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Jean-Philippe Narboux

John McDowell, L’esprit et le monde, Paris, Vrin, août 2007, 238 pages.
Traduction française par Christophe Alsaleh de John McDowell, Mind and World, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1994, précédée d’une préface à l’édition française.

L’ouvrage de John McDowell que les éditions Vrin rendent accessible en français, dans la
traduction rigoureuse de Christophe Alsaleh, est sans nul doute l’un des ouvrages les plus
importants de la fin du siècle dernier. Issu des John Locke Lectures que John McDowell
prononça en 1991, paru en anglais en 1994 sous le titre Mind and World, il acquit en moins
d’une décade le statut d’un classique, commenté et discuté comme tel1. La précieuse préface
de l’auteur à l’édition française en indique les lignes directrices. Mais elle fait également état
des infléchissements que devaient subir, dans l’œuvre ultérieure de l’auteur, certaines des
positions qui y sont assumées. Elle livre ainsi, sous une forme condensée, l’état le plus récent
de la pensée de l’auteur.
L’introduction de la seconde édition de l’ouvrage (1996) en indique le but : démasquer
comme autant d’illusions les diverses figures de l’impression de tiraillement entre des
exigences contradictoires qui paralyse le philosophe dès qu’il entreprend de rendre compte de
la possibilité pour l’esprit d’avoir prise sur le monde (p.xi/p.19). Il s’agit moins pour
McDowell de rétablir l’esprit dans ses droits en avançant une solution positive de plus au
problème de la portée objective de la pensée, que de montrer négativement, par une étiologie
raisonnée de l’impression de tiraillement, que la capacité de l’esprit à porter sur le monde n’a
rien de mystérieuse, qu’il n’y a tout simplement pas de fossé à combler entre l’esprit et le
monde (p.27/p.60). L’impression de tiraillement se nourrit de l’inconscience dans laquelle le
philosophe moderne se trouve d’être en proie à une anxiété transcendantale quant à la
possibilité même pour l’esprit d’être dirigé sur le monde, bien plutôt qu’à une simple
perplexité intellectuelle. Elle se donne ainsi pour autre chose que ce qu’elle est. Inversement,
ce n’est qu’en remontant des perplexités intellectuelles dans lesquelles se meut la théorie
moderne de la connaissance jusqu’à l’anxiété proprement transcendantale qui les alimente (un
sentiment d’impuissance à assurer le contact de l’esprit avec le monde) qu’on pourra selon
McDowell résoudre pleinement ces perplexités. Car celles-ci ne peuvent être véritablement
résolues qu’à condition de dissoudre l’antinomie qui en est le terreau.
Soit la figure de l’antinomie qui sert de fil conducteur à l’ouvrage : le tiraillement entre,
d’un côté, la nécessité d’invoquer un donné qui soit suffisamment extérieur à la sphère des
concepts pour pouvoir exercer une contrainte sur elle (sans quoi la pensée tournerait à vide)
et, d’un autre côté, l’impossibilité de reconnaître à un donné non conceptuel la capacité de
justifier ou d’étayer rationnellement des jugements (quand il peut au mieux les étayer
causalement). McDowell montre que ce tiraillement s’enracine dans une conception mythique
du donné – qu’il appelle, à la suite de Sellars, le « Mythe du Donné » (p.9/p.41) – qui n’est
que superficiellement l’expression d’une préoccupation épistémologique quant à la capacité
de nos pensées à être justifiées par des faits, et résulte plus profondément de la distorsion
subreptice d’une préoccupation transcendantale inchoative quant à la capacité de nos pensées
à ne serait-ce que répondre de leur contenu face au monde, ou à être justiciables d’une

1
Voir notamment le volume Reading McDowell: on Mind and World (N.H. Smith (éd.), Londres, Routledge, 2002), le
symposium sur l’ouvrage paru dans Philosophy and Phenomenological Research (volume 58, 2, 1998), et les monographies
de Maximilian de Gaynesford (John McDowell, Cambridge (UK), Polity, 2004) et Tim Thornton (John McDowell, Chesham,
Acumen Publishing Limited, 2004), qui lui sont largement consacrées. Il n’est guère de philosophe analytique contemporain
majeur qui n’ait engagé une discussion avec ce livre: ainsi de (pour ne citer qu’eux) Robert Brandom, Donald Davidson,
Michael Friedman, Christopher Peacocke, Hilary Putnam, Richard Rorty, Charles Travis, Crispin Wright.

