris, GF-Flammarion, 2001), p. 144.
représentationnel ». « Sans contenu » indique ce qui est censé expliquer la sorte de vacuité
qu’envisage Kant. Nous pouvons développer cette explication à partir de la deuxième partie
de la remarque de Kant : « des intuitions sans concepts sont aveugles ». Des pensées sans
contenu (qui, en fait, ne seraient pas du tout des pensées) seraient un jeu de concepts
dépourvu de lien avec des intuitions, c’est-à-dire avec des éléments livrés par l'expérience.
C’est le lien avec ce que livre l'expérience qui fournit aux pensées le contenu, la substance,
dont elles manqueraient dans le cas contraire.
L’image est donc la suivante : le fait que les pensées ne sont pas vides, le fait qu’elles
ont un contenu représentationnel, émerge d’un jeu réciproque entre concepts et intuitions.
Dans le dualisme de Davidson, le « contenu » correspond aux intuitions, à des éléments que
livre l'expérience, compris dans les termes d’une conception dualiste de ce jeu réciproque.

2. Cet arrière-plan kantien explique pourquoi on décrit souvent ce à quoi s’oppose le


conceptuel, dans le dualisme que considère Davidson, comme le Donné. En fait, « dualisme
du schème et du Donné » conviendrai davantage que « dualisme du schème et du contenu »,
car on ne fait pas ainsi écho de manière confuse à l'idée de contenu représentationnel. On
suggère aussi une compréhension particulière de ce qui rend le dualisme tentant.
Kant introduit cette remarque sur les intuitions et les concepts dans le cours de sa
présentation de la connaissance empirique comme le résultat d’une coopération entre la
spontanéité et la réceptivité, entre la sensibilité et l'entendement17. Il nous faut maintenant
nous demander pourquoi il semble approprié de décrire l’entendement, dont la contribution
spécifique à cette co-opération est de contrôler les concepts, <5> en termes de spontanéité.
Une réponse un peu rapide mais suggestive est que la topographie de la sphère conceptuelle
est constituée de relations rationnelles. L’espace des concepts est au moins une partie de ce
que Wilfrid Sellars appelle « l’espace des raisons »18 . Lorsque Kant décrit l’entendement

17
Voici les lignes qui précèdent le passage déjà cité : « Si nous voulons appeler sensibilité la réceptivité
de notre esprit, telle qu’elle consiste à accueillir des représentations en tant qu’il est affecté de quelque manière,
en revanche le pouvoir de produire soi-même des représentations, autrement dit la spontanéité de notre
connaissance, est l’entendement. Il est dans notre nature que l’intuition ne puisse jamais être que sensible, c’est-
à-dire qu’elle contienne seulement la manière dont nous sommes affectés par des objets. Par opposition, le
pouvoir de penser l’objet de l’intuition sensible est l’entendement. Aucune de ces deux propriétés n’est à
privilégier par rapport à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné, et sans l’entendement, aucun
ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. »
18
« En caractérisant comme [mieux: une <l'addition est de John McDowell, N.d.T >] connaissance un
comme une faculté de la spontanéité, cela reflète sa vision de la relation entre raison et
liberté : rendre quelque chose nécessaire de manière rationnelle est non seulement compatible
avec la liberté mais cela en est constitutif. Le slogan dirait que l’espace des raisons est le
règne de la liberté19.
Mais si notre liberté de pensée empirique est totale, précisément si elle ne reçoit nulle
contrainte du dehors de la sphère conceptuelle, alors cela menace la possibilité même que les
jugements d’expérience puissent être fondés de façon à être mis en relation avec une réalité
extérieure à la pensée. Et cette fondation est assurément requise pour que l’expérience soit
une source de connaissance, et, plus généralement, pour que la portée des jugements
empiriques sur la réalité trouve bonne place dans notre conception. Plus nous spéculons sur la
connexion entre raison et liberté, plus nous risquons de ne plus avoir prise sur la constitution
par l’exercice des concepts de jugements garantis sur le monde. Nous risquons de ne plus
voir, comme nous le voulions, des concepts en exercice mais des coups dans un jeu isolé. Et
cela nous prive de l'idée même qu'il y a là des concepts en exercice. Trouver des raisons
convenables pour nos croyances empiriques n'est pas un jeu isolé.
Les dualismes du schème conceptuel et du « contenu empirique », du <6> schème et
du Donné répondent à ce genre d'inquiétudes. Ils nous permettent de reconnaître que notre
liberté de développer nos concepts empiriques est bien contrainte de l'extérieur. Les
justifications empiriques dépendent de relations rationnelles, qui sont dans l’espace des
raisons. D'après une idée qui est censée nous rassurer, c'est dans les stimulations que le règne
conceptuel reçoit de l'extérieur que les justifications empiriques trouvent une fondation
ultime. Cette idée nous pousse à développer l’espace des raisons de manière à l’étendre au-
delà de l’espace des concepts. Supposons que nous cherchions le fondement, la justification
d’une croyance ou d’un jugement. D'après cette idée, une fois joués tous les coups jouables
dans l’espace des concepts, tous les coups jouables entre des éléments doués d'une

épisode ou un état, nous n'offrons pas une description empirique de cet épisode ou de cet état, mais nous le
situons dans l'espace logique des raisons, des justifications et des aptitudes à justifier ce qu’on affirme ». Ce
passage se trouve p.80 de la classique attaque de Sellars contre le Mythe du Donné, Empirisme et philosophie de
l'esprit, op. cit. Dans la plupart de ces conférences, j’essaierai de jeter un doute sur l’idée de Sellars que poser
quelque chose dans l’espace des raisons doit, en tant que tel, être distingué du fait d’en donner une description
empirique. Mais le thème de la position des choses dans l’espace des raisons est d’une importance cruciale pour
moi.
19
Pour une discussion utile de cette idée, v. Robert Brandom, “ Freedom and Constraint by Norms ”,
American Philosophical Quarterly 16 (1979), p. 187-96
organisation conceptuelle, il nous reste encore une ressource. Nous pouvons en effet montrer
quelque chose qui n'a été reçu que dans l'expérience. On ne peut que le montrer, car, ex
hypothesi, ce dernier coup n'intervient dans la justification qu'une fois que nous avons joué
toutes les possibilités de faire surgir une relation de fondation entre deux éléments doués
d'une organisation, et donc d'une articulation, conceptuelle.
J'ai pris pour point de départ la pensée que Kant exprime quand il remarque que ce
n'est pas seulement pour nous faire une idée de ce qu'est une justification adéquate d'un
jugement que nous avons besoin d'un jeu réciproque entre des concepts et des intuitions, c'est-
à-dire des éléments de ce qui est apporté par l'expérience, c'est surtout pour nous faire une
idée de ce qu'est un contenu représentationnel. Sans cela, nous nous retrouvons avec un jeu de
formes vides là où nous croyions voir l’exercice de concepts. J’ai poursuivi en parlant de la
place de l’idée de Donné dans la détermination du genre de fondation qui permet de faire d'un
jugement empirique une connaissance. Cette idée explicitement épistémologique est
directement en relation avec l’idée plus générale qui était mon point de départ. Le contenu des
jugements empiriques en général (qu’ils reflètent ou non une connaissance, et même qu’ils
soient justifiés ou non, même s'il s'agit de jugements qui demandent une justification moins
solide que celle qu'une connaissance requiert) doit être susceptible d'une justification
empirique, même si on ne dispose pas toujours d'emblée d'une telle justification (par exemple
dans le cas d’une hypothèse très hasardeuse). C'est un mauvais point de départ de commencer
par dire que la procédure de justification de l'utilisation d'un concept dans un jugement qui
consiste à montrer quelque chose dans le Donné est une procédure admissible (une procédure
qui permettrait, à la rigueur, de présenter ce que ce jugement contient de connaissance), à
moins d'admettre que cette forme de garantie constitue le concept, et, du coup, sa contribution
à tout contenu pensable dans lequel il figure, qu'il s'agisse du contenu d'un jugement de
connaissance, ou de celui d’un jugement moins exigeant en matière de justification.
Une telle condition s'imposerait d'emblée à des concepts observationnels, c'est-à-dire
les concepts pouvant figurer dans des jugements qui sont une réponse <7> directe à
l’expérience. A cette condition supposée correspond une manière familière de se représenter
la formation de ces concepts. Cette représentation va naturellement de pair avec l'idée de
Donné. D’après cette représentation, des concepts dont la constitution doit, même en partie,
au fait que c'est dans le Donné que les jugements dans lesquels ils figurent sont fondés, sont
nécessairement associés à des capacités conceptuelles acquises par confrontation avec les
éléments pertinents de ce Donné. Ces éléments sont en effet autant d'occasions de mettre en
œuvre la procédure consistant à montrer une garantie ultime. Mais d'ordinaire, quand il y a
stimulation de la sensibilité, c’est dans la diversité que le Donné nous serait offert. Le sujet
devrait donc, pour former un concept observationnel, abstraire l'élément pertinent de la
multiplicité ainsi offerte.
Cette conception abstractionniste du rôle du Donné dans la formation des concepts a
été vigoureusement critiquée, dans un esprit wittgensteinien, par P. T. Geach20. Je reviendrai
aux idées de Wittgenstein sur ce type de questions plus tard dans la conférence ( § 7).
A partir du moment où c'est de cette manière que nous concevons comment une
substance empirique est injectée dans les concepts au niveau fondamental, celui des concepts
observationnels, la voie la plus directe semble être d'étendre cette conception. L’image est
celle d’une substance empirique qui se transmet du niveau fondamental aux concepts
empiriques. Les concepts empiriques sont ensuite ôtés de l’expérience immédiate. Puis la
transmission se poursuit à travers les canaux que constituent les réseaux d’inférences qui
organisent les concepts en un système.

3. J’ai essayé d’expliquer ce qui peut tenter dans l’idée de Donné. Mais cette idée se
dessert elle-même. Dans l’idée de Donné, il y a l’idée selon laquelle l’espace des raisons,
l’espace des justifications ou des garanties, s’étend au-delà de la sphère conceptuelle. L’excès
d’extension de l’espace des raisons est censé lui permettre d’intégrer des impacts non-
conceptuels venant du dehors du règne de la pensée. Mais il est difficile de comprendre les
relations en vertu desquelles un jugement est garanti autrement que comme des relations dans
l’espace des concepts, des relations comme l’implication ou la probabilisation, qui ne valent
qu’entre des exercices potentiels de capacités conceptuelles. La tentative d’étendre la portée
de relations justificatrices au-delà de la sphère conceptuelle ne permet pas d’obtenir le résultat
escompté.
<8> Nous désirions retrouver l’assurance que lorsque nous faisons usage des concepts
dans des jugements, notre liberté (l'exercice spontané de notre entendement) est contrainte du
dehors de la pensée, et nous pourrions nous réclamer pour présenter nos jugements comme
des jugements justifiés. Mais lorsque nous en arrivons au point où l’espace des raisons s’étend
au-delà de la sphère conceptuelle, de manière à intégrer les stimulations extra-conceptuelles
venant du monde, il en résulte une conception où la contrainte du dehors s’applique à la
frontière externe de l’espace des raisons ainsi étendu. Nous ne pouvons plus alors nous figurer
cette contrainte que comme un impact brut venant de l’extérieur. Sans doute cette conception

20
Mental Acts (Routledge & Kegan Paul, London, 1957), §§ 6-11
nous protège de tout blâme relatif à ce qui se passe sur cette frontière externe, et de la sorte de
tout blâme relatif aux influences internes de ce qui se passe sur cette frontière externe. Ce qui
s’y passe n’est que l’effet d’une force étrangère, un impact causal venant du monde, qui opère
hors du contrôle de notre spontanéité. Mais une chose est d’être à l’abri du blâme, pour la
raison que la situation dans laquelle nous nous trouvons découle en dernière instance de la
force brute ; une autre est d’être en possession d’une justification. En définitive, l’idée de
Donné fournit des disculpations là où nous attendions des justifications21.
Il peut être difficile d’accepter que le Mythe du Donné est un mythe. On peut avoir
l’impression que rejeter le Donné, c’est se rendre à nouveau vulnérables à la menace à
laquelle l’idée de Donné est une réponse, la menace que notre conception ne permette aucune
contrainte externe sur les activités de la pensée et du jugement empiriques. On peut avoir ici
l’impression de réserver <9> un rôle pour la spontanéité tout en refusant de reconnaître un
quelconque rôle à la réceptivité. Et c’est inacceptable. Si nous voulons reconnaître aux
activités de la pensée et du jugement empiriques une portée sur la réalité, nous devons trouver
une contrainte externe. La réceptivité doit avoir un rôle, tout autant que la sensibilité. La
sensibilité doit avoir un rôle, tout autant que l’entendement. En en prenant conscience, nous
ressentons l’urgence de battre en retraite et d’en appeler au Donné. Tout cela pour nous rendre

21
Quand j’ai donné cette conférence, je disais « excuses » là où je dis maintenant « disculpations »; Zvi
Cohen avait alors remarqué que cela ne rendait pas le contraste que je souhaitais. Ce que je souhaitais était un
contraste analogue à celui qui est illustré par l’exemple suivant. Si on retrouve une personne à un endroit dont
elle a été bannie, le fait d’avoir été transportée à cet endroit par une tornade la disculpe. Son arrivée à cet endroit
est totalement exclue du domaine de ce dont elle peut être tenue pour responsable ; non pas que cela la rende
irresponsable, mais il existe alors de quoi plaider une atténuation des sanctions.
Quand nous succombons à la tentation du Mythe du Donné, nous nous assurons soigneusement que les
relations franchissant la frontière externe de l’espace des concepts, relations entre des portions du Donné et les
jugements d’expérience les plus primaires, sont aptes à établir des raisons ; voilà où on en vient à considérer
l’espace des raisons comme s’étendant au-delà de l’espace des concepts. Mais nous oublions d’examiner de quoi
les choses ont l’air à cette nouvelle frontière externe de l’espace des raisons, là où le contact est fait avec la
réalité indépendante. Nous désirions voir notre spontanéité sujette dans son exercice à une contrainte issue du
monde lui-même, mais nous ne désirions pas que cela rende l’idée de spontanéité inutilisable. Nous voulions être
en mesure de nous estimer pleins d’une liberté responsable, de manière à toujours avoir à portée de main une
justification possible, même quand nous nous trouvons face à face avec le contact ultime entre notre vie mentale
et le monde. L’essentiel de cette conférence est de montrer combien il est difficile de réaliser que nous pouvons
avoir ensemble ces deux exigences : une contrainte rationnelle venue du monde, et une spontanéité sans
restrictions. Le Mythe du Donné abandonne la deuxième exigence, et la réponse de Davidson que j’examine plus
bas (§ 6) renonce à la première.
encore une fois compte que cela ne sert à rien. Nous risquons d’être pris au piège d’une
perpétuelle oscillation.
Il y a cependant bien un moyen de sauter de la balançoire.

4. D'après la réflexion de Kant dont nous sommes partis, la connaissance empirique est
le résultat d’une coopération entre la réceptivité et la spontanéité. (« Spontanéité » n’est ici
qu’une étiquette pour désigner l’engagement de capacités conceptuelles.) Nous pouvons
sauter de la balançoire à condition de bien nous rendre compte de l’idée suivante : on ne peut
pas concevoir séparément, même en théorie, la contribution de la réceptivité à cette
coopération.
Les capacités conceptuelles pertinentes sont mobilisées dans la réceptivité (il est
important qu’elles ne s'exercent pas que dans ce contexte. Je reviendrai sur ce point dans le §
5.) Elles ne s'exercent pas sur des présents extra-conceptuels de la réceptivité. Il faut
comprendre que ce que Kant appelle « l’intuition » (ce qui est apporté par l'expérience) n’est
pas la simple acquisition d’un Donné extra-conceptuel, mais une sorte d’événement ou d’état
qui a déjà un contenu conceptuel. Dans l’expérience, on saisit, par exemple par la vision, que
les choses sont d'une certaine façon, ce qui peut également être l’objet, par exemple, d’un
jugement.
Bien sûr, on peut se tromper en supposant qu’on a saisi que les choses sont d'une
certaine façon, alors qu'elles ne le sont pas. Mais cette possibilité ne compte pas vraiment. Je
n’en parlerai pas avant la dernière conférence, et je n’en dirai pas grand chose.
Dans la conception sur laquelle j’insiste, les contenus conceptuels les plus proches de
l’impact de la réalité externe sur la sensibilité ne sont pas immédiatement situés, du fait qu'ils
sont conceptuels, à distance de l’impact. Ils ne résultent pas d’un premier pas dans l’espace
des raisons, un pas sur lequel il faudrait revenir ensuite, afin d’exposer ses justifications. C’est
du moins la façon dont cette dernière activité est conçue dans le dualisme du schème et du
Donné. Ce premier pas supposé partirait d’une impression, conçue comme la réception brute
d’une portion du Donné, pour aller à un jugement justifié par l’impression. Mais les choses ne
se passent pas ainsi : les contenus conceptuels en ce sens les plus primaires <10> sont déjà
investis par les impressions, c’est-à-dire les stimulations exercées par le monde sur notre
sensibilité.
On ouvre ainsi la porte à une autre notion de donné [givenness], une notion pure de
toute confusion entre justification et disculpation. Nous n’avons plus à prolonger l’espace des
raisons au-delà de l’espace des concepts. Quand nous cherchons le fondement d’un jugement
empirique, le dernier pas nous ramène à l’expérience. Les expériences ont d’emblée un
contenu conceptuel. Ce dernier pas ne nous entraîne donc pas au dehors de l’espace des
concepts. Mais il nous entraîne plutôt en un lieu où la sensibilité (ou réceptivité) est à l’œuvre.
Nous ne serons donc plus désemparés par la liberté comprise dans l’idée selon laquelle nos
capacités conceptuelles s’inscrivent dans une faculté de la spontanéité. Nous n'aurons plus
peur d'oublier, avec notre conception, la contrainte externe qui est requise si nous voulons
reconnaître à l’exercice de nos capacités conceptuelles une portée sur le monde.

5. J'ai dit (§ 4) que dans le cours de notre expérience c'est dans la réceptivité que les
capacités conceptuelles sont mobilisées; elles ne s'exercent pas sur un présent qui aurait été
livré antérieurement à la réceptivité. Non pas que je veuille dire qu'elles s'exercent sur quoi
que ce soit d'autre. De ce point de vue, parler de capacités conceptuelles qui s'exercent semble
tout à fait inapproprié, car cela correspond à une activité, alors que l'expérience est passive22.
L'expérience nous encombre de contenus. Les capacités conceptuelles sont déjà entrées en
jeu, pour rendre le contenu disponible, avant même que la question d'un quelconque choix ne
se soit posée. Le contenu n'est pas quelque chose qu’on compose soi-même, comme lorsqu'on
choisit ce qu’on va dire sur un sujet. Et c'est même précisément parce que l'expérience est
passive, qu'elle n'est que l'œuvre de la réceptivité, que ma conception de l'expérience peut
satisfaire le désir de trouver une limite à la liberté qui sous-tend le Mythe du Donné.
Comme l'expérience est passive, l'engagement des capacités conceptuelles dans
l'expérience ne s'ajuste pas d'emblée à l'idée d'une <11> faculté de spontanéité. Voilà qui
pourrait laisser croire que je ne désamorce pas vraiment le Mythe du Donné, mais que je me
contente de rejeter les termes dans lesquels le problème auquel il répond est posé. Ce qui
engendre la tentation d'invoquer le Donné est l'idée selon laquelle la spontanéité caractérise
l'exercice de la compréhension conceptuelle en général, de sorte que son étendue va jusqu'aux
contenus conceptuels qui se trouvent au plus près des impacts que le monde exerce sur notre

22
Bien sûr je ne nie pas que l'expérience du monde engage une activité. Chercher est une activité;
observer, contempler, etc., sont des activités. (C'est sur quoi insistent utilement ceux qui pensent que nous ne
devrions pas du tout concevoir l'expérience comme une réception passive, comme J. J. Gibson; voir, par
exemple, The Senses Considered as Perceptual Systems (George Allen and Unwin, London, 1968).) Mais le
contrôle que nous pouvons avoir sur ce qui nous arrive dans l'expérience a des limites: on peut décider de notre
positionnement, et de la hauteur de son sur laquelle régler notre attention, et d'autres choses, mais ce dont il va
être fait l'expérience ne dépend pas de nous, même après avoir fait tout cela. C'est sur cette idée minimale que je
souhaite insister.
sensibilité. Il nous faut voir l'expansion de cette spontanéité sous le contrôle de quelque chose
d'extérieur à la pensée, sous peine d'avoir à nous représenter les opérations de la spontanéité
comme des roulements sans frottement dans le vide. Le Donné fournit apparemment ce
contrôle externe. Et voilà qui pourrait à présent laisser croire que quand j'insiste sur la
passivité de l'expérience, je dissous la tentation en me contentant de nier que la spontanéité
s'étende jusqu'au contenu de l'expérience, même si j'affirme par ailleurs que les capacités
conceptuelles sont à l'œuvre dans l'expérience.
Mais il n'en est rien. Le désir qu'il entre du frottement externe dans notre image de la
spontanéité ne peut pas être satisfait de cette manière. On ne peut pas se contenter de
restreindre la portée de la spontanéité, en limitant son étendue en-deçà de la sphère du
conceptuel.
Nous ne pourrions pas supposer que les capacités qui sont en jeu dans l'expérience
sont conceptuelles si elles ne se manifestaient que dans l'expérience, que dans les opérations
de la réceptivité. On n'y verrait pas du tout des capacités conceptuelles si elles ne trouvaient
pas également à s'exercer dans la pensée active, c'est-à-dire selon des modalités qui
correspondent à l'idée de spontanéité. Il nous faut au moins pouvoir décider quand on doit
juger que les choses sont comme l'expérience nous les représente. L'état dans lequel
l'expérience nous représente les choses n'est pas de notre ressort, mais il nous appartient
d'accepter l'apparence ou bien de la rejeter23. De plus, même si nous ne prenons en compte
que les jugements qui n'enregistrent que l'expérience, et qui sont déjà actifs en ce sens
minimal, il nous faut reconnaître que la capacité à utiliser des concepts dans ces jugements
n'est pas auto-suffisante; elle ne peut pas fonctionner indépendamment de la capacité à utiliser
les mêmes concepts en dehors de ce contexte. C'est le cas même pour les concepts qui sont le
plus immédiatement liés au caractère subjectif de l'expérience, comme les concepts de
qualités secondes. De manière tout à fait générale, on ne peut reconnaître les capacités
mobilisées dans l'expérience comme conceptuelles qu'en ayant à l'esprit le fait <12> que
quelqu'un qui est en leur possession est réactif aux relations rationnelles qui lient le contenu
des jugements d'expérience à d'autres contenus jugeables. Ces liens donnent aux concepts leur
place dans autant de visions possibles du monde.
Prenons, par exemple, les jugements de couleur. Ces jugements engagent une série de

23
On peut illustrer avec profit ce point à l'aide de quelques illusions familières. Dans l'illusion de
Müller-Lyer, notre expérience nous représente deux lignes de longueur inégale, mais quelqu'un qui connaît le
tour s'abstiendra de juger que c'est là l'état des choses.
capacités conceptuelles qui sont tout aussi étroitement intégrées à une compréhension du
monde que d'autres capacités. Cependant, on ne peut pas dire de quelqu'un qu'il a fait un
jugement de couleur, même directement observationnel, à moins d'un arrière-plan qui puisse
nous assurer que les couleurs sont bien comprises comme des propriétés potentielles des
choses. L'aptitude à produire les « bons » termes de couleur en réaction aux stimulations du
système visuel (une aptitude que possèdent, je crois, certains perroquets) ne révèle en rien la
possession des concepts pertinents si le sujet n'a aucune compréhension, par exemple, de
l'idée que ces réponses sont l'effet d'une sensibilité [sensitivity] à un certain état de choses
dans le monde, état de choses qui peut avoir lieu tout à fait indépendamment des perturbations
produites dans le courant de conscience de la personne. Le nécessaire arrière-plan de
compréhension inclut, par exemple, le concept de surface visible d'un objet et le concept de
conditions appropriées à la détermination visuelle de la couleur d'un objet24.
Evidemment, les concepts qui peuvent figurer dans le contenu d'une expérience ne se
limitent pas aux concepts de qualités secondes. Une fois ce fait pris en compte, il est encore
plus évident qu’on ne peut pas comprendre comment les capacités conceptuelles opèrent
passivement dans la sensibilité sans prendre en compte la manière dont elles s'exercent
activement dans les jugements et les pensées qu'expriment ces jugements.
Les capacités conceptuelles qui entrent passivement en jeu dans l'expérience
appartiennent au réseau de capacités dont dispose une pensée active. Quand une quête de
réponse s'enclenche en réaction à un impact du monde sur la sensibilité, c'est ce réseau qui en
a le contrôle rationnel. Et dire que l'entendement est une faculté de la spontanéité (que c'est
dans le domaine de la liberté responsable que les capacités conceptuelles s'exercent) n'a en
partie d'intérêt que parce que le contrôle que ce réseau exerce sur les pensées d'un sujet n'est
pas absolu. La pensée empirique active est soumise, dans ses œuvres, à l'obligation
permanente d'évaluer réflexivement les titres de créance des liens rationnels présomptifs qui
la contrôlent. Il faut être toujours prêt <13> à modifier des concepts et des conceptions, si
c'est ce que la réflexion exige. Il n'y a sans doute nulle raison d'envisager une modification
des concepts qui se trouvent aux frontières les plus externes du système, les concepts les plus
immédiatement observationnels, en réaction à des pressions qui se font sentir de l'intérieur du
système. Mais cette hypothèse sans aucun doute peu envisageable permet de faire ressortir le
point qui m'importe à présent. C’est que, en dépit de ce que l'expérience même ne s'ajuste pas

24
Pour le développement de quelques-unes de ces idées, voir Sellars, Empirisme et philosophie de
l'esprit, §§ 10-20.
bien à l'idée de spontanéité, même les concepts les plus immédiatement observationnels sont
en partie constitués par le rôle qu'ils jouent dans quelque chose qu’on peut concevoir de façon
fort pertinente en termes de spontanéité25.
Nous ne pouvons donc pas nous contenter de protéger l'engagement passif des effets
potentiellement déprimants de la liberté comprise dans l'idée de spontanéité. Si nous croyons
pouvoir nous appuyer sur la passivité de l'expérience en niant que la spontanéité s'étende
jusqu'au contenu de l'expérience, nous retombons dans formulation fallacieuse d’une certaine
version du Mythe du Donné à la. Si nous tentons de tenir la spontanéité à l'écart de notre
conception, mais en parlant cependant de capacités conceptuelles à l'œuvre dans l'expérience,
alors le discours sur les capacités conceptuelles n'est plus qu'un jeu sur les mots. Le problème
du Mythe du Donné est qu'il nous offre au mieux des disculpations là où nous exigions des
justifications. C'est encore ce problème qui se montre ici, en relation avec les stimulations de
la spontanéité par les présents dits conceptuels de la sensibilité. Si l'on pense que ces
stimulations échappent au contrôle de de la spontanéité, alors ce qu’on peut au mieux attendre
d'elles est une exemption du blâme d'avoir cru ce qu'elles nous ont amené à croire, mais on ne
peut pas attendre qu'elles justifient que nous le croyions.
Ce n'est donc pas une victoire à vil prix sur le Donné que je suis en train de proposer,
une victoire qui serait remportée en s'appuyant sur le fait que l'expérience est passive de
manière à tenir l'expérience hors de portée de la spontanéité. Dans la conception que je
propose, même si l'expérience est passive, elle met en œuvre des capacités qui s'inscrivent
véritablement dans la spontanéité.

6. L'échec à voir la possibilité qui s'annonce ici (c'est-à-dire à comprendre comment


des capacités qui <14> s'inscrivent dans la spontanéité peuvent être mêlées inextricablement
dans une opération de la simple réceptivité) n'est pas seulement un oubli superficiel. Il y a une
difficulté à saisir la solution, et les racines de cette difficulté gisent profondément.
Je voudrais en donner une première illustration avec Davidson. Dans un célèbre article
où il propose une théorie cohérentiste de la vérité et de la connaissance26, Davidson laisse en

25
Mon intention est que les images de ce paragraphe rappellent la célèbre section conclusive de l'article
classique de W.V. Quine, « Deux dogmes de l’empirisme », dans son Du point de vue logique, (tr. fr. sous la
direction de Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2003), pp. 49-81.

26
"A Coherence Theory of Truth and Knowledge", repris dans Ernest LePore, ed., Truth and
Interpretation: Perspectives on the Philosophy of Donald Davidson (Basil Blackwell, Oxford, 1986), pp. 307-19.
filigrane la voie de sortie que je propose. Il n’argumente pas contre elle; c'est tout simplement
qu'elle ne se trouve pas parmi les possibilités qu'il envisage.
Pour Davidson, il est clair que si nous concevons l'expérience en termes d'impacts sur
la sensibilité se produisant en dehors de l'espace des concepts, il ne faut pas croire que nous
pouvons invoquer l'expérience pour justifier des jugements ou des croyances. Ce serait
succomber au Mythe du Donné, et tomber dans la confusion de la justification et de la
disculpation, confusion qui accompagne ce Mythe. L'espace des raisons ne s'étend pas au-delà
de l'espace des concepts, de manière à permettre une réception pure du Donné. Pour l'instant,
c'est exactement ce sur quoi j'ai insisté.
Mais Davidson pense que l'expérience n'est rien d'autre qu'un impact extra-conceptuel
sur la sensibilité. Et il conclut donc qu'elle se trouve en dehors de l'espace des raisons. D'après
Davidson, l'expérience a une importance causale pour les jugements et les croyances d'un
sujet, mais elle n'a aucune importance dans la détermination de leur justification ou de leur
garantie. Davidson affirme que « rien hormis une autre croyance ne peut compter comme
raison d’avoir une autre croyance », et il veut dire en particulier que l'expérience ne peut pas
être tenue pour une raison de maintenir une croyance.
Je suis bien entendu d'accord avec le point de départ de cette réflexion. Mais la
conclusion est tout à fait insatisfaisante. Davidson rejette le Mythe du Donné jusqu'à refuser à
l'expérience tout rôle justificatif, il en résulte une version du cohérentisme où la spontanéité
est conçue comme exempte de frottements, et c'est exactement ce qui rend l'idée de Donné
attirante. C'est précisément l'un des mouvements de l'oscillation que j'ai évoquée. Il n'y a rien
pour empêcher de provoquer le retour du balancier. Dans la conception de Davidson,
l'engagement de notre pensée empirique est présenté comme ne rencontrant aucune contrainte
rationnelle externe, mais simplement une influence causale. Cela soulève une inquiétude
quant à la question de savoir comment cette conception peut faire une place au genre de
portée sur la réalité propre à la pensée empirique. C'est précisément le genre d'inquiétude
susceptible de rendre nécessaire une invocation du Donné. Et Davidson ne fait rien pour <15>
tempérer cette inquiétude. Je crois qu'il faut accuser sa bienveillance envers l'idée selon
laquelle il est toujours possible de comprendre la place du contenu empirique dans notre
conception même quand on a prudemment stipulé que les impacts du monde sur notre
sensibilité n'ont rien à voir avec une justification.

Traduction française « Une conception cohérentiste de la vérité et de la connaissance » à paraître dans Textes-
clés de la philosophie du langage, sous la direction de Sandra Laugier, Vrin, 2007.
Bien sûr Davidson croit que la pensée peut se reposer sur sa position et n’est pas prise
dans le mouvement d’une oscillation interminable. Mais je crois qu'il ne parvient à envisager
les choses ainsi que parce qu'il n'entre pas suffisamment avant dans ce qui motive le Mythe du
Donné.
D'après Davidson, une conception fondationnaliste de l'expérience « conduit au
scepticisme ». Bien entendu il est vrai qu'invoquer le Donné ne mène nulle part en
épistémologie. Mais il est faux que les inquiétudes philosophiques relatives au scepticisme
naissent de l'échec de l'idée de Donné. Et l'idée du Donné n'est pas quelque chose qui nous
apparaît au cours d'une réflexion paisible, comme tombée du ciel, pour nous fournir un
fondement possible de l'épistémologie de la connaissance empirique, de sorte que nous
pourrions allègrement nous en dispenser quand nous nous apercevons qu'il ne fonctionne pas.
L'idée de Donné est plutôt une réaction à une manière de penser qui sous-tend notre
inquiétude philosophique familière relative à la connaissance empirique, et cette manière de
penser est précisément celle que Davidson accepte.
On pourrait croire que nous sommes forcés d'accepter l'idée de Donné; et c'est ce qui
arrive quand nous nous laissons impressionner par l'idée que les capacités conceptuelles
s'inscrivent dans une faculté de la spontanéité, et que nous commençons à nous inquiéter de
nous priver de la possibilité que notre conception dépeigne l'exercice des concepts pour ce
qu'il est, car elle exclurait toute contrainte rationnelle qui viendrait du dehors de la sphère de
la pensée. L'une des formes que revêt cette inquiétude est la crainte de ne pas disposer d'une
manière convaincante de nous créditer avec de la connaissance empirique. Le reflux vers le
Donné qui suit de cette inquiétude — que ce soit sous sa forme générique (comment est-il
possible que des exercices de la spontanéité portent sur une réalité qui est complètement
extérieure à la sphère de la pensée?) ou sous sa forme plus spécifiquement épistémologique
(Comment est-il possible que des exercices de la spontanéité fournissent des connaissances? )
— est une réaction naturelle au genre de « théorie cohérentiste de la vérité et de la
connaissance » que Davidson propose. Des théories de ce genre expriment précisément l'idée
décourageante selon laquelle la spontanéité de la pensée conceptuelle n'est sujette à nulle
contrainte rationnelle s'exerçant de l'extérieur. La rhétorique cohérentiste suggère une image
de confinement à l'intérieur de la sphère de la pensée, qui s'oppose à l'image d'un contact avec
ce qui se trouve au dehors de cette sphère. A ceux qui trouvent une telle imagerie à la fois
appropriée et inquiétante, l'idée de Donné peut donner l'apparence de restaurer la portée de la
pensée sur la réalité. Et à ce point de la dialectique, <16> il n'est pas bon de dénoncer
l'illusion sous l'apparence, de montrer que l'idée de Donné ne remplit pas ses promesses
apparentes, alors que l'inquiétude qui rend néanmoins cette idée inéluctable garde son
urgence, ou se trouve même exacerbée. Le seul effet est alors de révéler qu'aucune des deux
positions entre lesquelles nous sommes sommés de choisir n'est satisfaisante.
Davidson ne fait rien pour nous décourager d'envisager sa rhétorique cohérentiste dans
les termes d'une imagerie du confinement. Au contraire, c'est ce qu'il encourage décidément.
Il affirme à un moment: « nous ne pouvons bien sûr pas sortir de notre peau pour découvrir ce
qui cause les événements internes dont nous sommes conscients » . Telle quelle, cette
remarque est tout à fait insatisfaisante. Pourquoi faudrait-il supposer que, pour en savoir sur
les objets externes, il nous faut sortir de nos peaux? (Bien entendu une telle chose nous est
impossible.) Et pourquoi faudrait-il supposer que ce qui nous intéresse est d'en savoir sur ce
qui cause les événements internes dont nous sommes conscients, plutôt que de supposer que
ce qui nous intéresse, c'est tout simplement la disposition de l'environnement? Bien entendu
sortir de nos peaux, ce n'est pas la même chose que sortir de nos pensées. Mais sans doute est-
il possible de comprendre la légèreté dont fait preuve Davidson dans cette remarque si nous
supposons que Davidson conçoit ce confinement littéral à l'intérieur de nos peaux comme
l'analogue d'un confinement métaphorique dans nos croyances. Davidson est tout à fait
favorable à ce que son cohérentisme implique un tel confinement. Dans la conception de
Davidson, nous ne pouvons pas sortir de nos croyances.
Bien entendu Davidson sait qu'une telle imagerie du confinement prépare un prompt
reflux vers l'idée de Donné, l'idée selon laquelle la vérité et la connaissance dépendent de
relations rationnelles avec un élément qui se trouve en dehors du règne conceptuel. Il croit
pouvoir lâcher la bride à l'imagerie du confinement, tout en se préservant du reflux en
défendant, à l'intérieur de son cadre cohérentiste, la thèse évidemment rassurante selon
laquelle « la croyance est par nature véridique ». Davidson défend cette thèse en reliant la
croyance à l'interprétation, et en soulignant qu'il est propre à l'interprétation qu’un interprète
trouve que ses sujets ont pour l'essentiel des croyances correctes sur le monde avec lequel il
les observe interagir causalement.
Je ne souhaite pas discuter cet argument. Je veux juste demander s'il est de nature à
nous rassurer, alors que nous nous inquiétons de savoir si la conception cohérentiste de
Davidson assimiler la portée de la pensée sur la réalité. Supposons que notre inquiétude se
manifeste sous cette forme familière: pour autant que nous acceptions cette conception, nous
pourrions être des cerveaux dans la cuve d'un savant fou. La réponse davidsonienne est,
semble-t-il, que si nous étions un cerveau dans une cuve, il serait juste d'interpréter nos
propres croyances comme des croyances vraies dans l'ensemble <17> relatives à
l'environnement électronique du cerveau27. Mais est-ce là l'assurance dont nous avons besoin
pour nous protéger des tentations du Donné? L'argument devait partir du corps de croyances
dans lequel nous sommes censés être confinés, dans nos efforts actifs pour adapter nos
pensées aux justifications disponibles. Il devait rendre inoffensive l'imagerie du confinement
et nous rassurer en nous disant que ces croyances sont vraies dans l'ensemble. Mais la réponse
à l'inquiétude du cerveau-dans-une-cuve ne va pas du tout dans le sens qu'il faudrait. Elle nous
procure juste le sentiment troublant que la prise sur l'objet de nos croyances n'est pas aussi
ferme que nous le pensions28.
Je crois que la bonne conclusion est la suivante: quelque créance que nous accordions
à l'argument de Davidson selon lequel un corps de croyances est assuré d'être vrai dans
l'ensemble, l'argument démarre beaucoup trop tard pour permettre à la position de Davidson
de nous donner véritablement les moyens de sortir de cette oscillation.
Pour Davidson, la seule origine du Mythe du Donné est un scepticisme superficiel,
dans lequel, une fois tenu pour acquis qu’on a un certain corps de croyances, on s'inquiète de
leurs titres de créance. Mais le Mythe du Donné a une motivation plus profonde. C'est l'idée
selon laquelle, si la spontanéité n'est pas sujette à une contrainte rationnelle du dehors, et
d'après la position cohérentiste de Davidson elle ne l'est pas, alors nous ne pouvons pas
comprendre comment des exercices de la spontanéité peuvent représenter le monde de

27
Et ce, d'après un témoignage de Richard Rorty; voir p. 23 de son « Le pragmatisme, Davidson et la
vérité », in Jean-Pierre Cometti, ed. et tr. fr., Science et solidarité: la vérité sans le pouvoir; la philosophie sans
autorité, (Combas, Editions de l'Eclat, 1990) pp. 14-45.
28
Il est difficile de dire avec précision en quoi cette réponse n'est pas satisfaisante. Cette réponse ne
nous dit pas que nous pourrions être en train de faire une erreur remarquable sur ce sur quoi portent nos
croyances. Si je rétorque qu'une de mes croyances n'a pas pour objet des impulsions électroniques ou autres
choses de ce genre, mais, par exemple, un livre, on peut me répondre: « Votre croyance porte certainement sur
un livre — étant donné l'interprétation correcte de 'un livre', quand vous utilisez cette expression. » La
réinterprétation en question, afin de convenir à l'hypothèse que je suis un cerveau dans une cuve, affecte mes
croyances d'ordre supérieur qui portent sur ce sur quoi portent mes croyances du premier ordre, de manière à
adapter précisément son effet sur mes croyances de premier ordre. Le problème est que, dans l'argument que
Rorty attribue à Davidson, nous insinuons des modifications de l'environnement réel (d'après le point de vue de
l'interprète, et tels qu'amenés dans l'interprétation) sans modifier la façon dont les choses frappent la croyeuse,
même quand l'interprétation est censée tenir la forme du contact entre la croyeuse et son monde. Ce qui me
choque, c'est que cela rend impossible d'affirmer que cet argument fabrique une idée authentique de ce que c'est
qu'être en contact avec quelque chose en particulier. Les objets que l'interprète voit comme étant ce sur quoi
portent les croyances du sujet deviennent, pour ainsi dire, purement nouménaux pour ce qui est à la portée du
sujet.
quelque manière que ce soit. Des pensées sans intuitions sont vides, et on ne traite pas le
problème en faisant crédit aux intuitions d'un impact causal sur les pensées; notre conception
ne peut intégrer le contenu empirique que si nous pouvons reconnaître la connexion
rationnelle <18> entre intuitions et concepts. En rejetant cette connexion, Davidson ruine ses
droits à l'idée d’un corps de croyances dont partait son argument qui se voulait rassurant,
l'idée d'un corps de croyances. Dans ce cas sa tentative de désamorcer l'imagerie du
confinement échoue, et on peut présenter sa position comme la version d'une des deux phases
de l'oscillation. Pour se frayer une vraie voie de sortie, il faudrait pouvoir éviter le Mythe du
Donné sans renoncer à affirmer qu'il y a une contrainte rationnelle de l'expérience sur la
pensée.
J'ai indiqué que c'était possible à condition de reconnaître que les impressions que le
monde exerce sur nos sens sont d'emblée douées de contenu conceptuel. Mais un obstacle
empêche Davidson d'apercevoir les possibilités dans cette direction. Je reviendrai sur ce point
dans les autres conférences.

7. Le Mythe du Donné vient surtout du désir de trouver une contrainte rationnelle qui
s'exerce du dehors du règne de la pensée et du jugement. Ce désir se manifeste le plus
familièrement quand il s'agit de la connaissance empirique du monde qui nous entoure: la
connaissance qui nous est fournie par ce que Kant appelle le « sens externe »29. Mais il faut
noter que l'expression spatiale que je viens juste d'employer, « du dehors du règne de la
pensée et du jugement », n'est qu'une métaphore. On a exactement affaire à la même tentation
avec ce que Kant appelle le « sens interne »30. Le règne de la pensée et du jugement comprend
les jugements que peut faire une personne à propos de ses propres perceptions, pensées,
sensations, etc. Les capacités conceptuelles qui sont à l'œuvre dans ces jugements doivent
s'inscrire dans la spontanéité tout comme les autres capacités conceptuelles, et on peut
également rencontrer dans cette région de la pensée le spectre d'un roulement sans frottement
dans le vide. Et, d'une manière qui devrait maintenant être familière, on pourrait croire que,
pour avoir du frottement, sans lequel on ne peut pas parler d'un contenu véritable, il nous faut
considérer que l'exercice des concepts dans cette région est rationnellement fondé dans un
élément extra-conceptuel, c'est-à-dire dans des présences nues fournissant à ces jugements

29
cf. par exemple B 67
30
cf. par exemple A22/B37. Pour avoir les deux expressions ensemble dans le même développement,
voir la note de bas de page en Bxxxix-xli
leur ultime fondement.
Dans ce point de passage apparemment obligé de la réflexion, tel que je viens de la
décrire, on retrouve un élément que Wittgenstein prend pour cible dans son argument connu
sous le nom d'argument du langage privé. En interprétant cet argument polémique comme
l'illustration d'un rejet général du Donné, c'est toute sa réelle pertinence que nous nous
autorisons à mettre en valeur. Et c'est peut-être même notre compréhension générale de <19>
ce dont il est question ici qui gagne à s'appuyer sur l'examen de ces textes bien connus de
Wittgenstein31.
J'ai dit « connu sous le nom d'argument du langage privé » car d'après mon
interprétation, la cible de Wittgenstein est l'idée selon laquelle les « jugements du sens
interne » sont fondés en dernière instance sur des présences nues, plutôt que la conception
selon laquelle ces présences nues pourraient trouver une expression linguistique. Une
personne sous l'emprise de cette dernière conception, qui serait convaincue par l'argument
d'après lequel le langage ne peut pas saisir ces présences nues, pourrait répliquer que c'est
précisément là ce qu'elle veut dire. Si le langage pouvait saisir ces présences nues, cela
voudrait dire qu'elles se trouvent au sein de la sphère conceptuelle, et l'intérêt est qu'en les
reconnaissant, on reconnaît quelque chose qui contraint la spontanéité, en pénétrant du dehors
à l'intérieur de cette sphère. Il est donc certain que le langage ne peut pas les saisir. Mais
cependant, croit-on nécessaire d'ajouter, elles sont là pour qu'on puisse les désigner comme
les justifications dernières des jugements du « sens interne ». La force essentielle de l'attaque
wittgensteinienne n'est pas d'éliminer l'idée d'un langage privé, ce qui ne serait qu'une
continuation de la ligne de pensée que Wittgenstein oppose à l'autre conception. L'attaque
wittgensteinienne ruine cette position, même quand l'idée d'un langage privé est abandonnée,
en appliquant la morale générale: une présence nue ne peut fournir de fondement à rien.
Cependant, une fois convaincu que les fondements derniers des jugements
d'expérience doivent être des éléments du Donné, on est naturellement conduit à admettre la
possibilité de concepts qui se trouvent aussi près que possible de ces fondements ultimes, au
sens où leurs contenus sont entièrement déterminés par le fait que les jugements qui les

31
J'en ai dit un peu plus sur cette interprétation de Wittgenstein dans "One Strand in the Private
Language Argument", Grazer Philosophische Studien 33/34 (1989), 285-303, repris dans Mind, Value and
Reality, Harvard, Harvard University Press, 1998. Voir également mon "Intentionality and Interiority in
Wittgenstein", in Klaus Puhl, ed., Meaning Scepticism (De Gruyter, Berlin, 1991), pp. 148-69, repris dans Mind,
Value and Reality.
incluent ne sont garantis que par des présences nues, à condition qu'elles soient bien choisies.
Ces concepts sont censés pouvoir être exprimés dans le lexique du langage privé. Une
personne et une seule peut recevoir un élément particulier du Donné. Et c'est pour cette raison
que tout concept constitué par une relation justificative à une présence nue est privé. Il serait
naturel de supposer que ces concepts privés sont acquis par abstraction du divers Donné, selon
la scénario de formation des concepts dont j'ai fait mention plus <20> haut. Ce travail
d'abstraction est celui de la définition ostensive privée telle qu'elle se trouve dans l'argument
polémique de Wittgenstein.
Resituer l'argument du langage privé dans le contexte d'un rejet général du Donné ne
nous dispense donc pas d'examiner l'argument contre le langage privé, ou du moins contre les
concepts privés, en tant que tel. Cependant je crois qu'il est plus correct de présenter les
remarques de Wittgenstein qui portent spécifiquement sur le langage comme des efforts pour
appliquer au langage les leçons de la position générale d’après laquelle une présence nue ne
peut pas fournir du dehors une entrée justificatrice dans le répertoire conceptuel, comme celle
que la connexion entre concepts et spontanéité nous fait rechercher. Si un concept est
constitué par un lien justificatif avec une présence nue, et un concept privé consiste en cela, la
spontanéité ne s'étend pas aussi loin. En fait, c'est bien le rôle de cette conception que
d'exempter l'exercice de ces supposés concepts de la responsabilité qui leur échoit avec la
spontanéité. Nous avons là la version d'une structure dont j'ai déjà fait mention (§ 5), qui vient
d'une mauvaise conception de la passivité de l'expérience. Parler de « concept » à propos de
ce à quoi la spontanéité ne s'étend pas, et appeler ce lien « rationnel » est frauduleux. Cela
revient à appeler une disculpation une justification, dans l'espoir vain que cela suffira à faire
d'une disculpation une justification.
J'ai fait mention de l'attaque wittgensteinienne de Geach contre la conception
abstractionniste de la formation des concepts (§ 2). J'ai suggéré que l'argument du langage
privé est une application du rejet général du Donné. Mais il serait faux de présenter l'argument
du langage privé comme une application particulière d'un cas plus général. Comme je l'ai dit,
un concept constitué par une relation justificatrice à une présence nue serait un concept privé.
Procéder à l'abstraction nécessaire à la formation d'un tel concept, reviendrait à se donner une
définition ostensive privée. Car l'idée que des concepts peuvent être formés par abstraction du
Donné est exactement l'idée de la définition ostensive privée. Ainsi l'argument du langage
privé n'est que le rejet du Donné, pour autant que ce rejet a des conséquences sur les
possibilités d'un langage; il ne s'agit pas d'appliquer le rejet général du Donné à un domaine
particulier. L'application du thème général est plutôt dans le rejet des présences nues, comme
les sensations et autres choses de ce genre.
Ajouter que les situations appropriées à l'accomplissement d'une définition ostensive
privée puissent être indiquées par d'autres personnes ne change rien. On pourrait espérer
intégrer de cette manière un élément privé <21> de réactivité rationelle à des présences nues,
dans un concept composite ayant un aspect public, un lien rationnel dans un répertoire
conceptuel partagé. Wittgenstein exprime cette idée dans le passage: « Ou en serait-il ainsi: le
mot ‘rouge’ désigne quelque chose connu communément de nous tous; et en outre, pour
chacun, quelque chose connu de lui seul? (Ou peut-être mieux: qui se rapporterait à quelque
chose connu de lui seul) »32. Si l'idée de réactivité rationnelle n'est qu'une confusion, ce lien
dans un répertoire partagé ne peut pas épargner à ces supposés concepts composites d'être
infectés par leurs ingrédients privés. La confusion entre disculpation et justification se
manifeste précisément à la jointure entre les ingrédients supposés du concept composite.
Le Mythe du Donné est tout spécialement insidieux dans le cas du « sens interne ».
Dans le cas du « sens externe », l'idée est que le Donné fait la médiation entre le sujet
d'expériences et une réalité externe indépendante, dont le sujet a conscience par cette
médiation. Si nous rejetons le Donné, nous n'abolissons pas par-là la réalité externe, mais
nous nous obligeons simplement à éviter de supposer que la conscience de la réalité externe
obéisse à ce genre de médiation. Mais les objets du « sens interne » sont des accusatifs
internes [internal accusatives] à la conscience en laquelle consistent les « expériences
internes »; ils n'existent pas indépendamment de cette conscience33. Cela veut dire que si nous
laissons entrer des présences nues dans notre conception, elles tiendront alors lieu d'uniques
objets de conscience; elles ne peuvent pas fournir la médiation pour une conscience de
quelque chose d'autre derrière elles, en tout cas pas si la conscience en médiation doit elle-
même être conçue dans les termes d'un « sens interne » à l'œuvre34. Et le résultat est que,
quand nous rejetons ici le Donné, on pourrait croire que nous rejetons également la
conscience « interne ». Comme s'il ne restait plus rien dont l'« expérience interne » pourrait
être l'expérience.

32
Recherches Philosophiques, tr. fr. F. Dastur, M. Elie, J.L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal (Paris,
Gallimard, 2004), § 273
33
voir P. F. Strawson, The Bounds of Sense (Methuen, Londres, 1966), pp. 100-1.
34
Ce n'est pas que des « expériences internes » ne peuvent pas fournir une médiation pour la
conscience. Par exemple, une certaine sensation peut fournir une conscience en médiation d'une certaine
condition corporelle. Mais dans ce cas l'objet de la conscience en médiation n'est pas « interne » dans le sens
kantien. Voir le texte plus bas.
Comment rejeter le Donné sans effacer la conscience « interne »? Pour que les
impressions du « sens interne » jouent un rôle honorable dans la justification des jugements,
elles doivent être conçues, à la manière des impressions du « sens externe », comme
possédant d'emblée par elles-mêmes un contenu conceptuel; pour que la liberté de la
spontanéité trouve sa nécessaire limite, il faut <22> vraiment qu'elles soient des impressions
au sens propre, des produits de la réceptivité. Les impressions du « sens interne » doivent être,
comme les impressions du « sens externe », des événements de passivité où des capacités
conceptuelles sont mises à l'œuvre. Mais si nous voulons respecter l'idée avancée avec les
accusatifs internes, nous ne devons pas concevoir les opérations passives de ces capacités
conceptuelles exactement sur le modèle des impressions du « sens externe ». Il ne faut pas
penser que les opérations de ces capacités conceptuelles constituent un accès conscient à des
circonstances qui sont là de toute façon, et qui impressionnent spécialement le sujet en vertu
d'une relation appropriée à sa sensibilité. Des circonstances doivent être là de toute façon,
pour constituer l'étiologie des impressions du « sens interne », comme les dommages
physiques, dans le cas des sensations de douleur. Mais si nous voulons respecter l'idée
avancée avec les accusatifs internes, il ne faut pas supposer que ces circonstances sont l'objet
d'une conscience constituée par des impressions du « sens interne ». (Cependant, on peut
évidemment apprendre à connaître ces circonstances grâce aux impressions du « sens
interne ».) Si nous pouvons rendre compte de l'idée selon laquelle les jugements du « sens
interne » ont bien un objet, alors il faut que cet objet soit les impressions mêmes du « sens
interne », et non pas quelque chose d'indépendant dont la conscience est constituée par des
impressions.
Cette idée est très difficile. On dirait que même Wittgenstein trahit par moments le
souhait compréhensible d'esquiver ces difficultés. Je pense ici à la manière dont il minaude
parfois avec la négation de l'idée que les auto-attributions de sensations soient des assertions,
que ces auto-attributions articulent des jugements à propos d'états de choses35.
J'ai affirmé qu'il faut relier l'« expérience interne » et les capacités conceptuelles, de

35
Par exemple, p. 127 du Cahier bleu (dans Le cahier bleu et le cahier brun, tr. fr. Marc Goldberg et
Jérôme Sackur (Paris, Gallimard, 1996)): « la différence entre les propositions ‘j'ai mal’ et ‘il a mal’ n'est pas
celle entre ‘L. W. a mal’ et ‘Smith a mal’. Elle correspond plutôt à la différence entre gémir et dire que quelqu'un
gémit. » Je ne souhaite pas discuter sur ce qui est affirmé dans le premier de ces énoncés. Mais les énoncés du
genre du second ont donné l'idée, au moins à certains commentateurs, d'une doctrine qui assimile les « aveux » à
d'autres modes d'expressions, de manière à les tenir à distance des assertions. Je crois que c'est éviter le
problème.
manière à penser parallèlement le « sens interne » et le « sens externe », et ce aussi loin que
cela est possible. Un obstacle évident à cette démarche est le fait que des créatures
dépourvues d'une faculté de spontanéité peuvent indéniablement ressentir, par exemple, une
douleur. (Rappelons que « spontanéité » fait allusion aux capacités conceptuelles. Je ne suis
pas en train d'essayer d'effacer le caractère auto-moteur de la vie animale pure.) Je reviendrai
sur ce point plus tard dans ces conférences. Ce n'était pas mon intention d'en finir ici avec ce
problème, mais j'ai <23> simplement voulu introduire l'idée qu'il faut interpréter l'argument
du langage privé comme une attaque contre le Donné.

8. Dans cette conférence, j'ai affirmé que nous sommes enclins à tomber dans une
oscillation insupportable, dont une phase est l'attraction vers un cohérentisme qui ne peut pas
rendre compte de la portée de la pensée sur la réalité objective, et dont l'autre phase est le
retrait vers une invocation du Donné, qui se révèle à la fin inutile. J'ai souligné que, pour
échapper à cette oscillation, il nous faut concevoir les expériences comme des états ou
événements qui sont passifs mais qui reflètent des capacités conceptuelles, lesquelles
s'inscrivent dans la spontanéité, quand elle est à l'œuvre. Dans la conférence suivante, je vais
commencer l'examen des difficultés propres à cette conception.
<24>

Deuxième conférence. L'illimitation du conceptuel

1. J'ai parlé dans la première conférence d'une tendance à osciller entre deux pôles
insatisfaisants d'un dualisme: d'une part un cohérentisme qui menace de séparer la pensée de
la réalité, d'autre part un vain appel au Donné, c'est-à-dire à des présences nues censées
constituer les ultimes fondements des jugements empiriques. J’ai suggéré que, pour échapper
à cette oscillation, il nous faut reconnaître que les expériences sont des états ou des
événements mêlant inextricablement la réceptivité et la spontanéité. Il ne faut pas penser que
la spontanéité se présente d'abord dans des jugements nous permettant ensuite d'imposer une
construction aux expériences, ces dernières étant conçues comme des présents de la
réceptivité, à la constitution desquels la spontanéité n'apporte aucune contribution. En réalité,
la réceptivité est à l'œuvre dans les expériences. Elles peuvent ainsi satisfaire le besoin de
contrôle externe sur notre liberté de pensée empirique. Mais les capacités inscrites dans la
spontanéité, opèrent déjà dans les expériences mêmes, et pas seulement dans les jugements
ayant ces expériences pour source; on peut donc comprendre comment les expériences
peuvent entretenir des relations rationnelles avec les exercices de la liberté qui est implicite
dans l'idée de spontanéité.
Dans cette deuxième conférence, je vais commencer l'examen des problèmes liés à
cette conception.
Il peut être difficile de trouver une place pour cette conception. Dans la première
conférence (§ 6), j'ai introduit le cohérentisme de Davidson afin d'illustrer cette difficulté;
d'après moi, la position de Davidson est représentative d'un style de pensée pour laquelle ce
que je propose n'est même pas considéré comme une possibilité théorique. Plus tard (cela se
mettra en place à partir de la quatrième conférence), j'essaierai d'expliquer pourquoi cette
difficulté peut nous forcer à faire à faire un choix entre les deux pôles du dualisme <25>
originel. Il faudra alors montrer comment nos difficultés sont causées par quelque chose dont
la puissance d'influence ainsi que l'attrait intellectuel occasionnent un trouble dans notre
conception. On peut, cependant, s'en émanciper.
Mais cela ne fait pas partie du programme de cette conférence. Non pas que je veuille
dire que l'objection que j'ai l'intention d'examiner à présent révèle d’elle-même des racines
profondes de nos difficultés. Dans le meilleur des cas, cela ne serait pas sans lien avec ces
difficultés. Mais j'espère bien que la discussion de cette objection permettra d'exposer la
conception que je vous propose sous un meilleur jour.

2. Dans cette conférence je souhaite examiner une objection qui m’accuse d’idéalisme.
Il semble que des contraintes rationnelles sur la pensée et le jugement, s'exerçant à
partir d'une réalité extérieure à elles, sont requises afin qu’on puisse comprendre la portée des
pensées et des jugements sur une réalité résidant hors de la pensée. Davidson nie ce réquisit,
et propose que nous nous contentions de contraintes causales. J'ai suggéré qu'il ne parvient à
être à l'aise dans cette position que parce qu'il croit qu'il n'y a pas d'autre choix, car, comme il
le réalise clairement, le Mythe du Donné est sans espoir. Et c'est là, d'après moi, qu'il a tort. Il
y a un choix, et c'est bien ce qui ôte la seule raison apparente de nier le réquisit des contraintes
rationnelles externes, la seule raison apparente de nier que des pensées sans une connexion
rationnelle avec des intuitions seraient vides.
Lorsque nous tentons de faire droit au réquisit des contraintes rationnelles externes, il
se peut que nous en venions à l'idée qu’il doit y avoir des relations de fondation en dernière
instance s'étendant bien au-delà du règne conceptuel. C'est l'idée du Mythe du Donné, et il est
évident que la conception que j'ai décrite ne lui fait aucune concession. Le Mythe du Donné
est précisément l'un des deux pièges opposés dont ma conception doit nous libérer.
Dans cette conception, le fait que, dans les expériences, la réceptivité est à l'œuvre
répond au réquisit de la contrainte externe. Mais cela n’interdit pas aux expériences d'avoir un
rôle justificatif, alors que la même idée l’interdit dans le Mythe du Donné; en effet, ma
conception pose que les expériences sont déjà dotées d'un contenu conceptuel. Cet
engagement conjoint de la réceptivité et de la spontanéité nous permet de dire que dans
l'expérience je peux accueillir l'état dans lequel les choses se trouvent. L'état dans lequel les
choses se trouvent est indépendant de ma pensée (exception faite, bien entendu, du cas où
l'état dans lequel les choses se trouvent est que je pense à telle ou telle chose). L'état dans
lequel <26> les choses se trouvent, en se livrant dans l'expérience, permet d’exercer un
contrôle rationnel du type exigé (qui prend donc sa source en dehors de ma pensée) sur les
exercices de ma spontanéité.
On peut certainement être induit en erreur, au moins dans le cas de l'« expérience
externe ». Je n'aborderai pas cette discussion avant la dernière conférence, mais je voudrais
souligner d'avance que reconnaître qu'il est possible d'être induit en erreur ne nous interdit
nullement de prendre « l’accueil de l'état dans lequel les choses se trouvent » comme
décrivant ce qui se passe quand il n'y a nulle erreur. Dans une expérience où je ne suis pas
induit en erreur, il m’est livré que les choses sont d'une certaine façon. Que les choses sont
d'une certaine façon est le contenu de l'expérience, et peut également être le contenu d'un
jugement. Cela devient le contenu d'un jugement si le sujet décide de prendre l'expérience
pour argent comptant. C'est alors un contenu conceptuel. Mais que les choses sont d'une
certaine façon, si je ne suis pas induit en erreur, est également un aspect de l'arrangement du
monde, c'est l'état dans lequel les choses se trouvent. Ainsi, l'idée que les opérations de la
réceptivité ont une structure conceptuelle nous permet de qualifier l'expérience d'ouverture à
l'arrangement de la réalité [openness to the layout of reality]. L'expérience permet que
l'arrangement de la réalité exerce une influence rationnelle sur les pensées d’un sujet.
Nous disposons de cette image d'ouverture à la réalité parce que c’est dans
l’expérience que nous situons l’impression faite à un sujet par la réalité. Même si la réalité est
indépendante de la pensée, il ne faut pas l'imaginer à l'extérieur d'une limite ceinturant la
sphère conceptuelle. Que les choses sont d'une certaine façon est le contenu conceptuel d'une
expérience, mais, à condition que le sujet de l'expérience ne se trompe pas, cela, que les
choses sont d'une certaine façon, est également un fait perceptible, un aspect du monde
perceptible.
On pourrait cependant croire que ce refus de situer la réalité perceptible en dehors de
la sphère conceptuelle constitue une sorte d'idéalisme, au sens où qualifier une position
d'« idéaliste », c'est l'accuser de ne pas accorder de reconnaissance véritable à l'indépendance
de la réalité par rapport à notre pensée. Si cela était le cas, je serais peu sincère et même un
peu hypocrite quand j'affirme que la réalité est indépendante. Mais même s'il est facile de
comprendre cette objection, et même de la partager, il s'agit d'une mauvaise objection. Elle
exprime la conviction qu'il nous faut choisir entre, d'une part, le refus du cohérentisme de
considérer que la pensée et le jugement puissent être sujets à une contrainte rationnelle
s'exerçant du dehors, et, d'autre part, un appel au Donné pour qu'il impose cette contrainte. Si
l'on croit qu'il s'agit des deux seules positions possibles, et si l'on est plus sensible aux dangers
d'un cohérentisme débridé qu'à l'inutilité du Donné, alors la moindre hésitation à croire <27>
au Donné sera considéré comme une offense à l'indépendance de la réalité. Mais l'intérêt de la
troisième position, celle que je défends, tient précisément à ce qu'elle nous permet de
reconnaître le contrôle rationnel que la réalité indépendante exerce sur notre pensée, sans
tomber dans la confusion entre disculpation et justification qui caractérise le Mythe du Donné.

