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I. Agencements et dispositifs
Mais il y a une difficulté à poser ensemble le caractère positif et précis des agencements
avec la manière dont ils sont comme « happés » par l’infini. Car l’infini, ce n’est pas
seulement l’infinitésimal chez Deleuze, c’est aussi la presque exténuation qu’atteint une
figure, un personnage, lorsqu’il se connecte par un rapport d’intensité à autre chose.
Cette exténuation a beau prendre parfois le nom de la mort chez Deleuze 1 comme chez
Blanchot, il n’en reste pas moins, dit-il, que cette mort n’est pas négative. « Une fleur qui
garderait toute sa vie jusque dans sa sécheresse »2 en est une bonne approximation.
Elle n’aurait rien à voir avec la pulsion de mort freudienne, elle serait plutôt cette
réduction d’une existence à son style, dans le tracé d’un dessin qui fait l’événement,
impersonnel et incorporel, de cette existence. Comment Deleuze peut-il dire à la fois que
l’événement d’un devenir s’énonce dans sa précision par un article indéfini, un verbe à
l’infinitif , un nom propre qui exprime ce à quoi « on est réduit »3, et que la formule de cet
événement jouxte l’infini ? Comment penser ensemble la consistance d’un événement et
son affinité avec le chaos qui est défini comme la circulation à vitesse infinie et dans
toutes les directions des micro-éléments de la matière ? Le chaotique étant précisément
l’indétermination des apparitions et disparitions, quand les particules qui font les corps
1 Deleuze G. et Guattari F. « Vers quel néant le balai des sorcières les entraîne-t-elles ? » « Devenir- intense,
devenir- animal, devenir-imperceptible » in Mille Plateaux, Paris, Minuit 1980 p. 304 ; et encore « La musique
n’est jamais tragique, la musique est joie. Mais il arrive nécessairement qu’elle nous donne le goût de mourir,
moins de bonheur que mourir avec bonheur, s’éteindre. Non pas en vertu d’un instinct de mort qu’elle
soulèverait en nous mais d’une dimension propre à son agencement sonore, à sa machine sonore, le moment
qu’il faut affronter, où la transversale tourne en ligne d’abolition. » p.367
2 Op.cit. p.308
3 . « On a combiné le ‘tout’, l’article indéfini, l’infinitf-devenir, et le nom propre auquel on est réduit », Op. cit
p.344.
3
circulent à une vitesse telle que nulle connexion événementielle ne peut s’y produire ni
s’énoncer. C’est ce troisième sens de l’infini, l’affinité avec le chaos, qui fait de la pensée
des devenirs une métaphysique, puisque tout individu, corps et expression conjugués,
est concerné par la manière dont il « surfe » sur le chaos. Si le terme de métaphysique
n’est plus approprié à une philosophie qui parvient à penser les devenirs sans se fonder
sur des catégories, on pourra parler pourtant, comme le fait Foucault lui-même, d’une
métaphysique de « l’extra-être »4 : tous les devenirs s’entrecroisent en rhizome dans le
plan d’immanence dont le philosophe énonce les caractéristiques, puisque chaque
devenir se réduit tendanciellement à n’être plus que vitesse des particules qui
composent les individus, les forment, les transforment lorsqu’ils sont soumis à
déqualification.
Ne pourrait-on comparer les dispositifs dont traite Foucault depuis Surveiller et punir
avec les agencements deleuziens ? Un dispositif est aussi une positivité, et un réseau
impersonnel d’actes, de règles, de rapports. Mais Foucault l’aborde de telle manière qu’il
ne peut être conçu que dans une analyse particulière, qui fait rupture avec un
arrangement précédent sans qu’il y ait de processus commun à ces deux agencements.
