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guattari
Directeur de la publication : Alain Morvan
Directeur honoraire : Jacques Bidet
Directeur : Emmanuel Renault
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Franck Fischbach, Stéphane Haber, Jean-Marc Lachaud, Christian LAZZERI,
Jean-Jacques Lecercle, Jean Lojkine, Michael Löwy, Laurence Sinopoli,
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Comité de rédaction : Tony Andréani, Christian Barrère,
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Jérôme-Alexandre Nielsberg, Franck Poupeau, Yvon Quiniou, Emmanuel Renault,
Violaine Roussel, Laurence Sinopoli, Nicolas Tertulian, Bruno Tinel,
Jacques Texier, Michel Vakaloulis.
édition Espagnole (Chili) : Maria Emilia Tijoux
Correspondants à l’étranger : Stefano Petrucciani (Italie),
Yoichi Sakuramoto (Japon), Jean-Philippe Deranty (Australie),
Michael Krätke (Pays-Bas), éric Pinault (Québec).
Secrétariat de rédaction : Sébastien Henry
Rédaction-Administration :
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deleuze/
guattari
Publié avec le concours de l’équipe Sophiapol, de l’Université Paris Ouest
Nanterre La Défense, et du Centre national du livre
ISBN 978-21-3-059331-7
Dépôt légal – 1re édition : septembre 2012
© Presses Universitaires de France, 2012
6, avenue Reille, 75014 Paris
Sommaire
présentation ............................................................................................................................................................................................................ 7
Dossier : DELEUZE/GUATTARI
Discussion avec Isabelle GARO et Anne SAUVAGNARGUES
Deleuze, Guattari et Marx ..................................................................................................................................................................................................... 12
Guillaume SIBERTIN-BLANC
D’une conjoncture l’autre : Guattari et Deleuze après-coup ................................................................................................................. 28
Florent GABARRON-GARCIA
Psychanalyse du cuirassé Potemkine : désir et révolution, de Reich à Deleuze et Guattari .................................... 48
Igor KRTOLICA
Deleuze, entre Nietzsche et Marx :
l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire ............................................................................................. 62
Vladimir MILISAVLJEVIĆ
Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari ..................... 78
Antoine JANVIER
De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance :
L’Anti-Œdipe et l’économie politique des sociétés « primitives » .................................................................................................... 92
Jean-Jacques LECERCLE
Machinations deleuzo-guattariennes ................................................................................................................................................................... 108
interventions
Jean-Marie HARRIBEY
La portée écologiste de l’œuvre de Marx ..............................................................................................................................................................122
Frank JABLONKA
Gramsci reloaded dans la condition postcoloniale :
identité nationale et désidentification dans le « linguistic turn » ..................................................................................................149
Maria KAKOGIANNI
Appareils Postidéologiques de Marché : interpellations publicitaires et dette impayable ..................................164
entretien
Entretien avec ZHANG Shuangli
Les courants anticapitalistes en Chine. Le point de vue d’une philosophe ........................................................................... 180
Livres
PRÉSENTATION
1. Voir F. Guattari, T. Negri, Les nouveaux espaces de liberté (1983-1984), Paris, Lignes, 2010.
deleuze/guattari
2. Que l’on songe, dans les registres les plus différents, à T. Negri et M. Hardt (Empire, Paris, Exil, 2000), S. Žižek (Organs Without
Bodies : On Deleuze and Consequences, New York/London, Routledge, 2003), ou encore F. Jameson (L’Inconscient politique, Paris,
Questions Théoriques, 2012).
présentation DOSSIER interventions entretien livres
deleuze/guattari
structurante qu’y remplissent les thèses posées par Lénine dans sa brochure
sur les mots d’ordre. Il en montre en outre la portée par une confrontation
avec les éléments de philosophie du langage avancés par Lukács dans son
Ontologie de l’être social, conduisant à tracer une ligne de démarcation au
sein de la pensée marxiste du langage entre deux manières d’envisager l’in-
cidence des rapports sociaux, de travail et de pouvoir, au sein des systèmes
et des pratiques linguistiques, et permettant de lire chez Deleuze et Guattari
une radicalisation du geste « anti-humaniste » d’Althusser.
Quant aux textes de la section « Intervention », ils prolongent pour
la plupart des chantiers ouverts par les précédents numéros. Jean-Marie
Harribey propose une discussion des publications récentes sur la dimen-
sion écologique de la critique marxienne de l’économie politique. Gérard
Duménil et Dominique Lévy précisent les fondements théoriques de leur
analyse du néolibéralisme (développée notamment dans le dernier dossier
d’Actuel Marx : « Néolibéralisme : rebond/rechute ») en introduisant le
concept d’« ordre social ». Frank Jablonka poursuit la discussion concer-
nant Gramsci et les subaltern studies (voir les articles de Sumit Sarkar et
_
Michelle Zancarini-Fournel dans les deux précédents numéros). En écho à
10 la crise des dettes souveraines et à ses conséquences pour la Grèce, Maria
_ Kakoganni se propose quant à elle de transformer la théorie des appareils
idéologiques d’État en théorie des appareils postidéologiques de marché.
On trouvera enfin dans ce numéro un grand entretien avec la philosophe
Zhang Shuangli, proposant une cartographie des orientations politiques et
des rapports au marxisme dans la Chine contemporaine.
deleuze/
guattari
Dossier coordonné
par Guillaume SIBERTIN-BLANC
deleuze/guattari
parce que, quelle que soit leur por- si elles étayent un discours nova-
tée concrète réelle, elles entraînent teur par leur nombre et leur auto-
momentanément un fort bouillon- rité universitaire mêmes, elles sont
nement intellectuel qui semble sur- entièrement réélaborées, refondues
monter la vieille opposition entre au feu d’une analyse originale et
théorie et pratique. Cette vie cri- survoltée, dont le style s’éloigne au-
tique dynamisée, proposée à un lec- tant du commentaire scolaire que
torat élargi et mieux éduqué, avide de la critique argumentée. La men-
de perspectives décapantes, ouvre tion, ici ou là, de travaux issus d’une
aux intellectuels les plus inventifs recherche marxiste alors vivace, ac-
l’espace d’une nouvelle intervention compagne le tracé d’une trajectoire
théorique, recueillant un assez large tout autre, qui conduit Deleuze et
écho. Il est logique qu’elle se trouve Guattari à proposer, par exemple,
associée à ce qui apparaît comme une théorisation neuve des « ma-
l’émergence de nouvelles pratiques chines sociales », de la naissance de
politiques, ou comme leur promesse. l’État et de ses transformations à
En dépit de la disqualification travers l’histoire humaine, du deve-
_
montante du communisme et du nir opposé à une histoire finalisée,
marxisme, le rapport à Marx reste de la résistance repensée et opposée 25
décisif, précisément au moment où à toute politique instituée, de ce que _
s’engage ce déclin politique : tenta- Foucault, préfaçant l’édition amé-
tive de théorisation novatrice du ca- ricaine de l’Anti-Œdipe, nomme-
pitalisme, l’Anti-Œdipe puis Mille ra « une introduction à la vie non
plateaux persistent à emprunter à fasciste ». Si Deleuze et Guattari
ce courant théorique certaines de prennent appui sur le marxisme,
ces catégories tout en rejetant les c’est pour y prendre un élan qui les
plus centrales, se confrontant ain- en éloigne radicalement, mais sans
si à une tradition qu’il s’agit désor- jamais les couper, pourtant, de cette
mais de concurrencer sans pourtant source d’inspiration durable et de
la répudier dans sa totalité. Les ré- cet adversaire irremplaçable.
férences extrêmement nombreuses
à des travaux marxistes, souvent si- On reconnaît ici l’une des prin-
tués sur le terrain de l’histoire, de cipales hypothèses de votre livre :
l’économie et des sciences humaines chez Althusser, Foucault et Deleuze,
en général, viennent soutenir cette Marx fait les frais d’une « surpoliti-
reconstruction ambitieuse, tout en sation » compensatoire, qui répond
étant intégrées à un discours philo- elle-même à « la tendance à la dé-
sophique qui les englobe et les an- politisation qui suit mai 1968 ».
nexe. J’ai essayé de montrer que À travers la confrontation des trois
certaines de ces références sont in- philosophes à Marx et au marxisme,
compatibles les unes avec les autres : à travers l’analyse de la « poli-
deleuze/guattari
D’une conjoncture
l’autre : Guattari et
Deleuze après-coup
Par Guillaume SIBERTIN-BLANC
1. G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1978, pp. 175-176. Voir G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1989, pp. 208-209 ;
G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 586 et suiv. Pour une tentative de clarification de cette articulation, qui
n’est pas analytique mais elle-même historique, entre le « devenir-révolutionnaire des gens » et le « devenir-minoritaire de tout le
monde », voir G. Sibertin-Blanc, « Deleuze et les minorités : quelle politique ? », Cités, n° 40, 2009, pp. 39-57.
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2. G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 363 : « L’histoire n’est faite que par ceux qui s’opposent à l’histoire (et non pas
par ceux qui s’y insèrent, ou même qui la remanient) (...). Ça retombe toujours dans l’Histoire, mais ça n’est jamais venu d’elle ».
3. Voir G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., pp. 238-239 ; et G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1990,
pp. 107-108.
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4. On notera la série d’événements dans laquelle « Mai 68 » est replacé : « Dans des phénomènes historiques comme la Révolution
de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries
causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect : ils restaurent des causalités par-après… » (G. Deleuze, F. Guattari, « Mai 68
n’a pas eu lieu » (1984), in G. Deleuze, Deux régimes de fous et autres textes, Paris, Minuit, 2003, p. 215).
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5. S’amusant de ce qu’à croire certains mai 1968 semblerait ne s’être passé que « dans la tête d’intellectuels parisiens », Deleuze
rappelle qu’il fut « le produit d’une longue suite d’événements mondiaux, et d’une série de courants de pensée internationaux » : voir
G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 123, n. 45 ; et Dialogues, op. cit., pp. 175-176.
deleuze/guattari
6. F. Guattari, J. Oury, F. Tosquelles, Pratique de l’institutionnel et politique, Figneux, Matrice Éditions, 1985, p. 53.
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Après 68, les pouvoirs n’ont cessé de vivre avec l’idée que
« ça se tasserait ». Et en effet, ça s’est tassé, mais dans des
conditions catastrophiques. Mai 68 ne fut pas la conséquence
d’une crise ni la réaction à une crise. C’est plutôt l’inverse.
C’est la crise actuelle, ce sont les impasses de la crise actuelle
en France qui découlent directement de l’incapacité de la
société française à assimiler Mai 68. La société française a
montré une radicale impuissance à opérer une reconversion
subjective au niveau collectif, telle que l’exigeait 68 : dès lors,
comment pourrait-elle opérer une reconversion économique
dans des conditions de « gauche » ? Elle n’a rien su proposer
aux gens : ni dans le domaine de l’école, ni dans celui du
travail. Tout ce qui était nouveau a été marginalisé ou cari-
8. G. Deleuze, F. Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », op. cit., pp. 215-216.
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11. É. Balibar, « Une rencontre en Romagne », Préface à L. Althusser, Machiavel et nous, Paris, Tallandier, 2009, pp. 18-19.
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19. Voir É. Balibar, « Trois concepts de la politique : émancipation, transformation, civilité », La Crainte des masses, Paris, Galilée,
1997.
20. Il s’agit en fait d’un groupe de quatre textes rédigés entre 1966 et 1968, rassemblés en un seul ensemble dans le recueil Psycha-
nalyse et transversalité paru chez Maspero en 1972.
21. Ce qui s’observe non seulement dans la pique explicite portée contre « les althussériens », mais dans l’analyse guattarienne de la
« coupure léniniste », qu’on peut lire, même si elle ne s’y réduit pas, comme une réponse à l’interprétation de l’analyse léniniste de la
Révolution d’octobre dans Pour Marx : voir F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, rééd. Paris, La Découverte, 2003, pp. 183-195.
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32. Voir notamment G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, pp. 263-312 ; et Mille plateaux, op. cit., pp. 566-591. Sur
les différents points susmentionnés, voir par exemple M. Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibé-
rale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, pp. 33-69 ; P. Sauvêtre, « Minoriser l’Europe pour sortir du postcolonialisme intérieur », Lignes,
n° 34, février 2011, pp. 145-160 ; G. Sibertin-Blanc, La Politique et l’État chez Deleuze et Guattari, Paris, PUF (à paraître en 2013).
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Psychanalyse du Cuirassé
Potemkine : désir et
révolution, de Reich
à Deleuze et Guattari
Par Florent GABARRON-GARCIA
3. W. Reich, Dialektischer Materialismus und Psychoanalyse (1933), trad. fr. in La crise sexuelle, Paris, Éditions sociales, 1933 ;
W. Reich, La Psychologie de masse du fascisme (1929), Paris, Payot, 2001.
4. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, p. 37.
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5. Au-delà de la pertinence du livre de Robert Castel, Le psychanalysme, l’ordre psychanalytique et le pouvoir, Paris, Maspero,
1973, le psychanalysme participe de la domination et de la fabrication de « l’idéologie » en un « sens marxiste classique » comme
« ensemble des productions idéelles par lesquelles une classe dominante justifie sa domination » (L. Gayot, « L’idéologie chez Marx :
concept politique ou thème polémique ? », Actuel Marx, n° 32, Paris, 2007).
6. F. Gabarron-Garcia, « L’Anti-Œdipe, un enfant fait dans le dos de Lacan, père du sinthome », Chimères, n° 72, Paris, Difpop, 2009,
pp. 303-320.
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des formes historiques et sociales concrètes. Le sujet est transi par l’aliéna-
tion du Réel sexuel dans l’histoire et ce sont bien plutôt les constructions
symboliques et imaginaires qui sont justiciables d’être comprises par les
phénomènes de la jouissance propre au Réel.
logique que Freud finisse par reprendre à son compte la maxime de Hobbes
selon laquelle « l’homme est un loup pour l’homme ». Beaucoup d’auteurs
succomberont à la tentation de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler
le « pessimisme freudien ». Nul hasard, si ce sont ces dernières conceptions
freudiennes du politique, où la civilisation devient un mal nécessaire pour
sublimer les pulsions, qui sont en effet retenues par la doxa réactionnaire
comme le fait remarquer Reich16. Œdipe constitue bien de ce point de
vue un « tournant idéaliste »17 et la psychanalyse devient ici clairement
une « philosophie bourgeoise »18. S’agissait-il cependant d’un destin de la
psychanalyse ? Était-il légitime de condamner a priori la possibilité d’une
tentative communiste au nom d’une métapsychologie pessimiste a priori
et d’une primauté de la pulsion de destruction19 ? C’est pourtant dans ces
voies que la psychanalyse devient psychanalysme. La révolution politique
serait en réalité un équivalent de la révolution des planètes, selon de
fameux calembours de la période structurale de Lacan, devenus des poncifs
dont se gaussent les milieux analytiques réactionnaires. Tout changement,
plus particulièrement lorsqu’il est révolutionnaire, comme le promulgue
_
l’idée du communisme, devient douteux : structuralement impossible, il
54 serait en réalité l’expression d’un dangereux infantilisme imaginaire, voire
_ régressif. L’idéalisation révolutionnaire s’évaporant, le désir se révèle struc-
turalement désir du maître : raison pour laquelle les soldats retournent à
leurs chefs. Aussi, lorsqu’ils se rendent, c’est leur idéal qui chute et c’est
le principe de réalité qui vient les dégriser de leur ivresse spéculaire et
(ré)activer l’immuable loi sociale à partir du désir coupable du meurtre du
père. On voit bien le tour de « passe-passe » où les noms de l’histoire sont
rabattus sur le nom du père. Cette « honte du psychanalysme » en matière
d’histoire se perpétue pourtant dans les milieux dominants20.
Or, il faut noter que Lacan, contre ses zélés disciples, abandonna lui-
même cette conception. Il l’abandonna non pas seulement parce qu’elle
16. W. Reich, Reich parle de Freud, Paris, Payot, 1972, pp. 71, 85, 253-255 ; W. Reich, L’irruption de la morale sexuelle, Paris, Payot,
1972, pp. 21-22.
17. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., Pp. 62-65.
18. W. Reich, « Communication adressée à Otto Fenichel à communiquer à tous les psychanalystes sympathisant avec le marxisme »,
Reich parle de Freud, op. cit., p. 186 : « Le débat fondamental entre psychanalystes attachés au matérialisme dialectique et psycha-
nalystes bourgeois s’efforcera en premier lieu de montrer où Freud, homme de science, entra en conflit avec Freud, philosophe bour-
geois, où la recherche psychanalytique a rectifié la concept bourgeois de ’culture’, où le concept bourgeois de ’culture’ a contrecarré
et fourvoyé la recherche scientifique. ’Freud contre Freud’, voilà le sujet central de nos critiques ».
19. Le psychanalysme fait grand cas de la primauté de la pulsion de mort, en négligeant que la pulsion est également condition de
liaison, d’amour, de sociabilité, d’attachement et même « ouverture vers l’étranger » (R. Zygouris, Pulsoes de vida, Sao Paulo, Editora
Escuta, 1999).
20. Au-delà de l’enjeu du communisme, citons quelques cas éminents, plus ou moins connus : où « mai 1968 » sera analysé comme
une régression anale (A. Stéphane, L’univers contestationnaire, Paris, Payot, 1969), où l’époque actuelle marquée par la destitution
de la jouissance phallique en Occident serait également celle du déshonneur (C. Melman, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002),
où la reconnaissance du droit des homosexuels revient à une casse de la filiation œdipienne et donc de l’Occident (P. Legendre,
« L’essuie-misère », Entretien avec Marc Dupuis, Le Monde de l’éducation, 1997 ; J.-P. Winter, Homoparenté, Paris, Albin Michel,
2010), où les révoltes arabes sont comprises comme « désir de consommation », « droit à la jouissance de consommer les plaisirs
vénéneux de l’un-comptable (…) dont se goberge l’Uncle Sam » (J.-A. Miller, "Communiqué pour Rafah Nached", La règle du jeu,
http://laregledujeu.org/2011/09/13/7095/jacques-alain-miller-sengage-pour-la-liberation-de-rafah-nached/). Cette liste n’est pas du
tout, bien sûr, exhaustive.
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21. F. Gabarron-Garcia, « Pensée magique et inconscient réel : jouissance et politique dans la psychanalyse chez Lacan et chez
Deleuze/Guattari », Cliniques Méditerranéennes, n° 85, Paris, Érès, 2012, pp. 103-120.
22. C’est tout l’enjeu de la discussion de la psychanalyse avec l’ethnologie, tant chez Reich (qui relit Malinowski contre Roheim) que
chez Deleuze et Guattari.
23. Voir G. Sibertin-Blanc, « L’instinct de mort dans la schizo-analyse chez Deleuze et Guattari », Deleuze international, février 2009,
URL : http://deleuze.tausendplateaus.de/?p=55.
24. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 142.
deleuze/guattari
C’est que le désir réprimé est comme recouvert par l’image déplacée et
truquée qu’en suscite le refoulement25. On le voit, l’inhibition sexuelle
sert ici explicitement la reproduction sociale. Loin de pouvoir se parer des
atours d’un transcendantal instituant structuralement la possibilité du lien
social par sa loi, c’est bien l’Œdipe et sa loi, conformes à l’ordre de la domi-
nation, qui empêchent la révolte et l’advenue d’un autre type de lien social.