3. Dans cette perspective, je crois utile de réfléchir sur une remarque de Wittgenstein:
« Lorsque nous disons et que nous signifions que certaines choses sont le cas, nous (et ce que
nous signifions) ne manquons pas le fait; mais la signification est bien: c'-est-ainsi »36.
Wittgenstein voit un paradoxe. En effet, et spécialement si on associe ce constat avec le fait
que l’« on peut penser ce qui n'est pas le cas »37, nos esprits peuvent s'affoler devant ce qui est
pris pour un pouvoir miraculeux de la pensée au sens le plus général, (ici il s’agit du pouvoir
de vouloir-dire ce qu’on dit), un pouvoir de « prendre la réalité dans ses filets »38. Mais
Wittgenstein dit également, et à juste titre, que cette remarque « a la forme d'un truisme ».
Nous pouvons formuler cette idée dans un style qui n'aurait pas plu à Wittgenstein, en
disant qu’il n'y a pas de fossé ontologique entre le genre de chose qu’on peut signifier, ou de
manière générale le genre de chose qu’on peut penser, et le genre de chose qui peut avoir lieu.
Et donc comme le monde est tout ce qui a lieu (comme Wittgenstein l'a lui-même écrit)39, il
n'y a pas de fossé entre la pensée, comme telle, et le monde. Bien entendu la pensée peut se
dissocier du monde en étant fausse, mais il n'y a aucune dissociation du monde implicite dans
la seule idée de pensée.
Mais dire qu'il n'y a pas de fossé entre la pensée, comme telle, et le monde, ce n'est
qu'affubler une évidence de termes grandiloquents. Tout se résume à l'idée qu’on peut penser,
par exemple que le printemps est arrivé, et que la même chose, que le printemps est arrivé,
peut avoir lieu. C'est une évidence qui ne recèle rien de nature à provoquer une dispute
métaphysique, comme une offense à l'indépendance de la réalité en est susceptible. Quand
nous présentons la chose en des termes grandiloquents, en disant que le monde est composé
du genre de choses <28> qui peuvent être pensées, les gens peuvent, par phobie de
l'idéalisme, soupçonner un renoncement à l'indépendance de la réalité — comme si nous
présentions le monde comme une ombre de la réalité, ou même comme fait d’une matière
mentale. Mais on peut tout autant interpréter le fait que ce qui peut être pensé est identique à
ce qui peut avoir lieu d'une façon diamétralement opposée, c'est-à-dire comme une incitation à
dire qu'il faut avoir d'abord compris ce qui peut avoir lieu pour comprendre ce qui peut être
pensé40. Et il n'y a en réalité aucune raison de chercher à donner la priorité à une direction

36
Recherches philosophiques, § 95 [tr. fr. modifiée, N.d.T]
37
le § 95 poursuit ainsi: « Mais ce paradoxe (qui a bien la forme d'une évidence) on peut également
l'exprimer de la façon suivante: On peut penser ce qui n'est pas le cas. »
38
Voir Recherchess philosophiques, § 428: « Comment était-il possible que la pensée traitât de l'objet
même? Nous avons le sentiment d'avoir par elle pris la réalité dans nos filets. » [tr. fr. modifiée, N.d.T]
39
Tractatus Logico-Philosophicus, tr. fr. Gilles-Gaston Granger (Paris, Gallimard, 1993), § 1.
40
Le Tractatus est souvent interprété de cette manière; pour une version récente, voir David Pears La
pensée-Wittgenstein: du « Tractatus » aux « Recherches philosophiques », (tr. fr. Christiane Chauviré (Paris,
plutôt qu'à l'autre.
Si nous disons que la pensée doit être contrainte rationnellement de l'extérieur, de
façon à assurer une reconnaissance digne de ce nom à l'indépendance de la réalité, alors nous
nous offrons pieds et poings liés à une ambiguité d'un genre familier. « Pensée » peut signifier
l'acte de penser; mais ce mot peut également signifier le contenu d'une certaine pensée, ce que
quelqu'un pense. Cependant si nous voulons reconnaître comme il se doit l'indépendance de la
réalité, alors il nous faut une contrainte qui soit extérieure à ces deux exercices de la
spontanéité, le penser et le juger. Il n'est nullement nécessaire que cette contrainte soit
extérieure aux contenus pensables. L'indépendance de la réalité s'en trouverait certes menacée
si nous identifiions les faits en général à l'exercice des capacités conceptuelles (les actes de
penser) ou si nous représentions les faits comme des reflets de ces exercices; ou bien si nous
identifiions les faits perceptibles en particulier avec des états ou des événements dans lesquels
des capacités conceptuelles sont mises en œuvre dans la sensibilité (les expériences) ou si
nous les représentions comme les reflets de tels états ou événements. Ce serait de l'idéalisme.
Mais il n'y a rien d'idéaliste à dire que les faits perceptibles sont par essence aptes à
s'imprimer sur des sujets percevants dans des états ou occurrences de la deuxième espèce; et il
n'y a rien d'idéaliste à dire qu’on peut embrasser des faits en général par la pensée lors
d’occurrences de la première espèce comme les exercices de la spontanéité.
Le fait que l'expérience soit passive, qu'elle soit l'œuvre de la réceptivité, devrait nous
assurer que nous disposons d’autant de contrainte externe qu'il nous est raisonnable d'exiger.
La contrainte vient de l'extérieur du penser, mais elle ne vient pas de l'extérieur du pensable.
Lorsque nous dessinons le trajet d'une justification, ce que nous trouvons à la fin est encore du
contenu pensable; et rien de plus <29> ultime, comme le simple geste de désignation d'un
fragment du Donné. Mais ces ultimes contenus pensables sont mis en place lors d'opérations
de la réceptivité, et cela veut dire que quand nous les invoquons, la contrainte requise s’exerce
sur la pensée depuis une réalité qui lui est extérieure. Les ultimes contenus pensables dans
l'ordre de la justification sont des contenus d'expérience, et dans le courant d'une expérience,
on s’ouvre à des faits manifestes, ayant lieu de manière indépendante et qui s'impriment sur
notre sensibilité. (On est, dans tous les cas ouvert, semble-t-il, aux faits, et on l’est, à

Aubier, 1993)). Les opposants au genre d'interprétation que Pears donne ont parfois tendance à trouver dans le
Tractatus une thèse de priorité qui va dans la direction opposée, ou du moins à ne pas faire une distinction nette
entre leur interprétation et ce genre d'idées. (Cela mériterait un reproche d'idéalisme.) Mais je ne crois pas qu’on
puisse trouver une quelconque thèse de priorité dans le Tractatus.
condition de ne pas se tromper.) Pour paraphraser Wittgenstein, quand nous voyons que
certaines choses ont lieu, nous, et notre voir, ne manquons pas le fait. Ce que nous voyons est:
que certaines choses ont lieu.

4. On peut ainsi reformuler l'aphorisme de Wittgenstein à chaque fois qu'il s’agit de


façonner conceptuellement de la subjectivité. Mais cette possibilité générale ne suffit pas à
valider l'image de l'ouverture. L'image de l'ouverture convient au thème particulier de
l'expérience; pour activer cette image, on doit en appeler à la passivité caractéristique de
l'expérience. Mais on doit fournir cette image un contexte général.
Afin de montrer comment activer cette image, rappelons quelque chose que j'ai dit
dans la première conférence (§ 5). Nous irons ainsi contre une mauvaise compréhension de
l'idée selon laquelle les capacités conceptuelles sont passivement à l'œuvre dans l'expérience.
Mal comprendre cette idée, c'est croire que l'invocation de la passivité interdit d'en appeler au
conceptuel pour expliquer comment on peut attribuer des capacités conceptuelles à la faculté
de la spontanéité. J'ai souligné contre ce malentendu que nous ne pourrions aucunement
reconnaître le caractère conceptuel des capacités à l'œuvre dans l'expérience sans considérer la
manière dont elles s'intègrent dans un réseau organisé rationnellement de capacités à ajuster
activement la pensée aux présents de l'expérience, c’est-à-dire un répertoire de concepts
empiriques. L'intégration sert à situer les jugements d'expérience même les plus immédiats
comme des éléments possibles d'une vision-du-monde.
C'est aussi le cas pour les concepts de qualités secondes, qu’on ne peut pas
comprendre abstraction faite du caractère subjectif de l'expérience. On ne peut pas
comprendre, par exemple, ce qu’est le rouge, sans en même temps comprendre ce qu’est avoir
l'air rouge. L'idée d'être-rouge n'apporte pas plus que l'idée d'être comme ce dont les choses
rouges ont l'air dans les circonstances adéquates. Il y a une conséquence à cela que je peux
formuler comme suit. Même si juger que quelque chose de rouge est actif, est un exercice de
la spontanéité, juger est aussi <30> peu éloigné de la passivité de l'expérience qu'un jugement
peut l'être. L'intégration des concepts de couleur dans l'activité laborieuse d'ajustement de la
pensée aux présents continuels de l'expérience est minimale, et du coup leur intégration dans
des visions possibles du monde est également minimale. Cependant, toute minimale qu’elle
est, il s’agit quand même d’une intégration. On ne pourrait pas reconnaître qu'un sujet a des
expériences de couleur sans un arrière-plan de compréhension qui rende possibles des
jugements où ces expériences sont endossées de façon à s'ajuster à la vision du monde du
sujet. Ce sujet doit être équipé du concept de surface visible d'un objet et du concept de
conditions appropriées à la détermination visuelle de la couleur d'un objet.
Ces remarques, qui répétent quelque chose que j'ai dit dans la première conférence,
portent sur des expériences et des jugements qui situent des couleurs dans un environnement
apparent. Il faut également faire droit à un autre genre d'expérience de couleur: l'appellation
« expérience de couleur » peut convenir à de simples sensations, à des opérations du « sens
interne »41. Par exemple, un coup à la tête peut causer le fait de « voir rouge » sans que
l'expérience ne rapporte la couleur « vue » à l'environnement apparent. Mais j'ai souligné que
les expériences en général sont des états ou des événements dans lesquels des capacités
conceptuelles sont passivement mises à l'œuvre. Il vaudrait mieux que cela soit valable pour
ces « expériences internes » de couleur, comme pour tout autre type d'expérience. Et je crois
que nous pouvons comprendre le rôle des concepts de couleur dans ces « expériences
internes » en le dérivant du rôle qu'ils ont dans l'« expérience externe ». Le concept de rouge
accroche, lorsqu'on caractérise une « expérience interne » comme l'expérience de « voir du
rouge », parce que cette expérience est, sous l'angle approprié, subjectivement identique à
l'expérience de voir que quelque chose (quelque « externe » chose) est rouge, ou du moins le
semble.
On peut être tenté d'interpréter les choses dans l'autre sens: on suppose alors qu’on
peut autonomiser le rôle « interne » des concepts de couleur, et on essaie d'expliquer leur rôle
externe selon l'idée que, pour qu'un objet « externe » tombe sous un concept de couleur, il faut
qu'il cause l'« expérience interne » visuelle appropriée dans des conditions adéquates de
vision. On peut être encouragé sur cette voie par l'idée que, si l’on ne peut comprendre le
rouge et l’air rouge que l’un par rapport à l’autre, alors la façon dont on entre dans dans ce
cercle demeure mystériuse; et nous pourrions avoir l'espoir de dissiper ce mystère en
expliquant à la fois le rouge et l'air-rouge selon l'expérience « interne » de « voir du rouge ».
<31> Mais on doit résister à cette tentation. Si le rôle « interne » des concepts de
couleur était un point de départ auto-suffisant, il deviendrait impossible de comprendre
l'« expérience externe » de couleur. Quelle alchimie permettrait de transmuer une
« expérience interne » en une « expérience externe »? Si une couleur se présente d'abord, dans
le développement de notre entendement, comme un trait de l' "expérience interne", et non
comme une propriété apparente des objets, comment notre entendement peut-il projeter cela,
dehors, sur le monde? Partant de là, nous pourrions au mieux parvenir à extérioriser une
certaine propension à induire en nous une image pertinente de l'« expérience interne ». Mais

41
voir la première conférence, § 7
on peut sérieusement douter du fait que l'idée de la possession d'une telle propension ajoute
quoi que ce soit à l'idée d'être adéquatement coloré. Cette dernière idée exige précisément que
notre expérience et notre pensée situent quelque chose de phénoménal dans le monde externe,
alors que la conception de la « propension » maintient le phénoménal dans l'esprit42. De toutes
manières ce cercle (la dépendance mutuelle des concepts de rouge et d’air-rouge) est bien
innocent. Il ne menace pas, par exemple, une conception saine des modalités d'acquisition des
concepts de couleur; dont il suffit supposer qu'ils sont des éléments d'un faisceau conceptuel à
acquérir globalement43. C'est pourquoi je suggère que nous fassions attention au rôle des
concepts de couleur, et plus généralement à celui des concepts de qualités secondes, dans
l'« expérience externe », car je pense que ce rôle est fondamental.
Dans l'« expérience externe », un sujet est passivement encombré de contenus
conceptuels, mettant ainsi en oeuvre des capacités intégrées libéralement [at large] à un
répertoire conceptuel. Le sujet utilise ce répértoire conceptuel dans l'ajustement continuel de
sa vision-du-monde, de sorte que ce répertoire puisse défendre ses prétentions à la rationalité.
Cette intégration nous permet de concevoir l'expérience comme la conscience, au moins
phénoménale, d'une réalité indépendante de l'expérience. Nous pouvons évaluer cette idée en
poursuivant l'examen de la manière dont les couleurs sont présentes dans le contenu de
l'expérience. Même dans ce cas, où les liens avec la totalité du système sont minimaux, les
capacités conceptuelles pertinentes sont intégrées libéralement dans la spontanéité, ce qui
permet au sujet de comprendre les expériences où ces capacités conceptuelles sont mises en
œuvre comme <32> des aperçus, au moins phénoménaux, du monde. Ces expériences
fournissent, au moins phénoménalement, des aspects d'une réalité ne se limitant pas à ce qui
s’y manifeste. Quand un concept de couleur est mis en œuvre dans une expérience (un
concept jouant son rôle « externe »), les connexions rationnelles du concept participent au
modelage du contenu de l'apparence, de telle sorte que ce qui apparaît comme ayant lieu est
saisi en même temps que ses conséquences sur la situation cognitive du sujet dans le monde.
Le sujet a, par exemple, affaire à un objet dont la surface apparente est éclairée d'une certaine
façon.

42
Une chose est de traduire l'être-rouge en termes d'être-de-manière-à-avoir-l'air-rouge; une toute autre
chose est de le traduire en termes d'être-de-manière-à-induire-une-certaine-« expérience interne »-en-nous.
Remarquons que « rouge » dans « avoir l'air rouge » exprime le concept de l'« expérience externe » au même
titre que « rouge » dans « être rouge ». En fait, il s'agit précisément du même concept. (Sellars insiste sur ce
point dans Empirisme et philosophie de l'esprit.)
43
Voir Sellars, Empirisme et philosophie de l'esprit, §§ 18-20
La notion d'aperçu est spécifiquement visuelle, mais on peut la généraliser afin
d'embrasser des expériences non-visuelles. Le lien rationnel avec la totalité du réseau de
capacités conceptuelles mises en œuvre dans une expérience permet au sujet d'expérience de
voir ce que l’expérience lui fournit (au moins phénoménalement) comme faisant partie d'une
réalité plus large, que la pensée pourrait embrasser dans sa totalité, mais qui n'est pas
disponible dans cette expérience. Il comprend que l'objet de l'expérience est intégré dans une
réalité plus large. La modalité de cette intégration reflète la manière dont les concepts
pertinents s'intègrent libéralement dans le répertoire de la spontanéité. Même dans le cas d'une
expérience de couleur, cette intégration nous permet de comprendre une expérience comme la
conscience de quelque chose d’indépendant de l’expérience elle-même, et qui est soutenu par
ses liens avec une réalité plus large. On peut donc comprendre la pensée qu'il en est ainsi sans
faire l’expérience qu'il en est ainsi.
Tout cela vaut, et j'ai insisté sur ce point, même si nous nous limitons à la manière
dont les concepts de qualités secondes figurent dans le contenu de l'expérience. Et dire qu'il
faut comprendre toute expérience particulière de qualité-seconde vis-à-vis d'un arrière-plan
d'autres expériences de qualités-secondes, possibles ou réelles, ne permet pas de renforcer
notre idée. On ne peut pas faire un monde, dont de telles expériences pourraient nous donner
des aperçus valables, entièrement à partir de la matière distinctive de jugements qui ne sont
que minimalement éloignés de la passivité de l'expérience, comme le sont les jugements
attributifs de qualités secondes44. Il nous faut comprendre le monde dont il peut y avoir
expérience comme la substance de la pensée active, laquelle est contrainte rationnellement par
ce que l'expérience <33> révèle. Nous ne pouvons reconnaître que les capacités mises
passivement en œuvre dans l'expérience sont conceptuelles que parce que nous pouvons leur
ajuster l'idée de spontanéité. Et nous n'ajustons pas véritablement l'idée de spontanéité si nous
essayons de concevoir une pratique de pensée qui ne se dissocie des cas réels de passivité de
l'expérience que dans la stricte mesure où elle peut considérer de cette manière un bon
nombre de cas similaires, y compris de simples possibilités de cas. De cette façon, nous ne
nous autorisons dans le meilleur des cas que l'idée d'une suite ordonnée d'« expériences
internes ». En fait, je ne crois pas qu'il s'agisse d'une autorisation, car nous ne pourrions pas
même comprendre l' "expérience interne" en l'absence d'un monde; mais il faudra attendre un

44
C'est une manière de présenter quelque chose sur quoi insiste Gareth Evans dans "Things without the
Mind — a Commentary upon Chapter Two of Strawson's Individuals" in Zak van Straaten, ed., Philosophical
Subjects: Essays Presented to P. F. Strawson (Clarendon Press, Oxford, 1980), pp. 76-116
certain temps (jusqu'à la cinquième conférence, et peut-être après...), avant de comprendre
vraiment ce que je veux dire par-là. Pour l'instant, l'idée est la suivante: si nous tentons de
concevoir un mode d'expérience de la couleur, par exemple, avec une intégration aussi fragile
à une pratique de pensée active et de jugement, alors la façon dont ce que nous concevons
ainsi pourrait être une « expérience externe » de couleur reste mystérieuse : comment
l’expérience de couleur peut-elle être l’expérience d'un trait d’une réalité « externe » ?
Le lien rationnel de l'expérience avec une activité d'ajustement d'une vision-du-monde
est encore plus clair quand nous cessons de nous en tenir aux concepts de qualités secondes.
Bien entendu d'autres concepts sont également présents dans l'expérience. On supposerait tout
à fait faussement que l'expérience n'accueille que les traits de la réalité dont les concepts sont
inextricablement liés à des concepts de modes d'apparaître, l'exemple étant le lien entre le
rouge et un air rouge. (Comme s'il fallait que les autres aspects du monde viennent à l'esprit
non par l'expérience, mais par la pensée théorique.) Le monde pensable livre davantage aux
expériences que des qualités, qui, en ce sens, ne sont que phénoménales.
Si on la généralise, la remarque de Wittgenstein dont je suis parti dit que la pensée ne
manque pas les faits. La pensée peut embrasser le monde. J'ai souligné qu'il y a là un arrière-
plan sans lequel on ne pourrait pas rendre compte valablement de la manière dont l'expérience
saisit le monde. Et la dépendance ne joue pas que dans cette direction. L'idée n'est pas que
nous pourrions tout d'abord comprendre le fait que le monde est pensable, abstraction faite de
l'expérience, pour ensuite comprendre l'expérience. Ce qui est en jeu ne pourrait pas être le
monde pensable, ou, pour dire les choses autrement, notre conception de l'appareil de
l'entendement ne pourrait pas être ce qu'elle doit être, c'est-à-dire l'image d'un système de
concepts et de conceptions dotés d'un contenu empirique substantiel, si cette image ne prenait
pas d'emblée place dans la conception où le système est le <34> milieu au sein duquel un
sujet s'engage avec sa pensée active, laquelle est rationnellement réactive aux présents de
l'expérience.
Des pensées sans intuitions seraient vraiment vides. Pour comprendre le contenu
empirique en général, il nous faut le voir en situation dynamique au sein d'une activité auto-
critique, l'activité par laquelle nous cherchons à comprendre le monde qui stimule nos sens.

5. Parler de stimulations sensorielles n'est pas une invitation à supposer que le système
dynamique entier, le milieu au sein duquel nous pensons, est soutenu par des liens extra-
conceptuels avec quelque chose qui lui est extérieur. L'introduction de ce vocabulaire n'est là
que pour souligner que nous ne devons pas tracer une limite externe autour de la sphère du
conceptuel, et imaginer une réalité extérieure au système et des stimulations intrusives sur le
système. Toute stimulation franchissant la limite externe ne pourrait être que causale, et ne
pourrait pas être rationnelle; c'est l'idée tout à fait juste de Davidson, qui souligne que nous
devons tenir pour acquis que dans l'expérience le monde exerce une influence purement
causale sur notre pensée. Pour ma part, j'essaie de décrire une possibilité de soutenir que dans
l'expérience le monde exerce une influence rationnelle sur notre pensée. Et cette conception
exige que la limite externe soit gommée. Un contenu conceptuel est d'emblée fourni aux
impressions sensorielles mettant le système en mouvement. Les faits qui se manifestent à
nous (ou au moins semblent se manifester à nous) dans ces impressions, ne se trouvent pas
au-delà d'une frontière externe qui ceint la sphère conceptuelle, et les stimulations que le
monde exerce sur notre sensibilité ne sont pas des franchissement intrusifs d'une telle limite.
Mon propos est de souligner que nous pouvons procéder à ce gommage de la limite externe
sans succomber à l'idéalisme, sans offenser l'indépendance de la réalité.
Nous sommes toujours déjà engagés avec le monde dans une activité conceptuelle qui
prend place au sein d'un tel système dynamique. Pour qu'on puisse élaborer une
compréhension viable de cette condition, alors il faut partir du sein du système. Et cela ne
peut en aucun cas consister à décrire les ajustements du système au monde à partir d'une
position marginale [from sideways on], c'est-à-dire, en circonscrivant le système à l'intérieur
d'une limite, et en plaçant le monde à l'extérieur de cette limite. Cela est exactement le genre
de configuration qu’il faut épargner à notre image.
Les pensées d'autrui peuvent bien sûr nous sembler au début opaques. Il peut être
laborieux d'accéder aux contenus conceptuels qu'autrui engage dans sa relation avec le
monde. Mais par ailleurs, nous avons de toute évidence ce monde sous les yeux. Je n'ai rien
dit qui mette en doute ces évidences. L'idée que j'entends écarter est la <35> suivante: quand
nous cherchons à comprendre autrui, les relations sur lesquelles nous nous appuyons, entre le
monde et le système de concepts (lequel a déjà été élaboré) qui permet à autrui de penser, sont
déjà là; de sorte que lorsque nous jaugeons le contenu des capacités conceptuelles, au départ
opaques, à l'œuvre au sein du système, nous remplissons les blans d'une image gagnée à la
marge (« à ma droite le système conceptuel, à ma gauche le monde ») qui n'a jamais cessé
d'être disponible depuis le début, même si ce n’était d’abord qu’une esquisse. Croire qu'une
telle idée rend compte adéquatement du travail d'interprétation nécessaire à la compréhension
d'autrui, ou qu'une version de cette idée peut adéquatement rendre compte de la façon dont
nous faisons, au cours d'une éducation ordinaire, l'acquisition d'une capacité à comprendre les
autres locuteurs de notre langue, cela relève de l'illusion. Cette conception situe le monde au
dehors d'une limite qui entoure le système que nous sommes supposés avoir appris à
comprendre. Dans cette conception, nous ne pouvons rien reconnaître qui corresponde à la
compréhension d'un ensemble de concepts doués d'une substance empirique. L'association de
ces supposés concepts à des impacts du monde ne peut être que causale, elle ne peut pas être
rationnelle (il s'agit, là encore, du propos de Davidson); et j'ai souligné que cela rend
mystérieux leur statut de concepts ayant une substance empirique, leur statut de déterminants
potentiels du contenu des jugements portant sur le monde empirique. (Je crois que ces
remarques plaident contre certains appels de Davidson à la notion d'interprétation radicale,
procédure par laquelle il faudrait se ménager un accès à la compréhension d'une langue
étrangère quand on ne dispose pas des ressources annexes, comme, par exemple, un
dictionnaire45.)
L'illusion est insidieuse; au point de provoquer une aspiration à comprendre notre
propre pensée marginalement, lorsque nous pensons que telle est la condition de quelqu'un
d'autre, quand il nous comprend. On pourrait croire à l'innocence d'une image marginale dans
les cas où la pensée d'autrui est opaque, et on pourrait croire que la seule démarche évidente
pour dissiper cette opacité est le remplissage des blancs de cette image. On pourrait alors
conserver l'orientation générale de cette image. Mais cela n'est pas correct. L'erreur est de ne
pas donner tout son poids au fait suivant: dans cette inoffensive image marginale, cette
personne que nous ne comprenons pas encore est là comme une abstraction parfaitement
indéterminée. Si nous pouvons envisager le caractère spécifique de cette pensée, ce n'est pas
en remplissant les blancs d'une image marginale pré-existante et qui rendrait compte de la
façon dont la pensée de cette personne porte sur le monde, mais c'est en partageant
progressivement avec elle un point de vue au sein d'un système <36> de concepts, un point de
vue à partir duquel nous pouvons partager son attention, et ainsi la rejoindre dans sa visée du
monde, sans qu'il soit nécessaire de forcer une brêche dans la limite qui entoure le système de
concepts46.

6. J'ai parlé de la façon dont les capacités conceptuelles mises en œuvre dans
l'expérience sont intégrées libéralement à la spontanéité. J'ai remarqué que cette intégration

45
Je pense à la manière dont Rorty se sert de Davidson, dans « le pragmatisme, Davidson et la vérité ».
46
J'entends que ces remarques soient réminiscentes du concept de « fusion des horizons » dont se sert
Hans-Georg Gadamer dans Vérité et Méthode: les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, tr. fr.
Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio (Paris, Le Seuil, 1996), pp. 327-8.
permet au sujet de comprendre une expérience « externe » comme la conscience de quelque
chose d'objectif et d'indépendant de l'expérience. L'objet d'une expérience, l'état de choses
dont il est fait l'expérience qu'il a lieu, est compris comme faisant partie de tout un monde
pensable. Et comme le tout est indépendant de cette expérience particulière, nous pouvons
nous servir du lien dans le tout dont on ne fait pas l'expérience dans sa totalité pour
déterminer la situation de l'objet, tout en nous demandant comment il en aurait été si
l'expérience n'avait pas eu lieu. Cela dépend de la modalité spécifique d'intégration libérale
des concepts à la spontanéité, une modalité dont, comme je l'ai affirmé, les concepts de
couleur sont un exemple minimal.
Cependant dans la première conférence (§ 7), j'ai dit que l'objet de l' « expérience
interne » ne doit pas son indépendance à l'expérience. Un objet de l'« expérience interne », ai-
je dit, n'existe pas indépendamment de la conscience en laquelle consiste l'expérience.
Il peut en résulter une pression sur notre compréhension de l'« expérience interne ».
On peut aisément en venir à renoncer à dire qu'une « expérience interne » n'a pas d'objet
indépendant de l'expérience, à moins de considérer les objets de l'« expérience interne »
comme des éléments du Donné, reliés constitutivement à l'événement de leur réception — des
objets privés, donc. Si l'argument polémique de Wittgenstein contre cette conception nous
convainct, alors il nous faut absolument choisir entre nier que l' "expérience interne" soit
d'une manière ou d'une autre affaire de conscience (nous serions alors ainsi exemptés de tout
souci quant à la relation entre les événements du courant de la conscience et les objets
supposés de ces événements, mais c’est au risque d'avoir l'air d'adopter la stratégie
philosophiquement gênante qui consiste à « feindre l'anesthésie »47) et abandonner l'idée <37>
qu'un objet de l' "expérience interne" n'est pas indépendant de l'expérience afin de préserver le
rôle de la conscience. D'après la deuxième option, l'« expérience interne » est finalement la
conscience de circonstances qui ont lieu de toute façon, indépendamment de la conscience de
ces circonstances. Si l'« expérience interne » en question est une sensation, des circonstances
corporelles dans une relation appropriée à cette sensation rempliront, semble-t-il, le contrat.
L'« expérience interne », pour autant qu'elle constitue la conscience de quelque chose, est
ainsi assimilée à l'« expérience externe »; la seule différence étant que l’objet de l'expérience
n’est vraiment pas très loin. Ces options sont tellement insatisfaisantes qu’on peut rejoindre

47
J'emprunte cette expression à A.J. Ayer, p. 101 de "The Concept of a Person", dans The Concept of a
Person and Other Essays (Londres, Macmillan, 1964), pp. 82-128. Ayer attribue cette idée à C.K. Ogden et I.A.
Richards
Wittgenstein dans une inclination à laquelle certains commentateurs pensent qu'il succombe,
du moins parfois, celle de nier que les auto-attributions de sensations, entre autres choses de
ce genre, puissent être exprimées d'une manière ou d'une autre par des jugements.
Je crois utile ici de s'appuyer sur le fait que les concepts de l'« expérience externe »
sont intégrés libéralement à la spontanéité d'une façon spécifique. Nous pouvons déterminer
une autre manière d’intégration spécifique pour les concepts de l'« expérience interne ».
Jusqu'à un certain point, les impressions de l'« expérience interne » sont comme les
impressions de l'« expérience externe ». Il s'agit à chaque fois d'événements passifs dans
lesquels des capacités conceptuelles sont mises en œuvre. Mais il n'est pas vrai que les
capacités conceptuelles mises en œuvre dans l'« expérience interne » ne sont pas intégrées
dans la spontanéité, et, ce qui revient au même, il n'est pas vrai que l'objet de l'« expérience
interne » n'est pas compris de manière à trouver sa place en tant qu'élément possible d'une
vision du monde. Alors nous ne pourrions tout simplement pas y voir des capacités
conceptuelles. Mais dans ce cas, le mode d'intégration n'est pas de nature à accorder de
l'indépendance aux objets de conscience.
Nous ne pourrions pas créditer un sujet d'une capacité à utiliser, par exemple, le
concept de douleur dans des jugements d'« expérience interne », si ce sujet ne comprenait pas
en gros comment la circonstance pertinente au regard de ces jugements s'inscrit dans le
monde. Il faut que le sujet comprenne son état de douleur comme un cas particulier d'un type
général d'état de choses, l'état de douleur de quelqu'un. Il faut que le sujet comprenne que le
rôle de la capacité conceptuelle mobilisée dans les "expériences internes" pertinentes ne se
limite pas à l'« expérience interne » et aux jugements d'« expérience interne », qu'il ne se
limite donc pas à la première personne du présent de l'indicatif48. C'est ce que nous pouvons
considérer comme un cas-limite de la structure<38> conscience-objet. Nous pouvons
comprendre une impression du « sens interne » dans laquelle le concept de douleur, par
exemple, est mis en œuvre comme une conscience de la circonstance où le sujet a mal. La
structure conscience-objet ne trouve un rôle propre que parce que le sujet ne conçoit pas ce
que c'est qu'avoir mal (la circonstance qui est l'objet de sa conscience) seulement selon l'angle
pris « intérieurement » ou à la première personne par rapport à la circonstance qui constitue
cette conscience. Le sujet comprend que cette circonstance précise peut être pensée (par

48
Voir le chapitre 3 de P. F. Strawson, Les Individus: essai de métaphysique descpritive, tr. fr. Albert
Shalom et Paul Drong (Paris, Le Seuil, 1973), et la manière dont Gareth Evans exploite cette idée de Strawson
dans le chapitre 7 de The Varieties of Reference (Oxford, Clarendon Press, 1982)
quelqu'un d'autre, ou par ce sujet à d'autres moments) ailleurs que dans une pensée qui
exprime l'« expérience interne ». D'où l'idée selon laquelle la circonstance est indépendante de
la conscience qui en est prise. Mais même si le sujet ne doit pas sa conception de la
circonstance qu’à la conscience en laquelle consiste l'opération « interne » de la sensibilité,
cette circonstance n'est rien d'autre que l'opération même de la sensibilité.
Il est intéressant de comparer les objets de l'« expérience interne », alors que leur
substantialité constitue un cas-limite, et les qualités secondes de l'« expérience externe ». En
un sens les objets de l'« expérience interne » sont moins fermement ancrés dans la réalité
objective que les qualités secondes, mais en un autre sens ils sont plus indépendants de
l'expérience caractéristique qui permet de les identifier, et sont donc plus substantiels. D'un
côté les qualités secondes sont là indépendamment de toute expérience particulière qui
révélerait leur présence, alors que ce n'est pas le cas pour un objet de l'« expérience interne ».
Mais d'un autre côté, un sujet ne peut comprendre la spécificité sensorielle d'une qualité
seconde qu'en comprenant ce en quoi consiste le fait d'en avoir l'expérience, alors qu'il faut
qu'un sujet comprenne que les objets potentiels de son « expérience interne » peuvent de
manière essentielle être pensés autrement que du point de vue de l'expérience que ce sujet en
fait49.

7. J'ai souligné que, dans les jugements d'expérience, les capacités conceptuelles ne
s'exercent pas sur des présents non-conceptuels de la réceptivité. Les capacités conceptuelles
sont déjà à l'œuvre dans les présents mêmes de la réceptivité. Dans la première conférence (§
5), j'ai suggéré qu'il valait mieux refuser de demander sur quoi les capacités conceptuelles
s'appliquent dans l'expérience. Si nous évoquons l'exercice des capacités conceptuelles dans
ce contexte, nous mettons en danger la possibilité de soutenir que l'expérience est passive; et
cette dernière possibilité est nécessaire pour couper l'envie de Donné. Mais en refusant de
demander sur quoi s'appliquent ces capacités conceptuelles, je ne refuse pas de demander sur

49
La deuxième partie de ce contraste est un peu fragile. On pourrait dire que c'est également à travers
l'expérience qui en est faite que la spécificité sensorielle d'une expérience est comprise. Ce ne peut pas être la
douleur de quelqu'un d'autre que j'embrasse par la pensée à moins d'avoir à l'esprit de quoi a l'air son expérience
à ses yeux. Quand je dis que la circonstance dans laquelle quelqu'un a mal est pensable autrement qu'à travers sa
propre « expérience interne », je ne veux pas dire qu’on peut penser la circonstance abstraction faite de sa propre
« expérience interne », par exemple dans les termes du comportementalisme. Mais il n'y a pas d'équivalent du jeu
entre le point de vue en première personne et le point de vue en troisième personne dans le cas des qualités
secondes. Cette note est une réponse à un commentaire de Danielle Macbeth.
quoi portent, ou à propos de quoi sont, les contenus conceptuels reçus passivement dans
l'expérience. Et la réponse est évidente, si la question est posée sous cette forme générale: ils
sont à propos du monde, tel qu'il apparaît ou se rend manifeste, au moins phénoménalement, à
un sujet d'expérience. Cela qui ne devrait pas susciter de paranoïa anti-idéaliste.
Quand nous rejetons le Mythe du Donné, nous rejetons l'idée que, pour trouver la voie
du fondement d'un jugement, il faille aboutir à la monstration d'une présence nue. Cependant,
ce rejet peut engendrer quelque inconfort. On pourrait croire que nous nous privons du rôle
justificatif qu'il est possible de donner à la monstration afin de nous assurer que notre
conception de la pensée fait suffisamment droit à l'indépendance de la réalité. Des
justifications de jugements doivent pouvoir contenir la monstration de traits du monde, sans
quoi la justification risquerait d'avoir l'air de fonctionner en un circuit fermé au sein duquel
les exercices de la spontanéité tournent sans frottement.
Mais à présent que nous sommes avertis de l'ambiguïté d'expressions comme « en
dehors de la sphère de la pensée » (§ 3), ce problème est d'un traitement aisé. On peut avoir
deux conceptions du rôle justificatif d'une monstration. D'après la conception que je défends,
des justifications peuvent tout à fait contenir la monstration de quelque chose d'extérieur à la
sphère du penser, la monstration de traits du monde. Nous ne tombons dans le Mythe du
Donné que si nous pensons que cette monstration doit forcer une brêche dans une limite qui
ceint la sphère du contenu pensable.

8. Les gens s'opposent parfois à des positions comme celle que j'ai défendue sous le
prétexte qu'elles participent d'un anthropocentrisme arrogant, d’une assurance infondée que le
monde se trouve complètement à la portée de <40> nos pouvoirs de pensée. Cela a tout l'air
d'une accusation d'idéalisme. Pourquoi être si sûrs de notre capacité à comprendre le monde si
ce n'est parce que le monde est conçu comme un reflet ou une ombre de notre pensée50?
Mais cette accusation n'atteind pas la position que je recommande. Dans la première
conférence (§ 5) j'ai dit que la faculté de spontanéité comportait une obligation permanente
d'évaluer réflexivement les titres de créance des liens rationnels présomptifs qui sont, à tout
moment, considérés comme gouvernant l'activité laborieuse par laquelle une vision-du-monde
s'ajuste en réaction à l'expérience. S'assurer que nos concepts empiriques passent l'inspection
est un travail dur et incessant de l’entendement. Ce travail exige de la patience et de

50
Pour cette forme d'accusation d'idéalisme, voir le chapitre 6 de Thomas Nagel, Le point de vue de
nulle part, tr. fr. Sonia Krolund (Combas, Editions de l'Eclat, 1993).
l'humilité. Rien ne garantit que le monde se trouve complètement à la portée d'un système de
concepts et de conceptions, à la portée de l'état de ce système à un certain moment de son
développement historique. Il n'y a exactement aucune garantie; et c'est pourquoi l'obligation
d'évaluation réflexive est perpétuelle.
Nous avons tendance à ne pas aller jusqu'à accepter que cette obligation est
perpétuelle. On s'imagine que celle-ci cesse de valoir dès lors qu’on a sous les yeux un état de
choses qui mériterait le titre de « fin de l'enquête »51. Il s'agirait d'un état de choses dans
lequel l'enquête, y compris l'enquête réflexive sur ce qui permet de considérer quelque chose
comme une enquête, n'est plus nécessaire. On pourrait très bien montrer que, même comme
simple idéal de la raison, cette conception est douteuse: qu'est-ce d'autre qu'un reste de la
confiance infondée dans nos propres pouvoirs, la confiance visée par cette objection? Mais
l'idée d'une fin de l'enquête ne fait pas partie de la position que je défends.

9. Dans ces deux premières conférences, j'ai présenté la tendance à une oscillation
entre l'acceptation du Mythe du Donné et la négation de toute portée rationnelle de
l'expérience sur la pensée. J'ai affirmé que, afin d'échapper à cette alternance, il nous faut
soutenir que, dans l'expérience, la spontanéité est inextricablement <41> impliquée dans les
présents de la réceptivité. Il ne faut pas supposer que la contribution de la réceptivité à cette
coopération avec la spontanéité soit séparable, même en théorie. Dans cette conférence, j'ai
discuté une accusation d'idéalisme, comprise comme un échec à reconnaître l’indépendance
de la réalité vis-à-vis de la pensée. Tout cela fournit un contexte propice pour se demander en
quoi ma description de la voie de sortie est en lien avec Kant, auquel j’emprunte la
terminologie.
Kant pense-t-il que la réceptivité contribue séparément dans sa coopération avec la
spontanéité? Il semble que la réponse « Oui » et la réponse « Non » soient toutes les deux
correctes.
Du point de vue de l'expérience, la réponse est « Non ». Si l'on stipule que la
contribution de la réceptivité est séparable empiriquement, on se soumet à quelque chose de

51
L'idée est implicite dans certaines remarques fameuses de C. S. Peirce comme: « L'opinion
prédestinée à réunir finalement tous les chercheurs est ce que nous appelons le vrai et l'objet de cette opinion est
le réel. » « Comment rendre nos idées claires » dans C.S. Peirce, A la recherche d'une méthode, tr. fr. et éd. de
Michel Belat et Janice Deledalle-Rhodes, sous la direction de Gérard Deledalle (Presses Universitaires de
Perpignan, 1993), pp. 155-177, la citation se trouve p. 173.
Donné dans l'expérience qui pourrait constituer la fondation extra-conceptuelle ultime de tout
le conceptuel, et c'est une manière de formuler une pensée centrale de Kant que de dire que
cette idée doit être rejetée. Pour Kant, l'expérience n'a pas pour rôle d'accueillir des
fondements ultimes que nous pourrions invoquer par la monstration de quelque chose qui se
trouve en dehors de la sphère du contenu pensable. Dans l'expérience nous accueillons, dans
des impacts sensoriels, les éléments d'une réalité qui, précisément, ne se trouve pas en dehors
de la sphère du contenu pensable.
Mais il y a également chez Kant un point de vue transcendantal, et de ce point de vue
la contribution de la réceptivité semble isolable. Dans la perspective transcendantale, la
réceptivité joue le rôle d'une sensibilité aux impacts d'une réalité suprasensible. Cette réalité
est supposée être indépendante de notre activité conceptuelle, d'une indépendance beaucoup
plus forte que celle dont on peut créditer le monde empirique ordinaire.
Si nous nous en tenons au seul point de vue de l'expérience, alors nous trouvons
précisément chez Kant le genre de conception que j'ai recommandée: dans cette conception la
réalité n'est pas située au-delà d'une limite qui ceint la sphère conceptuelle. Ce n'est pas par
hasard si j'ai pu formuler mes thèses dans les termes de Kant. Le fait que l'expérience engage
la réceptivité nous assure que la contrainte requise est bien extérieure à la pensée et au
jugement. Mais comme les présents de la réceptivité mobilisent d'emblée des capacités qui
s'inscrivent dans la spontanéité, nous pouvons supposer en toute cohérence que cette
contrainte est rationnelle; c'est ainsi que ma conception évite le piège du Donné.
Mais la perspective transcendantale enferre cette conception potentiellement
libératrice <42> dans une version particulière de la vision marginale mentionnée plus haut (§
5), où l'espace des concepts est circonscrit, et où quelque chose (qui est, selon cette version, le
suprasensible, et non pas le monde empirique ordinaire) se trouve au-delà de cette limite
externe. Et dans cette configuration, la pensée libératrice ne peut pas vraiment prendre forme.
Une fois que le suprasensible est dans la place, l'indépendance radicale qu'il a par rapport à
notre pensée tend à se présenter comme étant exactement l'indépendance que toute réalité
authentique doit avoir. Par comparaison, la prétention du monde empirique à l'indépendance
paraît usurpée. On nous demande de supposer que la structure fondamentale du monde
empirique est en quelque manière un produit de la subjectivité en interaction avec la réalité
suprasensible, mais dès que cette réalité suprasensible entre en ligne de compte, elle s'impose
à nous comme le siège de la véritable objectivité. Mais comment le monde empirique peut-il
être authentiquement indépendant de nous, si nous sommes en partie responsables de sa
structure fondamentale? On peut toujours nous dire que ce n'est que transcendantalement
parlant que la structure fondamentale du monde empirique est de notre cru52, cela ne résout en
rien la difficulté.
Si nous créditons l'expérience d'une passivité empirique ordinaire, alors notre exigence
est satisfaite: nous sommes ainsi assurés que lorsque nous invoquons la spontanéité en lien
avec l'utilisation des concepts dans la pensée empirique, nous ne nous condamnons pas à
représenter la pensée empirique comme dépourvue de contrainte rationnelle, comme étant un
simple roulement dans le vide, sans frottements. De toute façon, l'idée d'une passivité
transcendantale reste dans le meilleur des cas problématique, et ce d'une manière qui nous est
familière; selon les propres dires de Kant, nous sommes censés comprendre que la causalité
opère dans le monde empirique. L'ajout de cette idée problématique ne fait que saper
l'assurance que la passivité empirique pouvait procurer.
Kant manque de très peu une échappatoire satisfaisante à l'oscillation. Il indique la
façon de saper la confusion centrale dans le Mythe du Donné. Dans le Mythe du Donné,
l'obligation d'être responsablement attentif aux exigences de la raison s'évanouit quand on en
vient aux ultimes points de contact entre la pensée et la réalité; le Donné est un effet brut du
monde, ce n'est pas quelque chose que le monde justifie. Mais en réalité il faut que
l'obligation ait force jusqu'au contact dernier avec la réalité. Il faut que le monde exerce une
contrainte rationnelle sur notre pensée. Si nous supposons que la redevabilité rationnelle
disparaît au point le plus périphérique de l'espace des raisons, et manque le monde même,
alors notre conception cesse de <43> pouvoir rien présenter qui puisse être reconnu comme
un jugement empirique; nous avons du même coup effacé le contenu empirique. Sans le cadre
transcendantal, nous pourrions créditer Kant d'une claire formulation de cette vision
essentielle. J’ai ainsi interprété son affirmation presque explicite d'après laquelle des pensées
sans intuitions seraient vides.
L'idée d'une faculté de spontanéité est l'idée de quelque chose qui nous donne le
pouvoir de prendre nos existences en main. Kant montre la voie d'une position dans laquelle
nous pouvons appliquer de manière satisfaisante cette idée à la pensée empirique: nous
pouvons soutenir que l'enquête empirique est un domaine de notre existence où nous pouvons
exercer une liberté responsable, sans laisser cette pensée menacer de nous dessaisir de notre
prise sur l'exigence que la contrainte sur la pensée empirique vienne du monde lui-même.

52
Pour une vive expression d'un tel sentiment d'insatisfaction, voir la contribution de Barry Stroud au
colloque "The Disappearing 'We'" (où Barry Stroud commente une contribution de Jonathan Lear), Proceedings
of the Aristotelian Society, supp. vol. 58 (1984), pp. 243-58
Mais le cadre transcendantal appelle une précision. Transcendantalement parlant, notre liberté
responsable dans la pensée empirique ne semble pas du tout remplir son rôle. C'est comme si
Kant disait que, même si une disculpation ne peut pas faire le travail d'une justification, et
même si, empiriquement parlant, nous disposons de justifications pour nos jugements
empiriques, nous ne pouvons cependant disposer dans le meilleur des cas que de disculpations
pour nos jugements empiriques, transcendantalement parlant.
C'est un aspect profondément insatisfaisant de la philosophie de Kant53. Et tout ce que
j'en ai dit jusqu'à présent est trop simpliste, en particulier parce que cela laisse croire qu'il
serait très facile d'amputer le <44> cadre transcendantal. Mais j'en dirai davantage sur ce point
un peu plus tard (dans la cinquième conférence).
Je crois qu'il faut concéder que le cadre transcendantal a pour effet de rendre la
philosophie de Kant idéaliste, selon le sens que j'ai pris en considération. C'est tout à fait
contraire aux intentions de Kant, mais en dépit de ses fermes dénégations, sa philosophie a
pour effet d'offenser l'indépendance de la réalité à laquelle nous avons accès par nos sens. La
cause en est précisément l'aspect de la philosophie de Kant qui a pu apparaître à ses
successeurs comme une trahison de l'idéalisme: c'est-à-dire le fait qu'il reconnaisse une réalité
extérieure à la sphère du conceptuel. Ces successeurs ont souligné qu'il fallait rejeter le
suprasensible dans le but d'obtenir un idéalisme cohérent. Cela libère l'intuition essentielle de

53
On peut comparer avec Henry E. Allison, Kant's Transcendental Idealism: An Interpretation and
Defense (New Haven, Yale University Press, 1983). Allison défend l'idéalisme transcendantal pour la raison que
c'est la seule alternative à un phénoménalisme psychologiste. Son idée essentielle est comprise dans ce passage
(p. 13): « On peut certainement dire que la question fondamentale traitée dans la Critique est celle de la
possibilité d'isoler un ensemble de conditions de possibilités de la connaissance des choses... qui puisse être
distingué des conditions de possibilité des choses elles-mêmes. Puisque le premier genre de conditions peut être
pris comme la condition des choses telles qu'elles apparaissent, et le second comme celle des choses telles
qu'elles sont en elles-mêmes, une réponse affirmative à la question suppose l'acceptation de la distinction
transcendantale [entre les choses telles qu'elles apparaissent et les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes], et,
du coup, l'acceptation de l'idéalisme transcendantal. Mais si on apporte une réponse négative à la question,
comme c'est le cas dans la conception orthodoxe, alors toutes les conditions censément 'subjectives' sont
inévitablement interprétées en des termes psychologistes. La lecture subjectiviste, psychologiste, et
phénoménaliste de Kant, qui est caractéristique de la conception orthodoxe, est ainsi une conséquence directe de
la réponse négative à la question. » Je suis d'accord qu'il n'y a pas de phénoménalisme psychologiste chez Kant.
(Cependant, pour Allison, le représentant typique de la « conception orthodoxe », qui trouve un phénoménalisme
psychologiste chez Kant, est The Bounds of Sense, de Strawon, et je trouve absurde une telle interprétation de
Strawson.) Je ne suis pas d'accord qu'une réponse négative à la question d'Allison nous plonge inévitablement
dans l'idéalisme. Cela ne rend pas compte des critiques de Kant par Fichte, et, tout particulièrement, par Hegel.
Kant, en continuant de respecter, comme le fait le sens commun, l'indépendance du monde
ordinaire.
Comme je l'ai dit, abstraction faite du rôle du suprasensible dans la pensée de Kant, il
nous reste une conception où la réalité n'est pas située en dehors d'une limite qui ceint le
conceptuel. J'ai alors souligné qu'une telle conception n'offense pas l'indépendance de la
réalité. Cette conception n'attaque pas le sens commun, mais le protège, précisément.
Pour l'idéalisme absolu, il est essentiel de rejeter l'idée que le règne conceptuel a une
limite externe, et nous pouvons à présent envisager d'apprivoiser la rhétorique propre à cette
philosophie. Prenons, par exemple, cette remarque de Hegel: "Dans la pensée, je suis libre
parce que je ne suis pas dans un autre54." Elle exprime tout à fait l'image dont je me suis servi,
où le conceptuel est illimité [unbounded]; où il n'y a rien en dehors de lui. C'est la même
chose que dans la remarque de Wittgenstein à laquelle j'ai consacré du temps (§§ 3 et 4, plus
haut): " nous — et ce que nous signifions — ne manquons pas le fait." Je <45> souhaiterais
développer un peu ces idées, mais pour diverses raisons, entre lesquelles le fait que j'en ai déjà
dit suffisamment pour une conférence est sans doute la moins sérieuse, je ne peux pas le faire
maintenant.

10. J'ai affirmé que le contenu de l'expérience est conceptuel, et vous êtes nombreux à
le contester. Dans la prochaine conférence je vais discuter cette question.

54
Phénoménologie de l'esprit, tr. fr. Jean-Pierre Lefebvre (Paris, Aubier, 1991), p.159. Robert B.
Pippin, à la page 164 de Hegel's Idealism: The Satisfactions of Self-Consciousness (Cambridge, Cambridge
University Press, 1989) interprète cette remarque comme étant avant tout l'expression d'un stoïcisme, même si il
dit que cette remarque « indique clairement la position vers laquelle Hegel se dirige ». Cette dernière idée me
convient tout à fait, mais je voudrais dire que c'est la première chose à dire sur cette remarque. Il est typique des
paragraphes d'ouverture de cette section de la Phénoménologie qu'ils masquent « la position vers laquelle Hegel
se dirige ». Ce n'est que plus tard dans une section qu'une insuffisance est éclairée. Cette remarque appartient à
une section intitulée « Stoïcisme », mais elle s'inscrit dans une phase où un progrès est fait dans cette section,
avant que n'émerge quelque chose de propre à maintenir le mouvement du balancier dialectique.
<46>

Troisième conférence. Le contenu non-conceptuel

1. J'ai montré comment la réflexion oscille entre deux écueils qui se font face: d'un
côté, un cohérentisme qui ne reconnaît aucune contrainte rationnelle externe sur la pensée, et
qui, donc, d'après moi, ne peut pas trouver de véritable place pour le contenu empirique; de
l'autre côté, un reflux vers le Mythe du Donné, qui fournit au mieux des disculpations alors
que nous attendons des justifications. J'ai souligné que, pour faire cesser l'oscillation entre ces
deux écueils, il fallait concevoir la connaissance empirique comme une coopération de la
sensibilité et de l'entendement, selon l'exemple de Kant. Pour éviter de rendre
incompréhensible la manière dont des présents de la sensibilité peuvent entretenir des
relations fondationnelles avec des exercices paradigmatiques de l'entendement, tels que des
jugements ou des croyances, il nous faut concevoir cette coopération d'une manière très
spécifique: il faut souligner l'engagement inextricable de l'entendement dans les présents
mêmes de la sensibilité. Les expériences sont des impressions du monde sur nos sens, des
produits de la réceptivité; mais il y a déjà du conceptuel au coeur de ces impressions.
La thèse, pour laquelle je n'ai pas vraiment fourni d'argument, selon laquelle le
contenu de l'expérience perceptive est conceptuel a, depuis la première conférence, provoqué
quelques froncements de sourcils. Je vais maintenant la défendre contre quelques doutes.
Avant de commencer, je voudrais préciser qu'on ne peut pas désamorcer la question
comme s'il s'agissait d'un caprice terminologique de ma part — comme si je me contentais
d'associer l'étiquette « conceptuel » au contenu de l'expérience, tout en considérant le contenu
de l'expérience exactement comme le font mes adversaires quand ils disent qu'il n'est pas
conceptuel, en tout cas pas complètement. Il est essentiel à ma conception que l'expérience
tire son contenu de la mise en œuvre, dans la sensibilité, <47> de capacités qui sont des
éléments à part entière de la faculté de spontanéité. Ces mêmes capacités doivent trouver à
s'exercer dans les jugements, et elles doivent donc également être reliées rationnellement à un
système entier de concepts et de conceptions, système au sein duquel le possesseur de ces
capacités s'engage par une activité continue d'ajustement de sa pensée à l'expérience.
Evidemment, certains éléments du système peuvent ne pas se trouver du tout dans
l'expérience. Dans la conférence précédente, j'affirme que ce n'est que parce que les capacités
engagées dans l'expérience appartiennent à la spontanéité que l'expérience peut être
considérée comme la conscience, apparente ou réelle, des aspects du monde. Je suis contraint
par mon usage de l'idée kantienne de spontanéité à être exigeant sur l'interprétation de certains
mots, comme « concept » et « conceptuel ». Dans cette optique, une pensée active, ouverte à
une réflexion sur ses propres titres rationnels de créance55, doit pouvoir s'appuyer sur les
capacités conceptuelles. Quand je dis que le contenu de l'expérience est conceptuel, voilà ce
que je veux dire par « conceptuel ».

2. Afin de préciser la discussion, je vais examiner ce que Gareth Evans dit de cette
question.
Evans pose sans davantage l'argumenter, la thèse d'après laquelle le contenu de
l'expérience est non-conceptuel. Il considère que, dans le cas de la perception, le contenu
conceptuel ne fait son apparition qu'à partir du moment où un jugement fondé sur l'expérience
est formé. On passe alors d'un contenu non-conceptuel à un contenu conceptuel.

Les états informationnels acquis par un sujet dans la perception sont


non-conceptuels, ou non-conceptualisés. Les jugements fondés sur ces états
impliquent nécessairement une conceptualisation: en passant d'une
expérience perceptive à un jugement sur le monde (typiquement exprimable
dans une certaine forme verbale), on exerce des aptitudes conceptuelles
fondamentales... Le processus de la conceptualisation ou du jugement prend
le sujet dans un certain type d'état informationnel (avec un contenu d'un
certain genre, c'est-à-dire un contenu non-conceptuel), pour l'amener dans un
autre type <48> d'état cognitif (avec un contenu d'un autre genre, c'est-à-dire
un contenu conceptuel)56.

Ces états informationnels non-conceptuels résultent du rôle joué par la perception dans
ce que Evans appelle « le système informationnel » (p. 122). Le système informationnel est le
système des capacités exercées lors de la collection d'information sur le monde par le biais de

55
Il est intéressant de noter, car cela peut aider à montrer à quel point l'idée intéressante du conceptuel
est exigeante, que cette ouverture à la réflexion entraîne que le sujet pensant ait une conscience de soi. Mais je
relègue pour l'instant cette idée en note de bas de page, car les questions de conscience de soi ne seront traitées
que plus tard (cinquième conférence).
56
The Varieties of Reference, p. 227 (souligné dans le texte). A moins d'une indication contraire, toutes
les citations d'Evans faites dans cette conférence sont extraites de cette œuvre. Je veux tout de suite préciser que
je pense que la thèse sur laquelle je me trouve en désaccord avec Evans n'est nullement cruciale pour les thèses
principales du livre important et profond d'Evans. Je reviendrai sur les thèses principales d'Evans dans la
cinquième conférence (§ 6).
nos sens (dans la perception), en recevant cette information des autres dans la communication
(par le témoignage), et en conservant cette information dans le temps (avec la mémoire)57.
Il est essentiel à la conception d'Evans que « les opérations du système
informationnel » soient « plus primitives » que le réseau rationnel d'aptitudes conceptuelles
qui fournit le cadre nous permettant de former la notion de jugement et une notion étroite de
croyance (p. 124)58. Pour dire les choses dans des termes déjà employés: les opérations du
système informationnel sont plus primitives que les opérations de la spontanéité. L'idée est
simple dans le cas de la perception et de la mémoire, que, comme le dit Evans, « nous
partageons avec les animaux » (p.124); c'est-à-dire avec des créatures auxquelles l'idée de
spontanéité ne s'applique pas. Il faut remarquer qu’Evans insiste également sur cette idée
quand il évoque le cas du témoignage: « le mécanisme par lequel nous accumulons de
l'information grâce aux autres... est déjà à l'œuvre à un stade du développement humain
antérieure à l'applicabilité d'une notion plus sophistiquée » (p. 124). Cela veut dire que la
connaissance par ouï-dire, c'est-à-dire l'ensemble des connaissances que nous devons au seul
fait d'avoir entendu des énoncés, s'appuie en grande partie sur des énoncés que nous ne
pouvions pas comprendre quand nous les avons entendus.
Ainsi, Evans identifie les expériences perceptives à des états du système
informationnel, qui possèdent un contenu non-conceptuel59. D'après lui, les capacités
conceptuelles ne sont mises en œuvre que lors de la formation des jugements d'expérience, et
le contenu de ces jugements est d'une espèce toute différente de celui de l'expérience
perceptive. Comparons avec mon explication. Dans ma conception, le contenu d'une
expérience perceptive est d'emblée conceptuel. Avec un jugement d'expérience, on n'introduit
pas un nouveau type de contenu; <49> on se contente d'assumer le contenu conceptuel, ou
une partie de ce contenu, qui se trouve de toute façon déjà dans l'expérience fondatrice de ce
jugement60.

57
voir pp. 122-9
58
Je dirai quelques mots sur la notion étroite de croyance dans le § 6.
59
On pourrait facilement compliquer ce résumé de la position d'Evans de manière à adapter l'idée selon
laquelle le mot « expérience » peut convenir à des événements tout autant qu'à des états.
60
Notons que la fondation ne dépend pas d'un passage inférentiel d'un contenu à un autre. On peut
fonder le jugement que les choses sont d'une certaine façon sur une apparence perceptive que les choses sont
d'une certaine façon. Cela n'efface pas la richesse caractéristique de l'expérience (en particulier l'expérience
visuelle). Un jugement d'expérience typique opère une sélection dans le contenu de l'expérience sur lequel il est
fondé; on n'épuise pas l'expérience qui fonde le jugement que les choses sont d'une certaine façon en y puisant
Il ne faut pas se tromper sur la nature de mon différend avec Evans. D'après lui, les
expériences sont des états du système informationnel, et, c'est pourquoi leur contenu est non-
conceptuel. Mais il n'identifie pas l'idée d'expérience à celle d'un état informationnel
perceptif, produit sans la spontanéité par les opérations du système informationnel. Au
contraire, il souligne que les états informationnels perceptifs, et leur contenu non-conceptuel,
« ne sont pas ipso facto des expériences perceptives — c'est-à-dire des états d'un sujet
conscient » (p. 157). D'après Evans, un état du système informationnel perceptif n'est une
expérience que si son contenu non-conceptuel peut fournir une « entrée dans un système
pensant, utilisateur de concepts, et raisonnant » (p. 158); c'est-à-dire uniquement si une
faculté de la spontanéité, qui a le pouvoir de former rationnellement un jugement d'expérience
ou de s'en abstenir en se fondant sur un état perceptif, peut y accéder. Ainsi un état
informationnel non-conceptuel, produit par l'élément perceptif du système informationnel
d'une créature dépourvue de faculté de spontanéité, n'est pas une expérience perceptive, même
si l'état qui, parce que la spontanéité peut y accéder, est une expérience perceptive, n'est
somme toute qu'un état informationnel non-conceptuel, qui n'a pas attendu la spontanéité pour
trouver son contenu non-conceptuel.

3. Vers la fin de la première conférence (§ 7), j'ai noté une difficulté qui peut
facilement surgir si l'on tente de transposer au cas de l'« expérience interne » tout ce que je dis
de l'expérience, considérée généralement, en particulier lorsque je considère les expériences
comme des états ou des événements qui mettent en œuvre des capacités conceptuelles. Il est
pour moi essentiel de loger les capacités conceptuelles dans la spontanéité. Il est essentiel de
les inscrire dans une faculté dont l'usage implique l'auto-critique active de nos pensées à la
lumière des présents de l'expérience. Mais, du <50> coup, on ne peut plus attribuer les
capacités conceptuelles que j'ai rencontrées quand j'ai explicité « l'expérience interne » (la
capacité associée au concept de douleur, par exemple) à de nombreuses créatures dont on ne
peut sans scandale dire qu'elles ne peuvent pas souffrir. Il n'y a pas que les penseurs
activement auto-critiques qui peuvent souffrir. Sans attendre de savoir ce qu'il serait correct
de dire de la douleur d'une créature sans spontanéité, mon image de l'expérience prive cette
créature de toute « expérience interne ».

l'apparence que les choses sont d'une certaine façon. La sélection dans une réserve abondante de contenu déjà
conceptuel n'est pas, d'après Evans, ce qu'opère le jugement, qui est une transition d'un type de contenu à un
autre type de contenu.
Mais cette constatation ne se limite pas à « l'expérience interne ». La conséquence est
la même pour « l'expérience externe ». Selon moi, « L'expérience externe », dont la raison
d'être est de nous montrer comment se trouvent les choses, est un état ou un événement qui
engage l'opération de capacités conceptuelles, celles-mêmes engagées activement dans des
jugements qui disent comment se trouvent les choses. Dans ce cas, on ne peut attribuer
d'« expérience externe » qu'à une créature capable de s'engager dans cette activité de penser.
C'est là que se trouve le parallèle avec l'« expérience interne »: il me faut interdire à de
nombreuses créatures toute « expérience externe » des aspects de leur environnement, alors
qu’on ne peut sans scandale nier toute sensibilité perceptive de ces créatures à ces aspects. Il
n'y a pas que les penseurs activement auto-critiques qui soient perceptivement sensibles à des
aspects de leur environnement.
Pour l'instant je me contente de reconnaître ces deux difficultés jumelles, et non de
m'en débarasser. Je m'y essaierai plus tard (dans la sixième conférence). On pourrait de but en
blanc répondre en tirant de tout cela la conclusion qu'il faut purger la notion d'expérience de
tout élément ayant un rapport avec la notion de spontanéité. On n'aurait plus alors à disposer
d'explications différentes de la sensibilité d'un animal, selon que cet animal se trouve être
rationnel ou pas. Tout ce que je veux dire est que quiconque est tenté par ce genre de réponse
ne trouvera pas en Evans un allié sûr. Lui comme moi, faisons un usage strict du concept
d'expérience, un usage qui respecte la liaison établie par Kant entre ce concept et le concept
de spontanéité.