C’est même au moment où la pensée réussit à formuler l’idiosyncrasie anonyme qui
forme un dispositif que ce dernier peut être mis en évidence. La méthode foucaldienne
exclut qu’il fasse nombre avec d’autres dispositifs. C’est ce qu’on a appelé, parfois, le
nominalisme de Foucault. Encore faut-il comprendre pourquoi Foucault ne parle de
dispositif que lorsque l’un est opposé à un autre, sans que cette étude différentielle
inaugure, pour autant, une théorie générale des dispositifs. Il ne s’agit pas tout à fait de
nominalisme, puisque ce n’est pas un nom isolé qui se poserait sur une seule chose,
c’est un nom qui n’apparaît que dans l’analyse d’une transformation. Il n’y a jamais un
dispositif, il y en a toujours au moins deux. Ce qui est disposé n’est déclaré tel que par
l’analyse d’un contraste entre plusieurs formations. Peut-être est-ce pour cette raison
que Deleuze, dans l’article qu’il consacra à cette question, parla non pas de
nominalisme, mais de « pragmatisme, fonctionnalisme, positivisme, pluralisme »5.
Je voudrais d’abord revenir sur la manière dont le terme de dispositif a été mis au point
dans Surveiller et punir. Car l’usage de la notion s’est tellement généralisé à toutes les
enquêtes postérieures et même antérieures de Foucault – dispositif de la sexualité
depuis La Volonté de savoir, règles de dispersion des énoncés dans L’Archéologie du
savoir , « episteme » comme dispositifs de savoir ne disant pas encore leur nom dans
Les Mots et les choses, et pourquoi pas dispositif du « Grand renfermement » pour
baliser la réunion dans un même lieu social des fous, des sans travail et des libertins
dans L’Histoire de la folie à l’âge classique -, qu’on saisit mal comment et pourquoi un
dispositif est nécessairement à la fois positif et limité. En somme, comment Foucault
crée-t-il des concepts ?
4. Foucault M., « Theatrum philosophicum », Critique n°282, novembre 1970, pp. 885-908. Repris dans Dits et
écrits II, Paris, Gallimard, 1994, p.79
5 « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » in Michel Foucault philosophe, Rencontre internationale Paris 9, 10, 11
janvier 1988, Seuil 1988 p.188
4
Ensuite, puisque chacun de ces deux penseurs a écrit sur l’autre, donnant sa version de
leur voisinage, je confronterai comment Foucault parle de Deleuze et comment Deleuze
parle de Foucault. Enfin j’en arriverai à une question intempestive si on suit la lettre de
chacun des deux penseurs et qui, pourtant, s’impose : une cure psychanalytique
constitue-t-elle un dispositif ou un agencement ?
On peut bien définir un dispositif, mais sa réalité n’apparaît que dans une transformation
singulière d’institutions, de savoirs, de conduites, de pouvoirs, de formes de visibilité et
de discours. Ainsi, Foucault se lance d’abord dans des analyses précises et il définit
ensuite les concepts qui clarifient ce dont il trace le dessin : c’est aussi ce qu’il fait dans
Surveiller et punir : c’est seulement après avoir décrit « Le corps des condamnés »,
« L’éclat des supplices », « La punition généralisée » et « La douceur des peines », que
le terme même de « dispositifs » est prononcé –et d’abord au pluriel.6 Ensuite seulement
il est défini par quelques caractéristiques claires. Et même si le concept de dispositif est
employé par après dans l’analyse de beaucoup d’autres formations discursives, rien ne
dit qu’on passe par application simple d’un dispositif comme celui du pouvoir de punir à
un autre comme celui de la sexualité. Tant qu’un diagnostic sur une formation actuelle
n’a pas été risqué par la pensée, la pertinence du concept de dispositif est suspendue :
les dispositifs sont rares, comme les énoncés dont parlait L’Archéologie du savoir. Ils
n’ont pas ce caractère de généralité qu’ont les agencements chez Deleuze lorsque ce
dernier montre que ce qui se crée d’inédit se crée par connexion improbable de corps et
expression d’événements incorporels.
6 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard 1975, p.133 « En tout cas on peut dire qu’on se trouve à la
fin du 18ième siècle devant trois manières d’organiser le pouvoir. La première, c’est celle qui fonctionnait encore
et qui prenait appui sur le vieux droit monarchique. Les autres se réfèrent toutes deux à une conception
préventive, utilitaire, corrective d’un droit de punir qui appartiendrait à la société toute entière ; mais elles sont
très différentes l’une de l’autre au niveau des dispositifs qu’elles dessinent ».