L’Œdipe se révèle ici clairement la condition de soumission des soldats au
pouvoir inique du tzar et à sa reproduction.
Mais allons plus loin. Les effets de l’Œdipe sur le désir dans un lien
social réglé par les intérêts des dominants ne font pas que reconduire quo-
tidiennement la domination en diminuant la puissance propre au désir,
en le minorant pour le plus grand nombre et en le remplaçant par des
ersatz de désir (en désir de chef ou de protection). Dans l’exemple, ce n’est
pas seulement à leur condition de dominés que les soldats retournent ; ils
s’acheminent vers la potence. Ici, l’Œdipe en tant que formation réaction-
nelle inconsciente entraîne objectivement les soldats à la mort. S’il y a bien
un au-delà du principe de plaisir qui est à l’œuvre ici (les soldats vont d’eux-
_
mêmes mourir), loin de pouvoir être autonomisé dans les abstractions d’un
56 dualisme pulsionnel ou d’un masochisme originaire, il faut bien plutôt voir
_ que celui-ci s’articule parfaitement à l’actualisation de la domination par
le relais de l’Œdipe. Ici, le refoulement œdipien convient formidablement
à la violence arbitraire de la répression. Il agit comme renoncement au
désir révolutionnaire, renoncement à l’instauration possible d’un autre lien
social et aux puissances d’agir. Le désir de mort des soldats équivaut ici
clairement au retour à l’ordre et à son statu quo. Pièce de la domination,
production appauvrie du désir en désir du maître, in fine, la fameuse loi de
l’Œdipe se révèle « pousse-à-la-mort », « œdipe mortel ».
25. Id.
26. Pas besoin d’être un matelot coupable pour infirmer ce dogme métapsychologique : la clinique quotidienne de l’obsessionnel
montre bien que le sujet écrasé par la culpabilité est incapable de désirer.
27. Reich comme Deleuze et Guattari n’échouent pas dans le pessimisme d’un Adorno, point que Thierry Simonelli semble manquer ;
T. Simonelli, « Matérialisme dialectique et psychanalyse selon Wilhelm Reich », Actuel Marx, n° 30, Paris, PUF, septembre 2001,
pp. 217-237.
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Désir et révolution
Le film d’Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, montre la révolte des mate-
lots contre une hiérarchie qui les oblige à des conditions de vie iniques.
Une scène essentielle l’articule, point de départ explicite du film et de la
mise en branle de la révolte légitime à venir jusqu’à l’acmé révolutionnaire.
La colère gronde. Les matelots sont mécontents car la viande est infestée
de vers et impropre à la consommation. Sous la pression, un supérieur
hiérarchique vient accompagné du médecin. Ce dernier ajuste ses binocles
pour examiner la viande en question : les vers, innombrables, se tortillent
dans la chair avariée. Pourtant, malgré la réalité incontestable des vers,
montrés en de longs plans-séquences et gros plans lors de l’examen du
médecin, celui-ci, contre l’évidence, maintient avec aplomb que la viande
est saine pour préparer le repas. Aucun compromis n’est passé, alors même
qu’il existe à bord des denrées saines (ce que l’on verra par la suite dans
une scène où la boutique du bord est ouverte en contrebande). Malgré
son assurance, les matelots en nombre se rassemblent autour de lui et
menacent de le molester. Il est contraint de trouver refuge derrière la figure
_
d’un lieutenant qui vient lui porter secours. Il lui indique d’un regard la
porte de sortie vers laquelle il est grand temps de partir. Le lieutenant, tout 57
en marchant plus ou moins en reculant, maintient les matelots à distance _
sous la pression de la menace et de son regard autoritaire jusqu’à atteindre
la porte de fer qu’ils referment derrière eux ; porte qui sépare les différents
ponts : métaphore objectivée du pouvoir qui vient clore et étanchéifier la
barrière nécessaire entre classes sociales. Le pouvoir symbolique est bien
mis à mal : seule la porte de fer peut venir faire un barrage efficace à la
sourde menace de la révolte qui gronde dans les esprits.
On peut tenir à maints égards cette scène comme « scène princeps »
pour comprendre la naissance de la révolte et la possibilité d’un « devenir-
révolutionnaire ». Tout d’abord, la figure du médecin a évidemment toute
son importance : représentant le savoir, elle légitime le pouvoir hiérarchique
incarné ici par le lieutenant qui l’accompagne. Ces deux figures viennent
rétablir l’ordre dont la légitimité est questionnée par les prolétaires du
bateau. Ce sont les conditions vitales qui forcent cette remise en cause du
pouvoir. Il s’agit là d’un point limite qui fait échouer la légitimation du
savoir médical. Ce point n’est bien sûr pas anodin : il touche à la question
de l’objet et d’un besoin vital, la faim, qui concerne le corps. La théorie
des pulsions exprime bien les forces et les mouvements qui meuvent les
protagonistes de la scène en tant qu’elles (les pulsions) rendent compte
des processus dynamiques qui expliquent les poussées de l’organisme qui
le tendent vers un but. Nous avons là une scène prototypique d’un ordre
symbolique et matériel que les sujets vont être amenés à destituer. Selon
deleuze/guattari
lise aussi bien l’ordre symbolique inique, Eisenstein révèle que derrière
la grande pompe de toute cérémonie sociale, de toutes productions de
semblants, un même phénomène est à l’œuvre comme condition de leur
possibilité : la sexualisation et ses succédanés de plaisirs-désirs parcourent
la hiérarchie et la production sociale dans des phénomènes de jouissance
habituellement cachés ou peu visibles. La co-extensivité du désir et du
social est ici mise au jour : l’inconscient, non pas d’abord comme méta-
phore mais comme production et « production désirante », expression de
l’infinie sexualisation immanente du social par la libido :
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
Deleuze, entre
Nietzsche et Marx :
l’histoire universelle,
le fait moderne et
le devenir-révolutionnaire
Par Igor KRTOLICA
« Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de
deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous
ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur
l’analyse du capitalisme et de ses développements ». On connaît ce célèbre
témoignage de fidélité de Deleuze à la pensée marxiste. Mais on ne saurait
omettre la suite de cette remarque, qui est porteuse d’un enseignement
_
majeur quant à ce qu’il en retient, donc aussi bien quant à ce qu’il n’en
62 retient pas. « Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du ca-
_ pitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres
limites, et qui les retrouve toujours à une échelle agrandie, parce que la
limite, c’est le Capital lui-même »1. La question des limites du capitalisme,
limites qu’il anticipe et conjure à la fois en vertu de sa dynamique contra-
dictoire, est le prisme à travers lequel on peut observer le déplacement
que Deleuze fait subir à la pensée marxiste. Ce déplacement comporte
trois aspects : une idée d’histoire universelle du point de vue capitaliste
conçue en fonction des limites de la production sociale et désirante ; un
diagnostic porté sur la modernité au regard de la faillite des messianismes
du XIXe siècle ; une conception du devenir-révolutionnaire qui vient se
substituer à la notion marxiste de révolution. Sous ces trois aspects, il nous
semble que c’est principalement la référence à Nietzsche qui explique l’in-
terprétation deleuzienne de Marx. Si bien que Deleuze aurait presque pu
dire : « Si je suis devenu et resté marxiste, c’est en grande partie à Nietzsche
que je le dois »2.
3. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 37 : « La production désirante n’est pas autre chose que la production
sociale ».
4. Dans le Traité politique, Spinoza évacue les résidus contractualistes du Traité théologico-politique au profit d’une pure ontologie
de la puissance ; dans la Généalogie de la morale, Nietzsche pose la commune mesure des expressions de la volonté de puissance
et des formations de pouvoir.
5. Sur l’importance respective de Spinoza et de Nietzsche, voir L’Anti-Œdipe, op. cit., pp. 36-37 et p. 75.
6. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 40.
deleuze/guattari
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
10. Voir G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., V, 2-3 ; et G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., chap. III.
11. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 180.
12. Ibid., p. 174.
deleuze/guattari
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
13. Voir G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 164, et sur la nature de ces flux décodés, pp. 263-265.
14. Ibid., pp. 265-266, et Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 93. Voir F. Braudel, Civilisation matérielle et capita-
lisme, I, Paris, Armand Colin, 1967, p. 313. Voir également é. Balibar, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique »,
in L. Althusser et al., Lire le Capital (1965), Paris, PUF, 1996, p. 288.
15. Voir K. Marx, Le Capital, III ; G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., pp. 284-285, p. 311.
16. Voir K. Marx, Le Capital, I, Section VIII : « L’accumulation primitive du capital », et les commentaires d’Étienne Balibar dans Lire
le Capital. Voir S. Amin, L’Accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970.
17. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 275.
18. Voir K. Marx, Le Capital, Livre III, 3, Conclusions.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
Le diagnostic de la modernité :
qui mène la critique ?
Si l’on n’invoquera pas le surhomme, qui est le produit positif de la
critique elle-même et non son agent, on ne se contentera pas plus d’invo-
quer l’homme, puisque toute la question est précisément de savoir lequel.
Quelles forces se cachent derrière lui ? Deleuze considère que toute la
descendance kantienne court derrière la nature énigmatique de l’instance
critique, dont Kant a su poser l’exigence mais dont il a dès l’origine com-
promis la réponse. Car en mettant l’Homme à la place de Dieu, Kant a
préservé l’essentiel, c’est-à-dire la place. Parce que l’anthropologie remplace
la théologie, « le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien »29. À
la suite de Nietzsche, Deleuze considère que cette objection ne vaut pas
moins pour la dialectique issue de Kant, de Hegel à Feuerbach30. Car dans
le mouvement contradictoire d’aliénation et de réappropriation de la dia-
lectique, c’est toujours l’homme qui est le principe et le terme de l’aventure
critique. Et surtout, c’est toujours l’homme réactif qui se dissimule derrière
la raison, l’esprit, la conscience de soi ou l’homme en général.
_
Marx n’échappe pas entièrement à cette critique, lui qui fut tributaire,
un temps au moins, d’une telle dialectique. Le jugement ambivalent dont 69
il fait l’objet dans Nietzsche et la philosophie tient au fait que la dialectique _
humaniste, selon laquelle l’Homme doit récupérer les attributs qui lui ont
été retirés, rattache encore Marx à l’histoire du nihilisme : c’est toujours
une volonté négative qui anime la conception dialectique de l’histoire où
le produit positif est le résultat d’une double négation. Il n’est pas éton-
nant, dès lors, que la doctrine de Marx présente certaines affinités avec la
figure nietzschéenne de l’homme supérieur. Car l’homme supérieur – le
Prolétaire, le Camarade ou l’Homme de l’avenir – projette l’image idéa-
lisée de l’homme lui-même, figure de sa réalisation totale où l’homme
récupère les attributs de Dieu et prend sa place :
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
31. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, pp. 126-127. Voir Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 189.
32. Voir G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 186.
33. Voir notamment L. Althusser, « Contradiction et surdétermination » et « Marxisme et humanisme », in Pour Marx, Paris, Maspero,
1965.
34. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 194 (nous soulignons).
35. Voir M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. fr., Paris, PUF, 1959, pp. 53-55 ; Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr., Paris,
Gallimard, 1986, pp. 303-304 ; Nietzsche, II, Paris, Gallimard, 1971.
36. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 194.
37. Ibid., p. 193.
38. Ibid., pp. 107-108.
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I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
46. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 173 ; Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, pp. 183-186 ; et Critique
et clinique, op. cit., pp. 132-133.
47. G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., pp. 102-103.
48. Voir M. Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, pp. IX-XXVI ; G. Deleuze, « Correspondance avec Dionys Mascolo », in
Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, pp. 305-310.
49. Le personnage conceptuel du fatigué a été inventé par Deleuze, et nous croyons qu’il est sans équivalent chez Nietzsche. On
en trouve à plusieurs reprises le portrait sous la plume de Deleuze au cours des années 1980 : voir le personnage du voyant dans
L’image-temps (chap. I et VII), les enfants de Mai 68 dans « Mai 68 n’a pas eu lieu » (in Deux régimes de fous, op. cit., pp. 216-217).
Dans ces deux derniers cas, on remarquera l’extension mondiale que Deleuze accorde à cette nouvelle disposition subjective.
50. G. Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 114 ; voir L’Image-temps, op. cit., pp. 189-192.
deleuze/guattari
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
55. Ibid., p. 108. À propos de la sympathie et de la camaraderie démocratique chez Whitman, et de sa difficulté à s’arracher à la
morale chrétienne de la charité et du salut, voir D. H. Lawrence, Études sur la littérature classique américaine, trad. fr. T. Aubray,
Paris, Seuil, 1945, pp. 211-218.
56. G. Deleuze, Critique et clinique, op. cit., pp. 110-111.
57. M. Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 46.
58. G. Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 111.
59. Ibid., p. 78.
60. Ibid., pp. 69-70.
61. G. Deleuze, L’image-temps, op. cit., p. 224.
deleuze/guattari
I. KRTOLICA, Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire
V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
Une violence
qui se présuppose :
la question de la violence
de Benjamin
à Deleuze et Guattari
Par Vladimir MILISAVLJEVIĆ
1. Ce texte s’inscrit dans le cadre des projets de recherche nos 41004 et 43007, financés par le Ministère de l’éducation et de la
science de la République de Serbie.
2. W. Benjamin, « Zur Kritik der Gewalt », Aufsätze, Essays, Vorträge (Gesammelte Schriften, tome II-1), Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1991, pp. 179-203 ; trad. fr. in W. Benjamin, Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, pp. 210-243.
3. J. Derrida, « Force de loi : le ’fondement mystique de l’autorité’ », Cardozo Law Review, vol. 11, pp. 919-1045.
4. N. Tampio, « Assemblages and the Multitude : Deleuze, Hardt, Negri, and the Postmodern Left », European Journal of Political
Theory 8, 2009, p. 389.
deux cas d’une violence qui se présuppose elle-même, qui se caractérise par
une structure « circulaire » ou « tautologique ». Cette structure du concept
de la violence – qu’on pourrait à juste titre nommer « spéculative » – rend
extrêmement difficile la tâche de dire ce qui lui est extérieur. La concep-
tion de la « machine de guerre nomade », chez Deleuze et Guattari, et celle
de la « violence divine », chez Benjamin, sont deux manières distinctes
mais proches de trouver une solution à ce problème – de désigner un
espace d’extériorité, un « dehors » par rapport au champ de la violence de
l’état et de son droit.
V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
14. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, pp. 227-236, 257-263 ; voir G. Sibertin-
Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, Paris, PUF, 2010, pp. 107-123.
15. Voir M. Sawer, Marxism and the question of the Asiatic mode of production, The Hague, Nijhoff, 1977, pp. 100-104.
16. K. Marx, « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie », in K. Marx, F. Engels, Werke, tome 42, Berlin, Dietz, 1983, p. 403.
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déjà dans une société donnée, les États despotiques orientaux donnent eux-
mêmes lieu à la production : par les grands travaux hydrauliques, ils créent
les conditions de celle-ci et, par ce biais, la structure sociale correspondante.
Malgré l’existence de la division du travail et des inégalités sociales sensibles,
il n’y a pas de classes dans ces sociétés, mais plutôt des « castes », dont la plus
importante est celle des bureaucrates chargés d’organiser la production. On
peut dire que dans les États despotiques orientaux, les appareils étatiques
engendrent eux-mêmes leur classe dominante17. Un tel État se présente
donc comme une instance autonome par rapport au champ entier de la
production sociale. Deleuze et Guattari résument ainsi sa naissance et son
mode de fonctionnement : « Une unité supérieure de l’État s’instaure sur la
base des communautés rurales primitives, qui conservent la propriété du
sol, tandis que l’État en est le vrai propriétaire conformément au mouve-
ment objectif apparent qui lui attribue le surproduit, lui rapporte les forces
productives dans les grands travaux, et le fait apparaître lui-même comme
la cause des conditions collectives de l’appropriation »18. Les deux auteurs
désignent cette opération, qui d’après eux « constitue l’essence de l’État »,
_
par le terme de « surcodage »19. Les communautés rurales primitives, avec
leurs codes lignagers et territoriaux, sont la condition de la formation de 83
l’État ; mais l’opération étatique de surcodage est la réinscription de ces _
codes par laquelle l’État lui-même se constitue en cause de la production
et unité transcendante qui s’approprie la plus-value : « L’essentiel de l’État,
c’est (...) la création d’une seconde inscription par laquelle le nouveau corps
plein, immobile, monumental, immuable, s’approprie toutes les forces et
les agents de production »20.
La théorie du mode de production asiatique nous met en présence d’un
État qui semble être plus autonome que ne le permet le cadre conceptuel
du matérialisme historique. L’État despotique oriental est un « nouveau
corps plein déterritorialisé »21, qui, au lieu de faire partie de la superstruc-
ture, assure les conditions de base de la production, ce qui veut dire aussi
qu’il crée les conditions de sa propre émergence historique. Bien sûr, en un
sens, cette autonomie relative de l’État oriental n’est que l’envers de sa dé-
pendance envers les conditions naturelles, qui expliquent la contingence
apparente de son apparition. Dans le cas des « États hydrauliques » de
Wittfogel, la nature joue, en quelque sorte, le rôle de la « déterminante en
dernière instance ». On a critiqué à ce titre le déterminisme géographique
de cet auteur, tout comme la « déviation géographique » de Plekhanov. Et
V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
22. M. Sawer, Marxism and the question of the Asiatic mode of production, op. cit., pp. 118 et suiv.
23. K. Wittfogel, Le despotisme oriental, Paris, Minuit, 1957, pp. 56-57, 484-488, 535-536.
24. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 257.
25. G. W. F. Hegel, Wissenschaft der Logik II, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p. 220.
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V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
31. Id.
32. Id.
33. Ibid., p. 559.
34. W. Benjamin, « Kritik der Gewalt », op. cit., p. 199 ; cf. trad. fr., p. 238.
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35. Voir W. Benjamin, « Schicksal und Charakter », Aufsätze, Essays, Vorträge (Gesammelte Schriften, tome II-1), Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1991, p. 175.
36. J. Derrida, « Force de loi : le ’fondement mystique de l’autorité’ », op. cit., pp. 1044-1045.
37. W. Benjamin, « Kritik der Gewalt », op. cit., p. 200.
38. M. Robespierre, « Sur le procès du roi », in S. Žižek, Robespierre : entre vertu et terreur, Paris, Stock, 2008, p. 154 ; voir S. Žižek,
Violence, New York, Picador, 2008, p. 202.
deleuze/guattari
V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
V. MILISAVLJEVIC’, Une violence qui se présuppose : la question de la violence de Benjamin à Deleuze et Guattari
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
De la réciprocité
des échanges
aux dettes d’alliance :
L’Anti-Œdipe
et l’économie politique
des sociétés « primitives »
Par Antoine JANVIER
« Le grand livre de l’ethnologie moderne est moins l’Essai sur le don
de Mauss que la Généalogie de la morale de Nietzsche »1. L’affirmation pé-
remptoire de Deleuze et Guattari situe l’un des enjeux majeurs du troisième
chapitre de L’Anti-Œdipe, « Sauvages, barbares, civilisés »2 : construire une
analyse de l’économie des sociétés primitives dans les termes d’une logique
_
de la dette s’appuyant sur la seconde dissertation de la généalogie de la
92 morale, plutôt que dans les termes d’une logique de la réciprocité. À vrai
_ dire, le coup n’est pas porté à Mauss lui-même, qui hésite « entre l’échange
et la dette »3. Ce que Deleuze et Guattari visent ici, c’est « la conception
structurale échangiste » de Lévi-Strauss4.