4. Je m'intéresse dans ces conférences à l'inquiétude philosophique à laquelle nous


sommes constamment susceptibles de succomber. Si nous favorisons la liberté contenue dans
la notion de spontanéité, nous risquons de perdre la conception selon laquelle les pensées ont
un contenu empirique et de nous retrouver avec une conception où ne reste qu'un roulement
sans frottement dans le vide. Pour l’éviter, il faut reconnaître que l'exercice de la spontanéité
dans la pensée <51> empirique rencontre une contrainte externe. Mais nous faisons alors face
au deuxième versant de la difficulté: cette contrainte externe ne doit pas nous apporter des
disculpations là où nous exigeons des justifications. On pourrait refuser tout simplement de
traiter cette difficulté, en refusant de faire entrer l'idée de spontanéité dans une explication de
l'expérience. Mais, comme je l'ai souligné, Evans ne prend pas cette voie.
Si nous voulons reconnaître une contrainte externe, alors nous devons nous en
remettre à la réceptivité. J'ai souligné que, pour introduire la réceptivité sans pousser ne serait-
ce que d'un cheveu la balançoire vers le Mythe du Donné, il fallait absolument éviter de se
figurer, ne serait-ce qu'abstraitement, que la part de la réceptivité dans la coopération avec la
spontanéité est indépendante.
Cette contrainte n'est pas respectée par Evans. Dans sa version de l'expérience, la
réceptivité se trouve dans l'élément perceptif du système informationnel, et il pense que le
système perceptif produit ses états porteurs-de-contenu indépendamment de toute opération
de la spontanéité. Il est vrai que les états porteurs-de-contenu qui en résultent ne sont des
expériences, dans le sens étroit plutôt kantien dont Evans se sert, que si la spontanéité peut y
accéder. Mais la spontanéité n'entre pas dans la détermination de leur contenu. Ainsi, dans la
version d'Evans, les opérations du système informationnel sont indépendantes et la part de la
réceptivité dans la coopération avec la spontanéité est indépendante.
Dans cette optique, le lien fait entre les expériences et les capacités conceptuelles est
le même que celui qui est fait entre les intuitions et les concepts par la conception de la
connaissance empirique (entendue en un sens minimal comme la façon dont les choses se
trouvent du point de vue de l'expérience) dont Kant montre, suivant mon interprétation, le peu
de pertinence. Il est vrai que Kant accorde une certaine validité, du point de vue
transcendantal, à ce genre de conception, mais l'explication evansienne de l'expérience n'est
pas censée être validée du seul point de vue transcendantal, quel que soit le sens qu’on donne
à cette expression. Donc, à moins de comporter une erreur, les réflexions kantiennes que j'ai
rappelées dans les deux premières conférences sont tout à fait capables de ruiner la conception
evansienne de l'expérience.
Il est difficile de croire que la conception evansienne de l'expérience est une version
du Mythe du Donné. On ne trouve pas trace, dans la théorie modérément naturaliste des états
informationnels perceptifs fournie par Evans, des obsessions épistémologiques d'habitude
présentes dans les sources du Mythe du Donné. Ce mythe trahit habituellement une inquiétude
relative à <52> la manière dont notre conception de la pensée empirique présente
l'engagement de la spontanéité rendrait mystérieux le contact de la pensée et de la réalité. Et il
n'y a nul signe de cette inquiétude chez Evans.
Par ailleurs, l’attribution du Mythe du Donné à Evans pose, semble-t-il, une difficulté
plus spécifiqu. Si les expériences telles que les conçoit Evans sont des intuitions sans
concepts, et si cette conception fait de lui une cible des attaques de Kant contre le Mythe du
Donné, alors ces expériences doivent être aveugles. Mais Evans prend soin de créditer les
expériences d’un contenu représentationnel, et ce indépendamment de cette accessibilité à la
spontanéité qui permet de les appeler des expériences. Le contenu est non-conceptuel, il est
vrai, mais on peut se demander en quoi cela garantit l'image de la cécité de ce contenu. Car,
dira-t-on certainement, comment peut-on être aveugle sans être totalement privé de contenu
représentationnel ?
La structure de la position d'Evans est comparable à la structure de la position que j'ai
examinée dans la première conférence (§ 5), quand j'ai voulu prévenir une mauvaise
interprétation de mes idées. Cette dernière position fait mine d'accepter la mise en œuvre des
capacités conceptuelles dans l'expérience. Mais les états et événements décrits selon ces
termes sont en fait isolés de la spontanéité. Le but de cette manœuvre est de soustraire le
traitement de ces états et de ces événements aux problèmes posés par la liberté qui est
impliquée par la notion de spontanéité.
Ma position, sur ce point, est, je le rappelle, que, si l'on isole la spontanéité, alors
parler de concepts ne veut plus rien dire du tout. L'intérêt d'affirmer que l'expérience engage
les capacités conceptuelles est de nous permettre de donner aux expériences une portée
rationnelle sur la pensée empirique. Le résultat d'une stratégie d'isolement est de confiner la
spontanéité à l'intérieur d'une limite qui laisse l'expérience dehors. Les relations rationnelles
présomptives entre les expériences, que cette stratégie ne considère pas comme des opérations
de la spontanéité, et les jugements, que cette stratégie conçoit comme des opérations de la
spontanéité, ne peuvent pas alors tomber dans la portée de la spontanéité — et se prêter à la
révision, dans le cas où la pensée active le prescrit, suite à son examen-de-soi. Nous ne
pouvons par conséquent pas voir en quoi ces relations sont en puissance constitutives de
raisons. Nous ne pouvons pas limiter le droit de la raison à procéder à un examen-de-soi. Pour
comprendre pleinement comment les opérations des capacités conceptuelles dans l'expérience
stimulent rationnellement notre pensée (cela est nécessaire pour parler vraiment de capacités
conceptuelles), il faut voir comment ces relations rationnelles peuvent être du ressort de la
spontanéité. Et comment <53> accéder à cette compréhension si nous sommes incapables de
voir que des capacités de la spontanéité sont mises en œuvre dans les états et les événements
qui occupent la première place de ces relations rationnelles?
Ce n'est pas cette manœuvre frauduleuse qui grève l'explication evansienne de
l'expérience; en fait, Evans distingue bien concepts et contenu de l'expérience. Mais Evans
fait jouer au mot « contenu » le rôle usurpateur que joue dans cette manœuvre le mot
« conceptuel ». Ce rôle usurpateur consiste à donner l'illusion qu'il y a bien des relations
rationnelles entre les expériences et les jugements, qui nous permettent de dire, comme le dit
Evans, que les jugements d'expérience sont « fondés sur » l'expérience (p. 227), alors même
que ces relations sont censées se tenir de part et d'autre de la limite qui isole la spontanéité.
On peut répéter encore ce que nous venons tout juste de dire. Comment comprendre en quoi
ces relations sont constitutives de raisons si on les oblige à se tenir de part et d'autre d'une
limite dont le rôle est d'isoler la spontanéité? Ce sont ces relations dans leur intégralité que la
pensée active doit pouvoir tenir sous son regard, lorsqu'elle procède à son examen-de-soi.
Il ne faut pas se laisser tromper par l'air faussement innocent de la position d'Evans. Il
semble aller de soi qu'il suffit d'avoir un contenu représentationnel, conceptuel ou non, pour
partager une relation rationnelle, comme l'implication ou la probabilité, avec quelque autre
possesseur de contenu représentationnel. Mais l'isolement de la spontanéité nous interdit de
tirer, comme si cela allait de soi, la conclusion qu'un terme mis dans une telle relation peut
fournir la raison d'un autre terme. En considérant que l'expérience s'impose à la spontanéité de
l'extérieur, on perd le droit d'utiliser le mot « contenu » pour parler de ce qui, dans
l'expérience, permet de constituer des relations rationnelles intelligibles entre les expériences
et les jugements. Le mot masque tout juste le fait que nous soumettons ces relations à des
exigences incohérentes entre elles: elles devraient tout à la fois transformer les expériences en
raisons pour les jugements, et échapper en même temps à toute enquête rationnelle61.
D'après moi, même si Evans prend bien soin de donner un contenu aux expériences, il
ne les empêche pas d'être des intuitions, et de se trouver sous le coup de la formule kantienne:
puisqu'elles sont <54> sans concepts, elles sont aveugles. Et il faut bien reconnaître que, en
un certain sens, Evans serait d'accord avec cette formulation. C'était une erreur de penser que
les expériences d'Evans ne souffrent pas de cécité, en s'appuyant sur le fait que Evans leur
donne un contenu. Tout change dès lors qu’on pense que ce contenu est non-conceptuel.
Peut-on clore cette question de la cécité des expériences d'Evans? Quand on dit qu'une
expérience n'est pas aveugle, on veut dire que son sujet peut y trouver la conscience d'un trait
figurant objectivement dans la réalité; qu'il peut y trouver un aperçu phénoménal du monde.
Et Evans lui-même souligne que cela n'est possible que pour un sujet qui connaît la nature du
lien entre perception et réalité, qui comprend suffisamment ce lien pour réaliser que, quand il
perçoit, ce qui se révèle, en différents lieux, sous différents aspects, d'une façon qui dépend
des mouvements de ce sujet dans le monde62, est le monde lui-même. Un sujet ne dispose de

61
Pourquoi ne pouvons-nous pas reconnaître que les relations entre l'expérience et les jugements
doivent être rationnelles, et donc être à la portée de la spontanéité, sans être de ce fait contraints à une concession
relative à l'expérience? J'ai affirmé qu'il était difficile de voir comment cette combinaison était possible, mais
tant que la position d'Evans aura cet air innocent, cela pourra sembler facile. Plutôt que de refaire cette
conférence entièrement différemment de la forme dans laquelle je l'avais donnée, je préfère remettre à plus tard,
dans l'épilogue, la discussion de cette question.
62
Voir p. 176: « Tout sujet capable d'une pensée à propos d'un monde spatial objectif doit concevoir ses
cette compréhension d'arrière-plan que s'il est conscient pour lui-même de la manière dont son
expérience se rapporte au monde, et nous ne pouvons pas nous représenter cette condition
sans faire intervenir des capacités conceptuelles dans le sens le plus fort, sans faire intervenir,
donc, la faculté de spontanéité63.
Donc, quand Evans dit que les expériences, considérées simplement, ont un contenu
non-conceptuel, il n’anticipe pas une réponse à mon objection, selon laquelle ses expériences
sont aveugles, parce qu'elles sont des intuitions sans concepts. D'après Evans, si l'on peut
penser que les yeux de la pensée empirique sont ouverts, ce n'est pas parce que nous pourrions
dire que les expériences <55> ont un contenu (non-conceptuel), sans avoir à prendre en
compte aucune connexion avec la spontanéité, mais c'est parce que la spontanéité peut
accéder à ce contenu. Ce contenu aspire à rejoindre la vision-du-monde organisée
conceptuellement d'un sujet pensant et conscient-de-soi. Quand j'insiste sur l'idée que, d'après
Evans, l'expérience, considérée simplement ( c'est-à-dire sans tenir compte du fait que c'est
l'accessibilité à la spontanéité qui permet de parler d'« expérience »), est un élément aveugle,
il ne s'agit que d'un aspect de la construction d'Evans.
Si nous pouvions nous représenter comment il est permis à cet élément de rejoindre
rationnellement une vision-du-monde, et de devenir une expérience, c'est-à-dire de sortir de la
cécité, alors cela serait parfait. Mais, même si l'on peut donner l'impression de répondre à ce

expériences normales comme étant dues en même temps à l'état dans lequel se trouve le monde, et au
changement de sa position dans le monde... La capacité à se penser comme situé dans l'espace, et à y dessiner un
chemin continu, est nécessairement entraînée par la capacité à concevoir les phénomènes rencontrés comme
indépendants de la perception qu'on en a — une capacité à concevoir le monde comme quelque chose 'auquel on
se heurte'. » Voir également p. 222: « Tout sujet pensant qui a l'idée d'un monde spatial objectif — l'idée d'un
monde d'objets et de phénomènes qui peuvent être perçus, mais qui ne dépendent pas du fait d'être perçus pour
exister — doit pouvoir considérer sa perception du monde comme étant due en même temps à sa position dans le
monde, et à la condition du monde depuis cette position. L'idée même d'un monde spatial, objectif, perceptible,
comporte l’idée du sujet comme étant dans le monde, et le déroulement de ses perceptions est dû au changement
de sa position dans le monde et de l'état plus ou moins stable dans lequel se trouve le monde. » Evans met en
place ces idées dans "Things without the Mind". Ces idées sont centrales dans la lecture strawsonienne de Kant;
voir le chapitre 2 de The Bounds of Sense, en particulier la page 104.
63
Dans "Things without the Mind", Evans montre que l'idée d'un objet de l'expérience « ne peut pas se
suffire à elle-même, sans aucune théorie autour » (p. 88). La théorie demandée est une théorie des conditions de
perception effective de quelque chose de perceptible (pp. 88-9). Si nous comprenons la notion kantienne de
spontanéité, alors il faut certainement supposer que c'est la possession de spontanéité qui marque la différence
entre des créatures dont on peut à bon droit penser qu'elles ont une théorie de ce genre, même si ce n'est qu'à
l'état implicite, et les créatures dont on ne le peut pas.
souhait en créditant ces expériences d’un contenu indépendant de l'accessibilité à la
spontanéité, il reste que, du moment qu’on a dit que le contenu était non-conceptuel, alors,
comme je l’ai souligné, il est complètement illusoire de croire qu’on répond favorablement à
ce souhait.
Je ne refuse pas toute notion de contenu non-conceptuel. Il serait dangereux de nier, à
partir d'un point de vue étroitement philosophique, que la psychologie cognitive est une
discipline intellectuellement respectable, du moins tant qu'elle demeure à l'intérieur de ses
propres limites. Et on voit mal comment la psychologie cognitive pourrait faire, si elle s'en
tenait aux éventuelles capacités conceptuelles des créatures dont elle tente d'expliquer
l'existence, quand elle attribue des contenus à leurs états et à leurs événements internes. Mais
c'est s'exposer aux difficultés que de faire fi de la distinction entre le rôle théorique
respectable que le contenu non-conceptuel joue dans la psychologie cognitive, d'une part, et,
d'autre part, la notion de contenu qui ressortit aux capacités exercées dans la pensée active et
consciente d'elle-même — comme si la plénitude de contenu de nos pensées et de nos
expériences conscientes n'était que l'écume d'un contenu se trouvant plus en profondeur,
celui-là même qu'une bonne théorie psychologique attribuerait au fonctionnement de notre
machinerie cognitive64.

5. Pourquoi Evans se croit-il obligé de situer les expériences en dehors de la sphère du


conceptuel? Certes Evans tombe dans le piège du Mythe du Donné, mais c'est une chute
singulière. Je l'ai dit, cette chute n'est pas la conséquence de la motivation épistémologique
qu’on rencontre d'habitude dans ce cas. D'habitude, on chute parce qu’on recule devant une
image qui menace de priver la pensée empirique de tout contact avec la réalité et de nous
empêcher d'y voir une pensée empirique.

64
Pour une exposition claire et convaincante de cette conception résurgentiste, voir Daniel Dennett
"Toward a Cognitive Theory of Consciousness", in his Brainstorms: Philosophical Essays on Mind and
Psychology (Montgomery, Vt., Bradford Books, 1978), pp. 149-73. Dennett suggère qu'il faut comprendre le
rôle du contenu au niveau personnel dans les termes d'un accès à une partie d'un contenu qui figure dans un
schéma sub-personnel de notre machinerie interne. Je pense que la manière dont Dennett discute sa propre
position indique que quelque chose ne va pas dans cette conception: Dennett est conduit à l'affirmation très peu
plausible que la conscience perceptive est une affaire de pressentiments ou de prémonitions, et que la seule
différence avec ce qu’on qualifie d'ordinaire ainsi réside en ce qu'ils ne sont pas isolés (voir pp. 165-6). Je
discute ces idées dans "The Content of Perceptual Experience", Philosophical Quarterly 44 (1994), 190-205,
repris dans Mind, Value and Reality.
Evans a été très marqué par la précision du détail du contenu de l’expérience. D'après
lui, les concepts dont dispose le sujet ne peuvent pas se saisir de tout ce détail. « Comprenons-
nous réellement l'idée que nous possédons autant de concepts de couleur que de nuances de
couleur que nous sommes capables de discriminer65? » D'autres qu'Evans ont interprété ce
genre de réflexion comme une invitation à donner à l'expérience un contenu non-conceptuel.
Parmi eux, certains, tout en ne suivant pas Evans quand il repousse complètement l'expérience
dans le non-conceptuel, souhaitent prendre en compte l'aspect phénoménologique de sa
remarque en disant que le contenu de l'expérience est partiellement non-conceptuel66.
Lorsqu'Evans suggère que notre répertoire de concepts de couleurs a un grain plus
grossier que notre répertoire d'aptitudes à discriminer les nuances, et qu'il ne peut donc pas
saisir dans toute sa finesse le détail de l'expérience de couleur, il pense aux capacités
conceptuelles qu’on peut associer à des expressions de couleur comme « rouge », « vert », ou
« terre de Sienne ». Ce sont les expressions de concepts de bandes du spectre, mais dans la
pensée d'Evans, l'expérience de couleur peut présenter des propriétés qui correspondraient
mieux à des lignes du spectre, dont on ne peut pas discerner la largeur.
Mais pourquoi penser que notre aptitude à saisir une couleur dans une pensée
conceptuelle se limite à des concepts qu’on peut exprimer avec des mots comme « rouge » ou
« vert » ou des expressions comme « terre de Sienne »? On peut acquérir le concept d'une
nuance de couleur, comme nous tous l'avons déjà fait. Ne disposons-nous donc pas de tout ce
qu'il faut pour saisir les nuances de couleur dans des pensées conceptuelles avec le même
degré de détermination que celui qu'elles présentent dans notre expérience visuelle, de sorte
que nos concepts nous permettent d'apprécier les couleurs avec au moins autant d'acuité que
l'expérience en présente? Si nous sommes confrontés à l'une de ces expériences qui sont
censées excéder nos pouvoirs conceptuels (une expérience <57> où, pour les besoins de la
démonstration, on nous présente un échantillon de couleur très spécifique) nous pouvons
exprimer avec nos mots un concept qui a exactement la finesse de grain de cette expérience. Il
nous suffit de dire: « cette nuance », où le démonstratif tire sa force de la présence de
l'échantillon.
La nature de cette capacité conceptuelle doit être soigneusement déterminée. N'allons

65
The Varieties of Reference, p. 229. Apparement la couleur est ici au titre de représentant d'un certain
nombre de traits de l'expérience.
66
C'est la position que Christopher Peacocke adopte dans sa production récente; pour un exposé
général, voir A Study of Concepts (Cambridge, Mass., MIT Press, 1992)
pas penser qu'elle ne s'exerce que lorsqu’on a l'échantillon sous les yeux. Car nous aurions
alors du mal à y voir une capacité conceptuelle. Nous pourrions essayer d'exprimer une
pensée qui tire sa force de la présence d'un échantillon, en disant (pourquoi pas à soi-même)
par exemple: « Mon expérience visuelle me représente que quelque chose est de cette
nuance. » Nous pourrions maintenant penser que cette phrase contient l'expression d'un
concept de couleur dont la validité ne s'étend pas au-delà du moment où nous avons prononcé
cette phrase. Cette situation ressemble à celle, décrite par Wittgenstein, où une personne dit
« je sais quelle est ma taille » en posant la main sur sa tête pour le prouver67. « Je suis grand
comme ça », « il me semble qu'il y a quelque chose de cette nuance » ne peuvent exprimer des
pensées, car si elles en exprimaient, alors il manquerait ce que nécessite toute pensée: une
certaine distance par rapport à ce qui permettrait de déterminer leur vérité.
Nous certifierons l'authenticité de cette capacité conceptuelle si nous indiquons
comment cette capacité de saisir une couleur dans l'esprit peut en droit subsister au-delà de la
durée de l'expérience de couleur. Quand on a l'échantillon sous les yeux, « cette nuance » peut
exprimer un concept de nuance; pour s'assurer que c'est bien un concept (qu'il y a bien la
distance nécessaire entre les pensées où il peut se trouver et ce qui permettrait de déterminer
la vérité de ces pensées) il faut montrer que la capacité associée se retrouve dans le futur, ne
serait-ce qu'un futur proche, et que, le cas échéant, elle peut servir dans des pensées portant
sur le passé, ne serait-ce qu'un passé proche68. La capacité que nous recherchons est une
capacité de recognition, qui peut être momentanée, et qui se met en place dans l'expérience.
C'est le contenu conceptuel de cette capacité de recognition qu’on peut expliciter au moyen
d'un échantillon. On est sûr d'avoir cette explicitation sous la main quand on fait l'expérience
dans laquelle cette capacité se met en place. Dans le cours ultérieur de son existence, cette
<58> capacité peut trouver encore à s'exprimer dans nos mots, si les événements lui sont
favorables, c'est-à-dire si il se présente encore ou toujours dans l'expérience un échantillon
adéquat. Mais même sans échantillon, on peut toujours, tant qu'elle dure, se servir de cette
capacité dans des pensées fondées sur la mémoire: on n'a pas besoin d'exprimer ouvertement
ces pensées pour déterminer pleinement leur contenu.
Si ces capacités de recognition sont conceptuelles, alors on ne peut donner à la

67
Recherches Philosophiques, § 279
68
Evidemment, les gens n'ont pas tous les mêmes capacités à retenir dans leur mémoire des nuances
précises. On peut certainement cultiver ce genre de capacité, tout comme la mémoire des saveurs est cultivée par
ceux qui souhaitent devenir de fins connaisseurs en bonne chère et en bons vins.
question d'Evans la réponse qu'il préconise. Il est vrai que nous ne disposons pas d'avance, par
rapport à toutes les couleurs dont nous pouvons faire l'expérience, d'autant de concepts de
couleurs qu'il existe de nuances que nos sens peuvent discriminer. Mais avec le concept de
nuance, nous disposons de tout ce qu'il faut pour apprécier en détail toutes ces couleurs.
Pourquoi refuser de dire que ces capacités de recognition sont conceptuelles? Elles
ont, semble-t-il, tout à fait leur place dans une explication de la manière dont l'expérience
prend en charge des aspects du monde, explication dont j'ai présenté les lignes directrices
dans les deux premières conférences, lorsque j'ai affirmé que pour défendre l'image d'une
expérience qui prend en charge le monde, qui lui est ouverte, nous devons la penser comme la
mise en œuvre de capacités conceptuelles, c'est-à-dire des capacités qui s'intègrent
rationnellement à la spontanéité. D'après la remarque phénoménologique d'Evans, le monde
que l'expérience prend en charge a un grain trop fin pour que nous puissions le restituer en en
appelant uniquement à des capacités conceptuelles exprimables avec des termes généraux,
simples ou complexes, de couleur. Il faut reconnaître que les capacités fines que j'ai invoquées
ont un caractère spécifique, reconnu grâce au rôle joué par les démonstratifs dans les phrases
exprimant ces capacités. Mais pourquoi s'empêcher par là de voir qu'elles sont, à leur manière,
intégrées rationnellement à la spontanéité, de sorte qu'elles peuvent facilement trouver leur
place dans mon schéma général? Pourquoi Evans et tous ceux qui s'appuient sur l'argument de
la finesse de grain ne leur font-ils aucune place69?
<59> L'une de ces capacités de recognition, qui peuvent être momentanées, doit son
identité à la spécificité de l'impact sur la sensibilité que le concept associé est censé saisir.
Pour qu'apparaisse une capacité à saisir une nuance dans sa pensée (à la saisir comme cette
nuance, comme nous le dirions dans des circonstances favorables) il faut que l'expérience
présente un exemple de cette nuance70. On ne peut pas dire de quelle capacité il s'agit si l'on

69
Peacocke est une exception; voir A Study of Concepts, pp. 83-4. Mais il faut remarquer que même si
Peacocke reconnaît en effet ici que la finesse de grain ne menace pas la thèse d'après laquelle le contenu de
l'expérience est conceptuel, il n'affirme pas non plus, dans un passage qui précède, qu’il est avantageux pour sa
conception que « des auteurs intéressés par le contenu objectif de l'expérience ont souvent remarqué qu'une
expérience peut avoir un grain plus fin que ce que permettent de formuler des concepts possédés par le sujet de
l'expérience » (p. 67). Si cette affirmation faite par de nombreux auteurs est fausse, en quoi en tirer parti peut-il
fournir un quelconque avantage à la conception d'Evans?
70
En un autre sens, la capacité à avoir cette nuance particulière à l'esprit est une capacité permanente,
qui n'exige rien de plus que la possession du concept de nuance ainsi que les pouvoirs de discrimination
permanents du sujet. L'expérience fait parvenir ce potentiel permanent à un degré d'actualité; la capacité à avoir
fait abstraction de cette expérience initiale. C'est ainsi que ces capacités permettent au contenu
conceptuel de l'expérience visuelle de se saisir, du contenu sensoriel qu’on trouve dans le
cours présent de la vie visuelle dans tout son détail et toute sa finesse de grain.
Si l'on se place du point de vue du dualisme de l'intuition et du concept, on peut penser
que ces capacités sont hybrides. Elles sont constituées en partie par des intuitions, et c'est
peut-être là la raison pour laquelle elles ne prétendent même pas au titre de capacités
conceptuelles. Mais si c'est pour cette raison qu'Evans oriente ainsi sa réflexion, alors les
conséquences sont évidemment désastreuses. Evans tente de renforcer la différence entre le
conceptuel, d'une part, et les impacts du monde sur nos sens, d'autre part. Si l'on pose en
principe qu’on ne peut pas parler (au sens strict) de capacités conceptuelles dès lors que ces
capacités comprennent un peu d'intuition, la différence entre le conceptuel et les impacts du
monde demeure un présupposé; aucun argument n'est fourni pour l'étayer. Et, évidemment,
tous ceux qui utilisent la finesse de grain de l'expérience pour proposer une position mixte,
dans laquelle le contenu de l'expérience est pour partie conceptuel, pour partie non-
conceptuel, n'ont pas plus le droit qu'Evans de refuser de dire que ces capacités sont
conceptuelles.
Evans pense que l'intuition et le concept, pris d'un point de vue dualiste, doivent être
répartis entre l'expérience et le jugement. Les partisans de la position mixte se distinguent
d'Evans en ce qu'ils pensent qu’on peut juxtaposer dans l'expérience l'intuition et le concept.
Mais tant que cette position mixte se fonde sur l'argument de la finesse de grain pour dire que
les intuitions, considérées comme non-conceptuelles, se trouvent nécessairement dans
l'expérience, elle continue d'être aussi instable que la position d'Evans. De plus, en se
contentant de juxtaposer les deux sortes de contenu dans l'expérience, la position mixte se
prive de ce qu'il y a de plus consistant dans les remarques d'Evans; <60> à savoir cette idée
kantienne d'après laquelle c'est aux capacités conceptuelles qu'il faut s'en remettre si nous
voulons comprendre pourquoi l'expérience n'est pas aveugle71.

cette nuance à l'esprit comme cette nuance est actuellement à l'œuvre dans l'expérience, et subséquemment
potentiellement à l'œuvre dans les pensées qui servent au rappel de cette expérience.
71
L'essentiel de ce que je dis dans cette section vient d'un séminaire que j'ai donné à Oxford en 1986
(avec Colin McGinn). Mais ma réflexion sur ces questions a depuis été enrichie lors de discussions avec Sonia
Sedivy, qui est arrivée seule de son côté à des idées semblables, en réaction à l'idée sellarsienne qu'il faut rendre
compte de la spécificité sensorielle de l'expérience perceptive en termes d'impressions, par opposition aux
concepts. Voir sa thèse, "The Determinate Character of Perceptual Experience", 1990, Université de Pittsburgh.
6. Evans s'appuie sur une autre remarque, selon laquelles les états du système
informationnel sont, dans les termes d’Evans, « indépendants de la croyance » (p. 123).
Aucun contenu de croyance ne se prête effectivement à l'explication du contenu d'une
expérience perceptive, car la croyance adaptée peut tout simplement être inexistante; dans le
cas de certaines illusions visuelles bien connues, l'illusion persiste même si le sujet ne croit
plus en ce qu'il voit. Certains tentent de préserver une connexion définitionnelle entre contenu
informationnel et contenu de croyance, tout en reconnaissant cette indépendance de la
croyance, en suggérant qu’on peut saisir le contenu de l'expérience en disant que l'expérience
donne à son sujet « une tendance prima facie à croire » (p. 124) ce contenu. Evans répond
(ibid.): « je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est une très mauvaise conception. Il vaut
mieux réserver la notion de croyance à un état cognitif beaucoup plus sophistiqué: un état qui
est en connexion avec la notion de jugement (et qui, d'après moi, peut être défini dans les
termes de cette notion), et ainsi, également en connexion avec la notion de raisons. » C'est-à-
dire, pour utiliser des termes que j'ai employés: il faut réserver l'idée de croyance pour
quelque chose qu’on ne peut comprendre que dans le contexte de l'idée de spontanéité, la
spontanéité étant l'entreprise active par laquelle un sujet acquiert un contrôle rationnel sur la
configuration de sa pensée. Nos croyances ne résultent pas toutes de cette activité
d'organisation, mais on a intérêt à réserver le titre de croyance à un état cognitif qui ressortit à
cette activité. Même lorsque je n'ai pas décidé d'avoir une certaine croyance, on peut toujours
me demander de quel droit j'ai cette croyance. Nous pouvons résumer ces suggestions d'Evans
en disant que la croyance est une disposition à émettre des jugements, et que le jugement est
essentiellement un acte de la spontanéité.
Evans montre bien ici que l'activité d'organisation de l'esprit fournit le contexte
adéquat pour situer les capacités conceptuelles, et j'ai également montré ce point dans ces
conférences. <61> Mais ce point lui sert à dire que le contenu de l'expérience ne peut pas être
conceptuel, et je crois que Evans se heurte ici à un point aveugle. Rien dans ce qu'il dit ne va
contre ma conception de l'expérience, et, en particulier, contre l'idée que les capacités de la
spontanéité sont déjà à l'œuvre dans la réceptivité, qu'elles ne travaillent pas sur un contenu
que leur fournirait une réceptivité œuvrant dans son coin. Evans ne dit rien contre cette
conception. Elle ne se trouve tout simplement pas parmi les possibilités qu'il envisage.
Quelqu'un qui soutient que le contenu de l'expérience est conceptuel et qui situe l'idée
du conceptuel dans le contexte adéquat, ne peut pas ne pas remarquer le lien qui existe entre
les capacités conceptuelles qui sont à l'œuvre dans la perception et la spontanéité qui s'exerce
activement dans les jugements. Evans ne voit qu'une seule manière de faire le lien: en
considérant les expériences comme des dispositions à faire des jugements; ces dispositions ne
se réalisant effectivement dans des jugements que si la formule « toutes choses égales par
ailleurs » est satisfaite. C'est ainsi qu'il adapte l'idée selon laquelle l'expérience est
« indépendante de la croyance »: on ne peut pas appliquer la formule « toutes choses égales
par ailleurs » dans le cas d'une illusion, et, en général, on ne peut pas l'appliquer dans les cas
où il ne se trouve pas de croyance associée à une expérience.
Evans objecte que cette conception est en contradiction avec la phénoménologie de la
perception (p. 229): « l'idée n'est pas plausible, car il n'est pas vrai que nous disposons
simplement d'une envie d'appliquer un concept — d'une conviction que ce concept a une
application dans le voisinage immédiat. Rien ne peut davantage falsifier la réalité de la
situation. » Cette conception instaure une distance entre l'expérience et l'usage actif des
concepts dans des jugements; et ce sont les dispositions qui sont censées abolir cette distance.
Si Evans refuse cette conception, c'est parce que le lien qu'elle établit entre le contenu de
l'expérience et la pensée active est bien trop étroit pour que cette pensée puisse faire justice à
l'expérience. Supposons que la formule « toutes choses égales par ailleurs » soit satisfaite, et
qu'on soit enclin à appliquer un concept dans un jugement, cette inclination ne se met pas en
route toute seule inexplicablement. Si nous émettons un jugement, c'est l'expérience qui nous
l'extorque, et c'est l'expérience qui sert de raison à ce jugement. Dans une conception où tout
ce qu'il y a derrière le jugement, c'est une disposition à l'émettre, il n'y a plus de place pour
l'expérience.
La critique est très fine, et je crois fatale à l'idée selon laquelle on peut amener
l'expérience dans la portée de la faculté de spontanéité en concevant les expériences comme
des dispositions à émettre des jugements. <62> Mais cela ne remet pas en cause mes
propositions. D'après ce que je propose, les capacités conceptuelles sont déjà à l'œuvre dans
l'expérience. D'après moi, les capacités conceptuelles n'attendent pas que des dispositions à
juger s'actualisent (ce qui, dans la conception que Evans critique, correspond à l'expérience)
pour se mettre en œuvre. Car, de cette manière, le lien entre l'expérience et les concepts ne
peut être que potentiel. Quand il m'apparaît que les choses sont d'une certaine façon, les
capacités conceptuelles ont déjà été mises en œuvre.
Mais il s'agit alors, dans ce dernier cas, d'un mode spécifique d'opération des capacités
conceptuelles, car le sujet y est passif; il ne s'agit que d'une réflexion de la sensibilté. Quand
on a évoqué ce mode d'opération, on doit faire un certain effort pour montrer que ce sont bien
là d'authentiques capacités conceptuelles qui sont à l'œuvre, pour montrer que l'usage du
terme « conceptuel » est bien justifié. Il nous faut donc montrer que ces capacités servent
également dans l'activité de juger. Et on peut valider l'identification entre les capacités à
l'œuvre dans les apparences et les capacités à l'œuvre dans les jugements, en montrant un lien
rationnel entre les apparences et la spontanéité, en montrant que les jugements sur la réalité
objective peuvent bien trouver dans ces apparences des raisons, et que ces apparences, dans
les circonstances appropriées (« toutes choses égales par ailleurs »), constituent des raisons à
ces jugements.
Cependant ce lien entre expérience et spontanéité est semblable sous certains aspects
au lien qui est fait, dans la position attaquée par Evans, quand on conçoit les expériences
comme des dispositions de jugement. Mais le lien que j'envisage, à la différence de celui-ci,
ne fait la connexion entre les expériences et les jugements qu'en voyant dans celles-ci des
raisons pour ceux-là. Ma conception ne comporte donc pas le travers dont Evans se plaint,
d’après lequel une telle inclination à émettre un jugement d'expérience est, semble-t-il,
mystérieusement indépendante de la situation et ne peut être interprétée que comme la
conviction injustifiée qu'on peut « appliquer au voisinage immédiat » un concept. Dans ma
conception, au contraire, on peut fonder pareille conviction sur la façon dont les choses nous
apparaissent.
Dans la première conférence (§ 6), j'ai suggéré que le cohérentisme de Davidson vient
d'une incapacité à voir comment l'opération des capacités conceptuelles peut être passive. On
trouve, semble-t-il, la même incapacité chez Evans quand il dit que l'expérience est
« indépendante de la croyance ». En fait, Davidson et Evans représentent les deux branches du
dilemme posé par cette incapacité. Sans voir que les capacités conceptuelles peuvent être à
l'œuvre dans la sensibilité même, on a deux options: soit, comme Davidson, on souligne que
l'expérience n'est reliée que causalement <63> à la pensée empirique, et non pas
rationnellement; soit, comme d'Evans, on succombe au Mythe du Donné, et on essaye de
créditer l'expérience, conçue comme extra-conceptuelle, de relations rationnelles avec la
pensée empirique. Davidson soutient qu’on ne peut éviter le Mythe du Donné qu'en refusant à
l'expérience toute portée épistémologique. Evans, pour de bonnes raisons, ne peut pas
encaisser ce refus, et il montre qu'il partage la vision davidsonienne de la situation, en
épousant par conséquent une forme du Mythe du Donné. D'après moi, nous ne sommes pas
contraints de nous enfermer dans ce cadre de possibilités. J'y reviendrai dans la prochaine
conférence.

7. J'ai déjà évoqué une troisième réflexion invoquée par Evans, d’après laquelle nous
partageons la perception (de même que la mémoire) avec « les animaux » (p. 124); c'est-à-dire
avec des créatures qu’on ne peut pas créditer de capacités conceptuelles, dans le sens exigeant
sur lequel Evans et moi nous accordons.
Cette dernière réflexion me ramène aux difficultés jumelles que j'ai déjà évoquées (§
3). Evans et moi sommes contraints de produire des explications différentes des mécanismes
perceptifs selon qu'il s'agit de créatures douées de spontanéité ou de créatures sans
spontanéité. Dans un cas, nous pouvons appliquer la notion d'expérience, en un sens strict qui
la rapporte à des capacités conceptuelles, et dans l'autre non. Mais on pourrait croire que la
position d'Evans rend cette contrainte moins gênante, car sa position nous fournit quelque
chose que nous pouvons aisément concevoir comme étant commun aux deux cas: les états du
système informationnel, et leur contenu non-conceptuel.
Nous pouvons quelque peu dissiper cette impression en examinant le troisième
élément du système informationnel, le système du témoignage. Selon Evans, nous détenons
des connaissances issues d'opérations du système du témoignage qui se sont produites avant
d’être en mesure de comprendre les performances linguistiques en question. Le système du
témoignage est donc, en soi, « plus primitif » que la compréhension. Et cela est en partie à
mettre en parallèle avec le fait que nous partageons la perception et la mémoire avec les
simples animaux. Supposons maintenant que ce partage de la perception avec des créatures
sans spontanéité soit une bonne raison de créditer notre expérience perceptive d'un contenu
qui ne soit pas conceptuel, car si nous disions que le contenu de notre expérience était
conceptuel, cela mettrait ce contenu hors de la portée de ces autres percevants. Dans ce cas,
par égalité de raisonnement, le statut proche de celui de la perception et de la mémoire qui est
celui des opérations primitives du système du témoignage serait une bonne raison de supposer
que du contenu non-conceptuel est en jeu dans nos rapports avec le <64> le système du
témoignage une fois adultes, c'est-à-dire une fois que nous sommes en mesure de comprendre
les performances linguistiques auxquelles nous assistons. Mais s'il y a quelque chose qui est
affaire de capacités conceptuelles, c'est bien la compréhension du langage. Alors, quel est le
rôle de ces capacités conceptuelles dans ce que nous faisons du système du témoignage une
fois adultes, si le contenu en jeu est non-conceptuel? Si l'on transpose ce constat à la
conception evansienne du rôle des capacités conceptuelles dans l'expérience, cela donne ce
qui suit: les capacités conceptuelles exercées dans la compréhension d'une performance
linguistique n'entrent pas dans la détermination du contenu qui nous est offert, mais ne servent
qu'à rendre compte de l'accès que nous avons à ce contenu, celui-ci étant déterminé
indépendamment par les opérations du système informationnel. Mais cette idée n'est vraiment
pas très attirante.
Si nous partageons la perception avec les simples animaux, alors nous avons bien
entendu quelque chose de commun avec eux. Cependant il est tentant de croire qu’on peut
isoler ce que nous avons en commun avec eux en nous dépouillant de notre spécificité, de
manière à parvenir à un résidu qu'il serait possible de reconnaître dans les vies perceptives des
simples animaux. Les états informationnels et leur contenu non-conceptuel jouent ce rôle dans
la conception d'Evans. Mais rien ne nous force à combiner un quelque chose de commun et
une différence marquante sur ce mode factoriel ; rien ne nous force d'adopter ce mode
factoriel et à penser que nos vies perceptives comprennent un noyau qu'on peut retrouver dans
la vie perceptive d'un simple animal, et auquel s’ajoute un un ingrédient supplémentaire. Si
nous suivons cette voie, il n'existe aucun moyen satisfaisant de comprendre le rôle de ce
supposé noyau dans nos vies perceptives. Nous sommes confrontés au dilemme dont les
branches sont épousées par Davidson et Evans. Et je pense qu’ils se trompent tous deux en
croyant y trouver une position satisfaisante.
Nous pouvons éviter le dilemme. Il n'est pas nécessaire de dire que nous possédons ce
que les simples animaux possèdent, du contenu non-conceptuel, et que nous possédons
également quelque chose de plus, puisque nous pouvons conceptualiser ce contenu et qu'ils ne
le peuvent pas. Au lieu de cela, nous pouvons dire que nous possédons ce que les simples
animaux possèdent, c'est-à-dire une sensibilité perceptive à des traits de notre environnement,
mais que nous la possédons sous une forme spéciale. Notre sensibilité perceptive à
l'environnement tombe sous la juridiction de la faculté de spontanéité, et c'est cette faculté qui
nous distingue des simples animaux.
Je crois que c'est à ce genre de formulations que nous devrions en définitive chercher à
tendre. Mais peut-être permettent-elles de dévoiler le caractère de l'obstacle auquel j'ai fait
allusion et dont la puissance d'influence ainsi <65> que l'attrait intellectuel provoquent un
trouble dans notre réflexion et tendent même à masquer l'existence d'une solution véritable.
La difficulté se révèle dans des questions comme: comment la spontanéité peut-elle se
répandre dans nos vies, au point de structurer les aspects de ces vies qui reflètent notre
naturalité — ces aspects de nos vies qui reflètent ce que nous partageons avec les simples
animaux? L'idée est que la liberté de la spontanéité devrait en quelque sorte nous exempter de
la nature, nous permettre de nous élever au-dessus d'elle, et ne pas simplement se réduire à
notre façon spécifique de vivre une vie animale. Je reviendrai sur ces questions dans la
prochaine conférence.
<66>

Quatrième conférence. La raison et la nature

1. Jusqu'à présent, je me suis intéressé aux difficultés qui nous guettent, quand nous
réflechissons sur le jugement empirique et sur la connaissance, si nous tentons de tirer parti du
point que Kant soulève en parlant de spontanéité.
Accepter le propos de Kant, c'est reconnaître que le jugement consiste en l'utilisation
active de capacités qui nous donnent le pouvoir de prendre en main notre pensée. Mais nous
sommes menacés d'une oscillation entre deux alternatives peu alléchantes. La menace de
départ est la perte de connexion entre la pensée empirique et une réalité indépendante, et cette
connexion est nécessaire pour qu’on puisse reconnaître que ce qui est en jeu a une quelconque
portée sur la réalité indépendante. Dans l’idée de spontanéité, il ya de la liberté, et cela
menace ce qui était censé être de la pensée empirique de dégénérer, dans notre conception, en
un roulement sans frottement dans le vide. Quand nous reculons devant cette perspective,
nous pouvons être tentés de supposer qu'il est possible de remettre du frottement entre la
pensée et le monde en montrant que les justifications des jugements empiriques s'arrêtent aux
objets de la pure ostension, qui ne sont pas infectés par de la conceptualisation. Mais quand
nous pensons cette alternative jusqu'au bout, nous réalisons que ces supposés points d'arrêt de
la justification ne peuvent pas sensément servir à un sujet de raisons pour ses jugements. Et
nous sommes tentés de reculer pour retourner vers la renonciation à l'idée de frottement.
J'ai souligné qu'il faut concevoir les expériences comme des états ou des événements
où des capacités s'inscrivant dans la spontanéité sont mises en jeu lors d'actualisations de la
réceptivité. Les expériences doivent leur contenu au fait que des capacités conceptuelles y
sont à l'œuvre, et cela signifie que ces capacités sont véritablement inscrites dans
l'entendement. Pour que ces capacités soient ce qu'elles sont, il est essentiel qu’on puisse s'en
servir dans la pensée auto-critique tant active que potentielle. Mais quand ces <67> capacités
sont mises en jeu dans l'expérience, le sujet ayant l'expérience est passif, et subit l'action de la
réalité indépendante. Lorsque l'expérience nous donne du contenu conceptuel, c'est notre
sensibilité qui est à l'œuvre, ce n'est pas un entendement imposant une construction sur des
présents pré-conceptuels de la sensibilité. Dans le cas de « l'expérience externe » au moins, un
contenu conceptuel est d'emblée apporté par les impressions que la réalité indépendante fait
sur nos sens. Cela nous autorise à reconnaître une contrainte externe sur la liberté de la
spontanéité sans tomber dans l'incohérence. Nous pouvons ainsi conjurer le spectre de
l'absence de frottement dans le vide, qui nous privait de tout contenu empirique
reconnaissable.
La position sur laquelle j'insiste invoque, à l'instar du Mythe du Donné, la réceptivité
pour assurer le frottement, mais à la différence du Mythe du Donné, les capacités de la
spontanéité sont mises en jeu jusqu'aux ultimes fondements des jugements empiriques. Et cela
nous permet de réintroduire du frottement sans ruiner, comme le fait le Mythe du Donné,
l'idée même de fondements ultimes.
J'ai suggéré (première conférence, § 6; troisième conférence, §§ 6,7) que la voie vers
l'acceptation de cette conception comporte une difficulté, dont les racines sont certainement
profondes. Nous pouvons en prendre conscience en comparant les conceptions de Davidson et
d'Evans, comme je l'ai fait à la fin de la précédente conférence. Davidson comme Evans
cherchent à tirer parti du point que Kant soulève en parlant de spontanéité. Aucun des deux
n'est tenté par un naturalisme brut, où l'on abandonne complètement ce secteur de la
philosophie en refusant à la spontanéité de l'entendement la spécificité indiquée par le lien
avec l'idée de liberté. Mais Davidson et Evans ne vont pas jusqu'à examiner la possibilité que
les capacités conceptuelles soient déjà à l'œuvre dans les actualisations de la sensibilité. Non
pas qu'ils argumentent contre l'existence d'une telle possibilité; c'est simplement que cette
possibilité ne se trouve pas dans leurs réflexions. Et ce manque a pour résultat de les mettre
face au choix que j'ai décrit. Tant qu'on ne considère pas même la possibilité que l'opération
des capacités conceptuelles soit passive, on ne peut même pas essayer de faire de l'expérience
une contrainte rationnelle sur la pensée empirique sans succomber au Mythe du Donné. Mais
cela revient à présenter ce qu’on pense être des justifications ultimes d'une manière qui rend
incompréhensible le fait qu'elles puissent exercer quelque influence rationnelle sur quoi que
ce soit. Et la seule possibilité qui nous reste alors est de cesser d'essayer de montrer que
l'expérience exerce une contrainte rationnelle sur la pensée empirique. J'ai souligné que cela
était inacceptable, car si les possibilités sont conçues de cette manière, on ne peut pas créditer
la pensée d'un frottement contre une réalité indépendante, frottement nécessaire si nous
voulons <68> du contenu empirique dans notre conception. Il n’y a pas ici de place pour se
reposer à l'aise, et un effet massif persuade Davidson et Evans, chacun dans leur perspective,
du contraire.
Davidson épouse une version d'une des branches du dilemme, c'est-à-dire qu'il renonce
à tout contrôle rationnel venu de la réalité indépendante. Il estime qu'un lien purement causal,
et non rationnel de la pensée avec la réalité indépendante suffira; il interprète ainsi l'idée que
du contenu empirique exige du frottement contre quelque chose d’externe à la pensée. Mais
cela ne suffit pas. Des pensées sans intuitions seraient vides, comme Kant le dit presque; et si
nous voulons prévenir cette menace de vacuité, il nous faut voir les intuitions dans leurs
relations rationnelles à ce qu'il faudrait penser, et non dans leurs relations causales à ce qui est
pensé. Autrement c'est l'idée même de chose pensée qui disparaît. Les éléments qui censés
être des pensées demeurent des intuitions, au sens qui nous intéresse, et sont donc vides. Si
Davidson trouve le moyen d'être à l'aise dans son cohérentisme, qui exclut toute contrainte
rationnelle s'appliquant de l'extérieur sur la pensée, c'est uniquement parce qu'il ne se rend pas
compte de la menace de vacuité. Il croit que la recherche d'une connexion rationnelle entre les
intuitions et les pensées a pour but de nous assurer de la justification de l’endossement des
pensées, comme si nous pouvions prendre pour acquis, quelque soit le cas, que ce sont bien
des pensées, qu'elles possèdent bien un contenu. Mais si nous ne permettons pas aux intuitions
de se tenir dans des relations rationnelles avec mes pensées, on met justement en question
l’idée que les pensées possèdent un contenu. Quand Davidson soutient que la certitude d'un
corps de croyances vient de ce qu'il est vrai dans l'ensemble, il s'appuie sur l'idée d'un corps
de croyances pourvu de contenu. Et cela signifie que, malgré le succès rencontré par cet
argument sur son propre terrain, ce succès vient trop tard pour neutraliser le vrai problème
posé par cette branche du dilemme.
Evans épouse une version de l'autre branche du dilemme. Comme pour Davidson, les
expériences sont, pour Evans, extra-conceptuelles (en elles-mêmes, faut-il ajouter pour ce qui
concerne Evans). Mais à la différence de Davidson, Evans pense que les expériences, tout en
étant extra-conceptuelles, peuvent constituer une contrainte rationnelle sur les opérations de la
spontanéité. Evans croit que les jugements peuvent être « fondés sur » les expériences, même
si les expériences sont externes à la spontanéité. La croyance implicite motivant sa conception
donne raison à Evans contre Davidson. Si les pensées ne doivent pas être vides, c'est-à-dire
doivent être des pensées, elles doivent réagir rationnellement aux intuitions. Mais on ne peut
pas rendre cohérente la position d'Evans. Contrairement à Evans, Davidson a raison de penser
que, si les expériences sont extra-conceptuelles, elles ne peuvent pas être ce sur quoi des
pensées sont rationnellement fondées. <69> Quand Evans invoque le contenu non-conceptuel,
c'est uniquement pour cacher le fait qu'en excluant les expériences du domaine de la
spontanéité, il a anéanti la possibilité de voir comment une expérience peut donner à
quelqu'un une raison d'exercer son jugement, et donc, paradigmatiquement, sa spontanéité.
La situation est donc la suivante. Etant donnée une supposition partagée par Davidson
et Evans, ces derniers sont condamnés à choisir dans entre deux positions. Et chacun dispose
d'un argument déterminant contre l'autre.
2. Je veux à présent entreprendre de dégager le bloc mental (qu’on peut supposer
profondément enterré) à l'origine de cette situation inconfortable, tâche dont j'ai laissé en
suspens l'exécution depuis la première conférence.
Evans propose un certain nombre de raisons de soutenir que le contenu des
expériences perceptives est non-conceptuel. Selon l'une d'entre elles, que j'ai discutée
brièvement à la fin de la conférence précédente (§ 7), nous partageons la perception avec des
créatures qui n'ont pas de capacités conceptuelles, au sens exigeant admis par Evans selon
lequel nous partageons la perception avec des créatures incapables d'une pensée active et
auto-critique.
J'ai souligné que cette réflexion ne peut rien contre la conception que j'ai défendue,
selon laquelle la spontanéité se diffuse dans nos rapports perceptifs avec le monde, jusque
dans les impressions mêmes de la sensibilité. Cette réflexion ne peut pas nous inciter à
adopter la conception d'Evans, où ce qui distingue notre mode de perception, la spontanéité,
ne peut que se rajouter à ce qui nous constitue pourtant, notre sensibilité. En effet, cette
sensibilité ne peut être que distincte de la spontanéité, puisque nous la partageons avec des
organismes percevants plus primaires. Ce que nous partageons avec les bêtes, c'est une
sensibilité perceptive aux traits de l'environnement, et il y en a deux espèces, l'une mêlée de
spontanéité, l'autre indépendante de la spontanéité. C’est ainsi que nous pouvons tirer parti de
la combinaison d'identité et de différence entre les bêtes et nous. Mais on ne procède pas
comme Evans, qui factorise notre réalité en des composants indépendants correspondant aux
aspects d'identité et aux aspects de différence. Et il est tout aussi bon que cette possibilité soit
disponible, puisque la factorisation d'Evans nous ramène droit au dilemme dont je suis parti.
La comparaison entre les bêtes et nous ne nous oblige pas à séparer la sensibilité de
l'entendement, et à exclure les intuitions de la portée de la spontanéité. Mais comme je l'ai
suggéré à la fin de la conférence précédente, cette comparaison peut nous aider à réaliser
pourquoi il est si facile <70> de penser que la séparation est obligatoire. On peut ainsi
commencer à expliquer pourquoi nous avons tendance à oublier la possibilité même que les
capacités conceptuelles, au sens exigeant du terme, soient à l'œuvre dans les actualisations de
notre sensibilité.
Les bêtes sont des êtres naturels et rien de plus. Leur être est entièrement compris dans
la nature. En particulier, leurs interactions sensorielles avec leur environnement sont des
processus naturels. Mais nous ressemblons aux bêtes dans la mesure où nous aussi sommes
perceptuellement sensibles à notre environnement. Le sentir est un trait de leur vie animale, et
cela devrait être quelque chose d'animal également dans notre cas. Le sentir des bêtes est une
façon pour elles d'actualiser leur être animal, leur pur être naturel, et notre sentir, en tant
qu'aspect de notre vie animale, devrait également être une façon pour nous d'actualiser notre
être naturel. (Même si nous sommes disposés à supposer que notre être n'est pas purement
naturel, il est au moins partiellement naturel.)
Mais il peut sembler impossible de concilier l'inscription du sentir dans la nature et
l'idée que la spontanéité doive se diffuser dans notre expérience perceptuelle, dans les
opérations de notre sensibilité. Comment les opérations d'une portion de pure nature
pourraient-elles être structurées par la spontanéité, par la liberté qui nous donne la force de
prendre en main notre pensée active? Si nous ne discernons pas là une possibilité, alors nous
sommes contraints de supposer que les intuitions doivent se constituer indépendamment de
l'entendement, par la réaction naturelle des sens aux impacts du monde. Et nous nous
retrouvons ainsi dans l'espace d'options où Evans et Davidson se situent.

3. La conception de la nature ici à l’œuvre est semble-t-il, du ressort du pur sens


commun, même si cela n'a pas toujours été le cas. La conception à laquelle je pense n'a été
rendue possible que par une conquête durement gagnée de la pensée humaine à une époque
particulière, celle de l'époque de l'essor de la science moderne. La science moderne comprend
son objet d'une manière qui menace, pour le moins, de le désenchanter, comme Weber l'a
indiqué dans une image qui est devenue un topos. Cette image souligne un contraste entre
deux types d'intelligibilité: le premier type est cherché par ce que nous appelons la science
naturelle, le second type est celui que nous trouvons quand nous situons quelque chose par
rapport aux autres occupants de « l'espace logique des raisons », pour reprendre une
expression suggestive de Wilfrid Sellars72. Si nous identifions la nature avec<71> ce dont la
science naturelle recherche l'intelligibilité, la menace, pour le moins, est que nous la vidions
de signification. Par compensation, pour ainsi dire, nous y voyons le lieu d'une quantité sans
doute inépuisable d'une intelligibilité de l'autre type, celui que nous trouvons dans un
phénomène quand nous montrons la loi naturelle qui le gouverne73. La pensée moderne a le

72
Voir la première conférence, au § 2. Bien entendu les descriptions naturelles sont liées par des
relations jutificatrices. L'idée est que ces relations ne se trouvent pas dans ce qu’on décrit.
73
Il y a ici un contraste crucial entre l'organisation interne de l'espace des raisons et l'organisation
interne de la nature, d'après une conception que la science naturelle moderne nous invite à adopter. Ce contraste
fait écho au contraste kantien entre le règne de la liberté et le règne de la nature. Cela fournit le programme d'une
bonne partie de la philosophie post-kantienne, et cela est central dans la pensée de Sellars.
mérite d'avoir clairement démarqué le second type d'intelligibilité du premier. Selon la
conception médiévale commune, ce que nous voyons maintenant comme l'objet de la science
naturelle était comme rempli de signification, comme si toute la nature était pour nous un
livre de leçons; et il faut voir une marque de progrès intellectuel dans le fait que des personnes
instruites ne peuvent plus aujourd'hui prendre cette idée au sérieux, à l'exception peut-être
d'un certain rôle symbolique74.
Mais si nous concevons le naturel comme le règne de la loi, si nous le démarquons en
soulignant le contraste entre son mode propre d'intelligibilité et l'intelligibilité qui est le
propre des occupants de l'espace des raisons, alors nous mettons en danger l'idée selon
laquelle la spontanéité doit caractériser les opérations de notre sensibilité. La faculté de
spontanéité est l'entendement, c'est-à-dire notre capacité à reconnaître et à amener à l'être le
type d'intelligibilité propre à la signification. Nous dévoilons ce type d'intelligibilité <72> en
situant les choses dans un espace logique spécifique par rapport au règne de la loi. Mais la
sensibilité, comme je l'ai dit, fait partie de notre nature, de ce que nous partageons avec les
simples animaux. Si cela signifie que ses opérations ne sont ainsi qu'en vertu de leurs
positions dans le règne de la loi, on peut trouver que la supposition que ces opérations
devraient être formées par les concepts est incohérente. La conséquence est, que ce qu'elles
sont est aussi fonction de leur position dans l’autre espace logique.

Dans le texte, j'évite la glose que certains des successeurs de Sellars appliquent pour nommer ce qui
s'oppose à l'espaces des raisons: Rorty, par exemple parle, pour Sellars, d'une distinction entre l'espace logique
des raisons et l'espace logique des « relations causales avec les objets ». Je crois que cela reflète une conception
discutable de la manière dont la science naturelle moderne organise de la manière la plus fondamentale son
objet: conception contre laquelle Russell a protesté dans son essai « sur la notion de cause » (in Le Mysticisme et
la logique suivi d’autres essais, tr. fr. Jean de Ménage, Paris, Payot, 1922). Russell a suggéré qu'il fallait
remplacer l'idée de causalité, dans son rôle de principe élémentaire d'organisation du monde tel que conçu par la
science naturelle, par quelque chose comme l'idée de processus gouvernés par des lois. Ce qu'il faut opposer à
l'espace des raisons n'est pas l'espace des causes mais, comme dans mon texte, le règne de la loi. (Cela ne change
rien au fait, dont mon explication de la raison pour laquelle le Mythe du Donné est un mythe [première
conférence, § 3], qu'une relation purement causale ne peut pas remplir les devoirs d'une relation justificatrice.
Cette interprétation du contraste n'est pas fausse uniquement quand il s'agit de la science; elle est
également discutable car elle implique que l'idée de connexions causales est restreinte à la pensée qui n'est pas
configurée par l'espace des raisons. D'après mon interprétation, le contraste permet à un domaine de discours
d'être dans l'espace logique des relations causales aux objets sans qu'il soit montré par-là que ce domaine n'est
pas dans l'espace logique des raisons. Contrairement à ce qui est impliqué par le contraste de Rorty, il faut que
les raisons soient des causes.
74
Voir le chapitre 1 de Charles Taylor, Hegel (Cambridge, Cambridge University Press, 1975)
De plus, nous ferions mieux de ne pas aspirer au retour de l'enchantement perdu dans
le monde simplement naturel. D'après la conception que j'ai proposée, notre sensibilité produit
des états et des événements ayant un contenu conceptuel. Cela me permet de concevoir un
sujet d'expérience comme ouvert aux faits. La sphère conceptuelle n'exclut pas le monde dont
nous faisons l'expérience. Pour le dire autrement: ce dont nous faisons l'expérience n'est pas
externe au règne du type d'intelligibilité propre à la signification. (Voir la deuxième
conférence.) Mais dans la mesure où ce dont nous faisons l'expérience inclut des faits
simplement naturels, tout cela peut sembler n'être qu'une invitation à régresser vers une
superstition pré-scientifique, une tentative insensée et nostalgique de ré-enchanter le monde
naturel.
Permettez-moi d'insister sur le fait qu'on ne peut pas réduire ce qui est en question ici à
la question de la compréhension d'autrui, qui met certainement en œuvre une intelligibilité du
type de celle de « l'espace des raisons ». Si nous approuvons le désenchantement de la nature,
si nous ne nous refusons pas de purger de toute signification que ce que j'ai appelé le
« purement naturel », alors il faudra certainement travailler à ramener de la signification dans
notre conception quand il s'agira d'examiner les interactions humaines. Mais les capacités
conceptuelles n’opèrent pas uniquement dans la compréhension du langage, et dans
l'interprétation d'autrui selon d'autres modes de compréhension. J'ai souligné que les capacités
conceptuelles, dont le type d'intelligibilité a pour corrélat celui propre à la signification, sont à
l'œuvre également dans notre perception du monde, sans les êtres humains. La question est de
savoir si nous pouvons adopter cette conception sans restaurer l'idée qu’on peut traiter
correctement du mouvement des planètes, ou bien du vol d'un moineau, une approche
semblable à celle d’un texte,d’un énoncé, ou de tout autre type d'action.

4. Comme je l'ai remarqué (§ 1) ni Evans ni Davidson ne sont tentés par ce que j'ai
appelé « un naturalisme brut », c’est-à-dire un style de pensée qui ferait fi de tout ce que j'ai
pu dire sur la spontanéité. Car ils soutiennent qu’on ne peut pas comprendre l'idée de
spontanéité dans les termes du naturalisme, si <73> l'on fait un usage des « termes du
naturalisme » conforme à la conception de la nature que j'ai décrite.
Cette conception soulève évidemment une question quant au statut de la spontanéité,
et je voudrais distinguer trois styles de réponses.
Tout d'abord, il y a le naturalisme brut, dont le but est de domestiquer les capacités
conceptuelles en les faisant entrer dans la nature conçue comme le règne de la loi. Il n'est pas
nécessaire à cette approche de nier l'inscription des capacités conceptuelles dans une faculté
de spontanéité, faculté qui nous permet de prendre en charge nos existences. Mais l'idée est
que, s’il se trouve une vérité dans un discours sur la spontanéité, cette vérité doit être saisie
dans des termes dont le rôle fondamental est de montrer la position des choses dans la nature
ainsi conçue. Peut-être faut-il accorder que les relations constitutives de l'espace des raisons,
comme la justification ou d’autres relations de ce type, ne s’offrent pas au regard, simplement,
en tant que telles, dans la nature telles la dépeignent les sciences naturelles paradigmatiques.
Mais d'après cette approche, il est possible de reconstruire l'espace des raisons, à partir de
matériaux conceptuels s'inscrivant d'emblée dans une description scientifique-naturelle de la
nature. Et donc les modes de pensée qui situent leur objet dans l'espace des raisons, comme,
par exemple, la réflexion qui conçoit la spontanéité comme telle, peuvent après tout être
considérées aussi comme scientifiques-naturels. Il ne s'agit certes pas de modes de pensée
scientifiques-naturels paradigmatiques, mais la raison en est simplement qu'une certaine
élaboration est nécesssaire pour montrer comment leurs concepts caractéristiques permettent
de situer les choses dans la nature.
Dans la version la plus directe de cette approche, la tâche est de réduire la structure de
l'espace des raisons à un élément dont la naturalité, dans la conception qui intéresse cette
approche, ne pose d'emblée aucun problème. Mais je ne veux pas du tout réduire cette
approche à un réductionnisme de ce genre. Ce qui importe est simplement que des idées dont
la localisation première est l'espace des raisons sont dépeintes comme servant, en définitive, à
situer des choses dans la nature, au sens défini par cette approche. Dans cette optique, on peut
identifier la nature au règne de la loi, tout en niant que la nature ainsi conçue soit totalement
désenchantée. Il est affirmé que, même selon cette conception, la naturalité n'exclut pas
l'intelligibilité propre à la signification.
Les opposants à ce type de naturalisme soutiennent que le contraste à l'origine de nos
difficultés, celui des espaces logiques, est authentique. La structure de l'espace des raisons
résiste obstinément aux tentatives d’appropriation d'un naturalisme pour qui la nature est le
règne de la loi. Car si la seule manière d'être naturel est d'occuper une situation dans la règne
de la loi, alors il ne peut en résulter que du désenchantement. Je souhaite distinguer deux
manières d'élaborer ce point correspondant au deuxième <74> et au troisième styles de
réponse à la question sur le statut de la spontanéité.
L'une est la forme de pensée que j'ai préconisée. Même si l'on ne peut pas aligner
l'espace logique qui abrite l'idée de spontanéité avec l'espace logique qui abrite les idées de ce
qui est naturel dans le sens qui nous intéresse ici, les pouvoirs conceptuels sont néanmoins à
l'œuvre dans les opérations de notre sensibilité, dans les actualisations de notre nature
animale, comme telle. Comme je l'ai reconnu, on pourrait voir là une expression de la
nostalgie d'une vision du monde pré-scientifique, une invitation à ré-enchanter la nature. Et
cette position exige certainement notre résistance à une conception caractéristique de la
modernité selon laquelle la seule manière d'être naturel est d’occuper une position dans le
règne de la loi.
La troisième approche se démarque sur cet aspect. Je pense ici à une manière de
penser qui est presque explicitement chez Davidson.
Davidson s'oppose à une domestication brutalement naturaliste d’un équivalent à l'idée
de spontanéité. Il souligne qu’on ne peut comprendre les concepts des « attitudes
propositionnelles » qu'en tant que gouvernés par un « idéal constitutif de rationalité »75. Dans
les termes que j’ai employés, cela revient à affirmer que l'intérêt fondamental de ces concepts
est de se soumettre au type d'intelligibilité propre à la signification, type que nous
déterminons quand nous situons un élément dans l'espace des raisons76. Davidson montre à
partir de là que nous ne pouvons pas réduire ces concepts à des concepts gouvernés par un
« idéal constitutif » différent, ou, pour le dire en termes sellarsiens, à des concepts abrités par
un autre espace logique. En particulier, et à nouveau dans les termes que j'ai employés, on ne
peut pas dupliquer le rôle intellectuel de ces concepts relatifs à la spontanéité en en faisant des
concepts dont l'objet fondamental est de situer les choses dans le règne de la loi.
Jusque là, il y a bien un fondement commun à une opposition au naturalisme brut.
L'approche de Davidson se distingue par une affirmation ontologique selon laquelle les
choses-mêmes qui satisfont les concepts spécifiques contenant la spontanéité dans leur
applicabilité même, sont <75> d'emblée disponibles en principe pour une enquête centrée sur
la question du règne de la loi. En se focalisant dès le départ sur les deux types d'intelligibilité,
on dissocie deux ensembles d'équipement conceptuel, mais on ne dissocie pas leur objet. que
Davidson émet son affirmation ontologique spécifiquement à propos des événements : on peut
en principe rendre intelligible tous les événements, dans les termes des opérations de la loi
naturelle, y compris ceux qui tombent sous des concepts soumis au type d'intelligibilité propre
à « l'espace des raisons »,.