5
établir la vérité du crime, déterminer son auteur et appliquer la sanction, tout en donnant
à l’exécution de la peine le caractère de spectacle public, extrême mais réglé, qui
vengeait l’attaque subie par le Souverain. A partir du 18 ième siècle une toute autre pratique
met en œuvre une autre conception de la vérité et de la blessure infligée à l’ordre social
par les délits et les crimes : qu’est-ce que ce fait qui est dit délictueux ? Faut-il le
rapporter à un instinct, à un inconscient, à un milieu, à l’hérédité ? Et en fonction de cette
qualification de l’infraction, quelle est la mesure à prendre pour prévenir les attaques du
corps social qu’elle a infligées et qui constituent une menace pour l’avenir ?
Dans ce problème posé qui investit des matériaux d’histoire figurent des documents
hétérogènes : un récit de supplice, un règlement de prison, des documents sur la
réforme projetée de l’organisation des châtiments par la Constituante, des expertises
psychiatriques de prisonniers. Le premier moment de l’analyse oppose la douceur des
peines à l’ancien système monarchique : la lutte entre le condamné et le souverain
blessé dans son pouvoir se met en scène devant le peuple qui risque lui-même
d’intervenir dans le châtiment. Mais cette description n’est pas l’apport le plus neuf de
l’ouvrage : on pourrait dire qu’il s’agit de confirmer les thèses de Nietzsche dans La
Généalogie de la morale : l’apparition d’une mesure dans les peines juridiquement
prévues par la loi anonyme n’est pas la fin de la cruauté des châtiments, elle est plutôt le
refoulement, organisé par l’impersonnalité de la loi, de la cruauté de la lutte entre
débiteurs et créanciers. La rationalité introduite dans la mesure des peines produit donc
aussi autre chose qu’une égalité raisonnée. Ce savoir qu’emporte la mesure des peines
est la mise en acte d’une relance indéfinie de la culpabilité, disait Nietzsche et de
l’individualisation des actes, ainsi que l’appartion des illégalismes, différents de l’illégalité
d’Ancien Régime, poursuit Foucault. La seconde référence dont se réclame le
contrepoint entre l’éclat des supplices et la douceur des peines est celle, insistante
quoique discrète, à Giambattista Vico : ce dernier montrait dans la Sciencia nueva (1625)
ce qu’il y a d’ordalique et de théâtral dans les actions de la loi en droit romain et
comment le savoir juridique est un acte qui mêle la reproduction rituelle des infractions
au calcul de la gravité proportionnée du châtiment. Vico, donc, a précédé Foucault dans
l’idée que le droit de punir est à la fois l’exercice d’un pouvoir et la production d’un savoir.
S’il n’y avait que cela dans les 100 premières pages de Surveiller et punir, on ne parlerait
pas de dispositif : ce terme ne figure que pour résumer une analyse plus fine et résoudre
un problème plus précis : comment la jonction du droit de punir et de la psychiatrie s’est-
elle instaurée sous la forme de l’incarcération ? Pourquoi « l’institution coercitive » l’a –t-
elle emporté sur la « cité punitive » ? La transformation du pouvoir de punir a hésité au
18ième siècle, entre deux formules : celle des révolutionnaires de la Constituante qui ont
imaginé et prévu un régime des peines qui serait une école pour les citoyens, et dans
lequel les peines prévues seraient les signes, visibles par tous, des infractions à prévenir
(mais sans l’éclat des supplices), et le système carcéral qui n’est nullement issu des
réflexions de ces réformateurs. La prison, en effet, procède en instaurant un lieu clos,
séparé de la cité, et où la punition s’exerce hors de la visibilité citoyenne. Pourquoi et
comment la prison s’est-elle finalement établie aux Etats-Unis et en Europe alors que
6
bien des juristes en récusaient explicitement la pertinence et l’efficacité dans les sociétés
post-révolutionnaires ? 7 C’est qu’entre le droit de punir et les savoirs investissant les
marginaux et délinquants une jonction s’est établie que personne n’a, à proprement
parler, décidée : la prison intervenait directement sur les corps des condamnés, et non
pas seulement sur les représentations des citoyens, et cette intervention directe sur les
corps a réalisé, mieux que les projets de réforme des âmes, une jonction entre le pouvoir
de punir et les savoirs qui produisaient les individus tout en les contrôlant.