À première vue, rien d’original. La critique de l’anthropologie struc-
turale, a fortiori par des philosophes, n’est guère nouvelle quand paraît
L’Anti-Œdipe en 19725. Si Deleuze et Guattari estiment nécessaire d’en-
gager, de leur côté, une discussion de l’ethnologie de Lévi-Strauss, c’est
en raison d’une transformation de l’un de ses problèmes principaux – la
parenté comme système de rapports d’alliance et de filiation – et de sa
reformulation dans un cadre doctrinal qui constitue l’un des deux arrière-
plans théoriques de L’Anti-Œdipe, avec la psychanalyse : le matérialisme
historique althussérien. Au cours des années soixante en effet, les textes
d’anthropologues marxistes d’inspiration althussérienne se sont multi-
6. Malgré les différences importantes qui empêchent de les identifier à une même position théorique : C. Meillassoux, Anthropologie
économique des Gouro de Côte d’Ivoire, Paris/La Haye, Mouton, 1964 ; M. Godelier, « La notion de ’mode de production asiatique’
et les schémas marxistes d’évolution des sociétés », dans Centre d’études et de recherches marxistes, Sur le « mode de production
asiatique », Paris, Éditions Sociales, 1969 ; E. Terray, Le marxisme devant les sociétés « primitives » : deux études, Paris, Maspero,
« Théorie », 1969. Seuls les deux derniers sont cités par Deleuze et Guattari, mais le texte de Terray auquel renvoie L’Anti-Œdipe est
le commentaire du livre de Meillassoux. À peu de choses près, je m’en tiendrai ici au livre de Terray.
7. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 172.
8. Voir E. Terray, Le marxisme devant les sociétés « primitives », op. cit., p. 143.
deleuze/guattari
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
9. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1947, 2e édition, 1967, p. 133.
10. Ibid., p. 37.
11. Id.
12. Ibid., p. 34. Je souligne. Voir C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (1958), rééd. Paris, Pocket, 2003, pp. 67-68.
13. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 37.
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A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
réglées de biens et de services, n’est pour Lévi-Strauss que l’une des mo-
dalités de la réciprocité d’ensemble, principe de l’échange qui définit la
société elle-même. Ainsi « l’échange ne vaut pas seulement ce que valent
les choses échangées : l’échange – et par conséquent la règle d’exogamie
qui l’exprime – a, par lui-même, une valeur sociale : il fournit le moyen
de lier les hommes entre eux »31. Il n’y a donc pas à l’expliquer ; c’est lui
qui explique les opérations ; ses règles, dont celles du mariage et de la
parenté sont des plus importantes dans la société primitive, « sont l’état de
la société lui-même »32. Au contraire, la remarque de Terray invite à voir
que l’échange est lui-même produit et, à ce titre, tient sa signification de la
sphère des rapports de production.
De même que l’économie matérialiste déchire le voile idéologique
qui maintenait l’économie bourgeoise sous l’emprise des apparences de la
circulation quand elle s’attache à l’analyse de la production, et y rapporte
la sphère de la circulation pour y découvrir le secret de la plus-value gé-
nérée par les rapports d’échange capitaliste, de même une anthropologie
marxiste quittera ses présupposés idéalistes au sujet des rapports sociaux
_
en sortant de sa focalisation sur les échanges des biens, des services et
98 des femmes pour déterminer leur place dans le cadre de la production,
_ c’est-à-dire dans la « répartition des facteurs de la production », forces pro-
ductives et moyens de production33. C’est l’un des objectifs de Terray dans
son commentaire détaillé du livre de Claude Meillassoux sur l’Anthro-
pologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire. Reprenant et développant
une remarque déjà formulée dans son texte sur Ancient Society de Lewis
Morgan, Terray voit « l’élément dominant du procès de production » des
sociétés primitives dans la force de travail elle-même34 : le peu de moyens
de travail utilisés et la nature de ceux qui sont employés dans les activités
de la société Gouro et, plus largement, des formations sociales primitives
(chasse, agriculture vivrière, élevage, pêche, cueillette, artisanat) rend la
force de travail indispensable à leur usage. Comme le dit Meillassoux, « le
produit du travail s’obtient presque sans aucun détour de production »,
c’est-à-dire avec des instruments qui demandent « peu d’opérations de
fabrication antérieure » et qui requièrent comme énergie d’activation la
force de travail humaine, quand ce n’est pas le corps de l’homme lui-même
qui fait office d’instrument de production immédiat35. Par conséquent,
dans le procès de production et de reproduction, la distribution et donc
la circulation de la force de travail jouent un rôle décisif. Tel est le rôle des
« échanges matrimoniaux qui lient les communautés entre elles ». Non
pas tant que, comme l’indiquait déjà Lévi-Strauss, l’organisation du travail
sur la base de la division des sexes fasse des femmes une ressource impor-
tante de l’économie primitive. Le constat est contestable – par exemple,
il ne s’applique pas tel quel à la société Gouro, où certaines tâches sont
effectuées par les femmes et par les hommes, ensemble36. Mais surtout la
perspective de Lévi-Strauss empêche de comprendre pourquoi ce sont les
femmes qui sont échangées, à tel point que cette lacune dans l’intelligi-
bilité des structures de parenté pose problème à Lévi-Strauss lui-même :
tantôt l’explication se rabat sur l’invocation d’une « relation fondamentale
d’asymétrie entre les sexes, qui caractérise la société humaine » et fait de
la femme et de ses services (domestiques et sexuels) un objet d’échange
entre les hommes37 ; tantôt, du point de vue de la structure de parenté
et de la logique pure de réciprocité, ce sont aussi bien les hommes qui
pourraient être échangés38. Mais pour les marxistes, l’échange des femmes
n’est pas seulement la répartition directe d’une partie de la force de travail,
_
il est également, et principalement, répartition indirecte de l’ensemble de la
force de travail, dans la mesure où « la femme procréatrice est ’le produc- 99
teur du producteur’ »39. _
On comprend maintenant pourquoi Terray peut voir dans la base
économique le facteur expliquant que l’instance politique soit dominante
dans l’organisation des rapports de production, qui conduit à la structu-
ration des rapports sociaux comme rapports de parenté. L’organisation
des échanges de femmes – des mariages – n’est autre que le contrôle de
la production des producteurs et de la distribution de cette production,
et donc de la répartition des forces productives, essentielles au procès de
production dans l’économie primitive. L’existence d’un groupe dépend de
ses alliances matrimoniales ; ces rapports d’alliances se font selon les appar-
tenances lignagères, éléments politiques fondamentaux, qui jouent ainsi un
rôle dominant dans l’existence et la reproduction des groupes en raison de
la détermination économique propre aux formations sociales primitives.
Reste qu’on peut légitimement se demander ce que signifie cette déter-
mination, ou plutôt l’opération qu’elle recouvre. Les sociétés primitives se
caractérisent par la place décisive dans leur mode de production occupée
par la force de travail. C’est ce qui permet aux anthropologues d’expliquer
36. Comme par exemple la culture de la banane plantain en région forestière (voir le tableau VIII, ibid., p. 107).
37. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., pp. 134-136.
38. « Que les lectrices alarmées de se voir réduites au rôle d’objets d’échange entre des partenaires masculins, se rassurent : les
règles du jeu seraient les mêmes si l’on adoptait la convention inverse, faisant des hommes des objets d’échanges entre des parte-
naires féminins » (C. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, cité in É. Delruelle, Lévi-Strauss et la philosophie, op. cit., p. 57).
39. E. Terray, Le marxisme devant les sociétés « primitives », op. cit., p. 156. Terray reprend une formule de C. Meillassoux, « Essai
d’interprétation du Phénomène Économique dans les Sociétés Traditionnelles d’Auto-subsistance », Cahiers d’Études Africaines,
n° 4, décembre 1960.
deleuze/guattari
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
pas selon les règles de l’alliance structurées par la parenté ; elle est imma-
nente aux actes d’alliances comme autant d’effectuations de puissances par
la construction de rapports de force. Pour comprendre les modalités du
rapport social primitif, il faut le rapporter aux puissances qui s’y déploient
par des stratégies d’alliances : puissances irréductiblement économiques –
répartition des forces productives et donc détermination des conditions
matérielles d’existence – et politiques – construction de rapports de force
et donc détermination des conditions et modalités d’existence collective.
Ce qui régit une telle détermination économico-politique du champ so-
cial, ce n’est pas une logique de réciprocité, mais une logique de la dette,
que Deleuze et Guattari trouvent dans les esquisses d’ethnologie de la
généalogie de la morale et qui engage, comme nous allons le voir, une
nouvelle lecture des procédés d’échanges matrimoniaux constitutifs des
rapports sociaux primitifs.
Au deuxième traité de la généalogie de la morale, Nietzsche s’emploie
en effet à dégager le sens de « la notion très matérielle de dette »42, cette
« relation entre l’acheteur et le vendeur, entre le créancier et le débiteur »
_
qui est « la relation personnelle la plus ancienne et la plus originelle qui
soit », « forme la plus rudimentaire du droit de la personne », détermi- 101
nant « les ensembles sociaux les plus grossiers et les plus primitifs »43. _
L’originalité de l’analyse nietzschéenne consiste à problématiser le rapport
social depuis les puissances qui s’y effectuent et les rapports de force qui
s’y jouent plutôt que depuis une logique d’ordre et de reproduction du
système social assurée en droit dans sa dimension structurale idéale. La
justice n’est pas le point de départ logique de la société, sa condition
comme reproduction de rapports interindividuels, mais l’effet d’un rap-
port de puissances au sein duquel surgit une bonne entente : « La justice
est la bonne volonté, entre puissances à peu près équivalentes, de s’arran-
ger, de ’s’entendre’ à nouveau grâce à une compensation »44. Qu’on ne s’y
trompe pas. L’équivalence constatée entre les puissances ne se sépare pas de
l’effectuation des puissances elles-mêmes, de leur affrontement et de leur
mesure réciproque dans cet affrontement. Tel est le sens de la logique de
la dette comme logique du rapport social : dans la relation primitive entre
créancier et débiteur, écrit Nietzsche,
42. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, II, § 4, trad. E. Blondel et alii, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 73.
43. Ibid., II, § 8, p. 81.
44. Id.
deleuze/guattari
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
45. Id.
46. M. Mauss, Essai sur le don (1923-1924), in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2008, pp. 260-263.
47. Voir ibid., p. 263 : « La société veut retrouver la cellule sociale ».
48. Voir ibid., p. 268.
49. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 305.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
50. Voir G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962), II, § 6-7, Paris, PUF, « Quadrige », 1983, pp. 56-62.
51. M. Mauss, Essai sur le don, op. cit., pp. 269-270.
52. Voir E. R. Leach, Critique de l’anthropologie (1966), trad. D. Sperber et S. Thion, Paris, PUF, 1968, chapitre I et chapitre V.
deleuze/guattari
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
(…) groupe est définie par la filiation autant que par la résidence »53. Ce
constat dans la pratique doit être répercuté dans l’intelligibilité théorique
dégagée des échanges matrimoniaux et des structures de parenté : il faut
« partir d’une réalité concrète – un groupe local de personnes – plutôt que
d’une réalité abstraite telle que le concept de lignage ou la notion de pa-
renté »54. On partira donc du concept de « groupes de filiation locaux »55,
qui renvoie directement aux rapports territoriaux qui se nouent entre les
groupes au travers des alliances, c’est-à-dire aux rapports de conquête et
d’occupation du sol, et aux puissances qui en découlent.
Le mariage de type kachin présente de sérieuses difficultés dont nous
ne pouvons donner ici le détail. Disons simplement que Lévi-Strauss
constate une contradiction dans ce système social. Du point de vue de la
structure, « le mariage katchin devrait (…) apparaître comme une procé-
dure presque automatique et sans histoire »56. Mais le jeu spéculatif qui
permet aux individus d’ouvrir le crédit et avec lui la circulation comporte
comme envers les procédés pour se prémunir du risque encouru : ainsi les
classes matrimoniales donneuses de femmes les échangent contre des biens
_
d’autant plus chers que les femmes proviennent d’un rang plus élevé, de
104 telle sorte que les classes « donneuses » se convertissent en classes privi-
_ légiées accumulatrices. C’est ce qui conduit, selon Lévi-Strauss, au désé-
quilibre de la structure : il y voit même l’effet d’une contradiction propre
à l’échange généralisé « avec le système », qui « doit donc entraîner sa
ruine »57. Au contraire, Leach estime que le système est en équilibre, mais
« en équilibre politique et économique ». Il l’est à la condition d’envisager
concrètement l’échange depuis les rapports de puissance territoriale qui
unissent les classes aristocratiques aux gens du commun : en l’occurrence,
« les versements » qui accompagnent les compensations matrimoniales
et « constituent un loyer payé au seigneur par le tenancier » qui, dans
le système territorial kachin, a « un statut de ’gendre’ (dama) à l’égard
du ’seigneur’ »58. De même, dans l’ensemble du système, il convient de
considérer que les fêtes religieuses organisées par les classes supérieures
restituent les biens de prestiges gagés ou échangés à l’occasion de mariages,
qui sont des « biens de consommation, en l’occurrence, du bétail »59. On
n’y verra pas une meilleure utilisation du principe de réciprocité, mais au
contraire une lecture du système d’alliances et de prestations/contre-pres-
tations depuis le principe immanent, à la fois politique et économique,
53. Ibid., p. 100.
54. Ibid., p. 178.
55. Ibid., p. 101.
56. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 296.
57. Ibid., p. 306.
58. E. R. Leach, Critique de l’anthropologie, op. cit., pp. 151-153.
59. Ibid., p. 153 : « De cette manière, les consommateurs des biens sont à la fin les producteurs du début, c’est-à-dire, les gens du
commun qui assistent à la fête ».
présentation DOSSIER interventions entretien livres
60. Id.
61. Ibid., p. 154.
deleuze/guattari
A. JANVIER, De la réciprocité des échanges aux dettes d’alliance : L’Anti-Œdipe et l’économie politique…
62. En d’autres termes, « le signe est position de désir » (G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 170).
63. E. R. Leach, Critique de l’anthropologie, op. cit., p. 207.
64. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, II, § 5, op. cit., p. 74.
65. Sur ce point, voir F. Nietzsche, Humain trop humain I, § 92-93 ; et Le voyageur et son ombre, § 26.
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Machinations
deleuzo-guattariennes
Par Jean-Jacques LECERCLE
Le quatrième « Plateau »
On commencera par retourner au texte en suivant les lignes de fuite,
c’est-à-dire le chemin argumentatif, de Deleuze et Guattari dans le
quatrième plateau de Mille plateaux, qui est, comme l’on sait, consacré
à une critique de la linguistique4. Et on s’intéressera particulièrement à
la première section, « Le langage serait informatif et communicatif », à
cause de sa généralité, certes (il ne s’agit de rien de moins que de renverser
1. I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, Paris, Demopolis, 2011, chap. 3.
2. G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe, Paris, PUF, 2010.
3. J.-J. Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, Paris, PUF, 2004, chap. 5.
4. G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980 : « 4. 20 novembre 1923. – Postulats de la linguistique ».
15. L. Althusser, « Vive le léninisme », Cahiers marxistes-léninistes, 9/10, Paris, SER, 1966. Voir J.-J. Lecercle, « Lenin the Just, or
Marxism Unrecycled », in S. Budgen, S. Kouvelakis, S. Žižek (eds.), Lenin Reloaded, Durham & London, Duke University Press, 2007,
pp. 269-282.
deleuze/guattari
qui lui donne son sens ; un concept de vérité qui est dépendant du concept
de justesse (car Lénine parle bien en termes de vérité : « Le peuple doit
savoir la vérité » – la vérité est l’effet perlocutoire de la justesse illocutoire
et l’ensemble justesse/vérité garantit l’efficacité du mot d’ordre) ; enfin, un
concept politique de l’intervention discursive, qui fera préférer la politique
à la morale : ne pas obscurcir le fondement politique de la question par des
considérations morales, ne pas céder au moralisme petit-bourgeois (prêt
à pardonner aux mencheviks leurs erreurs réactionnaires) ; ne pas laisser
l’abstrait contaminer le concret, c’est-à-dire noyer les vérités concrètes de
la conjoncture et de son moment sous des raisonnements trop généraux
(où il apparaît que Lénine avait le même attachement que Deleuze pour
les singularités).
La version deleuzo-guattarienne de l’analyse du pamphlet que je
viens d’esquisser part de la transformation incorporelle qu’effectuent les
énoncés « proprement léninistes » issus du pamphlet. Le 4 juillet 1917, un
mot d’ordre cesse d’être (efficace) : le moment de la conjoncture change,
instantanément, immédiatement, avec cette simultanéité de l’acte et de
_
l’énoncé qui caractérise les transformations incorporelles. Déjà, la Première
114 Internationale – là était son génie – avait, par une transformation incorpo-
_ relle, dégagé des masses une classe, le prolétariat, avant même qu’un corps
ne corresponde à ce nouvel agencement collectif d’énonciation – éton-
nant pouvoir performatif du mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous ! » Lénine, quant à lui, dégage par une autre transformation
incorporelle une avant-garde, le Parti, de la classe : il s’agit d’un nouvel
agencement, dont le mot d’ordre, qui engage la prise de pouvoir révolu-
tionnaire par le Parti de type nouveau, a le même pouvoir performatif. Un
historien n’aura pas de mal à contester cette analyse, qui semble décréter
que la naissance du Parti bolchevique a eu lieu le 4 juillet 1917. Deleuze
et Guattari eux-mêmes évoquent, pour les écarter, des explications de ces
événements par les circonstances extérieures (la tournure que prend la
guerre, la fuite de Lénine en Finlande), mais leur analyse a l’avantage d’in-
sister sur le lien étroit entre langage et politique. La politique n’est pas un
facteur extérieur à la langue, sans influence réelle sur son fonctionnement
concret, « elle travaille la langue du dedans, faisant varier non seulement le
lexique, mais la structure et tous les éléments de phrases, en même temps
que les mots d’ordre changent »16. Il semblerait que nous soyons dans le
même cas que dans leur analyse de la langue de Kafka comme minoration
de l’allemand standard : une « erreur » philologique ou historique (les
spécialistes de Kafka contestent vigoureusement leur analyse de sa langue)
produit des effets théoriques positifs.
18. G. Lukács, Prolégomènes à une ontologie de l’être social, Paris, Delga, 2009 ; G. Lukács, Ontologie de l’être social. Le travail et
la reproduction, Paris, Delga, 2011.