1
évaluation au regard des faits, par un certain présupposé inavoué, celui de l’indépendance de
la réceptivité qui caractérise la sensibilité à l’égard de l’acquisition de capacités conceptuelles.
Conjugué à un tel présupposé, la préoccupation transcendantale inchoative donne lieu à une
« oscillation sans fin » (p.9/p.41) entre, d’une part, l’idée que l’espace des justifications
excède l’espace des concepts (le Mythe du Donné, qui voudrait qu’un donné non conceptuel
puisse néanmoins justifier des pensées) et, d’autre part, l’idée que l’espace de nos transactions
avec la nature excède l’un et l’autre (le « Cohérentisme Radical », exemplifié par la pensée de
Davidson, qui voudrait que l’expérience puisse exercer une contrainte sur nos pensées du seul
fait d’avoir un impact causal (i.e. non rationnel) sur elles). McDowell soutient qu’on peut
mettre un terme à cette oscillation à condition de procéder à une « clarification
transcendantale » qui montre de quelle façon le présupposé sur la sensibilité oblitère l’issue
obvie dont l’antinomie est susceptible2 : il suffira en effet de montrer que le réquisit d’une
contrainte externe de la pensée par l’expérience n’exclut pas, mais exige au contraire, que des
capacités conceptuelles soient déjà mises en œuvre dans la réceptivité elle-même (p.9/p.41).
Tous les efforts de McDowell consistent alors à montrer en quoi la thèse d’après laquelle la
contribution propre de la sensibilité à la coopération entre réceptivité et spontanéité ne peut
pas même être abstraite en théorie de cette coopération ne menace ni la passivité qui doit être
reconnue à l’expérience ni l’indépendance qui doit être reconnue à la réalité. McDowell fait
fond sur le concept de seconde nature pour montrer que l’idée que nos expériences sont des
transactions naturelles n’est en rien incompatible avec l’idée que ces transactions sont
normées (cf. p.xix/p.26-27 et la Quatrième Conférence) : qu’il y ait une dichotomie entre
l’espace non normatif des explications strictement causales avancées par la science moderne
et l’espace normatif des raisons n’implique nullement qu’il y en ait une entre l’espace naturel
des transactions empiriques et l’espace normatif des justifications rationnelles. Dans la
préface à l’édition française, McDowell regrette de ne pas avoir montré en détail, dans
L’esprit et le monde, en quoi la dichotomie du naturel et du rationnel accule la philosophie
moderne de l’action à des apories au moins en partie parallèles, en interdisant de faire droit à
la façon dont l’intelligence pratique est mise en œuvre dans les mouvements corporels eux-
mêmes (p.9). Gageons que l’ouvrage sur l’action que prépare actuellement McDowell3
remédiera à cette insatisfaction en conférant ses lettres de noblesse au concept anscombien
d’intention-dans-l’action.
La stratégie argumentative de L’esprit et le monde n’est pas sans rappeler celle qui
informait déjà l’élaboration du concept d’intentionalité de re dans plusieurs essais antérieurs4.
McDowell y récusait, sur l’exemple des pensées démonstratives singulières fondées sur une
perception (comme la pensée singulière exprimée par l’expression « cet arbre »), le
présupposé, typique de l’intentionalisme phénoménologique issu de Husserl, selon lequel la
relation intentionnelle d’une pensée à ce sur quoi elle porte est indépendante de l’existence de
ce sur quoi elle porte et ne saurait donc constituer une relation réelle. Il montrait ainsi, à la
suite de Gareth Evans, que le fait qu’une pensée singulière ne puisse survivre à l’inexistence
de son référent ne serait incompatible avec la possession par cette pensée d’un sens frégéen
que s’il n’était de sens frégéen que général. L’antinomie qui se trouve ainsi dissoute dans les
essais consacrés à l’élaboration du concept de sens de re n’est pas sans annoncer celle qui
l’est dans L’esprit et le monde : si des pensées singulières ne pouvaient pas dépendre de leur
objet sans être dirigées sur quelque chose qui se tient au-delà de l’espace du sens, alors on ne
pourrait pas rendre compte de la contrainte que leurs objets exercent sur elles sans tomber

2
Cf. « Précis of Mind and World », Philosophy and Phenomenological Research, volume 58, 2, p.366.
3
McDowell a récemment donné cinq conférences sur ce thème à l’Université de Chicago, au titre de « Intention and Bodily
Action » (mai 2007).
4
Cf. les essais qui composent la deuxième partie de Meaning, Truth, and Understanding, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1998.