75
« Les événements mentaux », in Donald Davidson, Actions et Evénements (tr. fr. par Pascal Engel,
P.U.F., Paris, 1993), pp.277-302, en particulier pp.297-9
76
Pour moi, l'idée de Davidson concerne ce que j'ai appelé, en des termes kantiens, « la spontanéité de
l'entendement ». Je me fonde pour cela sur une convergence évidente entre l'invocation davidsonienne de
« l'idéal constitutif de rationalité », afin d'expliquer ce qui caractérise l'appareil conceptuel qui l'intéresse, et
l'image sellarsienne de l'espace des raisons, dont je me suis servie pour gloser l'idée kantienne de spontanéité.
Davidson cherche par là à se ménager un espace pour soutenir que les éléments qui
satisfont ces concepts spécifiques entretiennent des relations causales, entre eux et avec
d'autres choses, sans menacer la thèse d'après laquelle les relations causales ne valent qu'entre
des occupants du règne de la loi. Etant donnée cette thèse, on ne peut lier causalement les
éléments qui satisfont les concepts spécifiques que s'ils sont également des occupants du
règne de la loi; et d'après Davidson, c'est ce qu'ils sont, même si ce n'est pas la satisfaction des
concepts spécifiques qui révèle qu'il en est ainsi77. Mais nous nous rapprochons de mes
intérêts si nous examinons la contrepartie de cette tentative, dans laquelle la thèse d'après
laquelle les relations causales valent entre des occupants du règne de la loi est remplacée par
la thèse d'après laquelle, être naturel, c'est occuper une position dans le règne de la loi. Dans
ce contexte, l'affirmation ontologique viserait à ménager de l'espace pour soutenir que les
éléments qui satisfont les concepts spécifiques sont dans la nature, même si ce n'est pas la
satisfaction des concepts spécifiques qui permet de découvrir leurs situations dans le règne de
la loi.
Je ne souhaite pas (du moins pas ici) mettre en cause la vérité de l'affirmation
ontologique. Je souhaite simplement remarquer que cette approche exclut la conception de
l'expérience que j'ai proposée. Tant que nous ne contestons pas qu'être naturel, c'est avoir une
position dans le règne de la loi, le fait que la sensibilité est naturelle et le fait que le concept
de spontanéité fonctionne dans l'espace des raisons vont de pair, ce qui exclut la possibilité
que la spontanéité puisse se diffuser dans les opérations de la sensibilité comme telle — du
moins si nous menons la bataille contre une intégration brutalement naturaliste de l'espace des
raisons dans le règne de la loi. D'après la thèse ontologique, les éléments qui instancient les
concepts spécifiques relatifs à la spontanéité sont localisés dans le règne de la loi. Mais les
concepts ne sont précisément spécifiques que dans la mesure où ce n'est pas en vertu de leur
localisation dans le règne de la loi que des choses instancient ces <76> concepts. De sorte que
si ce qui s'ensuit est une identification de la situation dans la nature à la localisation dans le
règne de la loi, alors il nous est interdit de soutenir que l'expérience tient précisément son
contenu conceptuel du fait d'être un phénomène naturel.
Tout le monde s'accorde sur le fait que les impressions des sens sont des
manifestations de la vie sensitive et, donc, des phénomènes naturels.D’après la stratégie que
je suis en train d'examiner, ce n'est pas parce qu'elles sont des phénomènes naturels qu’on

77
Ainsi une raison peut être une cause, même si ce n'est pas en vertu de son réseau de relations
rationnelles qu'elle se tient dans des relations causales.
peut caractériser les impressions en termes de spontanéité. Leur position dans la nature est
leur localisation dans la structure toute différente du règne de la loi. De sorte que les
actualisations d'une capacité naturelle de sensibilité, considérée en tant que telle, ne peuvent
être, d'après une conception dualiste, que des intuitions: les produits d'une nature
désenchantée œuvrant indépendamment de la spontanéité. Et nous voilà prisonniers du cadre
de possibilités dans lequel évoluent Davidson et Evans. J'ai montré que cela était
inacceptable.

5. J'ai distingué trois conceptions de la manière dont la spontanéité se relie à la nature.


Si l'une est inacceptable, il ne nous reste plus que les deux autres.
On peut revenir au naturalisme brut. On doit maintenant commencer à voir en quoi
cela peut être tentant, non pas simplement parce que le naturalisme brut se conforme à un
scientisme qui informe une bonne part de la pensée contemporaine, mais aussi parce qu'il
offre ce qu’on pourrait croire être la seule issue à une impasse philosophique. Je me suis
appuyé sur une apparente nécessité de choisir entre le Mythe du Donné et un cohérentisme
renonçant à toute contrainte rationnelle externe sur la pensée. Il est tentant de diagnostiquer à
l’origine de cette difficulté philosophique l'idée que la pensée ne peut prendre place dans
notre conception à moins d'assurer une application à des notions spécifiques comme la
justification rationnelle. Ces notions fonctionnent dans leur propre espace logique, qui est
étranger à la structure du règne de la loi. Si nous écartons cette idée, tout un océan
philosophique peut s'évaporer. Le naturalisme brut nous avertit de ne pas nous torturer avec
ces soucis; nous ferions mieux de chercher à sauver tout ce qu'il peut être bon de sauver dans
notre conception de nous-mêmes, en le reconstruisant dans les termes d'un équipement
conceptuel d'emblée, sans que cela ne pose aucun problème, naturaliste.
La seule autre option est de trouver le chemin de l'acceptation de ce que j'ai préconisé,
à savoir qu’un concept de spontanéité spécifique, même si cette spécificité est problématique,
peut néanmoins entrer dans la caractérisation des états et des événements de la sensibilité —
et considérer ces états et ces événements comme des actualisations de notre nature. Le
naturalisme brut rend <77> la spécificité de la spontanéité responsable du problème, mais elle
n'est pas l'unique suspect possible. Le naturalisme qui identifie la nature et le règne de la loi
l'est tout autant. Nous avons besoin de cet arrière-plan pour montrer qu'on ne peut reconnaître
un caractère spécifique de la spontanéité qu'en nous situant dans le cadre de possibilités au
sein duquel Evans et Davidson évoluent.
Mais objecter qu’on ne peut pas remettre en question la position naturaliste sur la
nature serait une duperie, une manœuvre purement verbale que. Si nous pouvons repenser
notre conception de la nature de manière à ménager de l'espace pour la spontanéité, même en
niant que la spontanéité puisse être saisie grâce aux ressources du naturalisme brut, alors nous
pourrons du même coup repenser notre conception de ce qu'il faut à une position pour qu'elle
mérite le titre de « naturalisme ».

6. Pour à nouveaux frais le problème, une autre conception des actualisations de notre
nature est requise. Il faut ramener la réactivité à la signification dans les opérations de nos
capacités sensitives naturelles comme telles, même quand nous soulignons qu’on ne peut pas
saisir la réactivité à la signification dans des termes naturalistes, du moins tant que nous
glosons l'adjectif « naturaliste » dans les termes du règne de la loi.
On pourrait facilement penser qu’on a plus ici d’espace pour se mouvoir. Dans notre
bataille contre le naturalisme brut, nous sommes contraints de soutenir qu’on ne peut pas
reconstruire l'idée d'un savoir de l'orientation dans l'espace des raisons, l'idée d'une réactivité à
un réseau de relations rationnelles, à partir de matériaux naturalistes dans le sens que nous
tentons de dépasser. On pourrait facilement croire que cela nous contraint à un platonisme
rampant78. On pourrait croire que nous ne pouvons plus dépeindre l'espace des raisons que
comme une structure autonome (au sens où elle se constitue indépendamment de quoi que ce
soit de spécifiquement humain). Et on pourrait croire qu’il ne nous reste que ce choix car tout
ce qui est spécifiquement humain est certainement naturel (l'idée de l'humain est l'idée de ce
qui appartient à une certaine espèce animale) et que nous refusons de naturaliser les
conditions de la raison. Mais il faut bien d'une manière ou d'une autre que les esprits humains
puissent entrer dans cette structure inhumaine. De sorte qu’on dirait que notre image des êtres
humains les place en partie dans la nature et en partie en dehors de la nature.<78> Nous
recherchions un naturalisme qui ait une place pour la signification, mais rien ici ne ressemble
à un naturalisme79.

78
Je mets la minuscule à « platonisme » pour souligner que j'utilise cette étiquette à peu près dans le
sens qu'elle a dans la philosophie des mathématiques. Il ne faut y voir aucune relation à Platon, au-delà de la
générale ressemblance dans l'imagerie qui sous-tend l'emploi de ce terme dans le contexte mathématique. Je dirai
quelques mots contre le fait d'attribuer cette position à Platon dans la sixième conférence (§ 1).
79
Le monisme de Davidson n'est ici d'aucune aide. Rien ne nous conforte à penser que tous les éléments
dont nous parlons sont dans la nature, si nous en sommes toujours réduits à des vérités d'apparence surnaturelle à
propos de certains de ces éléments. Le problème posé par le contraste entre l'espace des raisons et le règne de la
loi, dans le contexte d'un naturalisme qui conçoit la nature comme le règne de la loi, n'est pas ontologique mais
Il y a cependant une échappatoire. La menace du surnaturalisme ne survient que si
nous n'interprétons l'affirmation de spécificité de l'espace des raisons est spécifique comme un
simple refus de naturaliser les conditions de la raison. Mais l'époque de la révolution
scientifique moderne a fourni une compréhension tranchée du règne de la loi, et nous pouvons
refuser d'identifier cette compréhension à une nouvelle lucidité sur la nature. Cela nous offre
de la place pour soutenir que la spontanéité est spécifique, comparée au règne de la loi, sans
succomber au surnaturalisme du platonisme rampant.
Pour nous assurer que notre réactivité aux raisons n'est pas surnaturelle, il nous faut
nous appuyer sur l'idée que ce sont nos existences qui sont dessinées par la spontanéité, selon
des motifs qu’on ne peut apercevoir que dans le cadre d'une enquête ordonnée par ce que
Davidson appelle « l'idéal constitutif de rationalité ». Les exercices de la spontanéité
s'inscrivent dans notre mode d'existence. Et notre mode d'existence est une manière de nous
actualiser en tant qu'animaux. De sorte que nous pouvons reformuler cette idée en disant que
les exercices de la spontanéité s'inscrivent dans notre manière de nous actualiser en tant
qu'animaux. Voilà qui écarte tout besoin de nous considérer comme des êtres particulièrement
clivés, avec un pied dans le royaume animal, et un engagement dissocié et mystérieux dans un
monde extra-naturel de connexions rationnelles.
Il n'est pas exigé par là que nous biffions le contraste entre l'espace des raisons et le
règne de la loi. Pour considérer les exercices de la spontanéité comme naturels, il n'est pas
nécessaire d'intégrer les concepts relatifs à la spontanéité dans la structure du règne de la loi;
nous devons au contraire montrer qu'ils permettent d'intégrer des schémas dans un mode de
vie. Bien entendu, il n'y aurait ici nul contraste si l'idée des existences et de leurs
configurations s'inscrivait exclusivement ou prioritairement dans l'espace logique du règne de
la loi, mais il n'y a pas de raison de supposer qu'il en est ainsi.

7. La meilleure manière que je connaisse d'assimiler cette autre conception du naturel,


c'est de réfléchir sur l'éthique d'Aristote.
Pour Aristote, la vertu de caractère au sens strict est distincte d'une propension
simplement habituelle à agir de façon à ce que cela corresponde à ce que la vertu <79>
exige80. La vertu de caractère proprement dite inclut un état spécifiquement configuré de
l'intelligence pratique [practical intellect]: la « sagesse pratique [practical wisdom] », dans la

idéologique.
80
Ethique à Nicomaque, VI, 13
traduction française81.Il s’agit d’une réactivité à certaines exigences de la raison (même si ce
n'est pas en ces termes qu'Aristote formule les choses). D’après cette conception, il y a, dans
l'éthique des exigences de la raison présentes que nous le sachions ou pas, et nos yeux
s'ouvrent à ces exigences par l'acquisition de la « sagesse pratique ». De sorte que la « sagesse
pratique » est exactement le modèle de compréhension dont nous avons besoin pour penser
l’entendement, cette faculté de reconnaître et de créer le type d'intelligibilité permettant de
placer quelque chose dans l'espace des raisons.
Des interprètes modernes attribuent souvent à Aristote le projet de construire les
exigences de l'éthique à partir de faits indépendants concernant la nature humaine82. Cela
revient à attribuer à Aristote un projet de fondation naturaliste de l'éthique, où la nature joue
une version archaïque du rôle joué par la nature désenchantée dans l'éthique naturaliste
moderne. Etant donnée la prédominance des interprétations suivant cette optique, il m'est
difficile de donner d'Aristote l'image que je voudrais, pour en faire le modèle d'une idée de la
nature radicale et inédite. Dans ce genre d'interprétations, on considère plutôt la conception
aristotélicienne de la compréhension éthique comme un genre particulier de naturalisme brut.
Mais je pense que ce type d'interprétation est une hérésie historique. Il semble qu’on
ne puisse comprendre ce rôle rassurant de la nature que dans le cadre d'une réaction à une
sorte d'inquiétude qui concerne le statut des raisons (les raisons éthiques en ce cas) et qui est
étrangère à Aristote. Cette inquiétude est sous-tendue par la conception de la nature que j'ai
décrite comme étant caractéristique de la modernité. Une fois clairement isolé le type
d'intelligibilité qui s'inscrit dans le règne de la loi, le revers de la médaille est la constatation,
par comparaison, de la particularité de la structure de l'espace des raisons. Et il existe une
tendance tout à fait compréhensible d'élever l'étude de la nature au rang du modèle de toute
enquête sur la nature des choses. Ainsi, quand la nature menace d'expulser l'espace des

81
McDowell fait ici explicitement le choix de suivre la traduction de Sir David Ross, The Nicomachean
Ethics of Aristotle (Londres, Oxford University Press, 1954), plutôt que celle, plus récente, de Terence Irwin
(Indianapolis, Hackett, 1985). Le terme en question est "phronêsis" que Ross traduit par "practical wisdom", et
Irwin par "intelligence"; la traduction française du texte d'Aristote la plus proche dans ses choix de celle de Ross,
est évidemment celle de Jean Tricot, Ethique à Nicomaque, Traduction nouvelle et notes, (Paris, Vrin, 1959).
C'est donc cette dernière que nous choisissons ici d'utiliser [N.d.T].
82
Pour une interprétation de ce genre, voir le chapitre 3 de Bernard Williams, L'éthique et les limites de
la philosophie, tr. fr. Marie-Anne Lescourret (Paris, Gallimard, 1990). On trouve quelque chose de semblable
dans le chapitre 9 de Alasdair MacIntyre, Après la Vertu: étude de théorie morale, tr. fr. Laurent Bury (Paris,
P.U.F., 1997)
raisons, cela engendre des inquiétudes philosophiques quant au statut des connexions
rationnelles, c'est-à-dire ce à propos de quoi nous pouvons avoir raison ou tort. Pour répondre
à ces <80> inquiétudes, on peut s'opposer à l'expulsion à la manière du naturalisme brut, sans
mettre en doute la conception de la nature, mais en soulignant qu'il est possible après tout de
fonder ou de construire les conditions rationnelles présomptives que nous désirons sur des
faits naturels indépendants. Si je ne me trompe pas sur la genèse de ces inquiétudes, il est
vraiment anachronique de chercher quelque chose de ce genre chez Aristote83.
Si une personne conçoit sa situation pratique dans des termes qui lui sont fournis par
un regard éthique spécifique, cela lui offrira un certain nombre de raisons apparentes pour
agir. D'après une meilleure compréhension de la conception d'Aristote, le seul point de vue à
partir duquel cette personne peut répondre à la question de savoir s'il s'agit de raisons
véritables est celui qu'elle occupe précisément parce qu'elle a ce regard éthique spécifique. Il
s'agit d'un point de vue à partir duquel ces exigences apparaissent à la vue comme telles. Il ne
s'agit pas d'un point de vue fondationnel à partir duquel cette personne pourrait essayer de
reconstruire l'exigeance [demandingness] de ces exigences à zéro, à l'aide de matériaux
fournis par une description de la nature faite à part.
Aristote accorde une faible attention aux doutes qui pourraient surgir à propos du
regard éthique spécifique qu'il prend pour acquis84. D'après l'interprétation que j'attaque, c'est

83
Comparer avec les inquiétudes de l'épistémologie telle que nous la connaissons, et que beaucoup
s'accordent à reconnaître comme caractéristiques de la modernité. Dans le fond l'idée est la même. Sellars fait
remonter les soucis de l'épistémologie moderne au fait que l'idée de connaissance soit l'idée d'une situation dans
un réseau de justification; c'est le contexte dans lequel il a évoqué l'espace des raisons. Un souci concernant la
connaissance, d'un type moderne familier, en résulte quand ce fait s'ajoute à la menace d'expulsion hors de la
nature de l'espace des raisons. Non pas que l'idée de la connaissance comme une situation dans l'espace des
raisons était nouvelle — comme s'il avait fallu attendre le dix-septième siècle pour qu’on tombât sur l'idée qui a
une telle importance pour l'épistémologie moderne, que la connaissance est un statut normatif. Mais avant
l'époque moderne, on ne trouvait pas que l'idée que la connaissance est un statut normatif entrât en tension avec
l'idée que, pour ainsi dire, la connaissance pourrait être le résultat de l'exercice de pouvoirs naturels. Un
naturalisme qui répond à cette tension en entreprenant de fonder les connexions normatives constitutives, après
tout, de l'espace des raisons, dans la nature, conçue de la manière qui fait précisément peser la menace de cette
tension, est très différent d'un naturalisme comme celui d'Aristote, qui ne voit jamais de tension à ce point, et qui
ne nécessité pas une imagerie du fondement ou de la fondation. (Je discute davantage ce point dans "Two Sorts
of Naturalism", in Philippa Foot and moral theory: essays in honour of Philippa Foot, éd. Rosalind Hursthouse,
Gavin Lawrence & Warren Quinn (Oxford, Clarendon Press, 1995), pp.149-179, Repris dans Mind Value and
Reality.)
84
Il ne montre aucun intérêt à répondre à de tels doutes; il stipule que les personnes auxquelles il
là faire preuve d'une confiance dans la possibilité de valider les demandes de ce regard
éthique en invoquant la nature. Mais c'est l'immunité d'Aristote à nos soucis métaphysiques
qui, je crois, se montre, en ce qu'il n'est tout simplement pas vulnérable au genre d'inquiétudes
auquel sa conception pourrait répondre. Cela peut également montrer <81> quelque chose de
moins intéressant, une tendance à l'infatuation, qu’on peut aisément soigner.
Comme toute pensée, la pensée éthique est dans l'obligation permanente d'évaluer
réflexivement et de critiquer les normes qu'elle considère, à tout moment, comme la
gouvernant. (Pour cette idée, appliquée à la pensée empirique, voir la première conférence, §
5; et la deuxième conférence, § 6) Aristote pourrait montrer moins de sensibilité qu'il ne
convient à cette obligation, mais elle est implicite dans l'idée même d'une configuration de
l'intelligence, et c'est ce en quoi consiste la « sagesse pratique ». Mais il est crucial de
remarquer que, concernant un tel criticisme réflexif, l'image de Neurath, celle d’un marin
rafistolant son embarcation en pleine mer, est la meilleure. Cela ne signifie pas qu'une telle
réflexion ne puisse pas être radicale. On peut être appelé à jeter par-dessus bord une partie des
modes de pensée dont on a hérité; et, même si l'image de Neurath ne s’y prête pas vraiment,
les faiblesses des modes de pensée révélées par la réflexion peuvent obliger à la formation de
nouveaux concepts et de nouvelles conceptions. Mais l'essentiel est que cette réflexion ne soit
possible qu’au sein du mode de pensée sur lequel la réflexion se fait. De la sorte, si quelqu'un
a conscience que l'enclenchement de son regard éthique actuel sur une situation lui signale des
exigences qui sont réelles, il n'a pas besoin de considérer d'autre forme de validation que la
validation neurathienne. Il est ainsi conscient qu'en appliquant ainsi son regard éthique, il
devrait résister à l'examen de soi critique que le regard fait sur lui-même.
Bien entendu, par l'examen de soi, un regard éthique peut noter des faits indépendants
concernant l'organisation du règne de la loi, quand ces faits sont pertinents. Mais cela ne veut
pas dire que nous puissions reconstruire l'idée de véritables exigences éthiques nous
concernant à partir de matériaux qui soient naturalistes au sens qui nous intéresse ici. L'idée
qu’on puisse mettre les choses au point dans sa pensée éthique a une certaine autonomie; il
n'est nul besoin d'y voir l'indication de quelque chose qui se situe en dehors de la sphère
éthique elle-même.
Bien sûr le fait qu'une pensée a passé les tests d'un mode de pensée procédant à un
examen réflexif interne, ne garantit pas qu’on puisse accepter cette pensée. Il se pourrait que

s'adresse font uniquement partie de celles auxquelles ce regard éthique a été inculqué (Ethique à Nicomaque, I,
4, 1095b4-6).
ce mode de pensée, y compris les normes implicitement appliquées dans l'examen de soi,
recèle des défauts cachés, comme le provincialisme ou le fait de se fonder sur de mauvais
préjugés85. Mais nous pouvons seulement redoubler d'efforts pour éliminer le genre de défauts
pouvant affecter notre pensée, et pour étendre éventuellement notre conception de ce qu'est
une mauvaise tournure des <82> des choses, de manière à nous protéger d'autres sources
potentielles d'erreur. Le mieux que nous puissions est toujours dans une certaine mesure
provisoire et par provision, mais ce n'est pas une raison pour succomber à la fable d'une
validation externe.
Enrichie par nos soins, de manière à accueillir à sa place l'idée de réflexivité, la
conception d'Aristote se présente comme suit. L'éthique est un domaine d'exigences
rationnelles, qui sont là de toutes façons, que nous y soyions ou non réactifs. Nous nous
rendons alertes à ces exigences par l'acquisition des capacités conceptuelles appropriées.
Quand une bonne éducation nous initie au mode de pensée pertinent, nos yeux s'ouvrent à
l'existence même de ce domaine de l'espace des raisons. Par la suite, notre appréciation du
détail de l'organisation est sujette sans restrictions à l'affinement, lors de l'examen réflexif de
notre pensée éthique. Nous ne pouvons comprendre, sans même parler de la recherche de
justifications, la pensée selon laquelle ces exigences s'imposent rationnellement à nous que
d'un point de vue pris au sein d'un système de concepts et de conceptions qui nous permette
de penser à ces exigences, c'est-à-dire uniquement d'un point de vue à partir duquel des
exigences de ce genre sont, semble-t-il, en vue.
Dans la deuxième conférence (§ 4), j'ai évoqué une conception marginale de
l'entendement et du monde, une conception qui situe la réalité au-delà d'une limite qui ceint le
conceptuel. Un naturalisme scientiste encourage une version de cette conception, dans
laquelle ce qui se trouve au-delà de la limite est le règne de la loi. Et si, en concevant la réalité
comme le règne de la loi on la désenchante, alors ce qui se trouve au-delà de la limite ne peut
pas inclure des exigences de la raison ou autres choses de ce genre. C'est de la sorte l'idée
même d'une sensibilité aux exigences de la raison qui devient inquiétante, à moins qu'il ne soit
possible de la reconstruire avec des matériaux qui soient naturalistes au sens qui nous
intéresse alors.
Cette conception tente de faire entrer le règne de la loi dans une version naturalisée du
rôle que Kant donne au suprasensible. Mais on ne corrige pas ce qui est insatisfaisant dans la

85
« Mauvais préjugé » n'est pas un pléonasme. Pour l'idée que les préjugés, loin d'être nécessairement
une mauvaise chose, sont une condition de la compréhension, voir Gadamer, Vérité et méthode, pp. 298-312.
pensée kantienne du suprasensible en conservant la configuration élémentaire du
suprasensible et en se contentant de naturaliser tout ce qui se trouve en dehors du conceptuel.
De cette manière, nous perdons l'aperçu essentiel que Kant gâche en l'intégrant au cadre de
son discours sur le suprasensible; nous perdons ce que nous discernons à travers des obstacles
chez Kant, c'est-à-dire une façon de concevoir la redevabilité de la pensée empirique à la
réalité qu’elle vise. Et cette perte remet en question la possibilité de la pensée empirique. Ce
genre de naturalisme essaie de se présenter lui-même comme participant du sens commun
éduqué, mais il ne s'agit en réalité que d'une métaphysique primaire. <83> Pour corriger ce
qui n'est pas satisfaisant dans la pensée kantienne du suprasensible, il vaut mieux épouser
l'image hégélienne, dans laquelle le conceptuel est illimité de l'extérieur. J'ai souligné
(deuxième conférence, § 8) qu'il n'y a précisément là aucune menace sur le sens commun,
aucune menace sur la conviction que le monde est indépendant de notre pensée.
Dans tous les cas, ce naturalisme pseudo-kantien n'a rien à voir avec Aristote. Il réagit
à une inquiétude philosophique dont les sources remontent à environ deux mille ans après
Aristote. Dans la conception d'Aristote, l'idée selon laquelle les exigences de la raison sont
réelles n'est ni projetée, ni construite, à partir de faits qui pourraient être en vue
indépendamment de la participation du sujet à la vie et à la pensée éthiques, et qui se
trouveraient ainsi à la portée d'une enquête marginale sur le mode de relation de la vie éthique
et de la pensée selon le contexte naturel où on les trouve86. Le fait que les exigences pèsent
sur nous est là, simplement, irréductiblement, par soi. Ce fait n'est visible que du sein du
mode de pensée qui conçoit les situations pratiques dans les termes de telles exigences.
En créditant les exigences éthiques et les pensées relatives à ces exigences d'un tel
caractère auto-suffisant, la conception que j'attribue à Aristote ressemble à une sorte de
platonisme. Mais ce n'est pas ce que j'ai appelé un « platonisme rampant » (§ 6). Nous
succombons au platonisme rampant si nous supposons que l'espace des raisons est spécifique
sans toucher à l'identification de la nature avec le règne de la loi. Cela donne à notre capacité

86
D'après le genre d'interprétation que je conteste, Aristote attribue ce statut fondationnel à des faits qui
relatent ce de quoi aurait l'air une vie réussie. Mais la notion de vie réussie se trouve chez Aristote être éthique
de part en part. Les motivations y afférentes sont configurées par des préoccupations qui sont d'emblée éthiques.
(Voir Ethique à Nicomaque, I, 7, 1098a 16-17.)
Un autre candidat pour figurer au titre de fondement des exigences de la raison est l'interaction sociale,
conçue comme pouvant être décrite sans présupposer un contexte qui soit structuré précisément par de telles
exigences, celles-là ou d'autres qui viendraient les remplacer dans notre pensée après mûre réflexion. Je dirai
deux mots sur ce genre de position dans la prochaine conférence.
à réagir à des raisons l'aspect d'un pouvoir occulte, quelque chose qui s'ajoute au fait d'être le
genre d'animaux que nous sommes, c'est-à-dire notre situation dans la nature. Mais dans la
conception d'Aristote, les exigences rationnelles de l'éthique ne sont pas étrangères aux
contingences de nos vies d'êtres humains. Même sans supposer que nous pourrions expliquer
l'idée pertinente d'exigence dans les termes de faits concernant les êtres humains compris
séparément, il n'en demeure pas moins qu'une éducation ordinaire peut façonner les actions et
les pensées des êtres humains de façon à porter ces exigences à la vue.
<84> Afin de nous concentrer sur la manière dont cette conception peut nous servir de
modèle, examinons la notion de seconde nature. Elle est presque explicite dans la description
que fait Aristote de la formation du caractère éthique87. Puisque le caractère éthique inclut des
dispositions de l'intelligence pratique, l'acquisition d'une configuration déterminée par
l'intelligence pratique fait partie de la formation du caractère. Ainsi la sagesse pratique est une
seconde nature de ses possesseurs. J'ai souligné que pour Aristote les exigences de l'éthique
sont autonomes; nous n'avons pas à ressentir la contrainte de les valider hors d'un mode de
pensée d'emblée éthique. Mais cette autonomie ne coupe pas ces exigences de ce qu'il y a de
spécifiquement humain, comme dans la platonisme rampant. Ces exigences sont
essentiellement à la portée des êtres humains. Il n'est pas possible de créditer la nature
humaine, telle qu'elle se trouve dans le naturalisme de la nature désenchantée, d'une capacité à
prendre en compte ces exigences, car la nature désenchantée n'épouse pas l'espace des raisons.
Mais les êtres humains sont initiés selon un mode dont on peut rendre raison à cette étendue
de l'espace des raisons par une éducation éthique, qui distille dans leurs vies la configuration
appropriée. Les habitudes de pensée et d'action qui en résultent sont la seconde nature.
Cela devrait calmer la crainte du surnaturalisme. La seconde nature ne pourrait pas
flotter à l'écart des potentialités inscrites dans un organisme humain normal. La raison
humaine gagne ainsi une assise dans le règne de la loi suffisante pour satisfaire au respect dû à
la science naturelle moderne.
Il est clair que ce propos ne se limite pas à l'éthique. Le modelage du caractère éthique,
incluant l'imposition d'une configuration spécifique sur l'intelligence pratique, est un cas
particulier d'un phénomène général d’initiation aux capacités conceptuelles. Cela comprend
une réactivité à d'autres exigences rationnelles, au-delà de celles de l'éthique. Une telle

87
Voir le livre 2 de l'Ethique à Nicomaque. Pour une excellente discussion, voir M. F. Burnyeat,
"Aristotle on Learning to Be Good", in Amélie Oksenberg Rorty, ed., Essays on Aristotle's Ethics (Berkeley,
University of California Press, 1980), pp. 69-92
initiation fait normalement partie de ce en quoi consiste pour un être humain le fait de
parvenir à la maturité, et c'est pourquoi, quoique la structure de l'espace des raisons soit
étrangère à l'organisation de la nature conçue comme règne de la loi, cette initiation ne
suppose pas l'éloignement de l'humanité envisagé par le platonisme rampant. Si nous
généralisons la manière dont Aristote conçoit le modelage du caractère éthique, nous arrivons
à une notion de pleine ouverture des yeux aux raisons par l'acquisition d'une seconde nature.
Je ne connais pas d'expression courte dans ma langue pour ceci, mais c'est ce qui se trouve
dans la philosophie allemande sous le terme de Bildung.

<85> 8. Jusqu'ici dans ces conférences, j'ai pris l'expérience perceptive comme un cas
d'école, de façon à décrire le genre de situation vers laquelle nous tendons quand nous
réflechissons sur certains aspects de la condition humaine. J'ai promis de révéler une influence
profondément enracinée, mais, comme nous le voyons maintenant, non contraignante, sur
notre pensée, qui explique la situation. J'ai maintenant introduit mon candidat à ce rôle: le
naturalisme qui désenchante la nature. Nous avons tendance à être oublieux de l'idée même de
seconde nature. Je suggère que, si nous pouvons remettre la main sur cette idée, nous pouvons
comme préserver l'enchantement de la nature, mais sans tomber dans de la superstition pré-
scientifique ou dans du platonisme rampant. Un espace est ouvert pour une conception de
l'expérience qui soit protégée des pièges philosophiques que j'ai décrits.
Il nous faut remettre la main sur l'idée aristotélicienne selon laquelle un adulte humain
normal est un animal rationnel, mais sans perdre l'idée kantienne selon laquelle la rationalité
œuvre librement dans sa propre sphère. L'idée kantienne se réfléchit dans le contraste entre
l'organisation de l'espace des raisons et la structure du règne de la loi naturelle. La naturalisme
moderne est oublieux de la seconde nature; si nous essayons de conserver dans le cadre de ce
type de naturalisme la pensée kantienne selon laquelle la raison est autonome, nous séparons
notre rationalité de notre essence animale, laquelle assure notre assise dans la nature. Le
résultat est la tentation d'évacuer l'idée kantienne et de naturaliser notre rationalité à la
manière du naturalisme brut. J'ai décrit cela comme le choix de quitter cette région de la
philosophie. Si nous voulons à la fois éviter les problèmes et mieux prendre en compte, il
nous devons nous concevoir comme des animaux dont la naturalité est pleine de rationalité,
même si nous concevons, comme il convient, la rationalité en des termes kantiens.
Ma suggestion pourrait être formulée comme une tâche pour la philosophie, la tâche
d'accomplir une réconciliation. Cela pourrait laisser croire que je défends une conception de la
philosophie que Richard Rorty a tenté de ringardiser88, mais je ne me sens pas menacé par les
objections de Rorty, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, le besoin de réconciliation que
j'envisage survient à une période particulière de l'histoire des idées, une période dans laquelle
notre pensée a tendance, selon des modalités dont on peut rendre compte, à être dominée par
un naturalisme qui étrangle l'idée de nature. Ma suggestion ne m'engage pas sur une idée que
Rorty attaque de manière persuasive, selon laquelle la philosophie comporte un ensemble
intemporel d'obligations. Ensuite, la tâche que j'envisage n'est pas celle que <86> Rorty
déconstruit, c'est-à-dire la réconciliation du sujet et de l'objet, ou de la pensée et du monde.
Nous devrions, d'après ma proposition, essayer de réconcilier la raison et la nature, et l'objet
de cette démarche est de parvenir à ce à quoi Rorty lui-même aspire, c'est-à-dire un état
d'esprit dans lequel nous n'aurions plus l'impression d'être confrontés à des problèmes qui
exigent de la philosophie une réunification du sujet et de l'objet. Si nous pouvions parvenir à
avoir une prise ferme sur un naturalisme de la seconde nature, une prise qui ne pourrait être
relâchée par aucune tentation de retomber dans les inquiétudes philosophiques ordinaires sur
la manière de situer les esprits dans le monde, nous n'aurions pas produit par là le genre de
philosophie constructive que Rorty tente de dépasser. D'après l'expression émouvante de
Wittgenstein, nous aurions par là fait « la découverte (...) qui apaise la philosophie »89.

88
Voir L'Homme spéculaire.
89
Recherches philosophiques, § 133
<87>

Cinquième conférence. L'action, la signification et le soi

1. J'ai discuté de la manière de tirer parti du point soulevé par Kant dans sa remarque
selon laquelle « des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont
aveugles ». D'après la conception que j'ai proposée, les capacités conceptuelles sont en un
sens non-naturelles, c'est-à-dire que nous ne pouvons pas saisir ce en quoi consiste la
possession et l'usage de l'entendement, faculté de la spontanéité, avec des concepts qui situent
des choses dans le règne de la loi. Mais la spontanéité est inextricablement impliquée dans la
réceptivité, et nos capacités de réceptivité, nos sens, font partie de notre nature. Ainsi, en un
autre sens, il faut que nos capacités conceptuelles soient naturelles. Autrement, si nous
reconnaissons que l'idée de spontanéité fonctionne dans un cadre conceptuel spécifique, nous
sommes contraints de représenter les présents de la sensibilité comme des intuitions sans
concepts. Cela nous condamne à osciller entre, d'une part, un cohérentisme qui n'explique pas
comment des pensées peuvent manquer d'être vides, et, d'autre part, l'invocation vaine de
présences nues. Ce choix vicié semble être la seule alternative au naturalisme brut, mode de
pensée qui ne permettrait même pas à ces difficultés philosophiques de commencer.
Il peut être difficile de voir comment sortir de ces difficultés sans aller jusqu'à nier que
l'idée de spontanéité fonctionne dans un cadre conceptuel spécifique. La sensibilité est l'un de
nos pouvoirs naturels. Comment la spontanéité peut-elle être, en quelque sens que ce soit,
non-naturelle, et cependant être inextricablement impliquée quand nos capacités sensorielles
sont activées?
Mais dans la conférence précédente j'ai suggéré que cette difficulté était illusoire.
Notre nature est pour une large part une seconde nature, et notre seconde nature est ce qu'elle
est non pas seulement grâce aux potentialités que nous avons eues en naissant, mais
également grâce à notre éducation, notre Bildung90. Avec la notion de seconde nature <88>,
nous pouvons dire que la manière dont la raison configure nos vies est naturelle, tout en
refusant de dire qu’on peut intégrer la structure de l'espace des raisons dans le règne de la loi.
J’ai ainsi évoqué le ré-enchantement partiel de la nature.
Nous ne tombons pas ainsi dans un platonisme rampant. Dans le platonisme rampant,
la structure de l'espace des raisons, la structure dans laquelle nous situons les choses quand

90
En allemand dans le texte [N.d.T]
nous y trouvons de la signification, est tout simplement extra-naturelle. Notre capacité à faire
écho à cette structure ne peut être que mystérieuse; comme si nous avions pied en dehors du
royaume animal, dans un règne d'idéalité splendide de non-humanité. Mais grâce à la notion
de seconde nature, il n'y a pas trace de cela ici. Notre Bildung91 actualise certaines des
potentialités que nous avons eues en naissant; il n'est pas nécessaire de supposer qu'elle
introduit quelque ingrédient non-animal dans notre constitution. Et quoiqu’on ne puisse pas
reconstruire la structure de l'espace des raisons avec des faits qui concernent notre
engagement dans le règne de la loi, cette structure ne peut être le cadre dans lequel la
signification apparaît que si nos yeux y sont ouverts par la Bildung92, élément qui se trouve
dans l'évolution normale vers la maturité du type d'animaux que nous sommes. La
signification n'est pas un don mystérieux venu du dehors de la nature.
Ces remarques devraient ruiner l'une des attractions de ce que j'ai appelé le
« naturalisme brut ». Si nous refusons de naturaliser la spontanéité en la faisant entrer dans le
règne de la loi, nous sommes, semble-t-il, pris dans l'impasse philosophique dont je suis parti,
c'est-à-dire le choix forcé entre le cohérentisme et le Mythe du Donné. Mais l’impasse n’est
pas seulement due au refus de naturaliser la spontanéité. Le naturalisme est également en
cause, car il identifie le fait de montrer comment l’adaptation d’un élément à la nature avec le
fait de le situer dans le règne de la loi. Mis à part ce naturalisme, nous ne devrions pas avoir à
conclure que, puisque les opérations de la sensibilité sont, en tant que telles, des
développements naturels, elles ne peuvent être, considérées en elles-mêmes, que des intuitions
sans concepts. Ainsi une fois que l'idée de seconde nature est établie, il n'est plus nécessaire
de penser que l'impasse nous pousse à adopter le naturalisme brut. Nous pouvons affirmer de
concert que la notion de spontanéité fonctionne dans un cadre conceptuel étranger à la
structure du règne de la loi, et que cette notion est nécessaire à la description de l'actualisation
des pouvoirs naturels en tant que tels. S'il fallait identifier la nature au règne de la loi, cette
combinaison serait incohérente. Mais une fois admis que des pouvoirs naturels peuvent
inclure des pouvoirs de la seconde nature, la menace d'incohérence disparaît93.

91
En allemand dans le texte [N.d.T]
92
En allemand dans le texte [N.d.T]
93
Peut-être que « naturalisme brut » n'est pas une bonne étiquette pour une position adoptée pour les
raisons que j'examine ici. Quelqu'un qui pense dans cette optique aurait de l'intérêt pour la position qui suppose
que la structure de l'espace des raisons est spécifique, étrangère au règne de la loi, mais il supposerait que cela ne
peut malgré tout pas être le cas, sous peine de mener à une impasse philosophique. Ce qui motive ici le
naturalisme est l'évitement réfléchi d'une philosophie stérile. Mon étiquette de « naturalisme brut » convient
<89> 2. Pour introduire aux charmes d'un naturalisme modéré, je me suis servi de
difficultés philosophiques à propos de l'expérience perceptive. Mais il n'y avait rien d'essentiel
dans cette focalisation; ces difficultés exemplifient un type.
J'ai souligné que l'expérience était passive (première conférence, § 5). Dans cette
optique la position que j'ai défendue coïncide avec le Mythe du Donné. La passivité de
l'expérience nous permet de reconnaître un contrôle externe sur notre pensée empirique, si la
passivité s'accorde avec un engagement de la spontanéité. Mais il est difficile de voir
comment cette combinaison est possible; la conférence précédente avait pour but de révéler la
source de cette difficulté.
Seulement la difficulté ne concerne pas la passivité de l'expérience comme telle, mais
sa naturalité. Le problème est que les opérations de la sensibilité sont les actualisations d'une
potentialité qui fait partie de notre nature. Si nous soutenons que dans le sentir le monde agit
sur nous, nous pensons le sentir comme un phénomène naturel, et nous avons alors du mal à
voir comment une spontanéité spécifique pourrait lui être reliée autrement que de manière
externe. Mais la passivité ne fait pas partie de l'idée même de ce en quoi consiste
l'actualisation d'une potentialité naturelle. Nous devrions donc être en mesure d'élaborer une
série de pensées sur l'actualisation des pouvoirs naturels actifs, en répétant les difficultés dont
je me suis servi pour le cas des pouvoirs naturels passifs.
Examinons, par exemple, la capacité de mouvoir l'un de ses membres, telle qu'elle
apparaît dans le cadre d'un naturalisme qui désenchante la nature. J'ai discuté la façon qu'a un
tel naturalisme d'écarter une spontanéité spécifique de l'épanouissement subjectif d'une
sensibilité, étant donné que la sensibilité est une capacité naturelle. De manière parallèle, il
écarte une spontanéité spécifique des exercices du pouvoir de mouvoir ses membres, étant
donné que ce pouvoir est naturel. Il en résulte une difficulté semblable dans notre réflexion
sur l'action corporelle.
Kant dit que « des pensées sans contenu sont vides, [et que] des intuitions sans
concepts sont aveugles ». Parallèlement, des intentions sans une activité manifeste sont
creuses, et des mouvements de membres sans concepts sont de simples événements, et ne sont

mieux à un scientisme irréflechi, c'est-à-dire non pas un évitement raisonné de la philosophie stérile, mais un
mode de pensée qui ne réalise pas explicitement ce qui menace de mener à une philosophie stérile. Sans doute
faudrait-il féliciter ceux qui pensent ainsi pour leur immunité, mais il ne faudrait pas prendre cela pour une
réussite intellectuelle.
pas des expressions de l'agir. J'ai souligné que nous pouvons tirer parti du point soulevé par
Kant dans sa remarque si nous acceptons l'affirmation selon laquelle les expériences sont des
actualisations de notre nature sensitive dans laquelle des capacités conceptuelles sont
inextricablement <90> impliquées. Le parallèle étant que les actions corporelles
intentionnelles sont des actualisations de notre nature active dans laquelle des capacités
conceptuelles sont inextricablement impliquées.
Mais tout comme le naturalisme qui désenchante la nature exclut l'entendement des
actualisations de notre nature sensitive comme telle, il exclut ainsi ici notre maîtrise des
concepts de ce qu'il faudrait reconnaître comme des actualisations de notre nature active
comme telle, c'est-à-dire des développements au cours desquels des choses naturelles, comme
des membres, font des choses naturelles, comme se mouvoir. Et cette exclusion a des résultats
caractéristiques quand nous réflechissons sur l'action. Exclue du règne des événements
constitués par les mouvements de la substance [stuff] naturelle ordinaire, la spontanéité de
l'agir tente typiquement de s'installer dans un régne intérieur conçu spécialement. On peut soit
voir ce relogement de la spontanéité comme une renonciation au naturalisme, soit concevoir
le règne intérieur comme une région spéciale du monde naturel94. Dans les deux cas, ce style
de pensée ne donne à la spontanéité un rôle dans l'action corporelle que par le biais d'éléments
internes, qu’on représente comme initiant de l'intérieur des développements corporels, et
considérés de ce fait comme pouvant être reconnus comme des intentions ou des volitions.
Les développements corporels eux-mêmes sont des événements dans la nature; dans le
contexte d'un naturalisme désenchanté, combiné avec une conviction que le conceptuel est
spécifique, cela signifie qu'ils ne peuvent pas être remplis d'intentionnalité95. Ils sont des

94
La seconde option, avec sa contrepartie dans la réflexion philosophiques sur d'autres aspects du
mental, convient à la philosophie cartésienne de l'esprit, du moins d'après une certaine interprétation familière
(celle que Gilbert Ryle a rendu courante avec La Notion d'esprit: pour une critique des concepts mentaux, tr. fr.
Suzanne Stern-Gillet [Paris, Payot, 1978]). Nous pouvons comprendre la philosophie cartésienne de l'esprit,
d'après cette interprétation, comme reflétant une conscience inarticulée de ce qui n'est pris que plus tard en
considération comme le caractère spécifique de l'espace des raisons. On peut comprendre qu'à un stade précoce
dans la formation de la conception du placement dans la nature en comparaison duquel l'espace des raisons est
spécifique (la conception qu’on voit, quand on la prend en considération, comme excluant ce qui est fait par des
concepts qui fonctionnent dans l'espace des raisons) il devrait y avoir une tendance à supposer que ce qui est
spécial avec ces concepts est qu'ils place les éléments qui les satisfont dans un cours spécial de la nature, où la
nature est comprise selon une forme rudimentaire de la conception même qui entretient la tension.
95
Comme toute autre chose, ils peuvent se conformer à une spécification, qui pourrait donner le contenu
d'une intention. Mais d'après cette conception, l'intention ne peut pas être engagée plus intimement dans le
actualisations de pouvoirs naturels, et pour cette raison ils ne peuvent figurer dans ce style de
pensée que comme de simples événéments. (On peut certainement les isoler généralement des
simples événements, mais uniquement parce qu'ils sont les effets de ces opérations intérieures
de la spontanéité.)
<91> Cette retraite de l'agir hors de la nature, en tout cas de la nature ordinaire en
laquelle ont lieu les mouvements de nos corps, secoue notre prise sur l'idée selon laquelle les
pouvoirs naturels actualisés dans les mouvements de nos corps sont des pouvoirs qui nous
appartiennent en tant que nous sommes des agents. Nos pouvoirs d'agents battent en retraite
vers l'intérieur, et nos corps avec les pouvoirs dont ils sont le siège (on croirait que ce sont
d'autres pouvoirs, puisque leur actualisation ne sont pas de notre faire, mais ne sont au mieux
que les effets d'un tel faire) prennent l’aspect d'objets étrangers. On dirait à la fin que ce que
nous faisons, même dans nos actions que nous considérées comme corporelles, consiste au
mieux à diriger nos vouloirs, pour ainsi dire à distance, sur des changements d'états dans ces
objets étrangers96. Et cette conception de la relation active à nos corps n’est pas du tout
satisfaisante. Tout comme exclure la spontanéité de la nature sensitive efface tout ce qui
pourrait être reconnu comme du contenu empirique, la retraite de la spontanéité hors de la
nature active élimine toute véritable compréhension de l'agir corporel.
Là aussi, nous pouvons revenir à la raison s'il est possible de remettre la main sur
l'idée aristotélicienne selon laquelle un être humain adulte normal est un animal rationnel, où
la part de rationalité de son être animal, et donc naturel, n'est pas une mystérieuse assise dans
un autre règne. Pour ce faire, il faut réaliser que notre nature est pour une large part une
seconde nature97.

mouvement des membres d'un agent qu'elle ne peut l'être dans des chutes d'arbres, par exemple. Dans les deux
cas, il se peut qu'un événement se conforme à une spécification conçue par l'agent, et que l'événement survienne
en conséquence de la conception de la spécification. L'intention n'a qu'une portée externe sur l'événement lui-
même.
96
« Au mieux », car une telle image est instable. Les supposés vouloirs sont écartés de toute occurrence
dans la nature ordinaire, d'une façon qui ruine finalement l'idée même de vouloir.
97
Mon but dans ces remarques sur l'agir n'est que de montrer que les inquiétudes philosophiques dont je
me suis servi sont générales: l'application à l'expérience n'est qu'un exemple. On pourrait en dire beaucoup plus
sur l'application à l'action. En particulier, je crois que la manière dont certains développements corporels sont
notre spontanéité en action, et non pas simplement des effets de cette spontanéité, est centrale pour une
compréhension correcte du soi [the self] comme présence corporelle dans le monde. Cette idée est mise en avant
plus loin dans cette conférence (§ 5). Mais je ne m'étendrai pas dessus.
3. Dans la conférence précédente (§ 7) j'ai soutenu que l'éthique d'Aristote contient un
cas exemplaire de naturalisme qui ne s'opposerait pas à une conception satisfaisante de
l'expérience (et, je suis maintenant en mesure de l'ajouter, de l'action). Cette position est un
naturalisme de la seconde nature, et j'ai suggéré que nous pouvions également y voir un
platonisme naturalisé. L'idée est que les commandements de la raison se trouvent là de toute
façon, que nos yeux y soient ouverts ou pas; nos yeux y sont ouverts par une éducation
appropriée. Il n'est pas nécessaire de tenter de comprendre la pensée selon laquelle les
commandements de la raison sont les objets d'une conscience éclairée, si ce n'est à partir du
sein du mode de pensée auquel une telle éducation doit initier, c'est-à-dire un mode de pensée
<92> constituant un point de vue à partir duquel ces commandements sont d'emblée en vue.
Ce platonisme naturalisé est tout à fait différent d'un platonisme rampant. Dans le
platonisme rampant, la structure rationnelle dans laquelle la signification vient au jour est
indépendante de quoi que ce soit de simplement humain, de sorte que la capacité de nos
esprits à y faire écho semble occulte ou magique. Le platonisme naturalisé est naturaliste en
ce que la structure de l'espace des raisons y a une sorte d'autonomie; elle n'est ni la dérivation,
ni la réflexion de vérités concernant les êtres humains qu’on puisse saisir indépendamment du
fait d'avoir cette structure en vue. Mais ce n'est pas un platonisme rampant, car la structure de
l'espace des raisons n'y est pas constituée dans un splendide isolement de quoi que ce soit de
simplement humain. Les exigences de la raison sont essentiellement telles que les yeux d'un
être humain peuvent y être ouverts par une éducation humaine.
Le platonisme rampant figure à présent dans les derniers écrits de Wittgenstein sur la
signification et la compréhension98comme un piège à éviter et il nous permet, je pense, de
mieux comprendre l’intention de Wittgenstein dans ces remarques.
Je voudrais souligner à quel point cette interprétation est différente des autres
interprétations de Wittgenstein. De nombreux interprètes attribuent implicitement à
Wittgenstein une position philosophique que j'ai décrite dans la dernière conférence (§ 7), qui
trouve étrange l'idée même que les exigences de la raison se trouvent là pour que des sujets
puissent y ouvrir les yeux, à moins de reconstruire cette idée à partir de faits indépendants.

98
Le platonisme rampant est clairement à l'œuvre dans l'idée de « fait superlatif » (Recherches
philosophiques, § 192), que Wittgenstein compte comme une idée qui peut nous tenter si nous nous faisons la
réflexion que « la manière dont [quelque chose] est compris détermine les transitions à effectuer » (§ 190, tr. fr.
modifiée, N.d.T.) Dans la présentation wittgensteinienne du syndrôme, on tend à figurer le « fait superlatif »
supposé dans les termes d'un super-mécanisme, qui soit comme un mécanisme ordinaire, à la différence qu'il est
fait d'un matériau incroyablement super-rigide; voir le § 97.
Une tâche philosophique s'impose ici, et l'idée est que Wittgenstein montre une manière de
l'éxécuter en faisant appel aux interactions sociales, décrites sans présupposer la nécessité de
reconstruire ce matériau99.
Si l'on tente, dans ce style communautarien ou « social pragmatique » de construire
quelque chose qui puisse être considéré comme de la possession de signification, c'est-à-dire
le type d'intelligibilité constitué par le placement dans <93> l'espace des raisons, on ne peut
pas considérer la signification comme autonome. En fait, c'est là l'objet de ce genre
d'interprétation. Le sens de l'étrangeté reflète la conviction que tout platonisme de la
signification, toute position qui accorde de l'autonomie à la signification, ne peut être qu'un
platonisme rampant, avec tout le commerce louche avec l'occulte que cela implique. Quand
on renonce pour ces raisons à l'autonomie de la signification, on met en question une
conception ressortissant, semble-t-il, du sens commun, de l'objectivité du monde, de la réalité
que nous pouvons penser et dont nous pouvons parler grâce à notre maîtrise de la
signification. S'il n'y a rien d'autre dans la structure normative où la signification vient au jour
que, par exemple, l'admission ou le rejet de portions de comportement par la majorité de la
communauté, alors l'état dans lequel se trouvent les choses — l'état dans lequel on peut dire
que les choses se trouvent avec un degré de correction qui doit en partie consister dans la
fidélité aux significations dont on se servirait si l'on disait que les choses sont d'une certaine
façon — ne peut pas être indépendant de la ratification communautaire des jugements posant
que les choses sont d'une certaine façon. Les plus lucides des tenants de ce genre
d'interprétation épousent explicitement cette conséquence au nom de Wittgenstein100.
Je pense que cette conséquence est inacceptable, mais je n'ai pas l'intention de faire
des efforts pour justifier cette affirmation. Je veux à présent soulever un point concernant

99
Voir Saul A. Kripke, Règles et langage privé: introduction au paradoxe de Wittgenstein, tr. fr.
Thierry Marchaisse (Paris, Le Seuil, 1996). Crispin Wright a une interprétation indépendante et en partie
semblable. Tus eux partent du rejet wittgensteinien de la mythologie du platonisme rampant. Le Wittgenstein de
Kripke conclut que rien ne peut consitituer une sensibilité aux exigences que la signification nous impose; à la
place, il nous faut comprendre le rôle de cette idée dans nos vies dans les termes de notre participation à la
communauté. Wright part des mêmes éléments pour indiquer une explication substantielle de ce qui constitue
notre saisie de la signification. (Mais il ne fait qu'indiquer: la renonciation « officielle » de Wittgenstein à toute
théorie philosophique substantielle, son « quiétisme », l'empêche de reconnaître qu'il est dans une entreprise de
philosophie constructive.) Voir Wright, dans “Critical Notice of Colin McGinn, Wittgenstein on Meaning”, Mind
98 (1989), pp.289-305.
100
Voir la discussion que fait Wright de la « transcendance par ratification », dans le chapitre 11 de
Wittgenstein on the Foundations of Mathematics (Londres, Duckworth, 1980)
l'orientation philosophique de ce genre d'approche. Cette orientation est en discordance avec
un aspect central de la conception wittgensteinienne des tâches de la philosophie, à savoir son
« quiétisme », son rejet de toute ambition constructive ou doctrinale101. Je crois que c'est ce
qui nous certifie que ce genre d'approche manque certainement ce que Wittgenstein indique.
La philosophie moderne a cru avoir pour vocation de bâtir des ponts entre les rives de
certains dualismes, entre le sujet et l'objet, entre la pensée et le monde. Ce style d'approche
envisage de bâtir un pont entre les rives du dualisme de la norme et de la nature. On pourrait
soutenir qu'il existe un dualisme plus profond, qui est à la source des <94> dualismes
familiers de la philosophie moderne. Il n'y a rien à redire jusque là; c'est exactement l'image
sur laquelle j'ai insisté. Mais on peut débattre de la façon dont il faut réagir à ce dualisme plus
profond.
La philosophie moderne ordinaire traite les dualismes dérivés d'une manière
caractéristique. Elle s'installe sur une des rives du dualisme où elle veut bâtir un pont, et
accepte sans discuter la manière dont le dualisme qu'elle a pour cible conçoit la rive qu'elle a
choisie. Puis elle construit quelque chose d'aussi proche que possible de l'autre rive qui est
présente dans ces problèmes, avec des matériaux qu'elle recueille sans critique sur la rive où
elle s'est installée. Bien sûr il n'y a plus, semble-t-il, de séparation, mais le résultat est
condamnée à apparaître comme plus ou moins révisionniste. (Le révisionnisme est à la
mesure de l'urgence qu'il y avait à traiter les problèmes apparents de départ, à la mesure du
degré d'enracinement atteint par le mode de pensée qui donnait cette apparence d'un abîme
infranchissable.) Le phénoménalisme fournit un bon exemple d'une construction
philosophique de cette facture traditionnelle; son but est de chasser l'inquiétude d'un fossé
entre l'expérience et le monde en construisant le monde à partir de l'expérience, mais elle
conçoit l'expérience exactement de la manière qui fait se lever l'inquiétude.
Ce prétendu style wittgensteinien d'approche de la signification approche son dualisme
plus profond exactement de cette manière. L'impulsion est donnée à cette approche par le fait
de trouver de l'étrangeté dans les normes, si elles sont conçues de manière platonicienne. Cela
vient de ce que les normes sont regardées à partir de la rive de la nature, dans la dualité entre
norme et nature. La nature est identifiée au règne de la loi, et pèse du coup la menace
familière du désenchantement. Cependant, tout platonisme a pour effet de rejeter les normes
sur la rive la plus éloignée, et cela pose une tâche philosophique d'une forme familière. La

101
Wright en est conscient; sa réaction est de regretter les affirmations wittgensteiniennes de
« quiétisme ».
tâche est de construire quelque chose d'aussi ressemblant que possible de ce qui menaçait de
se trouver hors de portée, en n'utilisant que des matériaux dont on peut s’assurer qu’ils se
trouvent sur notre rive. Le but est de faire disparaître l'abîme. S’il manque à notre
construction les aspects de ce qui se trouvait être à l'origine du problème, alors il ne faut
s'attendre qu'à du révisionnisme.
C’est un nouveau spasme de la philosophie moderne ordinaire, qu'elle se prend à
considérer comme le dernier. Ce n'est pas ce à quoi Wittgenstein aspire. Pour lui, nous
devrions voir ce qui se cache sous le besoin apparent de philosophie. Et ce n'est pas là qu'une
bizarrerie dans la façon qu'a Wittgenstein de concevoir ce qu'il fait, qu'il faudrait mettre de
côté afin de pouvoir le lire comme n'importe quel autre philosophe ordinaire. Cette aspiration
n'est pas démesurée. Le naturalisme de la seconde nature que j'ai décrit fournit précisément à
notre pensée une forme qui <95> ne devrait même pas laisser au dernier dualisme la
possibilité de sembler réclamer une philosophie constructive. La simple idée de Bildung102
nous assure que l'autonomie de la signification n'est pas inhumaine, et ceci devrait éliminer la
tendance à être interloqué par l'idée même de norme ou d'exigence de la raison. Il ne reste
plus de véritables questions à propos des normes, mises à part celles que nous pouvons poser
quand nous réflechissons sur des normes spécifiques, cette activité n'étant pas spécialement
philosophique. Il n'est nul besoin d'une philosophie constructive qui s'oriente vers l'idée même
de normes de la raison, ou vers la structure dans laquelle la signification vient au jour, à partir
du point de vue du naturalisme de la nature désenchantée. Il n'est nul besoin de tenter
d'amener la signification au jour à partir de ce point de vue.
Bien entendu la catégorie du social est importante. La Bildung103 ne pourrait pas
trouver de place dans notre conception si il en allait autrement. Mais cela ne veut pas dire que
le social constitue le cadre de construction de l'idée même de signification, ce qui assainirait
le terrain pour un naturalisme restrictif, de la sorte qui menace de désenchanter la nature.
Wittgenstein dit que « commander, interroger, raconter, bavarder, appartiennent à notre
'histoire naturelle' autant que marcher, manger, boire, jouer »104. Par « notre histoire
naturelle », il veut certainement dire l'histoire naturelle des créatures dont la nature est, pour
une large part, la seconde nature. La vie humaine, notre mode naturel d'être, est d'emblée
configurée par la signification. Il n'est pas nécessaire de relier cette histoire naturelle à la

102
En allemand dans le texte [N.d.T]
103
En allemand dans le texte [N.d.T]
104
Recherches philosophiques, § 25
nature en tant que règne de la loi plus étroitement que dans la simple affirmation de notre
droit à la notion de seconde nature.
J'attribue à Wittgenstein un « -isme », le platonisme naturalisé. Suis-je également en
train de dédaigner son insistance à ne pas participer à l'entreprise de présenter des doctrines
philosophiques? Non. Rappelons-nous ce que j'ai dit à la fin de la précédente conférence (§ 8)
à propos de Rorty et de « la découverte qui apaise la philosophie ». Le « platonisme
naturalisé » n'est pas l'étiquette d'une branche de la philosophie constructive. L'expression sert
uniquement de raccourci pour un « rappel », une tentative de rappeler à notre pensée qu'elle
ne doit pas se précipiter dans des marécages qui laissent croire qu'il nous faut une philosophie
constructive105.