19. F. Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions Sociales, 1952, p. 175.
20. G. Lukács, Ontologie, op. cit., p. 294.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
Machinations
L’extrême intérêt de la philosophie du langage contenue dans ces pro-
positions est clair : elle mérite étude et développement, comme l’ensemble
de l’œuvre du dernier Lukács. Il est également clair, cependant, qu’elle
est fort différente de celle que l’on peut tirer de l’œuvre de Deleuze et
Guattari. Une série de contrastes les opposent radicalement. La probléma-
tique de l’origine du langage, qui depuis Engels préoccupe les marxistes,
et Lukács parmi eux, est absente chez Deleuze et Guattari, qui parlent en
termes de « conditions » du langage et non d’origine. Il n’y a donc pas chez
eux de lien établi entre langage et travail (on vient de voir que chez Lukács
ce lien s’exprimait jusque dans la structure des langues), et donc pas de
conception du langage en termes de coopération (ce qui implique et com-
munication et intersubjectivité, avec un risque de retombée dans l’indivi-
dualisme méthodologique), mais plutôt d’imposition de rapports de force
et de domination : agôn contre irènè. Ce sont, on l’a vu, ces rapports de
force, qui n’ont rien à voir avec le partage d’une position téléologique,
qui font que les énoncés premiers n’ont pas la structure sujet/prédicat de
la phrase déclarative, mais sont des mots d’ordre, au discours indirect. Il
y a donc chez Lukács place pour une linguistique (il y a un système de la
grammaire, dont la structure est homologique à celle du travail), là où chez
Deleuze et Guattari il n’y a place que pour une pragmatique. Chez l’un, on
a des représentations (ce qui est communiqué, ce sont des représentations
du monde qui permettent le partage des positions téléologiques), chez
les autres (et l’on se souviendra de la critique de la représentation chez
Deleuze), il y a intervention. Chez Lukács, le collectif est essentiel, mais
il est construit, dans l’action téléologique commune. Chez Deleuze et
Guattari, il est premier, sous la forme des agencements collectifs d’énon-
ciation. Bref, la linguistique lukácsienne attribue le langage à un sujet, là
où la pragmatique deleuzo-guattarienne ne connaît que des agencements
collectifs et des heccéités impersonnelles et pré-subjectives.
Il me semble que la série de contrastes entre Lukács et Deleuze et
Guattari ne marque pas tant l’éloignement de Deleuze et Guattari par
_
rapport au marxisme qu’une opposition, à l’intérieur du ou plutôt des
118 marxismes, entre deux philosophies du langage possibles. Les deux philo-
_ sophies visent à résoudre le même problème : comment penser en même
temps, dans le langage, la tendance à l’abstraction et à la généralité, et la
tendance inverse à la singularité et à l’individualité ? Comment capturer la
singularité du phénomène si, pour le faire, je ne dispose que des mots de
la tribu ? La pensée traditionnelle du langage traite de cette question dans
l’opposition entre le système collectif de la langue et la parole individuelle,
entre le respect des règles abstraites de la grammaire et le style idiosyncra-
sique. Lukács pense cette opposition dans les termes de la dialectique de
la saisie généralisante et de la saisie individualisante des phénomènes par
le langage. Le risque est de retomber dans une problématique idéaliste
du sujet (limites de toutes les théories de l’énonciation), avec, au mieux,
s’opposant au locuteur centre de conscience, un système transcendant
(l’avantage de Saussure sur l’idéalisme chomskyen réside dans cette trans-
cendance du système, antérieur et extérieur au sujet locuteur : la dicho-
tomie chomskyenne entre compétence et performance, qui redouble la
dichotomie saussurienne entre langue et parole, la reporte à l’intérieur
du sujet locuteur individuel). La version marxiste de cette philosophie
du langage articule le sujet individuel à la généricité humaine par le biais
du travail, cet opérateur de généricité, qui nécessite le passage à l’abstrac-
tion par le langage. On trouvera par exemple ce type d’argumentation
dans les Recherches sur l’origine du langage et de la conscience, de Tran Duc
Thao : l’origine du langage est à chercher dans le geste de l’indication et
présentation DOSSIER interventions entretien livres
22. T. Duc Thao, Recherches sur l’origine du langage et de la conscience, Paris, Éditions Sociales, 1973.
23. F. Guattari, Écrits pour l’Anti-Œdipe, Paris, Lignes, 2012, p. 439.
deleuze/guattari
La portée écologiste
de l’œuvre de Marx
Par Jean-Marie HARRIBEY
Le métabolisme
Foster montre que Marx n’a jamais cessé, depuis ses premiers travaux
de jeunesse jusqu’aux œuvres de maturité, d’inscrire sa théorie critique du
capitalisme dans la relation que l’homme entretient avec la nature. Cette
relation est désignée par le concept de métabolisme, que Marx importe
des travaux de son contemporain, le chimiste allemand Justus von Liebig.
Celui-ci montrait combien l’agriculture moderne ruinait les possibilités de
retour à la terre des éléments nutritifs permettant le renouvellement de la
fertilité des sols. Et Foster détaille les très nombreuses références où Marx
analyse comment le développement des forces productives au sein du capi-
talisme provoque une « rupture métabolique entre la production humaine
et ses conditions naturelles »5. Cette rupture est illustrée par la pollution des
villes, la perte de fertilité des sols, phénomènes déjà sensibles au XIXe siècle,
et la coupure des villes et des campagnes, tous problèmes sur lesquels Marx
revient fréquemment dans Le Capital :
La soutenabilité
On sait que, depuis quatre décennies maintenant, l’émergence de
_
l’écologie politique, puis, plus récemment, les théories autour du dévelop-
124 pement durable ont systématisé le concept de soutenabilité écologique,
_ laquelle est souvent associée à la soutenabilité sociale. En particulier, il
est admis, même au sein de l’économie de l’environnement officielle, que
la satisfaction des besoins humains aujourd’hui ne doit pas hypothéquer
celle des besoins des générations futures.
Foster soutient que cette préoccupation du long terme et donc des
générations futures est omniprésente chez Marx : « Le fait, pour la culture
des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations du marché, qui
entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même du
capitalisme, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec
l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble
des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se
succèdent »9. Il ajoute que « pour Marx, il est nécessaire que la terre soit
’consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle
de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction
de la série de générations successives’ »10.
Et Foster de citer aussi Engels qui, dans Dialectique de la nature,
écrivait : « Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la
nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. (…) Ainsi les faits nous
rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature
7. J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 62.
8. Ibid., p. 19.
9. Ibid., p. 63. Foster commente ici et cite dans le passage suivant Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éd. Sociales, 1974, tome 3, p. 10,
note 1, ou dans Œuvres, op. cit., tome 2, p. 1289, note a.
10. Ibid., pp. 63-64.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
27. T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable (2009), Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia,
2010 ; voir J.-M. Harribey, « Prospérité sans croissance et croissance sans prospérité », 2011, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/
soutenabilite/cr-jackson.pdf.
28. J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 84.
29. D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, op. cit., pp. 272-273.
30. M. Löwy, Écosocialisme, op. cit.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
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129
_
deleuze/guattari
1. Il existe un rapport étroit entre cette thèse et les travaux de Jacques Bidet, engagé depuis de nombreuses années dans l’élabo-
ration de nouveaux fondements théoriques susceptibles de corriger ce qu’il désigne comme l’« erreur » de Marx. Cette convergence
est exprimée dans l’ouvrage conjoint, J. Bidet, G. Duménil, Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF,
Quadrige, Essais-Débats, 2007.
2. G. Duménil, D. Lévy, « Unproductive Labor as Profit-Rate-Maximizing Labor », Rethinking Marxism, 2011, vol. 23, n° 2, pp. 216-225.
deleuze/guattari
2 - Le capitalisme du XXe siècle
L’histoire s’est prolongée depuis l’époque de Marx. Ces développe-
ments suggèrent des ajustements théoriques importants. Dans ce qui suit,
on passera des aspects factuels aux reformulations théoriques et aux thèses
concernant l’histoire du capitalisme.
3. Voir G. Duménil, D. Lévy, La dynamique du capital. Un siècle d’économie américaine, Paris, PUF, 1996, chap. 22.
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4. La révolution financière en Angleterre à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe vit l’apparition de la Banque d’Angleterre, de la
bourse, le développement des banques commerciales, de l’assurance et favorisa l’expansion des emprunts publics et maritimes. En
France, c’est sous les Premier et Second Empires qu’ont principalement pris leur essor les grandes institutions financières.
5. Concernant les sociétés, Marx voyait déjà dans les banques les « administratrices » du capital de prêt. Concernant la délégation
des tâches de gestion : « La production capitaliste est elle-même arrivée au point où le travail de haute direction, totalement séparé
de la propriété du capital, court les rues. Il est donc devenu inutile que ce travail de haute direction soit exercé par le capitaliste ».
G. Duménil, M. Löwy, E. Renault, Lire Marx, Paris, PUF, 2009, p. 249.
6. A. Berle, G. Means, The Modern Corporation and Private Property, London, Macmillan, 1932.
deleuze/guattari
7. G. Duménil, D. Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2011, Encadré 4.1.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
ports de production.
La position de classe des cadres se manifeste notamment dans les struc-
tures de revenus et les modes de vie et de pensée. L’étude des hiérarchies de
revenus montre l’importance de la dichotomie entre des fractions salariées
supérieures et le reste du salariat. En termes de niveaux de rémunération,
une forme de « surplus » est drainée par ces hauts revenus, dont le mon-
tant est certainement supérieur à celui dérivant des revenus proprement
capitalistes (intérêts, dividendes, gains en capitaux) dont ils bénéficient
également à la marge. La dynamique historique de ces hauts salaires est,
par ailleurs, très différente de celle des autres catégories salariées8. Dans la
société actuelle, les cadres sont formés dans les meilleurs centres (écoles ou
universités) et détiennent un certain monopole des savoirs supérieurs. Les
fractions de cette classe dont le caractère intellectuel s’incarne dans des pro-
fessions spécifiques, comme les professeurs, chercheurs, journalistes, etc.,
jouent un rôle particulier dans la formation et la constitution de ces savoirs.
Les normes sociales en matière de mode de vie (vie de couple, pratiques
alimentaires, culturelles, de loisir, etc.) sont maintenant définies par ces
_
groupes ; ces normes sont davantage celles de cadres que de « bourgeois ».
Au total, l’entrée dans le capitalisme du XXe siècle fut associée à l’émer- 137
gence d’une structure de classe tripolaire : (1) une nouvelle classe capita- _
liste dont la propriété est supportée par des titres, actions et obligations,
à une certaine distance de la production ; (2) une classe de cadres ; (3) des
classes populaires d’employés et d’ouvriers. Cette classification laisse de
côté les classes traditionnelles de petits propriétaires.
8. Ibid., chap. 3 et 5.
9. G. Duménil, D. Lévy, Au-delà du capitalisme ?, Paris, PUF, 1998.
deleuze/guattari
10. K. Marx, Le Capital, Livre III (1894), Paris, Éditions sociales, tome 2, 1967, p. 106.
11. à moins de faire du socialisme un cadrisme, c’est-à-dire une société de classe, mais nous n’entrerons pas ici dans cette discussion.
12. G. Duménil, D. Lévy, Au-delà du capitalisme ?, Paris, PUF, 1998. Sur la nature des classes en URSS et l’échec des réformes, voir
l’étude majeure de Mosche Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard, Le Monde diplomatique, 2003.
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3 - Ordres sociaux
Le cours de l’histoire du capitalisme depuis la fin du XIXe siècle ne
revêt pas la forme d’un glissement régulier sur un axe socialisation/or-
ganisation/coordination. Tant au plan des rapports de production et des
formes institutionnelles qui leur correspondent qu’au plan de la croissance
et de l’accumulation ou des luttes de classe, cette dynamique est rythmée
par d’amples pulsations. Dans ces mouvements, nous privilégions la suc-
cession des crises structurelles et des ordres sociaux (que nous appelons
également « configurations de pouvoirs »), une notion qu’il faut ici définir.
13. G. Duménil, D. Lévy, R. Lew, « Cadrisme et socialisme. Une comparaison URSS-Chine », Transitions, 1999, vol. 40, n° 1-2, pp. 195-228.
deleuze/guattari
Le concept d’ordre social ajoute à l’idée que les luttes sont le mo-
teur des dynamiques historiques le complément assez évident que ces
affrontements conduisent à l’établissement de configurations de pouvoir
de classe, les ordres sociaux, comme les guerres redessinent les États, les
empires, les alliances, etc. Du même coup, change l’échelle temporelle.
Alors que la transformation des structures de classe se déroule sur une
période d’un ou deux siècles, les configurations alternatives des rapports
de force entre les composantes de ces structures se déroulent sur quelques
dizaines d’années.
14. La crise des années 1890 fit suite à d’autres perturbations majeures, comme la crise de 1873 aux États-Unis et en Europe.
deleuze/guattari
15. Ces caractères « progressistes » ne doivent pas faire oublier les aspects productiviste et impérialiste de cet ordre social.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
16. M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, Calmann-Lévy, 1976 ; M. Aglietta, Le capitalisme de demain, Paris, Notes
de la Fondation Saint-Simon, n° 101, 1998 ; R. Boyer, La théorie de la Régulation : une analyse critique, Paris, Agalma-La Découverte,
1986 ; G. Duménil, D. Lévy, The Regulation School in Light of One Century of the U.S. Economy, 1989, http://www.jourdan.ens.fr/
levy/dle1989k.pdf ; G. Duménil, D. Lévy, « Les Régulationnistes pouvaient-ils apprendre davantage des classiques ? : Une analyse
critique de quatre modèles », Économie et Sociétés (Série Théorie de la régulation), 1993, vol. 6, pp. 117-155 ; G. Duménil, D. Lévy,
« La crise de 1929 et la dépression des années trente aux États-Unis : des événements paradoxaux ? », Économie et Sociétés, (série
A.F.), 1996a, vol. 22, n° 4-5, pp. 193-218.
deleuze/guattari
19. K. Marx, Œuvres IV - Politique I, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Paris, Gallimard, "La Pléiade", 1994, pp. 455-456.
deleuze/guattari
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148
_
20. La « présence » des classes dominées au sein de l’État créa un grand trouble parmi les théoriciens marxistes de l’État, parce que
la définition de l’État retenu excluait, a priori, cette potentialité. Voir le débat entre Étienne Balibar et Nicos Poulentzas (é. Balibar,
« Communisme et citoyenneté. Réflexion sur la politique d’émancipation à partir de Nicos Poulentzas », Actuel Marx, 2006, vol. 40,
pp. 136-155).
présentation DOSSIER interventions entretien livres
Gramsci reloaded
dans la condition
postcoloniale :
identité nationale
et désidentification
dans le « linguistic turn »
Par Frank JABLONKA
1. F. Lo Piparo, Lingua – intellettuali – egemonia in Gramsci, Rome, Bari, Laterza, 1979.
2. Notamment P. Ives, Language and Hegemony in Gramsci, Londres, Ann Arbor, Winnipeg, Pluto Press, Fernwood Publishing, 2004 ;
P. Ives, Gramsci’s Politics of Language. Engaging the Bakhtin Circle and the Frankfurt School, Toronto, Buffalo, Londres, University
of London Press, 2006 ; P. Ives, R. Lacorte (eds.), Gramsci, Language, and Translation, Lanham, Boulder et al., Rowman & Littlefield
Publishers, Inc., 2010.
3. S. Budgen et al. (eds.), Lenin Reloaded. Towards a Politics of Truth, Durham, Londres, Duke University Press, 2007.
4. F. Jablonka, « War Gramsci ein Poststrukturalist ’avant la lettre’ ? Zum linguistic turn bei Gramsci », in Uwe Hirschfeld (hg.),
Gramsci-Perspektiven, Berlin, Argument-Verlag, 1998, pp. 23-36.
9. Voir F. Lo Piparo, Lingua – intellettuali – egemonia in Gramsci, op. cit., pp. 193 et suiv.
10. P. Ives, Gramsci’s Politics of Language, op. cit., p. 52.
11. A. Gramsci, Quaderni del carcere, Edizione critica dell’Istituto Gramsci, a cura di Valentino Gerratana, 4 vol., Turin, Einaudi,
1975, vol. 3, p. 1826 (= Q 15:37 bis) : « Ce qui est important, c’est que naît une nouvelle façon de concevoir le monde et l’homme et
que cette conception n’est pas réservée aux grands intellectuels, aux philosophes de profession, mais tend à devenir populaire, de
masse, (…) modifiant (au besoin avec pour résultat des combinaisons hybrides) la pensée populaire, la culture populaire momifiée ».
La fonction légitimatrice et consensuelle vient de ce que le discours séduit prima vista par sa plausibilité, tant qu’il n’est pas soumis
à la problématisation critique (« belle force d’expansion et d’évidence », ibid., vol. 2, p. 1400 (= Q 11:24).
deleuze/guattari
12. Ibid., vol. 3, pp. 1972-1973 (= Q 19:25) : « La question de l’attitude des masses populaires ne peut être posée indépendamment
de celle des classes dirigeantes ».
13. Ibid., vol. 2, p. 1399 (= Q 11:24) : « Le sens commun est un agrégat chaotique de conceptions disparates et l’on peut y trouver
tout ce que l’on veut. (…) le sens commun est un concept équivoque, contradictoire, multiforme ». Ibid., p. 2271 (= Q 24 : 17-18) :
« Le sens commun n’est pas quelque chose de rigide et d’immobile ; il se transforme continuellement en s’enrichissant de notions
scientifiques et d’opinions philosophiques [ou généralement théoriques ; F. J.] entrées dans les mœurs. Le ’sens commun’ est le
folklore de la philosophie [ou de la théorie ; F. J.] ; il est toujours le moyen terme entre le véritable folklore (…) et la philosophie, la
science, l’économie des savants ».
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14. Th. Barfuß, « Insel in der Insel ? Fremdheit und Entfremdung bei Gramsci », in U. Hirschfeld (hg.), Gramsci-Perspektiven, op. cit.,
pp. 7-12, ici p. 9.
15. Voir U. Maas, « Gramsci the Linguist », in P. Ives, R. Lacorte (eds.), Gramsci, Language, and Translation, op. cit., pp. 81-99, ici p. 88.
16. S. Lazarus, « Lenin and the Party », in S. Budgen et al. (eds.), Lenin Reloaded, op. cit., pp. 255-268, ici p. 266.
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17. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique préparée par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1984, p. 281.
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23. Voir G. C. Spivak, Gayatri Chakravorty, « The New Subaltern : A Silent Interview », in V. Chaturvedi (ed.), Mapping Subaltern
Studies and the Postcolonial, Londres, Verso, 2010, pp. 324-340 ; G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit., p. 43 ;
R. C. Morris (ed.), Can the Subaltern Speak ?, op. cit., p. 11.
24. G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit., p. 49.
25. Voir par ex. M. Hardt, A. Negri, Multitude, op. cit., p. 131 ; et plus généralement C. Lagarde, Identité, langue et nation. Qu’est-ce
qui se joue avec les langues ?, Canet, Trabucaire, 2008.
26. B. Jessop, State Power. A Strategic-Relational Approach, Cambridge (UK), Malden (MA, USA), Polity Press, 2009, p. 168.
27. S. Hall, « New ethnicities », in D. Morley, K.-H. Chen (eds.), Stuart Hall, op. cit., pp. 441-449, parle d’une « reconnaissance du fait
que nous parlons tous à partir d’un lieu particulier, d’une histoire particulière, d’une expérience particulière, d’une culture particulière
(…). Nous sommes tous, en ce sens, ethniquement localisés » (p. 447).