Un dispositif, c’est cette jonction qui réussit entre des initiatives distinctes et
impersonnelles. Cela se confirme au 19ième siècle. Les psychiatres n’ont pas décidé de
« s’annexer le crime » ; c’est plutôt que l’autonomie récente de leur savoir ne pouvait
être reconnu que s’il faisait la preuve de son utilité dans l’hygiène publique. Et les
magistrats qui avaient en main non plus seulement un code punitif, mais l’instrument
carcéral ne pouvaient faire fonctionner la prison qu’à la condition d’intervenir sur
l’individualité des criminels, réunis en un lieu punitif et dont ils devaient, dès lors, moduler
les peines. La prison, en rendant nécessaire la différenciation des individus, a « appelé »
le savoir des psychiâtres.8
Cette question d’histoire permet de dégager la ligne de force d’une connexion
imprévisible par quiconque et qui a donné, pourtant, sa configuration à la douceur des
peines, productrice à la fois d’une individualisation des agents sociaux et de leur
quadrillage, créant par là même le milieu délinquant : les juristes et les juges ont été
amenés à prévoir l’effet de l’application des peines et les psychiatres de la psychiatrie
naissante ont individualisé leurs expertises pour assurer l’autonomie de leur champ de
compétence. Ce n’est pas la même idée de l’individu qui est mise au premier plan de ces
deux intérêts, et pourtant la conjonction de ces derniers se dit dans le langage de
l’humanisme qui met au premier plan la valeur des individus ainsi que leur égalité devant
la loi. Un dispositif, c’est cela : la convergence de fait de mesures institutionnelles et
épistémiques hétérogènes qui rapprochent des aspects de la vie sociale jusque là
distincts. Contingence d’une relation entre des aspects de la vie d’une société qui produit
de nouveaux secteurs d’existence : ici, celui du milieu de la délinquance. La liaison par
laquelle on caractérise souvent la pensée de Foucault, celle des « savoirs /pouvoirs » ne
suffit pas à définir un dispositif, il faut que cette liaison soit disjonctive, pourrait-on dire en
empruntant le vocabulaire de Deleuze : dans le savoir psychiatrique lui-même, la
nécessité - apparemment extérieure à ce que formule le concept d’aliénation mentale –
7 « La prison n’est pas regardée comme une peine dans notre droit civil » écrivait F. Serpillon dans le Code
criminel de 1767. Surveiller et punir p.120
8 « Je serais tenté de dire qu’en fait il y avait là une nécessité (qu’on n’est pas forcé de nommer intérêt) liée à
l’existence même d’une psychiatrie devenue autonome, mais qui avait désormais à fonder son intervention en se
faisant reconnaître comme une partie de l’hygiène publique. Et elle ne pouvait le fonder seulement sur le fait
qu’elle avait une maladie (l’aliénation mentale) à résorber. Il fallait aussi qu’elle ait un danger à combattre, celui
d’une épidémie, d’un défaut d’hygiène publique ……Dans le cas des magistrats, on peut dire que c’est une autre
nécessité qui a fait que, malgré leurs réticences, ils ont accepté l’intervention des médecins. A côté de l’édifice
du Code, la machine punitive qu’on leur avait mise entre les mains –la prison- ne pouvait fonctionner
efficacement qu’à la condition d’intervenir sur l’individualité de l’individu, sur le criminel et non sur le crime…
Punir quelqu’un que l’on ne connaît pas devient impossible dans une pénalité qui n’est plus celle du supplice
mais celle de l’enfermement » « Le jeu de Michel Foucault », in Ornicar ?, Bulletin périodique du champ
freudien, n°10, juillet 1977 ; repris dans Michel Foucault, Dits et écrits III p.308-309
7
9 Deleuze G. Foucault, Paris, Minuit, 1986. Une première version des deux premiers chapitres de l’ouvrage
« Un nouvel archiviste » et « Un nouveau cartographe » avait paru d’abord dans la revue Critique,
respectivement n° 274 et n°343.