4. A la fin de la deuxième conférence (§ 8), j'ai dit que si nous sortons la conception
kantienne de l'expérience du cadre dans lequel Kant la met, c'est-à-dire d’un schéma
d'affection transcendantale de la réceptivité par une réalité suprasensible, cette conception
<96> est tout juste ce qu'il nous faut. Sortie de ce cadre, la conception de Kant est une
manière satisfaisante d'éviter notre dilemme, c'est-à-dire le choix apparemment forcé entre le
Mythe du Donné et un cohérentisme qui renonce à des contraintes externes sur la pensée.
Mais ce cadre gâche l'aperçu, car cette radicale indépendance-par-rapport-à-l'esprit du
suprasensible en vient à paraître comme l'exemple même de ce que toute authentique
indépendance-par-rapport-à-l'esprit serait, et ainsi, lorsque Kant cherche à attribuer de
l'indépendance-par-rapport-à-l'esprit au monde empirique ordinaire, tel qu'il se trouve dans
ses conceptions, c'est tout simplement, semble-t-il, une plaisanterie. Je laisse pendante la
question de savoir pourquoi Kant tente cette percée vers cet aperçu essentiel nécessaire dans
ce contexte insatisfaisant.
Il y a cependant des aspects familiers de la pensée de Kant qui peuvent permettre
d'expliquer pourquoi Kant est tellement attiré par l'idée d'une réalité suprasensible
inconnaissable, et ce apparemment en violation de ses propres critères de sens. Le cadre
transcendantal explique, semble-t-il comment on peut connaître les aspects essentiels de
l'expérience. Et Kant pense que la reconnaissance du suprasensible est une manière de
protéger les intérêts de la religion et de la moralité. Ce dernier point est, en fait, lié très
directement à ma question. Il existe des pressions à l'intérieur de la pensée éthique qui tendent
à déformer l'éthique en ce que Bernard Williams distingue comme « le système de la

105
Cf. Recherches philosophiques, § 127
moralité »106. L'un des aspects du « système de la moralité » est l'apparence selon laquelle on
ne pourrait être tenu pour véritablement responsable que des exercices d'une liberté
complètement inconditionnée. Voilà qui peut permettre d'expliquer pourquoi Kant est enclin à
supposer qu'une véritable spontanéité serait complètement exempte de contrainte. Le mieux
que nous puissions avoir dans l'expérience, empiriquement conçue, est une spontanéité
naturellement contrainte. Et cela est condamné à apparaître comme du second choix, si on le
compare à celui offert par la liberté inconditionnée que la responsabilité morale était censée
requérir.
Mais aucune de ces explications ne vaut quand la pensée de Kant concerne
l'expérience même. Ces remarques extrinsèques, sur les intérêts de la philosophie elle-même,
sur la religion et la moralité peuvent nous faire progresser un peu vers la compréhension des
raisons pour lesquelles la pensée kantienne de l'expérience déforme ses meilleures idées, mais
cela n’explique pas tout.
Nous pouvons construire une explication interne en termes de pressions du
naturalisme moderne. Sans doute Kant dispose-t-il de la notion de Bildung107 mais il n'en
dispose pas comme d'un arrière-plan garantissant un usage sérieux de l'idée de seconde nature.
Pour Kant, l'idée de nature est celle <97> du règne de la loi, celle qui est mise en avant avec
l'émergence de la science moderne. Examinons la réponse de Kant à Hume. Hume a réagi
avec un enthousiasme excessif à l'effet désenchanteur du naturalisme moderne; il a cru qu'il
fallait refuser à la nature non seulement l'intelligibilité de la signification, mais aussi
l'intelligibilité de la loi. Contre Hume, Kant cherche à redonner à la nature l'intelligibilité de la
loi, mais pas l'intelligibilité de la signification. Pour Kant, la nature est le règne de la loi et
elle est donc dépourvue de signification. Et avec une telle conception de la nature, une
véritable spontanéité ne peut pas figurer dans les descriptions des actualisations des pouvoirs
naturels comme tels.
Il s'agit ici d'un point quelque peu délicat. Pour Kant, le monde empirique ordinaire,
incluant la nature comme règne de la loi, n'est pas externe au conceptuel. Considérant la
connexion entre le conceptuel et le type d'intelligibilité qui ressortit à la signification, j'ai
suggéré qu'une défense de cette idée kantienne requiert un réenchantement partiel de la
nature. (Voir la quatrième conférence, §§ 3, 4.) Mais il n'est pas requis que nous réhabilitions
l'idée qu'il y a de la signification dans le vol d'un moineau ou dans le mouvement des

106
Voir le chapitre 10 de L'éthique et les limites de la philosophie.
107
En allemand dans le texte [N.d.T]
planètes, comme il y a de la signification dans un texte. La modernité nous a bien appris que
le règne de la loi est en tant que tel vide de signification; ses éléments constitutifs ne sont pas
liés les uns aux autres par les relations constitutives de l'espace des raisons. Mais si notre
pensée du naturel s’arrête à l’appréciation de cette question, nous ne pouvons pas comprendre
proprement la capacité de l'expérience à accueillir même les événements sans signification
constitutifs du règne de la loi. Nous ne pouvons pas nouer ensemble de façon satisfaisante la
spontanéité et la réceptivité dans notre conception de l'expérience, et cela signifie que nous ne
pouvons pas nous servir de l'idée kantienne selon laquelle le règne de la loi, et non pas
seulement le règne des actions pourvues de signification, n'est pas externe au conceptuel. La
compréhension (la capacité même que nous appliquons aux textes) doit être engagée dans
notre accueil de simples événements sans signification.
Kant ne dispose pas d'une notion prévalente de seconde nature. C’est la raison pour
laquelle la bonne conception de l'expérience ne peut pas s'établir fermement dans sa pensée.
Mais cela n'explique pas comment, même de cette manière, Kant s'approche à ce point de la
bonne conception. A ce point, je crois que nous devons simplement admirer son aperçu
essentiel, tout particulièrement en considérant la manière dont le cadre transcendantal
empêche cet aperçu de prendre une forme appropriée. Et ce n'est pas que le cadre
transcendantal soit une pensée seconde gratuite. En l'absence d'une <98> notion prévalente de
seconde nature, l'aperçu essentiel ne peut pas apparaître autrement que déformé.
Si nous concevons les intuitions comme les produits d'une nature désenchantée et la
spontanéité comme non-naturelle, le mieux que nous puissions atteindre de la conception
désirée est la position davidsonienne que j'ai discutée dans la conférence précédente (§ 4),
d'après laquelle la spontanéité caractérise ce qui se trouve être en fait des opérations de la
nature sensitive, mais ne les caractérise pas en tant que telles. Nous sommes abandonnés à
notre dilemme familier. Il nous faut soit trouver le moyen de supposer que, même ainsi, les
opérations de la nature sensitive peuvent se tenir dans des relations rationnelles avec la pensée
(le Mythe du Donné), ou bien il nous faut accepter que la sensibilité n'a pas d'importance
épistémologique du tout (un cohérentisme radical). En fait, Kant voit que ce choix est
inacceptable. La spontanéité doit en effet structurer les opérations de la sensibilité comme
telles. Puisque Kant n'envisage pas un naturalisme de la seconde nature, et puisqu'il n'est
nullement attiré par la naturalisme brut, il ne peut pas trouver de place dans la nature pour
cette connexion réelle requise entre les concepts et les intuitions. Et dans cette situation, il n'a
pas d'autre choix que de situer la connexion en dehors de la nature, dans le cadre
transcendantal.
Kant est alors particulièrement brillant. Même s'il ne dispose pas d'un moyen sensé de
le développer, il s'arrange pour s'accrocher à l'aperçu selon lequel une connexion simplement
notionnelle des concepts et des intuitions ne suffira pas. Cela le contraint à suivre une voie de
sortie que ses propres lumières ne suffisent pas à rendre sensée. Dans cette voie la véritable
connexion ne peut être que celle d'une spontanéité engagée dans l'affection transcendantale de
la réceptivité par le suprasensible. Et dans ce cas, la bonne pensée selon laquelle notre
sensibilité nous ouvre à une réalité qui n'est pas externe au conceptuel, ne peut se montrer que
selon une déformation, comme si le monde empirique ordinaire était constituée par les
apparences d'une réalité au-delà.
Parallèlement à cette tension dans la pensée de Kant, quand il cherche à trouver une
place pour l'aperçu essentiel sur l'expérience, dans l'environnement néfaste d'un naturalisme
sans seconde nature, il nous faut noter une autre influence historique, à savoir le montée de
l'individualisme protestant. Cette montée est porteuse d'une perte ou d'une dépréciation de
l'idée selon laquelle l'immersion dans une tradition pourrait constituer un mode d'accès
respectable au réel. A la place, il revient, semble-t-il, à chaque penseur individuel de tout
valider par lui-même. Lorsque certaines traditions sont sédimentées ou étriquées, cela
encourage à s'imaginer que c'est la confiance même dans le traditionnel qui doit être rejetée,
alors que la bonne réaction serait de souligner qu'une <99> tradition respectable doit inclure
une réactivité honnête au criticisme réflexif.
Il résulte de cette dépréciation de la tradition une conception où c'est la raison
individuelle qui est souveraine. Et cela est difficile à combiner avec l'idée selon laquelle la
raison doit être à l'œuvre dans des états ou des événements de pure passivité, ce qui crée une
dette de la raison envers le monde. De sorte que ce qui est au départ la perte de l'idée selon
laquelle la raison devrait son existence à une place dans une tradition est à la fin une tension
relative à l'idée selon laquelle la raison devrait devoir quelque chose de significatif à des
impacts du monde. J'en dirai un peu plus sur l'importance de la tradition dans la dernière
conférence.

5. Si nous pouvions doter Kant de l'idée de seconde nature, cela libérerait non
seulement son aperçu essentiel sur l'expérience de l'effet déformant du cadre dans lequel il
tente de l'exprimer; mais cela permettrait aussi à la connexion entre conscience de soi et
conscience du monde, qui est présente de manière équivoque dans sa pensée, de prendre une
forme satisfaisante.
Dans la déduction transcendantale, Kant présente, semble-t-il, la thèse selon laquelle la
possibilité de comprendre, « de l'intérieur » les expériences comme des aperçus de la réalité
objective dépend de la capacité du sujet à s'auto-attribuer des expériences; et donc dépend de
ce que le sujet ait une conscience de soi108.
Il est vrai qu'il serait satisfaisant que le soi qui est en question ici soit, du moins au
bout du compte, le soi ordinaire. Mais il est difficile de concilier cette idée avec ce qui est dit
par Kant. Lorsque Kant introduit la conscience de soi qu'il veut montrer comme corrélative
d'une conscience de la réalité objective, il écrit à propos du « Je pense » qui doit pouvoir
« accompagner toutes mes représentations »109. Dans les paralogismes de la raison pure, Kant
affirme que si nous attribuons à ce « Je » un référent persistant, l'idée correspondante
d'identité à travers le temps est uniquement formelle. Elle n'a rien à voir avec l'identité
substantielle d'un sujet qui persiste comme une présence réelle dans le monde qu'il perçoit110.
La continuité temporelle subjective qui est une <100> contrepartie de la portée de l'expérience
sur la réalité objective se réduit à la continuité d'un point de vue simple, et non pas,
apparemment, à une continuation substantielle111.
La raison de Kant pour soutenir la thèse des paralogismes est que c'est seulement d'une
idée formelle de persistance à travers le temps que le « Je » dispose dans le « Je pense » qui
peut « accompagner toutes mes représentations ». Pour Kant dire autre chose amène à
s'engager dans une conception cartésienne de l'ego.
Examinons la définition lockéenne de la personne: « un être pensant, intelligent, qui a
raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose
qui pense en différents temps et lieux »112. Locke parle de ce qu'il appelle la « conscience »;
nous pourrions appeler cela « conscience de soi ». La « conscience » peut tenir ensemble,
comme d'un seul coup d'œil, des états et des événements temporellement séparés; inscrits
selon cette conception dans la course d'une chose se continuant, d'une chose pensante. Pour

108
Pour cette interprétation de la déduction transcendantale, voir pp. 72-117 de Strawson, The Bounds
of Sense.
109
Critique de la raison pure, B131.
110
A 363: « L'identité de la conscience que j'ai de moi-même en différents temps n'est ... qu'une
condition formelle de mes pensées et de leur cohésion, mais elle ne prouve nullement l'identité numérique de
mon sujet. »
111
Voir Quassim Cassam, "Kant and Reductionism", Review of Metaphysics 43 (1989), 72-106, en
particulier pp. 87-8.
112
Essai sur l'entendement humain Livres I et II, 2.27.9, tr. fr. Jean-Michel Vienne (Paris, Vrin, 2002),
la citation se trouve p. 521
formuler l'idée dans les termes de Kant, on dira que dans le « Je pense » qui peut
« accompagner toutes mes représentations », on comprend la référence au « Je » comme
partant dans la direction du passé et du futur. Mais, dans les paralogismes, Kant souligne que
le courant de ce que Locke appelle la « conscience » n'engage pas à appliquer, ou autrement
dit à certifier la conformité avec, un critère d'identité113. Dans la continuité de la
« conscience » à travers le temps, vient, semble-t-il, à la connaissance une identité, c’est-à-
dire la persistance d'un objet dans une période de temps. Une partie du contenu du courant de
la « conscience » est l'idée d'un référent persistant du « Je » dans le « Je pense » pouvant
« accompagner toutes mes représentations ». Mais quand un sujet applique cette idée de
persistance, il n’y a nul effort à faire pour assurer la fixation de l’attention sur la même chose.
Pour faire un contraste, examinons la conservation de la concentration de la pensée sur un
objet ordinaire de la perception dans une période de temps donnée. Cela exige l'aptitude à
conserver la trace des choses, une capacité dont nous pouvons concevoir l'exercice comme un
substitut pratique à l'application explicite d'un critère d'identité. La continuité de la
« conscience » n'exige nul analogue de ce genre, elle n’exige pas de conserver la trace du soi
persistant, néanmoins présent, semble-t-il, dans son contenu114.
<101> Mais supposons que nous pensions que, afin de préparer le contenu de cette
pensée d'un soi persistant, nous devions confiner à l'intérieur du flot même de la conscience.
Si l'objet de la pensée est une continuation substantielle, sa continuité d'existence doit être
particulièrement simple. La notion de persistance s'applique d'elle-même sans effort; elle ne
comprend rien d’autre que le flot même de la « conscience ». On dirait une recette pour
obtenir la conception (ou soi-disant telle), du référent du « Je » présent chez Descartes.
Kant rend compte ainsi, pour l’essentiel, du surgissement de la conception cartésienne

113
C'est l'interprétation strawsonienne des paralogismes: The Bounds of Sense, pp.162-70
114
Pour un développement dans cette optique de cette idée que Strawson trouve chez Kant, voir Evans,
The Varieties of Reference, p. 237. Evans (ou plus probablement son éditeur [McDowell, N.d.T]) fait, semble-t-
il, une légère erreur quand il suggère qu’on peut saisir cette idée avec l'idée d'« immunité à l'erreur de la
mauvaise identification », dont il se sert ailleurs (pp. 179-91), par rapport aux pensées démonstratives
perceptivement fondées. Il y a « immunité à l'erreur de la mauvaise identification » lorsqu'on n'attache pas un
prédicat à son sujet au moyen d'un jugement d'identité. Mais comme Evans l'indique p. 236, « la liberté
d'identification » en ce sens est consistante avec la dépendance du jugement de la conservation de la trace de son
objet, ce qu'Evans refuse dans le cas précis de la conscience de soi. C'est comme si conserver la trace servait à la
place d'un « ingrédient d'identification », dans ce qui sous-tend la pensée démonstrative continue des objets de la
perception. Le point soulevé à propos du soi n'est qu'un cas particulièrement fort de « liberté de l'identification ».
de l'ego. Et on peut facilement croire que nous ferions mieux de tirer la conclusion de Kant,
d'après laquelle il vaut mieux que l'idée de persistance présente dans le flot de la
« conscience » soit formelle. Si nous admettions l'idée d'une persistance substantielle, la
continuité d'existence d'un élément objectif, nous devrions comprendre la conscience de soi
comme la conscience d'un ego cartésien.
Mais comme je l'ai souligné, il faut pour cela supposer qu’en préparant le contenu de
cette idée de persistance, on doit se confiner à l'intérieur du flot de la « conscience ». Et cette
supposition n'est pas intangible. En fait, elle est profondément suspecte. Je pense que c'est la
vraie racine de la conception cartésienne. Si nous la disqualifions, nous ouvrons un espace à la
supposition que la continuité du « Je pense » engage une persistance substantielle, sans
impliquer que la continuation en question soit un ego cartésien. Nous pouvons dire qu’on ne
peut comprendre sensément la continuité de la « conscience » que comme la saisie subjective
de quelque chose qui comprend davantage que ce que la « conscience » elle-même comprend,
c'est-à-dire la saisie de la carrière d'une continuation objective, avec laquelle le sujet d'une
« conscience » continue puisse s'identifier soi-même. Il est vrai que la continuité de la saisie
subjective n'implique pas qu'il soit conservé trace d'une chose persistante, mais cette absence
d'efforts ne nous force pas à admettre avec Kant que l'idée d'identité n'est en ce cas que
formelle. Même « de l'intérieur », on comprend la saisie subjective comme située <102> dans
un contexte plus large; il peut donc y avoir davantage de contenu dans l'idée de persistance
que cette saisie incorpore. Le contexte plus large permet de comprendre que la première
personne, le référent continu du « Je » dans le « Je pense » pouvant « accompagner toutes mes
représentations », est également une troisième personne, dont la course a une continuité
substantielle dans le monde objectif, dont les autres modes continus de pensée pourraient tout
à fait garder la trace. On peut formuler ainsi l'essentiel du brillant traitement que fait Gareth
Evans de l'auto-identification, en partant de la brillante lecture strawsonienne des
paralogismes115.
Je crois que c'est à peu près là le bon cadre pour l'idée kantienne selon laquelle la
conscience de soi et la conscience du monde sont interdépendantes. Et on peut même en

115
The Varieties of Reference, chapitre 7. On peut voir ici la pensée d'Evans comme une élaboration de
la remarque de Strawson, dans son interprétation des paralogismes (The Bounds of Sense, p. 165): « On peut
utiliser 'Je' sans des critères d'identité du sujet et cependant faire référence à un sujet parceque, même pour un tel
usage, les liens avec ces critères ne sont pas coupés. »
trouver quelques éléments chez Kant116. Mais je ne vois pas comment cela pourrait être la
doctrine officielle de Kant. Si nous situons la conscience de soi dans un contexte plus large,
nous pouvons éviter l'ego cartésien, sans avoir à dire que l'idée d'un soi persistant présente
dans la continuité de la « conscience » est purement formelle. Mais c'est exactement ce que
Kant croit devoir dire. On dirait que Kant préserve l'hypothèse suspecte selon laquelle nous ne
devrions pas sortir du courant de la « conscience » lorsque nous entreprenons de préparer le
contenu de l'idée d'un soi persistant. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons avoir l’impression
que, pour éviter l'ego cartésien, Kant doit adapter le contenu de l'idée de persistance. Si j'ai
raison sur ce point, le diagnostic kantien de la pensée cartésienne ne va pas jusqu'à la racine.
Il résulte de la décision kantienne qu’on ne peut pas identifier la continuité subjective
invoquée par Kant pour entrer dans la portée de l'expérience sur la réalité objective, avec la
vie continue d'un animal percevant. Elle se réduit, comme je l'ai dit, à la continuité d'un
simple point de vue, qui n'a rien à voir avec un corps, pour autant que cela concerne
l'affirmation d'interdépendance.
Cela est tout à fait insatisfaisant. Si nous partons de la notion autonome d'un trajet
expérientiel dans la réalité objective, d'un point de vue temporellement étendu qui pourrait
être incorporel tant que la connexion entre subjectivité et objectivité est assurée, il n'y a,
semble-t-il aucun espoir de construire à partir de là la notion d'une présence substantielle dans
le monde. Si quelque chose commence par se concevoir soi-même comme un référent
purement formel <103> pour le « Je » (qui est déjà une notion particulière), comment cela
pourrait-il parvenir à prendre possession d'un corps, de façon à pouvoir s'identifier avec une
chose vivante particulière? Nous pouvons peut-être proposer de clarifier l'idée selon laquelle
un tel sujet pourrait enregistrer un rôle spécial que joue un corps particulier dans la
détermination du cours particulier de l'expérience de ce sujet. Mais cela ne fournirait pas au
sujet de l'expérience de quoi se concevoir soi-même comme un élément corporel de la réalité
objective — de quoi se concevoir comme une présence corporelle dans le monde.
Si la connexion kantienne entre conscience de soi et conscience du monde est telle
qu'il nous incombe de retrouver l'idée selon laquelle les sujets de notre expérience sont nos soi
ordinaires, alors il vaudrait mieux que la persistance purement formelle du Je, dans le « Je
pense » qui doit « accompagner toutes mes représentations » ne fût qu'une représentation
abstraite de la persistance substantielle ordinaire du sujet vivant de l'expérience117. Il vaudrait

116
Ce que Strawson trouve, au moins en germe, dans les paralogismes.
117
Voir comment Strawson en appelle à l'abstraction, pp. 103-4 de The Bounds of Sense.
mieux qu'elle ne fût pas quelque chose d'autonome, sur laquelle nous espérerions bâtir en
reconstruisant la persistance du soi ordinaire. Mais cela ne convient pas, semble-t-il, à la
manière dont Kant conçoit ce qu'il fait. Kant pense être en train d'exposer une connexion
nécessaire qui soit connaissable a priori118. Et il serait difficile de faire tenir ensemble l'idée
d'une représentation abstraite de la persistance du soi ordinaire avec les connotations
temporelles que Kant donne à « a priori », comme lorsqu'il suggère que la conscience de soi
transcendantale « précède toutes les données de l'intuition » (A107).
Il n'est pas surprenant que Kant ne puisse pas éclairer correctement sa pensée.
Pourquoi ne peut-il pas y avoir une idée autonome de continuité subjective formelle? La
réponse est que l'idée d'une série subjectivement continue d'états ou d'événements où les
capacités conceptuelles sont impliquées dans la sensibilité (ou, plus généralement, l'idée d'une
série subjectivement continue de « représentations », comme dirait Kant) n'est que l'idée d'un
trajet de vie sélectionné. L'idée d'une série subjectivement continue de « représentations » ne
pourrait pas se tenir davantage seule, indépendante de l'idée d'une chose vivante dans la vie de
laquelle ces événements ont lieu, que ne le pourrait l'idée d'une série d'événement digestifs,
avec le type de continuité qui lui est approprié. Mais, en l'absence d'une notion sérieuse de
seconde nature, l'exploitation du concept de vie, qui est le phénomène naturel par essence,
afin de rendre intelligible <104> une unité dans le domaine de la spontanéité, unité qui,
d'après Kant, doit être non-naturelle, n'est pas à la portée de Kant.
Le but de Kant est de conjurer des tentations cartésiennes concernant le soi, et Kant
parvient extrêmement près du succès. Il veut reconnaître les spécificités de la conscience de
soi qui encouragent la philosophie cartésienne, mais sans que ces spécificités puissent sembler
montrer que l'objet de la conscience de soi est un ego cartésien. Mais il croit que la seule
alternative est une conscience de soi transcendantale, n'ayant pas d'objet présent
substantiellement dans le monde. Si nous persistons à fournir à cette conscience de soi un
objet, nous ne pouvons situer l'objet dans le monde que géométriquement, comme un point de
vue. Cela évite les problèmes cartésiens familiers à propos des relations entre une substance
spécifique et le reste de la réalité. Mais il nous reste ce qui est, semble-t-il, la descendance des
ces problèmes. Si nous partons d'une signification supposée du soi comme étant au mieux
géométriquement dans le monde, comment pouvons-nous élaborer à partir de là la

118
Voir, par exemple, Critique de la raison pure, A 116 « nous sommes conscients a priori de la
continuelle identité de nous-mêmes vis-à-vis de toutes les représentations qui peuvent jamais appartenir à notre
connaissance, comme d'une condition nécessaire de la possibilité de toutes les représentations. »
signification du soi qui est réellement la nôtre, comme étant une présence corporelle dans le
monde? (Quand je dis que c'est là la conscience de soi, je ne suggère pas que la présence
corporelle dans le monde soit toujours réalisée dans la conscience de soi.119) L'aperçu
essentiel de Kant ne pourrait prendre de forme satisfaisante que si Kant pouvait tirer parti du
fait qu'un sujet ayant des pensées et des intentions est un animal vivant. Mais comme il est
fermement convaincu que les pouvoirs conceptuels sont non-naturels, dans le sens de naturel
qui identifie la nature au règne de la loi, et comme il ne dispose pas d'une notion sérieusement
exploitable de seconde nature, tirer parti de ce fait lui est interdit.

6. Kant associe parfois l'idée du conceptuel tout spécialement avec l'idée de


généralité120. La suggestion peut être qu'il faut expliquer la relation des concepts aux
intuitions dans les termes de la relation des prédicats aux sujets121.
Cela peut sembler révéler une allure kantienne dans une certaine tendance de la <105>
réflexion récente sur la référence singulière. Il y a eu une époque où la conception courante de
la référence était inspirée par la théorie des descriptions de Russell. L'idée était qu'à chaque
fois qu'une pensée est dirigée vers un objet particulier, une partie de son contenu est donnée
par la spécification de l'objet au moyen de termes généraux, c'est-à-dire, si l'on suit
l'identification que je suis en train d'examiner, des termes conceptuels. La tendance récente est
au rejet de cette conception122. Les pensées ont des types de direction-vers-les-objets qu’on ne

119
Des cas de privation sensorielle montrent qu'il n'y a pas nécessité à ce que nous ayons l'impression
de notre être corporel. Dans "The First Person" (in Samuel Guttenplan, ed., Mind and Language [Oxford,
Clarendon Press, 1975], pp. 45-65), G.E.M. Anscombe se sert de fait pour soutenir l'idée que « l'usage de 'Je'
comme sujet » (tel que Wittgenstein l'a distingué de « l’usage comme objet » Le Cahier Bleu et le Cahier Brun,
pp.000-000) fonctionne indépendamment de la signification de soi-même comme présence corporelle dans le
monde. Anscombe conclut qu'il ne faut pas considérer que « l'usage de 'Je' comme sujet » fait référence, sous
peine de concevoir ce à quoi il fait référence sur le modèle cartésien. Mais l'argument est vicié exactement de la
même manière que celui des paralogismes l'est.
120
Voir, par exemple, A320/B377
121
Cette pensée est centrale dans l'interprétation strawsonienne de la Première Critique. Voir The
Bounds of Sense, pp. 20, 72.
122
Les pionniers les plus influents de cette tendance sont Saul A. Kripke, La logique des noms propres,
tr. fr. Pierre Jacob & François Récanati (Paris, Editions de Minuit, 1982); Keith S. Donnelan, "Proper Names and
Identifying Descriptions", in Donald Davidson & Gilbert Harman, eds., Semantics of Natural Language
(Dordrecht, Reidel, 1972), pp. 356-79. Voir également, anticipant la tendance, Ruth Barcan Marcus, "Modalities
and Intensional Languages", Synthese 27 (1962), pp. 303-22
peut pas faire aisément entrer dans ce moule. Par exemple, une pensée démonstrative
perceptive cible assurément son objet non pas en incluant une spécification générale, où
l'objet figure dans la pensée comme ce qui convient à cette spécification, mais grâce à la
façon dont ce genre de pensée exploite la présence perceptible de l'objet lui-même. Si l'on
identifie le conceptuel et le prédicatif, la résistance à l'application générale de la théorie des
descriptions consiste à dire que dans les cas qui cautionnent la résistance, la référence
singulière est, ou repose sur, une relation extra-conceptuelle entre les penseurs et les
choses123. L'image est donc celle d'un règne conceptuel qui a un dehors, qui est occupé par des
objets particuliers. La pensée entre en contact avec des objets, à partir de sa situation dans le
règne conceptuel, en s'appuyant sur des relations comme la perception, conçues comme
pénétrant la limite externe du conceptuel.
Cette image convient à une conception contemporaine de la référence singulière qui
mérite peut-être d'être considérée comme une orthodoxie. Comme je l'ai dit, on pourrait croire
qu'elle est kantienne. Mais en fait elle ne l’est pas du tout. Chez Kant, le règne conceptuel n'a
pas de dehors; il n'a pas de dehors à moins que nous ne glissions vers l'explication
transcendantale, mais personne ne pense que les objets sur lesquels, disons, les pensées
démonstratives se concentrent, sont nouménaux. Et dans tous les cas l'image est vraiment
incohérente, à moins que « conceptuel » ne serve que de simple synonyme à « prédicatif ». On
ne peut trouver qu'il y a un sens intéressant à circonscrire le règne conceptuel que si le règne
circonscrit se singularise comme étant le règne de <106> la pensée. Dans cette image les
prédications sont dans le règne conceptuel, mais la pensée est censée faire irruption hors du
conceptuel pour entrer en contact avec les objets sur lesquels les prédications sont faites. Et
cela ne libère pas d'espace pour une conception cohérente de la manière dont on pourrait
établir la connexion entre une prédication, située à l'intérieur du règne conceptuel circonscrit,
et un objet.
Avec cette conception de la révolution anti-russéllienne, il est facile de sympathiser
avec des partisans contre-révolutionnaires de la Théorie des Descriptions généralisée, comme
John Searle124. Si cette image est le seul recours de quelqu'un qui désire une conception de la

123
Pour une exposition frappante d'une position de ce genre, qui a de loin anticipé les ouvrages
habituellement cités comme à l'origine de cette tendance contemporaine, voir Geach, Mental Acts, § 15. Pour une
formulation plus récente de l'idée selon laquelle la relation entre la pensée et les choses individuelles, dans les
types pertinents de cas, est extra-conceptuelle, voir Tyler Burge, "Belief De Re", Journal of Philosophy 74
(1977), pp. 338-62
124
Voir le chapitre 8 de L'intentionalité [sic, N.d.T]: essai de philosophie des états mentaux, tr. fr.
manière dont la pensée se concentre sur des particuliers autrement que grâce à des
spécifications, alors il vaut mieux abandonner ce souhait, et retourner à la tâche de répertorier
les spécifications cachées grâce auxquelles, au bout du compte, le genre de pensées rejetées
par la tendance récente doivent entrer en contact avec leurs objets.
Dans la troisième conférence, j'ai attaqué la conception de Gareth Evans selon laquelle
le contenu de l'expérience perceptive est non-conceptuel. Je l'ai fait selon des intentions qui
étaient un peu éloignées de l'intérêt fondamental d'Evans, un intérêt pour la référence
singulière. En fait, je ne pense pas que l'appel que fait Evans au contenu non-conceptuel pour
les perceptions soit essentielle à sa réflexion sur la référence singulière. Il est facile de
replacer les affirmations principales d'Evans, même à propos de la pensée démonstrative
perceptive, sans faire mention du contenu non-conceptuel.
La pensée maîtresse d'Evans est que la notion frégéenne de sens, introduite par Frege
en termes de modes de présentation, peut tirer profit des genres de connexion entre penseurs
et objets particuliers dont on a reconnu qu'ils posaient un problème à la théorie des
descriptions généralisée125. Dans le détail, l'œuvre d'Evans établit cela au cas par cas. Elle
explique les differentes manières pour les pensées de se concentrer sur des objets particuliers,
en situant toujours la pensée dans son contexte propre, c'est-à-dire la présence et la conscience
de soi d'un penseur compétent dans le <107> monde126. Si nous voulons identifier le règne
conceptuel avec le règne de la pensée, la paraphrase correcte de « conceptuel » n'est pas
« prédicatif », mais « qui appartient au règne du sens frégéen ». (L'idée stupide selon laquelle
cela revient au même est malheureusement encore très répandue.) La réussite d'Evans est
d'avoir montré comment éviter un choix apparemment forcé entre, d'une part, les
implausibilités de la Théorie des Descriptions généralisée, de plus en plus visibles malgré les

Claude Pichevin (Paris, Editions de Minuit, 1985). Je discute la conception searlienne de la pensée singulière
dans "Intentionality De Re", dans Ernest LePore & Robert Van Gulick, eds., John Searle and His Critics
(Oxford, Basil Blackwell, 1991), pp. 215-25, repris dans Mind, Knowledge and Reality, Harvard, Harvard
University Press, 1998. Voir également mon "Singular Thought and the Extent of Inner Space", dans Philip Pettit
& John McDowell, eds., Subject, Thought, and Context (Oxford, Clarendon Press, 1986), pp. 137-68, repris dans
Mind, Knowledge and Reality, pour un examen plus étendu des problèmes abordés ici.
125
Il est donc tout à fait erroné de coller Frege à Russell, dans la cible du rejet de la théorie des
descriptions généralisée.
126
J'insiste sur ce point pour mettre en évidence à quel point le Kant de Strawson est important pour les
lignes directrices de la réflexion d'Evans dans The Varieties of Reference. L'influence de Strawson va bien plus
loin que ce qu'il est possible de deviner à la surface.
efforts d'arrière-garde de philosophes comme Searle, et, d'autre part, l'incohérence de l'image
pseudo-kantienne, où la pensée doit faire irruption hors de sa propre sphère afin d'entrer en
contact avec des particuliers autrement que par spécification. En invoquant Frege, Evans met
en évidence pourquoi il n'est pas nécessaire de se représenter les relations non-spécificatrices
entre penseurs et objets, sur lesquelles les partisans de la conception la plus récente insistent à
juste titre, comme portant la pensée au-delà d'une limite externe du règne conceptuel.
Je crois qu'en décrivant la réflexion d'Evans de cette manière, on montre qu'il a
profondément raison, au moins dans le propos général. Il est commun chez les philosophes de
croire qu'ils peuvent répudier la position d'Evans, sans prêter du tou attention au contexte plus
large dans lequel je l'ai située, parce qu'ils trouvent les implications de cette position contre-
intuitive. Cela ne fait que révéler de manière déprimante à quel point son œuvre pionnière n'a
pas été comprise. Qu'une telle œuvre soit aussi peu considérée n'est qu'une marque de la
décadence de notre culture philosophique.
<108>

Sixième conférence. Etres rationnels et autres animaux

1. J'ai examiné la tendance à osciller entre deux positions inconfortables, un


cohérentisme qui perd la portée de la pensée empirique sur la réalité et le reflux vers une
invocation vaine du Donné. J'ai mis en avant un diagnostic de cette tendance. Elle reflète une
déformation dont on peut rendre raison de l'idée aristotélicienne selon laquelle les adultes
humains normaux sont des animaux rationnels. Les animaux sont, en tant que tels, des êtres
naturels, et une conception moderne familière de la nature a tendance à en exclure la
rationalité. L'effet est de séparer la raison de notre nature animale, comme si le fait d'être
rationnel nous situait en partie à l'extérieur du royaume animal. C'est en particulier
l'entendement qui est mis à l'écart de la sensibilité. Et c'est là la source de notre impasse
philosophique. Afin de s'en échapper, nous devons remettre ensemble l'entendement et la
sensibilité, la raison et la nature.
Une façon d'éviter le dilemme est de ne pas critiquer la conception de la nature qui
menace d'exclure la raison de la nature, tout en reconcevant la raison en des termes
naturalistes, en accordant à cette conception de la nature la compréhension de ce qu'est un
terme naturaliste. J'ai appelé cette position le « naturalisme brut ». Elle nous permet de nous
concevoir comme des animaux rationnels, mais je crois que ce n'est pas la conception
d'Aristote. On peut admettre, cependant, que le naturalisme brut ressemble à la pensée
d'Aristote, en ce qu'il ne répond pas aux soucis philosophiques que j'ai examinés. Il se refuse
tout simplement à les ressentir.
La menace est l'éclatement métaphysique d'un animal doué de raison, et les
conséquences désastreuses que cela peut avoir pour notre réflexion sur la pensée empirique et
l'action. J'ai soutenu que nous pouvons éviter cette menace même quand nous maintenons, à la
différence du naturalisme brut, que la structure <109> de l'espace des raisons est spécifique, si
on la compare avec l'organisation du règne de la loi. On ne peut pas saisir la spontanéité de
l'entendement en des termes décrivant la nature selon la conception moderne, mais cela même
n'empêche pas l'entendement de pénétrer les actualisations de notre nature animale. Si on peut
voir comment accepter cela, on pourra éviter les difficultés philosophiques, tout en évaluant
pleinement ce qui les rend insistantes.
Dans la conception aristotélicienne des êtres humains, la rationalité fait intégralement
partie de leur nature animale, et cette conception n'est ni naturaliste au sens moderne du terme
(il n'y a nul soupçon de réductivisme ou de fondationnalisme) ni grosse d'inquiétude
philosophique. Cela est possible car Aristote est innocent de cette idée selon laquelle la nature
est le règne de la loi, et ne peut donc pas abriter la signification. Cette conception de la nature
fut laborieusement accouchée au moment de la révolution scientifique moderne.
Je ne suis pas en train de clamer qu'il faudrait essayer de retrouver l'innocence
d'Aristote. Il serait fou de déplorer l'idée selon laquelle la science naturelle dévoile un genre
spécifique d'intelligibilité, qu'il faut distinguer du genre d'intelligibilité propre à la
signification. Ecarter cette part de notre héritage intellectuel, ce serait retourner à la
superstition du Moyen-Age. Il est juste d'accorder une grande valeur au genre d'intelligibilité
que nous révélons quand nous plaçons quelque chose dans le règne de la loi, tout en le
séparant clairement de l'intelligibilité que nous révélons quand nous le plaçons dans l'espace
des raisons.
Mais au lieu d'essayer d'intégrer l'intelligibilité de la signification dans le règne de la
loi, nous pouvons rechercher un équivalent, après le péché qui donne la connaissance, de
l'innocence d'Aristote. Nous pouvons reconnaître le grand pas en avant que l'entendement
humain a fait lorsque nos ancêtres ont conçu l'idée d'un domaine d'intelligibilité, le règne de la
loi de la naturelle, qui soit vide de la signification, tout en refusant d'identifier ce domaine
d'intelligibilité avec la nature, qui plus est avec la réalité.
Il n'est pas spécialement nécessaire d'insister sur la notion de seconde nature dans le
contexte de l'innocence aristotélicienne, mais cette notion revêt une signification particulière
dans cette tentative d'obtenir un équivalent connaissant. Nous cherchons une conception de
notre nature qui inclue une capacité à faire écho à la structure de l'espace des raisons. Comme
nous affrontons le naturalisme brut, nous devons étendre la nature au-delà de son confinement
dans un naturalisme du règne de la loi. Mais cette extension est limitée par la nature première,
pour ainsi dire, des animaux humains, et par des faits patents <110> concernant ce qui arrive
aux animaux humains au cours de leur éducation. Nous ne coupons pas de manière
irresponsable les cordons qui relient la nature au règne de la loi, comme nous le ferions si
nous prétendions que l'on peut considérer que la capacité postulée par un platonisme rampant,
celle faire écho aux structures de la raison constituées sans un seul trait d’humanité, est une
capacité naturelle des esprits humains.
Le platonisme rampant ne tient son intelligibilité que d'un effort désespéré pour garder
la signification, conçue comme ne pouvant venir au jour qu'au sein d'un espace logique
spécifique, tout en acceptant le désenchantement de la nature. Mais il n'est pas si
compréhensible que cela qu'un penseur déchu doive avoir cette tentation. Il n'est pas habituel
de trouver ma version naturalisée du platonisme dans cette conception, et on appelle en
général "platonisme" ce que j'ai appelé le « platonisme rampant ». Mais si j'ai raison sur son
contexte historique, nommer ainsi cette position à cause de Platon ne peut être qu'une
injustice à son égard.

2. Une forme typique de la philosophie moderne est confrontée à une situation


familière. Elle pense avoir pour vocation d'expliquer comment, en partant de données de la
conscience librement disponibles, on peut élaborer une assurance justifiée qu'il y a un monde
objectif. Dans une partie de ses réflexions, que j'ai discutée dans la cinquième conférence (§
5), Kant veut dépasser cette conception de la tâche de la philosophie. Il essaie de rendre
plausible l’interdépendance entre l'idée même de données de la conscience et l'idée selon
laquelle il y a des états ou des événements de la conscience qui constituent des aperçus d'un
monde objectif. Dans ce cas, on ne peut pas penser sensément qu'il est possible de partir de
contenu de l'esprit pour construire la réalité objective. Kant n'a pas l'occasion d'examiner la
forme inverse de la philosophie traditionnelle dont j'ai fait mention dans la cinquième
conférence (§ 3) en relation avec certaines interprétations de Wittgenstein, c'est-à-dire une
philosophie dont le projet est de partir du monde naturel pour y faire une place pour les esptis
et leurs contenus. Mais je crois que Kant rejetterait également cette conception.
J'ai suggéré que l'aperçu de Kant ne pourrait prendre une forme satisfaisante que dans
le contexte d'un naturalisme de la seconde nature, conception à laquelle Kant n'arrive pas lui-
même. Kant exige que les sujets de l'expérience et de l'action intentionnelle soit déjà,
simplement en tant que tels, en possession de réalité objective. Il exige que les exercices des
pouvoirs conceptuels ne soient intelligibles que s'ils sont entrepris par des sujets qui n'ont pas
besoin de la philosophie pour regagner le monde. Mais comme il ne dispose pas d'une notion
suffisamment forte de seconde nature, <111>, et qu'il n'a nulle inclinaison à naturaliser la
spontanéité dans le règne de la loi, le mieux qu'il puisse proposer sur la voie d'un sujet
d'expérience et d'action est le référent purement formel qu'il alloue au « Je », dans le « Je
pense », qui doit pouvoir « accompagner toutes mes représentations ». Un tel sujet ne pourrait
pas avoir de présence substantielle dans le monde; c'est au mieux un point de vue. Cela veut
dire, c'est ce que je suggère, que Kant ne peut pas parvenir à son but admirable, qui est de
dépasser la philosophie traditionnelle. La pensée cartésienne est confrontée à des difficultés
familières qui concernent la manière de relier une substance subjective à la réalité objective,
et la conception de Kant est minée par ce qui a l'air d'être un héritage de ces difficultés. Si
nous partons d'un référent au « Je » qui n'est que géométriquement dans le monde, il semble
impossible de construire une présence substantielle, un sujet percevant et agissant incarné.
Les choses sont différentes si l'on dote Kant d'une notion sérieusement exploitable de
seconde nature. Nous pouvons alors donner une forme satisfaisante à l'aperçu qui cause ses
efforts. On peut concevoir les exercices des capacités inscrites dans la spontanéité comme des
éléments dans le cours d'une vie. Un sujet d'expérience, agissant est une chose vivante, avec
des pouvoirs corporels passifs et actifs qui lui appartiennent authentiquement; il est lui-même
incarné, présent substantiellement dans le monde dont il fait l'expérience et sur lequel il agit.
Ce cadre offre à la réflexion une véritable occasion de rendre la philosophie traditionnelle
obsolète.
En récapitulant quelque chose que j'ai dit dans la précédente conférence, j'ai décrit le
projet philosophique de se dresser sur les épaules du géant, Kant, et de voir comment parvenir
à ce dépassement de la philosophie traditionnelle que Kant a presque entièrement accompli.
On ne fait pratiquement jamais allusion, dans la tradition philosophique qui est la mienne,
même si j'ai déjà fait allusion à lui quelquefois, au philosophe dont l'œuvre correspond le
mieux à cette description. Hegel127.
J'ai souligné qu’on peut concevoir l'expérience en termes d'ouverture au monde
(première et deuxième conférences). J'ai fait la promesse de revenir au fait que l'expérience
peut nous tromper (première conférence, § 4; deuxième conférence, § 2). Il existe une
tendance à conclure que même une expérience non-trompeuse ne peut pas être véritablement
un cas d'ouverture à la réalité. Il n'est dans ce cas pas possible de tirer parti de <112> l'image
de l'ouverture de la façon que j'ai indiquée, afin de passer outre les soucis de l'épistémologie
traditionnelle. On pourrait restituer cette objection commme suit: « Vous accordez que
l'expérience peut être trompeuse. Cela revient à accorder qu’on ne peut pas distinguer ce que
vous vous réjouissez d'appeler des ‘aperçus du monde’ d'états ou d'événements qui ne peuvent
pas être des aperçus du monde, puisqu'ils égaraient qui les prendrait au sérieux. Il est de la
sorte évident que les problèmes de l'épistémologie traditionnelle sont plus urgents qu'ils n'ont
jamais été. Dans votre terminologie, on peut les formuler ainsi: comment peut-on savoir que
ce qui nous est offert à un moment donné est un aperçu authentique du monde, plutôt que
quelque chose qui en a simplement l'air? »

127
Dans l'optique de l'exploitation que j'ai faite de l'interprétation strawsonienne de Kant dans la
dernière conférence, il est suggéré par cette remarque que le Kant de Strawson est plus un Hegel qu'un Kant.
Pour une interprétation de Hegel qui prenne vraiment au sérieux l'idée de Hegel que sa philosophie vient
compléter l le projet kantien, voir Robert B. Pippin, Hegel's Idealism.
Mais c'est manquer le problème. Une objection de ce genre ne vaudrait que si mon but
était de répondre aux questions philosophiques traditionnelles, de traiter la situation de la
philosophie traditionnelle. Dans cette situation, on est censé partir de données de la
conscience disponibles de quelque façon que ce soit, et travailler à assurer que ce qu'elles
nous fournissent est effectivement une connaissance du monde objectif. Bien entendu, si telle
est notre situation, il nous faut répondre aux questions sceptiques traditionnelles avant de
pouvoir parler d'ouverture au monde. Mais quand je parle d'ouverture, c'est un rejet de la
situation tradionnelle, pas une tentative d'y répondre.
L'épistémologie traditionnelle accorde une signification profonde à la faillibilité de la
perception. Car elle est censée montrer que quelque favorable que soit la position cognitive
d'un sujet percevant, des états de choses subjectifs constitués par une subjectivité laissant
l'arrangement du monde objectif se révéler à elle restent inconcevables. Comme le souligne
l'objecteur, il se peut qu’on ne puisse pas, du point de vue subjectif (au moins au moment de
l'expérience), distinguer quelque chose qui n'est pas un aperçu de la réalité des expériences
qui sont véridiques, puisque le sujet serait trompé à le prendre au sérieux. Cela est censé
montrer que les états de choses véritablement subjectifs impliqués dans la perception ne
peuvent jamais comporter davantage que ce qui est donné à un sujet percevant dans le cas
trompeur.
Cela met à rude épreuve notre prise sur l'idée même d'un aperçu de la réalité. Si ce
sont là les seuls éléments dont nous disposons quand nous travaillons à une conception de la
meilleure position cognitive que la perception puisse fournir, ce à quoi nous pouvons au
mieux aspirer est quelque chose comme un pressentiment véridique explicable d'un fait qui
concerne l'arrangement de l'environnement128. Nous ne pouvons pas obtenir le fait même
<113> s'imprimant de lui-même sur un sujet percevant. Ceci est, semble-t-il, faux, au moins
phénoménologiquement, et nous pouvons résister à cette objection à condition d'être en
mesure de comprendre l'idée d'une prise directe sur les faits, et c'est le genre de position que
l'image de l'ouverture véhicule. Il est vrai que nous ne pourrions pas établir pour n'importe
quel cas précis que nous sommes ouverts aux faits; dans tous les cas pas d'une façon qui
puisse satisfaire un sceptique obstiné, qui peut toujours persister à se servir de la faillibilité
pour laisser cours à la question de savoir comment nous savons que le cas en question est

128
En fait, nous ne pouvons même pas l'avoir; on ne peut comprendre le contenu empirique en tant que
tel (même s'il consiste en de simples pressentiments), que dans un contexte qui nous permette de concevoir une
contrainte rationnelle du monde lui-même sur les esprits.
parmi les cas non-trompeurs. Mais ce n'est pas le problème. L'objection vaudrait si elle
montrait que c'est l'idée-même d'ouverture aux faits qui est incompréhensible, mais ce n'est
pas le cas. Pour ce qui me concerne, la pure et simple compréhensibilité de cette idée me
suffit. Si cette idée est compréhensible, le genre d'urgence qu'il faut pour que les questions
sceptiques puissent nous déranger fait défaut. Cette urgence vient de ce que ces questions
indiquent, semble-t-il, un fait décourageant, à savoir que la position cognitive d'un sujet, aussi
favorable soit-elle, ne peut pas constituer un état de choses qui se rend directement manifeste
à ce sujet. Il n'existe pas de fait de ce genre. Le but n'est pas ici de répondre à des questions
sceptiques, mais de voir comment il pourrait être intellectuellement respectable de les ignorer,
de les considérer comme irréelles, comme le sens commun a toujours voulu le faire.
Insister sur l'image de l'ouverture permet d'exprimer avec vivacité l'idée selon laquelle
il n'existe pas d'argument correct qui aille de la faillibilité à ce que j'appelle « la conception
Plus-Grand-Facteur-Commun » de notre position subjective — l'idée selon laquelle même
quand les choses se passent bien, cognitivement parlant, notre position subjective ne peut être
que quelque chose de commun entre les cas où les choses se passent bien et les cas où les
choses ne se passent pas bien. C'est une façon de restituer la conception traditionnelle de notre
situation épistémique. Mais rien ne rend cette conception obligatoire, pas même le fait de la
faillibilité. L'épistémologie traditionnelle ne peut pas être sauvée par la pure et simple
possibilité de demander: « comment savez-vous que ce qui vous est présent est un aperçu
authentique du monde? », comme l'objection du début de cette section le suggérait. Si
quelqu'un persiste à le demander, à une occasion particulière, une réponse appropriée pourrait
commencer comme suit: « je sais pourquoi vous pensez que cette question est
particulièrement pressante, mais elle ne l'est pas. » Et même si la question est toujours là, il
n'est pas besoin de faire appel à des éléments spécifiquement philosophiques pour y
répondre129.

4. On peut résumer une partie de la thèse kantienne que j'ai discutée dans la précédente
conférence et rappelée dans celle-ci (§ 2), comme suit: le monde objectif n'est présent qu'à un
sujet conscient de soi, un sujet capable de s'attribuer des expériences; ce n'est que dans le
contexte de l'aptitude d'un sujet à s'attribuer des expériences que les expériences peuvent

129
J'ai discuté la "conception Plus-Grand-Facteur-Commun" dans "Criteria, Defeasibility, and
Knowledge", Proceedings of the British Academy 68 (1982), pp. 455-79, repris dans Mind, Knowledge and
Reality; et dans "Singular Thought and the Extent of Inner Space".
constituer la conscience du monde. Mais nous sommes par-là ramenés à une restriction sur
laquelle j'ai attiré l'attention dans la troisième conférence (§ 3). C'est la spontanéité de
l'entendement, le pouvoir de la pensée conceptuelle, qui éclaire simultanément le monde et le
soi. Il manque aux créatures dépourvues de capacités conceptuelles la conscience de soi et
(car cela va ensemble) l'expérience de la réalité objective.
J'ai reconnu que cette restriction soulève une question sur les capacités perceptives des
simples animaux. Les simples animaux ne tombent pas dans la portée de la thèse kantienne,
puisqu'ils n'ont pas la spontanéité de l'entendement. Nous ne pouvons pas considérer qu'ils
reconfigurent continuellement une vision du monde en réaction rationnelle aux présents de
l'expérience; nous ne le pouvons pas si l'idée de réaction rationnelle exige des sujets qui soient
responsable de leur pensée, prêts à reposer les raisons des choses, et prêts à modifier
conséquemment leurs propensions de réactions. Il s'ensuit que de simples animaux ne peuvent
pas avoir une « expérience externe », selon la conception de « l'expérience externe » que j'ai
défendue. Et on pourrait croire que j'épouse ainsi l'idée cartésienne selon laquelle les bêtes
sont des automates.
Cette idée est la version d'une idée qui se trouve chez Evans (troisième conférence, §
7). Il est patent que nous partageons la perception avec les simples animaux. C'est en partie
pour cela qu’Evans suggère que lorsque nous faisons des jugements sur le monde perceptible,
nous devons convertir un contenu d'expérience d'un genre que nous partageons avec les
simples animaux, et qui doit donc être non-conceptuel, dans une forme conceptuelle. Quand
j'en ai discuté dans la troisième conférence, je disposais d'une partie du cadre kantien qui
désavoue la conclusion d'Evans. J'affirmais alors que lorsqu'Evans soutient que les jugements
d'expérience se fondent sur du contenu non-conceptuel, il succombe à une version du Mythe
du Donné, qui est un pôle de la vaine oscillation dont Kant tente de nous sauver. Et nous
disposons maintenant d'une autre perspective pour apprécier pourquoi la conclusion d'Evans
ne peut pas convenir au cadre kantien. En effet, ce cadre interdit de supposer que la sensibilité
fournisse d'elle-même un contenu qui soit en-dessous du conceptuel, mais d'emblée riche en
monde. En l'absence de spontanéité, on ne peut pas trouver de soi, et pour la même raison, on
ne peut pas trouver de monde non plus.
Que dire de la crainte que ma restriction n'entraîne ce qui est à l'évidence faux, à
savoir que <115> des simples animaux ne sont pas véritablement sentants? Pour traiter ce
point, je voudrais emprunter à Hans-Georg Gadamer une description remarquable de la
différence entre un mode de vie purement animal, dans un environnement, et un mode de vie
humain, dans le monde130. Pour ce qui me concerne, l'intérêt de cette description est de
montrer un peu en détail comment nous pouvons reconnaître ce qu'il y a de commun entre les
êtres humains et les bêtes, tout en préservant la différence que la thèse kantienne nous impose.
Chez les simples animaux, le sentir sert un mode de vie structuré exclusivement par
des impératifs biologiques immédiats. Il n'est pas suggéré par-là que la vie se réduit à une
lutte de préservation de l'individu et de l'espèce. On trouve des impératifs biologiques qui ne
sont reliés à la survie et à la reproduction que très indirectement, comme la tendance à jouer,
qu’on trouve chez de nombreux animaux131. Mais sans tomber dans ce genre de réduction, on
peut reconnaître qu'une vie purement animale est configurée par des buts qui ne contrôlent le
comportement de l'animal à un moment donné que par l'effet immédiat de forces biologiques.
Un simple animal ne pèse pas des raisons pour décider de ce qu'il faut faire. Voici la thèse de
Gadamer: une vie qui n'a que cette structure n'est pas menée dans le monde, mais n'est menée
que dans un environnement. Pour une créature dont la vie n'a que ce genre de configuration, le
milieu où elle vit ne peut pas être davantage qu'une succession de problèmes et d'occasions,
constitués comme tels par ces impératifs biologiques.
Quand nous faisons l'acquisition de pouvoirs conceptuels, cela apporte dans nos vies
non pas simplement le traitement de problèmes et l'exploitation d'occasions, constitués
comme tels par des impératifs biologiques immédiats, mais cela apporte l'exercice de la
spontanéité, de la décision de ce qu'il faut penser et faire. Si nous pouvons présenter ainsi les
choses, c'est grâce à un naturalisme de la seconde nature; nous pouvons ainsi parfaitement
admettre quelque chose qui reste problématique dans le contexte d'un autre genre de
naturalisme, à savoir que ces exercices de la liberté sont des éléments de nos vies, de nos
carrières d'être vivants, et donc d'êtres naturels. Bien entendu, il ne faudrait pas que cette
responsabilité sur nos vies soit la marque par laquelle nous transcenderions la biologie; ce qui
ressemble à une version de la fantasmagorie du platonisme rampant. Mais nous ne
succombons pas au platonisme rampant en disant que la configuration de nos vies n'est plus
déterminée par des forces biologiques immédiates. Faire l'acquisition <116> de la spontanéité
de l'entendement, c'est devenir capable, dans les termes de Gadamer, de « s'élever au dessus
de la pression du monde » (Vérité et méthode, p. 468) (cette succession de problèmes et

130
Voir Vérité et méthode, pp.462-81, en particulier pp. 467-9
131
J'ai dit « très indirectement », mais il n'est pas évident qu'il se trouve toujours une relation même
indirecte. Cela dépend de questions comme savoir si l'on peut rendre complètement compte du jeu en montrant,
par exemple, qu'il consiste à développer des réflexes qui sont normalement nécessaires pour la survie.
d'occasions constitués comme tels par les impératifs biologiques) « une orientation libre et
ménageant une distance132 » (Vérité et méthode, p.469). Et le fait que l'orientation soit libre,
qu'elle dépasse la pression d'un besoin biologique, la caractérise en tant qu'orientation vers le
monde. Pour un sujet percevant doté de capacités de spontanéité, l'environnement ne se réduit
pas à une succession de problèmes et d'occasions; l'environnement est le morceau de réalité
objective qui se trouve à sa portée perceptive et pratique. C'est ainsi qu'est l'environnement
pour ce sujet, car le sujet peut concevoir cet environnement de façon à ce que ce soit ainsi
qu'il soit présenté133.
Lorsque je dis que pour une créature qui n'a de vie que purement animale, son milieu
de vie ne peut être davantage qu'une succession de problèmes et d'occasions, je ne suis pas en
train de dire que cette créature conçoit son environnement dans ces termes. Cela serait essayer
d'attribuer à de simples animaux une subjectivité pleine et entière, engageant une orientation
médiée par des concepts qu'il faudrait considérer en tant que telle comme une orientation vers
le monde, même en limitant les concepts en question à des concepts que des choses satisfont
en vertu de leur relation avec des impératifs biologiques, ce qui revient à reconnaître qu'il
manque à cette orientation la liberté et la distance requises pour qu'il puisse s'agir d'une
orientation vers le monde. L'intérêt de la distinction entre ne vivre que dans un environnement
et vivre dans le monde réside précisément en ce qu'il n'y a pas à créditer les simples animaux
d'une subjectivité pleine et entière, d'une orientation vers le monde, pas même une qui soit
réduite de cette manière. Cela ne veut pas dire que les traits environnementaux n'existent pas
pour un animal percevant. Au contraire, ils constituent pour lui des problèmes ou des
occasions. L'idée est simplement qu'il faut distinguer cette dernière affirmation de
l'affirmation selon laquelle l'animal conçoit les traits environnementaux comme des
problèmes ou des occasions.
Cette discussion la signification pour un animal des traits environnementaux, permet
d’évoquer un élément analogue à la notion de subjectivité qui en est suffisamment proche
pour nous assurer qu'il n'y a pas d'automatisme cartésien dans notre conception. Et il n'y en a,
rigoureusement, pas. En effet, nous devons invoquer la sensibilité d'un animal aux traits de

132
traduction française modifiée [N.d.T]
133
L'objet de Gadamer, dans le passage sur lequel je m'appuie, est le rôle du langage dans la révélation
du monde; c'est le langage, affirme-t-il, qui rend possible cette « orientation libre, ménageant une distance ». Je
ne discuterai pas la relation entre le langage et la spontanéité de l'entendement avant les remarques en forme
d'ébauche à la fin de cette conférence; pour le moment j'adapte les remarques de Gadamer selon mes intérêts.
son environnement pour pouvoir comprendre sa vie alerte et auto-motrice, la <117> manière
précise dont il gère son environnement selon ses compétences. Mais en restituant la notion de
sensibilité à tel ou tel trait dans le contexte de l'idée d'habitation d'un environnement, nous
nous assurons de pas avoir à créditer un simple animal d'une orientation vers le monde, même
si ce monde est conceptualisé en des termes purement béhavioristes. Pour souligner à quel
point nous sommes loin de la structure kantienne, nous pouvons dire que ce qui est en
question ici, c'est la proto-subjectivité plutôt que la subjectivité.
Dans un mode de vie simplement animal, la vie n'est rien d'autre qu'une réaction à une
succession de besoins biologiques. Il se peut que, lorsque Gadamer décrit le contraire de ce
mode de vie comme une « orientation libre, ménageant une distance », en notant cette
émancipation par rapport au besoin de produire du comportement, cela suggère l'idée du
théorique. Et il est certain qu'on ne trouve jamais dans toute conception sensée du mode de
vie simplement animal l'idée d'une attitude contemplative désintéressée envers le monde en
général ou envers quelque chose de particulier dans ce monde. Mais l'idée n'est pas seulement
qu'avec la spontanéité les activités de la vie en viennent à inclure du théoriser aussi bien que
de l'agir. L'absence de liberté qui caractérise une vie simplement animale n'est pas un
asservissement au pratique par opposition au théorique, mais un asservissement à des
impératifs biologiques immédiats. Par l'émancipation, qui permet « l'orientation libre,
ménageant une distance », l'action corporelle intentionnelle vient sur le devant de la scène,
non moins que l'activité théorique. L'image d'une subjectivité pleine et entière en jeu ici n'est
pas l'image de cette situation d'une intelligibilité douteuse, où un observateur et penseur n'agit
pas dans le monde qu'il observe et qu'il pense.
La manière dont Gadamer rend compte de la différence entre une vie simplement
animale, dans un environnement, et une vie proprement humaine, dans le monde, coïncide
étonnamment avec certaines remarques de Marx dans ses manuscrits de 1844 sur le travail
aliéné134. (Gadamer ne note pas le parallèle.) Cette convergence devrait nous aider à exorciser
l'idée d'observation passive135. Pour Marx, bien sûr, une vie proprement humaine n'est rien si
elle n'est pas active. Elle engage en effet l'appropriation productive de la « nature... [du]
monde sensible extérieur » (p. 58). Si l'activité productive est humaine, elle peut en principe
s'étendre librement sur le monde. C'est le contraire d'une vie purement animale. Comme dans

134
Karl Marx, Manuscrits de 1844, tr. fr. Emile Bottigelli, Paris, Editions sociales, 1962
135
Cette convergence n'est sûrement pas une coïncidence. Elle reflète l'influence hégélienne des deux
textes.
la description de Gadamer, la vie purement animale n'est qu'une question de traitement d'une
série de problèmes et d'occasions que l'environnement <118> fournit, et qui sont constitués
comme tels par des besoins et des tendances biologiquement donnés. Marx se plaint de
manière mémorable de la déshumanisation de l'humanité dans l'esclavage salarial. La part de
la vie humaine où devrait le mieux s'y exprimer l'humanité, c'est-à-dire l'activité productive,
est réduite à la condition de la vie purement animale, à la satisfaction de besoins purement
biologiques. Et même si la liberté donne à la vie humaine son caractère humain distinctif,
l'esclavage salarial enferme cette liberté dans les aspects purement animaux de vies qui ne
sont plus alors qu'incidemment humaines. « L'homme (l'ouvrier) ne se sent plus librement
actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans
l'habitation, la parure, etc. et ... dans ses fonctions d'homme, il ne se sent plus qu'animal. » (p.
60)
Marx résume sa vision de ce que devrait être une vie proprement humaine dans une
image frappante: sans l'aliénation, « la nature entière » est « le corps non-organique de
l'homme » (p. 62)136. Nous pouvons indiquer la convergence avec Gadamer en commentant
cette image comme suit. Le monde est là où un être humain vit, là où il est chez lui.
Comparons cela à la relation entre un environnement et une vie animale. Un environnement
est essentiellement étranger à la créature qui y vit; il est la source de « la pression du monde
[sur l'animal] ». Le problème n’est pas qu'une vie simplement animale serait une lutte
constante, alors qu'une vie caractéristiquement humaine serait facile. Chez Marx comme chez
Gadamer, l'idée n'est pas qu'une vie proprement humaine est libre mais plutôt qu'elle se
distingue par sa liberté. Et cela revient au même d’affirmer que cette vie est vécue dans le
monde, par opposition au fait de consister en la gestion d'un environnement.
Il ne faut bien sûr pas comprendre l'opposition entre la possession d'un monde et la
simple habitation d'un environnement en la traduisant par l'idée absurde selon laquelle quand
on parvient à posséder un monde on cesse d'habiter un environnement — comme si être
humain nous exemptait d'avoir à nous trouver quelque part en particulier. Et il est bien sûr
d'emblée possible à un simple animal de quitter son environnement présent, au simple sens où
il peut aller ailleurs. C'est une des réactions aux pressions que l'environnement présent impose
à un animal, comme l'insuffisance de nourriture, l'absence de partenaires sexuels, et d'autres

136
Il ajoute « c'est-à-dire la nature qui n'est pas elle-même le corps humain ». Mon corps ordinaire
(organique) fait bien entendu partie de la nature; l'idée frappante est ici que le reste de la nature est également,
d'une façon différente, mon corps.
types de menaces. Parvenir à posséder le monde revient en partie à acquérir la capacité à
conceptualiser les faits qui sous-tendent cette possibilité comportementale déjà présente, de
sorte que l'environnement présent soit conçu comme la région du monde qui se trouve à notre
<119> portée présente sensorielle et pratique, comme le lieu où nous nous trouvons, par
opposition avec les autres endroits où nous pourrions être.
Bien entendu parvenir à posséder le monde ne se réduit pas à cela. Par exemple, la
possession du monde se montre également dans le détail superflu que l'environnement présent
offre typiquement à notre connaissance. Il n'y a qu'à regarder la richesse du champ visuel d'un
adulte humain normal, qui est bien au-delà de ce qui suffirait à une capacité à gérer des
besoins purement animaux. Marx déclare que le genre humain est le seul à produire « d'après
les lois de la beauté » (p. 64), et le point qu'il soulève dans cette remarque se montre aussi là,
dans un trait caractéristique de notre conscience. C'est notre expérience même, du point de
vue de sa nature qui la constitue comme expérience du monde, qui participe d'une condition
essentielle à l'art, sa liberté de ne pas avoir à être utile.