28. Voir C. Lagarde, Identité, langue et nation, op. cit., p. 182.
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29. M. Rigouste, « L’impensé colonial dans les institutions françaises : la ’race des insoumis’ », in N. Bancel et al. (dir.), Ruptures
postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, Éditions La Découverte, 2010, pp. 196-204.
30. N. Bancel et al., « De la fracture coloniale aux ruptures postcoloniales », Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la
société française, op. cit., pp. 9-34, ici p. 26.
31. Voir F. Jablonka, « Sociolinguistique suburbaine : quelle langue a droit de cité en France ? », in Actes du colloque « France, pays
de contacts de langue », Université de Tours, 9-10 nov. 2000 (D. de Robillard, V. Castellotti éds.) (= Cahiers de l’Institut de Linguistique
de Louvain, vol° 28, n° 3-4, 2002), pp. 165-177.
32. Voir C. Lagarde, Identité, langue et nation, op. cit., pp. 186, 189.
33. M. Hardt, A. Negri, Multitude, op. cit., pp. 134 et suiv.
34. Ibid., p. 165-135.
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l’intérêt que Gramsci portait aux faits de langue dans le cadre des luttes de
classes est toujours et de nouveau d’actualité du point de vue postcolonial.
À cet égard, nous faisons aujourd’hui en France face à une problématique
à laquelle les apports conceptuels gramsciens sont, dans une certaine me-
sure, applicables.
En France, de François Ier à l’école de Jules Ferry, en passant par l’Aca-
démie Française de Richelieu et par l’enquête de l’Abbé Grégoire, la langue
nationale considérée comme « une et indivisible » a depuis toujours été une
affaire d’État de premier ordre35. Entre l’hégémonie et la grammaire nor-
mative, la norme prescriptive de la langue standard, il existe une relation in-
time36. Or, si la Constitution de la République Française a adopté, en 1992,
un article selon lequel « la langue de la République est le français », c’est
que cela ne va manifestement plus de soi, du fait de la présence de plus en
plus importante de langues migratoires, postcoloniales ou non, en premier
lieu de variétés arabes, ainsi que de nombreuses variétés, certes françaises,
mais non codifiées ni standardisées et, de ce fait, dépourvues de toute re-
connaissance officielle et institutionnelle (nouveaux argots de banlieue)37.
_
Dès lors, un enfant issu de l’immigration, résidant dans un quartier péri-
158 phérique de banlieue, se voit confronté à une rupture linguistique, qui fait
_ écho à la rupture sociale, à maints égards comparable à celle qui donnait
lieu aux réflexions de Gramsci, et il n’est pas surprenant que l’approche des
Subaltern Studies ait été conçue explicitement en référence aux immigrés
vivant en France et, également en France, à « la lutte contre les jeunes et la
répression dans l’enseignement »38. Ce n’est pas un hasard si cette question
est étroitement liée au débat sur l’« identité nationale », vue comme essence
éternelle, qu’il s’agirait de préserver au nom de l’hégémonie acquise et, de
ce fait, de l’ordre social, moral et étatique établi. Cela se reflète, par ailleurs,
dans les programmes de français de l’Éducation nationale39. Si certains
souhaitent nettoyer les quartiers concernés « au Kärcher »40, il convient de
ne pas perdre de vue la dimension culturelle et, conjointement, langagière
de la purification visée, qui en est le corollaire et le vecteur.
Suivant l’approche de Bob Jessop, basée sur la sémiologie et l’analyse de
discours, qui propose une sorte de « critique de l’économie sémiotique »
néo-gramscienne41, il s’est avéré que les discours sociaux étaient l’un des
plus importants stabilisateurs du pouvoir d’État42. C’est par les discours
sociaux ambiants que le pouvoir étatique en place est constamment soumis
à une reproduction dans la conscience tant des dominants que des dominés
et à des effets de légitimation à l’échelle nationale. C’est en vertu de ces
procédures communicationnelles que les « Appareils Idéologiques d’État »
chers à Althusser43 prennent toute leur place sur le front de la reproduction
de la conscience subalterne et fongible dans l’intérêt de la stabilisation des
mécanismes du pouvoir hégémonique44. Les enjeux culturels et symbo-
liques, dont l’importance n’avait déjà, au début du XXe siècle, pas échappé
à Gramsci, jouent ainsi un rôle toujours prépondérant de régulateur poli-
tique au sein de la société. Il en résulte que le pouvoir d’État a tendance
à apparaître, par ce biais, comme une seconde nature qui est confirmée et
sanctionnée par la pratique quotidienne et routinisée45. Il s’agit d’une in-
trojection identificatoire de l’ordre établi qui fonctionne par le biais d’opé-
rations symboliques, donc principalement langagières. Si nous parlons de
conscience, il est utile de rappeler ici qu’une grande partie des contenus
_
idéologiques fonctionne inconsciemment et a, de ce fait, des répercussions
larvées et difficiles à conceptualiser, mais d’autant plus virulentes sur la 159
conscience sous forme de rationalisation. Althusser souligne que _
(...) la reproduction de la force de travail exige non
seulement une reproduction de sa qualification, mais,
en même temps, une reproduction de sa soumission aux
règles de l’ordre établi, c’est-à-dire une reproduction de sa
soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une
reproduction de la capacité à bien manier l’idéologie domi-
nante pour les agents de l’exploitation et de la répression,
afin qu’ils assurent aussi « par la parole » la domination de la
classe dominante46.
41. « Critic of semiotic economy », dont le projet est précisément « an account to the imaginary (mis)regognition and (mis)represen-
tation of class interests ». Voir B. Jessop, State Power, op. cit., p. 87.
42. Ibid., notamment p. 236 et suiv.
43. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions
sociales, 1976, pp. 67-125.
44. Voir B. Jessop, State Power, op. cit., p. 126 et suiv. ; cependant, B. Jessop accorde, au sein du complexe des Appareils Idéolo-
giques d’État, davantage d’importance aux dispositifs médiatiques qu’aux instances éducatives (p. 132).
45. Voici une version ajournée et, pour ainsi dire, « désacralisée » du « plébiscite de tous les jours » de E. Renan, Qu’est-ce qu’une
nation ? (1882), Paris, Mille et une nuits, 1997, p. 32.
46. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », op. cit., pp. 72 et suiv. ; italiques de l’auteur.
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47. L’importance de cette problématique est soulignée par S. Hall (« New ethnicities », op. cit., p. 445), même si les termes employés
ne sont pas les siens. Hall se réfère ici principalement à Frantz Fanon (sans citer Ricœur) et parle de « the internalization of the self-
as-other ». Dans une orientation comparable, G. C. Spivak (Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit., p. 37) parle, par rapport au
sujet colonial (mais, par extension, pourrions-nous ajouter, aussi ex/néo/postcolonial) de « l’occultation asymétrique de la trace de
cet Autre [du dominant] dans sa précaire subject-ivité [sic] ».
48. S. Morton, Spivak. Ethics, Subalternity and the Critique of Postcolonial Reason, op. cit., p. 64.
49. G. C. Spivak, « ’Can the Subaltern Speak ?’ revised edition, from the ’History’ chapter of Critique of Postcolonial Reason », in
S. Morris (ed.), Can the Subaltern speak ?, op. cit., pp. 21-78 (83 s.) ; sur la même thématique, dans le cadre des études culturelles,
voir H. Davis, Understanding Stuart Hall, op. cit., pp. 83 et suiv.
50. S. Morton, Spivak. Ethics, Subalternity and the Critique of Postcolonial Reason, op. cit., p. 157.
51. G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit., p. 103.
52. S. Morton, Spivak. Ethics, Subalternity and the Critique of Postcolonial Reason, op. cit., p. 122 ; G. C. Spivak (2010), « ’Can the
Subaltern Speak ?’ revised edition, from the ’History’ chapter of Critique of Postcolonial Reason », op. cit., p. 63 et suiv.
53. R. S. Rajan, « Death and the Subaltern », in R. C. Morris (ed.), Can the Subaltern Speak ?, op. cit., pp. 117-138, ici p. 128.
54. S. Morton, Spivak. Ethics, Subalternity and the Critique of Postcolonial Reason, op. cit., p. 103.
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55. Voir M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, Paris, Maspero, 1975, p. 215 : « une dés-identification, liée à une transformation
subjective de l’imputation, de la représentation et du sens ».
56. Voir J. Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 60 : « Toute subjectification est une désidentification, l’arrachement à la
naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet ».
57. S. Morton, Spivak. Ethics, Subalternity and the Critique of Postcolonial Reason, op. cit., p. 122.
58. M. Hardt, A. Negri, Common-Wealth, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 2009, pp. 173, 320, 371 ; Multitude, op. cit.,
p. 171 et suiv.
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59. Voir K. H. Hörning, R. Winter (hg.), Widerspenstige Kulturen – Cultural Studies als Herausforderung, Francfort-sur-le-Main, Suhr-
kamp, 1999.
60. F. Jablonka, « Variations de codes urbains en contact dans le cinéma de banlieue », in T. Bulot et al. (éd.), (Re)Configurations
identitaires. Migrance, territoires et plurilinguismes. Cahiers de Linguistique, n° 36/1, 2010, Cortil-Wodon, EME, pp. 93-114.
61. F. Jablonka, « L’identité nationale à la lumière de l’immigration postcoloniale et son expression symbolique dans le hip-hop », op. cit.
62. Voir M. E. Green, P. Ives, « Subalternity and Language : Overcoming the Fragmentation of common Sense », in P. Ives, R. Lacorte
(eds.), Gramsci, Language, and Translation, op. cit., pp. 289-312, ici p. 296.
63. F. Jablonka, « Sociolinguistique suburbaine : quelle langue a droit de cité en France ? », op. cit.
64. F. Jablonka « L’identité nationale à la lumière de l’immigration postcoloniale et son expression symbolique dans le hip-hop »,
op. cit., pp. 313 et suiv.
65. F. Jablonka, « Sprachkompetenz und Linguistik », in W. F. Haug (hg.), Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus, vol. 7.II.,
Berlin : Argument Verlag, 2010, colonnes 1383-1388, ici 1387.
66. Comme j’ai eu l’occasion de l’exposer dans F. Jablonka, « Rupture de la pédagogie et pédagogie de la rupture », Variations, n° 13-
14, 2010, pp. 141-159 ; http://theoriecritique.free.fr/pdf/v1314/variations13-14.pdf.
67. M. E. Green, P. Ives, « Subalternity and Language : Overcoming the Fragmentation of common Sense », op. cit., p. 292.
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68. M. Hardt, A. Negri, Multitude, op. cit. ; Common-Wealth, op. cit. Cette perspective est également présente dans les British
Cultural Studies, même si S. Hall ne fait pas mention à l’approche de la Multitude de Hardt et Negri ; S. Hall, « Dal nazionale all’inter-
nazionale-popolare (in dialogo con Giorgio Baratta e Derek Boothman) », in G. Schirru (ed.), Gramsci le culture e il mondo, Rome,
Viella, 2009, pp. 25-28.
69. M. Hardt, A. Negri, Common-Wealth, op. cit., p. viii.
70. G. C. Spivak, « The New Subaltern : A Silent Interview », op. cit., p. 325.
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Appareils Postidéologiques
de Marché :
interpellations
publicitaires
et dette impayable
Par Maria KAKOGIANNI
Dans les parages de Mai 68, en 1970, Louis Althusser tire de ses travaux
en cours, demeurés inachevés, l’article « Idéologie et appareils idéologiques
d’État ». Sous-titré « Notes pour une recherche », le corps du texte est
marqué par des lignes entières de points de suspension1. Aujourd’hui, les
marchés financiers spéculent sur la faillite des États et ordonnent des cures
d’austérité. Si la coercition de l’État est toujours active dans le processus de
_
production des « sujets », toute la question est de savoir comment et dans
164 quelle mesure, à présent, la question de la subjectivité peut être reposée en
_ termes d’interpellation non seulement par le policier, comme dans la scène
althussérienne, mais aussi par la publicité. Il s’agit donc d’essayer de penser
non seulement la coercition d’État et l’appareillage entre Interdit et culpa-
bilisation, mais aussi le conditionnement de Marché et l’appareillage entre
permissivité hédoniste et victimisation. Si les « sujets » sont des effets pro-
duits par les normes, des normes de reconnaissance qui règlent et excluent,
il s’agit d’analyser comment et dans quelle mesure ce qui « normalise »
aujourd’hui les individus relève moins des idéaux universalistes (idéologie)
de la raison d’État que du pragmatisme fétichiste (post-idéologie) de la fo-
lie marchande. Je propose de commencer à partir de deux grands lecteurs
contemporains d’Althusser : Slavoj Žižek et Judith Butler.
L’idéologie de la post-idéologie
La leçon officielle du XXe siècle est que les rêves de changement radical de
la société ayant tourné au cauchemar, il ne faut plus rêver, mais gérer. Si nous
vivons dans une époque qui se perçoit comme post-idéologique, une des
stratégies majeures de la pensée de Žižek consiste à montrer, point par point,
le caractère idéologique de cette perception. Il ne cesse de souligner que le
1. Pour Étienne Balibar, la fécondité intellectuelle du texte « est liée justement à cette suspension de la pensée au voisinage de
l’articulation décisive, à la fois signalée et dérobée, que matérialisent les points de suspension », p. 13, Préface d’É. Balibar pour la
réédition : Louis Althusser, De la reproduction, Paris, Puf, 2011.
2. S. Žižek, Après la tragédie, la farce !, Paris, Flammarion, 2010, p. 122 : « Dans le capitalisme global contemporain, la naturalisa-
tion idéologique a atteint un niveau sans précédent : rares sont ceux qui osent ne serait-ce que rêver utopiquement d’alternatives
possibles. (…) Ce fait, loin de prouver que l’ère des utopies idéologiques est derrière nous, laisse au contraire à penser que cette
hégémonie incontestée du capitalisme est soutenue par le noyau précisément utopique de l’idéologie capitaliste. Les utopies de
mondes alternatifs ont été exorcisées par l’utopie du pouvoir, elle-même déguisée en réalisme pragmatique ».
3. S. Žižek, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, 2011, p. 24.
4. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 122.
5. S. Žižek, L’idée du communisme II, Paris, Lignes, 2011, p. 336.
6. Id.
deleuze/guattari
9. F. Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique (1843-1844), publié avec Les Manuscrits de 1844 de K. Marx sous le titre :
Critique de l’économie politique, Paris, éditions 10/18, 1972, p. 33 (préface de K. Papaioannou).
10. S. Žižek, Après la tragédie, la farce !, op. cit., p. 202.
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Sujets coupables
Dans La Vie psychique du pouvoir, Butler consacre un chapitre à l’assujet-
tissement selon Althusser. L’orientation de lecture de Žižek porte sur les
transformations des modalités d’interpellation idéologique. Butler, quant
à elle, pose au texte d’Althusser des questions qui portent sur les moyens
linguistiques et les procédés rhétoriques, concernant plus particulièrement
l’exemple de l’Église et les métaphores touchant à l’autorité religieuse. Bien
qu’Althusser introduise l’Église comme exemple, Butler pointe qu’il ne
s’agit pas juste d’un exemple, la conception même des AIE étant formée
à partir de celle de l’Église. Autrement dit, l’exemple a un statut de para-
digme. Butler énonce ainsi son orientation de lecture du texte d’Althusser :
« Le présent chapitre cherche à produire une relecture de cet essai qui
tente de comprendre comment l’interpellation est essentiellement don-
née à voir à travers l’exemple religieux »11. Plusieurs points de l’analyse
de Butler peuvent nous servir de pivot dans l’hypothèse des Appareils
Postidéologiques de Marché.
Premier point : la nomination. Pour illustrer comment les individus
_
sont interpellés en sujets, Althusser recourt à l’exemple de « la voix di-
168 vine » qui nomme et qui, en nommant, amène ses sujets à l’être. Butler
_ parle ainsi de la force performative de la voix de l’autorité religieuse qui
est le paradigme de la théorie de l’interpellation. « Cette théorie attribue
ainsi, par cet exemple, la puissance de nomination divine aux autorités qui
appellent le sujet à l’être social »12.
Dans la scène de l’interpellation, le policier personnifie l’autorité de
l’État, la voix de la loi vers laquelle l’individu se tourne et qu’il reconnaît
comme lui étant adressée. En revanche, dans ce que nous appellerons la
« scène de la publicité », ce qui interpelle les individus est un discours
anonyme, sans voix ni signature. L’ennemi n’est plus l’État, le maître est
devenu anonyme, à l’image de ses « sociétés ». Capital sans queue ni tête.
Je soumettrai l’hypothèse qu’il y existe un certain nœud entre l’injonction
à la permissivité hédoniste et la victimisation. Disons que ce qui appelle
les sujets à l’être, non pas social, mais marchand, à l’être de la consommac-
tion, c’est une nomination victimaire. Car, à une victime, tout est dû et
tout est permis.
Deuxième point : l’adhésion coupable à la loi. La formation du sujet
paraît avoir lieu seulement à condition d’endosser la culpabilité. Comme
le remarque Butler, c’est comme s’il n’y avait pas de « je » susceptible de
s’attribuer un lieu, dans le discours et dans l’existence sociale, sans une
auto-attribution préalable de culpabilité.
11. J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 174.
12. Ibid., p 176.
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21. S. Žižek, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, 2011, p. 118.
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sont ce qui sans cesse doit être renforcé, décliné dans ses multiples façades,
afin d’aligner les individus au désir de marchandise. Si, pendant longtemps,
l’émancipation était liée à une forme de « prise de conscience », réservant
par là un rôle fondamental aux avant-gardes (politiques, artistiques, etc.)
en tant qu’éclaireurs, aujourd’hui le discours de la plainte et la conscience
malheureuse sont disciplinés par la consommaction.
« Je souffre, donc je me permets une petite folie avec mon pouvoir d’achat ».
On peut citer en exemple comment un certain discours féministe se
récupère par la rhétorique consumériste, comment l’interpellation publi-
citaire échange l’émancipation des femmes en consumérisme. Il ne s’agit
plus de masquer ou de dissimuler, mais de faire profit de la femme-victime
et de sa libération25. Lorsque nous parlons de victimisation, il ne s’agit
nullement de nier le fait qu’il y a réellement des victimes ; le point visé est
l’appareillage en fonction duquel le marché tire profit de la « reconnais-
sance victimaire » et comment cela se noue avec la permissivité hédoniste.
Sur la scène de la publicité, l’injonction « Jouis ! » fait couple avec cette
procédure de reconnaissance. La gouvernance par la dette implique que les
_
consommacteurs marchent tout seuls, librement, vers le crédit. Comment ?
Par la « reconnaissance » d’une dette inversée. L’identification victimaire 175
se noue avec une dette symbolique impayable envers la victime, et si cha- _
cun a sa part, individualisée, de victime, cela permet la multiplication de
crédits comme récompense. À une victime, tout est dû et tout est permis.
Dans le cadre de la permissivité hédoniste, ce que les individus doivent
intérioriser n’est pas une culpabilité primaire, c’est une victimisation pre-
mière donnant lieu à une pulsion de transgression et de libération en tant
que consommaction.