8
les énoncés et le spectacle théâtral, qui traverserait, comme une ligne de force, toute
son œuvre. La corrélation des savoirs et pouvoirs est alors conçue comme un des
aspects de cette ontologie. Puis il réévalue cette manière de lire Foucault, sans doute
trop liée à une ontologie de la lumière et de l’énoncé. En 1986, « Qu’est-ce qu’un
dispositif ? », écrit après la parution des derniers textes de Foucault, compare les
dispositifs aux multiplicités deleuziennes et mesure la portée de la stratégie de précision
chez Foucault : les concepts ne s’universalisent pas chez Foucault, et celui de dispositif
moins que tout autre puisqu’il est comme l’emblème de ce statut du concept qui refuse
de se dire transcendant à ce qu’il conçoit : les composantes des dispositifs – lignes de
visibilité, d’énonciation mais aussi de forces, de subjectivation, de fêlure – varient comme
les dispositifs eux-mêmes.
Référons-nous aussi à un corpus précis pour caractériser comment Foucault aborde
l’œuvre de Deleuze : l’article de Critique de novembre 1970, « Theatrum
philosophicum » rend compte de Logique du sens et de Différence et répétition. Et puis
les « dits » plus ponctuels publiés dans Michel Foucault, Dits et écrits dans lesquels, en
197810, il s’explique, à la demande de ses interlocuteurs, sur son voisinage distant avec
Deleuze, un peu agacé par cette question redondante : quelle est votre proximité avec
Deleuze ? Et sans jamais renier l’affirmation selon laquelle ce dernier est « le »
métaphysicien contemporain, très difficile à lire mais qui sera peut-être plus tard le
métaphysicien du « siècle », il se situe tout autrement : d’une part il dit qu’il a du mal à
superposer les amitiés décisives et les groupes politiques et d’autre part, qu’il vient de
l’histoire des sciences.
Qu’est-ce que cela veut dire, pour Foucault, « Je viens de l’histoire des sciences ? », on
a commencé de le saisir : ne jamais aborder les questions philosophiques de front pour
mieux subvertir les partages conceptuels que la philosophie est impuissante –sauf chez
Deleuze -, à faire bouger.
10 « La scène de la philosophie », entretien avec M.Watanabe (le 22 avril 1978), Sekai, juillet 1978. Michel
Foucault, Dits et écrits IV, Paris, Gallimard 1994, p.571 et sq
9
des corps comme la fumée du feu, et une autre fois en comparant la fragilité du sens
dans la psychose avec les paradoxes du sens dans Alice au pays des merveilles. Les
paradoxes d’Alice consistent à jouer sur la fragilité du sens, alors que le génie d’Artaud
est de mettre en scène l’effraction de cette création de surface qu’est le sens lorsque le
langage ne se distingue plus de la profondeur des corps 11.
Ce qui est le plus remarquable, dans cette lecture de Deleuze par Foucault, c’est qu’il ne
réduit pas Deleuze aux points d’accord ou de désaccord avec sa propre pensée. En
1970, L’Archéologie du savoir est paru. Or, sur la vérité comme indissociable du jeu qui
installe l’opposition du vrai et du faux dans une logique qui construit « l’être », ou sur
l’importance du multiple dans la répétition, Foucault ne cherche pas à se poser avec ou
en face de Deleuze. Ou encore, bien que dans L’Archéologie du savoir, il s’explique
11 Foucault, Dits et écrits II, p.84-85. Et on se reportera à Logique du sens, en particulier au chapitre « Du
schizophrène et de la petite fille : « Artaud dit que l’Etre, qui est non-sens, a des dents. Dans l’organisation de
surface que nous appelions secondaire, les corps physiques et les mots sonores sont séparés et articulés à la fois
par une frontière incorporelle, celle du sens qui représente d’un côté l’exprimé pur des mots, de l’autre l’attribut
logique des corps. » p.111
12 Dits et écrits II, p.94
13 Dits et écrits II p. 97
10
longuement sur son traitement indirect des contradictions dans les matériaux traversés
par des énoncés, qui ne sont jamais jugés au nom d’une logique qui les exclurait, il ne
souligne pas, cependant, la convergence avec la critique de la négativité que Deleuze
mène dans Différence et répétition.