2
dans le Mythe du Donné ; mais si des pensées singulières ne pouvaient pas être dotées de sens
sans être générales, alors on serait acculé à une forme de Cohérentisme Radical qui leur
ôterait toute prise véritable sur le monde (McDowell suggère lui-même le parallèle à la fin du
Troisième Epilogue, p.180-181/p.222-223). Toutefois, à y regarder de plus près, le dispositif
de L’esprit et le monde renoue moins avec celui des essais consacrés à l’intentionalité de re
qu’il ne le fonde en raison. Car loin que la possession d’un sens de re par une expression
démonstrative comme « cet arbre » puisse rendre compte de l’aptitude de la perception de cet
arbre à étayer des jugements à son sujet, elle présuppose que cette perception soit déjà
passivement informée par la capacité conceptuelle qui est par ailleurs spontanément mise en
œuvre dans la pensée démonstrative singulière exprimée par « cet arbre ». En d’autres termes,
l’incompatibilité apparente entre possession d’un sens frégéen et référence directe ne peut être
pleinement surmontée au moyen du concept d’intentionalité de re que si est d’abord
surmontée l’incompatibilité apparente entre la sphère du sens et la sphère des sens (entre
norme et nature) que thématise L’esprit et le monde. Ce qui est vrai, c’est que la dissolution
de l’antinomie transcendantale thématisée par L’esprit et le monde, à défaut de s’aligner sur la
dissolution de l’antinomie entre sens et référence directe au moyen du concept d’intentionalité
de re, semble passer par la transposition analogique du concept d’intentionalité de re, jusque
là réservé aux pensées singulières exprimées par des démonstratifs, aux composantes
singulières de l’expérience elle-même (c’est-à-dire aux intuitions). McDowell devait prendre
toute la mesure de la fonction de pivot dévolue à cette transposition dans ses Woodbridge
Lectures5.
Cette transposition analogique revêt d’autant plus d’importance que c’est désormais sur
elle qu’est vouée à se replier la conception de l’expérience déployée par L’esprit et le monde,
suite à la concession cruciale dont fait état la préface à l’édition française. McDowell admet
désormais, en effet, que le contenu de l’expérience n’est pas propositionnel. Que le contenu
de l’expérience soit conceptuellement structuré n’implique pas qu’il soit structuré comme
l’est une proposition, mais plutôt comme l’est une intuition au sens kantien (la forme logique
que McDowell attribue à celle-ci étant précisément transposée de la forme logique qu’il
attribue à une pensée démonstrative singulière). La transposition analogique du concept
d’intentionalité de re aux composantes singulières de l’expérience semble donc plus que
jamais constituer le centre de gravité de la conception de l’expérience de McDowell. Or,
autant L’esprit et le monde aura frayé une alternative originale à l’intentionalisme husserlien,
et résolu une partie des difficultés sur lesquelles celui-ci butait6, autant cette transposition
l’expose d’après nous à des difficultés symétriques7. Il reste que L’esprit et le monde a
transformé la scène philosophique contemporaine à plus d’un titre, et qu’il faut saluer sa
parution en langue française.

5
« Having the World in View : Sellars, Kant, and Intentionality », Journal of Philosophy, 95, 1998.
6
Cf. notre essai « L’indexicalité, pierre d’achoppement pour l’intentionalité husserlienne ? » (in Husserl, J. Benoist (éd.),
Paris, Cerf, 2008).
7
Nous avons essayé de le montrer dans « L’intentionalité au prisme de l’indexicalité » (in Phénoménologie et philosophie
analytique, C. Romano (éd.), Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, à paraître).

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