Petit détour. Publié en 1972, L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari
revisite l’intuition de Nietzsche selon laquelle le paradigme du social n’est
pas donné par l’échange, mais par le crédit. À la place de l’échange sym-
bolique, c’est la relation créancier-débiteur qui instaure le lien social. Par
rapport à la dette finie dans les sociétés archaïques (envers les ancêtres,
les dieux, etc.), le christianisme réinvente le régime de la dette : Dieu se
sacrifiant pour l’homme, la dette devient infinie et ne peut plus être rache-
tée. Le coup décisif est donné par l’intériorisation de la dette qui, dès lors,
devient culpabilité.
D’une certaine manière, il s’agit d’une autre version de l’interpellation
d’Althusser, placée sur le régime de la dette. Au même titre que le chrétien
a une dette impayable envers Dieu, le bon citoyen a une dette impayable
25. N. Power, La femme unidimensionnelle, Paris, Les prairies ordinaires, 2010, pp. 49-50 : « Presque tout s’avère être ’féministe’ – le
shopping comme le pole-dancing, et même le chocolat. (…) il existe une remarquable similitude entre le féminisme ’libérateur’
et le capitalisme ’libérateur’, et comment le désir d’émancipation semble de plus en plus interchangeable avec le simple désir de
consommer toujours davantage ». La lecture de cet extrait ne doit pas être unidimensionnelle, il ne s’agit en rien d’une attaque du
« féminisme » comme s’il avait une dimension ; le point souligné est une certaine jonction entre libéral et libérateur.
deleuze/guattari
26. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf (« Quadrige »), 1999 (1re édition 1962), p. 162.
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où les individus ne sont pas convoqués à titre d’une idée, mais à titre d’un
monde-de-vie postidéologique, la « scène de la publicité » renvoie plutôt à
un dispositif qui désubjectivise les individus.
Žižek écrit que « l’individu est constamment appelé à se ‘recréer’ lui-
même »27. Là où impératif et dette se rejoignent, on pourrait ajouter qu’il
doit se recréer. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un simple remplacement
des AIE par des APM. Le Marché n’est pas un Autre Sujet comme Dieu ou
l’État. Il ne s’agit pas non plus de proposer un nouveau processus de for-
mation des sujets avec des sujets-victimes à la place des sujets-coupables.
Ce que j’essaie ici d’articuler avec le plus de consistance possible, c’est que
la gouvernance par la dette opère à travers des interpellations publicitaires
qui mettent en scène l’identification victimaire et une dette primaire im-
payable pour discipliner les consommacteurs.
Aujourd’hui, face à la « crise », le vocabulaire médicalisé et moralisa-
teur revient en force. L’idéologie néolibérale propose comme seul remède
des cures d’austérité et l’injonction de se serrer la ceinture. Ainsi, nous
avons vu en Grèce, mais aussi petit à petit dans d’autres États surendettés,
_
la « culpabilité » reprendre du service (« Nous avons vécu au-dessus de
nos moyens », « Nous ne sommes pas assez travailleurs », etc.). Sans doute 177
la capacité du système à supporter les réactions violentes qu’il engendre _
lui-même va se jouer dans la capacité à faire intérioriser l’injonction à
l’austérité alors qu’il dresse depuis longtemps les individus au « toujours
plus, jamais assez ». Le troisième terme de cette équation, c’est l’exalta-
tion des nationalismes et l’appareillage de la xénophobie : si le peuple
se sent victime, alors il faut localiser l’ennemi et épargner le système et
ses experts-comptables. C’est ce qui se cache aujourd’hui sous le vocable
« problème d’immigration » et évoque des mémoires horribles sur d’autres
« problèmes ». Ici encore, la situation en Grèce est assez symptomatique :
les mesures de démantèlement du droit du travail pour tous les travailleurs
s’accompagnent d’une culture de la haine contre les travailleurs immigrés,
le démantèlement des services publics s’accompagne du diagnostic qu’« ils
nous coûtent cher » (à nos hôpitaux, écoles, etc.).28 Les uns ne s’opposent
pas aux autres, c’est plutôt que les appareils de culpabilité marchent en-
semble avec les appareils d’une victimisation proto-fasciste.
L’indignation est une chose : comme le cri ou la colère, c’est un premier
pas vers le rassemblement contre ce qu’il y a. Mais la puissance collective
se mesure moins par ce qu’elle ne veut pas que par ce qu’elle peut. Ce
qu’elle peut faire et ce qu’elle peut dire. Symboliser son désir de manière
affirmative. Après une période atonale, aujourd’hui les cris de protestation
s’amplifient, le temps des émeutes est revenu, mais aussi celui des grands
rassemblements populaires pacifiques. La philosophie n’a pas à donner
des leçons à la politique réelle, mais devant ce qui arrive pour autant qu’il
arrive, elle peut soumettre des hypothèses provisoires et tenter de formuler
des outils conceptuels. Pour terminer, je citerai un extrait de l’article que
Slavoj Žižek a consacré aux émeutes de Londres :
29. http://www.lrb.co.uk/2011/08/19/slavoj-zizek/shoplifters-of-the-world-unite.
ENTRe-
TieN
deleuze/guattari
Les courants
anticapitalistes en Chine.
Le point de vue d’une
philosophe
Entretien de Gérard Duménil avec la professeure Zhang Shuangli
de l’Université de Fudan (Shanghai)
cés − sont apparus clairement aux dans les campagnes. Dans ces deux
yeux des Chinois. Réunissant ces domaines, ils soutiennent que le
deux aspects, on peut affirmer gouvernement fit preuve d’une im-
qu’aujourd’hui, la modernisation puissance totale dans la conduite
n’est pas seulement un idéal que les de sa relation avec le capital. Par-
Chinois doivent poursuivre, mais tant de cette analyse des réalités
qu’elle constitue désormais un défi chinoises actuelles, la Nouvelle
que la Chine doit relever. Gauche fait également un effort
Dans ce nouveau contexte, la considérable pour trouver une voie
Nouvelle Gauche souligne que alternative. C’est là le thème prin-
les fondements mêmes des modes cipal des théories visant à la défini-
de pensée du peuple chinois doi- tion d’un autre type de démocratie.
vent être transformés. La question En ce qui concerne la rela-
cruciale n’est pas la tradition pré- tion de la Nouvelle Gauche avec
moderne mais la réflexion sur la d’autres groupes, il faut mention-
modernité elle-même. La Chine ner deux aspects principaux : la
doit faire face aux problèmes réels controverse opposant cette Gauche
_
de la situation actuelle posés par aux libéraux et ce qui la sépare des
186 la modernisation chinoise, les pro- intellectuels marxistes.
_ blèmes inhérents à la relation entre
le capital et l’État-nation et entre la Vous avez donc mentionné
liberté et l’égalité – pas seulement la controverse entre la Nouvelle
des questions théoriques difficiles Gauche et les libéraux.
mais des problèmes réels internes au
mode de développement chinois. Quelques précisions d’abord
Les questions concrètes sont concernant les libéraux. Depuis la
celles de la position de l’économie fin des années 1990, les intellectuels
chinoise au sein du capitalisme libéraux ont été très actifs aux plans
mondial et des problèmes sérieux académique et culturel. La plupart
rencontrés en matière de justice d’entre eux se déclarent « libéraux »
sociale, de conditions de vie de la et non néolibéraux, je le rappelle,
population, etc. Le problème de la dans le prolongement de la tradi-
justice sociale est tout à fait mani- tion du libéralisme classique. Ils sont
feste, étant donné l’écart croissant donc davantage préoccupés que les
entre les riches et les pauvres. Les néolibéraux par les problèmes de la
membres de la Nouvelle Gauche justice sociale et des conditions de
y voient l’effet du développe- vie des gens les moins favorisés. Face
ment débridé du capitalisme dans aux problèmes sérieux rencontrés en
le pays. Ils soulignent, en particu- matière de justice sociale en Chine,
lier, la privatisation des entreprises ils sont particulièrement soucieux de
publiques et la situation prévalant trouver des issues permettant de pro-
présentation DOSSIER interventions entretien livres
ment sur la liberté par les libéraux tisme », qu’elle instrumentalise la ré-
peut être interprété comme la vo- férence à la « démocratie directe » aux
lonté de promouvoir des tendances fins de l’action gouvernementale. En
conduisant à la privatisation des en- d’autres termes, selon les libéraux, la
treprises publiques. L’effet ultime Nouvelle Gauche bascule de la « dé-
de ladite « démocratie constitution- mocratie alternative » à la « démocra-
nelle » ne serait que la garantie don- tie réactive » [responsive democracy]2 et
née par la Constitution aux droits au gouvernement socialiste dirigé par
de la propriété privée. De cette ma- le Parti Communiste. Toujours selon
nière, la liberté au sens libéral du les intellectuels libéraux, le sujet de
terme conduirait aux privilèges d’une cette démocratie réactive n’est pas le
minorité, plutôt qu’à l’abolition des peuple, mais les dirigeants. La ques-
privilèges, comme le prétendent les tion politique se voit ainsi réduite à
libéraux. À cet argumentaire, ces der- celle de la « bonne gouvernance » et,
niers opposent que le discours de finalement, la démocratie s’établit
la Nouvelle Gauche sur l’égalité ne « par le haut », c’est-à-dire qu’elle n’a
constitue qu’une forme d’utopie abs- pour enjeu que les moyens par les-
_
traite, laissant délibérément de côté quels les dirigeants répondent aux
188 le problème de l’égalité politique et besoins des gens ordinaires.
_ négligeant complètement, du même Enfin, comme je l’ai mention-
coup, les progrès de la liberté hu- né, les membres de la Nouvelle
maine et de l’égalité sociale. Autre- Gauche et les libéraux déclarent
ment dit, les libéraux soutiennent qu’ils sont, les uns et les autres, les
que nous ne pouvons pas résoudre véritables héritiers des Nouvelles
simultanément les deux problèmes, Lumières. Afin de rendre cette re-
ceux de la liberté et de l’égalité, mais lation plus évidente, les membres
que nous devons avancer graduelle- de la Nouvelle Gauche se désignent
ment. À leurs yeux, la façon réaliste eux-mêmes comme des « intellec-
de progresser est de commencer par tuels critiques », revendiquant ain-
la liberté humaine, ce qui aiderait à ré- si une filiation directe. Les libéraux,
soudre, par la suite, le problème de qui, je le rappelle, se différencient
l’inégalité sociale. Ils soulignent égale- soigneusement des néolibéraux et
ment que, compte tenu de l’ineffica- se réclament de la tradition du li-
cité de la démocratie à la base et de la béralisme classique, se placent dans
démocratie économique, la Nouvelle la continuité de l’esprit de la pen-
Gauche ouvre la voie à une forme sée critique des Nouvelles Lumières,
d’« autoritarisme populiste ». Analy- manifestant leurs préoccupations en
sant l’expérience de la Chine au cours matière de justice sociale et vis-à-vis
des soixante dernières années, ils sou- des intérêts des fractions les moins
tiennent que la Nouvelle Gauche favorisées de la population.
prône, en réalité, une forme d’« éta- 2. N.D.T. : "réactif" est à entendre ici au sens de "répondant aux
besoins de la population".
présentation DOSSIER interventions entretien livres
Afin de motiver les gens ordinaires, tuels », bien que leur attitude envers
le gouvernement de la municipali- le pouvoir politique de la muni-
té investit beaucoup d’argent dans cipalité soit tout à fait positive.
l’édification de la « culture rouge ». Sur le site web Utopia, vous pou-
Au final, on peut affirmer que, d’une vez trouver trois sortes de textes :
certaine manière, se répétait la po- ceux directement liés au modèle de
litique maoïste de motivation des Chongqing, ceux signés par des in-
masses. tellectuels de la Nouvelle Gauche et
Cette structure sociale est pro- ceux, maoïstes de base, passionnés
blématique. La démocratie y est mais sans fondements théoriques.
utilisée non pas pour limiter le pou-
voir mais pour garantir au pouvoir Pourriez-vous faire quelques com-
existant une autorité absolue. Ré- mentaires supplémentaires concer-
cemment, le gouvernement central nant le socialisme néoproudhonien ?
chinois a remplacé le dirigeant de
Chongqing, révélant ainsi l’ampleur Comme je l’ai dit, le socialisme
des problèmes résultant de cet exer- néoproudhonien fut originellement
_
cice illimité du pouvoir. mis en avant par les intellectuels de
192 la Nouvelle Gauche, qui y voyaient
_ Ainsi, nous avons deux groupes le moyen le plus efficace de résoudre
d’intellectuels particulièrement cri- le problème de l’inégalité croissante.
tiques du développement du capita- L’idée centrale est que la suggestion
lisme en Chine, la Nouvelle Gauche faite par Marx de l’abolition de la
et les dirigeants-intellectuels de propriété privée n’est pas adap-
Chongqing ? tée aux réalités chinoises. Quatre
points sont mis en avant. En pre-
Oui. La combinaison de la pers- mier lieu, concernant la propriété
pective de la Nouvelle Gauche et du de la terre, le système de propriété
modèle de Chongqing a créé une collective doit être conservé comme
nouvelle situation. Antérieurement le meilleur moyen de mettre en
au modèle de Chongqing, il y avait pratique le principe d’égalité. En
une séparation claire entre, d’une deuxième lieu, s’agissant de la re-
part, la Nouvelle Gauche dans la lation entre le travail et le capi-
sphère intellectuelle et, d’autre part, tal, nous devons réaliser une forme
les néomaoïstes à la base. La prise d’« association travail-capital », ce
du pouvoir politique aboutit à l’in- qui signifie que les travailleurs doi-
tégration d’un certain nombre d’in- vent devenir les actionnaires des en-
tellectuels de la Nouvelle Gauche treprises. En troisième lieu, en ce
au sein du projet de Chongqing. qui concerne la relation entre le ca-
D’autres préfèrent, cependant, pital possédé par l’État et la société,
conserver leur position d’« intellec- le gouvernement doit verser les bé-
présentation DOSSIER interventions entretien livres
Marx
Sean SAYERS
Marx and Alienation. Essays on some hegelian themes, Basingstoke, Palgrave
Macmillan, 2011, 210 pages.
S. Sayers prend position sur trois fronts principaux : l’histoire de la philosophie,
l’interprétation du corpus marxien et la discussion contemporaine autour de la
critique du capitalisme et de la possibilité d’une alternative communiste. Au niveau
de l’histoire de la philosophie, Sayers s’emploie à défendre la thèse selon laquelle
la philosophie moderne serait fondamentalement une philosophie de l’aliénation
dont le « marxisme » et « l’existentialisme » représenteraient les deux tendances
principales. Mais si Kierkegaard, Heidegger et Marx partagent une même inquié-
tude devant l’opacité croissante des systèmes sociaux et le risque d’une existence
inauthentique, seul le dernier de ces trois auteurs aurait compris que l’aliénation ne
désigne pas un trait anhistorique de la « condition humaine », mais une pathologie
sociale historiquement déterminée dont la critique du capitalisme fournirait la
clé. Or, poursuit Sayers, Marx devrait à Hegel cette lucidité : en tant que penseur
_
de l’histoire et du travail, ce dernier aurait déjà produit une théorie de l’aliéna-
198 tion comme théorie critique du capitalisme. Cependant, ni les passages cités des
_ Principes de la philosophie du droit consacrés au « système des besoins » dans lesquels
Hegel mentionne l’« abstraction » (et non l’aliénation) que génère la division du
travail (et non le capitalisme), ni ceux de la Phénoménologie consacrés à la formation
de la conscience à partir du désir, ne suffisent à convaincre de la validité de cette
thèse. Plus, on pourrait dire qu’elle gêne l’intelligence de la spécificité d’un texte
comme les Manuscrits de 1844.
En effet, au niveau de l’interprétation du corpus marxien, Sayers s’emploie à
exhiber la pérennité de la critique du travail aliéné, des Manuscrits de 1844 à la
Critique du programme de Gotha. Cette thèse est sans doute défendable, mais peut-
être pas à la manière dont s’y emploie l’auteur, affirmant que Marx hériterait im-
médiatement de Hegel une détermination du travail comme opération par laquelle
l’humanité s’arrache à la nature. Sont ainsi passés sous silence, non seulement la
dette de Marx envers des auteurs comme Hess, Feuerbach, Saint-Simon ou même
Engels, mais aussi les thèmes naturalistes et anti-hégéliens pourtant structurants
dans les Manuscrits. L’insistance de Sayers sur la centralité anthropologique du
travail est néanmoins l’occasion d’une confrontation stimulante avec des auteurs
comme Hardt et Negri dont il déconstruit le concept de « travail immatériel » en
soulignant la dimension indissociablement matérielle et symbolique de tout travail.
Les chapitres de Marx and alienation consacrés au communisme sont les plus
intéressants du livre. Sayers y insiste sur l’actualité d’une critique du capitalisme
en termes d’aliénation. Dans cette perspective, explique-t-il, et contre les positions
défendues par Cohen dans Why not Socialism ? (Princeton University Press, 2009),
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le communisme ne s’identifie pas à une plus juste redistribution des richesses, en-
core moins à un appel moralisant à la générosité des individus, mais bien à une
transformation en profondeur des rapports sociaux, dont l’abolition de la propriété
privée des moyens de production constitue la première condition. Les arguments
proposés par l’auteur appellent la discussion. Philosophiquement, ils sont fondés
sur un évolutionnisme historique qui présente l’aliénation comme un « stade »
nécessaire du développement de l’humanité. Politiquement, ils poussent Sayers à
réinvestir la distinction entre les deux « phases » de la construction du socialisme et
à limiter sa critique du « socialisme réellement existant » au fait de s’être arrêté en
cours de route.
Frédéric MONFERRAND
Lucia PRADELLA
L’Attualità del Capitale. Accumulazione e impoverimento nel capitalismo globale,
Padoue, Il Poligrafo, 2010, 406 pages.
Le point de départ de l’auteure est clair : si Marx n’est pas le penseur d’une
phase « dépassée » du capitalisme, c’est parce que son principal ouvrage (le livre I du
_
Capital) porte sur la logique d’ensemble d’un système dont il sait parfaitement qu’il
se définit par une tendance à la mondialisation. En ce sens, les apports des théori- 199
ciens de l’impérialisme, des échanges inégaux et des systèmes-mondes doivent être _
relativisés historiquement. La prise en compte de la spatialité (effets de polarisation,
échanges internationaux inégaux, tendance à l’expansion géographique de la zone
d’influence du capitalisme, et même exigence de désoccidentaliser la pensée) fut en
effet d’emblée présente chez le Marx de la maturité, contrairement à la légende qui
situe Le Capital dans ce monde du « nationalisme méthodologique » qui a marqué
les sciences sociales classiques.