Sur le seul point de l’événement, il expose dans une remarquable synthèse, qui est
autant du Foucault que du Deleuze, comment le néopositivisme, la phénoménologie et la
philosophie de l’histoire ont raté une pensée de l’événement. 14 Ou encore, peut-être
choisit-il des exemples assez foucaldiens qui permettent de saisir la jonction entre
fantasme et événement « Le fantasme comme jeu de l’événement (manquant) et de sa
répétition ne doit pas recevoir l’individualité comme forme (forme inférieure au concept et
donc informelle), ni la réalité comme mesure (une réalité qui imiterait une image) ; il se
dit comme l’universelle singularité : mourir, se battre, vaincre, être vaincu. »15
Les batailles, à perdre ou à gagner et la bataille de la mort figurent bien parmi les
exemples favoris des Stoïciens, mais il est vrai qu’ils sont aussi les exemples favoris de
Foucault.
Il n’en reste pas moins que sur cette extraordinaire pensée deleuzienne du fantasme et
de l’événementiel, qui invente une liaison entre Freud et les Stoïciens et renverse avec
cela les catégories du réel et de l’imaginaire, Foucault expose Deleuze avec une
pertinence géniale. Au fond, en 1970, il formule l’important, et qui se déploiera ensuite
dans l’œuvre de Deleuze, et dans celle de Deleuze-Guattari.
Par ailleurs, dans un entretien de 1977 avec M.Hasumi 16 et dans celui- déjà cité- avec
M.Watanabe en 78, il marque sa distance d’avec toute métaphysique, en précisant qu’il
« vient de » l’histoire des sciences . Il n’est pas historien des sciences, mais ce qu’il
garde de ce passage, c’est, au départ, la décision de prendre les sciences dans leur
histoire sans prendre pour mesure de leurs transformations la « vérité» qu’elles
construisent. C’est d’abord à propos des sciences qu’il a mis des propositions en rapport
avec leurs conditions extérieures d’existence.
« J’ai été l’élève d’historiens des sciences », chez Foucault, cela n’est pas simplement
une indication historique c’est une position philosophique : On ne sort des catégories
métaphysiques qu’en investissant des matériaux précis qui rendent non pertinente la
distinction des discours et des pratiques : sur le mode provocateur, c’est ce qu’il montrait
déjà dans L’Histoire de la folie à l’âge classique : le même événement d’exclusion de la
folie s’est produit dans le texte philosophique des Méditations métaphysiques de
Descartes et dans les mesures administratives qui, après l’éradication de la lèpre, ont
enfermé les sans- travail, les libertins et les fous dans les anciennes léproseries
devenues inutiles. Dès ce premier ouvrage, il mettait en crise la notion du même, car ce
qui s’est passé d’identique ne repose sur aucun sujet qui concevrait la convergence de
ces faits disparates ; la philosophie du « Je » qui fondait la vérité sur la clarté et la
14 p.83-84
15 p.84
16 « Pouvoir et savoir », entretien avec M.S.Hasumi (enregistré à Paris le 13 octobre 1977), Umi, décembre
1977.
Michel Foucault, Dits et écrits II, p399 et sq. en particulier p.409
11
distinction des pensées de ce « Je » n’avait, en un sens, rien à voir avec la manière dont
les sociétés du 17 ième siècle se sont mises, à percevoir ensemble les fous, les sans-
travail et les libertins. Pourtant l’exercice de la pensée en première personne excluant au
départ l’hypothèse d’être fou forme événement avec cette indistinction des fous d’avec
d’autres enfermés qui fut produite par le « Grand renfermement ». Le recours à l’histoire
est inséparable de l’analyse de la contingence de ce rapport décisif entre des « faits »
hétérogènes dont le rapport produit du réel. Et d’emblée, la pensée philosophique ici est
comme dans le même registre qu’un acte ou un pouvoir puisqu’ ils transforment
ensemble un réel de façon descriptible et réglée. Mais si on ne repère pas un exemple
précis, cela n’a pas de sens d’énoncer que la pensée est toujours aussi un acte, en
l’occurrence l’invention d’une nouvelle manière d’exclure et de percevoir.