5. Comme je l'ai remarqué dans la troisième conférence (§ 3), l'embarras potentiel que
j'ai discuté ne cesse pas en refusant aux simples animaux toute « expérience externe ». Ils ne
peuvent pas non plus avoir une « expérience interne », d'après la conception de « l'expérience
interne » que j'ai défendue. Cela crée en parallèle un problème, car je gomme le sentir des
animaux simples. Mais comme les réflexions qui peuvent être résumées sous le titre « proto-
subjectivité » peuvent tuer le problème dans l'œuf dans le cas de « l'expérience externe », elles
devraient pouvoir en faire de même dans le cas de « l'expérience interne ».
Gadamer décrit les vies simplement animales comme consistant à gérer les
« pressions » de l’environnement. J'ai souligné que refuser de trouver une orientation vers le
monde dans une vie de ce genre ne nous oblige pas à nier que cette vie comprend une
sensibilité perceptuelle proto-subjective à des traits de l'environnement. Et ce genre de vie
peut également comprendre de la douleur ou de la peur, par exemple. Il n'est pas nécessaire
que la sensibilité perceptuelle à l'environnement revienne à une conscience du monde
extérieur; j'ai soutenu que la conscience du monde extérieur ne peut avoir lieu qu'en
concomitance avec une subjectivité pleine et entière. D'une façon quelque peu similaire, il
n'est pas nécessaire que les sentiments de douleur ou de peur reviennent à la conscience d'un
monde intérieur. De sorte que nous pouvons soutenir qu'un animal n'a pas de monde intérieur
sans le représenter comme une chose dépourvue de sens et d'affect.
Les sensations, les états émotionnels, et autres, figurent pour notre subjectivité dans un
monde intérieur. Dans de telles affirmations, on utilise l'idée qu'il y a des objets de
l'expérience, présents dans une région de la réalité. Dans la deuxième conférence (§ 5), j'ai
suggéré qu'il fallait comprendre cet usage de <120> l'idée d'objets de l'expérience comme un
cas-limite, car dans ce cas les objets de la conscience n'existent pas indépendamment de la
conscience. L'idée d'un monde intérieur est donc un cas-limite de l'idée d'une région de la
réalité. Dans cette actualisation de notre sensibilité, comme dans d'autres, des capacités
conceptuelles sont passivement mise en œuvre, dans ce cas à la première personne et au
présent de l'indicatif. Mais nous ne pouvons reconnaître que les capacités conceptuelles
intéressantes sont à l'œuvre ici que leur mise en œuvre intègre le fait de comprendre qu'elles
ne se réduisent pas à la première personne et au présent de l'indicatif. Les circonstances
précises qui parviennent à la conscience grâce à la mise en œuvre de nos pouvoirs conceptuels
peuvent également se retrouver dans des pensées qui ne sont pas à la première personne du
présent de l'indicatif. Nous sommes par-là autorisés à appliquer la structure conscience-objet,
car, puisqu’on comprend les circonstances comme étant par essence telles qu'elles peuvent
admettre sur elles cette perspective alternative, on peut concevoir la perspective de la
première personne sur elles comme un cas de conscience de quelque chose, même si l'objet de
cette conscience n'est ni en-deça ni au-delà de la conscience elle-même.
Mais il serait absurde d'adapter la complexité de cette structure, requise pour soutenir
l'idée selon laquelle le monde intérieur est une région de la réalité, à une description d'un
mode de vie animale simple. Et nous ne traiterions pas la question en tentant de dire que les
sensations et les états émotionnels sont présents à la proto-subjectivité d'un simple animal. Il
serait vain d'affirmer que les sensations et les états émotionnels sont présents chez l'animal
comme le sont les problèmes et les occasions fournis par l'environnement. Cela reviendrait à
suggérer que lorsque nous refusons de créditer les simples animaux d'un monde intérieur, on
pourrait compenser en les créditant de quelque chose d'autre à l'intérieur (on peut
difficilement parler d'un « environnement intérieur »), analogue en quelque manière à
l'environnement extérieur auquel ils sont alertes d'une manière centrale pour leur proto-
subjectivité. « Environnement intérieur » ne veut rien dire, et il n'apparaît pas crédible que
nous puissions forcer cette suggestion à prendre un sens en choisissant soigneusement un
autre nom. Mais dans tous les cas rien de ce que j'ai dit à propos du monde intérieur ne nous
empêche de reconnaître que de simples animaux peuvent avoir mal ou peur.
Ce n'est que pour une subjectivité pleine et entière que le sentiment de la douleur ou de
la peur peut revenir à un cas-limite de conscience d'un état de choses interne dont la
substantialité est déficiente. Ce cas-limite de la structure conscience-objet n'existe qu'en
raison de la manière dont la conscience est structurée par l'entendement. Mais rien dans les
concepts de douleur ou de peur n'implique qu'ils ne peuvent accrocher que là où il y a de
l'entendement, et, donc, <121> une subjectivité pleine et entière. Il n'y a aucune raison de
supposer qu'ils ne peuvent être appliqués selon un mode autre que la première personne qu'à
quelque chose qui soit capable de se les appliquer à la première personne.

6. A ce point, je souhaite souligner encore une fois quelque chose que j'ai dit dans la
troisième conférence (§ 4). Je rejette l'image de la sensibilité perceptuelle d'un simple animal
à son environnement, image dans laquelle les sens fournissent un contenu qui n'est pas encore
conceptuel mais qui est déjà tel qu'il peut représenter le monde. Je rejette une image de ce que
les états et les événements perceptifs sont pour un animal. Je n'ai rien dit de ce qu'il en est
quand on soulève des questions scientifiques sur le fonctionnement de la mécanique
perceptive d'un animal. Et il est difficile de voir comment on pourrait répondre à ces questions
sans se servir de l'idée d'un contenu qui représente le monde mais qui ne peut pas être
conceptuel au sens exigeant du terme qui est le mien, puisque nul mécanisme perceptif animal
(pas même le nôtre) ne possède la spontanéité de l'entendement. Mon intention n'est pas
d'objecter quoi que ce soit aux sciences cognitives.
Mon intention est de rejeter une certaine conception philosophique, qu’on pourrait
exprimer comme suit, si ses partisans acceptaient d'employer mes termes: dessiner les
contours d'une subjectivité et dessiner les contours d'une proto-subjectivité sont deux tâches
qui sont à peu près du même genre; leur seule différence est d'impliquer deux différents
modes d'orientation vers le monde, et donc deux différentes sortes de contenu. D'après cette
conception, les deux tâches demandent de dire comment le monde atteint un percevant. (Entre
autre choses; il nous faudrait aussi caractériser d'autres aspects de la subjectivité, comme les
sensations ou les émotions.) La seule différence est que, dans l'un des deux genres de cas, le
contenu engagé quand le monde atteint le percevant d'une certaine manière est non-
conceptuel.
Pour un exemple frappant de cette conception philosophique, il n'y a qu'à regarder
l'importance que Thomas Nagel accorde à la question « De quoi les choses ont l’air à une
chauve-souris »137. Considérons d'abord une autre question: de quoi auraient l’air les choses si
nous avions une capacité sensorielle d'écholocation? Cette question défie notre imagination

137
Questions mortelles de Thomas Nagel, tr. fr. par Pascal Engel et Claudine Tiercelin, Paris, P.U.F.,
1983.
d'une façon remarquable. Il nous faut projeter notre imagination dans un monde possible
alternatif où notre subjectivité est en partie constituée différemment, et cette question est un
défi <122> car nous ne disposons pas d'un appui sensoriel pour cette extrapolation de
l'imagination. Comparons maintenant cette question à la question que Nagel pose
effectivement: de quoi les choses ont l’air pour une chauve-souris en pleine écholocation?
Selon Nagel c'est le même défi qui est offert à l'imagination, mais c'est à présent sous une
forme qui fait de notre échec à le relever non pas un échec à conceptualiser une pure
possibilité, mais un échec à mener nos esprits aux alentours d'une partie de l'arrangement du
monde réel. Selon mes termes, c'est traiter ce qui n'est qu'une proto-subjectivité comme s'il
s'agissait d'une subjectivité pleine et entière. Dans l'image de Nagel, les chauves-souris ont
une subjectivité pleine et entière dont la configuration se trouve au-delà de la portée de nos
concepts.
Je ne pense pas que la question de savoir de quoi ont l’air les choses à une chauve-
souris soit plus inextricable que la question de savoir de quoi ont l’air les choses à un chien ou
à un chat, qui ont autant de sens que nous. Pour répondre à de telles questions, nous devons
nous rendre compte des impératifs biologiques qui structurent les vies des créatures en
question, et il nous faut nous rendre compte des capacités sensorielles qui leur permettent de
réagir à leur environnement selon des voies qui soient appropriées par rapport à ces impératifs
biologiques. Dire que les chauves-souris peuvent localiser une proie ou les parois d'une grotte
avec un sonar peut fournir une partie de la réponse dans le cas des chauves-souris, tout
comme dire que la vision des chats est sensible au vert et au bleu mais pas au rouge peut
fournir une partie de la réponse dans le cas des chats. Il est vrai que lorsque la question est de
savoir de quoi les choses ont l’air à une chauve-souris ou à un chat, on doit répondre en
caractérisant quelque chose de proche du point de vue de la créature. Mais les comptes-rendus
que je considère le font, pour autant que cela puisse avoir un sens, sans garantir la pensée,
que, dans le cas des chauves-souris au moins il y a des faits qui échappent à notre
compréhension. Ces comptes-rendus saisissent le caractère de la proto-subjectivité des
créatures en question, les manières distinctives d'être alertes à leur environnement.
Nous sommes familiers « de l'intérieur » avec la vision humaine des couleurs. Il est
tentant de croire que nous sommes ainsi parés pour appréhender un fait entièrement subjectif
concernant la vision féline des couleurs, dont nous rendons compte en disant qu'ils peuvent
voir le vert et le bleu mais pas le rouge. Il doit donc y avoir parallèlement des faits
entièrement subjectifs concernant l'écholocation de la chauve-souris, mais ils font échouer
notre compréhension. Mais ce n'est là que le Mythe du Donné sous une autre forme. L'idée est
que les simples animaux jouissent déjà d'une expérience perceptive où le monde les atteint
comme étant d'une certaine manière, et la seule différence que l'entendement fait pour nous
est que nous pouvons mettre une forme conceptuelle sur un contenu qui est d'emblée une
représentation du monde mais qui n'est pas encore conceptuel, contenu que, tout comme les
simples animaux, nous recevons dans l'expérience. Et le <123> problème avec les chauves-
souris est que notre imagination ne peut pas aller jusqu'à concevoir comment se passerait le
passage à la forme conceptuelle, dans le cas d'un contenu fourni par la capacité
d'écholocation. L'image est donc que les simples animaux ne peuvent recevoir que le Donné,
tandis que ce n'est pas seulement de recevoir le Donné dont nous sommes capables, mais
également de lui donner une configuration conceptuelle. Penser ainsi, c'est mettre le doigt
dans un engrenage philosophique familier138.

7. Comment des animaux en sont-ils venus à posséder la spontanéité de


l'entendement? C'est vraiment une très bonne question. Il fut un temps où il n'y avait pas
d'animaux rationnels. Supposons que nous disposions d'une explication crédible de la manière
dont des forces qui ont une opérativité intelligible dans la nature auraient guidé l'évolution
d'animaux doués de pouvoirs conceptuels. Cela exclurait décisivement une forme de
platonisme rampant: l'idée selon laquelle notre espèce acquiert ce qui la distingue, la capacité
à faire écho à la signification, par un don de l'extérieur de la nature. Si nous prenions cette
idée au sérieux, il nous faudrait supposer que lorsque les générations successives sont initiées
à réagir aux significations, l'éducation actualise un potentiel de développement implanté dans
l'espèce lors de l'événement d'évolution extra-naturel, d'un ingrédient extra-naturel,.
Mais cette demande d'une histoire évolutionniste n'est pas vraiment pressante. La
spéculation évolutionniste n'est pas un contexte dans lequel le platonisme rampant est
particulièrement tentant. Une réflexion sur la Bildung139 des individus humains devrait suffire
pour distinguer le platonisme naturalisé que j'ai défendu du platonisme rampant. Et à

138
Nagel pourrait avoir dit tout ce qu'il souhaitait dans quitter le domaine de la subjectivité proprement
dite (de mon point de vue). Il se peut que les martiens aient une capacité d'écholocation, qui se trouve au
fondement rationnel de leur vision du monde à la façon dont nos sens se trouvent au fondement de la nôtre. Il ne
m'est pas utile de nier qu'il pourrait y avoir des concepts ancrées dans des capacités sensorielles si différentes des
nôtres que ces concepts nous seraient incompréhensibles. Mon objection va simplement à l'encontre de la
manière de faire que cette idée mène, dans le cas des chauves-souris, à un contenu supposé non-conceptuel que
nous ne pouvons pas faire passer dans une configuration conceptuelle.
139
en allemand dans le texte [N.d.T]
l'occasion de cette réflexion on peut considérer la culture à laquelle un être humain est initié
comme une préoccupation tout à fait courante; il n'y a pas de raison particulière de nous sentir
obligés de révéler l'histoire de cette culture ou bien de spéculer sur cette histoire, encore
moins quand il s'agit des origines de cette culture. Les enfants d'humains sont de simples
animaux, qui ne se distinguent que par leur potentiel, et rien d'occulte n'arrive à l'être humain
au cours de son éducation ordinaire. Si nous situons une variété de platonisme dans le
contexte d'une explication de la Bildung140 qui insiste sur ces faits, alors nous nous assurons
qu'il ne s'agit pas d'un platonisme rampant. Une simple ignorance de <124> la manière dont la
culture humaine a pu avoir lieu au tout début n'est certainement pas un point de départ
plausible pour un argument selon lequel l'initiation à cette culture doit actualiser dans les êtres
humains un potentiel extra-naturel141.
Et dans tous les cas, si nous spéculons sur la façon dont des animaux pourraient avoir
évolué vers un mode de vie incluant l'initiation de leurs jeunes membres à une culture, il faut
être clair sur ce que nous faisons. Une chose serait de donner une explication évolutionniste
du fait qu'une maturation humaine normale inclut l'acquisition d'une seconde nature; toute
autre chose serait de donner une explication constitutive de la réactivité à la signification. J'ai
accordé qu'il était raisonnable de rechercher une explication évolutionniste. Il ne s'agit pas là
d'une concession au genre d'explication philosophique constructive de la signification que j'ai
discuté dans la précédente conférence (§ 3), explication dont l'objet serait de préparer le genre
pertinent d'intelligibilité pour un naturalisme sans seconde nature. Il s'agit d'une idée mal
pensée, et rien ne permet ici de la conforter.

8. Michael Dummett a soutenu que le précepte fondamental de la philosophie


analytique est qu’on doit approcher les questions philosophiques portant sur la pensée en
passant par le langage142. Dans ces conférences, je me suis occupé de la pensée; j'ai essayé de
décrire une façon de concevoir la portée de la pensée sur le monde qui soit à l'abri de quelques

140
en allemand dans le texte [N.d.T]
141
Il est vrai, cependant, que les bonnes questions qui se posent dans le contexte évolutionniste
s'approchent aussi près que cela est possible à de bonnes questions des questions philosophiques que je souhaite
conjurer.
142
Voir “ Can Analytical Philosophy be Systematic and Ought it to Be?” in Truth and Other Enigmas
(Duckworth, London, 1978), pp.437-58. A la page 442, Dummett écrit: « Pour Frege, ainsi que pour tous les
philosophes analytiques qui l’ont suivi, la philosophie du langage est la fondation de toute autre philosophie, car
seule l’analyse du langage permet d’analyser la pensée. »
inquiétudes philosophiques familières. Et jusqu'ici je n'ai que rarement fait mention du
langage. Et l'on pourrait donc penser que je me compte parmi les opposants de la philosophie
analytique au sens de Dummett.
Mais toute impression de ce genre serait vraiment superficielle.
J'ai suivi Kant en considérant la pensée comme un exercice de l'entendement: « le
pouvoir [de notre esprit] de produire soi-même des représentations, autrement dit, la
spontanéité de... l'entendement. »143 Le pouvoir de la spontanéité comprend un réseau de
capacités conceptuelles reliées par des connexions rationnelles présomptives, et ces
connexions sont essentiellement sujettes à la réflexion <125> critique. J'ai affirmé que
l'expérience devait se tenir dans des relations rationnelles avec le jugement si nous voulons
pouvoir comprendre la possibilité même du contenu empirique; et j'ai affirmé que nous ne
pouvons comprendre qu'il y ait des relations rationnelles entre l'expérience et le jugement que
dans le contexte d'une identification de l'espace des concepts avec l'espace des raisons. La
pensée ne peut porter sur la réalité empirique que dans la mesure où être un penseur ce ne
peut être qu'être chez soi dans l'espace des raisons. Et être chez soi dans l'espace des raisons
n'engage pas seulement un ensemble de propensions à modifier sa posture psychologique en
réaction à ceci ou à cela, mais engage un potentiel permanent de posture réflexive où puisse se
poser la question de savoir si on devrait trouver que ceci ou cela est convaincant.
Mais la supposition qu'une créature puisse être née chez soi dans l'espace des raisons
n'est même pas clairement compréhensible. Ce n'est pas le cas pour les êtres humains. Quand
ils naissent, ce sont de simples animaux, et c'est au cours de leur maturation qu'ils sont
transformés en penseurs ou en agents intentionnels. Cette transformation risque de sembler
mystérieuse. Mais nous pouvons l'assimiler si, dans notre conception de la Bildung144 qui est
un élément central dans la maturation normale des êtres humains, nous donnons une place de
choix à l'apprentissage du langage. Par son initiation au langage, un être humain est introduit
à quelque chose qui a déjà intégré des liens rationnels présomptifs entre des concepts censés
constituer l'arrangement de l'espace des raisons, avant l'arrivée de cet être humain. Dans cette
image l'initiation à l'espace des raisons est une préoccupation d'emblée présente; que quelque
chose de descriptible dans ces termes puisse émanciper un individu humain d'un mode de vie
simplement animal pour le faire accéder à une subjectivité pleine et entière, ouverte au
monde, cela n'est pas un problème. Un simple animal, mû uniquement par ce qui est du genre

143
Critique de la Raison Pure, A51/B75
144
en allemand dans le texte [N.d.T]
de ce qui meut les simples animaux, et n'exploitant que le genre de contraintes qui sont
ouvertes aux simples animaux, ne pourrait pas s'émanciper de lui-même pour accéder à
l'entendement. La maturation amène les êtres humains à être chez eux dans l'espace des
raisons ou, ce qui revient au même, à vivre leurs vies dans le monde; ce que nous pouvons
comprendre en notant que le langage auquel un être humain est de prime abord initié lui
impose une incorporation première du mental, de la possibilité d'une orientation vers le
monde.
Cette manière de prendre en compte le précepte principal de la philosophie analytique
est différente de toutes celles que Dummett examine. Dummett se focalise sur deux
« fonctions principales » du langage: celle d'être un « instrument de communication » et celle
d'être un « véhicule de la pensée ». Il en conclut que nous ne devrions considérer <126> ni
l'une ni l'autre comme primaire145. Mais c'est parce qu'il croit que ces fonctions du langage
sont toutes deux fondamentales. D'après l'image que je suggère, elles sont secondaires.
L'aspect du langage qui est réellement d'importance est plutôt le suivant: un langage naturel,
du genre de ceux auxquels les êtres humains sont d'emblée initiés, sert de réceptacle à la
tradition. C'est un magasin où s'accumule historiquement le Savoir des raisons. La tradition se
prête à être modifiée réfléxivement pas les générations qui en héritent successivement. Et
l'obligation permanente d'engager une réflexion critique est même une partie de l'héritage.
(Voir la première conférence, § 5; et la deuxième conférence, § 7). Mais pour qu'un individu
humain puisse réaliser son potentiel à prendre sa part dans cette succession, ce qui est la
même chose que l'acquisition d'un esprit, la première chose à faire est de l'initier à une
tradition telle qu'elle est146.

145
Voir "Language and Communication", dans Alexander George, ed., Reflections on Chomsky
(Oxford, Basil Blackwell, 1989), pp. 192-212. Quand j'ai donné cette conférence, j'ai attribué à tort à Dummett
l'idée que la fonction du langage d'être un instrument de communication était primaire. Je voulais juste amener à
considérer la fonction du langage comme réceptacle de la tradition, et j'ai pris la liberté de reformuler tout ce que
j'avais dit de façon à parvenir à ce but sans falsifier la position de Dummett. Je remercie Christopher Peacocke
pour m'avoir corrigé sur ce point.
146
Le concept de tradition est central dans les réflexions de Gadamer à propos de la compréhension;
voir Vérité et méthode, passim.
Epilogues
Epilogue 1. Davidson en contexte.
<129>1. Dans les conférences, le cohérentisme de Davidson m'a pour l'essentiel servi
d'épouvantail afin de mieux présenter ma propre conception de l'expérience. A présent, je
souhaite replacer l'épistémologie de la pensée empirique défendue par Davidson dans son
contexte historique, qui est une branche des développements récents de la tradition du
pragmatisme américain. J'espère que cela permettra de mesurer (ce que les conférences ne
permettent pas) à quel point Davidson constitue pour moi un allié et non pas un ennemi.

2. Dans un texte célèbre, Quine a attaqué ce qu'il appelle les deux dogmes de
l'empirisme. D'après le premier, il existe un « clivage fondamental » (p.49) entre l'analytique,
c'est-à-dire les énoncés vrais par signification seulement, et le synthétique, c'est-à-dire les
énoncés qui ne sont pas vrais que par signification mais qui le sont aussi par le monde.
D'après le deuxième dogme, on peut attribuer isolément à chacun des énoncés qui, ensemble,
forment notre vision du monde, leur part de « signification empirique ».
Au lieu du second dogme, il faudrait dire, d'après Quine, que « l'unité de signification
empirique est la science prise comme un tout » (p.76: ma source pour la formulation du
deuxième dogme). D'après une autre formulation, « nos énoncés sur le monde extérieur
affrontent le tribunal de l'expérience sensible, non pas individuellement, mais seulement
collectivement » (p.75). Si on a bien là deux formulations de la même pensée, alors cela veut
dire que Quine traduit la notion de signification empirique en termes de sujétion au tribunal de
l'expérience. Il semble que cette conception quinienne corresponde à la conception kantienne
du contenu empirique, ou à l'idée de portée sur le monde <130> empirique, que je défends
dans ces conférences. D'après cette conception, si quelque chose, une croyance, par exemple,
ou, pour être davantage dans l'esprit de Quine, toute une vision du monde, porte sur le monde,
c'est-à-dire constitue une prise de position quant à l'état dans lequel les choses se trouvent,
cela implique une vulnérabilité de cette position par rapport à ce monde, qui peut délivrer un
verdict d'acceptabilité; et seule l'expérience permet de délivrer ce verdict.
Le premier dogme affirme que la vérité d'un énoncé synthétique dépend de deux
facteurs, la signification et le monde; pour un énoncé analytique, le facteur « monde » est nul.
Cependant la conception positive de Quine retient cette dualité de facteurs de vérité. Quine
affirme (p.69): « il est évident que la vérité dépend en général à la fois du langage et des faits
extra-linguistiques ». Il n'affirme pas que ces deux facteurs n'existent pas, mais seulement
qu'on ne peut pas faire la part de chaque facteur pour chacun de nos énoncés. Dans le contexte
d'un empirisme qui ne se prête apparemment pas à la controverse, le facteur « monde » est
simplement la redevabilité à l'expérience, résumée par la notion de « signification
empirique ». Quine peut alors reformuler cette dépendance « évidente » de la vérité à la fois
par rapport au langage et par rapport aux faits extra-linguistiques, en disant (p.76) que, « prise
collectivement, la science a une double dépendance à l'égard du langage et de l'expérience;
mais on ne peut pas suivre cette dualité à la trace dans les énoncés de la science, pris un à
un ».
Cela confirme l'impression générale donnée par texte de Quine, à savoir que l'essentiel
consiste dans le rejet du second dogme. Dans ce texte, l'idée positive de Quine est contenue
dans la thèse selon laquelle l'unité de signification empirique est la science prise comme un
tout. Si on conserve la dualité des facteurs, le premier dogme se présente comme quelque
chose qui ne peut être correct que si le second dogme l'est, de sorte que le rejet du second peut
suffire pour rejeter les deux. Le premier dogme est la thèse selon laquelle il existe des énoncés
vrais qui sont analytiques au sens où pour eux le facteur « monde » (le facteur de dépendance
par rapport à l'expérience, la « signification empirique ») est nul. S'il n'y a aucun moyen de
répartir la « signification empirique » entre les énoncés individuels, alors l'idée même d'un
énoncé dépourvu de « signification empirique » est ruinée. « Il n'a pas de signification
empirique » s'avère être simplement un cas particulier de « il a une certaine signification
empirique ». S'il n'y a pas de sens à penser qu'un énoncé particulier pourrait avoir sa propre
quantité positive de « signification empirique », sa part sur la « signification empirique » de la
vision-du-monde qu'il contribue à exprimer, alors <131> il n'y a pas davantage de sens à
supposer qu'il existe des énoncés pour lesquels cette quantité est égale à la somme nulle147.

3. Comme je l'ai dit, il reste dans la conception positive de Quine, son « empirisme
sans les dogmes » (p. 76), quelque chose de la dualité qu’on obtient à expliciter l'idée
d'analyticité. La vérité (qu'il faut désormais concevoir comme étant d'abord attachée à une
vision du monde dans sa totalité) dépend pour partie du « langage » et pour partie de
« l'expérience ». « Langage » indique ici un facteur contribuant de manière endogène à la
formation des systèmes de la croyance empirique, un facteur qu’on peut distinguer (quoique
cela ne soit possible que pour des systèmes compris dans leur totalité) du facteur exogène
indiqué par la notion d'« expérience ». Reconnaître ce facteur exogène, c'est reconnaître que la

147
Il est clair que l'idée parallèle, d'après laquelle il existe des énoncés pour lesquels le facteur
"signification" est égal à la somme nulle, tombe d'elle-même.
croyance est vulnérable, devant le monde qu'elle vise dans sa vérité, parce qu'il y a un
« tribunal de l'expérience ». Ainsi, le langage se trouve jouer, dans la conception holistique de
Quine, le rôle que jouait la signification dans l'opposition entre « vrai en vertu de la seule
signification » (une vérité qui épargne toute vulnérabilité devant le monde) et « vrai en vertu à
la fois de la signification et de l'état du monde ».
Dans cette opposition, la « signification empirique » contient le facteur exogène, c'est-
à-dire la redevabilité à quelque chose qui se trouve en dehors du système. C'est le « langage »
qui s'approche le plus, dans la conception positive de Quine, de l'ancienne notion de
signification. Le « langage » figure le facteur endogène, dans la reprise de l'ancienne dualité.
La « signification empirique » n'est ni la signification telle qu'elle se présente quand on dit
qu'il y a des énoncés vrais par signification seulement, ni non plus un successeur de cette
dernière, qui jouerait une fonction analogue chez Quine. La « signification empirique » est
plutôt le successeur fonctionnel, en contexte quinien, de ce qui s'opposait à la signification
dans l'ancienne dualité.
Le fait que la « signification empirique » de Quine soit l'un des pôles de l'équivalent
holistique de l'ancienne dualité signifie que, malgré la convergence entre les propos de Quine
quand il parle d'affronter le tribunal de l'expérience, et mes propos quand je parle d'une
vulnérabilité rationnelle devant les intuitions, on ne peut pas transposer la « signification
empirique » de Quine en termes de portée sur le monde empirique au sens où j'emploie cette
dernière expression, c'est-à-dire la position prise quant à l'état dans lequel se trouvent les
choses dans le monde quand on adopte une croyance ou une vision du monde. Pour Quine, on
peut distinguer les deux facteurs, même si <132> cela n'est possible que pour des systèmes
pris dans leur totalité, ce qui veut dire que la « signification empirique » d'une vision-du-
monde ne correspond pas à son contenu empirique, c'est-à-dire à la manière dont on considère
les choses du monde empirique quand on adopte cette vision-du-monde. L'autre facteur, le
facteur endogène, est également requis.
On pourrait pour l'instant prendre cet usage quinien de la notion de « signification
empirique » pour une petite curiosité terminologique. L'idée que la « signification empirique »
ne correspond pas au contenu, c'est-à-dire à la position prise quant à l'état dans lequel se
trouvent les choses dans le monde empirique, vient de Quine. Dans la thèse de
l'indétermination de la traduction, qui est censée développer la morale des « Deux dogmes »,
le but de Quine est de souligner « la mesure de la souveraineté conceptuelle de l'homme »
dans la formation de visions-du-monde148, c'est-à-dire ( dans une formulation qui met
explicitement Quine et Kant en relations ) la mesure dans laquelle le contenu des visions-du-
monde est le produit d'une spontanéité oeuvrant librement, sans être contrôlée par ce que la
réceptivité lui présente. Et du point de vue de Quine, la notion de « signification empirique »
est bel et bien méritante du fait de ne pas prendre place sur la rive de la nouvelle dualité qui
en ferait le successeur de l'ancienne notion de signification, et le « langage », dans la mesure
où, comme facteur endogène, il succède à cette ancienne notion de « souveraineté
conceptuelle de l'homme », conserve, dans les réflexions de Quine, tout ce que son
prédecesseur a d'intellectuellement douteux. En comparaison, la notion de « signification
empirique » est intellectuellement respectable, car on n'a besoin de rien d'autre pour
l'expliquer que de faire appel aux opérations de la réceptivité, qui sont soumises à des lois, et
ne sont pas polluées par la liberté de la spontanéité. Pour dire les choses de manière plus
quinienne, la « signification empirique » peut faire l'objet d'une investigation scientifique. La
« mesure de la souveraineté conceptuelle de l'homme », la mesure dans laquelle le contenu
d'une vision-du-monde va au-delà de sa « signification empirique » n'est que la mesure qui
met ce contenu hors de portée de la science, et donc de l'entreprise intellectuelle de premier
choix selon les critères quiniens.
On est bien au-delà de la simple précision terminologique quand on dit que la rive de
la nouvelle dualité sur laquelle la « signification empirique » prend place lui empêche de
succéder à l'ancienne notion de signification. Il faut se méfier de la rhétorique qui laisse
croire, à première vue, que la notion de Quine, correspond à la notion kantienne de contenu
empirique. Quine parle d'affronter le tribunal de l'expérience, ce qui semble <133> impliquer
une vulnérabilité à une critique rationnelle fondée dans l'expérience. Mais il conçoit
l'expérience comme "la stimulation de ... récepteurs sensoriels"149. Et dans une telle
conception de l'expérience, il n'y a pas de place pour des relations rationnelles entre les
croyances ou les visions-du-monde. Parler d'affronter le tribunal de l'expérience, pour Quine,
veut simplement dire qu'à diverses irritations des terminaisons nerveuses sensorielles
correspondent divers impacts sur les systèmes d'énoncés qu'un sujet accepte. Cela ne veut pas
dire que, selon le trajet que prend une expérience, les implications rationnelles qui pèsent sur

148
Le mot et la chose, tr. Joseph Dopp et Paul Gochet, Paris, Flammarion, 1977, p.30. Pour la thèse de
l'indétermination de la traduction, voir le chapitre 2
149
« L'épistémologie devenue naturalisée », p.89, dans Relativité de l'ontologie et autres essais, tr.J.
Largeault, Aubier, 1977
le choix du système d'énoncés fait par un sujet varieront. Malgré sa rhétorique juridique,
Quine ne permet pas à l'expérience de figurer dans l'ordre de la justification, si on oppose cet
ordre à l'ordre des événements soumis à des lois. Cela va de pair avec l'idée de soumettre la
« signification empirique » aux sciences naturelles.
Dans « Deux dogmes », Quine écrit à un endroit (p.78) que « certains énoncés (...)
semblent (...) avoir des affinités électives avec l'expérience: certains énoncés avec certaines
expériences. (...) Mais par cette relation d' ‘affinité’, je n'envisage rien de plus qu'une
association relâchée, reflétant la possibilité relative pour que nous choisissions, en pratique,
de réviser tel énoncé plutôt que tel autre, en cas d'expérience récalcitrante. » La seule relation
que Quine admette entre l'expérience et l'acceptation des énoncés est un lien causal brut
auxquels des sujets sont conditionnés quand ils apprennent un langage. Non pas qu'il y ait une
justesse à exercer une certaine révision sur un système de croyances à la lumière d'une
certaine expérience; il y a simplement qu'une certaine révision aurait probablement lieu si
l'expérience prenait une certaine direction150. La conception quinienne des expériences ne leur
laisse aucune place dans l'espace des raisons, dans l'ordre de la justification.
On pourrait cependant penser qu’on ne peut critiquer chez Quine que sa rhétorique,
mais sa manière de parler d'affronter le tribunal de l'expérience n'est pas de l'ordre d'un lapsus
sur lequel nous pourrions passer outre. Cette rhétorique est profondément enracinée dans la
pensée de Quine. <134> Nous ne pouvons pas simplement constater que la « signification
empirique », du fait que l'expérience n'est pas de l'ordre de la justification, manque de
signifiance, et laisser intacte la substance de la pensée de Quine.
Si l'expérience n'est pas de l'ordre de la justification, cela veut dire qu'elle ne peut pas
être transcendée ou dépassée par une vision-du-monde. Mais c'est précisément ce dont a
besoin Quine pour parler de « mesure de la souveraineté conceptuelle de l'homme ». Pour que
son adoption soit un exercice de spontanéité ou de « souveraineté conceptuelle », une vision-
du-monde doit transcender les données qui ne parlent pas suffisamment en sa faveur. Mais si
l'expérience n'a qu'un rôle causal dans la formation des visions-du-monde, et aucun rôle

150
C'est suffisant pour caractériser le concept d'expérience récalcitrante, qui est central dans la fameuse
image quinienne d'une « étoffe tissée par l'homme », et dont le contact avec l'expérience ne se fait qu'en bordure"
(p.76). Il est tentant de développer cette idée comme suit. Une expérience n'est récalcitrante que si on ne peut pas
la prendre rationnellement comme telle tout en continuant de croire tout ce qu’on croit; il nous incombe alors
rationnellement soit de refaire notre vision du monde (et l'idée duhémienne dont part Quine est qu'il y a plus
d'une façon de le faire) ou bien de rejeter cette expérience. Mais pour Quine, une expérience récalcitrante signifie
simplement qu'un sujet qui fait cette expérience changera probablement de croyances.
justificatif, elle ne peut pas être ce genre de donnée.
De plus, si le rapport de l'expérience aux visions-du-monde n'est pas celui des données
avec les théories, alors la capacité des conceptions de Quine à rendre compte de ce qu'est une
vision-du-monde est sérieusement mise en cause. Certes, Quine propose de montrer que les
visions-du-monde sont des constructions d'un intérêt intellectuel secondaire, mais il ne veut
pas abandonner l'idée de vision-du-monde. Car cela signifierait l'abandon de ce qu'il veut
montrer quand il parle de « mesure de la souveraineté conceptuelle de l'homme. » La thèse de
l'indétermination de la traduction n'a pas d'objet si au lieu de parler en termes de visions-du-
monde auxquelles nous parvenons, nous parlons en termes de vocalisations, avec lesquelles
nous parvenons à être plus ou moins à l'aise, selon nos propensions. Il y a aussi que l'idée
d'une interaction entre la spontanéité (la « souveraineté conceptuelle » ) et la réceptivité, une
idée (tout de même) kantienne, ne débouche sur l'idée de vision-du-monde que si l'on
comprend bien que ce que présente la réceptivité appartient, tout comme la vision-du-monde
qu’on a adopté, à l'ordre de la justification. Si nous tentons la supposition que les exercices de
la « souveraineté conceptuelle » ne reçoivent du cours de l'expérience qu'une affection
causale, et qu'ils ne lui sont pas redevables rationnellement, alors il ne reste rien de l'idée
selon laquelle les produits de la « souveraineté conceptuelle » sont à propos du monde
empirique, quelque chose comme une posture qu'il est correct ou incorrect d'adopter selon
l'état dans lequel les choses du monde empirique se trouvent. Et une fois cela perdu, il ne reste
rien de l'idée selon laquelle c'est la « souveraineté conceptuelle » qui est à l'oeuvre. La notion
de vision-du-monde, qu’on forme lors d'un exercice de la « souveraineté conceptuelle » ne se
réduit pas à la notion d'une perturbation produite conjointement par des impacts mondains et
par une force opérant à partir du sujet, d'une façon qui est en partie (mais seulement en partie)
déterminée par ces impacts151.
<135> Si nous faisons le ménage dans les formulations de Quine, en y éliminant tout

151
Il n'est pas étonnant que Quine joue sur les deux terrains. Voici à ce propos une formulation
caractéristique (p.89 de « l'épistémologie devenue naturelle » [trad. modifiée]): « La stimulation de ses
récepteurs sensoriels est la seule donnée sur quoi quiconque peut, en fin de compte, s'appuyer pour élaborer son
image du monde. » Cette phrase commente par une formulation qui ne peut convenir qu'à un élément extérieur à
l'ordre de la justification, mais continue (« sur quoi quiconque peut .... élaborer son image du monde. ») d'une
manière qui ne peut avoir un sens que si l'élément en question est de l'ordre de la justification. Ce qu’on obtient
en parvenant à une image du monde, ce n'est pas la stimulation de nos récepteurs sensoriels, l'expérience telle
que la conçoit Quine, donc, mais la manière dont les choses nous apparaissent. Et ceci appartient à une toute
autre conception de l'expérience que celle de Quine.
ce qui est du ressort de la rhétorique juridique, nous le privons de l'idée-même de
« souveraineté conceptuelle », et, du coup, l'idée que c'est avec le monde empirique que nous
sommes en contact, s'en trouve menacée. Cette interprétation n'attribue pas à Quine la
suggestion selon laquelle nous pourrions avoir complètement tort à propos du monde,
suggestion qui est la marque d'un scepticisme démodé. Mais, sans la rhétorique du
« tribunal » et l'idée de « souveraineté conceptuelle » qui l'accompagne, dont le caractère
strictement illicite est apparu en suivant Quine, c'est l'idée même que nous pouvons avoir le
monde en vue, que nous sommes en mesure de prendre une position, vraie ou fausse, et même
complètement fausse, sur l'état dans lequel les choses se trouvent dans le monde, qui est mise
en question par Quine152.

4. L'expérience tient une place étrange dans la pensée de Quine. Et cette étrangeté se
reporte sur une autre interprétation, tentante pour d'autres raisons, de ce que fait Quine quand
il rejette le premier des deux dogmes. Dans les conférences, c'est à partir de la voie suivie par
Sellars, une voie dont je vois l'origine chez Kant, que je rejette l'idée qu'il y a un Donné de
l'expérience, qui échapperait à l'activité de configuration des visions-du-monde. D'après
l'autre interprétation que je viens tout juste d'évoquer, Quine produit une idée similaire, en
rejetant l'idée qu'il y ait un Donné provenant du sein même de la structure de l'entendement153.
Sellars affirme que « la connaissance empirique, de même que son extension
sophistiquée, la science, est en effet rationnelle, non pas du fait qu'elle possèderait un
fondement, mais parce qu'elle est une entreprise se corrigeant d'elle-même, et pouvant mettre
en péril n'importe quelle affirmation, quoique pas toutes à la fois."154. La rationalité empirique
doit être pensée dynamiquement, c'est-à-dire comme un ajustement continuel aux impacts de
l'expérience.
Rejeter l'idée d'un Donné exogène, c'est suivre en partie cette recommandation. Cela
signifie un refus de considérer que les requêtes de l'expérience envers le système <136> de
croyances échappent à l'activité d'ajustement du système, et sont imposées par une instance
qui se serait constituée indépendamment de l'état présent du système évolutif, ou d'un état

152
Pour une discussion plus complète de Quine, dans cet ordre d'idées, voir le chap.6 de Barry Stroud,
The Significance of Philosophical Scepticism (Clarendon Press, Oxford, 1984), auquel je dois beaucoup.
153
C'est l'interprétation de Quine proposée par Rorty; voir le chapitre 4 de L'homme spéculaire. (Je fais
un usage continu de la notion de « Donné », afin d'opposer une conception qui est problématique, à une
conception qui ne pose pas de problèmes; voir la première conférence, au §4)
154
Empirisme et philosophie de l'esprit, p.83
vers lequel le système pourrait évoluer. Nous ne pouvons comprendre quels ajustements du
système sont requis que sur la base de ce que nous revèle l'expérience, et la saisie de ce
contenu dépend étroitement des concepts et des conceptions qui figurent dans le système
évolutif. Ce que l'expérience nous apprend fait déjà partie du système. Ce n'est pas une
contrainte externe vers le système.
Cela signifie qu'en dehors du système évolutif de croyances, il n'y a pas de Donné.
L'affirmation évoquée un peu plus haut - qu'il n'y a pas de Donné qui vienne de l'entendement,
c'est-à-dire de cette capacité intellectuelle qui est à l'oeuvre dans l'activité continuelle de
reconfiguration du système - se trouve également chez Sellars. Elle y est implicitement dans
la remarque sur la rationalité de la science citée un peu plus haut. Il est vrai que lorsque
Sellars attaque le Mythe du Donné en détail, il se concentre sur cette supposée contrainte
externe, mais Empirisme et philosophie de l'esprit commence par l'affirmation (p.18) que
l'idée d'un Donné dans l'expérience n'est que l'exemplification d'une conception beaucoup
plus générale. On pourrait facilement croire que le rejet d'un Donné endogène nous oblige à
dire ce que dit Sellars dans la remarque déjà citée, à savoir qu’on peut réviser toutes nos
croyances, y compris celles qui ont pour objet des structures qu’on retrouve dans les
systèmes de croyances les plus respectables, sur le plan intellectuel, des structures qui
contrôlent, plus ou moins explicitement, l'ajustement des systèmes de croyances en fonction
de l'expérience. Et cette dernière idée a une petite saveur quinienne bien distinctive.
Mais il y a un problème dans cette interprétation de Quine. D'après cette interprétation,
Quine affirme qu'il n'y a rien de Donné, pas même de la part du système évolutif. C'est le
« pas même » qui pose problème. Nous ne pouvons pas sans davantage de précautions
affirmer que Quine achève l'attaque contre le Donné en complétant l'attaque sellarsienne
contre un Donné externe. Si cette interprétation ne tient pas, cela vient de la position mal
assurée de la rhétorique juridique de Quine. D'un certain point de vue, Quine laisse le Donné
externe où il est. D'après sa conception officielle, en effet, l'expérience ne disposerait pas de la
portée rationnelle supposée sur la croyance, portée qui caractérise le Mythe du Donné.
Seulement, la rhétorique du « tribunal », qui n'est pas seulement chez Quine un ornement,
suppose un lien rationnel entre expérience et croyance. Du coup, la pensée de Quine prend
l'allure d'une bien étrange combinaison. Car Quine cherche à rejeter un Donné endogène, sans
jamais se prononcer quant à l'exclusion définitive d'un Donné éxogène. Selon l'image de
Quine, « la souveraineté conceptuelle de l'homme » ne connaît pas de limites engendrées en
son sein<137> à sa liberté de jeu, mais elle opère dans des limites domaniales qui lui sont
assignées de l'extérieur.
5. Si Davidson se fait l'avocat du cohérentisme, une position qui a été la cible de mes
critiques dans les conférences, c'est parce qu'il réagit à un aperçu important et fondé, qui
correspond à ce que j'ai dit à propos de Quine. Quine voudrait, dans le jeu qu'il établit (au
bout du compte) entre la spontanéité et la receptivité, être gagnant sur les deux tableaux, ce
qui est impossible. Il voudrait à la fois se servir de l'expérience comme d'un tribunal qui a
juridiction sur nos croyances, et en même temps maintenir une conception de l'expérience qui
exclut cette dernière de l'ordre de la justification. Davidson, tout comme Quine d'après moi,
s'oppose, admirablement à mon avis, à toute philosophie qui fait de la possibilité d'être en
contact avec le monde empirique quelque chose de nature à engendrer des problèmes.
D'après Davidson, la dualité des facteurs endogènes et exogènes, qui subsiste dans
l'« empirisme sans les dogmes » de Quine, est « en soi un dogme de l'empirisme, le troisième
dogme »155. Il attaque ce dualisme subsistant, « le dualisme du schème conceptuel [En termes
quiniens, le ‘langage’] et du contenu empirique [en termes quiniens, la ‘signification
empirique’] »156 sur les deux fronts.
Dans « Sur l'idée même de schème conceptuel », l'attaque se porte sur le front du
facteur endogène. L'idée quinienne de « souveraineté conceptuelle », d'une liberté qui n'est
limitée par le facteur exogène que partiellement, trouve une expression franche dans la thèse
d'après laquelle on pourrait rencontrer des visions-du-monde qui soient mutuellement
inintelligibles, et que, donc, des exercices différents de la « souveraineté conceptuelle »
pourraient aboutir à pareille divergence. Face à cela, Davidson montre que l'idée de visions-
du-monde mutuellement inintelligibles n'a aucun sens.
Dans « Une théorie cohérentiste de la vérité et de la connaissance », l'attaque porte sur
l'autre front. Dans cet article, Davidson montre que l'expérience ne peut pas constituer « un
fondement de la connaissance hors du champ de nos croyances ». Cet argument de Davidson
rappelle Sellars. Dans mes termes, Davidson cherche à montrer que l'expérience ne peut pas
se trouver à la fois à l'intérieur de l'espace des raisons, comme l'exige sa constiution en
« fondement de la connaissance », et à l'extérieur de cet espace, où elle devrait, d'après
Davidson, se trouver pour être « hors du champ de nos croyances ».

155
« Sur l'idée même de schème conceptuel », p.276. Davidson poursuit: « Le troisième, et peut-être le
dernier, car si nous l'abandonnons, il n'est pas évident qu'il reste quoi que ce soit de distinctif qu'on puisse encore
appeler empirisme. »
156
« Sur l'idée même de schème conceptuel », p.276
<138> Le but de Davidson dans ces deux textes, thématiquement reliés, est bel et bien
de conjurer une manière de penser qui rend mystèrieuse la portée de la pensée sur le monde
empirique, même si ce n'en est pas l'intention. A la fin de « Sur l'idée même de schème
conceptuel », Davidson écrit (p.289): « En abandonnant le dualisme du schème et du monde
[C'est-à-dire: le monde, conçu comme la source des requêtes imposées de l'extérieur de la
pensée, sur notre penser empirique], nous n'abandonnons pas le monde, mais nous
rétablissons un contact sans médiation avec les objets familiers qui, par leurs cabrioles,
rendent nos phrases et opinions vraies ou fausses. » Si nous sommes attentifs à cette
remarque, nous constatons que Davidson pourrait être l'auteur de l'image d'une pensée
illimitée, dont je me fais l'avocat dans les conférences. L'image qu’on rejette, celle d'une
frontière qui ceint la pensée et la sépare du monde, serait l'expression pittoresque de l'idée que
la relation entre la pensée et ses objets pose des problèmes philosophiques. Rejeter cette
image, c'est refuser que notre « contact immédiat » avec le monde familier souffre la menace
d'un ensemble de présupposés philosophiques qui ne sont qu'apparemment indispensables.
Ainsi considérée, la réaction de Davidson à la manière dont Quine reconduit le dualisme du
schème et du monde, a tout l'air à mes yeux d'un modèle de réflexion157.
Et cela est, sans conteste, vrai, dans une certaine mesure. Je reconnais sans réserve que
Davidson a vu juste, en refusant que la philosophie rende mystérieuse la portée de la pensée
sur ses objets. Et il a raison de dire que Quine ne peut pas être victorieux sur les deux fronts:
l'expérience telle que Quine la conçoit ne peut pas être un tribunal. Mais aspirer à éliminer le
mystère est une chose; mener à bien cette visée en est une autre. Selon moi, Davidson prend la
mauvaise direction dès lors qu'il veut résoudre la tension qu'il dénonce chez Quine. Et le
résultat est qu'il nous laisse avec les problèmes philosophiques qu'il voulait éliminer.
Davidson voit bien que Quine ne trouve pas de manière cohérente de développer l'idée
selon laquelle les systèmes de la croyance empirique sont le résultat d'une coopération entre la
spontanéité et la réceptivité. Mais il a tort d'en conclure qu'on ne peut rien faire de cette idée
et qu'elle ne peut refléter qu'un dualisme impraticable. Comme je l'ai dit (§3 plus haut), on ne
peut clarifier la manière dont l'interaction entre la spontanéité et la réceptivité a pour résultat
une croyance, <139> ou un système de croyances sur le monde empirique (c'est-à-dire
quelque chose qu'il est correct ou incorrect d'adopter selon l'état dans lequel se trouvent les
choses dans le monde empirique) que si les constructions de la spontanéité sont

157
Ce sont Christopher Hookway, et, d'une autre manière, Aryeh Frankfurter, qui me l'ont rappelé avec
insistance.
rationnellement vulnérables à ce que la réceptivité présente. Si Quine ne peut pas fournir sa
propre version de cette dernière idée, c'est à cause de sa conception de l'expérience. Et cette
conception, Davidson la partage. Pour Davidson, ce n'est que de l'extérieur que la réceptivité
peut stimuler l'espace des raisons, ce qui revient à dire que rien ne se trouve dans une position
de vulnérabilité rationnelle face à ce que la réceptivité présente158. Si Davidson se distingue
ici de Quine, c'est parce qu'il est explicite, et qu'il tire les conséquences avec lucidité: on ne
peut pas traduire la portée de la pensée sur le monde dans les termes d'une interaction entre la
spontanéité et la réceptivité. Si nous continuons à emprunter au vocabulaire de Kant, il faut
dire que les opérations de la spontanéité ne souffrent aucune contrainte venant du dehors. On
trouve bien dans cette dernière phrase une formulation du cohérentisme de Davidson.
Les réflexions de Davidson ne détruisent certes pas sous toutes ses formes l'idée selon
laquelle la pensée empirique est rationnellement vulnérable face au cours de l'expérience.
« Cours de l'expérience » signifie ici la succession des circonstances où les choses
apparaissent à quelqu'un d'une certaine manière, et où ces apparaîtres stimulent
rationnellement l'activité de configuration de sa vision-du-monde. Nous pouvons le dire sans
risque d'erreur, à la lumière des réflexions de Davidson, car l'apparaître-tel-à-quelqu'un des
choses est d'emblée présent dans l'espace des concepts, et cela lui permet d'entrer dans un
réseau de relations rationnelles avec les autres occupants de cet espace. Mais d'après
Davidson, nous ne pouvons pas dire, sans risque d'erreur, que les impressions sensorielles, les
impacts mondains sur nos sens, pressent des requêtes rationnelles envers notre pensée
empirique. Ou alors, si nous voulons le dire ainsi, il faudra avoir préconisé un emploi
particulier du verbe « presser ». Une impression sensorielle peut être la cause de l'apparaître-
tel-à-quelqu'un d'une chose, et cet apparaître pèse sur la pensée que le sujet doit avoir. Mais,
quant aux impressions sensorielles, <140> telles qu'elles sont envisagées par Davidson, elles
ne peuvent pas entretenir de relations rationnelles avec la pensée que doit avoir un sujet159.

158
Le détail de la conception quinienne de l'expérience, la stimulation des surfaces sensorielles etc.,
n'est pas en question ici. Il peut se trouver des conceptions de l'expérience moins résolument anti-mentalistes qui
rejoignent la conception de Quine à un niveau plus abstrait, dans la mesure où elles considérent les expériences
comme des présents de la réceptivité. D'après l'idée générale de Davidson, si l'on pense que l'expérience est ce
qui nous est fourni par la réceptivité, alors, peu importe les détails de notre conception de l'expérience, celle-ci
est, de ce fait, conçue de telle façon qu'elle n'a plus aucune place dans l'espace des raisons.
159
Dans « Une conception cohérentiste de la vérité et de la connaissance », Davidson réserve
apparemment le mot « expérience » pour qualifier les impressions sensorielles et non les apparences. Voir, par
exemple, page 313, où il formule la conception qu'il critique comme suit: « Tout ce qui a trait à la signification
Ce n'est pas dans les termes de Davidson que je rapporte cette idée. Davidson ne parle
pas d'apparences, et il s'exprime comme si les croyances pouvaient tenir le rôle que les
apparences peuvent selon moi tenir. C'est le cas quand il formule son cohérentisme à l'aide
d'une remarque que j'ai déjà citée dans les conférences: « Rien hormis une autre croyance ne
peut compter comme raison d’avoir une croyance. »160. Si le but de Davidson est de montrer
que les apparences ont un rôle fondationnel, alors se concentrer ainsi sur les croyances est
plutôt maladroit, ne serait-ce que d'un point de vue terminologique. Il ne faut évidemment pas
identifier le fait que quelque chose m'apparaisse être d'une certaine manière et le fait que je
crois quelque chose. Et en tout cas, certainement pas avec le fait que je crois que quelque
chose est d'une certaine manière. Sans aucun doute, quand les choses m'apparaissent être
d'une certaine manière, je crois, en général (au moins) que les choses m'apparaissent être
d'une certaine manière, mais il n'est pas du tout évident que l'apparence est la croyance. Et
peu importe, car nous pouvons sans danger porter au crédit de cette apparence des
implications sur ce qu'il faut que je pense. Mais pour ce qui me concerne pour l'instant, il n'y a
pas de véritable problème. La terminologie de Davidson convient à la simplicité extrême qu'il
a voulue pour sa position cohérentiste. Il aurait pu développer en substance la même idée en
disant que <Att ob="trad valérie pour confirmer"> nothing can count as a reason for holding a
belief </Att> à part quelque chose qui se trouve aussi dans l'espace des concepts - par
exemple, une circonstance, qui consiste en l'apparaître-tel d'une chose à un sujet. (Il y a un
point plus problématique dans la formulation de Davidson, sur lequel je reviendrai.)
C'est ici que se fait entendre l'écho sellarsien auquel j'ai déjà fait allusion161. Sellars
consacre une partie de Empirisme et philosophie de l'esprit à défendre une notion
d'impression sensorielle162. L'axe de la défense <141> consiste à distinguer impressions et
portions du Donné, et Sellars s'y livre en refusant soigneusement d'attribuer une quelconque

doit trouver sa source dans l’expérience, le donné ou les données de stimulation sensorielle, quelque chose
d’intermédiaire entre les croyances et les objets habituels de nos croyances » (« croyance » sert ici de code pour
« choses dans l'espace des concepts »; voir le paragraphe suivant de mon texte.) Mais l'usage du mot
« expérience » n'est pas le problème ici.
160
Voir, dans « Une conception cohérentiste de la vérité et de la connaissance ». « le problème auquel
nous nous sommes heurtés est que la justification semble répondre de cette conscience qui n’est rien d’autre
qu’une croyance supplémentaire. »
161
En fait, j'ai formulé ce qui, à la lumière des réfléxions de Davidson, est innocent, en des termes qui
sont plus sellarsiens que davidsoniens.
162
Défense qui occupe à peu près toute la conclusion de cet essai, à partir du § 45.
signification épistémologique directe aux impressions. Leur signification épistémologique est
indirecte. Car sans elles il ne pourrait pas y avoir de circonstances directement signifiantes,
comme le fait de voir que les choses sont d'une certaine manière, ou le fait que les choses
semblent être d'une certaine manière. Mais ce n'est qu'ainsi, indirectement donc, que les
impressions participent au genre de réponse rationnelle que la pensée empirique produit en
réaction au cours de l'expérience. Une interprétation innocente de cette réactivité rationnelle
peut se présenter à nous, mais c'est à condition de comprendre que la notion de « cours de
l'expérience » signifie la succession des apparaîtres, et non pas la succession des impressions.
Les impressions sont, pour ainsi dire par définition, de la réceptivité à l'oeuvre. Il y a
donc une image commune à Sellars et à Davidson qui se présente comme suit. La réceptivité
figure à l'arrière-plan explicatif des circonstances. Cet arrière-plan est inclus, tout comme les
visions-du-monde évolutives, dans l'ordre de la justification. Mais la réceptivité ne peut pas
entrer seule en interaction avec la spontanéité, selon le mode implicite dans la rhétorique de
Quine (même si la conception officielle de la réceptivité proposée par Quine exclut toute
interaction de ce genre.)
En opposition à cette image, j'affirme que, en dépit du fait qu’on ne peut pas accepter,
comme le constate Davidson, la tentative peu convaincue de Quine de présenter les visions-
du-monde comme des produits d'une interaction entre la spontanéité et la réceptivité, il n'y a
aucune raison de laisser tomber l'idée d'une telle interaction. Ce n'est pas l'idée qui pose un
problème, mais c'est le manque de conviction affiché par Quine. En effet, dans la rhétorique,
l'interaction est rationnelle, mais, dans le fond, la conception de Quine interdit à la réceptivité
de stimuler rationnellement quoi que ce soit.
On ne peut apprécier véritablement l'idée de cette interaction que si l'on se trouve en
mesure de dire que les impressions que le monde fait sur nos sens, les présents de la
réceptivité, sont (au moins pour certaines d'entre elles) des apparaîtres, ce que Davidson et
Sellars admettent, et que, en tant qu'apparaîtres, ils peuvent en toute innocence prendre place,
à côté des visions-du-monde, dans l'espace des raisons, puisqu'ils se trouvent déjà de toute
façon dans l'espace des concepts. Ainsi, il est possible d'épouser véritablement cette idée
attirante que Quine embrasse sans conviction. Il y a bien un espoir de lever tout mystère du
contenu empirique, tel qu'il se trouve investi par les exercices de la spontanéité, mais cela
suppose de le penser selon des directions désavouées par Sellars et Davidson, désavoeu
partagé par Quine, du fait de ses positions officielles. En effet, qu'un exercice de
« souveraineté conceptuelle » puisse avoir une portée sur le monde empirique, c'est-à-dire
constituer une prise de position <142> sur l'état dans lequel se trouvent les choses, posture
qu'il est correct ou incorrect d'adopter selon l'arrangement du monde, cela ne devrait pas poser
de problème à partir du moment où la « souveraineté conceptuelle » est redevable
rationnellement au monde qui s'imprime dans l'expérience sur un sujet.
Il ne suffit pas de dire, avec la permission de Sellars et de Davidson, que l'exercice de
la « souveraineté conceptuelle », quand elle configure des visions-du-monde, est une réponse
rationnelle à la succession des apparaîtres à un sujet. Non pas que cela soit faux. Mais si nous
sommes d'accord avec Sellars et Davidson pour distinguer apparaîtres et impressions, il ne
suffit pas de s'en tenir à ce qu'ils s'autorisent à dire pour légitimer notre constatation selon
laquelle la portée de la pensée sur le monde n'est à l'origine d'aucun mystère philosophique163.
D'après Davidson et Sellars, les apparaîtres ne peuvent prendre place dans l'espace des
concepts, de sorte qu’on ne puisse en toute cohérence considérer qu'elles entretiennent des
relations rationnelles aux croyances que si l'on distingue ces apparaîtres des impacts du
monde sur nos sens. Les apparaîtres sont à peu près le même genre de choses que les
croyances, c'est-à-dire des choses douées d'un contenu empirique, avec une portée sur le
monde empirique. Mais du coup nous ne pouvons pas, en évoquant un jeu rationnel entre les
apparaîtres et les croyances, empêcher que la question « comment des croyances peuvent-elles
avoir un contenu empirique? » se présente avec insistance. La vraie question est bien
« comment du contenu empirique est-il possible? », et nous n'en mènerons pas large en
invoquant le fait que les apparaîtres ont bien un tel contenu.
Combien la situation est différente si nous concevons la redevabilité rationnelle des
croyances aux apparences comme une redevabilité rationnelle à la réceptivité elle-même!
Alors on ne peut pas nous accuser de nous contenter de transférer le mystère du contenu
empirique des croyances vers les apparaîtres. Car il n'y a plus de mystère. Si la redevabilité
rationnelle est due à la réceptivité en tant que telle, et non pas à quelque chose qui aurait un
lien avec cette réceptivité parce que cette dernière figure dans son arrière-plan explicatif, alors
la sujétion au tribunal de l'expérience signifie pour les exercices de « souveraineté
conceptuelle » une redevabilité rationnelle au monde même. (Il faut rappeler ici l'image de
l'expérience comme ouverture au monde.) Qu’on adopte des postures par rapport à l'état dans

163
La « légimité » compte ici. Rorty (je vais en parler bientôt) excelle à faire tomber les options qui sont
à notre disposition dés lors que nous supposons que de tels problèmes existent. L'inutilité de ces options indique
peut-être extérieurement que cette conception du but de la philosophie est erronée. Mais cette approche externe
peut facilement laisser l'impression qu'il se pourrait que ces questions philosophiques soient bien les bonnes, et
ainsi renouveler l'inconfort philosophique, aucune purge n'étant opérée. La purge requiert d'autres méthodes,
méthodes que Rorty ne maîtrise pas réellement.
lequel les choses se trouvent, et qu'on le fasse correctement ou incorrectement <143> selon
l'arrangement du monde, tout cela ne doit normalement pas poser de problèmes dès lors qu’on
considère que la configuration d'une vision-du-monde possède, en vertu d'une ouverture de
l'expérience, une redevabilité rationnelle au monde même.
Cette conception de l'expérience est en opposition avec une conception présentant les
expériences comme des émissaires du monde. Davidson remarque ("Une théorie
cohérentiste..." (???, traduction modifiée)) que si nous présentons les expériences comme des
émissaires qui présomptivement, nous informent sur le monde, alors le problème est qu'il « se
peut qu'ils mentent (...) des intermédiaires ne peuvent nous promettre la véracité ». Mais le
vrai problème, quand on conçoit les expériences comme des intermédiaires, c'est qu'il n'y a
aucun moyen de voir comment des expériences, ainsi conçues, peuvent avoir le rôle de nous
dire quelque chose, que cela soit vérace ou pas. En concevant la réceptivité comme quelque
chose qui vient stimuler rationnellement la croyance, nous sommes armés pour comprendre
l'expérience comme une ouverture au monde. Et ainsi, il n'y a plus aucun problème à
expliquer comment l'expérience peut être douée de contenu, et la question de la véracité prend
un autre aspect. Nous avons alors le droit intellectuel de répondre par un haussement
d'épaules aux doutes sceptiques, dès lors qu'il sont exprimés selon l'éthos philosophique
habituel, c'est-à-dire dès lors qu'ils sont censés indiquer un supposé problème qui toucherait à
la possibilité du contact entre la pensée et les objets qu'elle vise. Il y a bien sûr des
expériences où nous sommes faillibles, et quand l'expérience nous induit ainsi en erreur, on
peut dire en un sens qu'elle se met entre le monde et nous; mais c'est une erreur cruciale que
de croire que cette faillibilité nous prive de l'idée même d'ouverture (une ouverture faillible)
au monde, comme s'il nous fallait remplacer cette idée par celle d'émissaires qui peuvent nous
dire la vérité ou nous mentir. C'est uniquement parce que nous comprenons comment, dans
l'apparence, le monde-même se rend manifeste à nous, que nous pouvons rendre compte du
contenu empirique, de la portée sur le monde, que comporte l'idée d'une apparence qui nous
induit en erreur. Quand l'expérience ne nous induit pas en erreur, nous sommes confrontés
directement à un état de choses qui se trouve dans le monde même, nous n'attendons pas d'un
intermédiaire qu'il daigne nous dire la vérité164.
De ce point de vue, la formulation de Davidson d'après laquelle « rien hormis une
autre croyance ne peut compter comme raison d'avoir une croyance », est pour le moins

164
Cf. la sixième conférence, § 3. [On aura reconnu ici le rappel de la conception disjonctive que
McDowell oppose à l'argument de l'illusion et aux conclusions tirées par les phénoménalistes. N.d.T.]
excessive. J'ai suggéré l'amendement suivant: rien sauf s'il se trouve également dans l'espace
des concepts ne peut compter comme raison d'avoir une croyance. A mes yeux, ainsi
amendée, la formulation est correcte. Elle ne laisse pas de place à ce que j'ai appelé dans les
conférences le « cohérentisme sans contrainte », c'est-à-dire la thèse selon laquelle les
exercices de la spontanéité ne connaissent aucune contrainte rationnelle externe.
L'amendement laisse une place à la contrainte rationnelle que peuvent produire les faits sur
des exercices de la spontanéité, <144> quand les faits se rendent d'eux-même manifestes dans
l'expérience, ce qui veut dire que cette contrainte est bien extérieure aux exercices de la
spontanéité, extérieure au penser, comme je l'ai dit dans les conférences, mais qu'elle n'est pas
extérieure au pensable, qu'elle n'est donc pas hors de l'espace des concepts (Deuxième
conférence, §3). Mais nous ne pouvons réellement disposer de cette idée d'une contrainte
externe qu'à la condition d'arracher à la réceptivité un contrat rationnel [a rational
engagement] avec la spontanéité, et Davidson pense que c'est impossible. Et, en effet, quand
Davidson dit que seule une croyance peut entretenir des relations rationnelles avec une
croyance, ce n'est pas simplement la curiosité terminologique que j'ai déjà défaite qui est en
jeu ; cette implication facile à écarter qu'une apparence est une croyance. La formulation de
Davidson renvoie à quelque chose de plus profond. Davidson ne peut pas tolérer les requêtes
rationnelles externes envers les exercices de la spontanéité, et du coup son cohérentisme est
véritablement sans contrainte. Même en ne prenant pas le terme de « croyance » en un sens
très strict, se restreindre aux croyances revient à peu près à ceci que ne figureront dans
l'espace des raisons, à côté des visions-du-monde évolutives, que des entités subjectives.
J'affirme que c'est catastrophique, car cela a pour effet certain de nous obliger à faire un
mystère de la portée de la croyance, ou de n'importe quoi d'autre, un apparaître par exemple,
sur le monde empirique.
Dans la conception commune à Davidson et Sellars, même si l'on écarte leur relation
indirecte à ce qu'il faut croire, les impressions ne sont pas complètement écartées du domaine
de l'épistémologie. Des croyances peuvent prendre pour objet la manière dont les impressions
font une médiation causale entre le monde et les croyances, et des croyances qui ont un tel
objet peuvent entretenir des relations fondationnelles avec d'autres croyances. Prenons par
exemple une croyance qui crédite un objet d'une propriété observable. Dans le contexte d'une
théorie qui explicite rationnellement le rôle des impressions dans les interactions causales
entre les sujets et le monde, cette croyance pourrait être rationnellement fondée dans une
croyance au sujet d'une impression. On pourrait trouver une justification à croire que cet objet
a cette propriété dans le fait d'avoir une impression typique, dans le cadre d'une théorie bien
fondée, de l'impression causée, dans les circonstances appropriées (par exemple, un éclairage
approprié) par l'objet qui possède cette propriété165.
<145>Mais c'est tout à fait autre chose de dire qu’on peut fonder la croyance que
l'objet a cette propriété dans l'impression elle-même, que le fait s'imprime de lui-même sur le
sujet, et cela est permis dans mon image, que Davidson et Sellars ne partagent pas. Dans mon
image, les impressions sont, pour ainsi dire, transparentes. Dans celle de Sellars et Davidson,
elles sont opaques. Il est vrai qu'il suffit, dans leur image, de savoir ce qu'il faut à propos des
connexions causales que ces impressions ont avec le monde, pour en tirer des conclusions sur
le monde, mais ces impressions ne révèlent pas, en tant que telles, ce monde à un sujet. Leur
signifiance épistémologique est comparable au rôle que jouent les sensations corporelles dans
le diagnostic des troubles de l'organisme. Et j'affirme que cela ruine le projet davidsonien
d'éliminer le mystère. Etre aveugle à la transparence des impressions, c'est mettre le monde
tellement loin de nos vies perceptives qu'il est impossible d'empêcher le mystère de venir
troubler l'idée selon laquelle nos vies conceptuelles, où il y a des apparaîtres, ont un contenu
empirique.
Dans le style de réflexion que j'ai attaquée, la séparation entre impressions et
apparaîtres n'est pas systématique et ne se calque pas nécessairement sur la division entre
causes et effets. En effet, dans une autre version de cette image, on pourrait soutenir l'idée
selon laquelle les apparaîtres (pour certains d'entre eux au moins) sont des impressions. C'est
encore une version de l'image que j'ai attaquée si l'on insiste sur le devoir de distinction
conceptuelle entre le fait pour quelque chose d'être un apparaître et celui (peut-être, dans cette
version de l'image, pour cette même chose) d'être une impression. Identifier une seule et
même entité à la fois comme impression et comme apparaître, c'est rendre pour le moins
équivoque la frontière qui sépare deux modes de conceptualisation qui sont pourtant
radicalement distincts. Il faudrait alors insister sur le fait que ce n'est pas parce qu'il est
l'impression qu'il est qu'un élément se trouve être l'apparaître qu'il est. Cette version de
l'image est plus proche de ce que défend Davidson que de la version sur laquelle j'ai travaillé,

165
On peut comparer avec la manière dont Sellars discute le problème de l'autorité de l'observation,
dans Empirisme et philosophie de l'esprit,pp.72-75. Cette discussion précède la tentative sellarsienne de
réhabilitation des impressions; elle fait reposer l'autorité d'un jugement observationnel que quelque chose est vert
sur la connaissance qu'a le sujet de la relation fiables, dans les bonnes conditions que son énoncé « c'est vert »
entretient avec quelque chose qui est vert. Mais, une fois que c'est l'impression de vert qui prend les devants, elle
peut très bien se retrouver occuper la position qu'occupe l'énoncé « c'est vert », dans le type de fondation qui est
envisagé par Sellars dans ce passage.
version dans laquelle les impressions appartiennent à l'arrière-plan explicatif des apparaîtres,
et qui est dans la ligne de Sellars.
Mais, pour moi, il s'agit bien d'une version de la même image, et cela veut dire aussi
que je ne pense pas que procéder ainsi à l'identification des impressions et des apparaîtres
change quoi que ce soit au problème principal. Dans le contexte d'une identification envisagée
de cette manière, il demeure que les impressions sont bel et bien opaques. Si la raison pour
laquelle on crédite un élément de contenu empirique est qu’on peut dire qu'il est également un
apparaître, alors cela veut dire que ce n'est pas parce qu'il est l'impression qu'il est que cet
élément possède ce contenu. C'est simplement une autre manière de refuser d'accepter un
contrat rationnel entre la spontanéité et la réceptivité, et je crois que cela <146> nous prive à
nouveau de toute légitimité à ne trouver aucun mystère dans le contenu empirique166. Pour
trouver cette légitimité, nous devons nous faire à l'idée qu'il faut accepter qu'une impression
peut, en tant que telle, être un apparaître, c'est-à-dire une circonstance où le monde produit
une apparence pour un sujet.
Dans l'image que je prescris, même si le monde n'est pas extérieur à l'espace des
concepts, il est extérieur aux exercices de la spontanéité. Même si nous devons effacer la
frontière qui symbolise un abîme entre la pensée et le monde, l'image comprend néanmoins
une dimension dedans-dehors [an in-out dimension]. Les relations entre ce qui est le plus
« dedans » [what is further in] et ce qui est le plus « dehors » [what is further out]
représentent la source de toute fondation rationnelle, et le monde (qui est ce qu'il y a de plus
« dehors » [as far out as possible]) est la source ultime de toute justification. Contre Davidson
et Sellars, j'ai insisté pour donner une place aux impressions, aux présents de la réceptivité, le
long de cette dimension dedans-dehors. Les impressions doivent prendre place dans l'ordre de
la justification. Il y a bien sûr d'autres dimensions où figurer les connexions entre des
éléments mentaux et le monde, et on peut interpréter des expressions comme « l'impact
mondain sur les sens » de manière à pouvoir l'appliquer à des éléments dont la position entre
les esprits et le monde ne peut être représentée que sur l'une de ces autres dimensions. Mais
cela n'est pas une raison pour supposer, comme le font Davidson et Sellars, que c'est la seule
manière de rendre compte de ce qu'est un présent de la réceptivité.