Sur cette base, Lucia Pradella se propose de mener à bien deux projets. Elle
élabore d’abord une interprétation du « livre I » dont l’enjeu principal consiste à
réévaluer les considérations relatives à « l’accumulation initiale ». Leur fonction
n’est pas illustrative ou décorative. Elles marquent au contraire le sommet d’une
réflexion pour laquelle, d’emblée, le bon niveau d’analyse ne peut être que celui de
la mondialité. Un des points forts du livre est d’ailleurs de montrer à quel point les
conceptions marxiennes, même dans le cœur abstrait de la théorie économique, se
sont enrichies grâce à la prise en compte des phénomènes d’internationalisation et
de colonisation, prise en compte qui a impliqué, dans une certaine mesure, une
conscience critique de l’ethnocentrisme occidental. La genèse du Capital ne serait
donc pas seulement à lire dans les subtilités conceptuelles propres aux Grundrisse,
mais aussi dans les articles journalistiques sur l’Inde, la Chine, l’Irlande, ainsi que
dans les carnets de notes inédits portant sur les questions historiques, ethnologiques
et géographiques. L’auteure cherche ensuite à montrer que cette particularité du
marxisme le rend bien plus actuel que toutes les positions concurrentes en théorie
révolution française
RÉVOLUTION FRANÇAISE
Reinhard Bach
Rousseau et le discours de la Révolution. Au piège des mots. Les Physiocrates, Sieyès,
les Idéologues, Paris, Inclinaison, 2011, 175 pages.
Dans son nouvel ouvrage, Reinhard Bach s’intéresse à la formation et à la mé-
tamorphose de la pensée politique des Lumières dont l’impact est situé dans les
penseurs de la Révolution française, Sieyès principalement, et Roederer en second
lieu. Son analyse consiste à nous proposer un parcours critique au travers de notions
_
cruciales saisies au prisme des doctrines. Sa méthode est à ce titre proche de l’histoire
200 des concepts. Il s’agit bien d’opérer une analyse sémantique des textes au plus près
_ de l’analyse de la logique conceptuelle des doctrines. Il en ressort « une observation
des concepts contradictoires construits à l’aide de termes formellement identiques »
au sein même d’une démarche sémasiologique. Il convient alors d’y associer une
onomasiologie qui met, de manière complémentaire, l’accent sur le contexte, donc
sur la part de l’intentionnalité des acteurs dans la formation des concepts.
La variation et la multiplicité même des concepts en circulation entre les
Lumières et la Révolution nous interdisent d’en faire présentement la présentation.
Retenons plutôt les questions posées : peut-on parler d’une similitude entre le projet
rousseauiste et la doctrine physiocratique ? Faut-il insister sur un accord entre la po-
sition du matérialisme holbachien et les exigences physiocratiques ? En répondant
positivement, Reinhard Bach met en valeur l’expérimentation d’un ordre naturel
d’autant plus présent en société qu’il concrétise l’attente des nouvelles sciences
morales et politiques. Il s’agit alors de penser l’émergence d’une philosophie sociale,
utilitariste voire égalitaire. Sieyès est le nœud de tout ce débat. La part du livre
qui lui est consacrée est donc fort importante. Si l’on considère avec Marx que les
physiocrates ont produit une analyse économique tout à fait géniale, dans la mesure
où elle est propice à une « sociologie des classes », que fait Sieyès, en inventant dans
les années 1780 le terme de sociologie ? Situe-t-il la sociologie au fondement de la
philosophie du libéralisme ? Veut-il signifier, avec ce terme, une construction ho-
mogène des concepts clés de la sociologie physiocratique ? Nous pouvons le déduire
de l’analyse de Reinhard Bach. Cependant, le débat reste ouvert.
Jacques GUILHAUMOU
présentation DOSSIER interventions entretien livres
Jean-Numa DUCANGE
La Révolution française et la social-démocratie. Transmissions et usages politiques
de l’histoire en Allemagne et Autriche (1889-1934), Rennes, PUR, 2012, 361 pages
(y compris Sources et bibliographie, Index et Tables, p. 336-361). Avec une préface de
Michel Vovelle.
Issu d’une thèse de doctorat en histoire très attendue, brillamment soutenue
(sous la direction de Paul Pasteur) en 2009 à l’université de Rouen, voici un ou-
vrage qui se signale par son originalité mais surtout pas son ambition. Alors que
le « présentisme » envahit la recherche positive dans le domaine de l’étude des
comportements politiques contemporains au point de rendre obscure la genèse des
cultures politiques concrètes, nous découvrons ici, avec la plus vive satisfaction, un
travail savant et convaincant. Construit au terme d’une enquête approfondie dans
les sources primaires imprimées et manuscrites, doublée d’un vaste tour d’horizon
critique de la littérature spécialisée, il montre comment la transmission dans le
temps d’un héritage idéologico-politique peu à peu édifié dans la complexité de
ses apports, a contribué à façonner historiquement des attitudes militantes, des
certitudes théoriques, des pratiques collectives, des choix stratégiques et même
_
des sociologies. Le point d’ancrage de cette recherche concerne l’histoire de la si
puissante social-démocratie (S.D.) allemande et autrichienne. Observée depuis 201
son implantation dans l’espace germanique constitué initialement des deux _
Empires multinationaux de l’Europe centrale, celui des Hohenzollern et celui des
Habsbourg, eux-mêmes pris en considération après la phase d’aboutissement des
règlements intérieurs et internationaux de 1867 et 1871 (soit à partir de 1889), la
S.D. devient l’objet d’une vaste enquête qui se prolonge, par-dessus les effets de
la Première guerre mondiale, notamment pour l'Autriche, jusqu’à l’effondrement
consécutif à la contre-révolution conservatrice et nazie de 1933-1934. L’auteur,
historien averti et fin connaisseur de l’historiographie de la Révolution française
sans la connaissance de laquelle son travail n’aurait pu aboutir, est simultanément
un germaniste qui a su exploiter les fonds d’archives et les réserves des bibliothèques
d’Amsterdam, de Berlin, Bonn, Vienne et naturellement Paris. Il a fait la part belle
aux journaux, brochures, périodiques et revues, mais aussi, ce qui est fort original,
aux correspondances et aux publications partisanes conservées dans les « biblio-
thèques ouvrières » de Berlin, de Vienne ou d’ailleurs. Le champ problématique
de la recherche consistait à suivre la représentation que la S.D., ses penseurs et
ses adeptes, se sont faite du plus grand événement politique et social de la fin du
XVIIIe siècle, à savoir cette Révolution française commencée en 1789 qui avait fas-
ciné Marx et Engels, et à leur suite les socialistes et « marxistes » de toute l’Europe.
Dire simplement que le pari a été gagné serait mésestimer la portée de l’ouvrage :
le livre de Ducange contribuera à une réorientation véritable des interprétations
relatives à l’histoire politique du mouvement ouvrier international dans la phase
antérieure et immédiatement postérieure à l’accomplissement, puis à l’échec de
révolution française
Bernstein. Se fait jour aussi le besoin d’une « nouvelle histoire » plus distanciée, plus
spécifiée, plus attentive à mettre à profit dans le champ culturel les apports de la
culture « universitaire » ; mais la présence de modèles de référence, soit nominatifs
(Danton, Robespierre) soit factuels (le « Juillet sanglant » de Schattendorf en 1927
comparé à la fusillade du Champ de Mars de juillet 1791) transforme les acquis de
connaissance antérieurement constitués en magasin d’arguments à longue portée.
Si se maintient encore (pour peu de temps en vérité si l’on songe à la suite !) une
référence à la Révolution de France dans la culture ouvrière S.D. allemande et au-
trichienne, elle a pour l’essentiel, soit migré du côté des partisans de la révolution
soviétique campés au sein des partis de la Troisième internationale, soit à travers une
reprise banalisée de la thèse jaurésienne d’évolution révolutionnaire ce qui, dans le
contexte et au vu des enjeux d’alors, à la différence de ceux d’aujourd’hui, ne voulait
pas dire grand chose de pertinent.
Ce grand livre tient en haleine son lecteur. Ce faisant, ce même lecteur mesu-
rera vite que nous sommes ici appelés à penser au plus haut de ce que fut l’expé-
rience humaine en Europe à l’orée de notre temps, dans la partie géographique,
économique, scientifique et culturelle, la plus avancée du sub-continent, juste avant
_
que l’ombre du fascisme ne s’y répande, semant la plus extrême des désolations.
Lecteur admiratif de cette forte thèse, je ne pouvais me séparer en la découvrant 203
de ce constat fort, hier émis par notre regretté Henri Lefebvre : la pire des tragédies _
historiques du XXe siècle fut l’effondrement du mouvement ouvrier allemand et
l’effacement par dénaturation volontaire de son organisation sociale dans l’espace
germanique. À cela se mesure le poids de la contre-révolution inlassablement réma-
nente qui nous poursuit toujours.
Claude MAZAURIC
SYSTÈME-MONDE ET ÉtAT-MONDE
Immanuel WALLERSTEIN
The Modern World-System, IV : Centrist Liberalism Triumphant.1789-1914,
Berkeley, University of California Press, 2011, 396 pages.
Commencée en 1974, la grande fresque entreprise par Wallerstein s’est imposée
comme une référence majeure dans les sciences sociales et historiques. Elle a donné
lieu à des prolongements riches et diversifiés (notamment dans le domaine d’une
Global History qui, aujourd’hui, cherche à se déprendre de tout européocentrisme).
Avant Braudel, avant Arrighi, c’est bien Wallerstein qui, spatialisant les thèmes
marxiens et réorchestrant la thématique tiers-mondiste, a montré que le modèle
centre-périphérie pouvait servir de fil conducteur à une histoire générale du capita-
lisme moderne. C’est lui qui a lumineusement pris le parti de faire reculer de trois
siècles la période-charnière de cette histoire : la Révolution industrielle n’est venue
qu’accélérer et infléchir des processus amorcés par la conquête des Amériques.
système-monde et état-monde
Jacques BIDET
L’État-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l’échelle globale, Paris,
PUF, collection « Actuel Marx Confrontation », 2011, 313 pages.
Le dernier livre de Jacques Bidet est un grand livre, non seulement parce qu’il
donne une forme synthétique à des thèses qui, au cours des années, n’ont cessé
de se préciser, mais parce qu’il les applique aux questions qui sont au cœur des
transformations actuelles. Il me semble éclairant de les présenter à partir de la fin,
en remontant à ce qu’elles présupposent, suivant une méthode qui est assumée en
permanence par l’auteur.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
THÉORIE CRITIQUE
alors qu’Adorno veut les sauver ; que Horkheimer considère que l’on ne peut es-
pérer rien de plus dans l’histoire qu’un monde ressemblant à la société américaine
contemporaine alors qu’Adorno soutient que la possibilité d’un monde satisfaisant
reste valide ; ou encore que Horkheimer revendique un pessimisme anthropolo-
gique qu’Adorno récuse. Le plus étonnant concerne le travail. Alors que les auteurs
inspirés par Adorno sont généralement tentés aujourd’hui d’identifier le travail en
général à l’aliénation et la réification, et à lui contester ainsi toute valeur normative,
on voit ici Adorno, contre Horkheimer, souligner l’ambivalence du travail et le fait
que le bonheur lui est associé (14-15, 19). S’il critique la fétichisation et l’absoluti-
sation du travail, il souligne que « nous ne devons pas être absolument opposés au
travail » et Horkheimer le rejoint sur l’idée que les loisirs aliénés s’expliquent par un
« manque de vrai travail » (32).
Les autres divergences tiennent à l’usage de Marx. Par certains points, Adorno
semble davantage fidèle à Marx, notamment à propos de la terminologie marxiste
(35-36). Mais Horkheimer lui oppose souvent des arguments marxistes en lui re-
prochant par exemple d’assumer une position trop utopiste et de penser la critique
dans un rapport purement négatif avec la réalité, c’est-à-dire détaché de l’analyse du
_
présent et des possibilités d’action : « Marx n’était opposé qu’aux choses qu’il jugeait
obsolètes. Par contraste, nous sommes des romantiques » (86). La divergence porte 207
en définitive sur la manière dont on peut se réclamer de Marx dans une situation _
qui n’est pas révolutionnaire.
Les lecteurs non germanophones accéderont ici à un témoignage des discussions
(entretenues continûment depuis la fin des années 1930 et soigneusement consignées
par Gretel Adorno) par lesquelles Adorno et Horkheimer préparaient leurs publica-
tions communes et mettaient leurs idées en débat. Ils pourront ainsi entrer dans un
laboratoire théorique où l’expérimentation n’est pas moindre que l’hésitation.
Emmanuel RENAULT
Jean-Marc LACHAUD
Pour une critique partisane. Quelques preuves à l’appui, Paris, L’Harmattan, collec-
tion « Ouverture philosophique »/« Série esthétique », 2010, 259 pages.
Le titre de l’ouvrage de Jean-Marc Lachaud, professeur d’esthétique à l’univer-
sité de Strasbourg, dit tout à la fois l’enjeu et la méthode qui préside à ce recueil de
contributions publiées ces dernières années dans des revues ou des ouvrages divers.
Il s’agit, en effet, de rendre justice, par l’exemple, à une « critique d’art partisane » :
qui prend parti et sur les œuvres et sur le monde qui les voit naître. Car c’est des
unes et de l’autre, de leurs interactions et des contradictions, dont il est ici question.
D’où l’importance des textes introductif et conclusif, presque programmatiques,
qui dessinent le devenir de la critique, sa fonction, et interviennent au cœur des
débats lancinants sur la crise dont elle est supposée être l’objet afin d’« élaborer les
conditions d’une issue, fût-elle en décalage ». Et c’est bien « en décalage », cette
sociologie et politique
SOCIOLOGIE ET POLITIQUE
Un double décentrement est requis, mis en œuvre dans les 7 articles qui nous sont
proposés. Celui d’abord, épistémique, de l’analyse de « la colonialité du pouvoir »
empruntée à certains penseurs sud américains de la subalternité, Anibal Quijano,
Enrique Dussel et Walter Mignolo, et de la « colonialité du savoir » qui s’y trouve
liée : non pas savoir colonial mais savoir « situé » de l’« Occident », « localisé », qui
refuse sa particularité et prétend à l’universalité de son point de vue. L’opposition
tradition/modernité en est un point d’application qui, prétendant universaliser
l’histoire européenne et en faire le modèle de toute histoire, pense toute différence,
selon une ligne temporelle évolutive et hiérarchisante, dans l’opposition antérieur/
postérieur, alimentant le mythe de la nécessaire et bienfaisante mission civilisatrice,
qui couvre et occulte massacres, crimes d’État, destructions, oublis, négations…
À ce point de vue, qui doit révéler la concomitance des États-nations et de leur
puissance impériale, la « co-temporalité » de la modernité européenne et des effets
de ses conquêtes, il faudra ajouter celui du genre, central et constitutif. C’est très
précisément l’objet du numéro.
En premier lieu seront donc analysées les procédures par lesquelles se construit
une différence naturalisée, extériorisée, dévalorisée, permettant tout à la fois l’altéri-
_
sation et l’exclusion en même temps que la construction d’une normalité. Le genre
et la sexualité sont en première ligne. Le « savoir » médical (Malek Bouyaya), par ses 209
descriptions naturalisantes à effets hiérarchisants de la « virilité » « anormale » des _
hommes colonisés et de la « lascivité » des femmes, construit une différence radicale
qui permet de justifier la mission civilisatrice et de légitimer des droits différents. En
Inde (Paola Bachetta), c’est en imputant aux Brahmanes et aux Indiens du peuple
une hypersexualité et/ou une homosexualité que les Britanniques les stigmatise-
ront, justifiant corollairement la nécessité de « libérer » les femmes indiennes. Ce
sont ces mêmes instruments de ségrégation que le nationalisme hindou retournera
contre les musulmans, par construction d’une norme de masculinité alliant virilité,
vertu militaire et célibat.
Derrière ces procédés de classification et d’exclusion, ce sont donc, on le voit,
les rapports entre nation et « race » qui sont mis à jour, et l’enjeu du genre et de la
sexualité. La « pureté du sang » (Irène Silverblatt), noyau de la conception patri-
moniale et généalogique de la famille, en Castille, contre les Juifs et les Maures et
contre le métissage, passe au Pérou colonisé, où « l’honneur » fondé sur le contrôle
de la sexualité des femmes impose une norme qui sert à classer et à différencier
Espagnols et Indiens et à rejeter les métis. Pour résister et sauvegarder leur commu-
nauté, les Indiens se réapproprient cette norme de virginité, soumettant les femmes
à un ordre nouveau. L’analyse de mouvements nationalistes récents au Japon
(Naoki Sakai), par exemple autour de l’occultation des crimes perpétrés contre les
« femmes de réconfort », révèle au cœur de l’identité japonaise un rapport colonial
de différence qui passe entre autres par le rapport aux femmes.
Des tensions dans lesquelles, en conséquence, sont prises les luttes des femmes,
sociologie et politique
ments sociaux pris en considération sont très variés, en effet l’auteur ne part pas
d'une définition normative de l’idéologie de ces mouvements, il inclut par exemple
les mouvements anti-IVG.
Dans l’introduction, Lilian Mathieu propose de définir la notion de mou-
vement social comme « des phénomènes réunissant des dimensions collectives,
conflictuelles et orientées vers le changement social » (12). La première partie de
l’ouvrage analyse cet espace, sous un angle structurel, à partir d’une de ces prin-
cipales caractéristiques, celle d’espace « relativement autonome ». L’espace des
mouvements sociaux est pensé sur le modèle de la notion des champs de Pierre
Bourdieu comme un « espace structuré de positions » (30). La deuxième partie
de ce volume est consacrée à la dimension d’autonomie relative de l’espace des
mouvements sociaux, mais cette fois, non exclusivement sous l’angle synchronique,
mais également diachronique.
La troisième partie de l’ouvrage aborde l’espace des mouvements sociaux sous
un angle pragmatique, comme un « univers de compétences ». L’approche ne se
veut donc pas seulement macro-sociale, mais aborde également les mouvements
sociaux sous l’angle de la situation et des interactions entre acteurs à un niveau
_
micro-sociologique. L’auteur articule les deux approches à partir de la notion de
« dispositions », issue de la sociologie de Pierre Bourdieu. Celle-ci permet de rendre 211
compte des conditions de possibilité structurelles des compétences des acteurs aux _
discours et à l’action. Le dernier chapitre de l’ouvrage analyse l’espace des mou-
vements sociaux sous l’angle de ses productions discursives et donc comme « un
univers de sens ». Enfin, la conclusion signale entre autres la nécessité de tester le
cadre théorique proposé sur d’autres terrains que la France.
On peut regretter que l’auteur n’explicite pas comment s’effectue l’articulation
entre une analyse structuraliste et une approche diachronique de l’espace des
mouvements sociaux. Il est également possible de discuter la troisième partie de
l’ouvrage concernant les rapports entre analyse en termes d’action et de situations
et en termes de subjectivité des acteurs à travers la notion de sens. Le fait pour une
sociologie de partir de l’action peut apparaître comme un paradigme qui se veut
alternatif à la fois à l’objectivité des structures et aux approches compréhensives,
influencées par la phénoménologie, cherchant à saisir les significations subjectives.
Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Lilian Mathieu présente une synthèse origi-
nale de la sociologie des mouvements sociaux, qui dépasse le cadre des présentations
habituelles en tentant d’articuler différentes approches et antinomies.