Dans L’Archéologie du savoir, Foucault dégage cet espace, commun à des savoirs et à
pratiques, dont on ne peut saisir la réalité que sur des cas d’espèce ; et ces derniers
sont, de plus, des relations en transformation, si bien que cela n’aurait pas de portée de
faire une théorie générale des savoirs-actes : « L’unité des discours sur la folie ne serait
pas donnée par l’objet….ce serait le jeu des règles qui rendent possible pendant une
période donnée, l’apparition des objets : objets qui sont découpés par des mesures de
discrimination et de répression, objets qui se différencient dans la pratique quotidienne,
dans la jurisprudence, dans la casuistique religieuse, dans le diagnostic des médecins,
objets qui se manifestent dans des descriptions pathologiques, objets qui sont cernés
par des codes ou des recettes de médications, de traitement, de soins. »17 Une recette
de médication est-elle une pensée ou un acte, on ne sait plus et c’est cela qui importe. Et
que l’identité recherchée soit paradoxale est explicite : « L’unité des discours sur la folie,
ce serait le jeu des règles qui définissent les transformations de ces différents objets, leur
non-identité à travers le temps, la rupture qui se produit entre eux, la discontinuité interne
qui suspend leur permanence. D’une façon paradoxale, définir un ensemble d’énoncés
dans ce qu’il a d’individuel consisterait à décrire la dispersion de ces objets. »18
On saisit que l’indistinction des pensées et des pratiques qui a d’abord été pratiquée
dans l’histoire des savoirs, s’est nommée énoncés lorsqu’il s’agissait d’analyser des
formes de discours, puis pratiques discursives, puis positivités, puis dispositifs, puis
savoirs/ pouvoirs. Mais l’unité de la stratégie foucaldienne consiste à s’immerger dans
des matériaux toujours limités sans jamais autonomiser complètement les concepts
puisque ce qu’ils désignent ne tient son individualité que de la réussite locale de la
pensée qui investit un réel en le pensant autrement. Penser autrement n’est possible que
ponctuellement. Or, la constance d’une stratégie de pensée peut-elle être ramenée à une
ontologie ?
17 S.P. p.43
18 S.P.p.46
12
Telle est, en effet, la manière de Deleuze, lisant Foucault dans son Foucault ; Il est
d’abord surpris devant l’apparence de désordre des analyses : « Tout dispositif est une
bouillie qui mélange du visible et de l’énonçable »19 ; il faudrait donc mettre de l’ordre
dans cette bouillie et pour cela il ne résiste pas à transformer Foucault en une ontologie
qui mettrait en œuvre une disjonction de principe entre l’énonçable et le visible, les
autres doublets foucaldiens se ramenant à ce dernier. « Il y a donc un ‘il y a’ de la
lumière, un être de la lumière ou un être-lumière comme il y a un être-langage »20 . Puis
il en fait un kantien généralisé dans Surveiller et punir : la disjonction entre la prison et
les codes réglant le droit de punir est ramenée par Deleuze au rapport entre une forme
de visibilité et une forme d’énoncé. L’initiative revenant finalement toujours, chez
Foucault, aux énoncés qui seraient donc l’élément actif et productif comme
l’entendement chez Kant, les formes de visibilité occupant la position passive et
constituante de la sensibilité : ouverture du tableau, visible et classifiant, à l’âge de la
pensée comme représentation (Les Ménines), calligrammes en peinture ( Ceci n’est pas
une pipe), Panopticon pour la prison, clinique pour la médecine, spectacle dans « l’éclat
des supplices » etc...