6. Une cible plus évidente de mes critiques que Davidson serait l'interprétation de
Davidson offerte par Rorty dans « le pragmatisme, Davidson et la vérité ». Dans cet article,

166
Ce que je dis ici va de pair avec une suggestion que j'ai faite dans la quatrième conférence, §4.
Rorty isole afin de les défendre les aspects précis de la réflexion de Davidson auxquels j'ai
adressé mes objections. En procédant ainsi, Rorty ne laisse aucune place aux autres aspects de
la pensée de Davidson. Et le résultat est un sermon qui nous enseigne comment ne pas en finir
avec les obligations intellectuelles illusoires de la philosophie traditionnelle.
A supposer qu'il s'agit bien là des objectifs de Rorty, il a dans ce cas raison d'écarter le
« fait que l'intention déclarée de Davidson (...) n'est pas de répudier la question du sceptique,
mais de lui apporter une réponse. »167 (p.27). Je suppose également que les questions
philosophiques concernant la possibilité de la connaissance expriment fondamentalement la
même inquiétude que les questions philosophiques à propos <147> de la possibilité du
contenu, celle-ci provient d'un sentiment de séparation entre l'esprit et le monde. Davidson et
Rorty concentrent en général leur attention sur le premier type de questions, tandis que je me
concentre sur l'autre type de questions. Mais je crois que c'est, de manière sous-jacente, la
même idée, à savoir qu'il faut conjurer le sentiment de la séparation plutôt que de tenter de
combler l'abîme ressenti.
Rorty croit très fortement que les obligations supposées de la philosophie
traditionnelle sont illusoires. Et, pour cela, il a toute ma sympathie. Je ne reproche pas à
Davidson de ne pas répondre à la question de la possibilité d'un contenu empirique, mais
plutôt de ne pas parvenir à démontrer fermement, comme il le voudrait, que la question elle-
même n'a aucune urgence. Mais la manière dont Rorty exprime sa conviction fausse le
problème. Il félicite Davidson de préconiser la manière de penser qui, après examen, rend
impraticable la voie qui conduit à écarter tout mystère de l'idée de contenu empirique. Il est
vrai que Rorty évite les flatteries de la philosophie traditionnelle, mais le résultat de son
dispositif d'ensemble est qu'il ne peut résister à ces flatteries qu'à la manière d'Ulysse
confronté au chant des sirènes, c'est-à-dire en se bouchant les oreilles.
Rorty présente le cohérentisme de Davidson, qu'il accepte, de la manière suivante. Il
faut distinguer les croyances « considérées de l'extérieur, comme les considère le linguiste de
terrain (en tant qu'interactions causales avec l'environnement) » et les croyances considérées
« de l'intérieur (en tant que règles pour l'action) comme les [considèrent] les indigènes qui ne
possèdent pas de théorie de la connaissance. » (p.30). Il faut « renoncer à la possibilité d'une
troisième voie qui combinerait de quelque façon le point de vue externe et le point de vue

167
dans "Afterthoughts, 1987" (in Alan Malachowski, éd., Reading Rorty [Blackwell, Oxford, 1990]),
Davidson attribue à Rorty l'affirmation selon laquelle « je ne devrais pas prétendre être en train de répondre au
sceptique quand je lui signifie de quitter les lieux », et dit « je suis assez d'accord avec lui. »
interne, les attitudes descriptives et normatives » (p. 30)168. La considération de l'extérieur,
celle du linguiste de terrain, est descriptive; elle établit un lien entre les croyances et des
objets et circonstances qui appartiennent à l'environnement du sujet de croyances, au sein
d'une structure constituée de relations causales. (Dans la considération de l'extérieur, les
croyances sont « considérées... en tant qu'interactions causales avec l'environnement ».) La
considération de l'intérieur est normative. C'est « le point de vue ... de celui qui est
sérieusement en quête de la vérité. » (p. 34), un point de vue qui établit un lien entre les
croyances et ce qui est censé leur fournir des garanties, c'est-à-dire des éléments situés dans
l'espace des raisons.
Rorty pense qu'on peut assigner différents usages de la notion de vérité à ces différents
points de vue. Il loue Davidson pour sa « contribution <148> au pragmatisme » qui « consiste
à observer que [‘vrai’] possède un usage décitationnel qui s'ajoute aux usages normatifs
reconnus par James. » (p. 27) Parce qu'il le différencie d'un usage « normatif », associé par
Rorty au point de vue de l'intérieur, nous pouvons penser qu'il associe l'usage décitationnel de
« vrai » à la considération descriptive, et, donc, à la considération de l'extérieur.
Quoi qu'il en soit, cela s'accorde avec le fait que Rorty identifie la considération de
l'extérieur à la considération du linguiste de terrain. Pour Davidson, les théories de la vérité
que le linguiste de terrain cherche à établir pour tel ou tel langage sont des théories à la
Tarski, qui font un usage décitationnel, au sens large, de « vrai ». Au sens strict, la décitation
est ce qu’on trouve dans les théorèmes d'une théorie tarskienne de la vérité formulée dans une
extension minimale du langage pour lequel elle est une théorie. C'est ce que Davidson appelle
des « trivialités neutres portant sur la neige »169, en rappel du fameux example « ‘La neige est
blanche’ est vrai (en français) si et seulement si la neige est blanche ». Dans ce cas, la
décitation est ce qu'il faut faire pour obtenir ce qui est censé figurer dans la partie droite du
théorème à partir de la partie gauche du théorème. Mais à partir de cette idée, on peut
aisément généraliser à l'idée d'élimination de la montée sémantique, ce qui n'a pas besoin
d'être fait dans le langage à partir duquel il y a eu montée sémantique, comme dans le cas de
la décitation au sens strict170. Les théories de la vérité recherchées par le linguiste de terrain de

168
La troisième voie à laquelle il faut renoncer est décrite par Rorty un peu plus haut comme « une
tentative confuse pour s'installer à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du jeu de langage » (p.27). On peut
également comparer à la manière dont Rorty critique Putnam qui voudrait une « représentation synoptique... qui
mêlerait à la fois le point de vue interne et le point de vue externe. » (p.34)
169
« Vrai en vertu des faits », p.88, cité par Rorty à la page 28.
170
Pour la généralisation, voir Quine, Philosophie de la logique
Davidson comportent des théorèmes qui sont décitationnels au sens large, ce qui veut dire
qu'il s'agit des correspondants inter-linguistiques de ce qui figure, dans le cas intra-
linguistique au titre de « trivialités neutres portant sur la neige. » Et, d'après Rorty, c'est à
partir du point de vue de l'extérieur celui dont l'objet est descriptif par opposition au propos
normatif de « celui qui est sérieusement en quête de la vérité », qu’on peut construire et
comprendre ces théories.
Seulement, la séparation de ces deux points de vue est très insatisfaisante, en tant que
telle, et en tant qu'interprétation de Davidson.
Pour juger du caractère insatisfaisant de cette séparation en tant que telle, on peut
s'intéresser à un argument que Rorty avance contre Hilary Putnam. Objectant à une position
que Rorty voit chez Davidson et approuve, Putnam a écrit une fois:

Si la description causale [la description du comportement linguistique en termes de


production de sons] est achevée tant du point de vue de la philosophie que de celui
d'une science du comportement, <149> si le langage se résume à la production de
sons (et des vocalisations subséquentes) selon un certain schéma causal, si le récit
causal n'est pas et n'a pas à être complété par un récit normatif.. alors les sons que
nous prononçons ne peuvent d'aucune façon ... être autre chose que de simples
« expressions de la subjectivité ».171

Rorty réagit alors, dans un passage que j'ai déjà cité:

Les lignes que j'ai placées en italiques supposent que les théoriciens
décitationnalistes de la vérité voient dans le béhaviorisme le seul récit qu'il soit
permis de raconter. Mais pourquoi ces derniers ne devraient-ils pas ajouter à de tels
récits un « récit normatif »? Pourquoi faudrait-il que nous tenions l'existence du
point de vue externe du linguiste de terrain pour une recommandation de ne jamais
adopter le point de vue interne de celui qui est sérieusement en quête de la vérité?
Putnam voit probablement dans une « justification philosophique de x » une
représentation synoptique susceptible de synthétiser, en quelque façon, toutes les
autres représentations possibles, une représentation qui mêlerait à la fois le point de
vue externe et le point de vue interne.

Ce qui me frappe, jusqu'à la dernière phrase, est le refus d'entendre le souci de


Putnam. Admettons que le passage sur lequel Rorty s'appuie exprime mal ce souci. Mais

171
"On Truth", in Leigh S. Cauman et al., eds. How Many Questions? (Hackett, Indianapolis, 1983),
p.44; cité par Rorty à la page 34. (C'est Rorty qui souligne et qui est à l'origine des interpolations.)
l'effort que fait Rorty pour comprendre où Putnam veut en venir est minimal. Putnam ne
pense pas qu'il suffise de chercher un récit sur les relations causales entre des vocalisations
humaines et un environnement pour décourager quelqu'un qui a un récit qui montre comment
ces vocaliseurs expriment des pensées et font des assertions, et tentent d'atteindre, ce faisant,
une certaine rectitude172. L'objection de Putnam porte précisément, et c'est ce que la dernière
phrase du passage de Rorty cité plus haut reconnaît, contre la thèse que Rorty trouve et
approuve chez Davidson, à savoir la nécessaire séparation des deux récits. Mais Rorty le
reconnaît bien trop tard. En changeant abusivement la cible des objections de Putnam, Rorty
s'arroge une légitimité de façade, et se croit permis d'adresser une série de soi-disant
réfutations à Putnam, et en particulier à son refus de dire que les deux récits s'excluent
mutuellement, ce qui n'est pas le problème. Cette légitimité de façade permet également à
Rorty d'affirmer sans aucune justification la thèse que Putnam questionne vraiment, selon
laquelle il faut séparer les deux récits.
Il ne suffit pas, pour faire taire le souci de Putnam, d'insister sur le fait <150> que les
deux récits peuvent être produits. Le souci concerne précisément la thèse selon laquelle on ne
peut pas les produire ensemble. Cette thèse a pour implication que, si nous occupons un point
de vue qui nous permet de considérer à la fois nos croyances, leurs objets, et notre
engagement causal avec ces objets, alors nous ne pouvons pas, à partir de ce point de vue,
faire que les croyances respectent les normes de l'enquête. Et le souci de Putnam à ce propos
est particulièrement à-propos. En effet, ce qui résulte à la fin de cette thèse est un mystère:
comment pouvons-nous parler de croyances, de positions prises sur l'état dans lequel se
trouvent les choses? Cela ne sert à rien de dire, comme le fait Rorty, qu'il existe un autre point
de vue à partir duquel les croyances peuvent être soumises aux normes de l'enquête. Si l'on ne
peut pas, à partir de ce second point de vue, embrasser les interactions causales entre les
croyeurs et les objets de leurs croyances (puisque ces interactions sont du domaine réservé du
point de vue de l'extérieur, qui doit être maintenu séparé), alors il est tout à fait mystérieux
que nous puissions être autorisés à concevoir l'organisation de l'objet du second point de vue
comme relevant des normes de l'enquête.
Ce problème est tout particulièrement saillant quand Rorty traite de la décitation. Il y a
une connexion évidente entre la citation, que ce soit au sens strict ou au sens large, et une
notion franche de la rectitude. C'est parce que « snow is white » est vrai en anglais [because
« la neige est blanche » is true in french] si et seulement si la neige est blanche que, puisque

172
Voir le passage où Rorty cite Realism and Reason, pp. 32-33
la neige se trouve en effet être blanche, je serai dans la rectitude si j'exprime une croyance en
anglais en disant: « snow is white ». Dans les remarques de Rorty sur la décitation, c'est au
linguiste de terrain, qui occupe le point de vue de l'extérieur, que revient la responsabilité de
savoir si les croyances remplissent les conditions de vérité décitationnelles. Ce problème est
supposé être descriptif et non pas normatif, et dans la conception de Rorty, il faut séparer ce
problème de toutes les questions que nous posons lorsque nous sommes « sérieusement en
quête de la vérité », quand nous tentons d'être réactifs à ce que nous aimerions considérer
comme normes de l'enquête. Cependant, c'est ainsi qu’on coupe toute réactivité aux normes
de l'enquête de la notion naturelle de rectitude. Le résultat est de rendre inintelligible qu'il
puisse être question ici de normes de l'enquête. Les normes de l'enquête norment le processus
d'enquête pour la raison précise que la décitationnalité en norme les résultats.
De manière surprenante, il semble qu'il soit aux yeux de Rorty trivial de séparer les
normes de l'enquête telles que nous les concevons de la notion franche de rectitude qui est en
connexion avec celle <151> de décitation. A la page 18, il affirme, sans autre forme de procès
qu'il « paraît paradoxal » de suggérer que « il existe des roches » est impliqué par « Au terme
idéal de l'investigation, nous aurons le droit d'affirmer qu'il existe des roches », car « il n'y a
apparemment pas de raison précise pour laquelle l'évolution du jeu de langage qui est le nôtre
pourrait avoir un quelconque rapport avec ce que le reste du monde est en lui-même. » Il y a
quelque chose d'extraordinaire dans de tels propos. C'est précisément l'objet des normes de
l'enquête qu'en les suivant nous augmenterons nos chances de dire quelque chose de correct
sur « ce que le reste du monde est en lui-même. » Si en suivant ce qui passe pour être des
normes de l'enquête, nous n'augmentons pas nos chances de dire quelque chose de correct sur
le monde, tout ce que cela montre est qu'il nous faut modifier notre conception des normes de
l'enquête. D'après Rorty, c'est en affirmant ce genre de choses que nous succombons aux
tentations de la philosophie traditionnelle. Mais le monde que j'invoque ici, dans ce plaidoyer
contre la séparation rortienne des points de vue n'est pas le monde auquel il faudrait renoncer,
comme le pense Rorty, si nous suivons Davidson et rejetons le « dualisme du schème et du
monde »173. Le monde que j'invoque est celui tout à fait ordinaire où, entre autres, il y a des
roches, la neige est blanche, le monde peuplé, comme le dit Davidson, des « objets familiers
qui, par leurs cabrioles, rendent nos phrases et opinions vraies ou fausses ». La portée de notre

173
Je fais référence ici au titre d'un article de Conséquences du pragmatisme (Le Seuil, 1993):
« Renoncer au monde », pp.65-88. Cet article est à « Sur l'idée même de schème conceptuel » ce que « Le
pragmatisme, Davidson et la vérité » est à « Une théorie cohérentiste de la vérité et de la connaissance. »
pensée sur ce monde ordinaire est rendue mystérieuse par la séparation rortienne des points de
vue. Précisément parce que cette séparation coupe la relation du monde à l'environnement
normatif requis pour que l'idée de portée (de portée rationnelle) sur quoi que ce soit ait un
sens. C'est la perte de ce monde ordinaire dont nous menace Rorty, en isolant les normes de
l'enquête de la décitation.
A partir du moment où l'on adopte un style de pensée qui a ce genre d'effets, il est trop
tard pour se refuser à écouter des expressions d'inconfort philosophique. Nous désirerions
vraiment que les problèmes philosophiques qui portent sur le contact entre la pensée et le
monde se révèlent illusoires, mais Rorty se prive lui-même du droit d'adopter cette attitude.
C'est sa propre pensée qui donne de l'urgence à ces problèmes, de sorte que son refus d'y
répondre n'est qu'une expression vélléitaire, une manière délibérée de se boucher les oreilles.
En un sens, le refus est justifié, puisque Rorty sait très bien combien notre situation est
désespérée si nous tentons de répondre à <152> ces questions. Mais en un autre sens, c'est un
refus arbitraire, car la pensée de Rorty, loin d'être de nature à empêcher ces problèmes de se
poser, exacerbe vraiment leur apparente urgence.
Quand Rorty assigne la vérité comme décitation au point de vue de l'extérieur, il ne
s'agit pas non plus d'une bonne interprétation de Davidson.
Il est vrai que les données dont dispose le linguiste de terrain davidsonien, en pleine
mise en oeuvre d'un travail de traduction radicale, se réduisent à des comportements vocaux,
ou bien à toute autre forme de comportement linguistique présumé, et aux connexions
causales de ces comportements avec l'environnement. Tant que le langage, s'il s'agit bien d'un
langage, n'a pas été interprété, le linguiste n'a pas accés à ce qui, s'il existe, constitue pour les
locuteurs des raisons, même si le linguiste peut observer quelles circonstances
environnementales suscitent davantage telle vocalisation ou tel action linguistique présumée.
Tant que l'interprète se trouve dans cette position, il lui est très difficile de déterminer
clairement si il s'agit bien d'un comportement linguistique. Tout dépend de la possibilité que
le comportement s'avère interprétabale, c'est-à-dire qu'on puisse le situer de manière
intelligible dans l'espace des raisons.
Mais tout cela n'est valable qu'au démarrage d'une interprétation radicale. Le but du
linguiste de terrain n'est pas seulement de codifier des données reliées causalement, ou de
construire une théorie qui prévoit des connexions ultérieures de ce genre, de façon à fournir à
ces données une intelligibilité du type de celle que les sciences de la nature fournit aux
données sur lesquelles elles s'appuient. Précisément pas. Le but du linguiste de terrain
davidsonien est d'atteindre une appréciation, comme de l'intérieur, des normes qui constituent
le langage enquêté. Le linguiste veut acquérir ce sens spécifique de ce qu'il est correct de dire
et de quand il est correct de le dire propre à qui joue un jeu de langage. C'est cela que le
linguiste cherche à saisir dans une théorie pour ce langage qui soit décitationnelle au sens
large. Au départ, le linguiste se trouve à un point de vue extérieur, mais si tout se passe bien,
il se trouve à la fin équipé de manière à exprimer en ses propres termes de quoi les choses ont
l'air à partir du point de vue de l'intérieur que ses sujets n'ont jamais cessé d'occuper. Quand
Rorty suggère que les résultats des tentatives du linguiste de terrain utilisent une notion de
vérité sans connection avec des normes, et donc séparée (à cause du supposé abîme entre les
deux points de vue), d'une conception du vrai comme, par exemple, ce qu'il faut croire (« les
usages normatifs répertoriés par James »), il oblitère l'importance de la transition entre la
situation de départ du linguiste et l'interprétation menée à son terme.
Le point de vue de l'extérieur, tel que le conçoit Rorty, est un point de vue marginal
(pour cette image de marginalité, voir la deuxième conférence, au § 4.). L'interprète radical
<153> davidsonien, démarre avec une vision marginale des relations entre ses sujets et le
monde. Mais, à la fin, la théorie à laquelle il aboutit a justement pour intérêt de ne pas
provenir d'une position marginale. Cette théorie lui permet de saisir certaines des relations de
ses sujets au monde à partir de leur propre point de vue, même si c'est dans ses termes plutôt
que dans les leurs. C'est justement ce qui fait la beauté de cette notion de décitation au sens
large que de permettre de saisir ce point de vue de l'intérieur. Quand Rorty sépare la
décitation du point de vue des locuteurs du langage qui sont « sérieusement en quête de la
vérité », il passe à côté de ce qui permet à une notion décitationnelle de la vérité de résumer
les résultats de l'interprétation174.

7. Quand Rorty insiste pour séparer résolument les deux points de vue, il exprime un

174
Rorty n'est pas le seul à supposer que le caractère marginal de l'orientation de départ de l'interprète
radical (ce qui fait justement que l'interprétation est radicale) persiste jusque dans les résultats de cette
interprétation. Voir Charles Taylor, "Theories of meaning", dans Human Agency and Language: Philosophical
Papers, 1 (Cambridge University Press, Cambridge, 1985), pp.248-92, particulièrement pp. 273-82. Pour Taylor,
la pensée de Davidson exclut la fusion des horizons de Gadamer. (Voir la deuxième conférence, au § 4). Comme
Rorty, Taylor pense que l'approche davidsonienne de l'interprétation est inextricablement liée au point de vue de
l'extérieur. Et Cora Diamond semble suggérer quelque chose de semblable, à la pp.112-13 de L’esprit réaliste. Je
crois que de telles interprétations de Davidson oublient la différence qu'il y a entre Davidson et Quine. (C'est
peut-être d'ailleurs la faute de Davidson qui, par modestie, sous-estime systématiquement cette différence. J'en
dis quelque chose dans “In Defence of Modesty”, in Mind, Knowledge and Reality
dualisme de la nature et de la raison. Dans cette version du dualisme, la nature est l'objet de la
vue de l'extérieur, et l'espace des raisons est l'organisation normative des choses, considérées
du point de vue de l'intérieur. Le dualisme consiste ici dans l'affirmation qu’on ne peut pas
combiner les deux modes d'organisation.
Dans les conférences, je désigne ce dualisme de la nature et de la raison comme étant à
l'origine de toutes les difficultés, qui ne sont qu'apparentes, à laquelle est confrontée la
philosophie traditionnelle. Ce dualisme est, d'après moi, opérant chez Davidson et rend
compte de son attitude envers l'idée que la spontanéité interagit rationnellement avec la
récéptivité. Je ne suis donc pas en position pour exprimer un franc désaccord avec la
compréhension rortienne de Davidson. Mais, selon ma compréhension, la vulnérabilité de
Davidson à ce dualisme est un défaut. Cela n'est pas cohérent avec ses meilleures réflexions
sur l'interprétation, et c'est l'échec assuré s'il s'agit de conjurer les anxiétés philosophiques
traditionnelles. Au contraire, Rorty axe sa lecture de <154> Davidson sur ce dualisme, et il y
approuve exactement ce qui ne s'y trouve pas, c'est-à-dire un moyen d'échapper aux
obsessions de la philosophie traditionnelle175.
Il est ironique que je puisse présenter les choses de cette manière. Rorty commence
« Le pragmatisme, Davidson et la vérité » par une description admirative du pragmatisme,
dans lequel il veut enrôler Davidson. Il présente le pragmatisme comme un mouvement « qui
s'est lui-même tout particulièrement employé à débusquer les dualismes et à dissoudre les
problèmes traditionnels qui leur sont liés »(p.14). Mais la propre pensée de Rorty est
organisée autour du dualisme de la raison et de la nature, et cela signifie qu'il ne peut réussir
au mieux qu'en partie à être un pragmatiste au sens où il l'entend. Pas étonnant alors que sa
tentative de dissoudre les problèmes traditionnels a plutôt l'air d'un refus d'entendre des
questions qui s'obstinent à apparaître comme les bonnes, que de l'indication d'une méthode de
penser au sein de laquelle ces questions ne se posent tout simplement pas.
Bien entendu Rorty ne présente pas sa conception de la nature et de la raison comme
un dualisme. Il parle, par exemple, d'expliquer « patiemment que les normes et les
descriptions sont deux choses différentes » (p.34). On dirait que Rorty se contente ici d'établir

175
Je ne veux pas dire qu'il est facile d'isoler le rôle du dualisme dans ce qui motive le cohérentisme de
Davidson. Ce dualisme opère également ailleurs, par exemple dans la thèse selon laquelle il y a des relations
causales entre les occupants de l'espace des raisons uniquement parce qu'on peut les identifier en tant
qu'éléments du règne de la loi. (Comparer avec l'analogue de cette thèse chez Rorty: c'est seulement du point de
vue de l'intérieur qu’on peut placer des éléments dans l'espace des raisons, et il n'y a, de ce point de vue, pas de
relations causales du tout.) C'est cette thèse de Davidson qui est discutée dans la deuxième conférence, au § 4.
calmement une distinction. Ce n'est pas le genre de formulations obsessionnelles qui
caractérise un philosophe qui insiste sur un dualisme. Mais j'ai souligné que si nous nous
essayons à penser comme Rorty pense que nous le devrions, alors nous récoltons les anxiétés
philosophiques que nous voulons éviter. S'exercer à une tonalité qui ne soit pas obsessionnelle
ne suffit pas à chasser les obsessions philosophiques.
J'ai cité la suggestion de Rorty au sujet d'un Putnam qui voudrait « une représentation
synoptique susceptible de synthétiser, en quelque façon, toutes les autres représentations
possibles, une représentation qui mêlerait à la fois le point de vue externe et le point de vue
interne ». Rorty veut là accuser Putnam d'être porteur des aspirations grandioses de la
philosophie traditionnelle, aspirations dont il pense qu'il faudrait nous débarasser. D'après ces
aspirations, il faudrait aligner la pensée avec ses objets, les esprits avec la réalité. J'ai suggéré
qu'en rassemblant les points de vue externe et interne (et franchement, sans mystère), on
procède tout à fait à la chasse au dualisme et à la dissolution des problèmes, pour lesquelles
Rorty admire le pragmatisme. De sorte qu’on pourrait représenter ce dont je me fais l'avocat
dans <155> les conférences comme un pragmatisme au sens de Rorty, même si, quand je
tente de l'exprimer, j'emprunte à des penseurs comme Kant, que Rorty trouve pour le moins
suspects176. Et j'affirme que le pragmatisme de Rorty ne l'est qu'à moitié, si l'on en croit les
normes qui ressortent de ce qu'il dit du pragmatisme.

8. L'objection de Davidson au troisième dogme de l'empirisme est la suivante. Même


si il tente d'établir le rôle des impressions sensorielles, en montrant qu'elles sont notre
principale voie d'accès au monde empirique, l'empirisme conçoit les impressions de telle sorte
que tout ce qu'elles peuvent faire, c'est nous couper du monde, interrompant notre « contact
immédiat » avec les objets ordinaires. Rorty, lui, généralise cette idée en rejetant toute une
série de candidats à la médiation entre le monde et nous, sous le prétexte qu'accepter ces
intermédiaires revient à nous encombrer d'anxiétés absurdes à l'égard de notre emprise sur le
monde. Rorty évoque les « tertia », que sont, « dans la terminologie de Davidson 'un schème
conceptuel, une façon de voir les choses, une perspective' (ou une constitution transcendantale
de la conscience, un langage, une tradition culturelle) » (p.29).
Dans les conférences, je montre combien la notion d'impression est inoffensive. Nous

176
On peut en profiter pour dire un mot sur l'attitude de Rorty envers ces penseurs. Argumenter dans le
langage de la philosophie traditionnelle peut avoir pour objet de se donner le droit de ne pas se soucier de ses
problèmes, sans vouloir les résoudre. Je crois que Rorty n'est pas suffisamment conscient de cette possibilité.
pouvons très bien assumer la vulnérabilité rationnelle de la spontanéité à la réceptivité sans
avoir pour effet indésirable que la réceptivité se dresse entre le monde et nous, si nous
rejetons le cadre qui est la véritable source des problèmes de l'empirisme traditionnel, c'est-à-
dire le dualisme de la raison et de la nature. Dans le contexte d'un pragmatisme au sens fort du
terme, les impressions peuvent, sans qu'il y ait besoin de les amender, se présenter comme un
mode d'ouverture au monde. Et c'est le cas également pour quelques-uns des « tertia » de
Rorty. Les schèmes conceptuels, les perspectives ne se trouvent pas nécessairement sur l'un
des rivages du dualisme maintenant détruit du schème et du monde. Dans la conception
innocente que nous proposons, les schèmes et perspectives peuvent très bien s'incarner dans
les langages et dans les traditions culturelles. Les langages et les traditions ne sont pas des
« tertia » qui mettent en danger la prise que nous avons sur le monde. Au contraire, ils sont
constitutifs de notre ouverture au monde, qui ne pose pas, elle, de problème177. (On trouve
cette conception gadamérienne <156> de la tradition à la fin de la sixième conférence.) Rorty
suggère (p.30) que ce sont les « notions intentionnelles » qui, d'elles-mêmes, nourrissent des
soucis philosophiques malsains (« induisant d'imaginaires barrières entre vous et le monde »).
Si l'on montre que le pragmatisme de Rorty ne l'est qu'à moitié, cette suggestion tombe d'elle-
même du fait de son absurdité178.

9. Je crois que suivre Davidson dans son rejet du troisième dogme, c'est exposer les
pierres d'angle de la philosophie de Quine à des effets dévastateurs. Sur ce point, je diverge à
l'évidence de Davidson, qui, en ce qui concerne la distinction entre l'analytique et le
synthétique et l'indétermination de la traduction, se déclare être un « fidèle disciple de Quine
de Quine » (« Une théorie cohérentiste de la vérité et de la connaissance)
La thèse quinienne de l'indétermination de la traduction donne un éclairage
remarquable à sa notion de « souveraineté conceptuelle ». L'indétermination est supposée
montrer que les faits scientifiquement assignables de « signification empirique » sont loin de
pouvoir déterminer les produits de la « souveraineté conceptuelle ». Cependant, l'idée que
Quine tente ici d'établir est inextricablement liée au dualisme persistant des facteurs

177
Il semble plus difficile de réhabiliter l'idée de constitution transcendantale de la conscience. Mais
après tout, cela n'est sans doute pas impossible. Voir la note précédente.
178
Il est sûr que Rorty suit ici l'exemple de Quine. Mais pour autant que le rejet de l'intentionnel chez
Quine est davantage que du scientisme, ce rejet est privé de fondement dés lors qu’on débusque le troisième
dogme. Voir dans ce paragraphe, plus bas.
endogènes et exogènes (« souveraineté conceptuelle » et « signification empirique »), cela
même que Davidson rejette avec le troisième dogme. L'idée de Quine est précisément de
souligner à quel point le facteur exogène est loin de pouvoir déterminer la signification, au
sens intuitif du terme, c'est-à-dire comme portée sur le monde. Ecarter le troisième dogme,
c'est écarter le cadre qui permet à Quine de donner à son idée le sens désiré. Mais il n'est pas
difficile de réaliser que la signification n'est pas déterminée par ce qui est appelé par Quine la
« signification empirique ». Cela reflète juste le fait que la « signification empirique » ne peut
vraiment pas être quelque chose de signifiant, puisque, conçue dans un dualisme avec la
« souveraineté conceptuelle », il lui manque de pouvoir entrer dans l'ordre de la justification.
L'indétermination de la signification relativement à la « signification empirique », ne
montre pas, ce qui pour le coup aurait un intérêt, que la signification est indéterminée, point.
Pour cela, il faudrait que nous disposions d'une inépuisable liberté de jeu dans notre recherche
du genre de <157> compréhension qui nous entraîne hors de portée de la « signification
empirique », un genre de compréhension qui contient une vision de la manière dont
s'organisent les phénomènes vitaux de nos sujets dans l'ordre de la justification, dans l'espace
des raisons. Cette indétermination de la signification, si elle est le cas, nous ne pouvons rien
en apprendre en suivant docilement Quine179.
Quant à la distinction entre l'analytique et le synthétique, Quine est en possession d'un
aperçu vraiment important. Seulement, si l'on formule bien cet aperçu, on ne peut plus suivre
la voie de Quine. Il s'agit de l'aperçu qui n'est explicite que dans la reformulation
davidsonienne, dans le rejet du troisième dogme, « le dualisme du schème et du monde ». La
notion d'analyticité suspectée se retrouve dans la notion de vérités vraies en vertu de leur rôle
dans la constitution des schèmes conceptuels, notion également suspecte dès lors qu’on
concoit ces schèmes comme opposés duellement au monde. Le monde ne participe pas à la
vérité de ces énoncés, même s'il est supposé entrer dans l'explication des autres vérités. Mais
comme nous avons écarté le dualisme des facteurs endogènes et exogènes, cela ne nous
semble plus être une interprétation correcte de l'idée de vérité par signification. Il ne faut pas
identifier la signification au facteur endogène. A partir du moment où nous adoptons l'image
de l'illimitation du conceptuel, nous ne pouvons comprendre comment l'impact que la
signification dans la détermination de ce que nous devons croire est endogène plutôt

179
J'en dis davantage pp.245-246 de “Anti-Realism and the Epistemology of Understanding” in Herman
Parret et Jacques Bouveresse, éds. Meaning and Understanding (De Gruyter, Berlin, 1981), pp.225-248. Repris
dans Mind, Knowledge, and Reality.
qu'exogène. (Non pas que cela serait exogène, ou un mixte d'endogène et d'exogène. C'est tout
simplement que ce genre de détermination disparaît.) Cela veut dire que rejeter le dualisme du
schème et du monde, c'est rejeter la signification comme matière constitutive des schèmes
compris selon la conception dualiste. Il n'en resulte pas pour autant que nous nous retrouvons
privés de toute notion de signification. Si j'ai raison de dire qu'il y a dans l'aperçu de Quine
quelque chose qui rend inacceptable le dualisme, alors peut-être pouvons-nous réhabiliter
l'idée de vérité par signification, sans trahir cet important aperçu.
Si, comme je l'ai suggéré (§8), la notion de schème conceptuel n'est pas attachée au
dualisme, on peut considérer tout à fait innocemment la signification comme la <158> matière
qui constitue les schèmes. On peut rejeter les deux facteurs sans menacer les limites du sens et
la structuration nécessaire de notre tournure d'esprit [our mindedness has a necessary
structure], selon l'expression de Jonathan Lear180. L'idée d'une structure nécessairement
présente dans tout schème conceptuel intelligible n'entraîne pas forcément une image du
schème comme élément d'un dualisme avec le monde. Et des vérités analytiques (de celles qui
ont un intérêt réel, pas de simples truismes comme « la truie est la femelle du porc ») sont
justement celles qui dessinent les contours d'une telle structure181.
Nous n'effectuons pas par là un retrait en deçà de la partie correcte de la réflexion
sellarsienne examinée plus haut (au §4). Sellars affirme qu'il n'y a rien de Donné, et propose
une argumentation détaillée contre l'idée d'un Donné exogène. J’étais alors en train
d’interpréter l'attaque quinienne contre l'analyticité, dont la substance est dans l'affirmation
qu'il n'y a pas non plus de Donné endogène. Le problème était avec « non plus », qui suggère,
faussement, que Quine suit Sellars dans le rejet du Donné exogène.
La réflexion complète de Sellars est que rien n'est Donné, exogène ou endogène. Mais
il ne faut pas voir ici un obstacle à la réhabilitation de l'idée d'analyticité selon les principes
que j'ai suggérés. Il serait faux de penser que les nécessités d'un schème conceptuel
intelligible sont fixées parce qu'elles sont du Donné, endogène ou exogène. C'est cette
distinction-même qui a disparu. Sellars affirme, dans un esprit hégélien, qu'il faut défaire
toutes les formes du Donné. Davidson rejette le dualisme des facteurs endogènes et exogènes.
Il s'agit peut-être de deux expressions du même aperçu. Si c'est le cas, l'idée de Sellars, en
dépit de sa généralité (« toutes les formes du Donné »), n'exige pas qu'il affirme que tout ce

180
Voir "Leaving the World Alone", Journal of Philosophy, 79 (1982), 382-403
181
C'est peut-être dans cette catégorie qu'il faudrait mettre les « propositions pivots » auxquelles
Wittgenstein attribue un rôle particulier dans De la Certitude (Gallimard, 2006)
que nous concevons est sujet à la révision. L'immunité à la révision (après moi le déluge) n'est
marque du Donné que si on la comprend dans le cadre des deux facteurs. Et cela n'est pas
nécessaire.
Il faut prendre soin de cette idée selon laquelle tout schème conceptuel intelligible a
une structure nécessaire. Mais si nous nous laissons aller à prendre cette idée de necessité de
la structure comme une réassurance de la rectitude obligatoire de notre pensée, alors je crois
que nous nous égarons, en prenant la direction d'une solution, plutôt que d'une dissolution, des
problèmes philosophiques traditionnels. Pour autant que je la comprenne bien, cette
réassurance est l'objet <159> du reste d'idéalisme transcendantal que John Lear repère dans le
dernier Wittgenstein182. Un idéalisme transcendantal franc nous réassure en affirmant, pour
dire les choses grossièrement, que nous ne pouvons pas faire d'erreur fondamentale à propos
du monde qui est l'objet de nos pensées, puisque nous sommes à l'origine de sa constitution.
L'idéalisme transcendantal résiduel de Lear supporte une version de la même réassurance en
affirmant que le « nous » figurant dans l'idée de « notre schème conceptuel » « disparaît »,
l'effet étant d'effacer la légitimité qu'il y aurait à s'inquiéter de ce que la manière dont les
choses nous apparaissent pourrait n'être que notre fait (et pourrait très bien être tout à fait
différente.) Je trouve qu'il y a quelque chose de correcte dans l'idée d'un « nous » qui
disparaît, mais (même s'il faut admettre que c'est une bonne distinction), la disparition du
« nous » ne devrait pas prendre l'aspect d'une réassurance, mais devrait plutôt fournir une
partie des raisons pour lesquelles nous n'aurions jamais dû avoir besoin d'une réassurance.
On trouve une méthode pour découvrir les limites du sens dans l'activité philosophique
caractéristique du dernier Wittgenstein. On peut les évaluer lors d'expériences de pensée, en
repérant les moments où on perd tout contrôle. J'emprunte cette image à Bernard Williams,
dans un article intitulé "Wittgenstein and Idealism"183. Lear suit Wittgenstein quand il choisit
de dire que le rôle que Wittgenstein assigne au « comment nous agissons » [how we go on]
révèle un idéalisme transcendantal. Mais on voit mal en quoi. « Comment nous agissons »

182
Voir "Leaving the World Alone", et la contribution de Lear au symposium "The Disappearing 'We'",
Proceedings of the Aristotelian Society, supp. vol. 58 (1984), 219-42
183
Dans Moral Luck (Cambridge University Press, Cambridge, 1982), pp.144-63 [La Fortune Morale,
Paris, PUF, 1994, n'est pas la traduction intégrale de ce recueil, c'est la traduction d'articles provenant de
différents receuil. L'éditeur et traducteur, Jean Lelaidier, n'a pas retenu l'article "Wittgenstein and Idealism" dans
la sélection qui compose cet ouvrage, ouvrage qui, il est vrai, est destiné, comme le souligne Williams dans la
préface de La Fortune Morale, à "offrir au lecteur français un choix de textes de philosophie morale." (p.v).
N.d.T.]
introduit en une formule brève à ce que Jonathan Lear appelle notre « tournure d'esprit »
[mindedness], et cela devrait nous inciter à trouver chez Wittgenstein une idée qu’on peut
formuler comme suit. Le monde et l'esprit (ou tournure d'esprit) sont, transcendantalement,
faits l'un pour l'autre. S'il convient d'appeler la version kantienne de cette idée un
« idéalisme », c'est, pour dire les choses grossièrement, parce que ce qui y constitue cette
harmonie entre le monde et l'esprit est supposé être une opération transcendantale de l'esprit,
pas l'esprit empirique, bien entendu, dont l'harmonie avec le monde est constituée, mais un
esprit transcendantal, qui se trouve hors-champ. Mais rien de cela ne se trouve chez
Wittgenstein. « Comment nous agissons » est simplement notre tournure d'esprit, qui est, par
hypothèse en harmonie constituée avec notre monde. Cela ne constitue pas, de l'extérieur,
l'harmonie. Et voilà que nous devrions être frappés de ce que rien, dans l'image de
Wittgenstein, ne remplit le rôle de constituer l'harmonie. Il est difficile de défendre l'idée d'un
idéalisme transcendantal résiduel chez Wittgenstein.
<160> Dans le § 2, je fais du rejet quinien de l'analyticité un corollaire de son
affirmation qu’on ne peut pas répartir la « signification empirique » énoncé par énoncé. S'il
n'existe rien comme une « signification empirique » d'un énoncé individuel, alors on ne peut
pas dire non plus que certains énoncés ont une « signification empirique » nulle. A présent
qu'il nous est loisible d'apprécier la singularité de la notion quinienne de « signification
empirique », on peut constater un abîme entre la prémisse qui interdit une répartition
individuelle de « signification empirique » entre les énoncés et la conclusion que la notion
d'analyticité n'a aucun sens. Un énoncé analytique n'a pas de vulnérabilité à l'expérience, et il
est vrai que cela n'a aucun sens tant que l'idée de vulnérabilité à l'expérience d'un énoncé
individuel n'a aucun sens. Mais il faut ici traduire la notion de « vulnérabilité à l'expérience »
en termes de redevabilité rationnelle. Lorsque Quine parle d'un tribunal de l'expérience, on
entend l'idée de redevabilité rationnelle, mais la rhétorique est creuse. C'est sur ce point que
Davidson se concentre. Que la « signification empirique » au sens de Quine ne puisse pas être
répartie individuellement entre les énoncés, cela ne dit rien sur la possibilité de répartir la
redevabilité rationnelle à l'expérience entre des énoncés.
Et de fait, une fois que nous comprenons l'expérience de sorte qu'elle puisse être
vraiment un tribunal, cela nous oblige à la concevoir de manière à pouvoir répartir la
redevabilité rationnelle qui lui est due entre les énoncés. Soit une expérience dont le contenu
peut être en partie saisi au moyen de l'énoncé « C'est un cygne noir. » Cette expérience pose
un problème rationnel à l'énoncé ou à la croyance que les cygnes noirs n'existent pas.
L'affinité, ici, ne se résume pas, comme dans l'image de Quine, à la probabilité que cette
croyance finisse par être abandonnée.
L'argument quinien d'indétermination de la traduction, exploite un argument duhémien
bien connu, que nous pouvons exprimer comme suit. On ne peut pas répartir la vulnérabilité à
l'expérience entre les énoncés d'une théorie. Si l'invocation de la vulnérabilité n'est pas qu'une
rhétorique vide, mais fait allusion à une relation rationnelle, alors cette affirmation peut être
prise comme un argument d'indétermination de la signification. L'argument ne fonctionne que
si l'on peut séparer le langage de saisie de l'expérience du langage de la théorie, de sorte que
l'expérience pertinente ne parle pas déjà le langage de la théorie. Dans ce cas, nous pouvons
exprimer l'argument de Duhem en disant que les énoncés individuels d'une théorie sont de
signification indéterminée par rapport aux énoncés observationnels <161> sur lesquels repose
la théorie. Mais il se pourrait que pour certains des contextes où nous considérons la théorie
comme fondée sur l'expérience, on peut effectivement séparer le langage de la théorie du
langage de l'observation. Et nous pouvons alors montrer que la signification observationnelle
des énoncés théoriques individuels est indéterminée. Mais cela ne suffit pas pour parler d'une
indétermination générale de la signification. On pourrait l'espérer, mais le risque est de
tomber dans la confusion du troisième dogme de l'empirisme. De cette manière, nous
embrassons, au niveau général, un cas-limite de séparation des langages. Toute la
signification est poussée dans la théorie et l'expérience ne parle plus aucun langage, pas même
métaphoriquement. L'espoir est cependant défait, car la relation rationnelle qui figure dans
l'argument d'indétermination si convaincant de Duhem est de cette manière éliminée.
L'argument n'a plus de force que locale. S'en sortir avec le troisième dogme, c'est donc
réduire la portée de l'argument de Duhem.
Epilogue 2. Post-scriptum à la troisième conférence.

1. Dans les conférences, j'affirme que nous ne pouvons créditer en toute cohérence les
expériences de relations rationnelles avec les jugements et les croyances, qu'à la condition
d'accepter que la spontanéité est toujours-déjà impliquée dans la réceptivité; c'est-à-dire à la
condition d'accepter que les expériences ont un contenu conceptuel. La pensée de Gareth
Evans, dont le but est de montrer que les expériences fournissent une base rationnelle pour
nos jugements, tout en les excluant de la sphère conceptuelle, nous empêche une telle
acceptation. Dans la troisième conférence (au § 4), je montre qu’on ne peut pas accepter la
position d'Evans, car elle constitue une version du Mythe du Donné.
Voilà qui paraît difficile à tenir. On ne peut avoir l'idée de contenu représentationnel
sans avoir la notion de sa correction ou de son incorrection. Quand un élément est doté d'un
certain contenu, sa correction (dans un sens adapté au contenu en question), dépend ce que les
choses se trouvent être dans l'état dans lequel ce contenu les représente être. Pour moi, il n'y a
aucune raison valable de ne pas qualifier cette correction de « vérité ». Mais même si nous
préférons réserver ce titre de vérité à la correction de ce qui est doué d'un contenu conceptuel,
il reste que l'idée est tout à fait triviale, qui voit des connexions rationnelles entre un élément
doué d'un fragment de contenu représentant le monde d'une certaine manière, et un autre
élément doué d'un autre fragment de contenu représentant le monde d'une certaine manière, et
que ces connexions existent indépendamment du genre des contenus auxquels on a affaire.
C'est bien cette idée triviale sur laquelle s'appuie Christopher Peacocke quand, dans A
Study of Concepts, il argumente en faveur des positions du genre de celle tenue par Evans,
positions qui acceptent qu'il y ait des jugements et des croyances pour lesquels la fondement
rationnel consiste en un contenu non-conceptuel des expériences. Ainsi, p.80, il soutient
l'affirmation selon laquelle le contenu non-conceptuel qu'il attribue aux expériences doit
apporter « non pas seulement des raisons, mais de bonnes raisons » aux jugements et <163>
croyances. Pour soutenir cette affirmation, il s'appuie sur un exemple significatif, qui met en
scène un jugement que quelque chose est carré et la base expérientielle de ce jugement, de la
manière suivante: « Si les systèmes perceptuel du sujet pensant fonctionnent bien, de sorte
que le contenu représentationnel non-conceptuel de son expérience est correct, alors, quand il
y a une expérience de ce genre, l'objet de pensée est vraiment carré. » Peacocke commente de
la manière suivante: « Dans cette description qui cherche à montrer la rationalité des
relations, je m'appuie pour l'essentiel sur le fait que le contenu non-conceptuel utilisé dans la
condition de possession [la condition sous laquelle on peut dire qu'un sujet possède le concept
carré, (ajout de McDowell, N.d.T)] comporte une condition de correction qui vise le monde.
Pour rendre compte de la rationalité de cette relation en particulier, il faut s'appuyer sur l'idée
que quand la condition de correction qui porte sur le contenu non-conceptuel pertinent est
remplie, alors l'objet est vraiment carré. »
Mais cela ne suffit pas pour établir ce dont Peacocke a besoin, à savoir rendre
concevable comment ce contenu non-conceptuel qu’on peut attribuer à des expériences
pourrait fournir des raisons à un sujet de croire quelque chose.
Pour expliquer des circonstances qui incluent un sujet (par exemple, les circonstances
où quelqu'un croit quelque chose), il existe un tour d'esprit familier. Dans ce genre
d'explication, on montre ce que l'explanandum devrait être d'un point de vue rationnel (par
exemple comment il devrait être vrai, quand l'explanandum est une croyance). Seulement il
n'y a là rien qui puisse nous donner du coup les raisons du sujet par rapport à ce que
l'explication est censée expliquer. Il se peut même que le sujet n'ait pas de raisons. Prenons
par exemple, les ajustement corporels d'un cycliste exercé confronté à une série de virages.
Une explication satisfaisante devrait nous montrer l'allure que devrait prendre les
mouvements du point de vue de la rationalité. De ce point de vue, il faut concilier maintien de
l'équilibre et progression le long de la trajectoire voulue. Mais cette explication ne nous donne
pas les raisons qu'a le cycliste de faire ces mouvements. La connexion entre les mouvements
et le but est du genre de choses qui peut fournir ce genre de raison, mais un cycliste exercé
fait les mouvements sans avoir besoin des raisons de les faire. Pourquoi n'en irait-il pas de
même pour ce qui concerne l'expérience et le jugement, à partir du moment où les expériences
ont le contenu non-conceptuel que Peacocke déclare qu’elles ont?
L'idée triviale sur laquelle Peacocke s'appuie montre que les relations entre
l'expérience, telle que la conçoit Peacocke, et la croyance, sont des relations rationnelles.
Mais elle ne le montre que dans la mesure où il y a des relations rationnelles entre les
considérations qui concernent le maintien de l'équilibre du cycliste et les considérations qui
concernent les ajustements corporels du cycliste. Cela n'aide en rien à établir qu'un élément
<164> doué d'un contenu non-conceptuel puisse trouver légitimement place le long de la
dimension dedans-dehors, que j'ai invoquée un peu plus haut dans les épilogues (Première
partie, §5). Cela veut finalement dire que cette idée triviale n'autorise nullement Evans à dire
que le jugement et la croyance sont « fondés sur » l'expérience, et cela n'autorise pas non plus
Peacocke à dire que la raison de la forme que prennent nos croyances est que l'expérience est
ce qu'elle est184.
Comment peut-on être sûr que la manière dont Peacocke présente les choses nous
montre l'expérience non pas comme une partie de la raison d'être des croyances que forme un
sujet mais comme participant à fournir des raisons en faveur de ces croyances?
On pourrait, à cette fin, supposer que le sujet accepte cette manière de présenter les
choses, et en fasse usage pour décider de ce qu'il faut croire, ou qu'il soit du moins disposé à
évoquer cette présentation des choses quand il est mis en défi. Supposons qu’on nous rapporte
le cas d'une personne qui conclut à la carréité d'un objet qu'elle voit, en partant de la prémisse
selon laquelle en le voyant elle a une expérience avec un contenu non-conceptuel. Ce contenu,
qu'elle a, enveloppe une condition de correction, reliée rationnellement à la croyance que
l'objet est carré, si l'on se base sur ce que Peacocke développe en s'appuyant sur l'idée triviale.
D'après cette condition de correction, l'objet est effectivement carré. Cette version de la
présentation des choses à la Peacocke nous montre clairement quelqu'un qui forme une
croyance, une croyance douée d'un certain contenu conceptuel, d'après une raison qui lui est
fournie par l'expérience, l'expérience douée d'un certain contenu non-conceptuel. Mais cela,
Peacocke n'en a pas besoin du tout. Pour pouvoir évoquer un contenu non-conceptuel, le sujet
devrait pouvoir manier l'appareil conceptuel plus ou moins abscons de Peacocke, avec ses
concepts de contenu scénarique, [scenario content], contenu protopropositionnel
[protopropositional content], etc. Mais ce que veut Peacocke, c'est voir les fondements
expérientiels rationnels supposés figurer dans l'explication des capacités conceptuelles
engagées dans les jugements d'observation de sujets tout à fait ordinaires, et pas simplement
ceux qui sont au fait du vocabulaire philosophique185.
<165> Et il semble raisonnable de ne pas exiger que les sujets possèdent la théorie, et

184
voir par exemple, p.7: « Un sujet pensant doit (...) être disposé à former cette croyance, pour la
raison que c'est ainsi que l'objet lui est présenté. » Il n'est pas question d'un élément doué de contenu non-
conceptuel qui doit être plus extra qu'une croyance sur ma dimension dedans-dehors. Mais, quand, dans un
contexte où c'est du contenu non-conceptuel qui est en jeu, Peacocke écrit que « c'est l'expérience perceptuelle
qui donne de bonnes raisons pour juger ... de contenus [conceptuels (précision de McDowell, N.d.T)] » (p.66), ce
qu'il veut certainement dire, c'est qu’on juge pour ces raisons, comme il le dit p.7.
185
De même pour « pour la raison que » (p.7), où c'est le contenu non-conceptuel qui est censé se
trouver plus extra que la croyance sur ma dimension dedans-dehors. Pour soutenir en parallèle le « pour la raison
que », il faut au sujet le concept de propriété sensationnelles des régions du champ visuel. Peacocke travaille
alors à formuler les conditions de possession du concept rouge, et son souhait n'est certainement pas que, pour
posséder ce concept, il faille également posséder celui de propriétés sensationnelles des régions du champ
visuel.)
ceci indépendamment du fait qu’on doit trouver la connexion rationnelle avec l'expérience
dans les explications de ce que signifie pour n'importe quel sujet la possession d'un concept
observationnel. S'il faut une théorie pour ménager une place à la connexion rationnelle de
l'expérience au jugement et à la croyance, alors il n'y a aucun sens à vouloir situer l'expérience
entre la croyance et le monde sur la dimension dedans-dehors. Restreindre le rôle de
l'expérience dans la pensée empirique à être ce à partir de quoi nous tirons des conclusions sur
le monde, à condition de connaître la bonne théorie, revient à s'empêcher de voir en quoi
l'expérience constitue, en tant que telle, un accès au monde. Un élément dont le seul rôle est
de fournir des prémisses pour des arguments a nécessairement une certaine opacité. C'est ce
que j'ai établi dans un contexte similaire, en discutant la conception des impressions commune
à Sellars et à Davidson (dans la première annexe au §5).
Une fois vu que l'idée triviale est vraiment éloignée de ce dont Peacocke a besoin, on
peut se rendre compte du peu d'intérêt de la position de Peacocke. Dans la tradition réflexive à
laquelle nous appartenons, il existe une relation vénérable entre la raison et le discours. On
peut en discerner les origines à partir au moins de Platon. En effet, pour traduire « raison » et
« discours » dans le grec de Platon, il n'existe qu'un seul mot, logos pour les deux. Il y a que
Peacocke n'est pas en mesure d'honorer cette relation. Il est obligé de couper le lien entre les
raisons pour lesquelles un sujet pense de cette façon, et les raisons qu'a ce sujet de penser de
cette façon. Pour pouvoir être données par le sujet, pour autant qu'elles soient articulables, des
raisons doivent se trouver dans l'espace des raisons.
Il n'est pas dans mes intentions de fixer un degré d'articulation des raisons, ce qui
serait tout aussi insatisfaisant que d'exiger d'un sujet qu'il maîtrise la théorie de Peacocke.
Supposons cependant qu’on demande à un sujet ordinaire de nous expliquer pourquoi il a telle
croyance observationnelle, par exemple qu'un objet de son champ de vision est carré. Une
manière attendue de répondre serait: « parce qu'il a l'air carré! ». Voilà qui peut être aisément
qualifié de raison d'avoir une croyance. C'est la simple expression dans le discours qui
supprime tout problème et fait bien de cette raison une raison en faveur de la croyance et non
simplement une raison d'être de cette croyance.
Dans cet exemple très simple, c'est ce que le sujet dit qui compte comme raison pour
sa croyance, car ce dont a l'air l'objet est ce que le sujet croit l'objet être. Il y a d'autres cas où
la connexion entre raison et croyance est moins simple. Le minimum d'articulation requis
pour une <166> raison serait moins spécifique, quelque chose comme « C'est à cause de ce
dont il a l'air ». Mais cela ne change rien à ce que nous voulons dire pour l'essentiel. Dans ce
cas, on peut également articuler la raison (même si ce n'est que sous la forme « cela a l'air de
ça »), et il s'agit alors de quelque chose qui n'est pas moins conceptuel que ce pour quoi elle
est une raison.
Dans l'idée triviale, il n'y a rien d'autre sinon qu'il peut y a voir des relations
rationnelles entre qu'il est le cas que P et qu'il est le cas que Q (dans les cas-limites, c'est la
même chose qui va occuper les deux places). Il ne s'ensuit pas qu'un élément dont le contenu
est donné par le fait que cet élément remplit la condition de correction attachée à P, soit, de ce
fait une raison pour le jugement que Q, indépendamment du caractère conceptuel ou pas de ce
contenu. Il n'est possible de présenter les relations rationnelles entre des contenus (être le cas
que P et être le cas que Q) que si les contenus présomptivement fondationnels sont
appréhendés en des termes qui soient conceptuels, même si, d'après notre théorie, ce n'est pas
d'une manière conceptuelle que l'élément représente son contenu. Des théories comme celle
de Peacocke ne créditent pas les sujets ordinaires d'une vue compréhensive des deux
contenus. Et je crois que cela ne permet pas de comprendre comment un élément qui a le
contenu non-conceptuel que P peut donner à quelqu'un une raison pour juger que Q186.