Irène PEREIRA
donnait d’abord pour objet de comprendre la nouvelle situation née d’une mobili-
sation désormais de plus en plus insistante, dans la pensée philosophique comme
dans les sciences sociales, de l’héritage théorique du fondateur du matérialisme
historique. Les discussions se sont ainsi cristallisées autour de la tâche d’identifier
les lignes directrices qui, traversant les disciplines et les appartenances théoriques,
conduisent aujourd’hui de plus en plus d’intellectuels et de chercheurs à vouloir se
confronter aux concepts marxiens – afin de découvrir de nouvelles sources d’ins-
piration, de mettre en valeur des voies inexplorées, ou de concevoir de nouvelles
approches théoriques et politiques capables de prendre en charge les contradictions
qui travaillent l’époque actuelle1.
La dialectique du social et du politique. Un premier groupe d’intervenants s’est
focalisé sur le caractère politique des concepts marxiens. À l’encontre de ce qui
pourrait passer pour le noyau dur du marxisme traditionnel – le principe selon
lequel la politique serait matériellement déterminée par les forces économiques et
les intérêts de classe –, ceux-ci ont souligné l’articulation paradoxale qui rattache,
de manière biunivoque, le politique et l’économique, ainsi que les effets réciproques
qui dérivent de cette articulation. L’hypothèse selon laquelle la vie sociale pénètre les
_
catégories politiques, les privant d’autonomie, reste heuristiquement défendable,
212 mais son caractère absolu se voit décidément démenti au moment où l’on découvre
_ que les rapports économiques sont profondément traversés et imprégnés par les
luttes sociales. L’organisation économique représente aussi une expression des
équilibres provisoires qui se dessinent entre forces en présence, une manifestation
de l’énergie qui anime ces luttes et des compromis auxquels ceux-ci aboutissent
parfois. L’économie conditionne certes la politique, mais, en retour, la super-
structure participe pleinement à la reproduction sociale et à ses contradictions ; les
catégories économiques ne se prévalent donc plus d’une objectivité inébranlable
et se rattachent aux configurations contingentes dans lesquelles se développent
les luttes sociales. La perspective marxienne, intégrée et amendée dans cet esprit,
permet alors de penser la contingence radicale comme la conflictualité intrinsèque
de toutes les réalisations historiques.
Oppositions et antagonismes constituent ainsi la base politique d’une ontologie
sociale stimulée par une confrontation avec l’œuvre de Marx. À Berlin, ce motif
a été décliné de deux façons. D’un côté, Étienne Balibar, Saskia Sassen et Oliver
Marchant ont analysé la lutte des classes comme une forme originaire, mais non
englobante, de politique. Elle exprime et rend manifeste l’indécidabilité de fond du
politique lui-même (Balibar) ; elle permet de coordonner frictions, protestations et
mécontentements locaux en attente d’une articulation globale (Sassen) ; elle impose
1. Organisé par R. Jaeggi, le Congrès s’est déroulé du 20 au 22 mai 2011, à l’université Humboldt où Marx a fait ses études et où l’on
n’avait plus parlé de lui depuis plus de vingt ans… Entre séances plénières et ateliers, il a rassemblé environ un millier d’auditeurs
et a été l’occasion de plusieurs comptes rendus dans des quotidiens allemands. Y ont participé un grand nombre de spécialistes de
Marx, des théoriciens de la société et de la politique, des représentants de la « Théorie critique ». Entre autres : W. Brown, A. Chitty,
A. Demirovic, F. Fischbach, R. Keats, T. Lemke, F. Neuhouser, T. Pinkard, M. Postone, N. Power, M. Quante, S. Sassen… Nous n’évo-
querons ici que certaines interventions.
présentation DOSSIER interventions entretien livres
Abstracts
Gérard DUMÉNIL and Dominique LÉVY, The Dynamics of Modes of Production and Social Orders
Marx’s conceptualization of history emphasizes the succession of modes of production. However the
dynamics of productive forces and relations of production are continuous. Central to this analysis
is the “socialization of production” and the rise of the managerial class. These trends require the
adjustment of institutions, notably those in which the ownership of the means of production is
expressed, an adjustment that is often implemented under the pressure of structural crises. The article
illustrates these dynamics in the United States since the late 19 th century, in particular in relation
to the tripolar class patterns, capitalists, popular classes and managerial class. What is involved is
the gradual emergence of a new mode of production whose dominant class is intended to be the
managerial class. A “social order” is a shorter period marked by the configuration of class dominations
and alliances : the hegemony of capitalist classes during the first third of the 20 th century, the
alliance between managers and popular classes after the Great Depression and World War II, and
neoliberalism as a new hegemony of capitalists in alliance with managers. The approach in terms of
social orders allows for the interpretation of the state as the institutional “locus” in which social orders
are formed, rather than as the exclusive domination of a ruling class.
Keywords : Mode of Production, Socialization, Structural Crisis, Managerialism, Theory of the State
Frank JABLONKA, Gramsci Reloaded in the Postcolonial Condition : National Identity and
Disidentification in the « linguistic turn »
The present paper offers a postcolonial ’conversion’ of Gramsci’s linguistic approach to political and
cultural practice and theory. The ethnolinguistic and sociocultural divide which Gramsci focuses on
in relation to the question of Southern Italy reemerges in our times, in the context of the globalized
postcolonial and migratory conditions in the Western metropoles. Particularly in France, where the
_
memory of the Algerian war of independence is still alive, the established hegemony is confronted
with the presence of a North African migratory population and the resulting presence of Arabic
language varieties. This situation represents a permanent provocation to the hegemonic linguistic
218 and sociocultural codes and it reveals the anachronistic character of the notion of national identity
_ itself. In the light of the neo-Gramscian “subalternist” perspective, the disidentificatory potential of
this complex contact situation can be identified as the key to a postcolonial conception of a counter-
hegemonic project within the framework of a revolutionary socialist strategy for the 21 st century.
Keywords : Gramsci, Spivak, Subaltern Studies, hegemony, language
Antoine Janvier, Anti-Oedipus and Political Economy in “Primitive” Societies : From Trade
Reciprocity to Alliance Strategies, a Logic of Debt
The aim of the present article is to pinpoint the issues involved in the analysis of the economy of
“primitive” societies, as carried out by Deleuze and Guattari in Anti-Oedipus. To do so it focuses on
a logic of debt (Nietzsche) rather than on a logic of reciprocity (Lévi-Strauss). Deleuze and Guattari’s
critical discussion of Lévi-Strauss’s ethnology can thus be related to the problematization of kinship,
understood as a system of alliance and filiation relationships, which is formulated within French
Marxist anthropology (E. Terray, C. Meillassoux) on the one hand, and Edmund Leach’s critical
anthropology on the other. This double mediation helps to show that in Anti-Oedipus, what Deleuze
and Guattari seek to identify are the political strategies at work in economic relations. In the present
instance, this means the finite alliance strategies operating in “primitive” societies and which are
deeper than trade and production relationships.
Keywords : Deleuze, Guattari, Nietzsche, Lévi-Strauss, Debt.
mobile hypothesis adopted here involves the reformulation of the question of subjectivity in terms
not only of the interpellation of the subject by the policeman, as in the Althusserian scenario, but also
in terms of its interpellation through advertising. Without postulating a suppression or replacement
of the earlier apparatus, the challenge addressed here is to try to envisage how State coercion is
redoubled by Market conditioning. If the “classical” mode of interpellation couples the Forbidden
to the logic of guilt, what is to be examined in the case of this new apparatus is the coupling of
hedonistic permissiveness and victimization, to ensure that that consumersl, all by themselves, will walk
to credit. In considering these issues, we shall draw upon two contemporary readers of Althusser’s
text, Slavoj Žižek et Judith Butler.
Keywords : Althusser, Žižek, Butler, Market, Debt, Ideology
Igor Krtolica, Deleuze between Nietzsche and Marx : Universal History, Modern Fact and
Becoming-revolutionary
This article examines how Deleuze attempts to conceive the possibility of a non-Hegelian universal
history by referring simultaneously to Nietzsche’s history of nihilism and to Marx’s history of social
formations in the light of capitalism. It shows that this attempt involves a diagnosis of modernity after
the historic failures of the nineteenth century messianisms. It also leads to the notion of becoming-
revolutionary, which replaces Marx’s conception of revolution. From this triple point of view (universal
history, the diagnosis of modernity, becoming-revolutionary), it would seem that Deleuze’s reading of
Marx stems from his interpretation of Nietzsche.
_
Vladimir MilisavljeviĆ, A Violence which Presupposes Itself : The question of Violence from
Benjamin to Deleuze and Guattari
This text examines some parallels between Walter Benjamin’s “critique of violence” and the theory of
violence proposed by Gilles Deleuze and Félix Guattari. Whatever the differences between these two
approaches, they both share an important common feature, defining the violence of state and law
in terms of a “violence which presupposes itself ”. This circular structure of the concept of violence
renders utterly problematic the attempts to envisage a wholly other, revolutionary form of violence,
which could be opposed to that of the state or its law. Benjamin’s hypothesis of a divine violence
which breaks the circle of the mythical one, as well as the Deleuzo-Guattarian concept of the war
machine, have been devised in order to come to terms with this situation. However, these concepts
are not intended to serve as a basis for the legitimation of possible acts of counter-violence. What
they assert is rather the fundamental and irreducible unavailability of the event in the sphere of social
struggles, where our actions can neither be calculated in advance as to their results nor be ultimately
justified.
Keywords : Deleuze, Guattari, Benjamin, Violence, Revolution.
ABSTRACTS
Guillaume Sibertin-Blanc, From One Historic Situation to Another : Deleuze and Guattari
and their Aftermath
This text addresses some difficulties encountered reading Deleuze and Guattari “in situation”, in
order to suggest a “symptomal reading” of their historico-conceptual moment. It first reexamines the
distinction between a “history of revolutions” and “revolutionary-becoming”, in order to explain the
meaning of the latter in connection with the Deleuzian concept of event and in the context of the
historical sequence which demanded this new concept. The concept of event involves a foreclosed
reference to the problem of the revolutionary situation in Marxism ; it acknowledges the theoretical
difficulties of elaborating a materialist notion of revolutionary situation, but also the political impasses
which, in the post-war decades, had brought about a crisis in the representation of the revolutionary
subject which Marxism believed it could guarantee. In the light of this double crisis, theoretical and
political, the article concludes with an examination of the contemporary reflections of Althusser and
Guattari concerning the connection between revolutionary circumstances and political subjectivation.
Keywords : Deleuze, Guattari, Althusser, Marxism, Revolution.
_ society. The currents mentioned above can be opposed to the Liberalists, in favor of capitalism and
democracy as in western countries. The Old Left draws on the framework of traditional Marxism and
it supports the government’s ideology of “socialism with Chinese characteristics”. New programs are,
220 thus, funded by the government which is in favor of this form of academic “Marxism”. In the “New
_ enlightenment movement” of the 1980s, while the New Left used western Marxist philosophy to
build a form of “humanist Marxism” it finally abandoned the Marxist filiation. Much of the debate
with the Liberalists hinges around the issues of inequality and democracy, constitutional democracy,
as advocated by Liberalists, or more direct forms, supported by the New Left. The NeoMaoists—
originally a grass-root movement, now in power in Chongqing—attempt to revive some of the
principles of Maoism, in a combination with certain forms of “neoPrudhomian socialism”. The
Cultural Conservatives favor a return to the morals of Confucianism, in the context of a democracy
confined to a “Confucian elite”.
Keywords : China, Old Left, New Left, NeoMaoists, Cultural conservative, New-Confucianism,
Liberalists, Neo-Prudhomian socialism
auteurs
Auteurs
Isabelle GARO enseigne la philosophie au lycée Chaptal. Elle co-dirige la revue ContreTemps, la
Grande Edition des œuvres de Marx et d’Engels en français (GEME), ainsi que le séminaire « Marx au
_
XXIe siècle » à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a récemment publié : Foucault, Deleuze,
Althusser & Marx (Démopolis, 2011), Marx et l’invention historique (Syllepse, 2012) et prépare L’or
221
des images. Pour une critique de l’esthétique (La Ville Brûle, 2013).
_
Jean-Marie HARRIBEY est économiste à l’Université Bordeaux IV. Il travaille depuis vingt ans sur
la soutenabilité du développement, en cherchant à montrer que la transition écologique ne peut
s’accomplir qu’en dépassant le mode de production capitaliste. Il a notamment publié L’économie
économe. Le développement soutenable par la réduction du temps de travail (L’Harmattan, 1997), Le
développement a-t-il un avenir ? (pour Attac, Mille et une nuits, 2004), Raconte-moi la crise (Le Bord
de l’eau, 2009). Il a co-dirigé Capital contre nature (PUF, Actuel Marx, 2003), Le développement en
questions(s) (PUB, 2006) Par ailleurs, il a co-présidé l’association Attac France de 2006 à 2009.
Frank JABLONKA, après des études de linguistique générale, de linguistique romane et de phi-
losophie à Münster, Turin et Paris IX, puis un doctorat en linguistique romane à Brême, il a occupé
différentes positions dans différentes universités en Allemagne et en France. Il est actuellement profes-
seur invité en linguistique romane à l’Université de Vienne (Autriche). Ses principaux domaines de
recherche concernent la sociolinguistique variationniste du contact de langues, l’épistémologie des
sciences du langage et la philosophie du langage. Il a notamment publié Essay Concerning Human
Misunderstanding. Sprachlich-kommunikative Funktionen und Dysfunktionen in der Postmoderne.
Perspektiven der französischen und italienischen Sprachphilosophie (Die Blaue Eule, 1998).
Igor KRTOLICA, ancien élève de l’ENS Lyon et agrégé de philosophie, il achève un doctorat sur
la dernière période de l’œuvre de Gilles Deleuze (1981-1995). Il y examine l’inscription de la phi-
losophie deleuzienne dans le postkantisme, comme tentative de concilier les systèmes de Spinoza et
de Kant. Ses travaux portent principalement sur les sources de la pensée française contemporaine
(Spinoza, Kant, Nietzsche, Heidegger) et sur le rapport qu’elle instaure entre pensée et politique à
travers l’héritage marxiste (Deleuze, Guattari, Bourdieu, Althusser, Balibar, Deligny).
Jean-Jacques LECERCLE est professeur émérite d’anglais à l’université de Paris Ouest. Spécialiste
de littérature victorienne et de philosophie du langage, il a notamment publié Deleuze and Language
(Palgrave Macmillan, 2002), Une philosophie marxiste du langage (PUF, 2004) et Badiou and Deleuze
Read Literature (Edinburgh University Press, 2010).
Dominique LÉVY est économiste, directeur de recherches au CNRS (PSE, Paris). Il a publié en
collaboration avec G. Duménil : The Economics of the Profit Rate : Competition, crises and historical ten-
dencies in capitalism (Edward Elgar Publishing, 1993) ; La dynamique du capital, un siècle d’économie
américaine (PUF, 1996) ; Au-delà du capitalisme (Actuel Marx Confrontations, PUF, 1998) ; Crise
et sortie de crise. Ordres et désordres néolibéraux (PUF, 2000 ; en anglais : Capital Resurgent (Harvard
_ University Press, 2004) ; The Crisis of Neoliberalism (Harvard University Press, 2011).
Anne SAUVAGNARGUES enseigne la philosophie à l’Université Paris Ouest Nanterre après avoir
enseigné à l’ENS Lyon. Spécialiste de philosophie contemporaine, elle a publié notamment Deleuze,
de l’animal à l’art (PUF, 2004), Deleuze et l’art (PUF, 2006), Deleuze, l’empirisme transcendantal (PUF,
2011). Elle dirige avec Fabienne Brugère la collection « Lignes d’art » aux PUF.
ZHANG Shuangli est Professeure associée de philosophie à l’université de Fudan à Shanghai où elle
a obtenu son doctorat en philosophie occidentale. Ses domaines principaux de recherche sont : la
philosophie marxiste, la théorie critique et l’histoire de la philosophie occidentale. Elle est l’auteur ou
la co-auteur de deux livres : The Theology of Liberation (Taiwan Yangzhi Company) et Phenomenology
of Modernity (the Publishing House of the Shanghai Academy of Social Science). Parmi ses acticles,
on peut signaler : « Marxism and Reality », Fudan Journal of the Humanities and Social Sciences. Elle
est aussi l’auteur de divers textes concernant la Chine, notamment dans Die Zeit et le German-Chinese
Culture Net (www.de-cn.net).
N° 1 – L’état du marxisme
N° 2 – Le marxisme au Japon
N° 3 – Société occidentale, idée du socialisme
N° 4 – Marxisme italien. Quelle identité ?
N° 5 – Libéralisme, société civile, état de droit
N° 6 – La péréstroika, une révolution ?
N° 7 – Le marxisme analytique anglo-saxon (épuisé)
N° 8 – Liberté, égalité, différence
N° 9 – Le monde est-il un marché ? (épuisé)
N° 10 – éthique et politique (épuisé)
N° 11 – Weber et Marx (épuisé)
N° 12 – L’écologie, ce matérialisme historique (épuisé)
N° 13 – Théories de l’action (épuisé)
N° 14 – Nouveaux modèles de socialisme (épuisé)
N° 15 – L’inconscient du social (épuisé)
N° 16 – Amérique latine. Le monde vu du Sud (épuisé)
N° 17 – Théorie de la régulation, théorie des conventions (épuisé)
N° 18 – L’impérialisme aujourd’hui (épuisé)
N° 19 – Philosophie et politique (épuisé)
N° 20 – Autour de P. Bourdieu (épuisé)
N° 21 – Le droit contre le droit (épuisé) _
N° 22 – Où va la Chine ? (épuisé)
N° 23 – L’arbre social-démocrate (épuisé) 223
N° 24 – Habermas. Une politique délibérative (épuisé)
_
N° 25 – Marx, Wittgenstein, Arendt, Habermas (épuisé)
N° 26 – Les nouveaux rapports de classes (épuisé)
N° 27 – L’hégémonie américaine (épuisé)
N° 28 – Y a-t-il une pensée unique en philosophie politique ? (épuisé)
N° 29 – Critique de la propriété (28 €)
N° 30 – Rapports sociaux de sexe (épuisé)
N° 31 – Le capital et l’humanité (28 €)
N° 32 – Les libéralismes au regard de l’histoire (28 €)
N° 33 – Le nouvel ordre impérial (28 €)
N° 34 – Violence de la marchandisation (28 €)
N° 35 – L’espace du capitalisme. Totalitarisme et impérialisme (épuisé)
N° 36 – Marx et Foucault (28 €)
N° 37 – Critique de la famille (28 €)
N° 38 – Le racisme après les races (24 e)
N° 39 – Nouvelles aliénations (24 €)
N° 40 – Fin du néolibéralisme ? (24 €)
N° 41 – Corps dominés, corps en rupture ? (24 €)
N° 42 – L’amérique latine en lutte. Hier et aujourd’hui (24 €)
N° 43 – Critiques de l’idéologie (24 €)
N° 44 – Altermondialisme/anticapitalisme (24 e)
N° 45 – Arts et politique (24 e)
N° 46 – Partis/mouvements. La crise du néolibéralisme (24 e)
N° 47 – Crises, révoltes, résignations (24 e)
N° 48 – Communisme ? (24 e)
N° 49 – Travail & domination (24 e)
N° 50 – Pourquoi Marx ? Philosophie, politique, sciences sociales (24 e)
N° 51 – Néolibéralisme : rebond/rechute (24 e)
Imprimé en France
par Jouve
1, rue du Docteur Sauvé, 53100 Mayenne
septembre 2012 - N° 939603X