Evidemment si Deleuze poursuit ce parallèle entre Foucault et Kant, ce n’est pas pour le
seul plaisir du parallèle : ce qui l’intéresse, c’est l’élément médiateur entre le visible et
l’énonçable, qui prendrait la suite des schèmes kantiens, médiation entre la spontanéité
intellectuelle et la capacité à recevoir de la sensibilité. Le médiateur chez Foucault, ce
serait le diagramme : règle de répétabilité et de transformation des énoncés s’exerçant
sur du visible qui est, lui, à la fois autonome, différent de l’énonçable et connecté à lui par
une machine abstraite. Le diagramme est la formule abstraite des connexions dans un
dispositif et il produit une spatialisation qui permet l’actualisation des agencements
concrets. Dès lors, dans son texte, Deleuze emploie indifféremment « dispositifs » et
« agencements » Le diagramme, ce serait chez Foucault, la spatialité en train de
s’opérer dans la jonction entre du visible et de l’énonçable, un « art caché », non plus
dans la profondeur de la nature comme chez Kant, mais dans la subtilité des opérations
qui renvoient les uns aux autres le visible et l’énonçable et aussi les savoirs et les
pouvoirs. Qu’un référent commun soit introuvable dans les jeux du visible et de
l’énonçable, - ce que Foucault repère dans le tableau de Magritte et dans l’œuvre de
Roussel- participerait de la même inadéquation que l’indépendance et la conjonction
serrée, au 18ième siécle, entre les transformations du droit de punir et l’instauration du
système carcéral. L’opérateur de ce processus, c’est le diagramme, c’est-à-dire la
formule abstraite qui ouvre un espace de rapprochement entre visible et énonçable d’un
côté et entre forme de contenu (la prison) et forme d’expression (le droit) de l’autre. Cette
lecture est instructive car elle fait intervenir l’infini dans la déqualification des séries
hétérogènes et liées : « C’est pourquoi Foucault distingue un nouvel aspect dans l’œuvre
de Roussel : il ne s’agit pas seulement d’ouvrir les choses pour induire des énoncés,
mais de faire bourgeonner et proliférer les énoncés en vertu de leur spontanéité, de telle
manière qu’ils exercent sur le visible une détermination infinie. »21 Et le visible,
« l’éternellement déterminable » se dérobe également « quand des énoncés le
déterminent infiniment ». Chaque série qui forme un agencement entre dans un devenir
imperceptible et indiscernable qui assure sa connexion avec l’autre. A partir de ce point
la conjonction en général des savoirs et des pouvoirs dans les dispositifs – dispositifs de
la prison et du pouvoir de punir, dispositif de la sexualité, dispositif des subjectivités – est
inscrite dans la dualité du molaire et du moléculaire, du virtuel et de l’actuel : les pouvoirs
sont conçus comme les rapports d’affects pris dans des devenirs que les savoirs
intègrent au niveau molaire :
« On ne confondra pas les catégories affectives de pouvoir (du type ‘inciter’, ‘susciter’,
etc…avec les catégories formelles de savoir (‘éduquer’, ‘soigner’, ‘châtier’…) qui passent
par voir et parler pour actualiser les premières ».22
Ce rapport entre le virtuel et l’actuel qui organiserait la pensée de Foucault se réfère à la
distinction mathématique entre deux réalités absolument distinctes dans la théorie des
équation différentielles selon Albert Lautman : l’existence et la répartition des points
singuliers dans un champ de vecteurs, la forme des courbes intégrales dans leur
voisinage. La régularité des énoncés, à laquelle Foucault se réfère c’est la courbe
unissant entre eux des points singuliers, ce qui rendrait compte du caractère local des
analyses foucaldiennes. Mais le voisinage des séries (énoncés de même famille ou de
famille divergentes) dont se détachent les points singuliers suppose les virtualités
moléculaires que permettent de concevoir les équations. Même si la fonction des
diagrammes dans la jonction de ces deux aspects du calcul différentiel et intégral n’est
pas limpide pour les lecteurs moyens dont je suis, ce qui est clair cependant, c’est que la
référence mathématique permettrait d’unifier toutes les disjonctions étudiées par
Foucault. « La courbe-énoncé intègre dans le langage l’intensité des affects, les rapports
potentiels de forces, les singularités de pouvoir (potentialités). Mais il faut alors que les
visibilités les intègrent aussi d’une toute autre façon dans la lumière. Si bien que la
lumière comme forme réceptive d’intégration doit faire pour son compte un chemin
comparable, mais non correspondant, à celui du langage comme forme de
visibilité….Car les visibilités, de leur côté, sous la lumière des formations historiques,
constituent des tableaux qui sont au visible ce que l’énoncé est au dicible ou au
lisible »23.
La référence de Foucault à des diagrammes dans L’Archéologie du savoir est donc pour
Deleuze l’occasion d’inscrire la pensée de ce dernier dans la conception rhizomatique
Conclusion
24 Foucault p.84
25 « Qu’est-ce qu’un dispositif, » in Michel Foucault philosophe, p.190
26 « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » in Michel Foucault philosophe, p.190
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Monique David-Ménard
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