2. Pourquoi Peacocke est-il convaincu que la fondation rationnelle de la croyance et du


jugement dans l'expérience requiert l'établissement de liens entre le domaine conceptuel et
quelque chose d'extérieur à ce domaine?
Cette conviction est pour l'essentiel étayée par l'exigence de non-circularité que
Peacocke impose à l'explication de ce en quoi consiste la possession d'un concept. Pour éviter
la circularité, il n'est pas nécessaire que le concept en question ne soit pas utilisé du tout dans
l'explication, mais il faut juste qu'il ne soit pas utilisé pour spécifier le contenu d'un état
conceptuel. Toute explication qui ne satisfait pas cette exigence « échouera à élucider son
objet » (p.9).
Maintenant, si nous cherchons à expliquer ce en quoi consiste la possession d'un
concept, nous allons devoir nous appuyer sur la manière dont les jugements <167> et les
croyances qui font usage de ce concept peuvent être fondés rationnellement dans

186
Evans voit dans « sembler » « le terme le plus général que nous avons pour désigner les présents du
système informationnel », c'est-à-dire les éléments à contenu non-conceptuel (The Varieties of Reference, p.154,
voir aussi p.180) Il est certes très simple de considérer les apparences comme des raisons pour nos jugements et
nos croyances. Mais, d'après moi, c'est uniquement parce que nous comprenons conceptuellement le contenu des
apparences. L'explication evansienne de « sembler » nous coupe d'une explication correcte de ce verbe. Pour
cette conceptualité du contenu des apparences (et en particulier des paraîtres), voir Sellars, Empirisme et
Philosophie de l'esprit, pp.36-49)
l'expérience187. Donc, si nous soutenons que le contenu des apparaîtres expérientiels
pertinents inclut d'emblée le concept en question, alors nous ne sommes pas en mesure de
satisfaire l'exigence peacockienne de non-circularité. Si nous cherchons à expliquer ce en quoi
consiste la possession du concept, par exemple, la formulation à laquelle nous allons parvenir
sera de la forme: pour posséder le concept rouge, on doit être disposé (dans les conditions
appropriées d'éclairage, etc.) à faire des jugements dont le contenu comprend une instance de
ce concept sous la forme d'une prédication sur un objet présenté dans notre expérience
visuelle, quand l'objet nous semble rouge, et pour cette raison188. Mais cet usage de « sembler
rouge » présuppose, de la part du public auquel cette explication est destinée, qu'il soit en
possession non pas simplement du concept rouge, ce qui serait très innocent, mais aussi qu'il
soit en possession du concept de possession du concept rouge, tel qu'il se trouve,
implicitement, dans l'idée d'une capacité à ce que les choses nous semblent rouges. Et c'est
précisément ce que cette explication avait à expliquer. Il est évident que c'est ce genre de
constatation qui nous amène à penser qu'il faut pouvoir caractériser l'expérience
fondationnelle en termes de contenus conceptuels.
Mais ce n'est pas là la question. Pourquoi devrions-nous supposer qu'il est toujours
possible d'expliquer ce en quoi consiste la possession d'un concept, et ce de manière à
satisfaire l'exigence peacockienne de non-circularité? Il faut bien remarquer que la question
porte sur l'explication de ce en quoi consiste la possession d'un concept. Il est peut-être
possible d'énoncer une condition nécessaire et suffisante sur les possesseurs d'un concept,
sans avoir pour autant à présupposer de ces possesseurs qu'ils possèdent le concept de
possession de ce concept. Pour autant que je sache, on pourrait, par exemple, à l'aide d'une
condition neuro-physiologique déterminée distinguer ceux qui possèdent le concept rouge de
ceux qui ne le possèdent pas. Mais cette spéculation ne nous garantit pas une explication de ce

187
Bien entendu l'applicabilité d'un concept observationnel ne se limite pas aux cas où on a une
expérience de type fondationnel. (Un sujet doit disposer de l'idée que quelque chose peut être rouge sans lui
sembler rouge.) Peacocke traite ce problème implicitement, au moins dans la manière dont il s'exprime.
Supposons que quelqu'un ne considère qu'une prédication du « rouge » n'est garantie qu'à la condition de
disposer d'une expérience du genre de ce qu’on décrit en disant que quelque chose nous semble être rouge. On ne
pourrait pas attribuer à cette personne la possession du concept rouge. Ce n'est en effet pas de cette façon que les
jugements et les croyances qui font usage de ce concept sont fondés rationnellement dans l'expérience. (A une
telle personne, les choses ne pourraient même pas sembler rouge; c'est pourquoi j'ai fait usage de la périphrase
« une expérience du genre... ».)
188
comparer cette formulation avec celle de Peacocke, pp. 7-8
en quoi consiste la possession du concept. La condition neuro-physiologique n'entamerait pas
la question <168> de savoir ce que pense quelqu'un quand il pense que quelque chose est
rouge. Et c'est ce genre de questions auxquelle veut répondre Peacocke avec ses explications.
Et c'est pourquoi l'explication d'un concept observationnel doit situer les usages de ce concept
dans l'espace des raisons. Même si l'exigence de non-circularité force Peacocke à soutenir que
les expériences qui sont au fondement rationnel de l'usage de ces concepts sont en dehors de
l'espace des concepts.
Le problème, qui surgit ici, est bien de savoir s'il est en général possible de donner des
explications de concepts, en adoptant un regard extérieur, dont j'ai déjà parlé dans la
deuxième conférence, au § 4, et dans ma discussion de Rorty, dans l'annexe 1, au § 6. En
réalité, l'exigence de non-circularité est une demande d'explications venant d'un regard
extérieur. Dans la deuxième conférence, je nie que des explications de concepts venant d'un
regard extérieur soient en général possibles. Je ne vois rien dans Peacocke qui laisse à croire
que j'ai tort sur ce point. En fait, c'est bien pour lui que les choses ont l'air de mal se passer.
Plus haut, au §1, j'ai montré à quel point il est difficile de voir comment les expériences,
conçues à la manière de Peacocke, pourraient donner à un sujet de croyances des raisons pour
croire quelque chose. Cela veut dire que j'avais raison de refuser aux explications venant d'un
regard de l'extérieur toute possibilité. Les problèmes concernant la pensée qu’on cherche à
avoir se reportent, pour la faire tomber, sur la pensée qui nous a poussé à chercher à avoir
l'autre pensée.
Il est vrai que Peacocke avance ses explications dans le dessein de rendre compte de
ce en quoi consiste la possession d'un concept. Ces explications évoquent des jugements ou
des croyances, et les présentent comme dotés de contenus où il est fait usage des concepts en
question. Mais cela ne veut pas dire que ces explications ne sont pas ce que j'appelle des
explications venant d'un regard de l'extérieur. Il faut accorder que ces explications se
présentent d'elles-même explicitement comment portant sur les sujets de pensée, sur les
usagers des concepts en question. Mais elles ne disent pas - et en fait elles s'en gardent
prudemment ; ce que les sujets de pensées pensent quand ils font usage des concepts en
question. Eviter la circularité, cela revient à proposer de n'expliquer ce que le sujet de pensée
pense que de l'extérieur, en l'identifiant à ce qu’on pense quand ..., où ce qui doit venir à la
place des points de suspension est une condition extérieure à la possession de ce concept. Les
explications incorporent l'affirmation d'après laquelle il y a une vision interne, mais elles n'en
dérivent pas. Peacocke est trs attentif à ce soupçon d'une extériorité qui menacerait le projet
de saisie du contenu. Il croit pouvoir parer la menace en reliant la condition externe à la
pensée non pas simplement au moyen d'un « quand », mais au moyen d'un « pour la raison
que ». Cependant, comme je l'ai souligné au § 1, plus haut, c'est bien la requête d'extériorité
qui ruine ici l'intelligibilité du « pour la raison que ». Je ne vois donc aucune raison
d'abandonner, ou d'amender <169> ce que j'ai affirmé dans la deuxième conférence. Je ne
vois aucune raison de supposer, mais je vois plein de raisons de ne pas supposer, qu'il est
toujours possible d'expliquer des concepts en satisfaisant l'exigence de non-circularité189.
Pour continuer avec ce genre de considérations, on pourrait dire que nous disposons
d'explications non-circulaires, dans les cas où il est possible que soient mentionnés à la suite
de « quand et pour la raison que » des états conceptuels dont le contenu contient des concepts
différents de ceux dont on est en train de donner l'explication, des cas, donc, où l'on peut saisir
un concept en montrant comment son usage est rationnellement fondé sur l'usage des autres
concepts. Mais, bien entendu, ce n'est pas du tout ce qui se passe avec des concepts
observationnels. Ce n'est pas à partir d'une orientation en marge de l'ensemble du domaine
conceptuel qu’on donnerait ces explications non-circulaires, mais uniquement en se situant à
l'extérieur des capacités conceptuelles dont elles sont l'explication. Alors que les explications
de concepts observationnels avancées par Peacocke le sont à partir de l'extérieur du domaine
conceptuel.
Est-ce que, dans mon scepticisme à l'égard des explications qui remplissent toutes les
conditions exigées par Peacocke, se manifeste une forme d'obscurantisme? Peacocke suggère
quelque chose de ce genre pp. 35-6:

On trouve beaucoup de théories sur la possession d'un certain nombre de concepts


spécifiques: la première personne, les notions logiques, entre autres. Même si nous
ne comprenons encore pas tout, et même si beaucoup d'erreurs ont été faites, il est
difficile d'accepter que le but de ce travail est complètement illusoire. Au contraire,
beaucoup de phénomènes relatifs à un concept se trouvent bien souvent être éclaircis
par ces explications. McDowell ne nous permettrait pas de dire que ces explications

189
Dans "In Defence of Modesty", la tendance est ce refus qu'une perspective marginale permette de
saisir des concepts. Je ne reconnais pas ma contribution au débat dans ce qu'en dit Peacocke, pp. 33-6. Si l'on en
croit ce que dit Peacocke, mes interrogations pourraient être résolues par une réflexion marginale, à la seule
condition que cette réflexion se dise bien porter sur les pensées. Mais dans mon propos, je disais bien qu’on ne
peut pas fixer ce qui est pensé, en se contentant de l'identifier avec ce qu’on pense quand...; et je ne pense pas
qu'ajouter « pour la raison que... » résolve quoi que ce soit. (Dummett fait grand cas de l'affirmation que les
connexions sont rationnelles quand il me répond: voir pp. 260-2 de "Reply to McDowell", dans Taylor, éd.,
Michael Dummett: Contributions to Philosophy, pp. 253-68))
sont des théories de ce que c'est que posséder un concept. Mais je ne vois pas ce que
ces explications peuvent être d'autre, et nous ne pouvons pas nous en dispenser
comme ça.

Tout ou presque dépend de ce que « le but de ce travail » est en réalité. Tout ne se


réduit pas à l'alternative suivante. Soit nous acceptons que les présuppositions de ce travail
indispensable s'explicitent dans les requêtes peacockiennes sur une théorie des concepts, c'est-
à-dire l'évitement de la circularité. Soit nous refusons de reconnaître qu'il y a encore quelque
chose à dire sur les connexions rationnelles spécifiques entre, par exemple, les pensées à la
première personne et l'expérience.
Ce cas mérite qu'on le considère un peu plus en détail. Comme le remarque Peacocke
(p.72), il ne suffit pas, pour individuer le concept de première personne, de dire que « c'est le
concept m tel que les jugements à propos de Fm présentent une certaine sensibilité aux
expériences qui représentent Fm comme étant le cas. » Mais ce n'est pas ce problème que
nous avons si nous identifions les jugements concernés, pour un sujet donné, avec les
jugements qui présentent une certaine sensibilité aux expériences qui représentent F(lui-elle)
comme étant le cas. Il s'agit là d'une violation patente de l'exigence de non-circularité. Mais la
violation peu se poursuivre sans que cela nous empêche de faire des enquêtes substantielles
sur ce qui caractérise cette « certaine sensibilité ». Il est vrai que le formulation, même
modifiée, est simpliste. Mais la possibilité est intéressante de situer la promesse substantielle
de cette formulation dans cette « certaine sensibilité », tout en laissant pendante la question de
la circularité. Peacocke cherche ici à assimiler les considérations d'Evans sur la première
personne à ce qu'il cherche à produire de son côté comme explications. Je crois cependant que
ce qui intéresse Evans, c'est cette « certaine sensibilité », et non pas d'éviter la circularité.

3. D'après Evans, nous ne disposons pas de suffisamment de concepts de couleurs, par


exemple, pour permettre au contenu de notre expérience visuelle d'être conceptuel. Dans la
troisième conférence, au § 5, j'ai soutenu, à l'encontre de cette idée, que nous pouvons
exprimer tous les concepts dont nous avons besoin, de manière à saisir notre expérience
colorée, dans toute sa finesse et tous ses détails, avec des énoncés comme « cette nuance ».
Nous ne disposons pas à l'avance de tous ces concepts, mais nous disposons de celui dont
nous avons besoin, exactement au moment où nous en avons besoin.
Une énonciation de « cette nuance », dépend, pour signifier quelque chose, de
l'identité d'un échantillon de nuance. Nous pourrions énoncer la règle d'après laquelle on peut
dire qu'une chose est de cette nuance à chaque fois qu’on ne peut pas la distinguer d'après sa
couleur de l'échantillon indiqué. (Bien sûr quelque chose de ce genre n'est possible qu'en
présence d'un échantillon.)
Il se trouve cependant ici un piège courant. On pourrait être tenté d'énoncer une
seconde règle, d'après laquelle on peut dire qu'une chose est d'une nuance si on ne peut pas la
distinguer d'après sa couleur d'une autre chose dont on peut dire qu'elle est de cette nuance.
Mais, en disant cela, nous nous précipiterions vers un paradoxe en forme de sorite. Nous
ruinerions l'idée d'après laquelle des énonciations de « cette nuance » peuvent signifier quoi
que ce soit, car l'indistinction de couleur n'est pas une relation <171> transitive. A l'aide d'une
série bien choisie d'échantillons, nous pourrions passer de l'échantillon original à un
échantillon dont on devrait dire qu'il est de la nuance en question, en itérant l'application de la
seconde règle, même si on peut distinguer d'après sa couleur le dernier échantillon de
l'échantillon original. Les deux règles ne sont pas cohérentes.
Il nous faut donc nous en tenir à la première règle, et résister à la tentation d'endosser
la seconde règle. Ce n'est pas parce qu’on peut dire que quelque chose a une nuance qu'il est
un échantillon de la nuance, ce qui consisterait à mettre dans l'extension de la nuance tout ce
qui ne peut pas en être distingué, mouvement qui nous amène à l'échec habituel. Il faut
réserver le statut d'échantillon, c'est-à-dire de ce qui détermine l'extension du concept exprimé
par « cette nuance », selon l'usage pertinent, à l'échantillon original, ou du moins à des choses
qu’on peut promouvoir au statut d'échantillon sans risquer d'élargir abusivement l'extension
du concept190.
Dans la conférence, j'admets qu’on donne à un concept de nuance une expression
manifeste tant que la capacité de recognition en laquelle consiste sa possession dure, à
condition que l'expérience fournisse un élément qui permette d'ancrer la référence d'une
énonciation ultérieure de l'expression démonstrative « cette nuance ». Par rapport à ce que je
viens de dire, il nous faut traiter cette idée soigneusement. S'il existe des choses qui ne
peuvent pas être distinguées d'après leur couleur de la nouvelle ancre mais qui pourraient être
distinguées d'après leur couleur de l'échantillon original, alors même s'il n'est pas faux de voir
la nouvelle ancre comme un exemplificateur de la nuance en question (puisqu'on ne pourrait
pas la distinguer de l'échantillon original), il serait faux de supposer qu'elle peut être un
échantillon de la nuance originale. Et il est difficile de supposer que, quand elle ancre la
référence d'une énonciation de « cette nuance" », elle peut servir à autre chose qu'à

190
Je ne vois pas l'utilité de l'appareil introduit par Peacocke pour répondre à la menace de sorite, pp. 83-
4
échantillonner la nuance qui est alors en question. Dans ce cas, on met à jour la possibilité
d'un évanouissement de la présumée capacité conceptuelle présomptivement fondée-sur-la-
recognition. On peut croire être en train d'utiliser une capacité de recognition, mais à tort, car
nos propensions à développer des recognitions ont été détournées. Et cela peut par exemple
arriver quand on a promu un exemple inapproprié au statut d'échantillon secondaire. Dans ce
genre de cas, l'énonciation consécutive de « cette nuance » n'exprimer pas le concept de la
nuance originale. Le sujet a perdu la concept de la nuance originale sans s'en apercevoir.
<172> 4. C'est une capacité mémorielle qui en fait ce dans quoi nous pouvons
reconnaître un concept qui nous est fourni par la présence expérientielle de l'échantillon
original. C'est ce que j'ai soutenu dans les conférences. Une personne peut retenir une capacité
à reconnaître que des choses sont de cette nuance, et tant que persiste cette capacité
recognitionnelle, et il se peut que cela soit pour une courte période de temps, le sujet peut
embrasser dans sa pensée exactement cette nuance. (Dans mon usage, « pensée conceptuelle »
est redondant.) Une fois qu'elle a été mise en place, cette capacité conceptuelle trouve sa
forme de manifestation la plus directe dans un jugement où la capacité recognitionnelle la
constituant est utilisée directement, c'est-à-dire qu'une chose vue ultérieurement est jugée
avoir la nuance en question. Mais on peut exercer ce genre de capacité fondée-sur-la-mémoire
à embrasser une nuance précise dans sa pensée, également dans une pensée qui n'est pas
engagée dans l'expérience présente. Imaginons, par exemple, quelqu'un qui se rappelle la
couleur d'une rose qu'il n'a plus devant les yeux, et qui pense: « j'aimerais que les murs de ma
chambre soient peints de cette nuance. »
Il faut distinguer le genre de pensée auquel je viens juste de faire référence à un genre
de pensée qui pourrait s'exprimer dans quelque chose comme suit: « j'aimerais que les murs
de ma chambre soient peints de cette nuance de rose que j'ai vu en telle occasion. » On peut
avoir une pensée de ce genre sans se rappeler de la nuance elle-même, ce que nous pouvons
exprimer très naturellement. Sans doute se rappelle-t-on alors qu'il s'agissait d'une nuance
abricot pâle, et qu'on a eu alors la sensation que cela irait bien pour peindre les murs de la
chambre. Mais dans la pensée du premier genre, c'est la nuance elle-même qu’on a en tête, ce
que nous pouvons exprimer très naturellement. La nuance ne figure pas alors dans notre
pensée qu'au titre de quelque chose qui conviendrait à une certaine spécification. Pour saisir
cela, on peut dire que nous voyons la nuance en esprit. [in one's mind's eye].
En présence de l'échantillon original, un sujet qui possède le concept d'une nuance a la
possibilité de classifier les éléments, selon qu'ils ont la nuance ou non, par une inspection
directe portant sur la correspondance de couleur. Nous pouvons retenir, pour au moins un
instant, la capacité de classifier des éléments selon qu'ils sont de la bonne nuance ou pas,
d'une manière qui corresponde aux verdicts que nous aurions rendus avec la force que donne
l'inspection directe portant sur la correspondance de couleur, même quand nous n'avons plus
l'échantillon original sous les yeux. (En fait, cette capacité mémorielle est activée même
quand nous avons toujours l'échantillon original sous les yeux, dans le cas où on ne peut pas
juxtaposer candidat à la comparaison et échantillon.) Nous pouvons, en toute confiance, et
avec de bonnes raisons, être sûrs que les verdicts, effectifs ou potentiels rendus par les
capacités engageant la mémoire, correspondent à ce qu'une comparaison directe aurait donné,
et c'est en partie pour cela qu'il nous semble si naturel de dire quelque chose comme « j'ai la
couleur à l'esprit. » Tout se passe comme si <173> nous disposions toujours d'un échantillon à
comparer avec les différents candidats à l'accréditation au titre de telle ou telle nuance.
Le langage ordinaire est une excellente manière de distinguer entre le fait d'avoir la
nuance elle-même à l'esprit et le fait de tourner sa pensée de manière à ce qu'elle porte sur
cette nuance par la médiation d'une certaine spécification. Mais il peut aussi nous amener à
une pensée philosophique douteuse autant que familière, d'après laquelle l'évidente justesse du
langage ordinaire sur ce point indique un mécanisme au moyen duquel la capacité
classificatrice retenue opère. L'idée est que le sujet attribue la nuance en comparant ce qu'il
voit avec l'échantillon interne de la nuance qu'il a retenu. Exactement comme lorsqu'on on
vérifie la correspondance selon la couleur de certaines choses, avec un échantillon peint
venant de la fabrique, par exemple, sauf qu'ici l'échantillon se trouve sous un oeil intérieur.
Wittgenstein nous prévient contre de telles idées (voir par exemple les Recherches
Philosophiques, § 604). « J'ai la couleur à l'esprit » est une manière naturelle d'affirmer une
capacité à embrasser la nuance elle-même dans sa pensée, une capacité qui peut être exhibée
manifestement, si une occasion appropriée se présente, dans des verdicts sur les choses qui
exemplifient cette nuance. Le langage ordinaire ne fait pas référence à quelque mécanisme
psychologique qui opérerait dans la production de ces verdicts191.

191
« J'ai la nuance à l'esprit » englobe une image. La bonne attitude envers cette image est recommandée
par Wittgenstein, dans les Recherches Philosophiques, au § 427, envers l’image comprise par des expressions
comme : « Pendant que je lui parlais, je ne savais pas ce qui se passait dans sa tête. ». Pour Wittgenstein,
« L’image est à prendre au sérieux. Nous aimerions vraiment savoir ce qui se passe dans sa tête. Et pourtant ce
que nous voulons dire là n’est rien d’autre que ce que nous voudrions dire par les mots : Nous aimerions savoir
ce qu’il pense. » Prendre cette image littéralement, et aller jusqu’à supposer qu’il y a là une obligation
intellectuelle, est, de manière déprimante, tout à fait commun dans la philosophie de l’esprit actuelle.
5. D'où viennent les capacités récognitionnelles qui constituent l'aptitude à embrasser
dans sa pensée des nuances déterminées? Dans les conférences je n'examine que des
confrontations avec des exemplificateurs des nuances en question. On rappellera cependant la
question humienne sur la possibilité pour un sujet de former, uniquement par la pensée, l'idée
d'une nuance qui manque dans son expérience de couleur192. C'est apparemment une autre
possibilité qui est ainsi introduite. Je me trouve d'ores et déjà commis à soutenir que nous
disposons potentiellement de tous les concepts du genre pertinent, uniquement en vertu du
concept de nuance qui est en notre possession. Mais la question de Hume porte sur l'actualité
d'une telle possession. L'idée est qu'un sujet peut se doter lui-même de manière à avoir la
nuance manquante à l'esprit, en se contentant d'exercer son imagination.
<174> Et cela est sans doute certainement possible. Aucune de mes thèses n'est
menacée par cette possibilité, à la manière dont cette thèse menace l'empirisme conceptuel de
Hume. Tout ce sur quoi il faut insister est, que si cela est possible, il s'agit simplement d'une
autre possibilité de genèse du genre de capacité recognitionnelle de laquelle nous nous
réclamons en disant: « j'ai la nuance à l'esprit. » Aucun autre élément ne vient à l'appui de
l'idée que les exercices de la capacité recognitionnelle associée sont fondées sur une
193
comparaison avec un échantillon interne .

192
Traité de la nature humaine, 1.1.1
193
S'il y a une possibilité ici, l'idée est que l'imagination peut remplir les blancs dans un répertoire de
concepts de nuances. Mais le répertoire doit tout d'abord être établi par l'expérience, selon le mode discuté dans
les conférences. Les concepts de nuances en général doivent cependant être constitutivement dépendants des
intuitions, d'une manière qui, d'après l'investigation de mes conférences, souligne le fait que Evans ne considère
même pas ce nuancier comme une série possible de concepts.
Epilogue 3. Post-scriptum à la cinquième conférence
<175> 1. D’après Crispin Wright, Wittgenstein est engagé dans l’élaboration d’une
conception précise de la signification, mais son « quiétisme » l’empêche de s’acquitter de
cette obligation. Dans la cinquième conférence, au § 3, je suggère que les conséquences
attribuées par Wright à cette théorie de la signification sont intolérables. Mais au lieu de
défendre cette suggestion, je préfère souligner que nous passons à côté du propos de
Wittgenstein en l’interprétant de telle sorte que son « quiétisme » paraisse déplacé par rapport
à un ensemble de textes qui assignent des tâches substantielles à la philosophie, et donnent
même des pistes pour les exécuter.
Il n’y a pas ici, à mon avis, de hiatus flagrant. Une bonne compréhension du
« quiétisme » de Wittgenstein suffit à faire s’effondrer sur elles-mêmes les diverses doctrines
envers lesquelles Wittgenstein est, selon Wright, l’obligé. C’est seulement sous la pression de
la philosophie qu’on peut envisager de penser qu’il existe, indépendamment de la ratification
de la communauté, un problème posé par l’idée de la façon dont se trouvent les choses.
D’après Wright, on trouve chez Wittgenstein ce genre de compulsion philosophique.
D’après Wright, Wittgenstein pose une question vraiment importante à propos de la
possibilité de la signification. C’est ce genre de questions qui intéressent généralement la
philosophie, quand la raison d’être de son activité est liée à notre incapacité à exclure à
l’avance les situations où nous violons ce qui passe pour le sens commun. Et Wright pense
qu’on peut légitimer, face au problème que Wittgenstein est censé élaborer, une conception de
la signification, à condition d’être disposés à repenser ce qui passe pour la position du sens
commun envers l’idée de la façon dont se trouvent les choses. On dirait que Wittgenstein,
avec son « quiétisme » échoue lamentablement à marquer sa propre percée philosophique.
<176> Mais c’est une erreur de penser que Wittgenstein soulève une bonne question à propos
de la possibilité de la signification.
Ce qui est en jeu, c’est le « quiétisme », l’évitement de toute philosophie substantielle.
Des questions comme « Comment la signification est-elle possible ? » exhibent un sentiment
d’étrangeté, et Wittgenstein cherche justement à montrer que nous ne devons pas accueillir ce
sentiment d’étrangeté, mais le conjurer. La question paraît urgente du point de vue d’une
vision-du-monde hostile à la signification, un point de vue à partir duquel on pourrait croire
que la philosophie a pour tâche de forcer dans le monde l’entrée de quelque chose d’aussi
proche que possible de notre ancienne conception de la signification. Mais la philosophie a
plutôt pour tâche de déloger la supposition rendant difficile de trouver une place pour la
signification dans le monde. De sorte qu’il nous soit possible de donner un rôle à la
signification dans le façonnement de nos vies. Et il n’est nul besoin d’une construction qui
légitime ce rôle au sein de la conception que nous avons de nous-mêmes.
Le but de Wittgenstein est de jeter la suspicion sur l’aura de mystère que certaines
pensées concernant la signification acquièrent dans un environnement défavorable. Il s’agit de
pensées comme la suivante. La signification d’une instruction spécifiant une suite
arithmétique (par exemple), comme « ajoute 2 », « détermine à l’avance les étapes »
(comparer avec le § 190 des Recherches Philosophiques) de telle sorte que (ainsi dit de
manière à rejoindre directement les préoccupations de Wright) la correction d’une opération à
un moment du développement de la suite ne dépend pas de la ratification de la communauté
pertinente, c’est-à-dire ceux dont on peut dire qu’ils comprennent l’instruction. Une telle idée
peut semble dérangeante, comme si elle créditait la signification de pouvoirs magiques.
L’erreur de Wright est de croire que l’intention de Wittgenstein est de jeter la suspicion sur
ces seules pensées. Mais la cible de Wittgenstein est l’atmosphère d’étrangeté. Il n’y a aucun
problème avec l’idée en tant que telle194.
La différence entre platonisme rampant et platonisme naturalisé nous permet de mieux
mettre en évidence cette possibilité. Les pensées en question sont platonistes, et si le seul
platonisme envisageable est le rampant, alors on ne peut pas échapper à l’atmosphère
d’étrangeté. Le seul recours possible est alors une construction philosophique où nous
réévaluons à la baisse nos prétentions concernant l’objectivité et autres choses du même
genre. Mais <177> le problème ne réside pas dans les seules pensées platonistes. Si le
platonisme est naturalisé, il n’y a plus cette atmosphère d’étrangeté. On peut donc qualifier
autrement l’erreur de Wright en disant qu’il est aveugle à la possibilité d’un platonisme
naturalisé195.

194
Comparer avec le § 195 des Recherches Philosophiques. Une voix dit « Je ne veux pourtant pas dire
que ce que je fais maintenant (au moment où je saisis l’usage du mot) détermine causalement et empiriquement
l’usage futur, mais qu’en un certain sens, cet usage est lui-même présent d’une manière étrange. ». Une autre
voix répond : « Mais ‘en un certain sens’, il l’est ! En réalité, dans ce que tu as dit là, seule l’expression ‘d’une
manière étrange’ est fausse. Tout le reste est juste (…). »
195
Je développe une interprétation de ce genre, en me référant plus précisément à Wittgenstein qu’il ne
m’est permis dans ces conférences, dans “Meaning and Intentionality in Wittgenstein’s Later Philosophy”, in
Peter A. French ? Theodore E. Uehling, Jr., et Howard K. Wettstein, éds., Midwest Studies in Philosophy, vol.
17: The Wittgenstein Legacy (University of Notre Dame Press, Notre Dame, 1992), pp. 42-52. Pour des idées
similaires, voir Cora Diamond, qui, dans L’esprit réaliste, décrit l’une de ses cibles comme suit : «On interprète
2. Dans la conférence je crédite Wittgenstein d’une aspiration à élucider l’apparente
demande de philosophie ordinaire. Il faut regarder cela avec soin. Ce n’est pas dans mon
intention de suggérer que Wittgenstein envisage sérieusement une situation où la philosophie
ordinaire n’a plus du tout sa place. Les racines intellectuelles des anxiétés auxquelles la
philosophie ordinaire répond sont trop profondes pour cela. Cela est praticulièrement
dramatisé par la mise en scène des voix multiples dans les derniers écrits de Wittgenstein et
leur caractère dialogique. Les voix qui ont besoin d’être apaisées, d’être appelées à la
modestie, ne sont pas étrangères. Elles expriment des pulsions que Wittgenstein trouve, ou du
moins peut s’imaginer trouver, en lui. Quand il écrit « la véritable découverte en philosophie
est celle qui permet de cesser de philosopher quand je le veux » (Recherches Philosophiques,
§ 133), il ne faut pas croire qu’il envisage ici une culture post-philosophique (idée qui est
centrale dans les écrits de Rorty). Wittgenstein n’est même pas en train d’envisager pour son
compte un avenir où il serait définitivement guéri de la pulsion philosophique. L’apaisement
de la pulsion n’est qu’occasionnel et momentané196.
Mais je ne pense pas que cela élimine le rôle du diagnostic que je propose dans ces
conférences, au sein d’une pensée de style authentiquement wittgensteinien. D’après ma
suggestion, nos anxiétés philosophiques viennent de l’emprise intelligible que le naturalisme
moderne a sur nos pensées, et on peut tâcher de se libérer de cette emprise. Pour dynamiser
cette suggestion, on peut dessiner un cadre d’esprit où les influences qui mènent aux anxiétés
philosophiques ont été définitivement écartées d’un revers de main, même sans supposer
<178> que nous puissions disposer de ce cadre d’esprit comme d’une ressource permanente et
stable. Mais même dans ce cas, il suffit de pouvoir identifier la source de nos difficultés
apparentes pour être en mesure de triompher à chaque récurrence de la pulsion philosophique.
Et nous savons qu’il y aura des récurrences.

3. Lorsque je décris le platonisme détendu rendu possible par un naturalisme de la


seconde nature, je m’exprime comme suit. La structure de l’espace des raisons n’est pas
constituée dans une isolation splendide par rapport à ce qui est simplement humain. Le
« quiétisme » de Wittgenstein, bien compris, fournit un contexte adéquat pour que de telles

la critique de Wittgenstein contre… les mythologies et les fantasmes (en particulier, sa critique de la mythologie
liée à la nécessité logique) comme s’il s’agissait de rejet une mauvaise conception. »
196
Ce sont James Conant et Lisa Van Alstyne qui m’ont convaincu sur ce point.
remarques ne conduisent pas inévitablement à demander : « Mais dans ce cas qu’est-ce qui
constitue la structure de l’espace des raisons ? » Si nous cherchons à répondre à cette
question, mon invocation de la seconde nature, rapide et non-systématique, ne sera au mieux
qu’un espoir de pouvoir apporter une réponse. Mais le problème n’est pas de chercher à
répondre à cette question. Je crois que la réaction qu’il faut chercher à s’autoriser, si
quelqu’un demande : « Qu’est-ce qui constitue la structure de l’espace des raisons ? », est
quelque chose comme un haussement d’épaules. Rorty exprime très bien cette idée selon
laquelle de telles questions ne devraient pas être considérées comme allant de soi uniquement
parce qu’il est conforme de les poser selon la philosophique que nous avons apprise. Leur
statut traditionnel reconnu ne peut pas nous obliger à prendre au sérieux de telles questions. Il
se passe plutôt qu’un certain arrière-plan, présupposé, les rend urgentes. Lorsque j’invoque la
seconde nature, c’est afin de balayer l’arrière-plan qui rend de telles questions si pressantes,
c’est-à-dire le dualisme de la raison et de la nature. L’intention n’est pas (et cela ne pourrait
sans doute pas aller plus loin qu’une intention) de construire une réponse à cette question.

4. Dans la cinquième conférence, au § 5, je discute la suggestion kantienne selon


laquelle la continuité de la conscience de soi n’incorpore qu’une conception formelle de
persistence. On peut avec profit comparer cette suggestion avec celle que Wittgenstein fait
dans un passage bien connu (pp.000-000) du Cahier Bleu [trad. modifiée. N.d.T.]), d’après
laquelle «l’usage subjectif de ‘Je’» n’a pas de référence. On peut formuler ce que
Wittgenstein avance ici, de manière à bien mettre en évidence la ressemblance avec Kant,
comme suit. La structure référence-plus-prédication dans, par exemple « J’ai mal aux dents »
n’est que formelle. Les considérations qui amènent Wittgenstein à faire ce genre de remarques
sont, semble-t-il, très proches de celles à l’oeuvre dans les Paralogismes. Et notre verdict sur
les propos de Wittgenstein devrait être le même que pour les propos de Kant. Ce qui motive la
suggestion (ruiner les fondements <179> d’une conception cartésienne de l’ego) est
admirable, mais une fois l’usage de « Je » comme sujet resitué dans un contexte de
fonctionnement plus large, on peut détacher la suggestion de sa motivation. Il n’y a pas
d’obstacle à supposer que mon usage de « Je » comme sujet fait référence à l’être humain que
je suis197.

5. Il peut être utile de rapprocher mes remarques sur la référence aux particuliers, dans

197
Voir comment Evans discute ce passage de Wittgenstein dans The Varieties of Reference, pp. 217-20
la cinquième conférence, au § 6, de ce que je dis dans la deuxième conférence, en particulier
dans le § 3.
Dans la deuxième conférence, je m’appuie sur le « truisme » de Wittgenstein pour
décourager toute idée d’un abîme entre la pensée comme telle et le monde. On pourrait
m’objecter la chose suivante : « Vous pouvez toujours faire croire que votre raisonnement
n’est pas idéaliste, tant que vous considérez le monde comme un tout dont les éléments sont
des choses qui sont le cas. Dans ce contexte, vous pouvez vous appuyez sur l’affirmation
selon laquelle c’est simplement un truisme de dire que, lorsque nos pensées sont vraies, ce
que nous pensons est ce qui est le cas. Mais dès que nous tentons de comprendre en quoi le
monde est peuplée par des choses, par des objets (et il vaudrait mieux que nous soyons en
mesure de le comprendre), il apparaît que votre image d’un effacement de la limite externe du
domaine de la pensée, est en substance idéaliste, peut-être en un sens élargi. Même si cette
image autorise une forme de contact direct entre les esprits et les faits, elle oblitère une
possibilité pour nous de ne pas avoir à renoncer à un contact direct entre esprits et objets, qui
doit être extérieur au domaine de la pensée. Cette possibilité a été rappelée à notre attention
par la réticence à l’égard la Théorie des Descriptions généralisée. »
Dans le cadre de l’identité entre ce qu’on pense (quand notre pensée est vraie) et ce
qui est le cas, concevoir le monde comme étant tout ce qui a lieu (Tractatus Logico-
Philosophicus, §1), c’est intégrer le monde dans le règne frégéen du sens. Le règne du sens
(Sinn) contient les pensées en tant que pensées possibles (les pensables), par opposition avec
les actes ou épisodes de penser. L’identité présente des faits, des choses qui sont le cas,
comme des pensées, en ce sens (les pensables qui sont le cas). Mais les objets appartiennent
au domaine de la référence (Bedeutung) et non pas du sens. L’objection est que le « truisme »
de Wittgenstein aligne les esprits avec le domaine du sens, et non pas avec le domaine de la
référence.
<180> Il m’est certes possible de formuler un des principaux points de mes
conférences en termes de sens frégéen, comme suit. C’est dans le contexte de cette notion de
sens qu’il nous faut réfléchir à la relation entre la pensée et la réalité, de manière à nous
vacciner contre les anxiétés philosophiques familières. C’est simplement une autre manière de
formuler l’idée que j’ai exprimée dans les conférences en termes de l’image sellarsienne de
l’espace logique des raisons. La notion frégéenne de sens opère dans l’espace des raisons.
L’essentiel de cette notion est saisi dans le principe d’après lequel des pensées, les sens
potentiels des énoncés complets, diffèrent si un sujet unique peut prendre simultanément des
postures conflictuelles envers ces pensées (par exemple, deux postures au choix parmi les
trois suivantes : acceptation, rejet, neutralité) sans se rendre du coup coupable d’irrationalité.
Si l’échec à distinguer des sens nous laisse prompts à attribuer à un sujet rationnel et lucide,
dans le même temps, des postures rationnellement opposées avec un contenu identique, alors
il faut distinguer des sens, pour qu’il soit possible de décrire la position totale du sujet, en
mettant en oeuvre différents contenus selon les postures, et pour que la rationalité de cette
position ne pose pas de problèmes198.
L’objecteur que j’ai imaginé pense qu’adopter cette vision frégéenne, dans laquelle la
pensée et la réalité se rencontrent dans le domaine du sens, ne permet d’envisager une
assimilation de la portée de la pensée sur des objets (une relation entre les esprits et les
habitants du domaine de la référence) qu’en embrassant une version de la Théorie des
Descriptions généralisée. Nous perdons alors les aperçus de ceux qui ont insisté sur une
relation plus directe entre les esprits et les objets que celle permise par la Théorie des
Descriptions.
Mais ce que j’ai dit à la fin de la cinquième conférence pré-invalide, en quelque sorte,
ces objections. Comme je comprends correctement le dispositif de Frege, m’appuyer sur le
« truisme » de Wittgenstein dans la deuxième conférence, « truisme » qu’on peut reformuler
en disant que la pensée et la réalité se rencontrent dans le domaine du sens, me permet
d’envisager correctement un rejet de la Théorie des Descriptions généralisée. Si l’on
comprend justement les sens pertinents, alors le rôle du sens, dans une image où la relation du
monde au faits n’est pas problématique, nous assure d’emblée qu’il n’y a aucun mystère à ce
que les pensées pertinentes portent sur les particuliers pertinents, habitant le domaine de la
référence, selon les modalités non-spécificatrices sur lesquelles les adversaires de la Théorie
des Descriptions généralisée insistent.

198
Voir Evans, The Varieties of Reference, pp. 18-19
Epilogue 4. Post-scriptum à la sixième conférence.
<181> 1. Mes propos sur l’innocence aristotélicienne peuvent faire naître quelques
soupçons. Cela peut sembler nier un fait évident. En effet, Aristote développe explicitement
des positions qui, à certains égards, sont très proches du naturalisme moderne.
Il est vrai que les atomistes anciens (pour isoler ce qui est sans doute la meilleure
occasion pour une objection) avaient déjà quelque chose comme une conception quasi-
moderne de la nature, au sens de ce qui est contenu dans la compréhension la plus
fondamentale des choses. Ils prenaient la nature, en ce sens, comme dépourvue de
significations et de valeurs. Et il est vrai que c’est en s’opposant consciemment à des
conceptions comme celle-là qu’Aristote développe sa propre conception. Mais dans ces
anticipations anciennes de la conception désenchantée de la nature, il manque à la thèse selon
laquelle la nature est dépourvue de valeurs et de significations le statut qui est le sien dans la
pensée moderne. Cette thèse n’est pas conçue comme une autre manière de formuler ce qui
est proprement essentiel à la pratique scientifique moderne, c’est-à-dire l’indiscutabilité d’une
position qu’on doit tenir pour acquise si l’on veut être considéré comme un adulte cultivé.
Comme je l’ai souligné dans mon texte, il faut reconnaître que considérer le domaine
de la compréhension scientifique comme désenchanté marque une progression intellectuelle.
Et c’est pour cela qu’il nous est si difficile de sortir des anxiétés philosophiques qui m’ont
occupé. On peut facilement manquer le fait que ce qu’il faut concevoir comme désenchanté,
c’est bien la nature. L’innocence d’Aristote est de ne pas être soumis à cette pression
intellectuelle. Il ne lui échappe sûrement pas qu’on peut voir la nature, en tant que sujet de
l’enquête la plus fondamentale, de <182> façon à la désenchanter. Mais, pour lui, il s’agit de
quelque chose de tout à fait optionnel (et que son point de vue intellectuel n’oblige pas à
poursuivre) par rapport à ce qu’il y a de plus fondamental à rechercher. Il n’a pas à résister à
la tentation d’attacher le terme « nature » à quelque chose qu’il est néanmoins poussé
intellectuellement à accepter comme faisant partie de la compréhension scientifique des
choses. Aristote n’a pas la moindre idée de ceci : si nous identifions la nature comme l’objet
de la compréhension scientifique, il faut la concevoir comme désenchantée199.

2. Dans la sixième conférence, au § 4, je refuse de créditer les animaux non-humains


d’orientations envers le monde. Bien entendu, quelques cheveux se sont dressés sur quelques

199
Cette section répond à une question posée par M. F. Burnyeat
têtes.
Peut-être cela aidera si on remarque que tout ce que je suis obligé de dénier aux bêtes
est précisément et uniquement un trait relatif à la possession de spontanéité. Dans le texte de
la conférence, je tente de réduire tout risque de laisser croire que je veux discréditer la
mentalité animale, en refusant toute conception restrictive des impératifs biologiques, qui
façonnent la vie des bêtes. Mais sans doute que parler d’impératifs biologiques suggère sans
doute une ligne plus dure que celle dont j’ai besoin, même si on écarte la conception
restrictive que je refuse. Tout ce que je veux dire est que les bêtes n’ont pas ce que Kant
appelle la liberté. Et cela est tout à fait compatible avec la reconnaissance de leur intelligence,
de leur inventivité, de leur finesse, de leur sympathie, etc. Je ne suggère pas qu’elles sont en
quelque sorte « hors du coup ». Pour le coup, si je m’approprie la notion gadamérienne
d’environnement, c’est précisément pour pouvoir dire quelque chose qui va à l’opposé de
cela, même si je refuse aux bêtes, parce qu’elles n’ont pas de spontanéité, un monde. Et il est
important que la liberté que je leur refuse soit la spontanéité kantienne, la liberté qui consiste
en une réactivité potentiellement réfléxive à des normes présomptives de la raison. Nul, sauf
celui qui a une théorie philosophique particulière à défendre, ne peut observer un chien ou un
chat, par exemple, jouer et penser sérieusement ramener toutes ces activités à quelque chose
comme un simple automatisme. Mais on peut très bien refuser d’accorder une spontanéité
kantienne, et laisser un espace largement suffisant pour l’auto-motion qui saute à des yeux
non prévenus devant pareil spectacle.
Les risques de succomber aux anxiétés philosophiques dont je traite dans les
conférences surgissent en relation à une conception de l’orientation <183> vers le monde
relative à la spontanéité kantienne. Ils surgissent précisément en raison de ce qu’il y a de
singuler dans cette spontanéité kantienne, quand on la considère du point de vue de la
conception moderne familière de la nature comme règne désenchanté de la loi.
Qu’on cherche à développer une conception de l’orientation vers le monde détachée de
la spontanéité kantienne, avec pour but de rendre disponible à un discours sur la mentalité des
bêtes le langage de la directivité-vers-le-monde, il n’y a rien, jusque là, pour me déranger. Je
ne souhaite pas, mis à part dans le présent contexte, m’exprimer sur les bêtes, et je n’ai
certainement nulle envie de dévaluer les aspects de leurs vies qui leur font nous ressembler. Je
veux justement souligner que nous sommes des animaux, et non pas des êtres qui ont un pied
en dehors du règne animal. Et, à beaucoup d’égards, les vies d’adultes éduqués ressemblent
aux vies des bêtes. Il serait absurde de supposer que la Bildung200 opère, pour ainsi dire, une
transfiguration, de tous les aspects d’une vie humaine201.
La suggestion à laquelle je veux résister est celle d’une conception neutre de
l’orientation vers le monde, qui remplisse n’importe quel rôle. Accepter cette suggestion
reviendrait à rejeter toute la singularité de la conception kantienne de la spontanéité. Ce qui
pourrait motiver un tel rejet est la conviction que, si nous laissons la reconnaissance de ce
genre de singularité nous conduire à un accès de philosophie, alors notre position est sans
espoir, et je pense qu’il est clair que je ne suis pas sans sympathie pour ce genre de
motivation. Mais dans les conférences, mon but est de montrer comment nous pouvons
reconnaître que notre spontanéité est singulière au sens de Kant et qu’il s’agit là d’un fait
crucial qui concerne notre contact avec le monde, sans pour autant tomber dans la situation
philosophique embarassante. Il n’est pas nécessaire que nous fassions cesser ce genre de
philosophie avant qu’il ne commence, en refusant d’admettre tout fondement aux problèmes
que cette philosophie fait à propos de la spontanéité (pour rappeler quelque chose que je dis
dans la quatrième conférence, au § 4). Reconnaître la singularité de la spontanéité, c’est être
conscient qu’est pris par là un risque de succomber à une anxiété philosophique
dommageable. Mais le risque peut très bien rester à l’état de risque. On peut comprendre et
conjurer la pulsion philosophique. On n’est pas condamné au refoulement.
On peut comprendre comment des problèmes philosophiques <184> peuvent, semble-
t-il, apparaître à propos de la notion d’une orientation vers le monde relative à la singularité
kantienne de la spontanéité. Ce qui est en cause, il semble, est la pression à supposer que la
spontanéité est forcément quelque chose de non-naturel. Mais j’ai essayé de montrer comment
cette tâche philosophique apparente peut se révéler illusoire. Il n’est nul besoin d’en appeler à
des études et à des appareils philosophiques incroyablement compliqués pour répondre à la
question de savoir comment la pensée empirique, comprise comme un exercice de
« souveraineté conceptuelle », peut porter sur le monde, voire fournir une connaissance de ce
monde. Cela donne un bon moyen d’exorciser l’anxiété philosophique, car la pensée qui
engendre cette anxiété est pleinement reconnue. Et si nous pouvons aller aussi loin dans le
traitement de la pulsion philosophique, c’est uniquement parce que nous traçons une ligne

200
en allemand dans le texte. (N.d.T.)
201
Même les aspects de la vie humaine adulte façonnés par la Bildung révèlent des résidus inassimilés
par l’évolution à partir de la simple nature (ou première nature). C’est une manière d’exprimer une idée centrale
de Freud.
entre les possesseurs et les non-possesseurs de spontanéité, à la manière dont je le fais dans
ces conférences.

3. Lorsque j’invoque la tradition à la fin de la sixième conférence, mon intention est


simplement d’ouvrir un sujet sur lequel il y aurait, sans doute, beaucoup de choses à dire. Je
ne vais pas essayer de livrer ici une discussion en bonne et due forme. Mais je crois qu’il est
possible de mieux faire entendre la tonalité qui m’est propre en montrant comment ma
position sur ce point m’oppose non seulement à Dummett, comme j’en prends note dans la
conférence, mais également à Davidson.
D’après la note gadamérienne sur laquelle se terminent les conférences, comprendre,
c’est situer ce qu’on comprend dans un horizon constitué par la tradition, et ma suggestion est
que la première chose à dire à propos du langage est qu’il s’agit d’un réceptacle de la
tradition. Etre initié à un langage, c’est être initié à un certaine conception de l’arrangement
de l’espace des raisons. Nous pouvons ainsi espérer amener à l’intelligibilité la manière dont,
débutant tout juste comme animaux, les êtres humains se développent de manière à faire de
l’espace des raisons leur espace propre. Selon cette conception, un langage commun est le
médium premier de la compréhension. Ce langage veille sur tous ceux qui communiquent en
son sein, tout en gardant son indépendance à l’égard de chacun d’entre eux, et mérite à cet
égard le respect202. Nous pouvons comprendre les communications trans-frontalières entre
traditions en nous éloignant du cas fondamental, où les horizons sont des données bien
établies (mais pas du Donné !) par la tradition portée par le <185> langage pour examiner des
cas où une fusion des horizons est nécessaire, fusion qui peut être difficile.
Davidson n’accorde pas autant d’importance à l’idée d’un langage commun. Au
contraire, pour Davidson, l’interaction communicationnelle ne nécessite pas qu’il y ait un
médium, du genre de ce que j’ai esquissé. (Bien entendu, il faut des média d’un autre type,
comme la parole, les signaux de fumée, ou autres.) Dans la conception de Davidson, ceux qui
communiquent sont des individus indépendants. Ils n’ont pas besoin du langage (c’est-à-dire
un réceptacle pour la tradition bien spécifique à la forme de l’espace des raisons) pour se

202
Il ne s’agit pas du respect dû à un instrument efficace, respect qu’on peut reprendre lorsque les gens
emploient à mauvais escient des mots comme « désintéressé » ou « soigneux ». Le respect dont je parle est le
respect envers ce à quoi nous devons d’être ce que nous sommes. (Bien entendu, nous pouvons, en utilisant le
langage, le modifier. Par exemple, un usage inappropriée peut devenir la règle. Mais cela ne change rien au sens
où le langage ne dépend pas de nous.)
constituer en communicateurs potentiels, ou bien pour entrer dans des activités qui requièrent
des capacités conceptuelles. Dans la conception de Davidson, l’idée d’un langage commun est
au mieux une manière d’indiquer un degré de correspondance explicable entre les idiolectes.
A partir de cette correspondance, on peut faire des hypothèses interprétatives venant
facilement entre certaines personnes, mais, pour ce qui est de la compréhension mutuelle entre
des personnes partageant, selon nous, un langage, cela n’est pas différent, en principe, de
l’interprétation la plus radicale. Le « langage commun » n’est rien de plus qu’une béquille
pour une réalisation cognitive qui pourrait s’en passer. Il n’y a, dans l’arrière-plan d’une
capacité de compréhension mutuelle, rien de philosophiquement intéressant203.
Je n’ai pas vraiment le temps de proposer une contre-argumentation en bonne et dûe
forme, mais je vais me permettre une suggestion. La conception davidsonienne de la
compréhension entre personnes en question ici est la mienne dans les conférences. Les
personnes se comprennent les unes les autres en plaçant leur pensées et leurs actions (y
compris ce qu’elles disent) dans l’espace des raisons. C’est autant Davidson que Sellars qui
m’ont appris à envisager les choses de cette façon. Lorsque j’utilise l’image sellarsienne
d’espace des raisons, Davidson parle d’un « idéal constitutif de rationalité », mais l’idée est
évidemment la même. (Je m’appuie sur cette correspondance dans la quatrième conférence,
au § 4). Les interprètes de personnes davidsoniens accomplissent leur tâche cognitive
d’emblée équipés avec un sens de l’arrangement de l’espace des raisons, avec une conception
substantielle de ce qui est exigé par « l’idéal constitutif de rationalité ». Cependant je crois
qu’il faut être méfiant, et ne nous contenter de créditer les individus humains <186> de cet
équipement, sans indiquer d’où viennent les bénéfices, c’est-à-dire de l’initiation à un langage
commun et, donc, à une tradition. Je crois que dire qu’un tel équipement cognitif peut se
passer de cet arrière-plan, c’est faire resurgir le Donné. Si nous voulons attaquer le mythe du
Donné endogène, pendant de l’attaque sellarsienne, d’inspiration kantienne, contre le mythe
du Donné exogène, voilà une bien meilleure cible que l’idée d’analyticité, ou de non-
révisabilité. (voir le premier épilogue, §§ 4, 9). Pour le dire en termes hégéliens, le Donné
n’est pas la non-révisabilité comme telle, mais une non-révisabilité présumée, reflétant
l’absence de la médiation dans notre image. Et Davidson renonce à la seule médiation

203
Voir “A Nice Derangement of Epitaphs”, in LePore, ed., Truth and Interpretation: Perspectives on
the Philosophy of Donald Davidson, pp. 433-46. Cette idée est déjà en germe dans l’affirmation de Davidson
d’après laquelle « toute compréhension du langage de quelqu’un d’autre implique une interprétation radicale. »,
p.188 de « L’interprétation radicale », dans Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, pp. 187-207.
possible pour la compréhension personnelle mutuelle.
Dans un texte récent, Davidson a essayé de construire le concept d’objectivité au
moyen d’une « triangulation » entre sujets indépendants, engagés de pair dans l’interprétation
mutuelle204. Cela vient se heurter à la thèse kantienne d’indépendance que j’ai examinée dans
la cinquième conférence, au § 5, et examiné à nouveau dans la sixième conférence, au § 4.
D’après moi, une fois les sujets en place, il est trop tard pour envisager de prendre soin du
concept d’objectivité. Il faut faire émerger la subjectivité et l’objectivité ensemble, dans le
cours de l’initiation à l’espace des raisons.

4. Pour finir, je vais dire quelques mots pour éviter un risque sans doute sur-estimé de
ma part. C’est le risque qu’on me considère comme enfermé, au regard des possibilités
offertes à l’intelligibilité, dans un conservatisme étroit. A la fin des conférences, je répète ce
sur quoi j’ai insisté à de nombreuses occasions, à savoir que, pour faire de l’espace des
raisons notre espace propre, il faut assimiler l’obligation permanente et la disposition à
reconsidérer les titres de validité des relations présomptivement rationnelles qui constituent
l’espace des raisons tel qu’il s’offre à tout instant à notre conception. Il y a là toute la place
qu’il faut pour la nouveauté. Si un élément de comportement vocal doit constituer une
remarque d’un nouveau genre, par opposition à un simple babillage, il faut que des personnes
qui n’auraient pas pensé à le dire d’elles-mêmes puissent le comprendre. Un cas d’originalité
exigent de ceux qui comprennent de revenir sur leur conception <187> préalable de la
topographie même de l’intelligibilité. Il ne s’agit pas simplement de quelque chose à quoi l’on
n’aurait pas encore pensé, mais qui se trouve néanmoins parmi les possibilités déjà assimilés,
même si n’est qu’en des termes généraux. (Comme cela est le cas pour les innovations les
plus radicales, dans le jeu d’échecs). Il se trouve que ce qui est original modifie la conception
que celui qui l’entend se fait de la structure qui détermine les possibilités du sens. Mais même
dans ce cas, il ne peut s’agir que de tordre une conception préalable de la topographie de
l’intelligibilité. Une énonciation ne peut pas s’intégrer à un esprit compréhensif d’un seul
coup, en redéfinissant complètement les conceptions que l’auditoire a de ce qui est possible.
Même une pensée qui transforme une tradition doit être enracinée dans la tradition qu’elle

204
Voir “Meaning, Truth and Evidence”, in Robert B. Barrett et Roger F. Gibson, eds., Perspectives on
Quine (Basil Blackwell, Oxford, 1990), pp.68-79. Davidson a esquissé cet usage de la « triangulation » à la fin
de “Rational Animals”, in Ernest LePore et Brian McLaughlin, éds., Actions and Events : Perspectives on the
Philosophy of Donald Davidson (Basil Blackwell, Oxford, 1995), pp. 473-80.
transforme. On doit pouvoir exprimer cette pensée dans un discours qui soit intelligible à tous
ceux qui se tiennent bien fermement les deux pieds dans la tradition telle qu’elle est.
Index

A
Action, Agir, 000-000
Allison, Henry E., 000n
Analytique/synthétique (distinction), 000-000, 000-000
Animaux 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000
Anscombe, G.E.M., 000n
Aristote, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000
Ayer, A.J., 000n

B
Bildung, 000, 000-000, 000, 000-000, 000, 000
voir également Nature
Brandom, Robert, 000n, 000n
Burge, Tyler, 000n
Burnyeat, M. F., 000n, 000n

C
Cartésienne (philosophie de l'esprit), 000n, 000-000, 000, 000, 000-000
Cassam, Quassim, 000n
Causalité, 000-000, 000, 000n, 000
Cognitive (Science), 000, 000
Cohen, Zvi, 000n
Cohérentisme, 000-000, 000, 000-000, 000-000
Couleurs, 000, 000-000, 000-000, 000-000
Conant, James, 000n
Concepts, conceptuel, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000; concepts
observationnels, 000-000, 000-000
Connaissance, 000-000, 000-000, 000n, 000-000. Voir également Relations
rationnelles
Conscience de soi, 000n, 000-000, 000-000
Contenu, 000-000, 000-000; empirique, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000; non-
conceptuel, 000-000, 000-000, 000-000
Corporéité, 000, 000-000
Corps, (Mouvement du). Voir Action, Agir
Croyance, 000, 000, 000

D
Davidson, Donald, 000-000, 000-000, 000, 000, 000, 000, 000-000, 000, 000-000,
000, 000, 000-000, 000, 000, 000-000, 000, 000, 000-000, 000, 000-000
Dennett, Daniel, 000n
Descriptions, Théorie des, 000-000, 000-000
Diamond, Cora, 000n, 000n
Donné (Le), 000, 000-000, 000-000, 000, 000-000, 000-000, 000-000. Voir également
Dualisme du schème et du contenu
Donnellan, Keith S., 000n
Dualisme: du schème et du contenu, 000-000, 000-000, 000-000; de la raison (ou
norme) et de la nature, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000; Voir également Nature,
naturalisme
Duhem, Pierre, 000n, 000-000
Dummett, Michael, 000-000, 000n, 000

E
Environnement (vs. monde), 000-000
Entendement. Voir Spontanéité
Evans, Gareth, 000n, 000n, 000-000, 000-000, 000, 000, 000, 000-000n, 000, 000-000,
000, 000, 000n, 000, 000n, 000n
Expérience, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000,
000-000, 000-000, 000, 000-000, 000-000. Voir également Impressions, Intuitions

F
Fichte, J. G., 000n
Fondement, fondation, Voir Relation rationnelles
Frankfurter, Aryeh, 000n
Frege, Gottlob, 000-000, 000-000
Freud, Sigmund, 000n
G
Gadamer, Hans-Georg, 000n, 000n, 000-000, 000n, 000, 000, 000
Garantie. Voir Rationnelles, relations
Geach, P.T., 000, 000, 000n
Gibson, J.J., 000n

H
Hegel, G. W. F., 000n, 000-000, 000, 000, 000n, 000
Hookway, Christopher, 000n
Hume, David, 000, 000-000

I
Idéalisme, 000-000, 000-000, 000-000; transcendantal, 000-000, 000-000, 000-000;
absolu, 000-000
Impressions, 000-000, 000, 000-000. Voir également Expérience; Intuitions;
Réceptivité
Indétermination de la traduction, 000, 000, 000-000, 000-000
Interne (sens) et ses objets, 000-000, 000, 000, 000-000, 000-000, 000-000
Intelligibilité, 000-000, 000
Interprétation, 000-000, 000, 000-000, 000
Intuitions, 000, 000, 000-000. Voir également Dualisme du schème et du contenu;
Donné, le; Impressions; Réceptivité

J
James, William, 000, 000
Jugement, 000, 000-000, 000, 000-000
Justification, Voir Relations rationnelles

K
Kant, Immanuel, 000-000, 000, 000-000, 000, 000-000, 000, 000, 000n, 000n, 000-
000, 000, 000, 000, 000-000, 000-000, 000, 000, 000, 000, 000, 000, 000, 000-000, 000-000
Kripke, Saul A., 000-000n, 000n

L
Langage, 000n, 000-000, 000-000
Lear, Jonathan, 000-000
Locke, John, 000
Lockwood, Michael, 000n

M
Macbeth, Danielle, 38n
MacIntyre, Alasdair, 000n
Marcus, Ruth Barcan, 000n
Marge, conceptions marginales de la compréhension, 000-000, 000-000, 000-000,
000-000, 000-000
Marx, Karl, 000-000

N
Nagel, Thomas, 000n, 000-000
Naturalisme: brut, 000, 000, 000-000, 000-000, 000; de la seconde nature, 000-000,
000-000, 000-000, 000-000, 000
Nature, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000; seconde nature, 000-000,
000-000, 000-000, 000-000, 000-000. Voir également Bildung
Neurath, Otto, 81

P
Peacocke Christopher, 000n, 000n, 000-000, 000n
Peirce, C. S., 000n
Pippin, Robert B., 000n, 000n
Platon, 000n, 000, 000
Platonisme, 000-000, 000-000, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000
Pragmatisme, 000, 000-000
Privé (Argument du Langage), 000-000
Putnam, Hilary, 000n, 000-000, 000

Q
Quine, W.V., 000n, 000-000, 000, 000, 000, 000n, 000-000
R
Rationnelles, relations, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000, 000, 000-000.
Voir également Raisons, espace des.
Raisons, espace des, 000-000, 000-000, 000
Réceptivité, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000, 000, 000-000. Voir également
Dualisme, du schème et du contenu; Expérience; Donné, le; Impressions; Intuitions
Référence, 000-000, 000-000
Réflexion, 000-000, 000, 000, 000-000, 000
Rorty, Richard, 000, 000n, 000n, 000-000, 000, 000n, 000n, 000-000, 000, 000
Russell, Bertrand, 000n, 000-000, 000-000
Ryle, Gilbert, 000n

S
Searle, John, 000, 000
Secondaires, qualités, 000-000, 000-000, 000
Sedivy, Sonia, 000n
Sellars, Wilfrid, 000, 000n, 000nn, 000, 000n, 000, 000n, 000-000, 000-000, 000, 000,
000n, 000-000
Sens. Voir Frege, Gottlob; Référence
Sensibilité. Voir Réceptivité
Spontanéité, 000-000, 000-000, 000-000, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000-000,
000-000
Strawson, P.F., 000n, 000n, 000n, 000n, 000n, 000n, 000, 000n, 000n, 000n, 000n
Stroud, Barry, 000n, 000n
Subjectivité, 000-000, 000-000; proto-subjectivité, 000, 000-000

T
Tarski, Alfred, 000
Taylor, Charles, 000n, 000n
Tradition, 000-000, 000, 000-000

V
Van Alstyne, Lisa, 000n
Vérité, 000-000
Vie, 000, 000, 000-000, 000

W
Weber, Max, 000
Williams, Bernard, 000n, 000, 000
Wittgenstein, Ludwig, 000, 000-000, 000-000, 000-000, 000, 000, 000-000, 000n, 000,
000-000, 000, 000-000
Wright, Crispin, 000-000nn, 000-000
table des matières
Préface à l’édition française (2007)................................................................................ 3
Note explicative sur les choix de traduction................................................................... 4
Préface (1996) ................................................................................................................ 6
Introduction .................................................................................................................. 10
Conférences .................................................................................................................. 24
Première conférence : Concepts et intuitions ............................................................... 25
Deuxième conférence. L'illimitation du conceptuel..................................................... 46
Troisième conférence. Le contenu non-conceptuel...................................................... 67
Quatrième conférence. La raison et la nature ............................................................... 86
Cinquième conférence. L'action, la signification et le soi.......................................... 107
Sixième conférence. Etres rationnels et autres animaux ............................................ 129
Epilogues .................................................................................................................... 148
Epilogue 1. Davidson en contexte. ............................................................................. 149
Epilogue 2. Post-scriptum à la troisième conférence. ................................................ 182
Epilogue 3. Post-scriptum à la cinquième conférence................................................ 195
Epilogue 4. Post-scriptum à la sixième conférence.................................................... 201
Index ........................................................................................................................... 208
table des matières ....................................................................................................... 214

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